victor klemperer-lti, la langue du iiième reich-pocket (2003)

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Victor Klemperer-Lti, La Langue Du IIIème Reich

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  • VICTOR KLEMPERER

    Victor Klemperer, fils de rabbin et cousin du clbre chef d'orchestre Otto Klemperer, est n en 1881 Landsberg. Philologue, spcialiste de littrature franaise et italienne, il enseigne l'universit de Dresde. Il est destitu de son poste par les nazis en 1935. Il chappe la dportation, mais est assign rsidence dans une Judenhaus. Aprs la guerre, il redevient professeur d'universit dans la nouvelle R.D.A. Rdig partir de 1933, son journal- dans lequel il note jour aprs jour toutes les manipulations du II le Reich sur la langue allemande- ne sera publi en Allemagne qu'en 1995, o il aura un retentissement immdiat. Victor Klemperer est dcd en 1960.

  • LTI, la langue du Ille Reich

  • --------AG()RA--------Collection dirige par Franois Laurent

    VICTOR KLEMPERER

    LTI, la langue du Ille Reich

    Carnets d'un philologue

    Traduit de l'allemand et annot par lisabeth Guillot

    Prsent par Sonia Combe et Alain Brossat

    Albin Michel

  • Titre original : LTI- NOTIZBUCH ElNES PHILOLOGEN

    La premire dition de cet ouvrage a t publie avec le concours de

    la Fondation Maison des sciences de l'homme, Paris et de lnter-Nationes, Bonn.

    IJ FSC ---

    MIXTE Papier IMu de

    IOUI'OII l'e8pOI1Mblel FSce 0003308

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    manire responsable.

    Le Code de la proprit intellectuelle n'autorisant, aux tennes de l'article L. 122-5 (2 et 3 a), d'une part, que les copies ou reproductions strictement rserves l'usage priv du copiste et non destines une utilisation collective,. et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite sans le consentement de J'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite,. (art. L. 122-4). Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait donc une contrefaon sanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

    @ Reclam Verlag, Leipzig, 1975

    Traduction franaise : C ditions Albin Michel, SA., 1996

    ISBN 978-2-266-13546-7

  • mon pouse Eva Klemperer. Il y a vingt ans dj, chre Eva, je t'crivais, peu avant

    de ddicacer un recueil d'tudes, qu'il ne pouvait tre question que je te fasse une ddicace, au sens habituel d'une offrande, puisque tu tais dj copossesseur de mes livres qui reprsentaient tous sans exception le rsultat d'une communaut de biens spirituels. Cela n'a pas chang aujourd'hui. Mais cette fois-ci, les choses sont encore un peu diffrentes, cette fois-ci j'ai encore moins le droit de te ddier ce livre et j'en ai infiniment plus le devoir qu'autrefois, l'poque, paisible, o nous faisions de la philologie. Car, sans to~ ce livre ne serait pas l aujourd'hui, et son auteur non plus, depuis longtemps. Si je voulais expliquer tout cela en dtail, il me faudrait crire de longues pages intimes. Reois, la place, la rflexion gnrale du philologue et du pdagogue au dbut de cette esquisse. Tu sais, et mme un aveugle pourrait sentir avec sa canne, qui je pense quand je parle d'hrosme devant mes auditeurs.

    Dresde, Noi!l 1946 Victor Klemperer

  • La langue est plus que le sang.

    Franz RosENZWEIG

  • 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1

  • NOTE AU LECUR

    S'il semble qu'un certain dsquilibre rgne entre les chapitres de ce livre, cela tient la gense de celui-ci : issus, pour la plupart, du journal que Victor Klemperer tenait clandestinement entre 1933 et 1945, les matriaux sont ordonns et complts entre 1945 et 1947. D'o l'alternance, dans des proportions varies, de rcits d'expriences vcues, de dialogues et de tentatives de conceptualisation.

    L'auteur observe de l'intrieur les effets du nazisme sur la langue allemande et sur ceux qui la parlent. En tmoignent, ear exemple, l'absence rela-tivement frquente de gulllemets pour les expressions de la LTI dont il fait lui-mme usage (ex. Judenhaus, maison de Juifs) - ou, parfois, auand il rapporte un point de vue nazi -, ou encore 1 emploi ambigu d'un mme terme (Jargon) pour dsigner tantt la LTI, tan-tt le yiddish.

    Bien que Victor KlemP.erer s'attache davanta$e aux mots qu'au discours, la difficult de cette traduction ne provient pas tant de la recherche d'quivalents franais que de la syntaxe mme de l'auteur. Car mon but n'est pas de traduire les expressions de la LTI par des e"l'res-sions franaises associes l'poque de Vichy, mats de montrer la spcificit de cette langue en tablissant une concordance entre l'conomie du texte de Klemperer et ma traduction. Ainsi, dans la mesure du possible, je traduis les mots cls de la mme faon - le terme allemand apparaissant entre crochets la premire occurrence, sauf s'il s'agit d'un mot d'origine trangre

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  • cit comme tel par l'auteur et facilement reconnaissable (ex. liquidieren ).

    Les mots ou phrases que Victor Klemperer cite en franais sont en italiques et signals par un astrisque.

    J'aimerais remercier Denise Modigliani de sa pr-cieuse relecture ainsi que Madame Klemperer pour les prcisions qu'elle a eu la gentillesse de m'apporter et monsieur le professeur Michael Nerlich qui m'a aide complter les notes biographiques de ce livre. Enfin, je voudrais exprimer toute ma reconnaissance aux ditions ALBIN MICHEL qui, en acceptant ma proposition de traduire LTI (avant mme que le Journal de Victor Klemperer ne soit paru en Allemagne et qu'on ait pu se douter du succs retentissant qu'il aurait) m'ont permis de raliser un projet qui me tenait cur depuis des annes.

    E. G.

  • Prface

    C'est un trange destin qu'a connu cette analyse de la langue du Troisime Reich que l'on doit au philologue Victor Klemperer, cousin du chef d'orchestre du mme nom, et qui fut publie ds 1947 dans la partie de l'Alle-magne occupe par les Sovitiques.

    L Tl- Lingua tertii imperii -, rflexion pionnire sur le langage totalitaire et ouvrage de rfrence pour tous les spcialistes du Troisime Reich, n'a pourtant bnfici que d'une notorit discrte. La RDA, qui en possdait les droits, se contentait de le rditer rgulirement en nombre restreint. Tel tait dans ce pays, et dans le meil-leur des cas, le sort des bons livres qui, en change d'un modeste tira~e, devaient leur publication ou leur rdi-tion l'obstmation d'diteurs anonymes. Il en fut du livre de Klemperer comme de ceux de Kafka ou de Freud, et mme de Christa Wolf ou de Christoph Hein qui disparaissaient le jour mme de leur sortie en librai-ne. Les quelques milliers d'exemplaires imprims 1 'occasion de chacune des douze rditions de L TI taient si vite puiss qu'il avait fini par acqurir le statut de livre rare. Qui plus est, il ne restait accessible qu'au seul public germanophone. Il est probable que les diffi-cults lies la traduction d'une analyse de la langue allemande aient fait hsiter les diteurs trangers qui auraient eu connaissance d~ son existence. Il est plus vraisemblable encore que l'Etat communiste n'ait gure montr d'enthousiasme la diffusion d'un livre conte-nant des clefs de lecture d'une langue prisonnire de l'idologie.

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  • Victor Klemperer (1881-1960) tait spcialiste de litt-rature franaise. Il avait tudi Genve, Paris et Berlin. puis Munich, o il soutint sa thse sur Montesquieu en 1914. Il n'tait pas le seul fils dont le rabbin Klemperer pouvait s'enorgueillir. Son frre, Georg, professeur de mdecine Berlin, avait acquis une telle renomme qu'il avait t appel en 1922 au chevet de Lnine. Contraire-ment son frre et son cousin Otto, Victor Klemperer n'migra pas aprs le mois fatidique de janvier 1933. Destitu de sa chaire l'universit de Dresde en 1935, il sera affect, l'ge de cinquante-cinq ans, un travail de manuvre dans une usine, priv de la possibilit de s'y rendre en tramway, parqu dans une maison o ne rsident que des Juifs, soumis l'interdiction de poss-der une radio, des animaux domestiques, des livres crits par des non-Juifs, oblig d'accoler le prnom d'Isral celui de Victor partir de 1938, frapp de l'toile jaune partir de 1941, mais pargn par les dportations du fait de son union avec une aryenne. Jusqu'au matin du 13 fvrier 1945 o les Juifs protgs par un mariage mixte sont leur tour convoqus et cela, bien qu'Auschwitz soit dj aux mains des troupes sovitiques. C'est donc au bombardement anglo-amricain de Dresde intervenu le soir mme que Klemperer devra la vie.

    De tout temps, Klemperer a tenu un journal. partir de 1933, cette habitude devient une stratgie de survie mentale, un balancier ( ce quoi on se tient pour ne pas se laisser tomber ), un moyen de garder sa libert mtrieure et sa dignit, de ne pas cder l'angoisse et au dsespoir. C'est dans son journal qu'il dcide de pour-suivre l'activit scientifique qui lui est interdite. S'asseoir sa table de travail ds 4 heures du matin avant d'affron-ter le vide des dix heures d'usine est bien davantage qu'un acte de rsistance au rel, c'est tout la fois un dfi et un acte de bravoure insens : il aurait suffi que la Ges-tapo tombe sur ses notes lors d'une perquisition dans la maison de Juifs pour que cesse l'immunit et que Klemperer prenne le chemin du camp de la mort. La Gestapo espre toujours prendre en flagrant dlit de transgression d'un des multiples interdits qui les frappent ces Juifs protgs par un poux aryen , et une amie du couple cache chez elle les crits du philo-logue. Mais c'est la seule faon pour l'homme de science dchu de renverser son statut d'exclu en en faisant un

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  • poste d'observation. C'est sa seule faon de redevenir un homme libre. Il est nouveau le philologue qui analyse et dissque l'usage d'une langue et, mme si le choix de cette langue lui a t impos, il met profit sa situation pour l'tudier in vivo et chaud, sur le terrain mme o elle imprgne les mentalits. Klemperer se saisit de la chance d'tre encore en contact avec la socit par son lieu de travail forc pour faire du terrain . Il peut alors tenter de rpondre la question essentielle, non pas savoir si Hitler est un fou mais comment il exerce son influence. C'est de ce journal rdig pendant les douze annes de l'hitlrisme qu'est issu LTI. Klemperer en extrait ses commentaires sur la langue qu'il remanie ds la fin de la guerre pour les publier sous la forme de ce Carnet de notes d'un philologue. Son journal proprement dit, il n'en verra jamais la publication. La maison d'di-tion de Berlin( -Est), Aufbau, le publie cinquante ans plus tard, l'automne 1995.

