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QUESTIONS DEPISTEMOLOGIE

QUESTIONS DEPISTEMOLOGIE

ACTES DU STAGE DE FORMATION PERMANENTE (MAFPEN)

DES LANDES ET DES PYRENEES ATLANTIQUES

Lyce Gaston Fbus, ORTHEZ

16 novembre, 14 dcembre 1994, 18 janvier et 14 fvrier 1995

Organis par Fabien Grandjean

Par-del les toiles, par-del toute chose, cest vers linconditionn que nous visons, l-bas o il ny a plus de choses qui fourniraient un sol et fondement.

Et pourtant, nous ne posons notre question quafin de savoir ce que cest quune pierre, ce que cest quun lzard qui sur la pierre se chauffe au soleil, ce que cest quun brin dherbe qui pousse ct de la pierre, et ce que cest que ce couteau que nous tenons peut-tre en main, nous qui sommes couchs l sur la prairie.

M. Heidegger XE "Heidegger (M.)" \i , Quest-ce quune chose?, trad. Jacques Reboul XE "Reboul (J.)" et Jacques Taminiaux XE "Taminiaux (J.)" , Paris, Gallimard [1971], 1979, p. 20-21.

TABLE DES MATIERES

5Andr Gobart Lpistmologie et son enseignement dans les classes terminales

Fabien Grandjean Du commerce entre conomie politique et philosophie23

Jean-Pierre Massat Science, mtascience, pistmologie. Essai sur Ren Thom53

Anne Thveniaud propos de Galile73

Jean-Michel Roy Larbre russellien de la philosophie: logique et pistmologie dans latomisme logique97

Index nominum159

TC "Andr Gobart Lpistmologie et son enseignement dans les classes terminales" \l 1

LEPISTEMOLOGIE ET SON ENSEIGNEMENT

DANS LES CLASSES TERMINALES

OBJECTIFS ET CONTENU

Nous proposons dtudier, au cours de cette intervention, les rapports entre la philosophie et les sciences, en liaison avec lenseignement de lpistmologie dans les classes terminales. Ce qui nous intresse, cest la rflexion que mne le professeur de philosophie, lorsquil aborde les questions scientifiques avec les lves. Pour ces derniers, philosopher sur les sciences ne va pas de soi: dj, lenseignement de la philosophie, dans son ensemble, est diffrent du reste de lenseignement. Il est difficile de faire adopter une discipline qui sefforce datteindre le vrai sur tout ce quelle examine, alors quelle nest pas et refuse mme dtre un savoir constitu. Mais la diffrence saccuse davantage propos des sciences, tant celles-ci paraissent dtenir, avec une autorit qui dcourage toute rflexion, la lgitimit du savoir. Ainsi, les lves montrent une rticence particulire lgard de la philosophie quand elle sapplique au savoir lui-mme et quelle entreprend de le questionner. Cest donc vers eux quil faudrait orienter la rflexion, dans une approche qui relverait presque de ltude des mentalits. Nous le ferons partir de quelques observations gnrales qui serviront de toile de fond notre analyse. Il serait utile galement de considrer lenseignant et sa formation: travail vaste et systmatique qui dpasse le cadre et lesprit de cet expos. Celui-ci portera essentiellement sur les relations entre philosophie et sciences, non seulement telles quelles se prsentent, mais aussi telles quelles peuvent tre penses lintrieur de notre enseignement: interrogation, plus que description, dont il reste prciser les termes.

Pour ce faire, nous voquerons ce qucrivait J. Piaget XE "Piaget (J.)" \r "QE4" \i , il y a une trentaine dannes, sur les rapports entre les sciences et la philosophie. Ses propos ne concernent pas directement la philosophie au lyce, mais ils clairent, quoique ngativement, notre sujet, en exprimant, au-del du simple constat, un tat desprit. Piaget, donc, dans son introduction lun des volumes de lEncyclopdie de la Pliade marquait la sparation tablie, prennise par linstitution universitaire, entre la philosophie et les sciences.

dans les congrs internationaux de mathmaticiens, observait-il, toute une section est consacre ltude des fondements des mathmatiques, cette analyse pistmologique tant conduite par les mathmaticiens eux-mmes, linstar de H. Poincar XE "Poincar (H.)" , de D. Hilbert XE "Hilbert (D.)" et de tant dautres [...] les meilleurs travaux dpistmologie de la physique ont t dus aux physiciens eux-mmes ...

De l, il prvoyait:

lavenir de lpistmologie est sans doute situer sur le terrain des recherches interdisciplinaires spcialises bien plus que sur celui de la rflexion spculative isole.

Ces dclarations sur la sparation entre les sciences et la philosophie conduisent disqualifier toute prtention de mener une pistmologie au-del (mtascientifique) ou ct (parascientifique) des sciences, comme il a pu en exister dans le pass: il ny aurait, dsormais, que des pistmologies scientifiques, nes des sciences et dans les sciences, rendant nul et non avenu tout effort de les penser de lextrieur. Autrement dit, la philosophie des sciences serait appele disparatre, comme absorbe par elles, et les sciences devenir des sciences closes.

Mme si nous admettons le caractre excessif de ces positions, du moins dans leurs prolongements, si ce nest dans leur principe, lide de sparation, disolement entre sciences et philosophie est trs parlante au niveau de lenseignement secondaire. L, la rflexion du philosophe a pour objet un savoir et une pratique scientifiques qui, le plus souvent, lui chappent. On pourra mettre en cause son manque de formation scientifique, qui ne lui permet pas de suivre le progrs des connaissances, jusque mme dans leurs retombes scolaires: charge pour lui, dira-t-on, de sinformer et de sinstruire par lui-mme. Mais se pose galement le problme suscit par lorganisation du systme universitaire, avec sa longue histoire. Il est difficile de ne pas rappeler la frontire de fait qui est institue, dun bout lautre de la scolarit et des tudes, entre les disciplines scientifiques et les disciplines littraires. On le dplorait dj au dbut du sicle XE "Leibniz (G.W.)" ; XE "Lalande (Voc.)" ; XE "Koyr (A.)" ; XE "Couturat (L.)" ; XE "Newton (I.)" .

Pourtant, ce nest pas directement ce point que nous proposons dexaminer, mme sil est important de lavoir lesprit. Nous chercherons plutt dfinir le rle qui revient au philosophe, en considrant la fois les conditions objectives, extrieures de son enseignement, cest--dire les connaissances scientifiques des lves spcialement lide quils sen font partir des cours quils reoivent ou limage vhicule par lopinion et les possibilits internes sa discipline, lorsquelle entreprend de penser son rapport aux sciences. Comment enseigner lpistmologie dans les lyces, compte tenu de ce que sont et le savoir environnant et les ressources propres de la philosophie? Quelle est la lgitimit du professeur de philosophie et dans quel discours la fera-t-il reconnatre par les lves? Double question, qui interroge, sans les sparer, les objectifs et le contenu, la finalit dune discipline, de son enseignement, et son exercice mme.

*

* *

Examinons, pour commencer, la reprsentation que les lves se font des sciences et de la philosophie. Elle est fonde, pour les sciences, dune part sur une pratique depuis longtemps prouve, au travers des cours, dautre part sur une vision plutt sommaire et nave de la vrit scientifique, sans lien dailleurs avec la pratique voque linstant, et prsente sous la forme du Cest prouv scientifiquement, quon entend souvent prononcer en cours de philosophie, comme un dfi lanc la philosophie. Le philosophe, quant lui, quelle que soit sa culture scientifique, est cens tenir, aux yeux des mmes lves, un discours non seulement extrieur aux sciences ce qui est juste du point de vue moderne, XE "Kant (E.):kantien" kantien: la philosophie nest pas une science mais tranger elles: tranger, cest--dire nayant rien voir avec; comme si la philosophie, accueillie avec faveur, ou au moins avec curiosit, lorsquelle parle de la morale, de lart, de la religion, par exemple, et sous certaines conditions des sciences de lhomme, notamment la psychologie il faudrait aussi envisager part le cas de la psychanalyse devenait dplace en sautorisant parler des mathmatiques et des sciences de la nature. Cest, en effet, ces dernires que sadresse surtout notre rflexion.

Il semble donc que les lves assument pleinement, jusqu la rclamer, la sparation institue entre sciences et philosophie. Bien sr, ils ne pensent pas cette sparation dans les termes o lexposait Piaget XE "Piaget (J.)" , puisquils lprouvent, simplement, en praticiens. Ils ne cherchent pas rflchir sur leur dmarche, puisque la validit de celle-ci est avant tout conforte par la sanction dun rsultat, et ils se trouvent ainsi placs dans une vision normative de la vrit scientifique, autant par leur pratique directe que par limage officielle qui est diffuse autour deux. Revenons un instant sur ce thme de pratique: nous adoptons ici le sens courant, non philosophique, tel que lindique le vocabulaire Lalande XE "Lalande (Voc.)" \i :

exercice habituel dune certaine activit (sens 4) et par suite, lusage considr dans ses effets, lhabilet gnrale qui en rsulte (sens 5).

Il sagit donc de se familiariser avec une activit qui, dans les exercices, en mathmatiques notamment, donne une large part lacquisition dautomatismes. Mais, en mme temps, cette activit est un travail de lesprit, o intervient une certaine capacit dinvention, comme on le voit dans la rsolution dun problme. Il reste que linvention et linitiative, stimules par un entranement assidu, relvent aussi, leur manire, dune pratique. Voil pourquoi lenseignement scientifique, associant un savoir thorique un savoir-faire, qui va de lutilisation des formules la manipulation dun instrument dobservation, de mesure ou de calcul, laisse, voire invite la rflexion philosophique se faire en dehors de lui.

Il ne faut pas oublier, pourtant, la dimension historique de tout savoir transmis, laquelle, lorsquelle se manifeste, fournit un certain recul par rapport la vrit. Aprs tout, le professeur de physique qui refait en cours lexprience primordiale retourne aux sources et adopte, implicitement, une dmarche gnalogique. La loi nest pas assne, elle est retrouve, avant et afin que les lves se lapproprient. Quant au pas quil reste franchir pour aller du scientifique au philosophique, cest celui qui spare limplicite de lexplicite. La philosophie des sciences se prsentera, simplement, comme histoire des sciences. Les lves seraient prts ladmettre, si elle ntait que cela. supposer quelle le soit, lenseignement scientifique se montrera, leurs yeux, mieux qualifie dans cette mission. Il est vrai que la leon de philosophie ne peut concurrencer le cours de physique ou de biologie, instrument et seul capable damener lauditoire sur le terrain. La philosophie sera dclare allusive ou redondante. Certains lves le ressentent, qui reoivent la dmonstration dun thorme ou le rappel dune exprience tire de lhistoire des sciences comme, selon leurs dires, ntant pas de la philosophie. Il leur paratra plus normal dentendre la science parler elle-mme de ses commencements.

