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L e s r & La Cène dans l'art contemporain ou comment se situer par rapport à Leonardo da Vinci En mars 2010, Saint-Merry a été le lieu d’une performance théâtrale utilisant douze mannequins en vue d’une réinter- prétation contemporaine de la Cène. Douze: le nombre douze et la Cène sont souvent associés dans la tradition artistique. Ce thème religieux a été d’abord largement exploité dans la peinture dite religieuse, mais a pris d’autres dimensions en art contemporain, et cela quels que soient les médiums utilisés. L'usage de cette référence a régulièrement provoqué des scandales, donc des protestations des pouvoirs constitués et cela depuis fort longtemps. En effet, les artistes qui explorent les thèmes les plus sensibles de l’histoire de l’hu- manité, de ses croyances et de ses actes collectifs innovent en permanence, et à ce titre défont les représentations antérieures ou provoquent. Dans ce mouvement incessant, se trouve une œuvre initiale donc fondamentale : la Cène de Léonard de Vinci peinte au XV e siècle et à laquelle les artistes n’ont eu de cesse de se mesurer. L'art contemporain raconté Voir & Dire L e s d o s s i e r s d e v o i r & d i r e

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Les dossiers de voir & dire

La Cène dans l'art contemporain ou

comment se situer

par rapport

à Leonardo da Vinci

En mars 2010, Saint-Merry a été le l ieu d’une performance théâtrale uti l isant douze mannequins en vue d’une réinter-prétation contemporaine de la Cène.

Douze: le nombre douze et la Cène sont souvent associés dans la tradition artistique. Ce thème religieux a été d’abord largement exploité dans la peinture dite religieuse, mais a pris d’autres dimensions en art contemporain, et cela quels que soient les médiums utilisés. L'usage de cette référence a régulièrement provoqué des scandales, donc des protestations des pouvoirs constitués et cela depuis fort longtemps. En effet, les artistes qui explorent les thèmes les plus sensibles de l’histoire de l’hu-manité, de ses croyances et de ses actes collectifs innovent en permanence, et à ce titre défont les représentations antérieures ou provoquent. Dans ce mouvement incessant, se trouve une œuvre initiale donc fondamentale : la Cène de Léonard de Vinci peinte au XVe siècle et à laquelle les artistes n’ont eu de cesse de se mesurer.

L'art contemporain raconté

Voir & Dire

Les dossiers de voir & dire

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Cette question de la représentation des douze a été réac-tivée en décembre 2009, loin d’ici, à Pékin, lorsque Dior a demandé à vingt-deux artistes chinois de réinterpréter ses codes de création. L’un d’entre eux a proposé une œuvre photographique de douze mannequins, intitulée «Les douze», qu’il reliait explicitement à la représentation de la Cène. Mais, entre cette fresque de Milan dans un couvent et cette exposition photographique esthétisante dans l’endroit le plus branché de Pékin, pour promouvoir la création dans le luxe, que de distances !

V&D vous propose un dossier en forme de parcours com-menté autour de cette thématique religieuse, importante s’il en fut.

Le dossier se compose- d'un éclairage sur le contexte de l'évènement religieux et la tradition qui lui est attachée- d'une mise en perspective de l'œuvre fondatrice : la Cène de Léonardo- d'un choix de Cènes contemporaines commentées et ouvrant sur des questions- et du poème…

Les douze, la Cène : deux références fondamentales dans le christianisme,

un groupe à un moment instituant une nou-veauté radicale dans le champ du religieux, à la racine d’une institution, l’Église, qui la perpétue encore tous les jours dans les mul-tiples lieux de célébration du monde. Des éléments qui expriment donc une univer-salité et qui contribuent à la production et la transmission du sacré. C’est au nom de ce sacré interprété par des artistes à des époques ou contextes culturels différents, que naissent des réactions vives devant les œuvres proposées. Comme si ces représen-tations étaient une quintessence du risque de blasphème ou du sacrilège, sur lequel toute religion, et bien plus encore ses adeptes et représentants, veillent. Tout se passe parfois comme si toucher à l’interprétation de la Cène risquait d’altérer une identité collec-tive malmenée par les transformations des sociétés.

