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Les arbres

Collection« Les petites conférences »dirigée par Gilberte Tsaï

Francis HalléLes arbres

Petite conférence

© Bayard Éditions, 201118, rue Barbes, 92128 Montrouge cedex

ISBN 978-2-227-48314-9

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Je ne songerai pas un instant à cacher la

sympathie que m’inspirent les arbres nil’admiration que j’éprouve à leur égard depuis trèslongtemps. Il y a quelque temps, j’étais dans unavion. Monte à côté de moi un industriel, c’était àTéhéran je crois. Nous commençons à discuter carnous avions une langue en commun et cet hommeme dit quelque chose que je n’ai jamais oublié :« Quel que soit votre métier, à un moment donnévous allez vous demander si vous n’êtes pas entrain de perdre votre temps, et même si vousn’avez pas une activité pernicieuse. Vous pouvezêtre commerçant, archevêque, marin pêcheur,musicien ou médecin, tôt ou tard vous aurezl’impression de perdre votre temps. Il existe uneseule exception : si vous plantez des arbres, vousêtes sûr que ce que vous faites est bien ». J’aibeaucoup aimé ce qu’il a dit.

Je les trouve vivants, très beaux,

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extraordinairement autonomes, et je reviendrai surce point car l’autonomie est essentielle : un arbredemande simplement qu’on le laisse tranquille. Jeles trouve très utiles pour l’espèce humaine,discrets, parfois un peu taiseux, et tout à fait nonviolents. Cela fait beaucoup de qualités dont nossociétés actuelles feraient bien de s’inspirer. Laquestion de savoir s’ils ont des défauts se poseégalement. Ce n’est pas vraiment un défaut, maisils sont tellement stables et silencieux que l’onfinit par ne plus les voir. Dans la ville, la plupartdes gens ne voient pas les arbres, ou alors ils neles voient que quand ils sont coupés. Pourbeaucoup de nos contemporains, ce ne sont pas desobjets vivants. Cette idée, évidemment fausse, estdue à leur discrétion et à leur silence.

Avant de vous expliquer pourquoi je les aimetant, je voudrais rappeler que certaines personnesne les aiment pas, des personnes illustres qui ontlaissé des traces écrites indiscutables de cemanque d’affection pour les arbres, comme Jean-Paul Sartre dans La nausée. Dans un jardin public,le narrateur réalise tout à coup qu’à côté de son

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banc se dresse un tronc, que des racines rentrentdans le sol et en sortent et cette vision lui estinsupportable. Il faut aussi citer Gilles Deleuze, unautre philosophe. Je ne critique pas ces auteurs, jene fais que recenser ce qu’ils pensaient des arbres.Dans un petit opuscule de quelques pages intituléRhizome, Gilles Deleuze voit dans l’arbre lesymbole même du totalitarisme. Je penseégalement à Ronald Reagan. Quand il étaitprésident des États-Unis, on l’a emmené voir lesséquoias en Californie et il a dit : « Quand vous enavez vu un vous les avez tous vus ». Prenez encoreSamuel Beckett. Dans En attendant Godot, unpersonnage qui s’appelle Estragon dit : « Un arbreça ne sert à rien, ça ne peut servir qu’à sependre ». C’est peut-être ce qui m’a stimulé pourécrire un Plaidoyer en faveur de l’arbre car jepense qu’il vaut vraiment mieux que ces opinionsnégatives.

Remarquez que les gens qui en ont dit du biensont beaucoup plus nombreux. À commencer parGiono, avec sa nouvelle L’homme qui plantait desarbres. Voltaire déjà vieux, retiré à Ferney, écrit à

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ses amis parisiens : « Je ne fais que planter desarbres : je sais que je suis trop vieux pour jamaispouvoir profiter ni de leurs fruits ni de leur ombre,mais je ne vois pas de meilleur moyen dem’occuper de l’avenir ». Cette phrase est trèsbelle. Il faudrait aussi parler du révolutionnaireDanton, de Hugo, Khalil Gibran, Gide, FrancisPonge pour lequel j’ai une tendresse particulièrecar nous venons de la même ville dans le midi etqui écrit : « Les animaux, c’est l’oral, les plantesc’est l’écrit ». Je trouve qu’il a saisi en quelquesmots une idée très importante. Les animaux sontbien gentils, ils sont drôles, ils me font rire, maisvous ne pouvez pas compter dessus parce qu’ilsbougent et ils ne seront plus là le lendemain.Tandis que vous pouvez compter sur l’arbre. Il nefaut pas oublier Rilke, Colette, Cendrars, PaulValéry qui dit des choses essentielles. Il a écrit unpetit livre de quelques pages intitulé Dialogue del’arbre. Quand j’étais étudiant, j’ai lu Dialogue del’arbre sans avoir de connaissance particulièredes arbres à l’époque, avec l’impression de ne pascomprendre ce qu’écrivait ce monsieur puisqu’il

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était littéraire et que j’étais scientifique. Je pensaisque nous n’étions pas faits pour nous comprendre,je n’ai pas profité de ce texte. Je l’ai relu il y aquelque temps et je le relis maintenantrégulièrement. Il écrit : « L’arbre fait voir sontemps ». Je trouve cela profond et puissant. Cespoètes et ces littérateurs ont parfois, dans desdomaines qui ne sont pas les leurs, car Valéry étaitplutôt mathématicien, des intuitions fulgurantes.« L’arbre fait voir son temps ». Effectivement, jecomprends maintenant ce qu’il voulait dire : unarbre, c’est du temps rendu visible. Pensez àGoethe, Cioran, Lord Bouddha qui dit : « L’arbreest un organisme tellement généreux qu’il offre sonombre à ceux qui viennent l’abattre ». Cette phraseaussi est belle. Il y a également Chateaubriand,Fabre et Mandela avec lequel je vais terminer.Nelson Mandela a passé vingt-sept ans en prison àRobben Island en face de Cape Town. Selon lui,s’il a survécu et est parvenu à rester en bonnesanté, c’est parce que les gardiens de prisonavaient compris qu’il aimait les plantes et luioffraient des moitiés de bidon sciés, remplis de

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bonne terre. Il y cultivait des légumes d’abordpour ses codétenus, puis pour toute la prison etfinalement pour l’île de Robben Island. Il faisaitaussi pousser des arbres fruitiers. Dans sonautobiographie, il écrit cette phrase que je trouvesuperbe : « Je suis en prison mais mes plantes sontlibres ».

Je voudrais partager avec vous une raisonobjective de cette sympathie que j’éprouve pourles arbres. Il s’agit du contraste extraordinaireentre le peu dont ils ont besoin et l’énormité de cequ’ils réalisent. Que faut-il à un arbre ? C’estfacile à trouver, c’est trivial : de l’eau, quelqueséléments minéraux qui se trouvent dans l’eau etdans le sol, de la lumière et du gaz carbonique,C02. Or, ce dernier, comme vous le savez, nonseulement nous n’en manquons pas mais nous enavons de plus en plus. Comment voulez-vousimaginer un être vivant plus frugal, plus modestedans ses besoins ? Incidemment, vous remarquezque l’eau, la lumière et le C02 sont identiquespartout, ce qui est très cohérent avec le fait que lesarbres, dans l’ensemble, ne se déplacent guère. Un

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animal, qui a des besoins alimentaires parfois trèsraffinés, est obligé de se déplacer. Un mot sur legaz carbonique. Vous savez qu’il est devenu unvéritable polluant. Depuis la fin de la SecondeGuerre mondiale et les années quarante, lescourbes de proportion de gaz carbonique dansl’atmosphère sont très inquiétantes. Ce gaz à effetde serre est beaucoup trop abondant et il est engrande partie responsable du réchauffement de laplanète et de tous les dérèglements climatiques quiy sont liés. La matière d’un arbre peut être énorme,ce sont des centaines de mètres cube de bois quipeuvent aller jusqu’à des milliers de tonnes. D’oùvient-elle ? Tout le monde sait qu’il n’y avait audépart qu’une graine minuscule. Il faut bien quecette énorme chose soit sortie de quelque part.Quand je pose la question à mes contemporains,les gens me répondent que la matière de l’arbresort du sol. Je suis désolé, cette réponse est fausse.Quand je vois les dessins animés que regardentmes petits-enfants, vous voyez effectivement lesarbres sortir du sol, un peu comme du dentifricequi sort d’un tube que vous pressez. Mais au

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contraire, l’arbre est un amoncellement depolluants atmosphériques qui viennent de l’air. Ilprend dans l’air le polluant dont je vous parle, legaz carbonique. Bien entendu, il fait unprélèvement sur le sol, mais c’est de l’ordre d’unecuillère à café, pas plus. L’essentiel lui vient d’uneépuration atmosphérique, on peut d’ailleurs tout àfait comparer un arbre à une usine d’épuration.C’est une raison supplémentaire de respecter lesarbres en ville. Il leur faut donc de l’eau, desminéraux, de la lumière et du C02. Quoi de plusbanal ?