Mais, lpistmologie, nous venons de le dire, ne peut se rduire une histoire des sciences. Elle engage aussi une approche problmatique des vrits scientifiques. Ici encore, la rticence des lves est grande, et elle repose sur un malentendu concernant la diffrence entre un problme scientifique et un problme philosophique. Dans le premier cas, le problme se prsente comme rsoudre, et le vrai est le bon rsultat; dans le second cas, le vrai fait problme et examiner un problme, cest tre renvoy aux conditions de sa formulation et de sa rsolution. Ce travail ne peut se limiter la seule dmarche historique. Nous retrouvons le cadre de rflexion fix au dpart: ou bien il ny a de problmes que scientifiques et les sciences sont censes les traiter, y compris ceux qui concernent la scientificit elle-mme, lpistmologie restant affilie son objet; ou bien il existe une problmatique laquelle elles nont pas accs, qui requiert une comptence part, dont se rclame le philosophe.

*

* *

Nous venons de rencontrer une notion dcisive, qui touche au point sensible, dans le rapport entre sciences et philosophie: cest la notion de comptence, que ce soit celle du savant, qui affirme quelle lui revient de plein droit; que ce soit celle du philosophe, qui la rclame galement, non pas tant pour son propre compte que pour juger, cest--dire valuer, estimer au double sens du terme les autres comptences. Ce philosophe-juge, lhomme du critre, nous est familier depuis Socrate XE "Socrate" \r "QE5" . La question de la comptence est au cur des dialogues XE "Platon:platonicien" platoniciens, pour dire tantt la matrise dun art, tantt la possession dune science, tantt lextrme clairvoyance socratique, ci-dessus voque. Elle est prsente aussi, comme nous le verrons plus loin, chez Aristote XE "Aristote" . Faisons le dtour de cette double rfrence pour tenter dclairer, mutatis mutandis, notre notion.

Socrate traque les faux savoirs de ceux qui tels sont les rhteurs russissent passer auprs des ignorants pour plus savants que les savants eux-mmes. Ceux-l savent bien parler de toutes choses, mais ils parlent de ce quils ignorent. Cependant, pour dnoncer limposture, Socrate doit faire preuve dune certaine comptence. Quelle est cette comptence? Chacun reprend aprs lui la formule bien connue: le philosophe ne sait pas, il interroge ceux qui savent. Bien plus, il les somme de rendre raison de leur savoir. Mais chacun se rappelle aussi que Socrate nest pas seulement celui qui embarrasse linterlocuteur par son questionnement. Le socratisme ne consiste pas quen ironie et laccoucheur dmes sait reconnatre le savoir, quand il est de belle venue.

Sil nest savant, il est connaisseur. Il y a donc, dfaut dun savoir et dun savoir-faire, un savoir-reconnatre qui vaut comptence. De quoi est fait ce dernier savoir, qui se mle dvaluer les deux autres? Le savoir-faire est le savoir de lartisan, le savoir productif dobjets ou de services. Socrate circule parmi les mtiers, celui du cordonnier, du tisserand, du charpentier, de larchitecte, du pilote de navire, etc. Chacun deux montre sa comptence et, manifestement, le philosophe ne peut que la reconnatre, puisque la production est juge sur sa conformit une fin pralablement donne, cest--dire selon le critre de lefficacit. Le philosophe, sil nest lui-mme artisan, est extrieur cette comptence. Il nest pas pour autant interdit de parole: son discours portera sur ltude des fins, principalement thiques et politiques, qui chappent lhomme de lart, cantonn dans son savoir-faire. Si celui-ci est reconnu, voire vnr, cest pour affirmer la ncessit, quand on le possde, de sy tenir. Le philosophe se rservera le point de vue du gnraliste. Nous reviendrons sur ce dernier terme.

Une telle analyse, dans ses grandes lignes, garde toute sa valeur, transpose aujourdhui de lartisan au technicien, du simple tour de main aux sciences appliques. Le champ dintervention ouvert par Socrate est rest intact. Mais, quen est-il pour le savoir tourn vers le vrai, le savoir appel science? La maeutique ne se limite pas circonscrire un domaine, elle prtend y entrer. Mieux, elle se veut une activit productrice du savoir, puisquelle constitue, par dfinition, sa mise au monde. Quant au critre permettant de reconnatre le vrai et didentifier la comptence du philosophe, cest, ngativement parlant, un critre logique, au sens o le questionnement socratique vise traquer la contradiction dans le raisonnement de celui qui prtend savoir. Positivement parlant, il consiste dans la possibilit de dgager, au terme de cette mise lpreuve, la Valeur, cest--dire ce qui saffirme comme lunit intelligible, hors de la multiplicit du sensible. Lhritage pdagogique du socratisme, du moins tel quil nous est parvenu au travers des dialogues de Platon XE "Platon" , tient dans une double consigne, daffranchissement lgard de la pense dogmatique et de totale disposition se soumettre devant la dmonstration ou la rfutation bien conduites. Or, si la leon donne par Socrate fait encore merveille dans un champ de rflexion qui identifie la science la recherche des valeurs XE "Platon" ; XE "Goldschmidt (V.)" , elle paratra inadapte, lorsquon voudra lappliquer la dmarche scientifique moderne. Il serait, en effet, injuste daccuser celle-ci de dogmatisme, mme si elle a pu y donner prise. La dnonciation du dogmatisme scientiste relve dune autre stratgie, qui doit mobiliser les acteurs de la recherche scientifique eux-mmes, comme on le voit au moment dune crise, lors de lmergence dune nouvelle thorie; ou alors la lutte contre le dogmatisme se place sur le terrain de lidologie. Cest le combat autour des valeurs, le combat contre les pseudo-valeurs, qui nous reconduit Socrate.

Encore pourrait-on, lendroit de Socrate, smerveiller dune perspicacit exceptionnelle, que ses disciples nont pas manqu de rapporter. Mais ny aurait-il pas place pour une comptence plus commune qui, ainsi que le bon sens XE "Descartes (R.):cartsien" cartsien, serait la chose du monde la mieux partage? La comptence socratique, en fait, stend sur deux versants: cette impression, accessible tous, dtre de plain-pied avec le vrai, qui nest pas si loin de Descartes XE "Descartes (R.)" ; mais aussi la matrise rare de cette science suprme quest la Dialectique. Si Platon XE "Platon" a fustig les faux gnralistes, au travers des sophistes et des rhteurs, pour mieux ouvrir la voie la dialectique, pourquoi ne pas chercher de vrais gnralistes, qui accderaient lintelligence des sciences dtenues par les spcialistes? Le statut du gnraliste est ambigu. Cest lhomme de la totalit, prsent dans tous les savoirs; mais il est condamn des demi-savoirs, donc de mauvais savoirs. Ce balancement a tout son sens dans la polmique qui oppose le dialecticien, suprme savant, ou lironiste, sublime ignorant, au sophiste, perdant devant Socrate. Mais lambigut peut pencher du bon ct, si lon clbre chez le gnraliste celui

qui assigne aux discours partiels, cest--dire scientifiques, leur place et leur sens par rapport au discours total XE "Aubenque (P.)" XE "Aristote" \r "QE6" \i .

Tel est lun des angles sous lequel Aristote regarde le dialecticien, non plus comme le suprme comptent, mais comme lhomme cultiv, lhomme instruit. Lun des passages dAristote qui nous dcrit le mieux les qualits de cet homme cultiv se trouve au dbut du Trait des Parties des animaux. Nous en rappellerons les premires lignes, dans la traduction de J.-M. Le Blond:

En tout ordre de connaissance et de recherche, la plus simple comme la plus haute, il semble quil y ait deux sortes dattitudes; on nommerait bien la premire, science de lobjet, et lautre, une sorte de culture. Car cest bien le fait dun homme cultiv que dtre apte porter un jugement qui tombe juste sur la manire, correcte ou non, suivant laquelle on fait un expos; cest mme ce signe que nous reconnaissons la culture gnrale, et le rsultat de lducation est prcisment cette aptitude. Avec cette distinction toutefois que nous reconnaissons tel homme capable de juger, lui tout seul, pour ainsi dire de toutes choses, tandis quun autre ne sera comptent que dans un domaine dtermin.

Sans doute, rapport notre modernit, ce texte peut paratre surann, en suggrant certains le portrait banal de lamateur clair; et si nous nous replaons dans le temps dAristote, nous risquons dtre renvoys vers les sophistes, du moins ceux que Platon XE "Platon" a tant malmens. Mais il nen est rien. On a salu dans ce livre I des Parties des animaux un discours sur la mthode XE "Louis (P.)" \i ; XE "Aubenque (P.)" . Le gnraliste revendique bien une comptence, dont le texte, quelques lignes plus loin, parcourt le domaine: forme de la dmonstration, ordre des recherches, mode de questionnement. Nous voyons l numres les diffrentes consignes de ce quAristote appelle lui-mme une mthode, concernant la recherche sur la nature. Considrations quant la forme de la recherche, donc, plutt quau contenu. Pourtant, quand on entre plus avant dans la lecture, on saperoit quil sagit, au-del dune mthode, de fournir un principe explicatif, qui rsume en son entier lesprit la fois de la doctrine et de son objet: ici, le finalisme chez les tres vivants. Certes, ce principe renvoie un systme de pense, et nous conduit, ainsi, de la science vers la philosophie, cest--dire le systme aristotlicien. Mais lautre sens du texte, qui nous intresse, vaut aussi: il nous enseigne comment un concept philosophique est luvre dans une recherche scientifique, et en mme temps lclaire. Luvre est accessible sous ses deux aspects, et elle vaut par cette double qualification, philosophique et scientifique: sans quoi, simple accumulation dobservations et dexplications isoles, elle ne serait quun savoir prim. Du coup, une uvre savante dAristote mrite dtre lue, et pour son exemplarit, et pour elle-mme: elle est exemplaire, car elle nous enseigne un mode de contact entre philosophie et science; elle a valeur pour elle-mme, car elle propose, avec le concept de finalit, un moyen de comprendre le vivant. Le finalisme ne peut tre relgu au rang dun simple archasme ou dun stade infantile de la biologie. Dailleurs, on pourrait en dire autant du mcanisme: la doctrine XE "Descartes (R.):cartsien" cartsienne des animaux-machines ne peut tre prise la lettre, mais lapproche mcaniste du vivant garde toute sa fcondit, en mme temps quelle rvle ses limites; lesquelles ne sont pas tant associes aux faibles connaissances de lpoque quinhrentes au concept lui-mme. F. Jacob peut ainsi affirmer que la biologie moderne, en empruntant la notion de programme aux calculatrices lectroniques et aux ordinateurs, est entre dans un nouvel ge du mcanisme XE "Jacob (F.)" \i . Mais cette mme notion de programme ractive galement lexplication tlologique.