Les faits et la scène : C’est d’abord une tradition relatée par des témoi-

gnages postérieurs, qui eux sont historique-ment fondés. Trois des quatre évangiles en font part. Un homme, Jésus, un prophète itinérant, au milieu d’un groupe galiléen hé-téroclite d’amis, de disciples qui ne font pas partie de l’élite religieuse mais qui avaient tout quitté pour le suivre. De ces hommes, on ne sait parfois pas grand chose et leurs histoires personnelles sont inégalement ra-contées ; mais leurs noms sont cités dans les évangiles. Il institue le partage d'un re-

Léonard de Vinci

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pas d’un nouveau type et créé un sens radica-lement nouveau dans le rapport des hommes à Dieu, un geste qui crée une nouvelle mémoire dans l’humanité et créé un sens qui transforme la vie de biens des personnes. Une situation où cet homme sait qu’il va être trahi et pressent quelle mort il va subir dans les heures qui sui-vent. Une situation tragique dont les artistes (ainsi que tous ceux qui ont eu un contact avec le christianisme) connaissent la suite, et remet-tent en perspective sans en épuiser le sens, puisque dans le champ religieux, c’est par défi-nition un sacrement, un mystère.

Pourquoi douze ? C’est le nombre qu’a retenu l’église naissante, et des hommes

de surcroit ! Parce qu’il s’agissait de confé-rer un rôle idéologique à ce groupe qui a pris forme réellement avec Paul de Tarse trente à quarante ans plus tard : affirmer que l’Église était l’héritière de la promesse donnée à Israël et à ses douze tribus. Les douze étaient donc un mini peuple, un condensé d’un peuple nou-veau, s’inscrivant dans la volonté de Jésus, exis-tant non plus par les lignages familiaux, mais par grâce. En fait, il y a eu plusieurs cercles d’amis de Jésus, et l’Église a reconnu au delà de ce pre-mier celui des femmes et celui des sympathi-sants, tels Zachée, Nicodème, Lazare dont les statuts ont notamment servi à l’enseignement construit de l’Église. Mais les évangélistes ont retenu le premier cercle pour raconter l'insti-tution de la Cène.

En histoire de l’art, il y eut aussi un évé-nement fondateur : l’œuvre de Vinci. Des re-présentations de Cène, il y en avait eu bien avant, mais la construction de cette œuvre (1495-1498) et surtout sa rapide diffusion sous forme de gravure papier, à une époque où venait de naître l’imprimerie en fit rapide-ment un chef d’œuvre reconnu qui n’a cessé d’être analysée et interprétée sous l’angle es-thétique, mais pas seulement. Elle est devenue rapidement populaire et devint une référence en art, parce qu’elle introduisait de nouvelles compositions du sujet : un christ se détachant des autres personnages, un Judas intégré au reste du groupe, etc.

Techniquement, c’est une fresque de 4,6 m sur près de 9 m à la détrempe et à l’huile peinte dans un réfectoire du couvent de do-minicain de Milan, Santa Maria delle Grazi. Ce sujet était fréquent dans la décoration des couvents, et servait à la méditation durant le temps du repas. De gauche à droite, on trouve, Barthélemy, Jacques le Mineur, André, Judas, Pierre, Jean, Jésus, Thomas, Jacques le Majeur, Philippe, Matthieu, Thaddée et Simon. Cette œuvre est significative de ce qu’on a appelé la peinture des mouvements de l’âme. Vinci recommandait d’ailleurs dans ses écrits de peindre « les figures de telle sorte que le spec-tateur lise facilement leurs pensées au travers

Léonard de Vinci

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de leurs mouvements. » Thomas est ainsi peint comme sceptique avec son doigt levé, Pierre s’éloigne du Christ, Judas tient la bourse, etc. Tout est codé, y compris dans le cadre des interprétations théologiques et philosophiques du moment, les dominicains avaient fait du libre arbitre, du choix entre le bien et le mal par chaque individu des thèmes centraux, il s’agissait de garder Judas au milieu des douze et de lui conférer une position où pleinement conscient de ce qu’il allait faire, il avait choisi le mal.