    Si unique soit-elle, et elle l'est forcment ne serait-ce qu'en raison des conditions dans lesquelles elle fut labo-re, l'analyse linguistique n'est pas le seul intrt de ce document. L Tl est aussi un tmoignage sur la faon dont

    Klem~rer vit son statut d'exclu et de reclus. Ses rflextons restituent, en nous obligeant le repenser, un univers mental sur lequel nous continuons nous inter-roger et qui n'a de cesse d'tre reconstruit a posteriori. Celui de cette catgorie de Juifs non juifs (Isaac Deutscher) allemands contraints de se re-judaser et dont Klemperer restera jusqu' sa mort, Dresde en 1960, de faon exemplaire et pathtique, l'un des derniers repr sentants. C'est en cela qu'il se distingue de ses contempo rains plus clbres, comme Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Max Horkheimer ou mme Ernst Bloch pour tant rentr en Allemagne. La liste serait longue de ces intellectuels de langue et de culture allemandes d'origine juive qui, jusqu'aux annes trente, avaient le mme rap port l'Allemagne que Klemperer mais ne lui surv curent pas. Au sens propre, comme Walter Benjamin ou Stefan Zweig et tant d'autres, bien sQr, comme au sens figur : aprs la cassure, ce monde spirituel n'tait plus pour eux qu'une Atlantide alors que l'auteur de LTI crut le retrouver en RDA. La diffrence entre ces derniers qui choisirent l'exil et Klemperer qui le refusa ne rside pourtant pas dans un indfectible attachement l'Alle-

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  • magne qui aurait aveugl le philologue de Dresde. Sur cette question, Klemperer semble au contraire avoir fait preuve d'une lucidit prcoce. Ce Juif si peu juif a d'emble saisi que l'antismitisme tait au centre de l'idologie nazie. Ce philologue apolitique, qui s'tait toujours tenu l'cart de la res publica, est trs tt conscient que derrire l'hystrie de la langue se profile celle des actes. Ses mots les plus durs, il les rserve ceux qui auraient dQ comme lui l comprendre, cette bour-geoisie d'origine juive qui se voila la face aussi longtemps -que faire se put, ses collgues, intellectuels aryens qui dmissionnrent et s'inclinrent devant la btise. Par lchet, par confort et conformisme. l'inverse, et de faon surprenante, l'encontre de ce peuple qui l'entoure, de ces hommes qui au fond possdent ou possdaient dj une certaine capacit de rflexion et qui se sont mtamorphoss en animaux grgaires ou primitifs, il manifeste peu de haine. De mme qu'il ne s'tend gure sur les humiliations que lui infligent les sbires de la Gestapo. Elles ne sont relates que dans la mesure o elles ont t l'origine d'une association d'ides, o elles lui ont permis d'approfondir sa rflexion sur le langage mortifre. Comme si l'objectif scientifique qu'il s'est assign le dtournait de l'apitoiement sur son propre sort, comme si~ dans l'action et en situation, le savant reprenait le dessus et parvenait toujours conser-ver le recul et la distance ncessaires 1 'tude. Ce Juif qui tremblait encore l'ide de pouvoir tre dnonc alors qu'il fuyait Dresde en proie aux flammes, ce condamn mort sauv in extremis par l'apocalypse continue consigner, comme il l'a toujours fait, les tmoignages de sympathie de braves gens qui tous, sans exception, sentent de loin la KPD . Et en effet, n'tait-ce pas parmi les anciens ouvriers communistes qu'un Juif pouvait encore esprer, si ce n'est de l'aide, tout le moms des marques de compassion? Sans doute ne furent-elles pas nombreuses mais nous aussi, lec-teurs, elles font du bien au fil de la lecture - comme elles en firent incomparablement plus leur destinataire. L'objectivit de Klemperer est souvent proche de celle du chroniqueur. Il est probable que son vocation d'une population sorabe (auprs de laquelle il trouve quelque temps refuge)' attendant les Russes en librateurs ait t de nature plaire aux nouvelles autorits qui le

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  • publirent. Mais, l encore, cette petite minorit de Lusace aux origines slaves avait toutes les raisons d'tre hostile au rgime nazi et le tmoignage de Klemperer ne peut gure tre mis en doute.

    la fin de la guerre, Victor Klemperer est double titre un survivant. Tout d'abord, bien entendu, parce qu'il a fait partie de ces quelques milliers de Juifs, rests en Allemagne, qui ont chapp la dportation. Mais, en second lieu, parce qu'il demeure ce qu'il a toujours t, un Juif irrmdiablement allemand, un rescap de la symbiose judo-allemande , de ce bref moment de l'histoire allemande qui permit la scularisation de l'esprit juif, l'acculturation des Juifs et leur appropriation de l'univers culturel allemand. Quoi qu'il en soit de la ralit de cette symbiose, aujourd'hui le plus souvent perue comme un mythe ou l'illusion rtrospective d'une relation d'amour entre Juifs et Allemands qui ne fut jamais rciproque 1, Klemperer est l'hritier S{'irituel de cette Allemagne fantasme et dsire- au pomt qu'elle restera, quoi qu'il arrive et pour toujours, sa seule patrie possible.

    Klemperer est n en 1881, dix ans aprs que le Reich bismarckien eut parachev l'mancipation des Juifs dont le processus dsormais ne concernait plus seulement une lite intellectuelle mais la communaut juive dans son ensemble. Il appartient la Grnderzeit-Generation qui a pu accder aux tudes et pourra bientt envisager l'accs aux carrires universitaires. Pour la premire fois, les intellectuels d'origine juive ont l'espoir de sortir de la marginalit qui les caractrise jusque-l, de cette intel-ligentsia sans attaches ([reischwebende lntellig_enz) thorise par Karl Mannhetm. C'est ainsi qu'un fils de rabbin put en une seule gnration substituer radicale-ment la culture talmudique la culture allemande, obte-nir un poste l'universit de Munich en 1920 et sceller le caractre irrvocable de son acculturation par un mariage avec une non-Juive. Il s'est d'ailleurs aupara-vant formellement converti au protestantisme.

    Jusque-l, le parcours de Klemperer s'inscrit dans un mouvement gnral. On retrotJve chaque tape d'une

    1. Voir ce sujet l'ouvrage de Gershom Scholem, Fidlit et utopie, essais sur le judasme contemporain, Calmann-Lvy, 1978, et celui d'Enzo Traverso, Les Juifs et l'Allemagne, de la symbiose judo-a/lemande la mmoire d'Auschwitz, La Dcouverte. 1992.

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  • trajectoire classique d'assimilation qui permet l'ascen-sion sociale. Et pourtant, la figure d'intellectuel juif alle-mand du dbut du ~ sicle qui se rvle travers LTI brouille quelque peu nos points de repre. La personna-lit de Klemperer ne tmoigne J?aS seulement e l'abou-tissement d'un processus d'asstmilation connu, elle se situe dj au-del de toutes les contradictions, de tous les dchirements qu'une telle volution a lgitimement engendrs. C'est ainsi que l'ide mme d'une double appartenance n'est jamats voque par Klemperer. Elle lui est tout simplement trangre. 1 n'est plus question de maintenir, comme au temps de l'Aufkliirung et dans sa foule, une quelconque singularit juive mais d'adh-rer pleinement et seulement aux valeurs de la socit civile. En 1915, Klemperer se porte volontaire pour aller la guerre, vraisemblablement saisi de cette frnsie dfendre la patrie, typique d'une jeunesse juive qui a connu une assimilation fulgurante. Que l'on songe, par exemple, ce rcit autobiographique d'Ernst Toller, Une jeunesse en Allemagne 1, o l'on voit un jeune Juif se pr-cipiter littralement sous les drapeaux, ou encore l'iti-nraire de l'historien Ernst Kantorowicz, issu d'une famille assimile de Posnanie, devenu un ardent nationa-liste enga~ volontaire en 1914, puis dans les Freikorps pour rpruner la rvolte spartakiste de 1919 au cours de laquelle, de l'autre ct de la barricade, combat l'autre Juif, Toiler, jamais guri de tout patriotisme. Nationa-liste, Klemperer le fut vraisemblablement sans excs, il ne semble jamais tent par la dmesure et reste un dmo-crate et un humaniste. De mme n'eut-il jamais rien voir avec ces intellectuels juifs attirs par le marxisme qui tentrent de rconcilier pres biologiques et pres spirituels en mettant en relief les ides du socialisme qu'ils pensaient contenues dans le messianisme. Il n'y a en lui nulle tension entre singularit et universalit. Klemperer assume pleinement le paradoxe de l'intellec-tuel juif assi_mil parce gu 'il ne le saisit plus. Il est dj trop allemand et n'est plus assez juif pour avoir les tats d'me de son contemporain, Jacob Wassermann, les proccupations de Lion Feuchtwan~er ou mme celles d' Amol(l Zweig. S'interroger sur l'tdentit juive, disait Levinas, c'est dj l'avoir perdue. Mais c'est encore s'y tenir, sans quoi on viterait l'interrogatoire. Or,

    1. L'ge d'homme, 1974.

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  • aucun moment de ses douze annes de rclusion, Klem-perer ne se pose une telle question. Il dfend pied pied cette identit allemande qu'on lui dnie avec une vigueur qui n'a d'gale que celle avec laquelle il rejette l'identit raciale qu'on lui impose. On veut faire de lui un Juif qu'il n'est plus et personne, pas m~me les nazis, ne parviendra le faire revenir sur son choix. Destructibles, certes, les Juifs l'taient- mais on ne pouvait pas les dgermani-ser. C'est sans doute cette force de caractre qui sur-prend le plus chez cet homme que rien ne distingue par ailleurs du commun des mortels. En un sens, et pouss par les circonstances, cet homme ordinaire se surpasse. S'il ne connat pas Marx, il ne connat pas davantage Theodor Herzl. Lorsqu'il consacre un chapitre Sion, c'est pour mettre les choses au clair, dire avec calme, et parfois mme un 'brin d'humour, que cette histoire ne le eonceme pas. Oui, bien sOr, un jour, une relation juive convaincante avait voulu me racoler (sic), mais le sio-nisme, il le ravale la rubrique des curiosits excen-triques et exotiques, quelque chose comme un club chipois dans une grande ville europenne.

    A vrai dire, Klemperer n'est pas tant antisioniste qu'a-sioniste. Son combat est d'un autre ordre. Il a t trahi, flou par l'histoire. Lui qui tait si sOr de sa qualit d'Allemand, d'Europen, d'homme, si sOr de son xxe sicle, on lui a dni sa germanit et son apparte-nance l'espce humaine. Et s'il a des comptes deman-der la communaut des hommes la fin de la guerre, c'est sur ce terrain-l qu'elle devra les lui rgler et cer-tainement pas avec l'octroi d'un bout de terre qui aurait jadis appartenu ses ascendants. Sa germanit doit lui tre rendue. Sa judit, elle, ne regarde que lui et s'il ne demande qu' l'oublier, ce n'est pas parce qu'elle le drangerait (on ne le surprend aucun moment en fla-grant dlit de haine de soi) mais parce que c'est l son propre choix. Il est, quant lui, rest allemand. Aux Allemands de le redevenir. Il n'y a donc rien d'tonnant ce que l'intellectuel apolitique Victor Klemperer choi-sisse, la fin de la guerre et aprs quelques hsitations (mais le choix porte alors sur les Amricains ou les Sovitiques), de rester dans la zone d'occupation sovi-tique.