À présent mettons au regard de cela l’ampleurde leurs réalisations. Ce décalage entre les deux necesse de m’étonner et me semble admirable. Nousconnaissons actuellement soixante-dix milleespèces d’arbres. Ce nombre croît très vite car lesbotanistes découvrent et décrivent chaque annéeprès d’une centaine d’espèces. La biomasse, c’est-à-dire le poids cumulé de tout ce qui est vivant etde tout ce qui l’a été et est maintenant mort, estcomposée à 90% par les arbres. Les plus grandsêtres vivants sont des arbres et ont toujours été des

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arbres pendant les ères géologiques antérieures. Leplus grand animal actuel est le rorqual bleu quimesure quarante mètres. Les plus grands arbresactuels sont les redwood de Californie, avec unrecord à cent vingt mètres, c’est-à-dire deux fois lahauteur des tours de Notre Dame de Paris. Sansconvoquer cet exemple extrême, prenez un arbretout à fait banal de quinze mètres de haut et essayezde calculer sa surface. Pourquoi ? Parce que,contrairement à nous, les arbres et les plantes sontdes êtres de surface. Ce n’est pas un mince travail,il faut procéder un peu par approximation. Il fautprendre chaque feuille recto-verso, développer lespetites branches au sens géométrique, c’est-à-direles transformer en rectangles, les moyennesbranches, les grandes branches et le tronc qui vadonner un grand rectangle. Vient ensuite leproblème des racines. J’estime la surface d’unarbre banal tel qu’on en trouve dans nos villes àdeux cents hectares, même si ce chiffre a puparaître excessif ou trop modeste à de nombreuxcollègues. Pensez qu’un arbre moyen, si vous ledéveloppez entièrement, va recouvrir toute la

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principauté de Monaco. Pour avoir une idée de cequ’est la surface d’un arbre, il suffit de se lereprésenter mouillé : il pèse alors deux fois plus,non pas parce que l’eau serait entrée à l’intérieurde ses tissus mais uniquement à cause de sa trèsvaste surface mouillée.

Les arbres ne sont pas seulement les plus grandsêtres vivants, ce sont aussi ceux qui vivent les plusvieux. La longévité des arbres est quelque chosequi m’intéresse beaucoup. Je ne suis paszoologiste mais je crois que l’animal qui vit leplus longtemps est une tortue géante des îlesSeychelles ; elle vit trois cents ans, plus longtempsqu’un être humain mais si peu par rapport auxarbres. Il y a quelque temps, j’ai admiré enCalifornie un arbre étonnant qui avait été foudroyéquand il était jeune et qui avait rejeté une énormesérie de gros troncs comme des colonnes. Ils’appelait « the Parthenon », le Parthénon, m’a ditle forestier américain qui m’accompagnait. Surprisde cet éclair de culture européenne dans un milieuoù on ne l’attend pas forcément, j’ai trouvé quel’analogie était belle et j’ai demandé l’âge de cet

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arbre. Trois mille ans. Ce n’est pas approximatif,ces arbres possèdent des cernes que l’on peutcompter. On n’imagine pas un arbre de Californiequi donnerait deux cernes dans l’année, onn’imagine pas non plus une année où il nepousserait pas et ne produirait pas de cerne, cen’est pas possible. Ce chiffre est donc vraimentfiable. J’ai alors recherché l’âge de notreParthénon d’Europe : deux mille quatre cents ans.Quand les Grecs ont décidé de construire le templed’Athéna sur la colline de l’Acropole, cet arbreavait déjà six cents ans, il faisait déjà cent mètresde haut et quatre mètres de diamètre. C’estprobablement l’époque où il a été foudroyé sansmourir. Toute l’histoire de notre civilisationgréco-latine tient dans la vie d’un arbre. Pour nousautres Européens, le Parthénon symbolise lecommencement de notre culture. Les Pinuslongaeva, également en Californie, qui sont âgésde cinq mille ans, ont germé au moment où lespharaons égyptiens construisaient les pyramides.Le record actuel – je précise, « actuel », car jesuis sûr qu’il sera dépassé un jour – est de

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quarante-trois mille ans pour un arbre deTasmanie, la grande île au sud du continentaustralien, qui s’appelle le Houx Royal deTasmanie. Quarante-trois mille ans, celacorrespond au Pléistocène qui a précédé notre èregéologique actuelle. À cette époque, il n’existaitpas une espèce humaine comme aujourd’hui, maisdeux : la nôtre, Homo sapiens, et l’homme deNéandertal, beaucoup plus fort. Toute l’histoire denotre évolution biologique tient dans la vie d’unarbre.

Comment font ces arbres pour vivre aussivieux ? Prenons l’exemple de l’olivier qui poussecomme un petit arbre normal. Sur son tronc, depetites bosses se dirigent vers le bas année aprèsannée et finissent par atteindre le sol pour formerune flaque, comme des gouttes de cire le longd’une chandelle. Sur cette flaque qui peut avoir lataille d’une scène de théâtre, il sort des milliersd’oliviers. Certains sont grands, vieux, peut-êtremême déjà morts, d’autres sont vigoureux et enpleine production et, en dessous, vous avez uneinfinité de petits oliviers, et tout cela est issu d’une

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graine unique. L’olivier a en lui-même toute unedynamique forestière. À Roquebrune sur la côted’Azur, il existe un olivier contemporain de lavoie romaine qui allait de Rome à Narbonne quel’on appelait la Narbonnaise. Il a deux mille ans etne montre aucun signe de sénescence.

Beaucoup d’arbres sont potentiellementimmortels, ce qui signifie qu’ils n’ont pas deprogramme de sénescence. Placez un arbre dansles meilleures conditions possibles pendant toutesa vie et mettez le scrupuleusement à l’abri detoutes les attaques, de tous les dangers, de tous lesévénements fâcheux qui peuvent lui arriver : vousvous apercevrez qu’il ne meurt pas. Tant que vouslui assurerez de bonnes conditions, il resteravivant et continuera à pousser. Qu’est-ce qu’unprogramme de sénescence ? Je prends le cas del’être humain dont la sénescence est la mieuxconnue car la plus étudiée. Nous avons vingt-sixmille gènes, c’est-à-dire des particuleshéréditaires qui sont responsables de la couleur denos yeux, de l’aspect de nos cheveux, de noscaractères physiques. Au départ, chez un enfant,

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ces gènes fonctionnent tous, ils sont tous actifs et, àmesure que les années passent, nos gèness’éteignent comme des chandelles sur lesquelleson mettrait un dé à coudre. Cela s’appelle laméthylation. Nous gardons nos vingt-six millegènes jusqu’à notre dernier souffle, mais le nombrede gènes actifs diminue. Des collègues espagnolsde l’université d’Oviedo dans le nord del’Espagne, ont démontré récemment que cela ne sepasse pas du tout de la même manière chez lesarbres. Des méthylations ont lieu mais pendantl’année, entre le printemps et l’hiver. Au printempssuivant, quand les bourgeons s’ouvrent, unedéméthylation totale a lieu et l’arbre retrouve desgènes actifs aussi nombreux que quand il étaitjeune. Ces organismes vivants bénéficient d’unedéméthylase, un enzyme capable de retirer lecapuchon de méthylation. Certains gérontologuess’interrogent d’ailleurs sur l’absence de cetenzyme chez l’homme.