Redisons-le: la rflexion doit sefforcer de mettre en vidence, au-del des recommandations mthodologiques, lide directrice dune science ou dune thorie: ide-principe, quil faut distinguer des concepts proprement dits, mobiliss directement, oprationnellement dans ldification du savoir (les concepts de pesanteur, de masse, dacclration, ou dinertie, par exemple). Tel est, dans la dynamique classique, le principe du dterminisme, avec les caractres qui laccompagnent: lgalit, rptition et prdictibilit des phnomnes, idalisation par lexprience; de mme, en biologie, lide dune cause finale et le principe du finalisme, lide dune cause motrice et le principe du mcanisme. Lorsque Aristote sadresse lhomme cultiv, ce nest pas seulement pour en appeler sa comptence quant aux qualits formelles de la recherche, cest pour intgrer celle-ci dans une vision globale des phnomnes tudis, laquelle, de lAntiquit lge classique, a pour nom mtaphysique: ainsi, la polmique lance contre le mcanisme au dbut du livre I des Parties des animaux renvoie un dbat densemble sur la causalit et sur la philosophie de la nature, o sont voqus les principaux penseurs de lpoque, des prsocratiques aux platonicien. Plus tard, dfenseur du mcanisme, Descartes XE "Descartes (R.)" clt un rapide rsum de ses connaissances sur la circulation du sang par lexpos de sa doctrine des animaux-machines. Cet expos conduit une thorie du langage et aboutit, finalement, la raffirmation de limmortalit de lme qui, en retour, claire lensemble. Plus tard encore, quoique dans un autre contexte, on voit comment, chez Cl. Bernard XE "Bernard (Cl.)" , les questions de mthode interfrent avec les questions de principe: la premire partie de Lintroduction ltude de la mdecine exprimentale prsente une mthodologie rigoureuse, en parfaite conformit avec un dterminisme absolu, hautement proclam. Puis, dans la seconde partie, surgissent des tensions entre mcanisme et finalisme, entre dterminisme et harmonie, milieu extrieur et milieu intrieur, qui invitent sinterroger sur la nature du vivant et le statut de la biologie. Pas de mtaphysique, cette fois, o sadosse le savoir, mais un sens du problme, qui donne au livre, mme si cest son corps dfendant, une rsonance mtaphysique. Bref, ce qui est donn lire, mditer, dans ces trois ouvrages que nous avons choisis, en dpit des diffrences quant leur projet, leur stratgie, les circonstances dans lesquelles ils ont t crits, cest cette rfrence aux principes, et pas seulement la mthode, qui accompagne la connaissance scientifique. Comme il arrive que la forme soit insparable du contenu, la mthode engage lintelligence que nous avons des choses et la science quelle prtend servir.

*

* *

Ces dernires remarques et les exemples qui les accompagnaient nous ont fait sortir du cadre prmoderne o nous nous tions dabord placs, en nous rfrant Platon XE "Platon" , puis Aristote XE "Aristote" . La pdagogie de lpistmologie, comme on le voit, amne la pense travailler sur le devenir dune ide ou dun principe qui exprime tantt laudace du novateur, tantt un blocage dogmatique. Ainsi, la rvolution des sciences amorce par Galile XE "Galile (Galileo Galilei, dit)" , poursuivie par Newton XE "Newton (I.)" , a pu apparatre comme une mancipation hors du carcan que reprsentait lhritage aristotlicien. Mais, un sicle et demi plus tard, on assiste la formation dun nouveau dogmatisme, cristallis autour de lide dune nature dtermine, automatise, rptitive, et dun enchanement causal inlassablement rversible: la nature ainsi dcrite est celle du dix-neuvime sicle scientiste. Les effets additionns des travaux en thermodynamique, puis en biologie avec lvolutionnisme, enfin en microphysique avec la notion dindterminisme, finiront par introduire lincertitude et linvention dans une nouvelle lecture des phnomnes.

Cette tension entre le dogme et linnovation doit figurer au centre de notre proccupation, afin dveiller lattention des lves ce quil y a toujours dimprvu et de rvisable dans la dcouverte scientifique. Le philosophe rejoint et accompagne le chercheur en ce lieu critique o le savoir prend naissance, tant il est vrai que la philosophie se connat une affinit naturelle pour tout ce qui a rapport aux origines. Nous distinguerons deux manires dapprocher ce lieu: soit dans la position de surplomb do lon juge les prtentions des sciences se constituer, autrement dit, leurs fondements; soit du point de vue plus modeste, mais non moins exigeant, de la remonte aux sources, o lon essaye de comprendre ce qui sest pass. La premire approche, quon reconnatra tre celle de Kant XE "Kant (E.)" , associe, en fait, la plus grande ambition une extrme humilit. Dune part, la philosophie sarroge le droit de dlivrer aux sciences leur permis de scientificit, en examinant les conditions et les modalits dexistence de leur objet. Dautre part, elle adopte une attitude de repli par rapport au statut dont elle jouissait lge classique, au temps o elle faisait elle-mme partie des sciences: le sicle qui va de Descartes XE "Descartes (R.)" Leibniz XE "Leibniz (G.W.)" et ses continuateurs a connu une sorte dtat de grce, o les sciences de la nature sidentifiaient une physique mathmatique et la philosophie une mtaphysique rationnelle. De cette dernire, dfinie comme science des principes, toutes les vrits concernant aussi bien les choses immatrielles ou mtaphysiques que les choses corporelles ou physiques XE "Descartes (R.)" \i sont dduites. Il suffit de parcourir le sommaire des Principes de la Philosophie qui ferme louvrage pour voir comment on passe du cogito, de lexistence de Dieu dans les premiers articles, aux principes de la mcanique dans la deuxime partie, ceux de lastronomie dans la troisime, enfin, dans la quatrime, ceux dune gographie au sens large, o il est question aussi bien de la pesanteur de lair, de la lumire, des mtaux, que de la formation des montagnes et des ocans. Dans une telle perspective, la philosophie sincluait dans le corpus des sciences, en y occupant la place minente, si bien quelle ne proposait pas aux sciences des fondements, comme pour les soutenir de lextrieur, mais, tant science elle-mme et se plaant leur point de dpart, elle leur fournissait des principes, autrement dit, des vrits premires. partir de la rvolution critique, on voit clairement comment les sciences ont pris cong de la philosophie: Kant XE "Kant (E.)" a dabord pris acte de leur succs. Ensuite, il sest demand pourquoi il en tait ainsi, ce qui la amen sinterroger sur les possibilits et les limites de la connaissance avec les consquences que lon sait sur le sort de la mtaphysique. La recherche scientifique sest dveloppe hors de la philosophie qui, devenue philosophie critique, la justifie aprs coup.

Cette mancipation du savant lgard du philosophe nous amne dcrire la seconde approche dont nous parlions plus haut. Elle consiste tenter de reconstituer, comme de lintrieur, ce qua t lexprience de la dcouverte. Prenons lexemple de Newton XE "Newton (I.)" \r "QE8" \i . Il faut rappeler combien celui-ci a t surpris lui-mme par sa thorie. Citons ce sujet I. Stengers XE "Stengers (I.)" \i :

Lorigine de la science moderne, la formulation de lois pour la physique, a t vcue comme un vnement. La dcouverte, par exemple, des lois de Newton a t vcue comme quelque chose de profondment inattendu. Lide que ce quon devait dcouvrir soit aussi simple que Newton le montrait, cest--dire que les pommes qui tombent sur le sol et les plantes puissent tre ramenes la mme force dinteraction universelle a t quelque chose qui a surpris Newton au point quil a gard la chose pour lui pendant des annes, calculant et recalculant, ne pouvant croire que non seulement il trouvait une loi de la mme forme, mais quil trouvait la mme force au sens quantitatif entre ces choses aussi disparates. Donc, la naissance de la science moderne a t vcue lorigine comme minemment surprenante, comme une clart laquelle lhomme navait pas le droit de sattendre.

Nous soulignerons, dans ces remarques, le terme dvnement. Une histoire des sciences, limite son caractre purement factuel, ne va pas au-del de lenregistrement dun rsultat, jug rtrospectivement comme allant de soi. Le simple reparcours du chemin (dmonstration, exprience) qui a conduit du thorme la loi ne suffit pas. Il ne prend pas en compte ce quil y a dinattendu et de risqu dans la mise au monde dune nouvelle thorie: linscurit de la recherche est masque par la scurit du savoir transmis. Derrire limpression de routine dune loi, il faut retrouver lvnement.

De l, nous sommes invits tirer une forte maxime: celle de cultiver, le plus possible, ltonnement devant la vrit scientifique. tonnement inverse de celui que dcrivait Aristote XE "Aristote" au dbut de la Mtaphysique, et qui nat dune prise de conscience de lignorance, pour sannuler dans le savoir. Ltonnement dAristote XE "Aristote" nous ramne aux origines de la conscience, au regard primordial, qui participe encore de la pense mythique. tonnement, donc, davant la connaissance. Celui des sciences, au contraire, doit, par un mouvement rtrospectif, rendre le savoir acquis insolite, et linterroger. Nous venons dvoquer ltonnement de Newton devant sa propre dcouverte. Voyons de plus prs les rflexions que lui a inspires sa dmarche. Dans une longue page de lOptique, cite par Koyr XE "Koyr (A.)" , Newton rappelle son attachement rigoureux aux seules donnes de lexprience:

laffaire principale de la philosophie naturelle [entendons: la science exprimentale.a.g.] est de raisonner partir des phnomnes, sans feindre dhypothses [entendons: suppositions, le terme tant pris ici dans un sens pjoratif.a.g.]...

Il affirme avec la plus grande nettet que la loi de la gravitation appartient exclusivement la science exprimentale. Cependant, lexprience, mise en calculs, laide dun outillage mathmatique de plus en plus perfectionn, dbouche sur une mise en ordre de lunivers qui semble ne relever que dune mtaphysique. La phrase cite linstant et interrompue se termine ainsi:

et de dduire les causes des effets, jusqu ce que nous parvenions la toute premire cause qui, certainement, nest pas mcanique.

La rfrence la premire cause est confirme plus loin, aprs un abondant programme de questions donnes comme rsoudre par la philosophie naturelle:

Et ces choses tant dment considres, napparat-il pas des phnomnes quil y a un tre Incorporel, Vivant, Intelligent, Omniprsent qui dans lespace infini, comme si ctait dans son sensorium, voit intimement les choses elles-mmes et les peroit parfaitement et les comprend entirement par leur prsence immdiate lui-mme?

Cela veut dire que la science est comme porte hors de ses limites et entrane, comme son insu, couter les sirnes de la mtaphysique.

Il ny a pas chez Newton, note . Brhier XE "Brhier (.)" \i , de cosmogonie, cest--dire une explication scientifique de lorigine des rapports actuels de position et de vitesse des corps clestes. [...] Mais comment interprter cette sorte de place vide laisse par lexplication?

Cette place vide, une thologie ne demande qu loccuper: cest la croyance, finalement adopte par Newton; en lexistence dune Intelligence divine qui aurait donn chaque corps cleste son impulsion et sa trajectoire initiales et qui continuerait veiller au bon ordre du systme. La gloire de Newton, dans son expression dithyrambique, fera de lui un nouveau Mose, proclam dpositaire des nouvelles Tables de la Loi. Pour carter dfinitivement la thologie, les continuateurs de la recherche newtonienne nauront qu prolonger la voie ouverte par lexprience et le calcul. Dieu est bientt relgu par Laplace XE "Laplace (P.-S.)" au rang dune hypothse inutile. Mais, en mme temps, celui-ci engage la physique sur le chemin dun nouveau dogmatisme, que nous voquions quelques pages plus haut.