    La future RDA est le seul tat mme d'exaucer ses vux : bien sOr, elle est porte sur les fonts baptismaux

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  • par le pays vainqueur de la guerre, ces Sovitiques dont un Juif en danger de mort ne pouvait qu'esprer l'arri-ve, mais surtout, elle lui redonne sa germanit, elle n'est que trop heureuse de la lui rendre. Ds novembre 1945, peine rentr de son exil en URSS, l'crivain Johannes R. Becher, qui sera plus tard le premier ministre de la Culture de RDA, lance son appel aux intellectuels mi-grs l'tranger. Klemperer n'est pas concern puisque dj sur place mais il fait partie de ces savants que le futur tat allemand tente de gagner pour attirer les autres. Dans cette courte priode de 1' Allemagne d'aprs-guerre et d'avant la division, les dirigeants communistes tolrent une rflexion chaud sur le pass proche qui met en valeur leur enga~ement contre le nazisme. Des tudes sur l'antismitisme, notamment celles de Siegbert Kahn, sont P,Ublies et l'dition de LTI s'inscrit alors dans le dispositif d'une politique en partie mene par opposition au silence et la gne qui se des-sinent l'Ouest. ce moment-l, bref mais dcisif, de faon consciente ou non, la question juive joue un rle de lgitimation de la partition de l'Allemagne. Au-del des motivations conjoncturelles, les crimes nazis confrent cet acte une sorte de droit moral. C'est donc dans la zone d'occupation sovitique que le ralisateur Wolfgang Staudte produira en 1946le premier film du repentir et de la honte, Die Morder sind unter uns (Les assassins sont parmi nous) et que Kurt Maetzig ralisera, en 1947, Ehe tm Schatten (Mariage dans l'ombre) qui relate la tra-gdie d'un comdien aryen somm de divorcer de son pouse juive. Une communaut juive se recompose len-tement et trouve, l'Est, dans le Verband der Op fer des Faschismus (Association des victimes du nazisme) cr ds 1946, une structure d'accueil. C'est la priode de la dnazification, ici mene avec bien plus de vigueur qu' l'Ouest. Tandis que Klemperer rmtgre son poste l'universit de Dresde, la Freie Universitiit de Berlin-Ouest, cre le 8 fvrier 1949 pour remplacer l'universit Humboldt situe dans la zone d'occupation sovitique, l'un de ses anciens collgues, un romaniste mdiocre,

    rcu~re tout naturellement la chaire que lui avait confte ... le rgime nazi. C'est l'poque o das geistige Deutschland, vocatrice des tradittons humanistes de la bonne Allemagne, se construit contre la mauvaise Allemagne prise de puissance, celle de Luther, Bis-

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  • marck, Frdric Il, Guillaume et Hitler. Mais c'st aussi l'poque o s'labore le mythe fondateur de l'Etat est-allemand : Avec l'antifascisme et son ide constitutive d'unit de toutes les forces sociales, culturelles et poli-tiques, avait t cre une instance de lgitimation qui n'exerait pas seulement une ()Uissante fascination sur les lites intellectuelles mais qui avait aussi une fonction de souvenir-cran et contribua ce que ne se fasse pas le travail de deuil 1

    Communiste, Klemperer ne le devient vraisemblable-ment q_ue pour autant que cette identit supplante l'ori-gine juive crte contingente. Il adhre cette culture communiste dont l'lan assimilateur refoule la diffrence juive. Il l'adopte au point d'tre son tour frapp de ccit lorsque la vague de procs contre les cosmo-polites dferle au dbut des annes cinquante dans les autres capitales est-europennes, lorsque est rvl un prtendu complot des blouses blanches, ces mdecins presque tous juifs, pour assassiner Staline Moscou, lorsque les dirigeants d'origine juive sont carts du pou-voir Berlin-Est et qu'migre la grande majorit de la communaut juive. Certes, le mot juif n'est alors jamais prononc, mais cela pouvait-il berner l'auteur de LTI? Dans cette partie-l de l'Allemagne, et pour long-temps, ce mot est d;sormais devenu tabou. Jusqu'au gnocide qui est dissous dans les autres crimes nazis. En 1953, l'occasion d'une confrence sur l'ancien et le nouvel humanisme, le philologue Victor Klemperer cite le nom de Staline, qui vient de mourir, parmi les grands humanistes ... En d'autres lieux, rappelle non sans Schadenfreude, le magazine (ouest-)allemand Der Spie-gel, il aurait parl. du gnie\) de Staline 2 Cela n'a mal-heureusement nen de surprenant et, pour corser l'affaire, Der Spie8el en rajonte, attribuant Klemperer, qui n'en eut jamats, de hautes fonctions. Tous les intel-

    .t. Dorothea Dornhof, in Berlin, Hauptstadt der DDR, 1949-1989, Utopie und Realiti:it, Elster-Verlag, 1995.

    2. Nous devons Tadeusz Borowski, l'auteur du Monde de pierre, un mouvant tmoigna$e sur Klemperer, d'une tout autre nature. L'crivain polonais, sumvant d'Auschwitz, fait la connaissance du phi-lologue juif allemand peu de temps aprs la fin de la guerre. Klemperer parcourt alors la zone d'occupatton sovitique pour y tenir des conf-rences sur la paix. II ne parle pas de Staline mats des crimes de l'hitl risme, rsistant aux insultes antismites et aux invectives qui l'accueillent Je plus souvent (in Pages polonaises, Seghers, s.d. (1953), prface d'Andr Wormser).

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  • lectuels sont alors mis contribution et, l'vidence, Klemperer en fait plutt moins que d'autres. Tout comme Bertolt Brecht, Anna Seghers ou Arnold Zweig, il connat le destin de l'intellectuel pig par l'tat aux cts duquel, pour lequel, il s'est engag. Un tat qui a les moyens d'exiger l'engagement total. Un tat qui le tient: il n'a plus nulle part o aller. Les faits sont l, cette force de caractre dont Klemperer avait su faire preuve dans d'autres circonstances lui fait maintenant dfaut. Comme s'il n'avait plus le courage de s'avouer qu'il s'est tromp, que la RDA n'est pas cette Allemagne dont il a cru reconqurir l'amour. Bien que membre du Parti, il reste l'apolitique qu'il n'a jamats cess d'tre, un Juif non ju prsent anachronique, toujours suspect aux yeux des autorits qui lui prfreront l'Acadmie des sciences un romaniste dogmatique, Werner Krauss, un hros antifasciste , membre du groupe de rsistance Schulze-Boysen. Dans les annes cinquante, c'est grand-peine que Klemperer parvient diter l'uvre de sa vie, entame bien avant le nazisme, L'Histoire de la lit-trature franaise au XVIII sicle, et sans doute aurait-il eu plus de mal encore publier LTI s'il n'y tait dj par-venu un moment propice.

    Sa revanche posthume tait pourtant dj assure. La chance de LTI fut de n'avoir jamais t une lecture obli-ge dans les coles de la Rpublique dmocratique et antasciste allemande. Cette liistoire n'tait pas celle des pres fondateurs qui en avaient une autre, hroque et difiante, proposer en exemple et laquelle on s'identi-fiait d'autant plus volontiers qu'elle cartait le sentiment de la faute. L'apport de Klemperer la formation d'une conscience historique fut souterrain et par l mme plus profond, dcisif. En RDA, pour chapper l'emprise angoissante de la prsence pleine des fantmes, on lisait LTI. Et l'on se surprenait, parfois, la lecture de cette analyse d'une langue pervertie par l'idologie, tablir d'inquitants parallles ...

    Sonia CoMBE

  • HROSME En guise d'introduction

    De nouveaux besoins ont amen la langue du Troi-sime Reich largir l'emploi du prfixe de distanciation ent 1 (bien qu' chaque fots on ne puisse tablir s'il s'agit d'une cration entirement nouvelle ou de l'emprunt par la langue commune d'expressions dj connues dans des cercles spcialiss). Face au risque de bombardement arien, les fentres devaient tre obscurcies [ verdunkelt], c'est ainsi qu'aeparut la tche quotidienne du dsobs-curcissement LEntdunkeln]. Au cas o le toityrendrait feu, il fallait que rien d'encombrant [ Germpetj ne gnt l'accs aux greniers des personnes char_ges de l'extinc-tion, ils furent donc dsencombrs L entrmpelt]. De nouvelles sources d'alimentation devaient tre trouves : le marron amer [bitter] fut dsamris [entbittert] ...

    Pour dsigner globalement la tche qui s'impose actuellement, on a introduit dans la langue courante un mot form de manire analogue : 1 'Allemagne a failli mourir du nazisme; l'effort qu'on fait pour la gurir de cette maladie mortelle se nomme aujourd'hui dnazifi cation (Entnazifizierung]. Je ne souhaite pas, et je ne crois pas non plus, que ce mot abominable vive long temps. Il disparaitra pour ne plus exister que dans les livres d'historre ds lors que sa mission prsente aura t accomplie.

    La Seconde Guerre mondiale nous a maintes fois montr comment une expression qui, il y a un instant peine, vivait encore et semblait mme indracinable,

    1. Ent- correspondrait au prfixe privatif franais d-.

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  • pouvait brusquement s'vanouir: elle a disparu avec la situation qui l'avait en~endre et dont elle tmoignera un jour tel un fossile. C est ce qui est arriv la guerre clair (Blitzkrieg) et son pithte foudroyant [schlagartigl, aux batailles d'anantissement [Ver-nichtungsschlachten] et leurs encerclements [ Ein-kesselungenl, et aussi la poche mobile [wandemder Kessel 1J - dont aujourd'hui dj il faut expliquer qu'il s'agissait des tentatives dsespres des diVIsions encer-cles pour battre en retraite -, la guerre des nerfs >> [Nervenkrieg] et mme, enfin, la victoire finale [Endsieg]. La tte de dbarquement [Landekopj] a vcu du printemps l't 1944. Elle vivait encore alors qu'elle avait dj enfl jusqu' prendre des proportions iiormes. Mais lorsque Pans est tomb, lorsque toute la France s'est retrouve tte de dbarquement, alors le mot a soudain compltement disparu et ce n'est que dans les manuels d'histoire que resurgira son fossile.

    Et il en ira de mme pour le mot le plus grave, le plus dcisif de notre poque de transition: un beau jour, le mot dnazification aura sombr dans l'oubli parce que la situation laquelle il devait mettre un terme aura elle-mme disparu.

    Mais cela prendra du temps car ce n'est pas seulement les actions qui doivent disparaitre, mais aussi les convic-tions et les habitudes de pense nazies, de mme que le terreau gui les a nourries : la langue du nazisme.

    Combien de concepts et de sentiments n'a-t-elle pas souills et empoisonns ! Au lyce du soir de l'univer-sit populaire de Dresde et lors de discussions organises par le Kulturbund 2 et la Freie Deutsche Jugend 3,j'ai trs souvent t frapp par la manire dont les jeunes gens, en toute innocence et dans un effort sincre pour rem-dier aux lacunes et aux garements de leur ducation laisse en friche, s'accrochent aux modes de ~nse du nazisme. Ils n'en ont absolument pas conSCience; les habitudes de langage d'une poque rvolue, qu'ils ont

    1. Littralement chaudron migrateur . 2. Ligue culturelle pour le renouvellement dmocratique de

    l'Allema$De fonde en aoQt 1945 dans la.zone d'occupation sovi-tique et vtsant crer une culture socialiste nationale (sic) ainsi qu' entretenir les relations entre la classe ouvrire et les intellectuels.

    3. Jeunesse allemande libre : organisation socialiste de masse , pour les jeunes partir de quatorze ans. Fonde dans la zone d'occupa-tion sovttique, en 1946.

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  • conserves, les sduisent et les induisent en erreur. Nous tions en train de discuter du sens de la culture 1, de l'humanit, de la dmocratie, et j'avais l'impression que la lumire commenait se faire et que certaines choses se clarifiaient dans les esprits de bonne volont. Et puis, c'tait invitable, quelqu'un parla d'une conduite hroque quelconque, d'un acte de rsistance hroque ou d'hrosme en gnral. l'instant mme o ce concept entra en jeu, toute clart disparut et nous fOmes nouveau plongs au cur des nuages du nazisme. Les jeunes gens peine rentrs du champ de bataille ou de captivit, et qui se voyaient bien peu considrs et encore moins fts, n'taient pas les seuls s'tre enfer-rs dans une conception de l'hrosme des plus dou-teuses, non, il y avait aussi des jeunes filles, qui n'avaient jamais servi dans l'arme. La seule chose certaine, c'tait qu'il tait bien impossible d'avoir un rapport vraiment lionnte l'essence de l'humanit, de la culture et de la dmocratie, lorsqu'on tait capable de telles rflexions sur l'hrosme ... sans y avoir rflchi.