Un mot sur le génome. Le génome est lacollection de tous nos gènes, vingt-six mille doncpour l’être humain. Ce chiffre a été proclamé il y a

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une dizaine d’années aux États-Unis comme unevictoire. L’être humain s’est toujours placé ausommet de révolution, cette position est auto-proclamée mais c’est ainsi. Manque de chance,deux ans après, le génome du riz, cinquante millegènes, remit en cause la règle simple selonlaquelle plus un être vivant est évolué, plus il a degènes. Seul le généticien Axel Kahn demande quel’on n’abandonne pas la règle en question. « Si leriz a plus de gènes que l’être humain, nous dit-il,c’est qu’il est plus évolué que nous. » Devant lastupeur et l’incrédulité manifestées par sonauditoire, il dit : « Essayez de passer l’hiver lepied dans l’eau froide à vous nourrirexclusivement du pâle soleil et du gaz carbonique,vous n’y arriverez pas car nous ne possédons pasun nombre suffisant de gènes, notre génome esttrop petit pour parvenir à ces performances ». Jevoudrais dissiper un malentendu. Nous ne faisonspas la course avec les plantes, car pour faire lacourse encore faudrait-il courir dans le même sens.Or nous avons l’impression que les plantes sontparties dans un sens et les animaux dans un autre et

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je crois qu’il faut avoir simplement la modestied’admettre que les plantes sont allées plus loindans leur direction que nous dans la nôtre.

La biochimie des arbres est passionnante. Dufait qu’elles sont fixes, ces plantes doivent sedéfendre contre beaucoup de choses grâce à unevéritable virtuosité biochimique. Il existe desarbres médicinaux, dont le plus connu est sansdoute le quinquina qui nous a servi pendant denombreuses années à soigner la malaria et quireste encore un des meilleurs traitements contre lepaludisme. Le gingko est maintenant cultivé enabondance dans le sud de l’Europe et sert à fairecirculer le sang dans le cerveau, certainesmolécules de l’if sont quant à elles le meilleurtraitement actuel contre le cancer. Les arbresmédicinaux ne manquent donc pas, mais jevoudrais plutôt m’intéresser au contrôle de lapluie. Un arbre est une énorme surface qui envoiedans l’atmosphère des tonnes de vapeur d’eau, cequi est presque sa fonction. En parallèle, il y a unevingtaine d’années, une équipe de chercheurs dontje faisais partie a travaillé au Gabon et s’est

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aperçue que chaque espèce d’arbre émettait desmolécules volatiles et spécifiques. Les Anglais ontdonné le terme de VOC, « volatil organiccompound » à ces molécules organiques quipartent dans l’atmosphère. Très récemment, unchercheur brésilien, Antonio Nobre qui travailleau centre du bassin amazonien dans un très beaulaboratoire qui s’appelle INPA (Institut deRecherche sur l’Amazonie), a trouvé le rôle de cesémissions. Il ne suffit pas que de la vapeur d’eausoit présente dans l’atmosphère pour qu’il pleuve.Il faut des germes autour desquels s’agglomèrentles molécules d’eau de plus en plus nombreuses,de sorte qu’elles finissent par former une goutted’eau qui tombe. Ces germes peuvent être de lapoussière mais il n’y en a pas au-dessus de la forêtamazonienne. Ce sont alors les VOC qui servent degermes. Ces molécules émises par les arbres sonttrès variées, elles comportent de l’éthanol, duformaldéhyde, divers enzymes, et une moléculeassez dangereuse, le méthylmercaptan, un polluant.Notons aussitôt que nous pouvons tout à fait vivreà côté de quelques molécules de méthylmercaptan.

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Non seulement les arbres envoient la vapeur d’eaudans l’atmosphère, mais ils sont égalementcapables de contrôler le retour de cette eau sousforme de pluie. Quand j’étais tout jeune chercheuren Afrique, je me rappelle avoir aperçu en pleinesavane un nuage à l’horizon. Après avoir mis lecap dans cette direction, nous avons découvert unepetite forêt en dessous de ce nuage. Quelqueshectares de forêt suffisent pour qu’il pleuve.

Autre performance biochimique, lacommunication entre les arbres. Il y trente ans,cette idée aurait fait rire tout le monde car elleétait totalement inconnue. La date clé est 1990,l’année où un collègue de l’université de Pretoriaen Afrique du Sud, Van Hoven, a mis en évidencele fait que les arbres communiquaient entre eux.Dans la savane autour de Pretoria on trouve depetits arbres de 5 mètres de haut, des acaciascaffra, et de grandes gazelles que l’on appelle deskoudous. Ces acacias servent de nourriture auxkoudous. Van Hoven a examiné avec précisioncette situation. Chose curieuse, les gazellesmangent les feuilles de l’acacia pendant très peu

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de temps, vingt secondes, puis s’en vont, alorsqu’elles ont de toute évidence encore faim.Pourquoi ? Van Hoven a comparé la constitutionbiochimique des feuilles d’acacia avant et après leprélèvement par le koudou. Première découverte :une modification fulgurante de la biochimie de lafeuille a lieu puisqu’elle était comestible avant leprélèvement et devient impropre à laconsommation, on peut même dire toxique, aprèsces quelques coups de dents que lui a infligés lekoudou. Ce premier résultat ne manque pasd’intérêt, mais la suite est plus intéressante encore.Le koudou quitte l’acacia A et va vers un acacia B.Il est facile de se rendre compte que pour aller deA à B, il remonte le vent. Les acacias qui sont del’autre côté, sous le vent, sont tous devenustoxiques. L’acacia A, le premier à s’être faitmanger, a envoyé aux autres un message que jepeux traduire : « attention les amis, il y a unkoudou dans les parages, si vous ne voulez pasvous faire prélever quelques feuilles, c’est lemoment de devenir toxiques ». S’il a été rapide decomprendre que le message descendait avec le

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vent, il a été un peu plus long de déterminer que lamolécule impliquée était l’éthylène, quelque chosed’assez simple qui fait partie des hormonesvégétales. Van Hoven a qualifié son arbre« d’altruiste ». D’une façon générale, je n’aimepas trop que l’on prête des sentiments humains auxarbres. Mais il faut reconnaître que dans ce casprécis, ce n’est pas mal choisi parce que cetacacia nourrit les koudous, même s’il s’agit depetites portions, alors qu’une autre solution auraitconsisté à être toxique en permanence. Beaucoupde plantes se mettent ainsi à l’abri des prédateurs.L’acacia caffra devient toxique quand il en abesoin et redevient comestible en vingt-quatreheures. Il nourrit donc les koudous et prévient sescopains par une sorte d’altruisme. Aujourd’hui,beaucoup de laboratoires dans le mondes’occupent de ces communications entre les arbres.Outre cette communication par voie aérienne, il enexiste d’autres, de types très différents. Les arbresvivent en symbiose avec des champignons du sol,sans lesquels les arbres n’existeraient pas. Ils leurpermettent de communiquer les uns avec les autres

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car un même champignon peut être symbiote dedeux arbres très éloignés l’un de l’autre et quiéventuellement ne sont pas de la même espèce. Parexemple, si un arbre manque d’un certain élémentcomme du phosphore, les arbres voisins lui enenvoient par le biais du filament du champignon.En 1996, mon collège Danchin a montré dans sonarticle « Le cri du haricot », qu’un haricot parasitépar des pucerons émet un VOC dans l’atmosphèrequi attire les prédateurs des pucerons. Commentimaginer un pesticide moins polluant ni plusefficace ? Voilà comment les plantescommuniquent entre elles et avec les animaux.

