victor henry - antinomies linguistiques

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BIBLIOTHÈQUE D& LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS PUBLIÉE SOUS LES AUSPICES D U MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE .II ANTINOMIES LINGUISTIQUES PAR VICTOR HENRY Profoueur de Sanaeril el Grammaire come dea les lndo-cennea la Facull d Lell do P1ri1. PARIS ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET i0 FÉLIX ALCAN1 ÉDITEUR 108, ULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 1896 TO diu 1.

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Victor Henry - Antinomies Linguistiques

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  • BIBLIOTHQUE D& LA

    FACULT DES LETTRES DE PARIS PUBLIE SOUS LES AUSPICES

    D U MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE

    .II

    ANTINOMIES LINGUISTIQUES PAR

    VICTOR HENRY Profoueur de Sanaeril el Grammaire compare dea langues lndo-c11ropennea

    la Facull.6 des Lellrea do P1ri1.

    PARIS ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIRE ET t:i0

    FLIX ALCAN1 DITEUR 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

    1896 TOtl$ droiu rl1erv1.

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    AN1,lNOMIES LINGUISTIQUES

    Diviser chacune des difficults que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourraitet qu'il serait requis pou1 les mieux rsoudre.

    DESCAI\TES.

    Aucune science n'est encore plus conteste que la linguistique, - aucune plus injustement, la juger sur ses rsultats, - aucune meilleur droit si l'on s'en prend ses prmisses.

    Antinomie d'origine qui contient toutes les autres ; cette science du langage parl l'air libre n'a pas encore oubli qu'elle a pris naissance dans le confinement poudreux des bibliothques ; cette science du vivant toujours jeune trane sa suite un inquitant bagage d'entits surannes.

    Ce sont ces antinomies que j'essaie ici d'exposer et de rsoudre, une une, en rappelant au passage quelques vrits depuis longtemps reconnues et trop souvent mconnues. Je ddie ces pages nos tudiants, historiens ou philosophes, surtout grammairiens ou futurs linguistes : ceux qui s'intressent aux problmes du langage devraient tre les derniers se payer de mots.

    ll - V. HllfRY. - AntiruJ1t1iea

  • . .

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  • 1

    CHAPITRE PREMIER

    NATURE DU LANGAGE

    Thse el antithse. - 1. Gnrafs. - Il. Qu'esL-ce qu'un langage? - Ill. La vie du langage. - IV. La vie des mots. - Synthse.

    TTJSE

    La catgorie du langage, celle de la langue et du dialecte, celle mme du simple mot, pour peu qu'on y regarde de prs, ne sonl que des abslraclions sans ralit extrieure.

    ANTITHSE

    Il existe une science du langage, qui se propose pour objet l'tude des phnomnes de la vie du langage, c'esl-

  • ,

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    4 ANTINOMIES LINGUISTIQUES

    La feuille est une catgorie botanique bien connue et universellement accepte; mais il n'y a point de feuille dans la nature, il n'y a que des feuilles en nombre indfini, et chaque feuille d'un mme chne, morte, ne ou natre, a son individualit distincte. De mme, le mot feuille n'existe en tant que tel que dans un dictionnaire, ou comme signe d'une ide dans notre esprit; en ralit, il y a autant de mots feuille que ce monosyllabe a t et sera prononc de fois, par tous les sujets parlants, dans le cours tout entier des gnrations de langue franaise. Car, chaque fois, il faudra, pour l'rnettre, un nouvel effort musculaire, command par un effort conscient de la volont, et jamais, en dpit de cette conscience, en dpit mme des apparences les plus frappantes, la rsultante de l'effort ne sera absolument identique. Non plus que deux feuilles du mme chne ne sont exactement pareilles, je ne saurais prononcer le mme mot deux fois de suite sans une inconsciente et inapprciable diffrence. 1 Le mot, au point de vue du langage articul, n'est donc autre chose que l'entit abstraite de toutes les missions vocales,

    , actuelles ou possibles, de tous les sujets parlants, passs, prsents i et futurs, qui auront prouv ou prouveront le besoin de com-

    muniquer autrui la notion quil exprime. Et le langage, son tour, n'est que la somme imaginaire de ces entits multiples, y compris les relations, galement abstraites, qui sont susceptibles de les relier entre elles. Bref, il n'y a pas plus de langue franaise, qu'il n'y a quelque part une personne physique incarnant la Rpublique Franaise, la slection sexuelle ou l'horreur du vide dans la nature.