    Mais dans quelles Circonstances cette gnration, qui en 1933 savait peine lire, avait-elle donc t confronte une interprtation exclusive du mot hroque et de tous ceux de la mme catgorie 2 ? cela, il fallait d'abord rpondre que cet hrosme avait toujours eort l'uniforme, trois uniformes dfrents, mats qu'il ne connaissait pas la vie civile.

    Lorsque, ans Mein Kampf, Hitler prsente sa poli-tique en matire d'ducation, l'ducation physique vient largement en tte. Il affectionne l'expression endur-cissement phy~ique ,(kiJrperliche Ertchtigung]. qu'il emprunte au dtctlonnatre des conservateurs de Wetmar; il fait l'loge de l'arme wilhelminienne comme tant la seule institution saine et vivifiante du corps du peu,P,le

    IVolkskorperl par ailleurs en putrfaction ; il constdre e service mtbtaire principalement ou exclusivement

    comme une ducation l'endurance. De toute vidence, la formation du caractre n'occupe pour Hitler que la seconde place ; selon lui, elle advient plus ou moins

    1. Kultur dsigne ici l' ensemble des aspects intellectuels d'une civilisation.

    2. Mit seinem ganzen SippenzubehiJr : le terme Sippe ( tymolo-giquement genre propre , parent ) voque immdiatement le clan ,. des peuplades germaniques et la conception nazie du collectif.

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  • d'elle-mme, lorsque, justement, le physique est le maitre de l'ducation et qu'il rprime l'esprit. Mais c'est seulement au dernier rang de ce programme pdago-gique qu'on trouve, admises contrecur, suspectes et dnigres, la formation de l'intellect et les nourritures seirituelles. Dans des tournures toujours nouvelles s expriment la peur de l'homme qui pense, la haine de la pense. Quand Hitler raconte son ascension, ses pre-miers grands meetings succs, il vante, tout autant que ses talents d'orateur, la valeur au combat de son semee d'ordre, dont le petit groupe en~endrera bientt la SA. Les braunen Sturmabteilungen , dont la mission ne relve que de la force brutale et qui, au cours des mee-tings, doivent se ruer sur les adversaires politiques et les expulser de la salle, voil ses vritables complices dans la lutte pour gagner le cur du peuple, voil ses premiers hros ~u'il depeint comme les vainqueurs inonds du sang d adversaires plus nombreux, comme les hros exemplaires de combats historiques dans les lieux de ru-nion. Et l'on rencontre des descriptions semblables, les mmes convictions et le mme vocabulaire lorsque Goebbels raconte son combat pour Berlin. Ce n'est pas l'esprit qui est vainqueur; il ne s'agit pas de convaincre. Ce n'est mme pas la duperie rhtorique qui dcide de la victoire de la nouvelle doctrine, mais 1 'hrosme des pre-miers membres de la SA, des vieux combattants. C'est ici, selon moi, que les rcits de Hitler et de Goeb-bels sont complts par la distinction de connaisseur qu'a faite une de nos amies, alors interne l'hpital d'une petite ville industrielle de Saxe. Quand le smr, aprs les meetings, on nous amenait les blesss, racontait-elle souvent, je savais tout de suite quel camp chacun d'eux appartenait, mme s'il tait au lit et dshabill: ceux qui avaient t blesss la tte par une chope de bire ou un barreau de chaise taient des nazis et ceux qui avaient reu un coup de stylet dans les poumons taient des communistes. En matire de gloire, il en va pour la SA de mme que pour la littrature italienne : seuls les dbuts sont blouissants.

    Le second uniforme qu'emprunte l'hrosme nazi, c'est la panoplie du pilote de course, son casque, ses lunettes de protection et ses gants pais. Le nazisme a cultiv toutes les formes de sports et, ne serait-ce que du

    1. Troupes d'assaut brunes .

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  • point de vue lin_guistique, aucun ne l'a plus influenc que la boxe; mais l'unage la plus marquante et la plus rpan-due de l'hrosme du milieu des annes trente est fournie par le pilote de voiture de course : aprs sa chute mor-telle, Berndt Rosemeyer 1 occupe presque la mme elace que Horst Wessel 2 dans l'imagination populaire. \Une remarque l'attention de mes collgues universitarres : on pourrait faire des tudes fort intressantes sur les rap-ports existant entre le style de Goebbels et le recueil de souvenirs de la femme-pilqte Elly Be~nhorn : Mon poux, le pilote de course.) A une certame poque les vainqueurs des courses automobiles internationales sont les hros phmres les plus photographis, au volant de leurs bolides, appuys contre lui, ou mme ensevelis des-sous. Si le jeune garon ne choisit pas pour hros les combattants tout en muscles, nus ou portant l'uniforme de la SA, qui sont reprsents sur les affiches et les pices de monnaie de l'poque, alors il s'inspire certaine-ment des pilotes de course. Ces deux types de hros ont en commun un regard fig dans lequel s'expriment la ferme dtermination aUer de l'avant et la volont de conqute. partir de 1939, la voiture de course est remplace par le tank, le pilote de course par le pilote de char. (C'est ainsi que le simple soldat nommait non seulement 1 'homme aux commandes mais aussi les Panzergrena-diere.) Depuis le premier jour de la guerre et jusqu' la disparition du Troisime Reich, tout brosme sur terre, en mer et dans le ciel porte l'uniforme militaire. Pendant la Premire Guerre mondiale, il y avait encore un hrosme civil, l'arrire. Mais prsent combien de temps y aura-t-il encore un arrire ? Combien de temps encore une existence civile ? La doctrine de la guerre totale se retourne de faon terrible contre ses auteurs : tout est le thtre de la guerre, dans chaq_ue usine, dans chaque cave, on entretient l'hrosme mili-taire ; des enfants, des femmes et des vieillards meurent exactement de la mme mort hroque, l'abattoir, et assez souvent dans le mme uniforme, exactement

    1. Sportif allemand (1909-1938), poulain de l'curie allemande Auto-Union. Epoux de Elly Beinhorn.

    2. Chef des SA (1907-1930) de Berlin en 1929.11 composa un hymne qui allait devenk, aprs sa mort, le second hymne national-socialiste. Tu lors d'une chauffoure avec des communistes, il fut lev par Goebbels au rang de premier martyr du rgime nazi.

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  • comme autrefois les jeunes soldats de l'arme en cam-pagne.

    Durant douze annes, le concept et le vocabulaire de l'hrosme ont t appliqus, dans une proportion crois-sante et toujours plus exclusivement, au courage guer-rier, une attitude de tmrit et de mpris devant la mort dans n'importe quel combat. Ce n'est pas en vain que la langue du nazisme a rpandu 1 'usage de comba-tif, adjectif nouveau et rare, rserv jusqu'ici aux esthtes no-romantiques, pour en faire un de ses mots favoris. Guerrier tait trop troit; il n'voquait que les choses de la guerre et c'tait aussi un adjectif trop franc qui trahissait l'humeur querelleuse et la soif de conqutes. Tandis que combatif ! Cet adjectif dsigne d'une manire plus gnrale une tension de l'me et de la volont qui, en toutes circonstances, vise l'affirmation de soi par l'attaque et la dfense, et qui n'est encline aucun renoncement. L'abus qu'on a fait du combatif correspond exactement l'usure excessive du concept d'hrosme quand on l'emploie tort et travers. -

    Vous tes bien injuste avec nous, professeur ! Quand je dis " nQUS ", je ne parle pas des nazis car je n'en suis pas un. A part quelques interruptions, j'tais sur le champ de bataille tout au long de ces annes. N'est-il pas

    naturel, en temps de guerre, qu'on parle particulire-ment souvent d'hrosme? Et pourquoi serait-ce l for-cment un faux hrosme qui se manifeste?

    - Pour tre un hros, il ne s-:.1ffit pas d'tre courageux et de mettre sa propre vie en jeu. N'Importe quel spadas-sin, n'importe quel criminel est capable de cela. A l'ori-gine, le hros est un tre qui accomplit des actes qui lvent l'humanit. Une guerre de conqute, a fortiori si elle s'accompagne d'autant d'atrocits que celle de Hitler, n'a rien voir avec l'hrosme.

    - Mais il y a tout de mme eu beaucoup de mes cama-rades qui n'taient pour rien dans ces atrocits et qui avaient la ferme conviction (d'ailleurs, on ne nous avait jamais prsent les choses autrement) que nous ne menions qu'une guerre dfensive, mme si parfois nous devions recourir pour cela aux agressions et aux conqutes. Si nous remportions la victoire, ce serait pour le bien du monde entier. Le vritable tat de choses, nous ne l'avons connu que beaucoup plus tard, beaucoup trop tard ... Et ne croyez-vous pas que, dans le sport ga-

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  • lement, un vritable hrosme puisse tre dvelopp et qu'une performance sportive, dans ce qu'elle a d'exem-plaire, peut avoir pour effet d'lever l'humanit?

    - Bien sQr que c'est possible, et sans doute y a-t-il eu aussi parmi les sportifs et les soldats, dans l'Allemagne nazie, de vritables hros, l'occasion. Mais, dans l'ensemble, je reste sceptique l'gard de l'hrosme issu de ces deux professions en particulier. C'est un hrosme trop bruyant, trop lucratif et qui satisfait trop la vanit pour pouvoir tre sincre. Bien sftr, ces pilotes de course taient littralement des chevaliers d'industrie; leurs courses prilleuses devaient profiter aux entreprises alle-mandes et par consquent la patrie, et peut-tre ser-vaient-ils le bien commun en ce qu'ils permettaient l'industrie automobile de faire des progrs. Mais il y avait tant de vanit, tant d'exploits de gladiateurs en jeu! Et les couronnes et les prix sont aux pilotes ce que les dcorations et l'avancement sont aux soldats. Non, rares sont les fois o je crois 1 'hrosme quand il est tapageur et qu'il se fatt trop bien payer en cas de succs. L'hrosme est d'autant plus pur et plus exemplaire qu'il est plus silencieux, qu'il a moms de public, qu'il est moins rentable pour le hros lui-mme et qu'il est moins dco-ratif. Ce que je reproche au concept de hros nazi, c'est justement le fait qu'il soit constamment attach l'effet dcoratif, c'est son ct fanfaron. Le nazisme n'a offi-ciellement connu aucun hrosme dcent et authentique. C'est ainsi qu'il a falsifi et discrdit le concept tout entier.

    - Affirmez-vous qu'il n'y ait jamais exist d'hrosme silencieux et authentique pendant les annes hitl-riennes?

    - Pendant les annes hitlriennes, non, au contraire, elles ont vu mftrir l'hrosme le plus pur, mais dans le camp adverse. Je pense tous les tres valeureux dans les camps de concentration et tous les tres tmraires qui vivaient dans 1 'ill~alit. Pour eux, le danger de mort et les souffrances talent infiniment plus grands qu'au front, et tout clat dcoratif absent! Ce n'tait pas la glo-rieuse mort au" champ d'honneur" qu'on avait devant les yeux mais, dans le meilleur des cas, la guillotine. Pourtant, mme sans aucun effet dcoratif, et mme si cet hrosme tait d'une incontestable authenticit, quel-que chose soutenait et apaisait intrieurement ces hros :

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  • eux aussi se savaient membres d'une arme, ils avaient une foi profonde et justifie dans la victoire finale de leur cause ; ils pouvaient emporter dans leur tombe cette fire conviction qu'un jour ou l'autre leur nom renaitrait d'autant plus aurol de gloire qu'aujourd'hui on les assassinait de manire infme.