Il faut aussi s’intéresser à l’étrange question desfeuilles souterraines. Les racines longuessouterraines portent également des feuilles.Pendant longtemps, on les a appelées des racinesfines, ou encore « brachyrhizes ». Mais grâce auxtravaux des paléo-botanistes qui étudient lesplantes fossiles, nous savons maintenant que cesont des feuilles. Issu d’une époque géologiquetrès ancienne, le Carbonifère, l’arbre appeléLepidodendron est un des fossiles les mieux

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connus. Chez lui, il n’existe pas de différence entreles branches feuillées et les racines longuesportant des racines fines, au point qu’il estimpossible de distinguer les fossiles aériens ousouterrains. Cette symétrie de l’arbre, qui fait dusol un véritable miroir n’existe plus, mais unesymétrie fonctionnelle demeure.

Quand ils perdent leurs feuilles au mois denovembre, ils perdent aussi les racines finessouterraines. Elles ne tombent pas car elles sontdéjà dans le sol, mais elles meurent. Au printemps,la racine longue s’allonge en même temps que lesbranches. Sur les nouveaux allongements desbranches, poussent de nouvelles feuilles, hors deterre comme dans le sol. Cette découverte n’a pasqu’un intérêt théorique : le champignon qu’onappelle la truffe s’installe dans ces feuillessouterraines. Les trufficulteurs sont donc trèsheureux de savoir qu’il existe des feuillessouterraines.

Un autre point, dans un domaine tout à faitdifférent, a lui aussi ébranlé la communautéscientifique : l’influence de la lune. À la

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campagne, les vieux tiennent compte des phases dela lune pour toutes sortes de travaux du jardinage :semer, transplanter, bouturer. Jusqu’à une datetoute récente, la communauté scientifique observaitce phénomène, qu’elle jugeait subjectif etempirique, avec une certaine condescendance. AuCameroun par exemple, l’influence de la lune surl’agriculture est évidente. Mais ici, nous n’aimonspas l’empirisme, nous préférons qu’une théorienous aide à comprendre. En 1998, dans la granderevue britannique Nature, une équipe suisse,italienne et française a publié un article intitulé« Le diamètre des troncs d’arbres varie avec lamarée ». Ce mélange entre le diamètre des troncsdes arbres et un phénomène strictementastronomique comme la marée peut paraîtreétonnant. Quand la lune tire, la marée est haute àcet endroit et un arbre devient un peu plus haut etun peu plus étroit. Un arbre représente une massed’eau suffisante pour que l’attraction lunaire soitmesurable. Quand la lune ne tire pas, l’arbre est unpeu plus bas et un peu plus gros. La marée est unerésultante des deux astres, la lune mais aussi le

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soleil. Si lune et soleil tirent dans le même sens,cela produit ce que les marins appellent les« vives eaux » avec un marnage important. Quandles deux astres tirent dans un sens opposé, il enrésulte les « mortes eaux » avec un marnage trèsfaible. On retrouve tout cela sur les diamètres destroncs. Cet exemple est très intéressant sur le planépistémologique : une tradition empirique trèsancienne de l’influence de la lune sur les plantes etplus particulièrement sur les arbres qui a prévalusur tous les continents et à toutes les époques, setrouve validée sur le plan scientifique. Olivier deSerres écrivait au XVIe siècle : « Le point de lalune est remarquable pour en croissant tailler lebois de chauffage et en décours le bois desbâtiments ». Selon la phase de la lune, vous nefaites rien de plus précieux que du bois de feu oubien vous faites des charpentes qui seront encorelà dans cinq siècles. La Suisse est le paysd’Europe le plus avancé dans le domaine du boiset de son utilisation. Vous savez qu’on construitbeaucoup de maisons en bois en Suisse, deschalets. Si vous n’avez pas trop d’argent, vous

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faites bâtir un chalet qui durera cinquante ans maispas beaucoup plus. Si vous avez des moyens plusconséquents, vous achetez du « bois de la lune »,c’est ainsi qu’il s’appelle, et vous construisez unchalet qui durera trois siècles sans problème. LesSuisses fabriquent même des cheminées en bois. Ilfaut faire très attention à l’époque où l’on abatl’arbre, sinon la cheminée risque de brûler. Maisle même arbre peut devenir incombustible. Uncorps de métier n’a jamais cessé de prendre encompte les phases de la lune, ce sont les luthiers,qui fabriquent des instruments de musique. Ceuxqui font des stradivarius ne prendraient jamais unbois dont ils ne savent pas à quelle époque de lalune il a été abattu. Ils suivent une grande partie dela vie de l’arbre et vont procéder à l’abattage aumeilleur moment de l’année, c’est-à-dire en pleinhiver quand la lune est invisible.

Je termine avec une question un peu délicate, unequestion identitaire : les ancêtres de l’espècehumaine vivaient-ils dans les arbres ? Cettequestion scientifique très sérieuse oppose, en

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France même et en ce moment, deux écoles. Lesuns pensent que nos ancêtres vivaient dans lesarbres, que nous descendons d’organismesarboricoles, les autres n’y croient pas du tout.Yvette Deloison, maître de recherche au CNRS,écrit dans son livre Préhistoire du piéton, quenous pouvons remonter aussi loin que possibledans l’ascendance de l’être humain, noustrouverons toujours des organismes terrestres,verticaux et bipèdes. Notre ascendance, dit YvetteDeloison, n’a rien à voir avec les arbres. Uneécole opposée à cette manière de voir se situe ducôté du Collège de France avec Yves Coppens,Pascal Picq, des paléo-anthropologues dont jepartage les idées, qui pensent qu’aux origines denotre genre Homo il existait des animauxarboricoles. Cette question ancienne n’est pasrésolue. Quand Darwin est revenu de son tour dumonde sur le Beagle et qu’il a écrit après plusieursannées cette phrase que tout le monde connaît,« l’homme descend du singe », cela signifiait queselon lui, nos ancêtres étaient arboricoles.Aujourd’hui, nous n’exprimerions plus cette

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conviction de la même manière. Le singe etl’homme étant contemporains, ils ne peuvent doncpas descendre l’un de l’autre. Dans le langageévolutif actuel, il faudrait dire que l’homme et lesinge ont un ancêtre commun. Lorsque Darwin aaffirmé cette idée, il a créé une véritable paniqueen Grande Bretagne. L’Empire britanniques’établissait sur l’Afrique de l’Est et les Anglaisde l’époque victorienne n’étaient pas du toutd’accord pour avoir des singes comme ancêtres.Darwin fut décrété « l’homme le plus dangereuxd’Angleterre ». Une personne de la bonne sociétévictorienne a même eu ces mots : « Pourvu que cepetit monsieur Darwin se trompe, et si par malheuril avait raison, pourvu que cela puisse rester entrenous ». Pourquoi un tel refus ? Les Anglais de cetteépoque ne connaissaient les singes qu’enfermésdans des zoos où ils étaient malheureux, sales,vicieux… J’ai eu la chance de vivre sur lacanopée et de voir des singes autour de moi. Cesont de superbes animaux et bien dignes d’être nosancêtres !

Ils sont gentils, ils sont assez nerveux, il y a

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parfois des disputes farouches mais ils ont de trèsbonnes techniques pour résoudre les conflits.Coppens, qui m’a beaucoup inspiré, dit que nosancêtres étaient les « seigneurs de la canopée ».Cette idée me plaît. Ce n’est pas récent : l’originede notre genre (au sens naturaliste du mot) Homose situe à la jonction entre l’Oligocène et leMiocène, c’est-à-dire entre moins trente et moinsquinze millions d’année, en Afrique de l’Est, auxlatitudes équatoriales, dans les canopées.

Admettons que nos ancêtres soient arboricoles etposons-nous la question : y a-t-il quelque chosedans notre organisation physique actuelle quirappelle cette époque ? Existe-t-il des souvenirsde notre origine arboricole ? La réponse est oui.L’être humain est un animal vertical, phénomènetrès rare. Il existe très peu d’animaux verticaux.L’hippocampe se déplace de manière verticale,tout comme quelques poissons tropicaux qui nagentla tête en bas entre les épines des grands oursins.Le manchot empereur, célèbre depuis le film Lamarche de l’empereur réalisé par Luc Jacquet,marche à la verticale comme un petit bonhomme.