    Ces considrations, pour banales qu'elles puissent paratre la moindre rflexion, ne laisseront pas de surprendre les esprits que la spculation met en dfiance. Une science ne dbute point, l'ordinaire, par se dclarer sans objet: la physique avoue-t-elle que ses forces naturelles ne sont que des abstractions dont elle enveloppe son ignorance? la chimie, qu'elle ne sait s'il y a ou non des atomes? la mcanique, qu'elle n'a pas la prtention de rsoudre l'ternelle nigme du mouvement, ni mme d'affirmer que le mouvement existe? Il n'est pas une de ces hautes disciplines qui ne repose sur une entit primordiale, pas une pourtant qui admette sa base une entit plus familire tous, moins conteste et, par cela mme, plus dcevante que celle du langage. Faute par les adeptes d'avoir suffisamment pntr l'inanit des termes dont ils sont contraints de se servir, ils substi-

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  • NATURE DU LANGAGE - QU'EST-CE QU'UN LANGAGE? 5

    tuent les mots aux ides, et, chacun d'eux, jouant sur les mots, conduit innocemment ses consquences le long du rail d'une inflexible logique : ils roulent cte cte et ne sauraient se joindre, et chacun raisonne juste, et tous sont dans le faux. De l nais.sent, entre savants de premier ordre, - je ne parle pas

    des fantaisistes, qui foisonnent encore dans cette bienheureuse anarchie, - ces controverses aussi acharnes que vaines, dont le moindre dfaut est de ravir leurs dcouvertes un temps prcieux, et ces irrductibles malentendus qui sparent, durant une vie entire de communs efforts, les Bopp et les Schlegel, les Max Mller et les Whitney. Eh bien, le seul recours contre la tyrannie des mots, c'est l'analyse minutieuse des ides : s'il n'y a pas de langage, encore une fois, s'il n'y a pas mme de mots, de quel droit parlerons-nous de mots et de langage dans les pages qui vont suivre? et quel sens le lecteur attachera-t-il ces symboles'?

    II. - QU'EST-CE QU'UN LANGAGE'?

    Prenons au hasard un Persan ou un Hindou, un moujik de la Petite-Russie, un bouvier d'Unterwald, un lazzarone napolitain, une paysanne du Finistre sachant peine un mot de franais, - il y en a encore quelques-unes, - un ouvrier de Chicago, un planteur pruvien; et mettons tous ces gens-l en prsence. Un fait certain d'avance, c'est que non seulement ils ne sauraient s'entendre que par gestes, mais qu'un polyglotte mme ne comprendra point celui de leurs langages qui d'aventure manquerait son rpertoire. Et cependant, s'il est un autre fait certain, indniable, admis sans ombre de doute par quiconque a seulement effieur les premiers lments de la linguistique indo-europenne, c'est que, - l'apport prs de quelques emprunts isols que les anctres du Persan ont pu faire l'arabe, aux idiomes tartares ceux du Russe, au quichua ceux du Pruvien, - ils parlent tous la mme langue.

    Ils ne s'en doutent point, et, vcussent-ils dix ans sous le mme toit, ils ne s'en apercevront jamais ; tout au plus saisiroritils entre leurs faons de s'exprimer telle ressemblance superficielle et, la plupart du temps, spcieuse. La seule manire pour eux d'entrer en communication serait d'apprendre les langages les uns des autres, et le plus dtermin linguiste serait fort empch de leur en conseiller une meilleure ; mais, quand le Persan saura parler bas-breton, il n'aura acquis qu'un moyen d'expres-

  • 6 ANTINOMS LTNGUISTIQUES sion, et non un langage de plus, puisque bas-breton et' persan ne font qu'un en substance. Oui, dans toutes ces langues, venues des quatre coins de l'horizon, sans lien apparent qui les rattache, parles par des hommes dont le patrimoine intellectuel semble ne rien contenir de commun, tout, au fond, est identique : le vocabulaire, le systme grammatical, et jusqU: l'ordre qui prside la succession des mots et commande par contre-coup l'enchanement des ides.

    Prenons maintenant, pour forcer le contraste, ces deux Parisiens de naissance, de mme ge, de 'mme rang social, de mme ducation, qui causent, arrts sur le trottoir. Ils se comprennent demi-mot : pas une nuance, pas un sous-entendu qui leur chappe, et la phrase, peine lance, appelle la rponse qu'elle attend. Eh bien, ces frres jumeaux - qu'on ne se hte pas de crier au paradoxe, ce n'est ici qu'un point de vue qui change, tant la nomenclature est fuyante et impropre reproduire la ralit des faits, - ils ne pa.rl,ent pas la. mme langue.

    coutez-les : les dissonances, si elles ne se rvlent pas l'oreille mme la mieux exerce, ne manqueraient pas de laisser leurs traces sur un appareil plus dlicat ; l'un fait lgrement sonner une muet que l'autre efface entirement, et celui-ci prononce avec un faible roulement de la langue ou de la gorge un r dont le premier touffe la vibration naissante. Observez-les : les malentendus, impossibles sur les ides paisses de la conversation courante, sauteraient aux yeux ds qu'il leur arriverait d'aborder quelque sujet plus tnu et moins banal ; tel mot n'a pas rigoureusement la mme valeur de signification pour tous deux ; la notion qu'il exprime est ici plus large, l plus troite, avec une nuance d'admiration, de piti, de ddain, chez l'un, que l'autre ne connat pas. Diffrences imperceptibles pour le prsent, mais grosses de consquences dans l'avenir : ce n'est qu'une question d'e muet plus ou moins appuy, d'r plus ou moins vibrant, de lvres plus ou moins closes, qui fait qu'aujourd'hui le Berlinois prononce fa le nom de nombre qui en franais est ka.t (quatre); et c'est par une succession de nuances infinitsimales, que la mme syllabe a pu aboutir, respectivement en franais et en anglais, aux deux sens opposs de satisfait et de mcontent (sad) .