    Mais je connais un hrosme bien plus dsespr, bien plus silencieux encore, un hrosme entirement priv du soutien que peut apporter le fait de se savoir membre d'une arme ou d'un groupe politique, priv de tout espoir de gloire future et qu1 ne pouvait compter que sur soi. C'est celui des quelques pouses aryennes (il n'y en a pas eu tant que cela) qui ont rsist toute esECC( de pression tendant les sparer de leur poux jutf. A quoi ressemblait la vie quotidienne de ces femmes ! Quelles insultes, quelles menaces, quels coups, quels outrages n'ont-elles pas endurs, quelles privations lorsqu'elles partageaient leur modeste ration alimentaire avec un mari qui en tait rduit celle, misrable, des Juifs, alors que leurs collgues aryens l'usine recevaient le supplment des travailleurs de force. De quelle volont de vivre devaient-elles faire preuve, lorsque, force d'infamie et de cruelle misre, elles tombaient malades, lorsqu'il tait si tentant de suivre dans le suicide ceux qui, nombreux dans leur entourage, avaient ainsi trouv le repos ternel loin de la Gestapo ! Elles savaient que leur mort entranerait infailliblement celle de leur poux, car l'poux juif tait arrach du cadavre encore tide de son pouse aryenne pour tre dport en un exil meurtrier. Quel stocisme, quelle autodiscipline taient-ils ncessaires quand, jour aprs jour, il fallait relever le courage d'un homme bris, corch vif, dsespr. Sous les tirs d'obus du champ de bataille, sous l'avalanche des dcombres de l'abri anti-arien qui commence cder, sous les bombes et mme en face de la potence, il y a encore l'instant pathtique qui vous souttent, mais dans la nause extnuante d'un quotidien sale et qui se repro-duira peut-tre l'infini, qu'est-ce qui peut vous faire garder la tte haute? Et l, rester fort, si fort qu'on peut continuellement prcher l'espoir l'autre, lui faire entrer dans la tte que l'heure viendra, que c'est un devoir de l'attendre. Rester si fort, alors qu'on ne peut compter que sur soi seul, isol de tout groupe, car la maison de Juifs [Judenhaus] ne constitue pas un groupe malgr 30

  • l'ennemi et le destin partags, malgr sa langue commune : voil un hrosme au-del de tout hrosme.

    Non, les annes hitlriennes n'ont vraiment pas manqu d'hrosme, mais dans l'hitlrisme proprement dit, dans la communaut des hitlriens, n'existait qu'un hrosme corrompu, caricatural et empoisonn; on pense aux coupes ostentatoires, au cliquetis des dcora-tions, on pense l'emphase des discours encenseurs, on pense aux meurtres impitoyables ...

    Toute la ligne 1 des mots de l'hrosme avait-elle sa place dans la L TI? D'une certaine faon oui, car elle tait largement diffuse et caractrisait partout la faus-set et la cruaut spcifiques du nazisme. Elle a t aussi troitement mle aux pan~yriques du peuple lu germanique : tout ce qui tait hroque appartenait en propre la race germanique et elle seule. Et d'une autre faon, non, car toutes les dformations et toutes les corruptions s'taient dj trop souvent attaches cette phrasologie avant le Troisime Reich. C'est pourquoi elle n'est voque qu'en marse, dans l'introduction.

    Mais il est une tournure qu'il faut inscrire spcifique-ment au compte des nazis. Ne serait-ce que pour la consolation qui en manait. Un jour de dcembre 1941, Paul K. rentra du travail rayonnant. En chemin, il avait lu le communiqu de l'arme. Ils sont dans une situa-tion lamentable en Afrique, dit-il. Je lui demandai s'ils le reconnaissaient vraiment eux-mmes - puisque le reste du temps ils ne parlaient que de victoires. Ils crivent : "Nos troupes combattent hroquement." " Hroquement " fait penser un loge funbre, soyez-en sQr.

    Depuis, dans les bulletins, hroquement nous a encore fait penser de trs nombreuses fois un loge funbre et jamais il ne nous a tromps.

    1. Sippe, voir note 2, P: 25.

  • 1.

    LTI

    Il y avait le BDM 1, la HJ 2, la DAF 3 et encore d'innombrables sigles de ce genre.

    D'abord un jeu parodique, puis, immdiatement aprs, un pis-aller phmre du souvenir, une espce de nud au mouchoir et, trs vite, pour toutes les annes de misre, un mor.en de lgitime dfense, un SOS envoy moi-mme, voil ce que reprsente le sigle LTI dans mon journal. Un sigle joliment savant, comme les expressions

    d'ori~ne trangre bien sonores que le Troisime Reich aimait employer de teml?s en tell_lP-S : Garant. fait plus important que Brge fcautlon] et diJtamieren plus impo-sant que schlechtmachen [dire du mal]. (Peut-tre y en a-t-il aussi qui ne les comprennent pas et, sur ceux-l, ils font d'autant plus d'effet.)

    LTI : Lingua Tertii lmperii, langue du Troisime Reich. J'ai si souvent repens une anecdote du vieux Berlin - elle se trouvait probablement dans mon GiaP-brenner 4 richement illustr, du nom de cet humoriste de la rvolution de mars s. Mais o est passe ma biblio-thque dans laquelle je pourrais vrifier? Cela aurait-il un sens de demander la Gestapo o elle est ?

    Un jeune garon qui est au cirque avec son pre lui 1. Bund Deutscher Miidel (Ligue des fiDes allemandes): division des

    Jeunesses hitlriennes. 2. Hitler Jugend (Jeunesse hitlrienne) : organisation nazie qui enca

    drait les enfants de l'_se de six ans dix-huit, voire vingt et un ans. 3. Deutsche Arbeitsfront (Front du travail allemand) : organisation

    nazie qui remplaa les syndicats partir de 1933. 4. Adolf GlaBbrenner, crivain et journaliste allemand (1810-1876). 5. Rvolution de mars 1848.

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  • demande : Papa, que fait le monsieur sur la corde avec le bton?- Gros mgaud, c'est un balancier auquel il se tient. - Oh la la! Papa, et s'ille laissait tomber?- Gros nigaud, puisque je te dis qu'il le tient!

    Mon journal tait dans ces annes-l, tout moment, le balancier sans lequel je serais cent fois tomb. Aux heures de dgoftt et de dsespoir, dans le vide infini d'un

    . travail d'usine des plus mcaniques, au chevet de malades ou de mourants, sur des tombes, dans la gne et dans les moments d'extrme humiliation, avec un cur physiquement dfaillant, toujours m'a aid cette injonc-tion que je me faisais moi-mme : observe, tudie, grave dans ta mmoire ce qui arrive - car demain dj cela aura un autre aspect, demain dj tu le percevras autrement -, retiens la manire dont cela se manifeste et agit. Et, trs vite ensuite, cette exhortation me placer au-dessus de la mle et garder ma libert intrieure se cristallisa en cette formule secrte toujours efficace : LTI, LTI!

    Mme si j'avais l'intention, ce qui n'est pas le cas 1, de publier l'intgralit de mon journal de cette poque avec tous ses vnements quotidtens, je lui donnerais ce sigle pour titre. On pourrait le prendre mtaphoriquement. Car tout comme il est courant de parler de la physiono-mie d'une poque, d'un pays, de mme on dsigne l'esprit d'un temps par sa langue. Le Troisime Reich parle avec une effroyable homognit travers toutes ses manifestations et travers l'hritage qu'il nous laisse, travers l'ostentation dmesure de ses difices pom-peux, travers ses ruines, et travers le type de ses sol-aats, des SA et des SS, qu'il fixait comme des figures idales sur des affiches toujours diffrentes mais tou-jours semblables, travers ses autoroutes et ses fosses communes. Tout cela est la langue du Troisime Reich et c'est de tout cela, naturellement, qu'il est aussi question dans ces pages. Mais lorsqu'on a exerc une profession pendant des dcennies, et qu'on l'a exerce avec plaisir, on est finalement plus imprgn par elle que par tout le reste: et c'est donc littralement et au sens proprement philologique la langue du Troisime Reich que je

    1. Le journal de Victor Klemperer ne sera pas publi de son vivant. Il parattra cinquante ans plus tard chez Aufl)au Berlin en 1995. La version franaise des Tagebcher de Klemperer est annonce aux di-tions du Seuil. (N.D.E.)

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  • m'accrochais le plus fermement et c'est elle qui consti-tuait mon balancier pour surmonter le vide des dix heures d'usine, l'horreur des perquisitions, des arresta-tions, des mauvais traitements, etc.

    On cite toujours cette phrase de Talleyrand, selon laquelle la langue serait l pour dissimuler les penses du diplomate (ou de tout homme rus et douteux en gn-ral). Mais c'est exactement le contraire qui est vrai. Ce que quelqu'un veut dlibrment dissimuler, aux autres ou soi-mme, et aussi ce qu'il porte en lui inconsciem-ment, la langue le met au jour 1 Tel est sans doute aussi le sens de la sentence: Le style c'est l'homme*; les dcla-rations d'un homme auront beau tre mensongres, le style de son langage met son tre nu.

    II m'est arriv une chose trange avec cette langue propre (au sens philologique) au Troisime Reich.

    Tout au dbut, tant que je ne subissais sinon aucune, du moins que de trs lgres perscutions, je voulais en entendre parler le moins possible. J'en avais plus qu'assez du langage des vitnnes, des affiches, des uni-formes bruns, cfes drapeaux, des bras tendus faisant le salut hitlrien, des petites moustaches tailles la Hitler. Je me rfugiais, je m'absorbais dans mon travail, je don-nais mes cours et faisais nerveusement semblant de ne pas voir les bancs se vider de plus en plus, je travaillais avec une grande application mon XVIIf sicle 2 littraire franais. Pourquo1, en lisant des crits nazis, me serais-je empoisonn davantage la vie qu'elle ne l'tait dj du fait de la situation gnrale? Si, par hasard ou par erreur, un livre nazi me tombait entre les mains, je l'abandon-nais la fin du premier chapitre. Si, quelque part dans la rue, beuglait la voix du Fhrer ou de son ministre de la Propagande, je faisais un grand dtour pour viter le haut-parleur et, quand je lisais les journaux, je m'effor-ais anxieusement de pcher les faits bruts- l'tat brut, ils taient dj assez dsolants - dans la rpugnante lavasse des discours, commentaires et articles. Puis, lorsque la fonction publique fut purge et que je perdis ma chaire, je cherchai plus que jamais m'isoler du

    1. Die Sprache brint es an den Tag: il s'agit d'une allusion au pome d'Adalbert von Chamtsso, Die Sonne bringt es an den Tag [Le soleil le met au jour].

    2. Histoire de la littrature franaise au xvuf sicle, ouvrage en deux tomes publis en 1954 et 1966.

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  • prsent. Les philosophes des Lumires, si dmods et depuis lon~temps dnigrs par quiconque avait une bonne opinton de soi, les Voltaire, Montesquieu et Dide-rot, avaient toujours t mes prfrs. prsent, je pou-vais consacrer tout mon temps et toute ma force de travail cette uvre que j'avais dj bien avance; en ce qui touche le xvme sicle, je me trouvais, au palais japo-nais de Dresde, comme un coq en pte; aucune btblio-thque allemande ni mme peut-tre la Bibliothque nationale de Paris n'auraient pu mieux m'approvision-ner.