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Et il y a nous. C’est un fait qu’il faut expliquer. Ilexiste deux sortes de singes, ceux qui marchent àquatre pattes sur les branches qui ne nousintéressent pas ici, et ceux qui pratiquent labrachiation, une fantastique manière de sedéplacer. Ils attrapent une branche avec une mainet se balancent de manière à en attraper une autreavec une autre main, à presque deux mètres dedistance. Les gibbons d’Asie par exemple sedéplacent ainsi par brachiation, offrant unspectacle admirable, d’autant plus qu’ils ont deschants fabuleux. Ils descendent au sol de temps entemps, spontanément, ils ne sont pas très à leuraise mais ils sont verticaux et marchent sur deuxpieds. Selon Coppens et Picq, nous devons notreverticalité à nos ancêtres qui pratiquaient labrachiation. Une autre chose importante : nousavons une main dont le pouce peut s’opposer àn’importe lequel des autres doigts, idéal pourpratiquer la brachiation. Tous les singesbrachiateurs, car les gibbons ne sont pas les seuls,il y en a d’autres notamment en Amérique du Sud,possèdent une main structurée de cette façon. Ceci

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est tout à fait dans le sens de l’évolution. Unorgane inventé dans un but précis, peut demeurers’il retrouve une autre utilité. Que ce soit lemanche d’un outil ou le volant d’un camion, lamain fait l’affaire et nous l’avons donc gardée.Mais elle n’a pas été inventée dans ce but, elle asans doute été inventée pour la brachiation. Nousavons les yeux rapprochés et nous avons de ce faitun visage, ceci est lié au déplacement en troisdimensions qu’impose le déplacement dans lacanopée. Je le sais d’expérience, il faut une trèsbonne perception du relief pour se déplacer dansla canopée. Si vous voulez saisir une branche encroyant qu’elle est devant alors qu’elle estderrière, c’est la chute assurée et comme vous êtesà cinquante mètres de haut, c’est la mort : lasélection darwinienne joue à plein.

Il est donc vital de voir le relief. Pour voir cerelief, il faut avoir les yeux proches l’un de l’autre.Si nous ne sommes pas aussi ambitieux, si nous nenous déplaçons que sur un plan, nous pouvonsavoir un œil de chaque côté. En général, lespoissons ont un œil de chaque côté. Nos yeux

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rapprochés seraient donc aussi un souvenir denotre ascendance arboricole. Bien entendu, avoirles yeux sur le devant comporte un inconvénient,un grand angle mort par-derrière. L’animal qui aun œil de chaque côté peut voir pratiquement toutautour de lui tandis que je ne vois pas ce qui setrouve derrière moi. Certains anthropologuesaméricains ont imaginé que la vie en sociétédécoulerait de cet angle mort et de la nécessitéqu’il soit couvert par un ami. Je constate que lesgrands primates dans les canopées ne sont jamaisseuls, ils vivent en petites troupes de huit ou neufindividus et bien qu’ils se disputent copieusement,ils sont là pour surveiller l’intégrité du groupe. Enpesant mes mots, je terminerai cette petiteconférence en vous disant ceci : sans les arbres,nous ne serions pas des êtres humains. Je ne saispas ce que nous serions mais sur le plan physique,nous n’aurions pas l’allure que nous avonsmaintenant.

Montreuil le 5 février 2011

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Questions/Réponses

Je voulais savoir si tous les arbres étaientsexués ?

Je n’en connais pas un seul qui ne le soit pas. Et les fougères ?Les fougères sont sexuées. Il existe des fougères

arborescentes gigantesques de vingt-cinq mètres dehaut, mais elles ont un sexe.

La reproduction n’est que sexuée ?Non, elle peut être végétative, notamment chez

les fougères, mais le sexe est là, mâle et femelle.Je crois pouvoir répondre catégoriquement quetous les arbres sont sexués.

Vous avez dit que nous perdons des gènes, je

ne comprends pas ce que cela veut dire.Ils s’éteignent, cela ne veut pas dire que nous les

perdons. Je ne sais pas quelle est la couleur de tesyeux mais ils ont forcément une couleur. Quand tuétais un tout petit enfant, le gène dont tu disposes a

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imposé la couleur de tes yeux, puis ce gène vas’éteindre, tu n’en as plus besoin puisque les yeuxsont là. Voilà un gène qui peut s’éteindre sansposer de problème. L’ennui, c’est que même desgènes qui fonctionnaient encore et dont nous avonsencore besoin s’éteignent, voilà ce que nousperdons. Encore une fois, le gène ne disparaît pas,c’est comme une bougie qu’on aurait soufflée. Sinous arrivions à les rallumer, cela pourrait êtreassez intéressant.

Quel est le plus gros diamètre de tronc

d’arbre ?C’est une bonne question ; des compétitions

internationales ont eu lieu pour savoir quel était leplus gros tronc d’arbre.

Le record actuel est un arbre mexicain, vivant àSanta Maria del Tule ; le cyprès de Tule possèdeun tronc qui fait bien la largeur de la scène duthéâtre. Comme les concurrents n’étaient pascontents, ils ont essayé de démontrer qu’ils’agissait de plusieurs arbres soudés. Une étudegénétique a confirmé que ce tronc était celui d’un

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seul et unique arbre. Le cyprès de Tule possèdedonc actuellement le plus gros diamètre de tronc.Attention, il existe un concurrent sérieux en Sicilesur les pentes de l’Etna. Tu sais sans doute quequand les arbres deviennent très vieux ils sontsouvent creux. En Sicile, un cercle de châtaignierqu’on appelle l’arbre des cent chevaux parcequ’on peut y mettre tout un troupeau d’animaux,serait un châtaignier creux dont les morceaux sontséparés les uns des autres et continuent de pousser.

S’avez-vous pourquoi certains arbres vivent

plus longtemps que d’autres ?C’est une excellente question. Tous les arbres ne

sont pas potentiellement immortels. Un palmier parexemple ne dépasse pas un siècle et demi. Unbouleau, cet arbre à l’écorce blanche, vit cinquanteans, pas plus. Dans les régions tropicales, lesparasoliers, de très beaux arbres, ne vivent pasplus de cinquante ans. Il ne faut donc pasgénéraliser. Certains arbres vivent peu de temps etd’autres sont potentiellement immortels. Taquestion est de savoir comment les distinguer.

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C’est encore un peu tôt pour le dire, mais jecommence à me douter de certaines choses. Unparasolier n’a pas l’allure d’un arbre qui vitlongtemps, ce n’est pas très scientifique mais ilexiste des sortes de bois mous qui ne pourront pasdurer très longtemps. Le bouleau est mou, les pinssont mous, les palmiers ne sont pas vraiment dubois. Par contre, les arbres comme le chêne, lemeranti en Asie ou le moabi en Afrique sont desgros bois durs. Si l’arbre est maintenu dans debonnes conditions, il peut vivre éternellement. Jesuis peut-être passé trop vite sur ce point. Un arbrepeut mourir, bien sûr, tous les arbres peuventmourir. Simplement, quand un arbre meurt, c’estpour une raison extérieure à lui-même puisqu’il nepossède pas de programme de sénescence. Il peutmourir parce que le vent l’a fait tomber, à cause dugel, de la foudre, des parasites ou d’une attaque deprédateurs mais tout cela est en dehors de lui, cen’est pas inclus dans un programme.

Mais certains arbres sont programmés pour

mourir, par exemple les saules pleureurs qui

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poussent très vite. Plus ils poussent vite, moinsils durent longtemps ?

Non, attention à ces évidences. Vous savez quel’on fait des têtards ou des trognes avec le saulepleureur ? C’était une pratique dans toute l’Europeet ça l’est encore dans une large mesure. On lecoupe à hauteur d’homme, il donne une quantité derejets que l’on coupe pour faire des fagots et on estsûr qu’il y aura encore des rejets l’année suivante.Vous pourrez donc le traiter en trogne ou en têtard,le faire pendant des milliers d’années. Ceciprolonge son existence.

Si on ne l’avait pas touché, il aurait vécu moinsd’un siècle, mais si on le traite de cette façon-là, ilpeut vivre indéfiniment et devient potentiellementimmortel.

Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur les

arbres ?Quand j’avais ton âge la France était en guerre

contre l’Allemagne. Nos parents nous avaientemmenés en Seine et Marne dans un petit terrainqu’ils avaient là-bas. J’ai six frères et sœurs, nous

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étions sept plus deux parents, cela faisait neuf.Nous avons vécu pendant toute l’occupationallemande sur un terrain qui n’avait pas un hectare.J’ai oublié de dire que mon père était agronome, ilsavait comment faire pousser les plantes et éleverdes animaux. J’en ai gardé l’idée qu’avec un lopinde terre bien mené vous pouvez nourrir beaucoupde monde. Non seulement nous avons bien vécumais tous nos voisins ont pu bénéficier de paniersqu’on leur envoyait. Ce sont des choses que l’ongarde en soi. Pour moi un arbre fruitier ou un arbrepour faire du bois est une solution et sera toujoursune solution. Il faut lire Le recours aux forêts deMichel Onfray. Je repense à cette histoired’ascendance arboricole, j’ai fait cette observationau Cameroun encore tout récemment. Vous êtes enforêt et vous entendez tout à coup un bruit, voussentez qu’un animal est dans les parages. Vousn’avez pas le temps de le voir mais vous savezqu’il est très gros et qu’il vaut mieux être méfiant.Dans cette situation, tout le monde cherche unarbre auquel grimper. Je ne dis pas que nous yarrivons mais nous repérons un arbre parce que

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nous savons que l’arbre, pour nous, représente lasécurité.

Voilà pourquoi les arbres m’intéressent. Combien existe-t-il d’espèces d’arbres ?Soixante-dix mille mais, comme je l’ai dit, cela

augmente très vite, il faut en rajouter une centainepar an, découvertes par des botanistes quitravaillent dans des régions forestières encore peuconnues.

Pourquoi les cernes des arbres ont-elles

différentes couleurs ?Bonne question. Quand le bois est jeune, il est

blanc, enfin très clair et la sève circule alors sansproblème dans ce bois blanc qui est d’ailleursextérieur. Le bois vieillit puisque des couches serajoutent chaque année de plus en plus àl’extérieur, et le bois qui se trouve au centre meurt.Un arbre est surtout du bois mort où la sève necoule plus. Des tanins s’y accumulent et font dubois brun, jaune foncé ou parfois totalement noircomme dans ces arbres fabuleux qu’on appelle des

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bois d’ébène où le centre est noir et d’une duretéincroyable à tel point qu’il semble de la pierre.Voilà pourquoi le bois a plusieurs couleurs, parcequ’il y a le bois jeune et le bois vieux.

Existe-t-il un arbre qui n’a pas besoin de

lumière ?Un arbre qui n’aurait pas besoin de lumière ? Ce

serait un « arbre moteur » comme au fond de lacale d’un navire. Non, tous les vrais arbres ontbesoin de lumière. Il existe de petites plantes quiarrivent à vivre dans le noir mais elles ne sont pastrès hautes. Il n’existe pas d’arbre qui puisse sepasser de lumière. Ils n’ont pas besoin de grand-chose mais ils sont intraitables sur le peu qu’il leurfaut. La lumière fait vraiment partie de leursexigences.

Quand on plante un arbre, qu’y a-t-il à

l’intérieur de la graine ?Il y a un tout petit arbre. Cela paraît drôle mais

si on prend une graine et qu’on la casse en deux,on s’aperçoit qu’il y a au milieu un tout petit arbre,

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avec des petites racines, une petite tige et de toutespetites feuilles. Dans le fond, la croissance d’unarbre est la croissance de cet embryon que l’onvoit au milieu de la graine. Le frêne est le meilleurarbre pour comprendre cela. Si tu trouves unegraine de frêne, il faut prendre un couteau etl’ouvrir en long pour voir le petit frêne qui setrouve dedans.

Est-ce que les cactus aussi émettent des

germes ?Oui, toutes les plantes qui donnent des graines

émettent des germes. Cela ne fonctionne pas pourla fougère, par exemple, car il n’existe pas degraine de fougère. Dans une graine de cactus, ontrouve un petit cactus en réduction. On voit souventles cactus comme des plantes en pot, une boulecouverte d’épines, mais ils deviennent de grandsarbres, parfois énormes. Les plus grands cactus netiendraient pas sous ce toit. Ils deviennent de trèsgrands arbres, ce fait est peu connu.

Les cactus ont besoin d’eau pour pouvoir

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pousser ?Absolument, ils ont autant besoin d’eau que les

autres arbres. Simplement quand il y a de l’eau lecactus se gonfle d’eau comme un réservoir. Il peutdonc se passer d’eau pendant des mois et des moispuisqu’elle est déjà à l’intérieur de sa propre tigeet de ses feuilles, car certains cactus ont desfeuilles.

Ils ont de très grands systèmes de racines et,quand il pleut, la moindre trace d’humidité estcanalisée vers le cactus qui se charge d’une granderéserve d’eau, ce qui lui permet ensuite de s’enpasser. Mais ses besoins en eau sont équivalents àceux de n’importe quel autre arbre.

Pour moi, être vivant voulait dire naître et

mourir. L’arbre serait donc un être vivantimmortel ?

Toute la biologie est dominée par l’observationdes animaux et surtout des êtres humains. C’estpour cette raison que nous nous sommes mis dansla tête que tous les êtres vivants sont mortels,parce que nous sommes mortels. Mais ce n’est pas

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le problème des arbres : vous remarquez qu’ilsn’ont pas été invités au débat. Nous ne pouvonspas prévoir la manière dont les arbres et lesplantes en général vont fonctionner car, encore unefois, notre biologie est dominée par l’examen del’animal et de l’être humain. Si tout va bien,certains arbres n’ont aucune raison de mourir. Ilfaudrait être plus précis. Un très grand arbre estessentiellement du bois mort, une pellicule vivantesur un énorme amoncellement de bois mort. Il y aquelque temps j’ai parlé à des élèves de Vilvoordedans la banlieue de Bruxelles et j’ai beaucoupadmiré ce qu’ils m’ont dit : « Pourquoi abattons-nous les arbres pour prendre leur bois ? Il suffiraitde les creuser par l’intérieur ». Cela paraîtutopique mais il y a là une excellente idée : nouspourrions prendre le bois mort d’un arbre sansl’abattre de sorte qu’il continuerait à produire dubois. Il va falloir réfléchir à ces choses.

Certaines espèces d’arbres ont-elles disparu ?

Vous qui avez voyagé dans le monde entier,j’aimerais vous poser une question sur l’état des

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arbres et de leur avenir, compte tenu de lapollution.

Oui, beaucoup d’arbres ont disparu. Sur cetteplanète, les arbres existent depuis le Dévonien,c’est-à-dire trois cent quatre-vingts millionsd’années. Les arbres qui existaient à cette époquen’étaient pas du tout les nôtres et ils ont disparu.Les hommes n’y étaient pour rien, tout simplementparce qu’ils n’étaient pas là. Il est normal qu’uneespèce vivante disparaisse. Le problème est desavoir si l’homme fait disparaître des espècesd’arbres, ceci rejoint votre seconde question surl’état des arbres de cette planète. Concernant leurréaction aux pollutions, je ne suis pas du toutpessimiste. Un arbre se bâtit à l’aide de polluants.Il se comporte beaucoup mieux que nous face auxpolluants, il est même capable de les utiliser. Quecraignent les arbres de la planète ? Nous. Nous nesommes même pas leur principal adversaire, noussommes leur seul adversaire. Je travaille dans lesforêts équatoriales où je vois travailler lescompagnies d’exploitation forestière. Un hommeavec une scie à chaînes fait tomber en un quart

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d’heure un arbre de trois ou quatre mille ans pourle profit de gens qui n’ont jamais mis un pied enforêt et qui n’ont aucune envie d’y venir. Le dangerpour les arbres de notre planète, c’est nous. Biensûr, il existe des maladies capables de tuer desarbres, et des vents trop forts qui les font tomber.Mais les maladies et les tempêtes, en éliminant lesarbres faibles, sélectionnent les arbres forts,contribuant ainsi à améliorer les espèces. Ledrame, avec l’homme, c’est qu’il fait tomber lesplus beaux arbres en épargnant les moins beaux :cela a pour effet d’affaiblir les espèces à longterme.