    En d'autres termes, sparons par la pense nos deux Parisiens; arrachons-les leur milieu, et qu'ils aillent fonder une famille sous des cieux loigns, en un temps o il n'existerait ni chemins de fer ni lignes de navigation ni journaux : qui ne voit

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  • NATURE DO LANGAGE - QU'EST-cE QU'UN LANGAGE? 7

    que les traits vagues qui esquissaient findividualit de leurs langages, transmis leurs descendants, iront s'accentuant d'ge en ge aux dpens de l'unit apparente? L' r de plus en plus vibr, prononc enfin de l'extrme pointe de la langue, se perdra dans un blsement indistinct, et l'r de moins en moins Yibr, prononc enfin du fond de la gorge, se rduira une sorte de gargouillement laryngal, en sorte que le mot rare ,,, par ex.emp.le, sera devenu quelque chose comme ll en un point, h en un autre. Une locution qu'affectionnait l'un des sujets, que l'autre n'employait presque jamais, aura disparu ici, tandis que l-bas elle est si courante qu'elle s'est multiplie par l'imitation, donnant naissance des centaines de tours de phrases analogues. Un simple mot, soit sincre , - indpendamment des changements de forme qui l'auront rendu mconnaissable, - pourra signifier

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    8 AlSTINO:YIES LINGUISTIQUES ensemble sur des sujets aiss; mais je doute qu'on en puisse dire autant d'un matelot de Paimpol et d'un herbager du Glamorgan. Ces gens-l, donc, parlent-ils ou ne parlent-ils pas la mme langue? Iln'y a qu'un point indiscutable: c'est qe leurs anctres respectifs eurent le mme parler, si nous remontons au del de dix sicles; quant fixer l'poque o ils en changrent, parler de la mort du brittonique commun ou de la naissance du gallois et du breton, encore une fois, c'estjouer avec les mots et animer des nues. Les mots sont fort dociles, et les nues prennent toutes les formes que 1e vent leur donne : le malheur est qu'elles n'en ont point de constante, et que toutes les contradictoires sont vraies dans les inductions scientifiques construites avec des mots.

    La confusion serait moindre, videmment, si l'on convenait de rserver le terme de langue aux grandes units linguistiques qui sont ou demeurent du moins jusqu' prsent irrductibles, -au grec, par exemple, par rapport l'hbreu, ou au persan en regard du turc, - et s'il tait possible de rompre avec les habitudes reues jusqu' ne dnommer que simples dialectes toutes les diffrences, petites ou grandes, qui se sont produites et se produisent encore sous nos yeux au sein d'une unit linguistique dtermine. Alors, - s'il tait bien entendu, d'une part, qu'il existe autant de dialectes parisiens qu'il y a de Parisiens dous de la parole, - la restriction n'excluant que les sourdsmuets, les aphasiques absolus et les enfants la mamelle, -et, d'autre part, que le persan, l'allemand, l'italien, le breton et cent autres varits ne scmt, eux aussi, que les dialectes indfiniment diffrencis d'une seule et mme langue primitive, non moins une en son temps que ne le semble le parisien de nos

    - jours, - alors, dis-je, la notion objective de l'infinit des sujets parlants se substituant, du bas en haul de l'chelle, l'entit creuse du langage , les phnomnes dont celle-ci n'est que le symbole et la grossire enveloppe apparatraient sous leur vritable jour, et l'on commencerait comprendre que la linguistique, encore qu'elle opre la plupart du temps, faute de mieux, sur les documents momifis du pass, se propose l'tude d'un ensemble complexe de ralits vivantes, que son objet, toujours changeant, reste nanmoins toujours identique lui-mme, et qu'elle n'a le droit de supposer dans le pass que les phnomnes

    _ par elle observs et constats dans le prsent. Mais, aprs tout, ce i importe, ce ne sont pas les mots, ce

    sont les ides claires; et, si les mots peuvent claircir les ides, c'est la condition de ne point trop choquer les traditions tablies.

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  • NATURE DU LANGAGE - LA VIE DU LANGAGE 9

    Continuons donc - il le faut bien - parler de langage, bien que nous sachions qu l n'y a pas de langage, mais seulement des gens qui parlent. Continuons parler de familles de langages, de langues particulires, de dialectes, de sous-dialectes, de patois, de prononciation correcte ou incorrecte, pourvu que nous entendions toujours: sous chacun de ces mots, un seul sens latent, le mme poW' tous : savoir, dans chacune des units de langage irrductibles que la science a provisoirement constitues, une srie indfinie de variations qui vont s'attnuant insensiblement mesure que l'on descend de la race la nation, la province, au canton, la famille et enfin aux individus, - ou plutt, qui, parties de l'individu, nuances tout d'abord imperceptibles de prononciation et d'expression, se sont aggraves la faveur des circonstances jusqu' aboutir la scission dialectale ou mme l'isolement linguistique. Sans cette vue synthtique, la mmoire la plus riche et le polyglottisme le plus vari ne sauraient faire un linguiste; et le linguiste qui la perd un seul instant des yeux - cela n'est malheureusement que trop ais - se surprend poursuivre la chira bombinans in vacuo. Que de gros livres dont ce monstre rabelaisien a dvor les meilleures intentions !