Ce qui est remarquable, dans cet exemple, cest le dclin de ltonnement initial, qui nous conduit de Newton Laplace XE "Laplace (P.-S.)" , sans quil importe que le dogmatisme final intgre ou non lexistence de Dieu, quon ait affaire une Intelligence divine ou une intelligibilit sans Dieu. Limportant est de cerner cette attitude de lesprit o prennent place le doute et la vigilance, et o se prparent les prochaines crises du savoir. Il y a une sorte de fracheur des thories au moment de leur surgissement qui, en se perdant, les laisse se solidifier en connaissances dogmatiques. Ltonnement retrouv, telle est, au fond, la consigne, car en lui se fait une approche vivante des sciences. Aprs tout, nous ne sommes pas si loin de la posture drangeante de Socrate XE "Socrate" : la philosophie, au lieu de fermer la marche, derrire les sciences, aurait pour mission de les dranger, lorsquelles se montrent aussi coupables qua pu ltre, en dautres temps, la mtaphysique, de sabandonner au sommeil dogmatique.

*

* *

Pour autant, noublions pas lautre leon que nous avons pu tirer de ces diverses incursions dans lhistoire de la philosophie et des sciences: il nous a sembl, plusieurs reprises, que linitiative de la dcouverte et des changements, la capacit de secouer les dogmatismes se trouvent chez les scientifiques eux-mmes, et lon a ainsi limpression dosciller entre deux positions extrmes, selon quon insiste tantt sur lautonomie des sciences, que rsumait au dpart la rfrence Piaget XE "Piaget (J.)" , tantt sur la clairvoyance critique inspire du XE "Socrate:socratisme" socratisme. Si nous maintenons notre attachement cette dernire attitude, cest quelle garde tout son prix dans le cadre de lenseignement, o doit nous ramener notre analyse. Sil faut condamner le dogmatisme dun chercheur, on peut parier que la recherche qui continuera aprs lui se chargera de le dmentir, la manire dun jugement de lHistoire. Le dogmatisme de lenseign, au contraire, appelle interventions et remdes, ce qui a dj valeur de rponse notre interrogation initiale sur la lgitimit et les objectifs de lenseignement philosophique.

Il y a beau temps, donc, que les sciences vont leur chemin, dans une autosuffisance que Kant XE "Kant (E.)" a reconnue et ratifie. Ds lors, la philosophie sera tente de prconiser une sorte de division des tches, en abandonnant aux sciences le

labeur indfini de dchiffrer la langue monotone des phnomnes pour se rserver le champ des questions qui concernent la destine humaine, ce que lhomme peut connatre, ce quil doit faire, ce quil peut esprer.

Un tel partage, prsent en des termes o perce quelque ironie, semble donner la part belle au philosophe et, dans cette autre oscillation qui oppose lambition et lhumilit, orienter le balancier du bon ct. Pourtant, lambition, ici, nest-elle pas illusoire? La recherche et la dfense des valeurs, au moins sur le terrain du savoir, risque de se changer en position de repli, voire en superbe isolement, loin des actions et des mouvements qui font le progrs de la connaissance: valeurs-refuges seulement, en comparaison avec les valeurs productrices de richesses.

Il parat difficile de rsoudre cette contradiction, officialise, comme nous le faisions remarquer, par le fait mme de la sparation institutionnelle entre sciences et philosophie. Le plus sage nous parat tre de la refuser dans son principe; et ce refus peut sargumenter de la faon suivante: tant que nous traiterons lpistmologie que nous enseignons comme une rflexion sur les sciences, si utile et lgitime que soit cette rflexion, nous mettrons la philosophie en situation de discipline seconde, relative son objet et engage son service. La science ne peut sans doute que se rjouir dtre claire par une discipline qui laide dfinir sa scientificit. Mais pour cette discipline, cest une position la fois fausse et inconfortable, puisque la hauteur o elle se trouve leve nest quun observatoire et quelle-mme ne sert pas sa propre cause. Cest pourquoi, au lieu de demander la philosophie de penser les sciences, demandons-lui de se penser elle-mme. Il y a quelques annes, les candidats au baccalaurat taient, justement, sollicits sur ce thme. Le sujet propos:

Peut-on dire que la science fait surgir de nouveaux problmes philosophiques?

invite un double mouvement de la pense: dans un premier temps, on voit le savant prcder le philosophe, et celui-ci tenter de regagner aprs chaque dcouverte, avec plus ou moins de bonheur, une position de surplomb. Mais, en un second temps, la philosophie trouvera dans la science la matire de sa pense, le champ toujours renouvel o sexerce sa rflexion. Nest-ce pas, alors, la science qui profite la philosophie? Sans doute, condition que le surgissement des problmes ne soit pas regard par celle-ci comme une entrave, mais au contraire, comme un enrichissement.

Nous voudrions, pour terminer, approfondir cette remarque en nous appuyant sur un texte qui nous parat rpondre, presque symtriquement, celui de Piaget XE "Piaget (J.)" que nous citions au dbut de cette intervention. Cest, dans les rsums de cours de Merleau-Ponty XE "Merleau-Ponty (M.)" \r "QE7" \i un passage consacr, aussi, aux relations entre science et philosophie. Autant le premier se place au point de vue des sciences et tend prcher pour elles une conduite autarcique, autant le second adopte le point de vue de la philosophie, qui inscrit la rflexion sur les sciences lactif de la philosophie. Sans doute, Merleau-Ponty admet, sur le chapitre de la comptence, les restrictions que nous avons signales. Mais il marque aussi, si lon peut dire, les limites de ces restrictions:

Le philosophe, qui na pas le maniement professionnel de la technique scientifique, ne saurait intervenir sur le terrain de la recherche inductive et y dpartager les savants. Il est vrai que leurs dbats les plus gnraux ne relvent pas de linduction, comme le montrent assez leurs divergences irrductibles. ce niveau les savants tentent de sexprimer dans lordre du langage, et somme toute ils passent la philosophie. Cela nautorise pas les philosophes se rserver linterprtation ultime des concepts scientifiques. Or ils ne peuvent pas davantage la demander aux savants, qui ne lont pas, puisquils en discutent.

Aprs quoi, il propose:

Entre la suffisance et la capitulation, reste trouver pour les philosophes lattitude juste. Elle consisterait demander la science, non ce que cest que ltre (la science calcule dans ltre, son procd constant est de supposer connu linconnu), mais ce quassurment il nest pas, entrer dans la critique scientifique des notions communes, en de de laquelle la philosophie, en toute hypothse, ne saurait stablir. La science ferait, comme lon dit des physiciens, des dcouvertes philosophiques ngatives (London XE "London" et Bauer XE "Bauer" ).

Nous nirons pas plus loin dans la citation. Il serait pourtant utile de mditer, avec Merleau-Ponty, les exemples quil choisit pour illustrer son propos: lindterminisme introduit en physique par la mcanique ondulatoire, la gomtrie non-euclidienne, la physique relativiste sont autant de tmoignages qui montrent comment les sciences brisent le point de vue du sens commun et sen loignent, chaque crise, chaque progrs, toujours davantage. En quoi elles ouvrent la voie dans laquelle la philosophie, elle aussi, ne demande qu sengager: la voie qui permet de conqurir limpensable, en sommant lesprit de le penser. Dj les Grecs philosophaient sur 2, aprs que son dcouvreur eut pri dans un naufrage, selon une lgende rapporte par le scoliaste des lments dEuclide XE "Euclide" . XE "Desanti (J.-T.)" \i . Cest dire si lenseignement de lpistmologie est, dans ses objectifs, comme dans son contenu, au plus prs des sciences. Notre premier souci sera donc de convaincre les lves que la science appelle vers la philosophie, que la philosophie se nourrit de la science, et que le mme esprit les anime.

Andr Gobart

Lyce Saint-John Perse, Pau

TC "Fabien Grandjean Du commerce entre conomie politique et philosophie" \l 1

Du commerce

NTRE

ECONOMIE POLITIQUE ET PHILOSOPHIE

Larticulation entre les deux parties de mon expos vise rpondre lapparition de lconomie politique en tant que stade ultime de la mtaphysique. Il sagira galement de mesurer lcart qui spare ces deux disciplines. Les guillemets dans mon titre confre ce double sens lentre-deux de lconomie politique et de la philosophie: le commerce entre elles est non seulement convergence mais aussi diffrence, voire diffrend. Au premier sens, il est frquentation et entretien, au second, activit marchande.

i. du commerce de la philosophie et des sciences

Nous savons que le professeur de philosophie est gnralement embarrass quand il doit aborder les sciences. Mais lui vient-il lesprit que cet embarras pourrait tre lignorance de ltre o, selon Le Sophiste (244a) XE "Platon" \i , nous plongent tous ceux qui ne veulent connatre que ltant et rien dautre? Il lui semble que les connaissances positives ne sont pas son affaire. Et sans doute, comme le dit Heidegger XE "Heidegger (M.)"

XE "Heidegger (M.)" \i, les sciences ne pensent pas, au sens de la pense des penseurs. Mais, poursuit-il, il ne suit aucunement que la pense nait pas besoin de se tourner vers la science.. Si lon considre en effet le dploiement moderne des sciences, lnormit de lempire quelles exercent sur ltant dsormais vou entirement la calculabilit et la productibilit, la faisabilit, on ne peut que juger irresponsable qui sen dsintresse. Les sciences nont jamais tant appel le philosophe penser ltre. Mais comment correspondre cet appel? Avant de risquer une rponse, il convient dcarter lanimation pluridisciplinaire, la transdisciplinarit et la spcialisation positiviste, trois courants pistmologiques et/ou pdagogiques qui emportent souvent loin de lessentiel ceux qui ne tournent pas ouvertement le dos au rgne de la science et ne se rfugient pas dans une spculation mtaphysique suranne.

Lanimation pluridisciplinaire est cette pseudo-interdisciplinarit que Jean-Marie VaysseXE "Vaysse (J.-M.)" \i, dans un article consacr la crise de lUniversit allemande en qute de son unit essentielle, a dfinie trs justement comme:

leffet dune mauvaise conscience pdagogique, qui se substitue au vieil idal architectonique en agitant lidal inanim de lanimation culturelle.XE "Heidegger (M.)"