Mais ce tableau avait aussi une finalité politique. Elle se trouve certes dans le ré-fectoire d’un couvent dominicain, mais le commanditaire de l’œuvre fut le Duc de Milan, Ludovic Sforza, et non le prieur des dominicains, que le peintre exécrait. Le Duc voulait marquer tout un quartier, ce que l’on appellerait aujourd’hui l’archi-tecture du fait du prince comme l’ont été certains travaux présidentiels à Paris, et faire des "Grazie" (comprenant une église, un couvent, et un mausolée qu’il envisageait de construire), un ensemble architectural à la gloire de sa famille et de son pouvoir. C’est ainsi que la partie supérieure de la peinture de Leonard - et que l’on ne montre jamais quand on reproduit l’œuvre d’art - comprend des armoi-ries de la famille ducale et des inscriptions à sa gloire. Cette inscription publique était connue des spectateurs de l’époque. C’était bien une œuvre contemporaine. L’artiste l’a explicitement situé dans un projet politique, qui nous échappe de nos jours. Il au service du politique de son temps, comme aujourd’hui ils seraient peut-être en opposition à lui. Si le sujet de l’œuvre est chrétien, il a été interprété aussi à l’aide d’autres éléments que religieux. Il en va de même aujourd’hui.

Ce serait un grave contre sens d’en faire une peinture pieuse car nous ne la voyons pas avec les yeux des moines qui la voyait quotidiennement. C’est simple-ment une œuvre de la Renaissance qui par sa composition, sa construction a pro-fondément innové et n’était qu’une interprétation d’un événement que personne n’a vu. N’y avait-il pas d’ailleurs de la provocation de la part de Léonardo a figuré l’un des apôtres sous des traits féminins ?

Léonard de Vinci, La Cène, détail

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Comme tous les chefs d’œuvre, ce tableau a servi très rapidement de modèle pour d’autres grands artistes, par exemple le Titien dans son œuvre sur les pèlerins d’Emmaüs a utilisé la position et la figure de Judas.

Dans l’art contemporain, c’est ce que font aussi très souvent les ar-tistes, ils empruntent, non pour imiter, pour citer certes mais surtout pour approfondir et réactualiser une scène ou un extrait, pour dépasser ce que le précédent a fait, pour le rendre vivant dans son temps. Il y a une certaine similitude dans les pratiques religieuses du judaïsme et du chris-tianisme, qui en faisant mémoire ou en commentant, rendent présent et opératoire des textes ou rituels élaborés il ya des centaines d’années. Les artistes de la post modernité actuelle seraient-il dans le rituel ?Sautons les siècles et intéressons nous à ce qui est plus contem-porain.

Avant la période où l’on fait commencer l’art contemporain, Salvador Dalí avait peint un tableau intitulé la Cène dans lequel, comme dans celui de Léonard, il organise la composition du sujet autour de plusieurs lignes droites rayonnant à partir de la tête du Christ.