    III. - LA VIE DU LANGAGE

    J'ai parl de langage et je viens de parler de vie , mais en telle manire, on le voit, que les deux termes s'excluent absolument; car, si le langage n'est pas, plus forte raison n'est-il pas vivant : il n'y a de vivant que les gens qui parlent. Cependant la mtaphore de la vie du langage est encore reue dans bien des milieux, et le temps n'est pas loin o l'on y voyait plus et mieux qu'une mtaphore. Rien ne serait plus puril que de partir en guerre contre une figure de rhtorique, et, en '.'rit, la vie du langage est une association de mots aussi lgitime et non moins lgante que l'oreille de la Chmbre ou le char de l'tat . .Tout ce qu'il faut lui demander, c'est de demeurer inoffensive, en ne se faisant pas davantage prendre la lettre. C'est affaire une bonne dfinition t.

    -i. La radicale impuissance de la mtaphore et le perptuel danger qu'elle apprte aux ides claires n'ont peut-tre jamais t mieux exprims que par cette boutade de G. Eliot (The Mill on the Floss, I, p. i 90 Tauchn.) : cc I t was doubtless an ingeoious idca to call the camel the ship of the desert, but it would hnrdly lead one far in training that uscful beast. Voir tout. le passage.

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    iO ANTINOMIES LlNGUISTIQUES

    Dire que le langage volue, c'est dire que les gnrations diverses d'individus parlant un langage donn sont sujettes, par les raisons dduites plus haut, parler en ralit chacune un idiome particulier, plus ou moins diffrent suivant la distance laquelle on les envisage; c'est dire, par exemple, que Rabelais se serait difficilement fait comprendre de Robert le Pieux, et que la Sorbonne d'aujourd'hui ne l'entendrait gure mieux. Dire que le langage vit, c'est exprimer exactement la mme ide, avec une nuance de concision prcieuse, sduisapte peut-tre, en tout cas quivoque. Ce qui volue n'est pas ncessairement dou de vie, tant s'en faut, puisque la vie n'est qu'un accident de l'volution totale : la terre a bien chang, depuis qu'elle s'est chappe d'un crachement de la nbuleuse primitive, et nul n'a jamais pu parler que potiquement de la vie de la terre , au moins jusqu'au jour o quelque parasite vivant a commen? d'enamer sa vieiUe corce refroidie. Encore la terre a-t-elle sur le langage l'incontestable avantage d'exister, d'tre une plante constate dans l'espace et un ncessaire support nos pieds, tandis que le langage n'est rien sans nous, rien en dehors de nous, rien en soi qu'une ide abstraite, et un terme commode pour dsigner une synthse de phnomnes. Douer de vie cette entit, c'est dj norme; mais, sous prtexte qu'on l'a doue de vie, vouloir y retrouver les caractres essentiels et distinctifs de la vie, la naissance, la croissance, l'assimilation, la mort, ce qui enfin constitue u n organisme vivant, c'est simplement parer des grces du style l a scheresse de la constatation scientifique; sinon, c'est ne rien comprendre cette constatation mme.

    Une langue ne nat pas, ou du moins n'en avons-nous jamais vu natre. Si nous ignorons par quel lent travail l'anthropopithque est parvenu dgager la facult de la parole, nous en entrevoyons assez, cependant, pour gager coup sr que cette gestation ne relve pas des lois de l'embryognie. Quant aux langues qui tombent sous le coup de notre observation, il n'en est pas une qui soit ne: l'enfant est un tre distinct de ses parents, tandis qu'une langue dite fille n'est autre que la langue dite mre parvenue quelques degrs plus bas dans l'chelle du temps. Le crole de la Runion est du franais du grand sicle, le franais du latin rustique, le latin de l'indo-europen migr en Italie, chacun avec les transformations et les dformations que leur ont imposes des sries plus ou moins longues de sujets parlants, eux-mmes plus ou moins fidles la tradition de leurs

    . ...

  • NATURE DU LANGAGE LA VIE DU LANGAGE H

    pres. Le latin nous parat mort, tout uniment parce que nous n e serions plus compris d e Cicron si nous lui parlions franais ; mais il et compris Quintilien, et Quintilien Lactancc, et Lactance Grgoire de Tours, et Grgoire le scribe inconnu qui transcrivit notre usage le texte du serment de Strasbourg. O donc finit le latin? o commence le franais? et qui peut parler. autrement que par figure, de la naissance du franais ?