Elle est pour chacun des participants une chappatoire ses propres difficults disciplinaires. Nous croyons en gnral que les ntres viennent essentiellement de notre impuissance regagner la hauteur do le regard surplombait dune vue circulaire lensemble des savoirs. Cette croyance se nourrit de lide reue que slever jusqu la synopsis encyclopdique entrerait titre premier dans le cahier des charges de lenseignement philosophique du fait que (de PlatonXE "Platon" HusserlXE "Husserl (Ed.)" au moins, et particulirement depuis DescartesXE "Descartes (R.)") telle fut la tche le plus souvent assigne la philosophie par la Tradition que cet enseignement transmet. Mais comme le dveloppement illimit, et par consquent dispersif, des savoirs spcialiss parat rendre lexcution de cette obligation irralisable, certains dentre nous prouvent un sentiment de culpabilit propice la mlancolie et lauto-dprciation publique: Je dois vous avouer que je ne peux rien vous dire au sujet des Sciences, sauf verser dans la rhtorique dun discours fondatif; aussi ai-je demand mes collgues scientifiques, de qui jai beaucoup apprendre, de venir nous en parler, etc.. Et quand on imagine que cette dfaillance didactique procde dune dficience disciplinaire constitutionnelle, quoique tardivement rvle, il sensuit encore un sentiment dinfriorit qui, tournant au complexe, trouve sa compensation sous la forme de lexaltation du sentiment de personnalit dans lanimation pluridisciplinaire et militante. La mise en scne, dans la classe, de la communication entre professeurs de disciplines diffrentes, rputes parfois divergentes, confre chacun laura de la sacro-sainte ouverture et, sous le regard bienheureux du philosophe aux longues oreilles, recompose symboliquement lunit du savoir clat, tandis que sur lestrade les monologues se succdent ou se croisent et que du ct du public, un temps amus par le happening, on ne voit toujours pas le rapport.

Cependant, il ne faut pas priver a priori linterdisciplinarit de la possibilit dtre une authentique communication entre disciplines ds lors quelle nat de la volont dendurer un questionnement disciplinaire jusqu ce point o il se noue ncessairement celui dune autre discipline et que, dautre part, chacun, sans jouer obligatoirement les passe-murailles, semploie dlier ce noeud par un travail de premire main, ft-il initiatique ou lmentaireXE "Thveniaud (A.)". Nous montrerons plus loin (cf. II) comment philosophie et conomie politique peuvent et mme ne peuvent que se rejoindre et sentendre quand elles affrontent en pense leurs limites respectives et que lune vers lautre elles tendent leurs petites oreilles labyrinthiques.

La transdisciplinarit.Mais travers le commerce qui et que noue la philosophie avec les disciplines scientifiques, il ne sagit pas de poursuivre une quelconque transdisciplinarit.

Non pas seulement, comme on le croit, parce que la segmentation indfinie des savoirs modernes rendrait dsormais infini, et donc impossible, le projet de les prendre dans le faisceau de la philosophie. Une telle limitation de fait na dailleurs pas suffi arrter les Modernes dans leur projet de constituer une thorie systmatique unifie infinie, et, malgr cette infinit, close sur elle-mme.XE "Granel (G.)" XE "Husserl (Ed.)" \i. Elle est notamment lorigine du dessein comtien dun systme des sciences. Cette impossibilit, cependant, nest pas dabord factuelle mais essentiellement principielle et, en un sens, elle fut reconnue en tant que telle par AristoteXE "Aristote" \r "QE2" comme limpossibilit de dsigner entre tous les savoirs celui de leur unit par suite de la particularit gnrique irrductible de leurs objets, ltre ntant pas un genre, mais se rvlant et snonant de manires multiples ( to on legetai pollakos ) selon plusieurs genres auxquels correspondent autant de sciences gnriques dont on ne peut transgresser les limites pour atteindre une science transgnrique de tous leurs principes. Do Aristote, pour qui linfinit des sciences tait probable, dclare vain le recensement de toutes les rfutations (vraies ou fausses) des dmonstrations (fausses ou vraies) par cette impossibilit de principe que, si les sciences taient en nombre infini, linventaire de leurs rfutations prsupposerait la possession de la science universelle. Ds lors, en effet, la matrise omnidisciplinaire des sciences excderait la capacit de lhomme les pratiquer en sorte quune telle science universelle serait un discours sans objet, vide ; il sensuit, poursuit Aristote, que cest au savant particulier de juger des rfutations touchant lune ou lautre des sciences particulires. Si donc lpistmologie, conformment sa dfinition classique franaise, devait tre (ce que, je crois, la philosophie des sciences ne doit pas tre) ltude critique des principes, des hypothses et des rsultats des diverses sciences, destine dterminer leur origine logique (non psychologique), leur valeur et leur porte objective., elle ne saurait tre la tche dune spcialit gnraliste subsumant les savoirs positifs, comme celle dont ComteXE "Comte (A.)" \i forgea le projet. Mais lpistmologie ne saurait tre non plus la fonction dune mthode universelle, telle que par exemple lanalyse logique de Carnap XE "Carnap (R.)" ou la traduction ou regimentation de Quine. Il en va de la transdisciplinarit comme de la traduction. De mme que rien ne passe dune langue-monde dans lautre et que seul le traducteur sy tra-duit, de mme rien ne se transmet entre deux disciplines et leur seul trait dunion est le chercheur qui, par un travail la main, passe de lune lautre. De l limportance du savoir en acte, ainsi que le montre dj SocrateXE "Socrate" dans Le Charmide en rvlant la vanit dune science qui serait science delle-mme et des autres sciences, cest--dire science de tout et de rien, comme la vue delle-mme et des autres vues est vue de nulle couleur. Manire de dire, avant la phnomnologie, que lme est vide et que si, par impossible, on pntrait en elle, on en serait expuls auprs des choses, eidtiquement irrductibles lhomognit, sinon la nuit du nant. Connais-toi toi-mme intime le dieu qui ose le consulter, cest--dire Ne poursuis pas le leurre dune science de toutes choses. La sagesse socratique nest pas le savoir mathsique dont Descartes, franchissant les bornes gnriques plantes par Aristote entre les sciences, achvera lpure XE "Platon:platonicien"platonicienne dans les Regul. La sagesse, objecte SocrateXE "Socrate" au polymathe HippiasXE "Hippias (dlis)", ne sacquiert par aucune mnmotechnique et nous, nous entendons: pas mme par la mthode de la mathesis universalis dont tout lart est de rduire lcart entre lintuition et la dduction, que notre mmoire infirme ne peut coup sr parcourir, et de faire ainsi consister

toute la science humaine en une seule chose: savoir, la vision distincte de la faon dont [les] natures simples concourent ensemble la composition des autres choses...);XE "Descartes (R.)" \i.);XE "Bouttes (B.)"

Mais ce nest quen un sens, disions-nous, quAristoteXE "Aristote" a reconnu limpossibilit principielle dune science des sciences, cest--dire seulement pour un sens de la science, car il ne pouvait bien videmment anticiper la rvolution copernico-galilenne,XE "Galile (Galileo Galilei, dit):copernico-galilen" ni donc savoir que les sciences modernes ne sarrteraient effectivement plus aux limites des genres de ltre, et mme quelles les transgresseraient un jour contre nature dans luniversalit transgnrique. Encore moins pouvait-il imaginer que la techn acquerrait la puissance duniversaliser le singulier, cest--dire de reproduire lidentique les individus dont pour lui la rptition gnrative ne pouvait tre que spcifique. Aussi la critique aristotlicienne de la transdisciplinarit ne conserve-t-elle aujourdhui sa pertinence que mutatis mutandis: lirrductibilit de la multiplicit des sciences nest plus imputable la diversit phnomnologique de leurs objets, puisque depuis leur mathmatisation moderne, elles nont plus affaire des phnomnes proprement parler mais des objets formels dont lessence est axiomatiquement produite.

Mais ds lors que la voie menant la science des sciences lui est barre, la philosophie nencourt-elle pas le risque de dissoudre sa spcificit dans la spcialisation pistmologique? Cest l le danger que NietzscheXE "Nietzsche (Fr.)" \i avait en son temps clairement identifi:

Ltendue de la science, la complication de ldifice ont grandi; en mme temps a grandi pour le philosophe la tentation de se lasser au cours de son apprentissage ou de se laisser fixer ou spcialiser quelque part. Il naccde donc jamais la cime do il devrait dominer un vaste horizon et embrasser tout ce qui se trouve au-dessous de lui.

La spcialisation pistmologique positiviste. Si la science des sciences est vaine et que leur infinitude comme notre finitude rendent chimrique le projet de les pratiquer toutes avec le srieux quexige la recherche de la vrit, si en dautres termes, pour remplir sa tche, la philosophie des sciences ne doit plus les intrioriser son propre discours (sur lme, lentendement, lesprit...) mais pntrer le contenu des noncs scientifiques et les pratiquer, en se tenant de prfrence la frquentation monogame dune science, alors la philosophie est une troisime fois menace de driver loin de la recherche de la vrit de ltre pour sensabler dans le travail positif de la connaissance dun genre ou dune rgion de ltant, de lconomie par exemple, versant ainsi dun dfaut dans lautre, de la synopsis dans la focalisation, du loisir contemplatif dans la Fachphilosophie comme lon disait dans les annes 70, comme si pour nous commercer avec les sciences ctait leur vendre la philosophie.

Quant au professeur de philosophie, il est expos la tentation de se rfugier dans lpistmologie positiviste et historiciste. Cest ainsi que pendant une priode rcente mais assez longue, disons les annes 60-80, les sciences humaines, quand elles nabsorbaient pas tout le cours de philosophie, taient souvent enseignes de manire non critique dans limmdiatet de leur contenu, sans mme que soit toujours aborde la difficult particulire quelles ont devenir des sciences comme les autres, comme le dit P. BourdieuXE "Bourdieu (P.)" de la sociologie. Ce fut par excellence le cas de la psychanalyse, pourtant contemptrice de la philosophie, o lgologie du discours sur la conscience, emptr dans le solipsisme, trouvait soudain le moyen de se dnouer, et llve, de son ct, celui de regagner le surplomb dont le langage de laperception originaire lavait dlog. Il en allait gnralement de mme avec la linguistique, la sociologie et lethnologie. Il nest gure que lhistoire qui ait alors connu les honneurs de la critique, mais ctait bien souvent sur le fond dun matrialisme historique ou dun structuralisme indiscuts. Quant lconomie, elle tait aborde principalement propos du travail (de sa division, de son alination, de son exploitation...). cette poque, notamment dans les annes 70, au moment de la monte en puissance de la section B, cre fin soixante, il ntait pas rare de constater une sorte dosmose entre le cours dconomie et celui de philosophie, comme il ne ltait pas de voir des candidats au Baccalaurat prsenter lpreuve de philosophie, lors de loral de contrle, Lidologie allemande suivie du Manifeste du Parti communiste. Ctait le temps o notre enseignement avait pris ses distances envers une philosophie complexe par sa non scientificit, honteuse de son idalit, encercle et humilie par les sciences humaines, rduite la portion congrue par les sciences exactes, voire menace de disparition ou doptionalisation par la rentabilit (1975). On et dit que cet enseignement portait la marque indlbile dun pch originel et se rvlait enfin navoir jamais t que ce que le ministre Victor DuruyXE "Duruy (V.)" \i avait voulu quil ft quand il lavait rtabli en 1863 dans le cursus des tudes: un remde au matrialisme.