    Mais, ensuite, je fus sous le coup de l'interdiction de frquenter les bibliothques, et ainsi me fut enleve l'uvre de ma vie. Et puis vint le jour o l'on me chassa de chez moi, et puis vmt tout le reste, chaque jour quel-que chose de nouveau. prsent, le balancier devenait mon instrument le plus ncessaire, la langue du temps mon intrt favori.

    J'observais de plus en plus minutieusement la faon de parler des ouvriers 1 'usine, celle des brutes de la Ges-tapo et comment l'on s'exprimait chez nous, dans ce jar-din zoologique des Juifs en cage. Il n'y avait pas de diffrences notables. Non, vrai dire, il n'y en avait aucune. Tous, partisans et adversaires, profiteurs et vic-times, taient mcontestablement guids par les mmes modles.

    Je tentais de me saisir de ces modles et, dans un cer-tain sens, c'tait excessivement simple, car tout ce qu'on imprimait et disait en Allema~e tait entirement nor-malis par le Parti ; ce qui, d une manire quelconque, dviait de l'unique forme autorise ne pouvait tre rendu public; livres, journaux, courrier administratif et formu-laires d'un service - tout nageait dans la mme sauce brune, et par cette homognit absolue de la langue crite s'expliquait aussi l'uniformit de la l'arole.

    Mais si se procurer ces modles tait un Jeu d'enfant pour des milbers d'autres gens, c'tait pour moi extrme-ment difficile, toujours dangereux et parfois absolument impossible. L'achat et mme toute espce d'emprunt de livres, de revues et de journaux taient interdits au por-teur de l'toile jaune.

    Ce qu'on avait chez soi en cachette reprsentait un danger et on le cachait sous les armoires et les tapis, sur les poles et dans les embrasses ou bien on le gardait

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  • pour l'allumage dans la rserve de charbon. Ce genre de choses ne marchait bien sQr que si l'on avait de la chance.

    Jamais, tout au long de ma vie, aucun livre ne m'a autant sonn que Le Mythe du xx sicle de Rosen-berg. Non pas que ce ffit une lecture exceptionnellement profonde, ifficile comprendre ou moralement mou-vante, mais parce que c'est avec ce volume que Clemens me frappa sur la tte pendant plusieurs mm utes. ( Cle-mens et Weser taient les bourreaux spciaux des )uifs de Dresde, on les distinguait en gnral l'un de l'autre comme le cogneur et le cracheur.) Comment peux-tu, cochon de Juif, avoir l'audace de lire un tel livre ? hurlait Clemens. Pour lui, cela semblait tre une espce de profanation de l'hostie. Comment oses-tu avoir ici un ouvrage de la bibliothque de prt? Ce n'est gue parce que ce volume avait t emprunt au nom de mon pouse aryenne, et bien s1lr aussi parce gue la notice qui allait avec avait t dchire sans tre dcrypte, que je fus alors sauv du camp de concentra-tion.

    Tous les matriaux devaient tre rapports par des voies dtournes, et exploits clandestinement. Et combien de choses ne pouvais-je d'aucune manire me procurer ! Car l o je tentais de remonter la source d'une question, l o, en bref, j'avais besoin d'un mat-riel de travail scientifique, les bibliothques de prt ne m'taient d'aucun secours, quant aux bibliothques publiques, elles m'taient fermes.

    D'aucuns pensent peut-tre que des confrres ou d'anciens lves gui, entre-temps, avaient accd des fonctions officielles, auraient pu me tirer d'embarras, qu'ils auraient pu, en mdiateurs, intercder en ma faveur auprs des services de prt. Juste ciel ! Cela aurait t faire acte de courage personnel, se mettre per-sonnellement en danger. 11 existe en ancien franais un joli vers que j'ai souvent cit deP.uis ma chaire ma1s dont Je n'ai vraiment ressenti la signification que plus tard, l'poque o je n'avais plus de poste. Un pote tomb en disgrce songe mlancoliquement aux nombreux amis 9ue vent emporte, et il ventait devant ma porte * 1 . Mais Je ne veux pas tre injuste: j'ai trouv de fidles et vail-lants amis, seulement il n'y avait pas vraiment de proches confrres ni de collgues parmi eux.

    1. Pome de Rutebeuf.

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  • C'est ainsi qu'on peut lire rgulirement dans mes notes des remarques telles que : A dterminer plus tard 1 ... complter plus tard! ... Y rl?ondre plus tard! ... Et puis, quand diminue l'espoir de vtvre jusqu' ce plus tard-: Cela devrait tre effectu plus tard ...

    Aujourd'hui, alors que ce elus tard n'est pas encore tout .fait un prsent, mais qu'ille deviendra ds l'instant o nouveau des livres mergeront des dcombres et de la pnurie des bibliothques (et o l'on pourra quitter, la conscience tranquille, la Vita activa du reconstructeur pour regagner le cabinet d'tude), aujourd'hui, je sais que je ne serai pourtant pas en mesure de mener mes observations, mes rflexions et mes questions concer-nant la langue du Troisime Reich de l'tat d'esquisse celui d'ouvra~e scientifique concis.

    Pour cela, d faudrait plus de connaissances et aussi, bien stlr, une vie plus longue que celles dont je dispose comme (pour le moment) n'importe quel indtvidu. Car un norme travail devra tre fourni dans des domaines extrmement varis : germanistes et romanistes, angli-cistes et slavi$tes, historiens et conomistes, juristes et thologiens, techniciens et biologistes devront consacrer des essais et des thses de trs nombreux problmes particuliers avant qu'un esprit ample et courageux puisse oser dcrire la Lingua Tertii lmperii dans sa globalit la plus pauvre et la plus riche. Mais un premier ttonne-ment et questionnement tourn vers les choses qui ne se laissent pas encore fixer parce qu'elles sont en cours d'volution, le travail de la premtre heure, comme les Franais nomment pareille chose, conservera toujours sa valeur ~ur les vritables chercheurs qui viendront aprs, et je crois qu'ils apprcieront ausst de voir leur objet en tat de mtamorphose incomplte, moiti comme compte rendu concret d'vnements vcus et moiti dans la conceptualit de l'observation scienti-fique.

    Pourtant, si c'est l le propos de l'ouvrage que J'e publie, pourquoi ne pas reproduire le carnet de notes u philologue tel qu'il se dgage du journal plus priv et plus _gnral crit en ces annes difficiles ? Pourquoi certames choses sont-elles condenses en une vue d'ensemble, pourquoi au point de vue d'hier s'est joint si frquemment celui d'aujourd'hui, de la toute premire pnode post-hitlrienne ?

    J'y rpondrai prcisment. Parce qu'une thse est en

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  • jeu, parce qu'en mme temps qu'un but scientifique je poursuis un but ducatif.

    On parle tant prsent d'extirper l'tat d'esprit fas-ciste, on s'active tant pour cela. Des criminels de guerre sont jugs, de petits Pg 1 (lan~ue du Quatrime Reich!) sont carts de leurs fonctiOns officielles, des livres nationalistes retirs de la circulation, des places Hitler et des rues Goring dbaptises. Des chnes de Hitler abattus. Mais la langue du Troisime Reich semble devoir survivre dans maintes expressions caract-ristiques; elles se sont si profondment incrustes qu'elles semblent devenir une possession permanente de la langue allemande. Combien de fois, par exemple, n'ai-je pas entendu parler depuis mai 1945, dans des dis-cours la radio, dans des manifestations passionnment antifascistes, des ~ualits caractrielles [ charak-terlich l ou bien de 1 essence combative de la dmo--cratie f Ce sont des expressions venant du cur - le Troisime Reich dirait: du milieu de l'tre [Wesens-mitte) - de la LTI. Est-ce de la pdanterie si je m'en offusque, est-ce le mait~e d'cole cens tre tapi secrte-ment en tout philologue qui perce en moi ?

    Je rglerai cette question par une autre question. Quel fut le_)Doyen de propagande le plus puissant de

    l'hitlrisme? Etaient-ce les discours isols de Hitler et de Goebbels, leurs dclarations tel ou tel sujet, leurs pro-pos haineux sur le judasme, sur le bolchevisme ?

    Non, incontestaolement, car beaucoup de choses demeuraient incomprises par la masse ou l'ennuyaient, du fait de leur ternelle rptition. Combien de fots dans les restaurants, du temps o, sans toile, fa vais encore le droit d'y entrer, combien de fois 1 usine, pendant l'alerte arienne, alors que les Aryens avaient leur salle eux et les Juifs aussi, et c'tait dans la pice aryenne que se trouvait la radio (et le chauffage et la nourriture), combien de fois n'ai-je pas entendu le bruit des cartes jouer qui claquaient sur la table et les conversations voix haute au sujet des rations de viande et de tabac et sur le cinma, tandis que le Fhrer ou l'un de ses pala-dins tenaient de prolixes discours, et aprs on lisait dans les journaux que le peuple tout entier les avait couts attentivement.

    1. Abrviation de Parteigenossen [camarade du Parti], membre de base de la NSDAP.

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  • Non, l'effet le plus puissant ne fut pas produit par des discours isols, m par des articles ou des tracts, ni par des affiches ou des drapeaux, il ne fut obtenu par rien de ce qu'on tait forc d'enregistrer par la pense ou laper-ception.

    Le nazisme s'insinua dans la chair et le sang du grand nombre travers des expressions isoles, des tournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient des millions d'exemplaires et qui furent adoptes de faon mca-nique et inconsciente. On a coutume de prendre ce dis-tique de Schiller, qui parle de la langue cultive qui potise et pense ta place, dans un sens purement esthtique et, pour ainsi dire, anodin. Un vers russi, dans une langue cultive, ne prouve en rien la force potique de celui qui l'a trouv; il n'est pas si difficile, dans une langue minemment cultive, de se donner l'air d'un ~te et d'un penseur.

    Mais la langue ne se contente t'as de potiser et de penser ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle rgit tout mon tre moral d'autant plus naturellement que je m'en remets inconsciemment elle. Et qu'arrive-t-il si cette langue cultive est constitue d'lments toxiques ou si r on en a fait le vecteur de substances toxiques? Les mots peuvent tre comme de minuscules doses d'arsenic : on les avale sans Y. prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et vod qu'aprs quelgue temps l'effet toxique se fait sentir. Si quelqu'un, au heu d' hroque et vertueux , dit pendant assez longtemps fanatique, il finira par croire vraiment qu'un fana-tique est un hros vertueux et que, sans fanattsme, on ne peut pas tre un hros. Les vocables fanatique et fanatisme n'ont pas t invents par le Troisime Reich, il n'a fait qu'en modifier la valeur et les a employs plus frquemment en un jour que d'autres poques en des annes. Le Troisime Reich n'a forg, de son propre cru, qu'un trs petit nombre des mots de sa langue,. et peut-tre mme vraisemblablement aucun. La langue nazie renvoie pour beaucoup des apports tran-gers et, pour le reste, emprunte la plupart du temps aux Allemands d'avant Hitler. Mais elle change la valeur des mots et leur frquence, elle transforme en bien gnral ce qui, jadis, appartenait un seul individu ou un grou-puscule, elle rquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, tait le bien gnral et, ce faisant, elle imprgne les mots et les

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  • formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue son terrible systme, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret.