    Une langue ne crot pas. Les mots nouveaux dont s'enrichit incessamment son vocabulaire ne doivent le jour qu' l'initiative / individuelle d'un ou plusieurs sujets parlants, un procd intellectuel infiniment moins conscient, sans doute, qu'on n'est dans l'usage de le reprsenter 1, mais qui en tout cas n'a rien de commun avec les lois organiques et fatales de la gePmination et de la croissance. Personne, que je sache, n'a encore dit c un chemin bicyclable ; pourtant, si le besoin s'en faisait sentir, il se pourrait qu'on en vnt le dire; il se pourrait mme qu'un jour l'Acadmie enregistrt dans son dictionnaire cette prcieuse acquisition. Or, le mot une fois prononc ou crit, i l ne faudrait pas tre grand clerc pour y reconnatre aussitt la cration peu laborieuse d'un professionnel ou d'un amateur, qui, pensant au rapport de carrosse et carrossable, et voulant le transporter son engin, aurait model de mme hicyclable sur bicycle. Personne, je pense, ne s'aviserait, l'instar

  • 12 ANTINOMIES UNGUISTIQUES

    Qu'est-ce dire? Dans la ralit des faits, il s'est pass de deux choses l'une : ou bien un objet invent en Angleterre (selfacting) a t import et imit en France, et son nom a tout naturellement voyag avec lui; ou un Franais qui savait l'anglais, parlant un autre qui en avait au moins quelques notions, a employ un mot anglais (spleen, humour, snob) pour rendre une nuance d'ide que leur propre langue n'exprimait pas avec la mme prcision, aprs quoi le mot a t rpt, colport, vulgaris par la littrature, jusqu' tre peu prs compris de tout homme d'ducation moyenne. Rien de plus concevable dans l'un et l'autre cas, mais rien qui ressemble moins l'exercice d'une fonction organique d'assimilation.

    Une langue ne meurt pas. Il se peut qu'elle sorte de la mmoire des hommes : le perroquet des Atures, seul survivant de sa tribu, a emport avec lui le secret des dernires syllabes, de son idiome, et les descendants des Gaulois parlent franais ; cela revient dire qu'ils ont appris le latin, puis dsappris le gaulois. Il se peut qu'elle se transforme : alors elle subsiste, puisqu'elle n'a fait que changer insensiblement de sicle en sicle ; le latin n'est pas mort, puisqu'il y a encore des sujets qui parlent portugais , espagnol, franais , italien , rhte ou roumain. Plus exactement si on le prfre, pour rester consquent avec le point de vue objectif o nous nous sommes placs ds le dbut, il meurt une langue chaque fois qu'il meurt un sujet parlant, il en nat une chaque fois qu'un enfant commence parler ; mais cette constatation, - savoir, que nous sommes tous mortels, - ne jette aucun jour sur ce qu'il faut entendre par le lieu commun de la vie du langage.

    Une langue n'a donc point d'ge, et de fait elle est ternellement jeune, tant repense et cre nouveau par chaque nouveau sujet qui la parle. S'il est absurde de supposer et impossible de concevoir un moment o le latin soit mort et le franais soit n, il ne l'est pas moins de se reprsenter, par exemple, le latin du IV6 sicle comme une langue puise, vide de sve, ou simplement vieillie , par rapport au latin de Cicron ou d'Ennius. A pousser bout la double mtaphore, il s'ensuivrait cette consquence paradoxale , qu'une langue commencerait engendrer le jour o elle tomberait en dcrpitude. Tout ce qu'on peut dire, c'est que le franais de l'Eula.lie est postrieur de cinq sicles au latin de Commodien, et celui-ci

  • NATURE DU LANGAGE - LA VlE DU LANGAGE 1.3

    d'autant au latin de Virgile; cela, et rien de plus ; car, de supposer que l'un ou l'autre soit plus jeune ou plus vieux, autant vaudrait comparer l'ge de Jean sans Peur et celui d'Henri IV. Il est certain que Jean sans Peur et t trs vieux sous Henri IV; mais l'intrt d'une semblable constatation se rduit un rapport de chronologie. Une langue peut varier d'un sicle l'autre, s'enrichir, s'appauvrir, se prciser, s'alourdir ; mais on ne peut distinguer une priode d'enfance o elle se forme, de maturit o .' / elle reste stationnaire, de vieillesse o elle se dforme, puisque chaque gnration -j'entends chaque sujet parlant-_ la....forme et la dforme tout la fois, et toujours par de..tfProcds qui demeurent identiques eux-mmes d'un bout '-'wtre de son histoire. Imaginer autre chose, et notamment, - sous prtexte qu'il faut au linguiste des racines , catgories abstraites q1ti lui servent classer ses mots, - reconstituer par la pense une priode des racines pures , laquelle aurait succd celle des dterminants de racines , puis celle des suffixes ))' venant comme des atomes crochus s'attacher la racine, ou en sortant comme une tige d'une racine vgtale, - el ainsi de suite, que sais-je? - rver enfin dans les couches sous-jacentes

  • AJliTINOM1ES tl:'\Gt;ISTIQGES

    de mme il est bien certain, pour demeurer dans l'ordre de faits qui nous a servi d'exemple, que la dsagrgation de la dclinaison latine et la fixation de la priphrase prpositionnelle qui s'y substitue, - condition de faire abstraction des longs sicles sur lesquels se' rpartit et s'chelonne le mouvement infiniment lent qui a abouti cette transformation radicale, - fournit une ligne de dmarcation assez nette et tranche pour qu'il soit permis de parler, par voie de figure et en ngligeant le dtail complexe des faits, de la mort du latin et de la naissance du franais.