Cependant, mon propos nest pas de dnigrer lenseignement philosophique dalors, fond sur les sciences humaines, voire confondu avec leur simple transmission, non plus dailleurs que de louer sa retraite hautaine dans la mtaphysique et la morale depuis la fin des annes quatre-vingts comme si leffondrement du mur lavait autoris relever sa tour divoire! Si la spcialisation dissolvante de la philosophie et de son enseignement dans le positivisme est une dbandade devant la tche de penser lnormit du devenir moderne des sciences, le retour lontothologie est une autre manire de fuir, qui consiste se dtourner purement et simplement des sciences sous prtexte dincomptence. Mais que faire? Comment notre enseignement pourrait-il chapper lalternative tragique dtre soit relgu au rang dappendice ccal de lapprentissage des sciences et promis lablation pour cause de supplmentarit ou/et de non rentabilit, soit clotr dans la mtaphysique et condamn un travail de musographie: visiter, revisiter et faire visiter les galeries de lhistoire de la philosophie? Que faire avec les sciences, quand il ne sagit dj plus pour elles de nous prendre un un les domaines sur lesquels nous rgnions jadis sans partage (le monde, la nature, la logique, le langage, lesprit, lhomme, la socit, lconomie, la politique, etc. etc.), mais de produire le monde, un monde o elles nont prvu pour nous aucune place?

Nous ployons si pieusement sous le poids de la religion de la science que nous oublions que nous portons l notre propre fardeau, la charge des reliques de LA science dont notre vieille souche mtaphysique a jadis engendr larchtype. Nous croyons acquiescer aux sciences avec lindiffrence suprieure dun laisser-tre mutique, tandis quen vrit nous leur disons non. Opiner leur positivit imprialiste en bnissant le nant nest pas les librer en leur diffrance. Pour cela nous avons encore penser leur rgne comme stade ultime de la mtaphysique. Et il y a urgence, car il y a dj longtemps quau milieu du trafic des mtaphysiciens ractionnaires et des positivistes ractifs dans lequel la substance de la valeur nest pas le travail de la pense mais la paresse rsolue de lesprit contre laquelle chacun obtient de lautre la garantie de sa propre tranquillit, nous les avons vus se lever en masse ces derniers philosophes qui, sans mesurer limportance de ce trafic, nonnent: nous sommes finis, prissons. Allons, nous tous! encore un effort de pense.

Pour ma part, je concentrerai le mien sur lconomie politique, qui, disait Hegel XE "Hegel (G.W.F.)" , sappelle aussi philosophie et qui, lentrecroisement de linfinit des besoins et de la production modernes, a trouv un terrain propice son dveloppement scientifique et mtaphysique.

ii. du commerce entre philosophie et economie politique

A) De lentretien comme dun premier sens de ce commerce, ou comment philosophie et conomie ne peuvent que se rejoindre ds lors quelles affrontent en pense leurs limites respectives.

Du ct de la philosophie.La mditation avait dj rvl HumeXE "Hume (D.)" \i que lindustrie reoit de la science un grand lan, et [que] cette dernire est insparable des poques dart et de raffinement. Aujourdhui, nous voyons que la science est rgulirement lie une recherche industrielle (et/ou fondamentale) soumise la rotation du capital par lallocation de crdits au prorata de la rentabilit de ses rsultats, et quelle est oriente par la vise dune satisfaction optimale des besoins dont la forme gnrale est linfinit.

Au nom de la mthode cartsienne pour bien conduire sa raison et chercher la vrit dans les sciences, lon reproche souvent Heidegger XE "Heidegger (M.)" sa thse de la mutation de lobjet (Gegendstand) en disponible (Bestand); mais cest oublier le trivial: que DescartesXE "Descartes (R.)" \i dj annonait le remplacement de la philosophie spculative des Anciens par une philosophie pratique (technique la vrit) grce laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de leau, de lair, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers mtiers de nos artisans, nous les pourrions employer en mme faon tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme matres et possesseurs de la nature. Sans doute serait-il anachronique de dire que Descartes propose de substituer le disponible lobjet, dont il inaugure prcisment lpoque. Mais ce dont les modernes feront aprs lui progressivement lexprience, jusqu en prendre pleinement conscience avec HusserlXE "Husserl (Ed.)" comme dune faillite de la connaissance objective, cest que, au fur et mesure que son hypostase mtaphysico-thologique seffrite, la Vorstellung, qui spare encore chez DescartesXE "Descartes (R.)" lobjectivit de la Bestellbarkeit, ainsi que sa superstructure architectonique, la pratique morale, se rvlent toujours plus comme des prismes idologiques qui dvient lattention de lessentiel: le devenir productif et conomique de la science.

Chez DescartesXE "Descartes (R.)" \i dj, linvocation du bien de lhumanit et du premier des biens: la conservation indfinie de la sant ou la victoire sur linfinit des maladies nest que le masque sous lequel savance la conqute de ltant par une infinit dartifices. Didier DeleuleXE "Deleule (D.)", dmystifiant le mythe husserlien selon lequel la science moderne substituerait la nature objective la nature vitale prscientifique, a montr que la machination, qui sest construite aux XVIe et XVIIe sicles, nest en aucune faon une rduction du vivant au machinique du moins dans son projet, sinon dans ses consquences indirectes sur lindividu humain mais bien plutt le prolongement de la puissance conqurante et productive de la vie. Comme la crit G. CanguilhemXE "Canguilhem (G.)" dans La connaissance de la vie, la vie, selon Descartes, nimite pas la machine, ou ne sy trouve pas rduite, elle la conoit son image. Sans doute, pour ce qui nous concerne, nous dfions-nous de ce concept de vie que nous tenons pour lun des supplments mtaphysiques dont font usage les modernes (en tant que metaphysiche Beruhigung), et pour lun des plus dangereux en ce quil absout, comme on le voit particulirement bien chez le philosophe du supplment dme, le devenir automate de la techno-science. Car enfin, quest-ce que la vie, ds lors quelle est conue comme un demeurer toujours contre toute finitude? Rponse dEpicureXE "Epicure": ou la mort, ou, dans le registre ontologique, ltre comme prsent subsistant. Cependant, il semble que nous soyons fonds dire que lempire de la techno-science sur lexistence, en tant quelle tend en produire toutes les formes, nest pas simplement d, comme le prtend HusserlXE "Husserl (Ed.)", la confusion de la mthode de la connaissance objective et de ltre vritable, une sorte de prjug du monde. En vrit, cet empire est une figure de ltre qui rassemble tous les traits de notre prsent sous la coupe dun impratif de production coupl impratif de besoins toujours nouveaux.

Ce destin de ltre, le Ge-stell, est, dit Heidegger XE "Heidegger (M.)" dans le sminaire de Zhringen, le mode extrme de lhistoire de la mtaphysique. Cependant, son extrmit, cette histoire se referme en boucle. Cest pourquoi le devenir de la science, en mme temps quil soumet lhomme au pril le plus grand auquel il ait t expos larraisonnement de lhumain lui-mme, illusoirement retranch derrire le mythe humaniste de sa subjectivit (individuelle ou collective) instrumentalisant la techniquelui apporte la plus grande opportunit qui se soit offerte lui depuis les Grecs de retourner son rapport aux choses. On laura entendu: l o crot le danger, l aussi crot ce qui sauve. Ce salut passe, selon nous, par la reconduction son origine praxique du rapport thortique de lhomme ltant, entreprise par Heidegger XE "Heidegger (M.)" ds ses Interprtations phnomnologiques dAristotXE "Aristote" e. Mais lhomme ne se sauvera que sil a le courage de comprendre de quoi il en retourne aujourdhui avec les choses, cest--dire que sil a le courage de les regarder en face comme ses pragmes. Courage, parce que ce dont il y va ici nest rien de moins que le sens mme de ltre de lhomme, que celui-ci fuit dans le divertissement affair, ludique ou contemplatif, quand il renonce la proccupation tendue par linquitude du sens de lexistence et de la vrit de ltre autant que par le souci de subsister.

Dans le dernier sminaire de Heidegger XE "Heidegger (M.)" , le sminaire de Zhringen, on lit deux choses qui paraissent contradictoires, mais qui ne le sont pas. Dune part, Heidegger XE "Heidegger (M.)" salue en HusserlXE "Husserl (Ed.)" celui qui a compris le premier que ltre tait donn, et non pas simplement produit, bien quil nait jamais excd le sens de ltre comme tre-objet ni mme pos la question de tre. HusserlXE "Husserl (Ed.)" \i sauve la chose en tant quelle-mme, mais linstalle dans la conscience. La transcendance dans limmanence, voil la faiblesse de HusserlXE "Husserl (Ed.)" . Etre et temps dplacera la chose de la conscience vers le monde, et lintentionalit intrieure au Bewusstsein substituera lek-stase du Da-sein. Dautre part, plus loin, on lit que, si cest bien la chose en personne qui est donne l au Dasein, celui-ci est dsormais ek-statiquement face face avec ce quil est lui-mme. Dans son rapport aux choses, le Da-sein na jamais affaire qu lui-mme, ce que lon peut exprimer plus synthtiquement, et sans le moins du monde corcher la langue, en disant quil a affaire aux choses. Deux choses, par consquent, pour le moins paradoxales, mais qui ne paraissent contradictoires que si lon persiste dterminer le sens de ltre partir de la Vorstellung et ltant en tant quobjet. Dire que le Dasein est face la chose dans le monde et que, cela tant, il est face lui-mme ne semble impossible que si lon ignore ou si lon oublie que, dune part, le monde est ltre et le Da-sein le l de ltre, et que, dautre part, tre signifie ici dvoilement, entre en prsence de ltant. En revanche, lapparente contradiction se dissipe si lon comprend que ltant se rvle au Dasein ds lors que celui-ci, ou plutt lhomme, qui en lui rejoint son tre, sabandonne auprs de ltant au milieu de lincertitude de ltant en totalit, non pas donc au sens o il se perd dans les choses, cest--dire se laisse sduire, consoler et aliner par elles. Une telle dchance est le fait de lautonomisation de linspection considrative qui prend en vue ltant dans son tre prsent sans plus rfrer ni lun ni lautre ltre comme mobilit essentielle entre en prsence et ek-sistence. Une telle autonomisation conduit lrection de la connaissance de ltant en mtaphysique de la science thortique visant la constitution du monde en tant que totalisation de ltant-subsistant, de ltant dont seule la prsence est prise en vue, comme seul le moment de la prise en vue est retenu du rapport praxologique ltant. Ainsi a fait lconomie politique (classique et no-classique) dans sa mthodologie mme (vide infra).