Si on coupe un arbre à la souche, va-t-il

repousser ?Cela dépend des arbres, il n’y a pas de règle

générale. Si on coupe un pin, il ne rejette pas.Mais si on coupe un chêne, il va redonner unchêne, dans quelques années on ne verra mêmeplus qu’il a été coupé. La réponse est même pluscompliquée que cela car certains arbres rejettentquand on les coupe jeunes, mais pas quand ils sont

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gros. En tout cas la réponse ne peut pas être simpleet unique.

Bonsoir, nous avons la chance d’avoir un

jardin dans lequel il y a un cerisier qui acinquante ans et je voudrais que vousm’expliquiez comment il se fait que cet arbrequi est en grande partie mort arrive à donnerdes cerises tous les ans ?

Une des choses très amusantes avec les arbres,qui nous éloigne complètement de l’être humain,c’est, comme vous l’avez remarqué, qu’ils peuventêtre vivants d’un côté et morts de l’autre. Je suisvivant ou je suis mort, il n’y a pas d’ambiguïté,tandis qu’un arbre même en pleine santé, ce qui nesemble pas être le cas de votre cerisier, a desbranches mortes. Comment fait-il ? Le fait qu’ilsoit apparemment en train de mourir stimule sasexualité et, du coup, cela multiplie le nombre decerises. Il a plus de fleurs donc plus de fruits. Cen’est pas très bon signe, mais profitez-en tant qu’ilvous donne des cerises.

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Je vais faire référence à votre livre Plaidoyerpour l’arbre que j’ai beaucoup apprécié où vousparlez de la définition de l’arbre. Tout à l’heurenous avons parlé de palmiers et de cactus etvous n’avez pas repris les intervenants en leurdisant que ce n’était peut-être pas des arbres.Cela demande sans doute une intervention pluslongue, mais pouvez-vous dire quelques mots dela définition que vous avancez dans votreouvrage ?

Oubliez là car elle est fausse. Cela a été unproblème considérable. C’est drôle car tout lemonde voit ce qu’est un arbre mais les difficultéssont insurmontables quand il s’agit de le définir.Laissez tomber la définition qui est dans lePlaidoyer pour l’arbre car entre-temps j’ai eul’occasion de me rendre en Afrique du Sud où onm’a montré des arbres souterrains. Je ne savaispas que cela existait. La seule chose qui sort deterre, ce sont des feuilles. Un espace aussi grandque cette pièce est rempli de feuilles et de fleurs.En saison des pluies c’est tout ce qu’on voit, en

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saison sèche tout brûle et on ne voit plus rien. Auretour des pluies, ou un peu avant, on voit sortirdes feuilles et des fleurs. Les collègues sudafricains ont mesuré à quelle vitesse s’accroît latache de feuilles. C’est tellement lent que cesorganismes ont des milliers d’années. Il n’y aaucune raison de leur refuser la qualité d’arbre carils sont vivaces, ils vivent très longtemps et, si oncreuse, on trouve les branches et le tronc.Simplement, il y a quelques années, quand j’avaisdes idées simples sur la question, j’avais dit que sivous rentrez en voiture dedans et que la voiture estcassée, c’est un arbre. Maintenant cette définitionne fonctionne plus, il faut tout recommencer. C’esttrès curieux mais nous n’avons pas de définitionpour un objet aussi banal que l’arbre.

Un arbre a besoin de C02 pour pousser, et

nous faisons en sorte de moins polluer. Celaveut-il dire que les arbres pousseront moinsbien ?

Rassure-toi. Nous ne sommes pas à cours deC02. Nous faisons des efforts considérables pour

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diminuer les émissions de C02 mais nous enémettons cependant de plus en plus. Cela devientvraiment un problème malgré les tentatives deréduction. Les arbres sont nos meilleurs alliésdans la lutte contre le C02. Très astucieusement,ils n’ont pas besoin de toute la molécule de C02,ils ont besoin de C, la molécule de carbone, ilsn’ont pas besoin de 02, l’oxygène, et le rejettentdonc dans l’atmosphère. Cela fait vraiment notreaffaire car c’est ce qui nous permet de respirer. Ilexiste une sorte d’harmonie entre les arbres et nousque je trouve magnifique. Quand je vois lessaccages dans les forêts équatoriales, je me disque quelques personnes se font beaucoup d’argentmais que nous allons avoir du mal à respirer, etcela a déjà commencé.

Est-ce que les arbres actuels vont évoluer ou

ont-ils fini leur évolution ?Il n’y a aucune raison que l’évolution soit finie.

Elle a d’ailleurs lieu sous nos yeux. Il n’y a pasune période de la terre où les choses évoluaienttandis qu’aujourd’hui elles n’évolueraient plus,

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pas du tout. Les arbres sont en cours d’évolution etil est possible que l’enrichissement de notreatmosphère en C02 ouvre de nouvelles pistesd’évolution. L’évolution des arbres n’est nullementarrêtée, celle des hommes non plus.

Vous avez parlé de la communication des

arbres avec les animaux. Je voulais savoir si onpouvait imaginer une communication des arbresavec les hommes ? Dans le but de leur survie,pourraient-ils établir une communication avecnous ?

Un poète, Michel Valentin, a dit : « l’homme estla plus noble conquête de la plante ». Parce quenous passons notre temps à les soigner, à récolterdes graines, à les faire voyager, à les planter ici etlà, d’un continent à l’autre, nous sommes l’un desmeilleurs moyens de dispersion dont disposent lesarbres. Ce n’est pas vraiment une communication.En tant que scientifique, j’essaye de me maintenir àl’écart de l’obscurantisme absolu. Beaucoupd’amis me disent qu’ils parlent aux arbres, quecela leur fait du bien, qu’appuyer leur dos contre

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un tronc fait passer leur lumbago. Très bien,n’hésitez pas, mais ne me demandez pas d’adhérer.Le travail du scientifique n’est pas de dire non, ilfaut évidemment garder une oreille intéressée,mais il ne faut pas non plus prendre pour argentcomptant tout ce qu’on nous raconte. Pour moi,jusqu’à présent, la communication entre leshommes et les arbres est plutôt du côté del’obscurantisme. J’attends qu’il y ait une véritableévidence mais, pour l’instant, je ne la vois pas.

Sommes-nous obligés de couper les arbres

pour voir combien ils ont de cernes ?Non, il faut prendre un vilebrequin, une sorte de

vrille creuse, le faire rentrer dans le tronc et,quand on le sort, on a comme un crayon sur lequelon peut compter les cernes sans tuer l’arbre. Il fautprendre soin de désinfecter le trou et de lereboucher. Il est tout à fait possible de compter lescernes sans abattre l’arbre, heureusement.

En introduction vous avez dit que les arbres

étaient essentiellement pacifiques mais n’existe-

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t-il pas des exceptions à cette généralité ?Il vous en vient à l’idée ? Je travaille avec les arbres et je suis parfois

obligé de m’échapper à cause du pollen qui peutêtre dangereux, urticant. Certaines plantes sonttrès dangereuses et il ne faut pas s’enapprocher.

C’est exact, il faut se méfier de certains arbres.Aux Antilles il existe un arbre qui s’appelle lemancenillier et tout le monde sait qu’il ne faut pasfaire la sieste sous cet arbre. C’est uneeuphorbiacée d’un genre particulier. Si vous êtesdessous vous commencez à vous gratter, vous avezdes plaques rouges, ce sont les VOC, lesmolécules volatiles spécifiques. Il y a aussi le castrès étrange des figuiers étrangleurs. Cela n’existepas ici, notre figuier européen n’est pas étrangleur,mais dans les tropiques où il existe près d’unmillier d’espèces de figuiers, dont les figues sontmangées par des oiseaux. Puis l’oiseau va faireune crotte en haut d’un arbre, les graines sontdedans et elles poussent. La première chose que

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fait le figuier c’est d’envoyer vers le bas desracines et quand elles atteignent le sol il a alorsune alimentation en eau tout à fait normale qui luipermet de pousser vers le haut. Les racines nedescendent pas droit mais en spirale dans les deuxsens de sorte qu’elles vont se croiser. Quand ellesse touchent, elles se soudent. Au bout de quelquesannées, l’arbre porteur est entouré d’une gaineracinaire soudée. Est-ce un étranglement ? C’est unpeu jésuite. Si je veux étrangler quelqu’un, il fautque je serre. Or le figuier ne serre pas, c’estl’arbre qui ne peut plus pousser, c’est un peudifférent. Quoi qu’il en soit, ne pouvant pluspousser l’arbre meurt et est récupéré par le figuier.Cela se passe dans des régions équatorialeschaudes et humides, il va donner un terreau que lefiguier récupère. Au bout de quelques années,l’arbre porteur a disparu et il n’y a plus que lefiguier qui peut devenir un géant.