    C'est dans cette vue de simplification et d'abstraction, - c'est particulirement en songeant au passage fotal, ou tout au moins vraisemblable, de toute langue exempte d'influences trangres et non entrave dans son dveloppement, par les trois tats successifs de monosyllabisme, d'agglutination, de flexion, avec retour final au monosyllabisme et reprise indfinie du mme cycle, - qu'Abel Hovelacque a pu fort lgitimement intituler la vie des langues un des paragraphes de sa Linguistique' Le chinois, par exemple, est monosyllabique : pas un mot n'y varie jamais, el les relations de genre, de nombre, de temps, de mode, de personne, quelles qu'elles soient, en tant qu'il est indispensable de les indiquer, s'y expriment chacune, non par une modification du mot lui-mme ou par une dsinence y adapte, mais par un mot distinct marqu d'un signe indpendant; mais, par cela mme qu'il y a un mot principal exprimant l'ide et des mots accessoires qui la modifient, - ce que les grammairiens indignes appellent ingnieusement le

  • NAURE nu tAGAGE _J LA VIE nu LANGAG 15

    accessoire, ne le retenait, beaucoup plus en apparence qu'en ralit, dans la phase du monosyllabisme. Inversement, l'anglais, qui descend d'une langue riche en flexions, n'en a presque plus: un gnitif fort entam, un ph1riel, deux dsinences de personnes, c'est peu prs tout; le reste s'exprime au moyen de mots accessoires, et il en faut trois, in the house, pour quivaloir l'unique sanscrit dam ou latin domi; le vocabulaire, au surplus, sauf pour les longs mots d'origine savante, emprunts artificiellement au franais, au latin ou au grec, est peu prs aussi monosyllabique que celui du chinois. Nous dirons donc, ne considrer de chaque langue que sa structure et sa tendance morphologiques actuelles, que le chinois est dans la phase progressive, l'anglais dans la phase rgressive, et ce sont encore l des mtaphores empruntes la vie.

    Observons, en passant, gue cette classification toute natura-. liste ne prjuge rien quant l'lgance, ni mme quant la

    clart des moyens d'expression : l'anglais et le franais, qui n'ont presque plus de flexion, sont aussi beaux sans doute, et srement plus clairs que l'allemand, qui possde encore une dclinaison et une conjugaison assez compltes, ou que le sanscrit, dont l'opulence grammaticale dcourage tant de dbutants 1. On ne se tromperait pas moins en plaant a priori, soit la simplicit, soit la complexit, au dbut ou au dclin d'une langue, puisqu'une langue n'a ni commencement ni fin : les idiomes bantous de l'Afrique australe et centrale, qui nous reprsentent un tat de culture intellectuelle notablement infrieur celui des populations europennes les moins civilises, foisonnent d'une telle multitude de prfixes nominaux et verbaux, corrlatifs entie eux: et indispensables la clart du discours, qu'il semble que la tte clate essayer de retenir la moindre partie du mcanisme dont ces excellents sauvages se servent avec aisance pour exprimer lems ides rudimentaires; et l'on sait le mot d'un grand philologue sur les Basques : Ils disent qu'ils se comprennent entre eux; mais, pow moi, je n'en crois rien.

    L Je ne change rien ces lignes ni aux suivantes, crites bien antrieurement la publication du beau livre de 1\1. O. Jespersen (Progress in La.ngua.ge, London 1894); mais je renvoie cet ouvrage pour la fine analyse du dtail o la gnra.lit de celte lude m'interdit de m'engager, et, pout les divergences de vue qui subsistent entre l'auteur et moi, mon article de la Revue critique, XXXVlll, p. tOt.

  • (

    16 ATOMTES LlGUfSTJQtES

    L'analytisme non plus, quoi qu'on en pense d'ordinaire, n'est pas ncessairement une garantie de la prcision d'un langage : les ides, dj fort abstruses, de la philosophie hindoue nous le paraissent bien davantage, voire tout fait inintelligibles, lorsqu'elles sont travesties dans l'impossible jargon monosyllabique du Cleste Empire, seul dguisement sous lequel un cerveau chinois se les puisse assimiler. Non moins que naissance et mort d'un langage, vulgarit et lgance. lourdeur et beaut, clart et chaos, progrs et dclin, sont des termes tout subjectifs : la commune mesure laquelle nous rapportons involontairement toutes nos acquisitions linguistiques, c'est toujours Je lgitime idal des philologues, cette admirable langue grecque dont notre enfance fut nourrie et que la gnration qui vient ne connatra plus; ce qui est en de, nous le nommons imperfection, et dcadence ce qui passe au-del; et si fortes sont nos habitudes d'esprit, qu'il nous faut en quelque faon nous dprendre de nous-mmes pour nous persuader que l'attique ou l'hbreu n'est aprs tout qu'un stade du langage universel, aussi int1essant en lui-mme coup sr, mais non davantage, que le chiapanque ou le beauceron.