Quant ce que pourrait rvler cet abandon auprs de ltant, nous nen avons quune ple ide, quand nous nous rappelons que, avant le premier oubli de la diffrence ontologique, ParmnideXE "Parmnide" appelait penser que ltant est. Du moins nous est-il offert aujourdhui, avec lpuisement de tous les modes de captation de ltant dans un prsent subsistant ceux de lidellisation, de la reprsentation, de la production de retourner notre rapport aux choses et au monde. Mais nous ne pensons pas encore. Il nous faut nous contenter pour linstant de prparer lhomme tre prt entrer dans le domaine du Da-sein. La dconstruction doit donc se poursuivre, jusqu ce que pense soit. Et lune de ses tches est doprer la reconduction de lconomie son origine praxologique ou technique (au sens archique, antrieur sa tripartition en thria/pistm, praxis, posis/techn), puisque lconomie est devenue, avec lentre dans lpoque du Bestand, lhorizon de toute entente de ltre comme tre productible. Heureuse poque en un sens, puisquelle nous rapproche du moment initial de lalination de ltre de lhomme dans le monde, celui de lhabituation, moment auquel non seulement le commerce proccup avec les choses peut tre relay par leur inspection considrative, mais encore auquel la premire poque put sinstaller. En effet, cest sur le fond dun commerce producteur familier avec les choses que ltre-produit peut devenir lobjet de la prise en vue dtache de tout souci et que son visage (eidos) peut tre rig en ide, puis en cause formelle, archtype de la production dmiurgique, etc. Ainsi PlatonXE "Platon" et AristoteXE "Aristote" dterminent-ils encore ltre dans lhorizon de la production dont ils transfrent la terminologie lontologie et la thologie. Heureuse poque donc que la ntre o se dissipent les divers recouvrements poquaux de la comprhension originaire des choses et o ltre se dcle non seulement en tant que production, mais encore de plus en plus en tant que pro-duction, proportion de lclipse de la reprsentation par larraisonnement auquel lhomme lui-mme est assujetti en tant que ressource exploitable ou surnumraire. Ces temps finissants font plus que nous rapprocher du dvalement premier dans la proccupation. En bousculant toute habitude, en rendant mme impossible tout habitation chez soi, le renouvellement acclr des impratifs conomiques nous transporte en de ou, peut-tre, pour la premire fois, au del de cette prime dchance. Notre poque nous dispose une pense libre, non seulement de linterprtation supplmentaire onto-thologique de la science qui remonte PlatonXE "Platon" et AristoteXE "Aristote" , dune part, et de son autonomisation moderne en systme, de lautre, mais aussi de laffairement productif. Et, du mme coup, elle recle la possibilit du dvoilement de ltre. Pour la premire fois de notre Histoire, les conditions sont runies pour lengagement de lhomme dans la pense de ltre. Reste cependant porter au langage la rvlabilit (Offenbarkeit) de ltre, ce qui, si nous suivons les premiers mots de la Lettre sur lhumanisme, serait offrir un abri lhomme, une habitation (oikos). Il convient donc de dployer ce qui est dj dans la plnitude de son essence ( producere ). Le plus difficile, en ces temps de dtresse, sera bien de faire entendre que la pense napporte aucune sagesse utile la conduite de la vie.XE "Heidegger (M.)" \i

Du ct de lconomie politique le philosophe ne se sent nullement dpays. Dune part, celle-ci est une discipline originellement philosophique. Rappelons que lokonomia vit scientifiquement le jour dans les traits de XnophonXE "Xnophon" et dAristoteXE "Aristote" ou de son cole; que sa reprise mdivale par Thomas dAquinXE "Thomas dAquin" dans la Somme thologique donna naissance la redondante conomie domestique, laquelle, cependant, par la dpolitisation et lassouplissement de la condamnation aristotlicienne du prt intrt et du commerce chrmatistique, prpara de loin la pense conomique du calvinisme; que LockeXE "Locke (J.)" , QuesnayXE "Quesnay (Fr.)" (auteur dun essai malebranchisteXE "Malebranche (N. de):malebranchiste" sur lconomie animale), SmithXE "Smith (A.)" (philosophe), et HumeXE "Hume (D.)" notamment,... comptrent parmi les principaux thoriciens de la subversion du rgne du politique sur lconomique, bref quils furent des fondateurs de lconomie politique; que MarxXE "Marx (K.)" fut le plus grand critique de lconomie politique (et non son pigone! quon relise le sous-titre du Capital). Mais, par ailleurs, depuis larithmtique politique de William PettyXE "Petty (W.)" (1662) et surtout les Principes mathmatiques de la thorie des richesses de CournotXE "Cournot (A.A.)" (encore un philosophe), lconomie politique sest constitue peu peu en une spcialit mathmatique, the economics, aussi impntrable un philosophe non averti que la mathmatique elle-mme, celle des multifractales par exemple, applique la description de la variation des cours financiers. Nanmoins le sentiment de familiarit que le philosophe prouve en pntrant dans le domaine de lconomie politique demeure. mon sens, il tient dabord linutilit disciplinaire dont les conomistes (ceux qui pensent, comme dirait Franois Rachline XE "Rachline (Fr.)" ) ne font plus mystre depuis quelque temps et dont nous sommes depuis toujours accuss. Cette inutilit explique sans doute en partie le rapprochement des professeurs dconomie et de philosophie au sein de linstitution scolaire, pardon, de lentreprise cole o le statut des uns a rejoint celui des autres sous la mention: superftatoire. Pour apprendre tracer des courbes, rien ne vaut la filire S. Pourquoi Diable irait-on sembarrasser de questions douteuses et oiseuses sur le profit, lintrt ou les pouvoirs publics et plus encore sur lconomie elle-mme, sur lmergence ou la solidit de son statut scientifique? Do, en classe prparatoire aux coles suprieures de commerce, la rduction 1 heure hebdomadaire de lhoraire dconomie (et, non moins scandaleuse, celle, subreptice, de lenseignement philosophique la transmission de la culture G.). Par bonheur, nombreux sont aujourdhui les professeurs dconomie courageux qui, en lutte contre lutilitarisme stupide des gestionnaires-liquidateurs de lEcole, consacrent cette unique heure montrer linefficacit des modles de lconomie mathmatique!

Lutilit de la connaissance fut pourtant longtemps et demeure encore le matre mot de lconomiste moderne, who always ketpt the useful in his eye, comme dit un biographe de LockeXE "Locke (J.)" . Que sest-il donc pass?

Pour AristoteXE "Aristote" , lokonomia tait une science pratique, mais la praxis ntait pas la production utile, la posis. Tandis que celle-l avait sa finalit en elle-mme, celle-ci tait au service dune fin qui lui tait extrieure; et encore la mise en uvre de moyens pour atteindre une telle fin ne pouvait-elle faire lobjet dune connaissance exclusivement utilitaire. Le grec na pas de mot pour nommer lutilitarisme, mais Aristote en avait pas avance dnonc labsurdit. Cest ce qui se dgage du ch.1 du Livre I de lEthique Nicomaque: de mme quil doit exister une fin, un terme et donc une limite absolue nos dsirs, sans quoi ceux-ci nous engageraient vainement dans la poursuite indfinie du contentement, de mme il doit exister une connaissance suprme de cette fin sous laquelle toutes les autres sciences pratiques et potiques doivent sordonner, et cette fin cest le Souverain Bien de la cit (agir et vivre heureux dans la philia dune communaut autarcique), et cette science architectonique cest la Politique. Selon Aristote, lactivit conomique y compris dans ses dimensions routinire et productive relve de plein droit de lexercice pratique de la vertu morale et politique qui a sa fin en lui-mme. Lconomie politique, en revanche, sest prsente ds son origine comme un savoir-faire clair puis comme une science pure susceptible dtre instrumentalise ou applique. Kant XE "Kant (E.)" rend bien compte de cette nouvelle conception du statut disciplinaire de lconomie quand, dans lIntroduction (I) la Critique de la facult de juger, il rattache ses prceptes non la lgislation de la raison pratique, mais celle de la raison thorique, en tant que simples corollaires techniques ou rgles de lhabilet. Tel est galement le type des quelques principes peu communs qui, selon Hume XE "Hume (D.)" , interviennent dans ses Discours politiques sur le commerce, largent, lintrt, la balance du commerce, etc. Si, dit-il au dbut de Of Commerce (le trait de la mthode de lconomie politique humienne), si cest laffaire principale des philosophes de considrer les principes qui rglent le cours gnral des choses conomiques, cest aussi laffaire principale des politiciens, notamment dans le gouvernement intrieur de lEtat... Et SmithXE "Smith (A.)", au Livre IV de La richesse des nations, de dfinir lconomie politique comme une branche de la science de lhomme dEtat. Un sicle plus tard, Walras XE "Walras (L.)" enchanera trois traits: le Trait dconomie politique pure, le Trait dconomie politique applique et le Trait dconomie sociale.

Cependant, lcart semblera peut-tre insignifiant entre le statut disciplinaire de lokonomia aristotlicienne et celui de lconomie politique naissante, dans la mesure o, dans les deux cas, il sagit dune science propre clairer laction politique. Prcisons donc la nature de cet cart.

Chez AristoteXE "Aristote", et les Anciens en gnral, le savoir nest pas extrieur laction quil claire, laction est son propre savoir et le savoir est acte, et mme acte pur lorsquil est contemplatif. Cest ainsi quil faut comprendre ladage que nul nest mchant volontairement ou, mutatis mutandis, que omnis peccans est ignorans. Je ne puis savoir le bien sans le vouloir ni le vouloir sans le faire. Le savoir pratique nest pas plus extrieur lagent que le savoir thorique ne lest au savant. Le Mnon nous apprend ainsi que la connaissance est rminiscence et que la rminiscence est vertu. Pourquoi ni la connaissance ni la vertu ne se transmettent par intriorisation ou imitation, notamment dun politique un autre. Et cela vaut la limite pour la science productive, car ni PlatonXE "Platon" ni AristoteXE "Aristote" nacceptent vraiment de compter parmi les techns les routines mimtiques aveugles et/ou perverses (telles la rhtorique des sophistes ou la chrmatistique). Cest cette profonde unit de la thria, de la praxis et de la posis que la culture archaque comprenait (indistinctement) sous le nom de techn (plus anciennement encore, sous celui dergadzestha)et dont PlatonXE "Platon" se fait encore en partie lcho dans le Charmide en 163 b-d. Aussi, chez Aristote,XE "Aristote" la responsabilit pratique thique, politique et conomique doit-elle incomber chaque citoyen (quelque rduite que ft lextension de ce concept chez les Grecs). Cest dans les termes de cette responsabilit partage, ou partager, quil faut entendre le passage prtendument aportique du Livre V, 8 de lEthique Nicomaque consacr la valeur dchange: il faut comprendre quil ny aura pas dchange gal si la rciprocit nest pas immanente lacte dchanger lui-mme, et si, par consquent, le souci de la justice ne le gouverne pas de part en part et de part et dautre. Une solution pratique ncessairement dcevante pour le lecteur moderne qui sattendait lanalyse dun ajustement technique des prix par un calcul dintrt.

Pour les fondateurs de lconomie politique, en revanche, le savoir conomique nest pas le lot commun. Son laboration est rserve des thoriciens, et son application, lhomme dEtat, qui il vient donc de lextrieur. Cest le thme du prince clair. Savoir technico-conomique et pouvoir politique apparaissent demble diviss et ne sallient que dans lintrt bien compris de chacun.