Cette œuvre étrange, et kitsch pour des yeux contemporains, doit être placée dans l’itinéraire du peintre et l’époque. Dali voyageant en Europe revient à l’expression de la Renaissance. Dans son «Manifeste mystique», il se justifie : “Les choses les plus subversives qui peuvent arriver à un ex-surréaliste sont deux : première, devenir mystique, et seconde, savoir des-siner : ces deux formes de vigueur viennent de m’arriver ensemble et en même temps à moi”. Le mysticisme pour s’opposer au surréalisme normé par André Breton, le retour au classicisme pour se différencier de l’ex-pressionisme déferlant depuis l’Amérique (cf. Pollock) ! Et dans son délire et des propos, qui frappent par leur bizarrerie mais tenaient d’un véritable communicateur, il ajoute c’est une « cosmogonie arithmétique et philoso-phique fondée sur la sublimité paranoïaque du nombre douze»…

le Titien

Salvador Dali

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Bref, une attitude qui relève toujours d’un certain esprit surréaliste. Ce tableau fut remarqué et largement commenté, mais cette orientation picturale eut peu de filiation.

En revanche, en dehors du strict des champs des arts visuels, un film marqua les esprits en 1961, Viridiana de Buñuel et sa fameuse Cène. Banni en Espagne jusqu'à la mort de Franco en 1975, condamné par le Vatican, il reçut la Palme d'or au Festival de Cannes de 1961. Viridiana.jpg Il y eut sans nul doute un certain côté provocateur, puisque sous l'air de l'Alléluia du Messie de Haendel, une bande de clochards et de petits truands, abusant de l'hospitalité de leur bienfaitrice Viridiana, re-produisent la scène de Léonardo dans le décor dévasté du château de son oncle. En fait ce ne fut qu’un grandiose pied-de-nez de Buñuel au pouvoir et à l’Église catholique espagnole qu'il a toujours critiquée. Il faut revoir cette scène du film, somme toute bien innocente mais dé-capante non sur le catholicisme mais sur l’emprise morale de celui-ci, sur les dérives de tendances mystiques. Il faut reprendre le message de Buñuel, lui aussi surréaliste, mais pas à la Dali, qui critique fermement la bourgeoisie et dit que la religion doit s’ouvrir au monde. C’est ainsi que Viridiana renonce à sa vie pour s’occuper des pauvres et mettre son domaine à leurs services.

Cette séquence est importante et inaugurale, car la plupart des œuvres marquantes suivantes relèveront de la mise en scène photographique et non plus seulement cinématographique à partir du tableau de Léo-nardo, mais toujours sur des modes différents.

Un autre artiste a ouvert d'autres pistes fécondes : Andy Warhol. Il s‘intéressait à l’art et ne pouvait que le questionner dès le milieu des années 60 comme bien des artistes new-yorkais qui utilisaient les reproductions de chefs d’œuvre dans leurs collages et assemblages, pour sortir de l’expressionisme abstrait. Lui commença par la Joconde ; mais ce fut dans les années 80, peu de temps avant sa mort qu’il aborda la Cène. Esprit marqué par un fort sentiment religieux, il utilisa Andy Warhol

Luis Bunuel

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toutes ses capacités techniques antérieures de la sérigraphie et de l’acrylique pour décliner sa vision du tableau de Léonard, de multiples manières. On pourrait faire toute une exposition de ces œuvres tant elles ont été nombreuses, et sur le mode méca-nique qu’il avait mis eu point dans sa factory.

On peut les considérer comme des commentaires, sur une œuvre iconique de l’histoire de l’art, qu’il a mis au même plan que des personnalités considérées comme des icônes (Marylin, Mao, etc.) à un titre ou un autre : Cène avec camouflage, une toile de 3m sur 10 composée de 60 Cènes, des extraits et même une Cène incluant des logos publicitaires, voie dans laquelle d’autres artistes se sont engouffrés. Mais ses citations de l’œuvre étaient respectueuses de l’œuvre de Léonardo car l’enjeu était de la mettre à distance et de la rendre actuelle.

Le monde publicitaire, dans les différentes sphères culturelles, s’est emparé de la Cène de Léonard en permanence avec plus ou moins de bonheur, et assez souvent de la provocation que l’on peut parfois juger stérile, et voulant marquer fortement le client potentiel. L'objectif était clair : retenir l'attention du client par un regard détourné sur ce qui nous est familier, susciter la réaction pour que l'on retienne bien le nom du produit à vendre.