    Mettre en vidence le poison de la L TI et mettre en garde contre lui, je crois que c'est plus que du simple pdantisme. Lorsque, aux yeux des Juifs orthodoxes, un ustensile de cuisine est devenu cultuellement impur, ils le nettoient en l'enfouissant dans la terre. On devrait mettre beaucoup de mots en usage chez les nazis, pour longtemps, et certains pour toujours, dans la fosse commune.

  • 2. PRLUDE

    Le 8 juin 1932, nous vmes ce film parlant presque classique dj (comme je l'ai not dans mon journal): L'Ange bleu. Ce qui a t conu et ralis dans un style pique apparatra toujours, une fois port au thtre et prsent mme au cinma, comme ~rossirement sensa-tionnel. Le Professeur Unrat de Hemrich Mann 1 est cer-tainement une uvre littraire suprieure L'Ange bleu; mais, du point de vue de la performance d'acteur, ce film est vritablement un chef-d'uvre. Les rles principaux taient tenus par J annings, Mariene Dietrich et Rosa Valetti, et mme les rles secondaires y taient des plus intressants. Malgr tout, je ne fus qu'en de rares instants captiv par ce qui se passait l'cran; tout le temps me revenait l'esprit une scne des actualits qui avaient prcd le film. Le Tambour dansait - et je tiens ce que le verbe danser soit pris au sens littral-soit devant, soit entre les interprtes de L'Ange bleu.

    La scne se passait aprs l'avnement du gouverne-ment Papen; elle s'appelait: Jour de la bataille de Ska-gerrak, le corps de marine du palais prsidentiel franchit la porte de Brandebourg.

    Au cours de ma vie, j'ai vu beaucoup de parades, dans la ralit comme l'cran; je connais l'importance du pas de parade prussien - alors que nous subissions le ressage militaire sur l'Oberwiesenfeld Munich, nous entendions : Ici, vous devez le faire au moins aussi bien qu' Berlin! Mais jamais auparavant et, ce qui en dit

    1. crivain allemand (1871-1950), frre de Thomas. Professor Unrat est sorti en 1905, le film de Josef von Sternberg en 1930.

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  • davantage, jamais aprs non plus, malgr toutes les exhi-bitions martiales devant le Fhrer et tous les dfils Nuremberg, je n'ai vu chose semblable ce que je vis ce soir-l. Les hommes lanaient leurs jambes de telle faon que la pointe de leurs bottes semblait valser plus haut que la pointe de leur nez, c'tait comme une seule valse, comme une seule jambe, et il y avait dans l'attitude de tous ces corps - non, de ce corps unique - une tension si convulsive que le mouvement semblait se figer tout comme l'taient dj les visages, et que la troupe entire donnait autant une impression d'absence de vie que d'extrme animation. Cependant, je n'avais pas le temps, ou plus exactement, je n'avais pas de place dans mon esprit pour rsoudre le mystre de cette troupe, car elle ne formait que l'arrire-plan sur lequel se dtachait

    l'uni~ue figure qui la dominait, qui me dominait : le Tam-bour.

    Celui qui marchait en tte avait press sur sa hanche sa main gauche aux doi~ts largement carts, ou plutt, cherchant l'quilibre, il avait arc-bout son corps sur sa main gauche qui servait d'appui, tandis que son bras droit, qui tenait la baguette de tambour, battait l'air bien haut et que la pointe de la botte de la jambe projete en l'air semblait rattraper la baguette. Ainsi, l'homme tait suspendu l'oblique dans le vide, tel un monument sans socle, mystrieusement maintenu debout par une convul-sion qui allait des pieds la tte, de la pointe des doigts jusqu'aux orteils. Ce q_u'il dmontrait l n'tait pas un simple exercice, c'tatt une danse archaque autant qu'une marche militaire, l'homme tait la fois fakir et grenadier. Cette mme crispation, cette mme dsarti-culation spasmodique, on pouvait la voir, peu de choses prs, dans les sculptures expressionmstes de ces annes-l, l'entendre dans la posie expressionniste de l'poque, mais dans la Vie mme, dans la vie prosaque de la ville la plus prosaque qui ftit, elle agissait avec fa vio-lence d'une absolue nouveaut. Et une contagion ma-nait d'elle. Des tres vocifrants se pressaient le plus prs possible de la troupe, les bras sauvagement tendus sem-

    1. Au dbut de sa carrire politique, Hitler se faisait appeler le Tambour. A la suite du putsch de la brasserie du 9 novembre 1923, il dclara au tribunal: Ce n'est pas par modestie que je voulais devenir tambour, car c'est ce qu'il y a de plus noble, le reste n'est que baga-telle.

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  • blaient vouloir s'emparer de quelque chose, les yeux carquills d'un jeune homme, au premier rang, avaient l'expression de l'extase religieuse.

    Le Tambour fut ma premire rencontre bouleversante avec le national-socialisme qui, jusqu 'ici, malgr sa pro-pagation, m'tait apparu comme le fourvoiement passa-ger et sans consquence d'adolescents insatisfaits. Ici je vis, pour la premire fois, le fanatisme sous sa forme sp-cifiquement nazie ; travers cette figure muette, et pour la premire fois, la langue du Troisime Reich s'imposa moi.

  • 3. QUALIT FONCIRE : PAUVRET

    La L TI est misrable. Sa pauvret est une pauvret de principe; c'est comme si elle avait fait vu de pauvret.

    Mem Kampf, la bible du national-socialisme, parut en 1925, et ainsi sa langue fut littralement fixe dans toutes ses composantes fondamentales. Grce la prise du pouvoir ,. par le Parti, de lan~ue d'un groupe social, elle evint langue d'un peuple, c est--dire qu'elle s'empara de tous les domaines de la vie prive et publique: de la politique, de la jurisprudence, 'de l'conomie, de l'art, de la science, de l'cole, du sport, de la famille, des jardins d'enfants, et des chambres d'enfants. (La langue d'un groupe ne recouvrira jamais que les domaines sur les-quels s'tendent ses bens, et non la totalit de la vie.) Naturellement, la LTI se saisit galement, et mme avec une nergie particulire, de l'arme; mais entre la lansue militaire et la LTI existe une interaction, plus prcts-ment : la langue militaire a d'abord influenc la LTI avant d'tre corrompue par elle. C'est pourquoi je fais une mention toute particulire de cet ascendant. Jusqu'en 1945, presque jusqu'au dernier jour -le Reich 1 paraissait encore, alors que l'Allemagne tait dj un monceau de dcombres et que Berlin tait encercl-, fut imprim un flot de littrature en tout genre : tracts, jour-naux, revues, manuels scolaires, ouvrages scientifiques et littraires.

    Dans toute sa dure et son extension, la L Tl demeura pauvre et monotone, et monotone est prendre tout

    1. Das Reich: hebdomadaire nazi (1940-1945) cens reprsenter le Troisime Reich l'tranger.

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  • aussi littralement qu'auparavant fix. J'ai tudi, au gr de mes possibilits de lecture - maintes fois, j'ai compar mes lectures un voyage dans un ballon qui doit s'en remettre n'importe quel vent et renoncer une vritable direction -, tantt Le Mythe du xx sicle, tantt un Almanach de poche pour le ngociant de dtail, j'ai fouill tantt dans une revue juridique, tantt dans une revue pharmaceutique, j'ai lu certains des romans et des pomes qu'on avait le droit de publier en ces annes-l, j'ai entendu, en balayant les rues et dans la salle des machines, parler les ouvriers: qu'il s'agt d'une chose imprime ou dite, dans la bouche de personnes cultives ou incultes, c'tait toujours le mme clich et la mme tonalit. Et mme chez ceux qui taient les vic-times les plus perscutes et, par ncessit, les ennemis mortels du national-socialisme, mme chez les Juifs, rgnait partout- dans leurs conversations et leurs lettres, tout comme dans leurs livres tant qu'on leur permettait encore de publier -, toute-puissante autant que pauvre, et toute-puissante justement de par sa pauvret, la L TI.

    J'ai vcu trois poques de l'histoire allemande, la wil-helminienne, celle de la Rpublique de Weimar et l'poque hitlrienne.

    La rpublique libra la parole et l'crit d'une manire tout bonnement suicidaire; les nationaux-socialistes se gaussaient, disant qu'ils ne faisaient que reprendre leur oompte les droits que leur accordait la Constitution quand, dans leurs livres et leurs journaux, ils attaquaient violemment l'tat dans toutes ses institutions et ses ides directrices, au moyen de la satire et du sermon enflamm. Dans les domaines de l'art et de la science, de l'esthtique et de la philosophie, il n'y avait aucune espce de censure. Personne n'tait tenu de respecter un dogme moral ou esthtique particulier, chacun pouvait choisir librement. On clbrait volontiers cette libert spirituelle aux riches tonalits comme un progrs immense et dcisif par rapport 1 'poque impriale.

    Mais l're wilhelminienne avait-elle t vraiment moins libre ?

    Au cours de mes tudes sur la France des Lumires, j'ai souvent t frap~ par une indniable parent entre les dernires dcenmes de l'Ancien Rgime* et l'poque de Guillaume II. Bien sftr, il y avait une censure sous Louis XV et Louis XVI, il y avait la Bastille et mme le

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  • bourreau pour les ennemis du roi et les athes, et une srie de jugements trs durs furent rendus - mais, rparti sur la dure, cela ne fait pas tellement. Et toujours, et souvent presque sans obstacles, les philosophes des Lumires russirent diter et diffuser leurs crits, et chaque peine inflige l'un des leurs n'avait pour effet que de renforcer et de rpandre les lettres rebelles.

    De manire presque analogue rgnait encore offi-ciellement, sous Guillaume Il, une rigueur absolutiste et morale ; il y avait des procs occasionnels pour crime de lse-majest, blasphme ou atteinte aux bonnes murs. Mais, le vritable maitre de l'opinion publique tait le Simplizissimus 1 Par suite d'un veto imprial, Ludwig Fulda 2 perdit le prix Schiller qui lui avait t remis pour son Talisman ; mais le thtre, la grande presse et les journaux satiriques se permettaient des critiques de l'ordre tabli cent fois plus mordantes que le docile Talisman. Et, sous Guillaume Il, on pouvait aussi, sans entraves, se vouer navement tout courant S{'irituel venu de l'tranger, ou se livrer des exprimentatiOns en matire littraire, philosophique et artistique. Les toutes dernires annes uniquement, la ncessit de la guerre obligea la censure. J'ai moi-mme travaill pendant longtemps, ma sortie de l'hpital militaire, comme expert auprs de l'office d'ins~ction des livres de l'ber-Ost, o l'ensemble de la littrature destine la population civile et militaire de cette grande circonscrip-tion administrative tait examin d'aprs les dispositions de la censure spciale, o, par consquent, on tait un peu plus svre que dans les commissions intrieures de censure. Avec quelle magnanimit ne procdait-on pas! Comme il tait rare, mme l, qu'on pronont une interdiction !

    Non, ces deux Eques dont j'ai, par expcSrience ~rsonnelle, une vue d ensemble, il y a eu une libert litt-raire si large que les trs rares atteintes la libert d'expression font figure d'exception.

    ll en rsultait non seulement que les grands secteurs l. Revue satirique fonde en 1896 Munich et empruntant son nom

    au hros d'un roman (1669) de Grimmelshausen. Aprs avoir t le vhicule de l'avant-garde grce la qualit de ses textes et de ses des-sins, elle donna dans le chauvinisme en 1914 et finit par se rallier au nazisme. Sa parution fut interrompue en 1944.