A la lumire de la notion machiavlienne XE "Machiavel (N.):machiavlien" \i de conseil politique, on pourrait certes expliquer cette disjonction et cette union par la monte en puissance de la bourgeoisie et par son opposition croissante laristocratie foncire, qui la conduite dabord conseiller dans le sens de ses intrts le pouvoir royal, puis le supplanter. Que les choses se soient passes ainsi nest pas niable. Par exemple, le Trait dconomie politique dAntoine de Montchrtien (1615) premier ouvrage porter ce titreXE "Montchrtien (A. de)" est un livre de recettes mercantiles ladresse du roi; la doctrine physiocratique de Quesnay XE "Quesnay (Fr.)" , ddie au roi, parvint au pouvoir avec Turgot XE "Turgot (A.R.J.)" en 1774; les mesures que prit ce dernier pour librer le commerce du grain et dissoudre les corporations furent rapportes, mais le libralisme sinstalla en France aprs la Rvolution. Cependant, lintrt de la bourgeoisie rallier le pouvoir politique nexplique pas lintrt de celui-ci se rallier au mercantilisme puis au libralisme.

Labandon de lconomie domestique, cest--dire, rappelons-le, de la gestion du royaume sur le modle de lintendance du domus ou de lokos , puis le passage du mercantilisme protectionniste au libralisme conomique,cest--dire de la promotion de la production et du commerce dexportation axe sur la promotion dun Etat (le colbertisme XE "Colbert (J.-B.):colbertisme" ), dune part, lencouragement de tous, nations et individus, produire en vue dchanger en tous sens, dautre part doivent dabord sentendre comme autant de tentatives pour rpondre la complexification croissante de la vie conomique et lenchevtrement toujours plus tnu de ses facteurs depuis quau XVe sicle la terre offrit sa rotondit au dveloppementtous azimuts dun commerce qui subordonna dabord la production, suborna ensuite le politique pour finir par gagner toutes les formes de lexistence communautaire, notamment sa forme scolaire. Comme lavait compris MarxXE "Marx (K.)", aux yeux de qui pourtant lconomie politique ntait quune pseudo-science bourgeoise, les acteurs de la socit civile, quils soient capitalistes ou proltaires, sont moins les auteurs de leur activit conomique quils ne sont les porteurs dune nergie qui les dborde et les meut (cf. Prface de la premire dition allemande du Capital). Cest pourquoi lconomie politique ne put longtemps se contenter des conseils pro domo des marchands aux princes. Nous renvoyons ici encore au plaidoyer mthodologique qui ouvre les Discours politiques de HumeXE "Hume (D.)", mais aussi la Remarque du 189 des Principes de la philosophie du droit de HegelXE "Hegel (G.W.F.)". Lun et lautre invoquent la complexification de la vie conomique qui chappe au contrle et la rflexion de ses agents un thme trs mdiatis aujourdhui, mais, comme lon voit, trs ancien. Ils justifient la naissance de la science conomique cest--dire, dans les termes de HumeXE "Hume (D.)" \i , de la pense profonde, de la spculation fine ou du raisonnement dordre gnral, distinct de la pense superficielle luvre dans les dlibrations sur la conduite tenir dans les affaires particulires par la ncessit de dgager dune foule de dtails particuliers (HumeXE "Hume (D.)" \i ), dune masse infinie de dtails (HegelXE "Hegel (G.W.F.)" \i ), la circonstance commune, le principe gnral qui les accorde tous, (HumeXE "Hume (D.)" \i ), ou les principes simples de cette matire, lentendement qui agit en eux et les rgit (HegelXE "Hegel (G.W.F.)" \i , trad. R. DerathXE "Derath (R.)"). Cest au nom du mme motif que lconomie politique deviendra rsolument scientifique et quinvoquant la loi des grands nombres, elle prtendra mettre hors circuit tout jugement de valeur. Pour CournoXE "Cournot (A.A.)" \i t, la science conomique tudie

les lois sous lempire desquelles se forment et circulent les produits de lindustrie humaine, dans les socits assez nombreuses pour que les individualits seffacent, et quil ny ait plus considrer que des masses soumises une sorte de mcanisme, fort analogue celui qui gouverne les grands phnomnes du monde physique.

CournotXE "Cournot (A.A.)" annonce ainsi la macro-conomie qui considre les agents collectivement comme de simples porteurs des grandeurs (prix, quantits de biens, etc.) et non en tant que centres de choix et de dcision. Notons enfin que la macro-conomie se dveloppa partir de la thorie htrodoxe que Keynes XE "Keynes (J.M.)" \i forgea, au moment de la grande dpression des annes 30, pour tenter de rsorber le chmage technologique de masse (dit involontaire).

Toutefois lessence de la mobilisation moderne na pas encore t reconnue par les conomistes, sinon en tant que nature, au XVIIIe sicle dans le cadre de lconomie animale (notamment par HumeXE "Hume (D.)", selon Didier DeleuleXE "Deleule (D.)") et, aujourdhui, dans celui de la biologie (cf. par ex. Henri Denis XE "Denis (H.)" et Gary Becker XE "Becker (G.)" ). Mais la solidarit de ce naturalisme avec le positivisme en fait un supplment mtaphysique o le principe vital vient remplacer le Dieu des physiocrates ou la main invisible de SmithXE "Smith (A.)". En consquence, malgr son puration scientifique progressive et sa conversion au naturalisme, lconomie politique na pas rompu avec ce que nous appellerons lutilitarisme gnosologique.

On ne peut en effet comprendre lutilitarisme si lon ne le rattache pas la gnralisation positiviste, au cours des XVIIIe et XIXe sicles, du modle newtonien XE "Newton (I.):newtonien" lensemble des sciences de la nature et des sciences morales (de la philosophie naturelle et de la philosophie morale, comme lon disait encore en ces temps-l). Cest ainsi que BenthamXE "Bentham (J.)", lun des promoteurs de ce transfert dans le domaine de la science morale, peut comparer le principe de lintrt personnel et celui de lattraction ou de lassociation, selon une analogie dj prsente chez HelvtiusXE "Helvtius" (De lesprit, Disc. II, ch. II). Nous le savons, le paradigme mcaniste, principalement newtonien XE "Newton:newtonien" , une fois libr de son couronnement thologique, se trouve rinscrit dans le contexte positiviste de laction humaine naturalise. Cest notamment ce quoi lon assiste chez HumeXE "Hume (D.)", qui soppose au malebranchien XE "Malebranche (N. de):malebranchien" Quesnay XE "Quesnay (Fr.)" et va jusqu confondre science de la nature humaine et nature humaine. Ce naturalisme explique profondment la mthode analogique de lconomie politique moderne, le fait quelle emprunte son modle la physique mathmatique et que, en labsence de toute caution divine comme de tout contrle exprimental de ses hypothses, elle se contente dune certitude morale dont la seule garantie est, comme HumeXE "Hume (D.)" ltablira pour toutes les sciences de faits, le feeling instinctif que commandent la pratique habituelle des relations entre tants et la croyance vitale en leur rptition ce feeling rsultt-il du raffinement correctif de nos infrences spontanes par la pense profonde. Gary BeckerXE "Becker (G.)", un no-classique orthodoxe laurat du prix Nobel dconomie en 1992, ne raisonne pas autrement: la science conomique nest que la traduction formalise et mathmatise de lconomie instinctive de lindividu. BeckerXE "Becker (G.)" \i a une position proche de celles de Ludwig Von MisesXE "Mises (L. Von)" et Friedrich HayekXE "Hayek (Fr.)". Il sagit l de lapriorisme. A son propos, Hubert BrochierXE "Brochier (H.)" \i crit:

selon lui [lapriorisme], les lois de la science conomique ne sont pas des lois empiriques exprimant des dterminismes extrieurs lhomme. Elles sont plutt des principes synthtiques a priori exprimant une autre forme de ncessit laquelle est assujettie la nature humaine. Le principe de rationalit est ainsi le facteur central de toute explication conomique parce quil constitue le lien entre les activits mentales de lhomme et les obstacles quil rencontre dans le monde extrieur. Certes le comportement dun agent peut ntre pas rationnel, mais lhypothse de rationalit est ncessaire parce quelle fournit le pont qui rend possible le raisonnement dductif.

Do lon voit quentre lapriorisme naturaliste, proche au fond de lempirisme logique, et celui de WalrasXE "Walras (L.)", plus XE "Descartes (R.):cartsien" cartsien, la diffrence nest pas radicale, puisquil sagit, pour lun et lautre, de construire une logique gnrale de lefficacit dont le paradigme de base est le principe de rationalit de lindividualisme mthodologique. Celui-ci pose que lorigine de tous les phnomnes conomiques et sociaux doit tre recherche dans lindividupoint de dpart de la thorie librale et que chacun calcule de manire optimale la satisfaction de ses besoins illimits (le bien-tre!) dans les limites de ses rares ressources. Outre une fixation institutionnelle des prix peu compatible avec le libre-changisme ce principe de rationalit postule que laction humaine est maximisatrice dutilit (utility-maximizing) et quelle na dautre fin que la poursuite indfinie du bien-tre priv (dont le contenu, tant livr lapprciation de chacun, parat tre un idal de limagination, moins quil ne soit dtermin objectivement par la quantit des biens prfrs). Un maximum dutilit oude moyens de jouir pour un minimun de dsutilit ou deffort et de travail, tel est le principe qui rgirait lactivit de lhomo conomicus.

Luvre de Gary BeckerXE "Becker (G.)", qui reprend la conception de lconomie de Von MisesXE "Mises (L. Von)" \i comme thorie gnrale de lagir et prtend tendre le principe de rationalit tous les comportements humains, rvle quel soubassement mtaphysique fonde lconomie politique utilitariste. Voici ce qucrit Grald BerthoudXE "Berthoud (G.)" \i sur ses ambitions, dans un article qui donne la mesure de ce que pourrait tre lentretien que nous appelons de nos vux:

En somme, sortie de la gangue philosophique pour se constituer en un savoir spcifique, lconomie, deux sicles plus tard environ, ne vise rien de moins que de prendre la place de la philosophie. Nul doute que la revendication dun processus conomique gnralis, depuis plusieurs dcennies, ne soit une manire darrter le processus sculaire de la fragmentation disciplinaire, pour tenter (avec dautres mthodes certes) de retrouver ltat initial dune approche englobante capable de penser le monde. [...] Cette runification, sous la bannire conomique, se fait bien videmment partir de lhypothse de la rationalit. [...] Un grand nombre de thories, qui disent fondamentalement la mme chose, se focalisent toutes sur une telle hypothse. Lide prvaut que seuls la rationalit et le calcul conomique permettraient dclairer les principes organisateurs de toute ralit biologique et culturelle.

Cependant, ce nest pas parce que nous invoquons, ou l, la pense grecque de la finitude, que nous prtendons y revenir. Rien ne serait plus vain ni dangereux. Le totalitarisme, le national-socialisme, le fascisme furent en partie des retours illusoires la clture des Anciens. Cest bien en avant, pensons-nous, quil faut se porter pour chercher la vrit de ltre, mme si ce pro-jet ne peut passer les bornes de notre finitude essentielle, et sil doit mme trouver dans lanticipation de cette finitude son a priori pratique, le seul capable de commander lanalytique existentiale de notre habitation futu