Il a tout de même eu besoin d’un autre arbre pourpousser car la même graine au sol n’aurait pasgermé. Il y a peut-être une certaine violence là-dedans, mais j’ai beau chercher, c’est le seul

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exemple que je puisse trouver. Pourquoi y a-t-il autant de couleurs d’essence

et pourquoi n’en ai-je jamais trouvé des bleus ?Cela existe, du bois violet en Amérique du Sud.

Le bleu n’est pas une couleur fréquente dans lesbois. Pourquoi y a-t-il tant de couleurs ? Parcequ’il existe une immense diversité biologique,soixante-dix mille espèces c’est tout de même pasmal, avec à chaque fois une biochimie particulière.Vous avez compris que les molécules volatiles nesont pas les mêmes d’une essence à l’autre, ce quijustifie des colorations différentes. Cettevariabilité existe dans tous les domaines. Quandon est en forêt équatoriale, on ne voit pas lesfeuilles qui sont beaucoup trop haut alors on faitune petite blessure dans le tronc et, en tendantl’oreille, on se rend compte que certains arbresfont du bruit, certains n’en font pas. Il y a aussid’étranges odeurs. Certains arbres sentent lavoiture neuve, par exemple. Ce n’est pasdescriptible, on ne peut que trouver un analogue.D’autres sentent le vomi ou délicieusement bon.

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Cela veut dire que la biochimie est liée à l’espèce,c’est toute la question des couleurs de bois.

Pourquoi y a-t-il parfois des petites taches

noires sur le bois du parquet ?Je crois qu’on a taillé les planches dans la

longueur du tronc, or quand il était jeune cet arbreavait des branches que le travail de charpentecoupe. C’est intéressant de comprendre qu’encherchant au milieu d’un énorme arbre, on retrouvele jeune arbre avec ses branches. Si on fait desplanches, on coupe ces branches et ce sontprobablement les tâches noires dont tu parles.

Pourriez-vous préciser comment un vieux

poirier creux et qui a l’air complètement mortpeut encore vivre et produire des fruits ?

C’est typique des vieux poiriers, en effet. Cen’est pas étonnant puisque le bois au centre estmort, il est donc la proie des champignons et desbactéries.

Mais ce n’est pas systématique, alors quel

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accident peut produire ce phénomène ?Dans ce cas-là il y a eu un point d’entrée pour

les champignons et les bactéries, cela peutfacilement être une coupure sur une racine ou uneblessure sur le tronc. Il faut que ces organismesrentrent dedans. Une fois à l’intérieur, c’est untissu mort qui va disparaître et se transformer enun terreau friable. Que cela ne tue pas l’arbre estbien normal puisqu’il est une pellicule vivante surdu bois mort. La pellicule vivante ne sera attaquéeni par les bactéries ni par les champignons. Lesphysiciens nous expliquent qu’un tube creux estaussi solide qu’un tube plein. Sur le plan purementmécanique, il n’y a aucune raison d’abattre lesarbres creux, malheureusement les directeurs desespaces verts ne raisonnent pas toujours ainsi.

Je voudrais savoir comment circule la sève

dans les arbres ? Je l’imagine un peu comme lesang humain mais je pense que ce n’est pas dutout pareil.

Non, car il n’y a pas de cœur, de pompe. Cen’est pas du tout la même chose. La sève rentre par

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en bas, par les feuilles souterraines dont j’ai parlé,c’est là que rentre l’eau. Elle monte car elles’évapore vers le haut, par les feuilles aériennescette fois-ci. Cette évaporation fait monter lacolonne d’eau. Ce n’est pas illimité car les arbresont une hauteur maximale et il semble que leschiffres que je vous ai donnés, cent vingt mètres,soient pratiquement le maximum de l’ascensionpossible de l’eau. Les plus grands arbres font centvingt mètres, mais certaines plantes font quatrecents mètres, elles ne sont pas dressées, ce sontdes lianes. Il y aurait des plantes d’un kilomètre delong mais ce n’est pas encore une certitude, cen’est pas commode de mesurer une plante d’unkilomètre de long.

Je voulais vous poser une question sur les

bonzaïs. Est-ce que cela vous intéresse, est-ceque vous les appréciez ? Existe-t-il des bonzaïsnaturels ?

Oui. Ma position sur les bonzaïs est un peuschématique. Je les déteste car je déteste fairesouffrir les arbres. Mais ce n’est qu’une partie de

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la réponse car il existe sur le plan scientifiqued’admirables phénomènes que l’on parvient àétudier sur les bonzaïs, comme la timidité.Certains arbres sont timides, ce sont ceux dont lescouronnes ne se touchent pas. Une technique debonzaï consiste à élever neuf arbres de la mêmeespèce en train de pousser côte à côte. Dans cecas-là, la timidité s’établit elle-même, il n’y a pasbesoin de la faire. Selon moi, le seul intérêt desbonzaïs est qu’ils créent un matériel expérimentalétonnant.

Pourquoi penser qu’ils souffrent ?C’est une question difficile. Nous n’avons

aucune évidence qu’ils souffrent mais cela ne veutpas dire qu’ils ne souffrent pas. Il y a quelquesannées en Chine du Sud, le directeur d’un jardinbotanique m’a demandé si je connaissais la plantequi danse. Je lui ai répondu que non, et on m’aamené devant une petite plante qui ne paye pas demine mais dont les feuilles bougent quand on faitdu bruit devant, il faut taper dans les mains etchanter. Si on s’arrête, elles arrêtent leur

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mouvement. Ils m’ont fait chanter en français, ça amarché. Qui aurait pu deviner qu’une plantepouvait danser ? Personne. Donc considérons cettequestion de la souffrance du végétal avec humilité,comme une question ouverte. Même si le bonzaï nesouffre pas, il m’évoque la souffrance.

Mais c’est très beau.Je trouve cela très beau aussi mais je ne me vois

pas du tout torturer un petit arbre qui ne m’a rienfait. Il en existe sans aucun doute des naturels quipoussent dans des fissures de rochers, et qui ontparfois des milliers d’années. Ce sont des bonzaïsnaturels torturés par les éléments adverses.

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Mis en pages par DVArts Graphiques à LaRochelle

Achevé d’imprimer en France par Printcorp enaoût 2011

Dépôt légal : septembre 2011www.editions-bayard.comISBN 978-2-227-48314-9

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Francis Halé nous entretient ici de sa passionpour les arbres. La science des arbres, il lapossède ; la beauté des arbres, il la contemple ;l’ingéniosité des arbres et leur faculté de se sortirde toute situation difficile, il s’en émerveille ; leurmanière d’occuper l’espace, il ne cesse del’observer. Il sait pourtant que les arbres sont loind’avoir révélé tous leurs mystères et qu’ils doiventêtre défendus. Les forêts primaires, jamaisexploitées par l’homme, ne représentent plus eneffet que 10% des forêts de la planète…

Francis Halle est botaniste et biologiste.

Spécialiste de l’écologie des forêts tropicales etde l’architecture des arbres, il a enseigné denombreuses années à l’institut botanique deMontpellier et a mené l’aventure du Radeau descimes. Il est l’auteur notamment de Plaidoyer pourl’arbre (Actes Sud) et Aux origines des plantes(Fayard).