    Mais cette digression nous entranerait trop loin : revenons l'esquisse de l'volution du langage. Voici une langue en sa priode de monosyllabisme : chaque mot, plein ou vide, est une syllabe invariable, et c'est en enfilant ces syllabes les unes au bout des autres, comme les grains d'un chapelet, qu'on arrive exprimer la relation des ides. La syllabe de relation fut sans doute, autrefois, un lment indpendant et significatif par luimme; aujourd'hui elle n'est plus rien l'tat isol; mais, accole une syllabe significative, elle prend et lui attribue une nouvelle valeur, comme dans notre numration le zro la droite d'un chiffre. Puis, peu peu, les syllabes de relation, moins accentues ou plus rapidement prononces, en viennent faire corps avec la syllabe significative, ne former avec elle qu'un seul groupe articul, dsormais peru par le sujet parlant comme l'unit premire et irrductible du langage, un mot enfin, un long mot o chaque syllabe nanmoins garde son individualit propre, comme le magyar halhata.tlans.gomat = meam immortalitatem, o, hal signifiant mourir , les autres suffixes viennent un un ajouter leur valeur l'ide fondamentale 1 : c'est ln phase agglutinative.

    i. Savoir : hat causatif, al potentiel, Lan ngatif, sag suffixe nominal, om indice de premire personne du singulier, al accusatif : total ayanl-pourobjel + mien + fait de + ne pas + pouvoir + faire + mourir 11 = u la proprit que j'ai de ne pouvoir tre fait mourir.

  • A'l'liRE Dl: LAGAGE. - LA \"IB Dt; LAGAGE i 1 Toujours sous l'influence de l'accent, les suffixes ainsi groups se fondent de plus en plus entre eux et avec la syllabe fondamentale, et, les changements ventuels de prononciation brochant sm le tout, ces dive1'ses parties du groupe at'lcul se mlent et ragissent les unes sur les autres jusqu' devenir tl peu prs mconnaissables, comme dans le mot latin sodlitatihus, o il n'est possible qu' l'analyse la plus minutieuse - et encore ! - de dtermine1 le rle prcis de chacune des syllabes en dtruisant par la pense leur intime cohsion : c'est la phase dite de flexion ; mais ce n'est pas, en dpit de la triade sacre dont nos t1aits de linguistique donnent a u dbuta.nt fa tenace illusion. ce n'est pas, dis-je, le terme ultime du langage, puisque le langage n'a point de fin.

    Toujours sous les mmes influences, les finales des mots s'assourdissent et tombent, les longs mots se raccourcissent par la dsinence et par le milieu, se rduisent deux syllabes, une seule, - le bas-latin pa.ra.veredus aboutit l'allemand pferd, -et il devient ds lors de plus en plus utile, puis ncessaire, d'introduire dans la proposition quelque nouvel auxiliaire qui, ' dfaut de la dsinence de genre, nombre ou cas, devenue indistincte, indique la relation du mo.t avec ses v"oisins, - bref. ce qui se disait en latin paraveredo se dit en allemand dem pferd(e) : -en d'autres termes, la langue est devenue mre pour une nouvelle phase de monosyllabisme, laquelle aboutira un nouveau stade agglutina tif; et ainsi de suite l'infini. Loin donc que le monosyllabisme thorique du chinois actuel nous reprsente l'tat primitif du langage, il recouvre peut-tre vingt couches sous-jacentes et jamais inaccessibles d'volution linguistique trois tages chacune, et il est aussi tmraire de penser, avec Schleicher, que le langage humain a commenc par le monosyllabe, que d'enseigner, avec M. Sayce, qu'il a dbut par la phrase. La vrit est que nous n'en savons et n'en saurons jamais rien : o commence, o finit une circonfrence ? Si donc c'est ce cycle toujours recom- /1 menc, ce mouvement de serpent ramenant indfiniment ses orbes, qu'on veut nommer la vie du langage ,,,j'y sousc1is : le tout est de s'entendre ; rduit ainsi sa vraie valeur, le terme, somme toute, est court, commode, pittoresque mme, et compltement inoffensif.

    11. - V. Hnn. - Antinomie1.

  • A'rlNOMIES LlGl:ISTIQUES

    IV. - LA VIE DES MOTS

    D'aucuns aussi ont parl de cc la vie des mots , et cette nouvelle formule, quivalente en apparence la prcdente, mais bien diffrente au fond, se rclame tout au moins d'une puissante autorit : A. Darmesteter l'a choisie pour titre d'un petit chefd'uvre de prcision, de mthode et d'lgance, o il a esquiss les lois qui prsident au changement de sens des mots, leur naissance, leur mort, aux accidents multiples enfin qui font du dictionnaire de chaque langue l'image mouvante et vivante de l'inslahilit de l'esprit humain. Tous les lecteurs de ce livre l'ont admir, mais maint admiratem' en a condamn l'intitul comme empreint du prjug biologique ; pour moi, soit survivance de ce prjug qui plane sur mes premires tudes, soit plutt conviction intime que la critique de ces censeurs ne reposait que sur un malentendu, je me suis toujours dfendu d'adhrer ce jugement trop sommaire. Il faut donc que je fasse voir ici comment le mot peut cc vivre , aprs avoir constat qu'il n'est pas; et cette conltadiction ne me cote pas plus, je l'avoue, que l'apparente antimonie de la vie du langage. Autant il est vrai, en effet, que le mot, en tant que partie du discours et phnomne du langage, n'est qu'une sonorit fugitive, qui meurt en naissant, et n'a d'existence qu'au moment prcis o on le prof1e, autant il est cerlain que le mot, en tant que signe d'un concept et phnomne psychique, est une ralit permanente, qui vit de la vie mme du sujet pensant dont i l fait partie intgrante . . Le langage, eu tout tat' de cause, et, dans une trs large