Il y eut en particulier une affiche qui provoqua le scandale, celle de Marithé et François Girbaud, 2005, l’Église obtenant son retrait après jugement. Comme l’écrit un commentateur protestant : « (cette affiche)est, à bien des égards, beaucoup plus discrète et respectueuse que l’ancienne publicité du constructeur au-tomobile allemand (Volkswagen pour la Golf) : elle est peu visible, aucun slogan ne l’accompagne, le logo de la marque est discret, la référence à la Cène est indirecte presque allusive ; les personnages ne portent aucune auréole, le cadre architectural est absent, le pain et le vin (suggéré par un gobelet) ne sont pas devant le Christ mais

Marithé et François Girbaud

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sur le côté; la femme en Christ n’est pas en train de rompre le pain ou de tendre la coupe : elle n’opère donc pas une transformation sacramentelle. La publicité est certes très "tendance", jouant sur des connotations religieuses et sensuelles. Mais je n’y vois rien de l’érotisme massivement présent dans quantité d’autres publici-tés, et jamais dénoncées.»

Le scandale autour des œuvres à caractère religieux ne date pas d'au-jourd'hui, ainsi Véronèse fut traîné en justice et vu demander de peindre à la place d'un chien inconvenant, une Marie Madeleine plus conforme. Il dé-fendit fermement sa liberté d'artiste. Mais il changea le nom de son œuvre. La Cène devint "Le repas chez Lévi"…

Dans l’ensemble des Cènes, trois ont particulièrement attiré notre attention

Raoef Mamedov produisit un ensemble de photos d’une force et d’une technique irréprochables, Last Supper, 1998. Les apôtres étaient des en-fants handicapés avec lesquels il avait travaillé plusieurs mois et il a produit des photos empreintes d’un grand respect. Ainsi pouvait raisonner des pa-roles non plus attachées à des figures sulpiciennes mais sur la préférence du Christ pour les enfants (entendons : ceux qui n’ont pas un statut reconnu) et les plus faibles.

Véronèse

Raoef Mamedov Wang Qingsong

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Ad Nesn est un photographe qui agit à la frontière du photojournalisme et de l’art, avec des contenus politiques forts. Avec Untitled, 1999 il met en scène des soldats israéliens, donc dans le pays du Christ, qui occupe des positions dans la composition proche de celles de Léonard, mais sans aucun contenu religieux et a fortiori chrétien. On voit ici clairement que ce thème est devenu une simple convention issue de l’histoire de l’art, mais qui par son universalité « parle », avec des résonance qui sont les plus diverses. Ici la solidarité et les questionnements intérieures du temps de guerre. Ad_Nesn.jpg

C’est avec cette interprétation qu’il faut lire l’œuvre de Wang Qing-song évoquée au début, sa relecture photographique, très personnelle, de la Cène avec des mannequins chinois vêtus de robes Dior dans le dé-cor dévasté d'un hôpital ; elle n’a rien de religieux ni de blasphématoire. Mais en utilisant l’universalité de la Cène, sur un mode très minimal par un simple nombre, il suggère l’universalité à la fois de la femme et de la marque Dior, dans l’univers du luxe… Wang_Qinsong.jpg

Une Cène sans les douze : Ben Willikens, La Cène, 1976-1979, acrylique sur toile, 300 X 200 cm (chaque panneau), Francfort-sur-le-Main, musée allemand de l'Architecture TDR.

Ben Willikens, architecte de formation, a fait une œuvre où la référence à celle de Léonardo est immédiatement perceptible, non pas par les per-sonnages ou la décoration mais par le cadre architectural et la perspec-tive, dans les codes d’un peintre de la Renaissance. Il ne s’agit pas d’une allusion, comme le dit Jérôme Cottin dans sa « Métaphysique de l’art » mais d’une citation explicite, tout en ayant fait disparaître le récit. Il n’y a ni présence humaine, ni héros, ni drame, ni paysage, ni objet. Restent une table sur tréteaux de fer et une nappe blanche. Plusieurs interprétations sont alors possibles.