    2. crivain allemand {1862-1939 [suicide)). Der Talisman a t publi en 1892.

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  • de la langue, crite et orale, de forme journalistique, scientifique et littraire s'panouissaient librement, amsi gue les courants littraires universels comme le natura-lisme, le noromantisme, l'impressionnisme et l'expres-sionnisme, mais que, dans tous les genres, pouvaient galement se dvelopper des styles vraiment individuels.

    Il faut se reprsenter cette richesse, florissante jusqu'en 1933 puts mourant brusquement, pour ap~rhender tout fait la pauvret de cet esclavage untfor-mis, qui constitue une des caractristiques principales de la LTI.

    La raison de cette pauvret parat vidente. On veille, avec une tyrannie organise dans ses moindres dtails, ce que la doctrine du national-socialisme demeure en tout point, et donc aussi dans sa langue, non falsifie. Sur le modle de la censure ecclsiastique, on peut lire sur la page de titre de livres concernant le Parti : Aucune rserve de la part de la NSDAP ne s'oppose la parution de cet ouvrage. Le prsident de la commission d'insf.ec-tion officielle du Parti pour la protection du NS. N a la parole que celui qui aP.partient la Chambre des

    ublications du Reich ~!leichsschrifttumskammer], et f,ensemble de la presse na le droit de publier que ce qui lui a t remis par un office central ; elle peut la rigueur modifier l~rement le texte impos - mais ces modifica-tions se limttent l'habillage de clichs dfinis pour tous. Pendant les dernires annes une habitude s'instaura selon laquelle, le vendredi soir, la radio de Berlin, tait lu le dernier article de Goebbels paratre dans le Reich du lendemain. Ce qui revenait, chaque fois, fixer dans l'esprit jusqu' la semaine suivante ce qu'on devrait lire dans tous les journaux de la sphre d'influence nazie. Ainsi, quelques individus livraient la collectivit le seul modle linguistique valable. Oui, en dernire instance, ce n'tait peut-tre que le seul Goebbels qui dfinissait la langue autorise, car il n'avait pas seulement sur Hitler l'avantage de la clart mais aussi celui de la rgularit, d'autant que le Fhrer parlait de moins en moins souvent, en partie pour garder le silence telle la divinit muette, en partie parce qu'il n'avait plus rien dire de dcis; et les nuances propres que Gring et Rosenberg trouvaient encore de temps autre, le ministre de la Pro-pagande les faisait passer dans la trame de son discours.

    La domination absolue qu'exerait la norme linguis-

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  • tique de cette petite minorit, voire de ce seul homme, s'tendit sur l'ensemble de l'aire linguistique allemande avec une efficacit d'autant plus dcisive que la LTI ne faisait aucune diffrence entre langue orale et crite. Bien plus : tout en elle tait discours, tout devait tre .harangue, sommation, galvanisation. Entre les discours et les articles du ministre de la Pro{lagande n'existait aucune diffrence stylistique, et c'tatt d'ailleurs la rai-son pour laquelle ses articles se laissaient si bien dcla-mer. Dclamer [deklamieren] signifie littralement prorer voix haute , encore plus littralement brailler. Le style obligatoire pour tout le monde tait donc celui de l'agitateur charlatanesque.

    Et ici, sous la raison apparente de cette pauvret de la LTI, en surgit une autre, plus profonde. Elle n'tait pas pauvre seulement parce que tout le monde tait contraint de s'aligner sur le mme modle, mais surtout parce que, dans une restriction librement choisie, elle n'exprimait compltement qu'une seule face de l'tre humain.

    Toute langue qui peut tre pratique librement sert tous les besoins humains, elle sert la raison comme au sentiment, elle est communication et conversation, monologue et prire, requte, ordr~ et invocation. La LTI sert uniquement l'invocation. A quelque domaine, priv ou public, que le sujet appartienne - non, c'est faux, la LTI ne fait pas plus de diffrence entre le domaine priv et le domaine public qu'elle ne distingue entre langue crite et orale -, tout est discours et tout est publicit. Tu n'es rien, ton peuple est tout, dit un de leurs slogans. Cela signifie : Tu n'es jamais seul avec toi-mme, jamais seul avec les tiens, tu te trouves tou-jours face ton peuple.

    Voil aussi pourquoi, si je disais que, dans tous les domaines, la L TI s'adresse exclusivement la volont, ce serait fallacieux. Car celui qui en appelle la volont en appelle toujours l'individu, mme si c'est la commu-naut compose d'individus qu'il s'adresse. La LTI s'efforce par tous les moyens de faire perdre l'individu son essence individuelle, d'anesthsier sa personnalit, de le transformer en tte de btail, sans pense ni volont, dans un troupeau men dans une certaine direc-tion et traqu, de faire de lui un atome dans un bloc de pierre qui roule. La L TI est la langue du fanatisme de

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  • masse. Quand elle s'adresse l'individu, et pas seule-ment sa volont mais aussi sa pense, quand elle est doctrine, elle enseigne les moyens de fanatiser et de pra-tiquer la suggestion de masse.

    Les Lumires du xvuf sicle franais ont deux expres-sions, deux thmes et deux boucs missaires favoris : l'imposture clricale et le fanatisme. Elles ne croient pas l'authenticit des convictions clricales, elles voient en tout culte une tromperie invente pour fanatiser une communaut et ~ur exploiter les fanatiss.

    Jamais trait d imposture clricale- au lieu d' impos-ture clricale, la LTI dit propagande -n'aura t crit avec une franchise plus impudente que le Mein Kampf de Hitler. Comment ce livre a-t-il pu tre diffus dans l'opinion publique, et comment, malgr cela, a-t-on pu en arriver au rgne de Hitler, aux douze annes de ce rsne, alors que la bible du national-socialisme circulait dj des annes avant la prise de pouvoir : cela restera toujours pour moi le plus grand mystre du Troisime Retch. Et jamais au grand jamais, tout au long du XVIIf sicle franais, le mot fanatisme (avec son adjectif) n'a t aussi central et, dans un total renversement de valeurs, aussi frquemment employ que pendant les douze annes du Troisime Reich.

  • 4. PARTENAU

    Dans la deuxime moiti des annes vingt, j'ai fait la connaissance d'un jeune homme qui venait juste de s'engager dans la Reichswehr comme lve-officier. Sa tante par alliance, veuve d'un collgue de l'universit, trs gauche et admiratrice passionne de la Russie sovitique, l'amena chez nous comme en s'excusant. C'tait, disait-elle, un bon et gentil garon qui avait choisi son mtier en toute puret de cur, sans chauvi-nisme ni cruaut. Dans sa famille, les garons taient depuis des gnrations prtres ou officiers, feu son pre avait t pasteur, son frre ain tudiait dj la tholo-gie. Georg, c'est ainsi qu'il s'appelait, considrait la Reichswehr comme l'endroit idal pour lui, d'autant qu'il tait excellent gymnaste et pitre latiniste; et un jour, sans doute, ses soldats ne seraient pas plaindre.

    Nous fftmes par la suite assez souvent en compagnie de Geor~ M. et nous trouvions que le jugement de sa tante tait tout fait fond.

    Oui, il rvla encore une honntet foncire, inno-cente et naturelle, alors qu'autour de lui rien ne se pas-sait dj plus de manire aussi foncirement honnte. De sa garnison de Stettin, o il attendait d'tre promu lieute-nant, il nous rendit plusieurs fois visite Heringsdorf, et, pourtant, cette poque-l dj, les ides du national-socialisme se rpandaient rapidement et maints universi-taires et officiers prudents vitaient dj de frquenter des cercles de gauche, sans parler des Juifs.

    Peu de temps aprs, pourvu du grade de lieutenant, M. fut mut dans un rgiment de Knigsberg, et nous

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  • n'entendmes plus parler de lui pendant des annes. Mais, une fois, sa tante raconta qu'il tait en train de suivre une formation d'aviateur et qu'en tant que sportif, il se sentait heureux.

    Au cours de la premire anne du rgime hitlrien - j'tais encore en fonction et cherchais me garder de toute lecture nazie - le premier ouvrage de Max Ren Hesse, Partenau, paru en 1929, me tomba entre les mains. Je ne sais pas si c'est dans le titre mme ou seule-ment sur la prire d'insrer qu'il tait dsign comme Le roman de la Reichswehr; quoi qu'il en soit, cette dsigna-tion gnrique se grava dans mon esprit. D'un point de vue artistique, c'tait un livre faible : une nouvelle dans un cadre romanesque mal matris, trop de figures res-taient floues ct des deux personnages princi~aux, trop de plans stratgiques taient dvelopps qui n int-ressaient que le spcialiste, le futur officier d'tat-major, c'tait en somme un travail dsquilibr. Mais le thme, qui tait cens caractriser la Reichswehr, m'a imm-diatement frapp et m'est revenu plus tard rgulire-ment en mmoire. Il s'agit de l'amiti du lieutenant Partenau avec le junker Kiebold. Le lieutenant est un gnie militaire, patriote obstin et homosexuel. Le jun-ker voudrait tre seulement son disciple mais pas son amant, et le lieutenant se tire une balle e revolver. Il est entirement conu comme un personnage tragique : l'aberration sexuelle est en quelque sorte glorifie par l'aspect hroque de la vritable amiti masciillne; quant au patriotisme insatisfait, il est sans doute cens voquer Hemrich von Kleist. Le tout est crit dans le style expres-sionniste, parfois prcieusement mystrieux, du temps de guerre et des premires annes de Weimar, un peu comme dans la langue de Fritz von Unruh 1 Mais Unruh et les expressionnistes allemands de cette poque taient des amis de la paix, ils avaient des convictions humani~" taires et, en dpit de tout leur amour de la patrie, cosmo-polites. Partenau, au contraire, est anim de penses revanchardes et ses plans ne sont en aucune manire de pures lucubrations ; il parle de provinces souter-raines dj existantes, de la constructiOn souterraine de cellules organises. La seule chose qui manque, c'est un chef [ Fanrer] minent. Seul un homme qui serait plus

    1. Fritz von Unruh, crivain allemand (1885-1970), officier pendant la Premire Guerre mondiale.

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  • qu'un guerrier et qu'un simple matre d'uvre russirait insuffler la vie ces forces secrtes et endormies pour en faire un instrument puissant et flexible. Si l'on trouve ce chef de gnie, c'est lui qui fera de la place pour les Allemands. Trente-cinq millions de Tchques et autres peuples non germaniques seront transplants par le chef en Sibrie et leur place actuelle en Europe revien-dra au peuple allemand. Lequel y a droit du fait de sa supriorit, mme si, depuis deux mille ans, son sang est " infest de chrtient " ...

    Kiebold, le junker, est enthousiasm par les ides de son lieutenant. Pour les rves et les penses de Parte-nau, je serais prt mourir ds demain, dclare-t-il; et Partenau lui-mme, il dira plus tard : Tu as t le pre-mier qui j'ai pu demander calmement ce que signifient, au fond, la conscience, le remords et la morale ct du peuple et du pays, ce sur quoi, ensuite, nous avons hoch ensemble la tte en signe de profonde incomprhen-sion.

    Je le rpte : ce livre parut ds 1929. Quelle anti-cipation de la langue, des convictions propres au Troi-sime Reich ! En ce temps-l, quand je notais les phrases les plus marquantes dans mon JOUrnal, je ne pouvais que subodorer tout ceci. Mais que ces convictions se tradui-raient un jour en actes, que la conscience, le remords et la morale de toute une arme, de tout un peuple, pour-raient rellement tre supprims, l'poque encore,J'e croyais