Ad Nesn

Ben Willikens

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Expression d’une ère postchrétienne, où le christianisme a disparu en tant que référence culturelle ?

Avec une pièce harmonieuse de proportion mais glaciale, des portes de fer dans les alcôves, une société technicienne qui a évacué toute croyance ? Une société sans mémoire ?

Ou, si l’on fait attention à ces tonalités toutes en gris, cette gradation du beige au blanc éblouissant à la place du Christ de la Cène, serait-elle la traduction picturale d’une révélation ? « Une irruption de l’infini dans le fini » ? Les trois ouvertures du fond renvoyant à un espace trinitaire et à l’éternité de Dieu ? Avec ce blanc éblouissant, on serait alors dans la métaphore des textes bibliques.

et cette absence, serait-ce une allusion au tombeau vide ?

Avec une telle mystique du vide, le tableau est bien moins iconoclaste qu’il paraît au premier abord. Là est l’œuvre, ouverte à de multiples in-terprétations.1

Il existe d’autres représentations de la Cène que celles utilisant le ta-

1 Un conseil de V&D : lisez l’excellent livre de J Cottin pour connaître la suite…

bleau de Léonard, et l’une d’entre elles est particulièrement profonde : une vidéo, 31 mn, de Andy Guérif (2007- Capricci Films) qui en un unique plan-séquence fixe et frontal, enregistre méticuleusement le travail de treize ouvriers construisant intégralement le décor de La Cène, tableau de Duccio di Buoninsegna, où l'artiste fait les premiers essais de la pers-pective. Performance en temps réel, réflexion sur la création artistique en cours, séquence cinématographique interrogeant sans cesse le hors-champ, c’est une œuvre de la qualité de celle de Bill Viola, si vous avez la possibilité de la voir, courez !

Laissons libres les artistes, nous savons trié les œuvres de valeur. At-tendons les nouvelles interprétations de la Cène et des douze, comme événement, ou bien comme élément de l’histoire de l’art toujours fé-cond pour la création. Elles risquent de renouveler et d’enrichir notre émotion.

Les douze sans la Cène

Les douze sans la cène sont des figures que l’on trouve fréquemment dans la statuaire traditionnelle des églises, par exemple dans les por-tails. Autre exemple fort ancien, dans les élises syriaques anciennes on réservait 12 alcôves sur l’iconostase séparant les fidèles du chœur ca-ché par un rideau et où étaient prononcée les paroles consacrées. Mais dans l’art contemporain, les douze, seuls, sont rares. La photographe Bettina Rheims l’a fait partiellement en représentant le Christ, comme leader d’un groupe contemporain de marginaux, avec quelques uns de ses amis. Cependant, en cherchant un peu nous avons trouvé, Camille Saint-Jacques qui a peint une série de petites peintures sur hêtre.

Voilà ce qu’il dit de cette œuvre, très classique somme toute.

«J'ai toujours bien aimé les textes des Évangiles. Je me souviens que j’ai immédiatement ressenti ce que P. P. Pasolini était allé chercher chez Ma-thieu. Plus tard, je me suis beaucoup attaché à Judas auquel je m'identifiais un peu à la façon du Saint-Genet de Jean-Paul Sartre. Enfin, l'idée m'est

Andy Guérif

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venue que je pourrais comparer tous mes tableaux à des apôtres. Les Apôtres sont réunis dans le but d'être disséminés, d'essaimer, la partie devant valoir pour le tout. Il me semble qu'il peut en aller de même pour l'atelier; l'œuvre n'a de sens qu'une fois éparpillée, interrogeant, fécondant ici et là des horizons lointains. J'ai choisi les modèles des Apôtres parmi mes proches. Ils sont venus poser de quarante-cinq minutes à une heure. Je ne dessinais qu'une moitié de visage puis j'obtenais le symétrique en décalquant la première empreinte de la première empreinte à l'envers. Le résultat était toujours surprenant et j'ai aimé bien avoir "fini" le dessin, qu'il y ait cette attente de la révélation finale. J'ai voulu aussi autant de femmes que d'hommes et certains Apôtres paraissent androgynes. Les Apôtres sont avant tout des témoins, des «médias » plus ou moins clairvoyants ; il était donc important de me débarrasser de cette fade iconographie de barbus pour signifier que tous : jeunes, vieux, hommes, femmes, nous pouvons nous penser comme témoins. Même Judas, le désespéré qui lui n'a plus d'image, témoigne encore jusqu'à nous. Les images sont sérigraphiées sur du hêtre. Le veinage du bois est homogène ; cette homogénéité est contre-dite par la fragmentation de l'ensemble en parallélépipèdes posés les uns sur les autres et susceptibles à tout moment d'être disloqués et de briser ainsi la "présences".''

On notera la disparition de Judas qui est une composition classique dans l’ico-nographie et correspond à une autre vison théologique que les précédentes. Cela n’a pas été le parti adopté par Éric-Emmanuel Schmitt, qui, à la suite de l'évangile apocryphe de Judas, dans un genre littéraire, a mis Judas au centre, dans la première partie de son livre (à lire si vous ne l’avez pas fait), « L’évangile selon Pilate».

Et le poète ?

Camille Saint-Jacques

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Les Douze, c'est aussi un poème en douze tableaux d'un immense poète russe, Alexandre Blok (1880-1927).

Dans Les Douze, on est à Pétrograd, soir de révolution. Il fait froid, la neige est partout, le vent est puissant et la nuit noire. Ils sont douze, un peu voyous, très justiciers. Douze, ce n'est sans doute pas un hasard. Ni que les héros se nomment Pierre et Jean (toujours dans leurs diminutifs, comme un signe de tendresse: Piotr, Petroukha, Ivan, Vanka...). La période est troublée, les bourgeois per-plexes sont aux carrefours, les dames en astrakan va-cillent, les filles de joie en rabattent quant à la clientèle, les chiens efflanqués ne savent à quel maître se coller. Il faut lire les Douze jusqu'au bout. Dominent - comme dans la peinture du temps et des lieux - le noir de la nuit, le rouge du sang, le blanc de la neige. Le crime et la joie sauvage, l'amour et la mort. A la douzième étape, étrange, invulnérable, portant le drapeau, surgit des té-nèbres "la terre des perles de neige" ( "terre" dans le sens où l'on parle d'une terre argentifère, le terrain, la ressource!): de quoi surprendre non seulement tous ceux qui n'ont jamais vu Jésus sous cet angle, mais aussi ceux qui n'ont jamais vu Jésus du tout. Un mystère: Blok lui-même ne sait pourquoi Jésus, tout à la fin, est venu signer le poème. Comme si la Cène était une scène en perpé-tuel renouveau, en constante réinterprétation.

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Les dossiers de voir & dire

Les d

ossiers de voir & dire

Soir noir.Neige blanche.Le vent, le vent !

Personne ne tient debout.Le vent, le vent –

Sur tout ce bon dieu de monde !

Le vent frisottePetite neige blanche.

Sous la petite neige, petite glace.Lourdement, titubant,Chaque passant

S’en va glissant – ah, misère !

Ainsi vont-ils d’un pas assuré –Derrière eux, le chien affamé,Devant – dans le drapeau ensanglanté, Et invisible par-delà la tempête, Et invulnérable aux balles,Allure douce de qui domine les tempêtes,Terre des perles de neige, Avec une couronne blanche de roses, Á l’avant – Jésus Christ.

Alexandre Blok, janvier 1918

[..]