    mesure, la pense muette elle-mme, - au moins dans les conditions o elle se produit aujourd'hui et que lui ont faites, chez le sujet humain, des centaines de sicles de pense parle, -supposent l'association intime et indissoluble d'un concept et d'un signe affect sa reprsentation. Il n'importe, pour l'instant, lequel a prcd l'autre t : ils existent tous deux, se rpondent l'un l'autre, et s'unissent si troitement dans le cerveau qui les pense, qu'ils paraissent ne faire qu'un. A chaque fois qu'un sujet sain d'esprit voudsa communiquer le concept son semblable, le signe se prsentera de lui-mme ses ordres; mme silencieuse-

    i. La qucsliou

  • ATl:RE DCi I.Ai.'iGAtiE. - LA VIE DES MOTS 19

    ment voqu, l'un n'ira pas sans l'autre, puisque la pense est une parole intrieure. Nous parlons notre mditation, nous parlons nos dsirs les moins avouables, nous parlons les rves de nos nuits, et, derrire nos lvres closes, c'est un monologue ininterrompu, - un dialogue si le moi est multiple, - qui, de la naissance la mort, se droule sans t.rve dans le cerveau de chacun de nous t . Comment donc chapper celte conclusion, que le mot, en tant que signe d'une reprsentation consciente, et reprsentation consciente lui-mme, participe la vie des cellules crbrales, - cellules dont la vie consiste prcisment et exclusivement dans les modifications rnolculaiyes et chimiques qui rendent possible cette srie indfinie de ieprsentations?

    Mieux vaut ici prvenir qu'encourir le reproche de paralogisme. - La cellule vit, dira-t-on, et le concept est le phnomne par o sa vie se manifeste; mais le concept lui-mme ne vit pas. -Pure querelle de mots : si, par suite des modifications inconnues qui se produisent ncessairement au sein de la substance vivante de la cellule, le concept dont elle est empreinte vient se modifier son tour, l'affection qui atteint le concept et, avec lui, le mot qui le reprsente, est ncessairement aussi une affection de nature biologique ; et, s'il est exact de parler de la mort d'une cellule, par exemple, dans le cerveau d'un amnsique ou d'un aphasique, il ne l'est pas moins d'admettre la mort du concept ou du mot dont elle gardait l'empreinte, d'autant que nous n'avons du premier phnomne d'autre garant que le second, le seul directement observable. Au fond, comme me l'crivait Dnrmesteter en rponse l'article que j'avais consacr son livre '2,

  • 20 AN'l'lOJlllES LINGUISTIQt;ES

    impliquant la synthse de mille menus faits qui sont du ressort de la linguistiqu proprement dite; la seconde est une vrit d'ordre gnral, u n postulat mtaphysique, dont les applications particulires relvent essentiellement de la psycho-physiologie.

    Quelques exemples, choisis parmi les plus stmples et les mieux appropris,. mettront en relief cette distinction fondamentale.

    Que les mots qui taient, il y a vingt sicles, ca.hllum et cahallos soient aujourd'hui cheval et chevaux, c'est l un problme de linguistique pure, en tout cas tranger la vie des mots, par la seule et prmptoire raison - ne nous lassons pas de le rpter - que cabllum et chevl, cabllos et chevaux, c'est en ralit le mme mot. S1ement, c'est une cause physiologique qui a d, au cours des ges, amener la diffrence . de prononciation ; mais cette cause, nous pouvons en faire abstraction, nous pouvons mme l'ignorer, - comme en fait nous l'ignorons, - peu importe : a mutation de ca en che, de h en v, du groupe als en aus, n'en demeurera pas moins un fait constant, se suffisant lui-mme, susceptible d'tre gnralis, traduit en une loi scientifique et de prendre place, comme tel, dans un corps de doctrine. Le corps

    1 de doctrine dont il relve, la phontique, pour l'appeler par son 11 nom, n'a donc rien voir la vie des mots.

    Que le sujet parlant qui, il y a vingt sicles, disait indiffremment cahallum pour le cheval et pour un cheval , en soit venu peu peu la ncessit absolue de dire illum ca.ha.llum dans le premier cas t unum ca.hallum dans le second, c'est le rsultat d'une opration mentale et d'un pcocessus logique, videmment, mais si simples qu' peine faut-il les faire remarquer. Ici, le phnomne psychique, quoique inconscient, semble fleur de peau : ce n'est mme plus un problme, c'est une pure constatation. Allons plus loin : quand de nos jours l'homme du peuple dit vous faisez pour cc vous faites , quand nous voyons au moyen ge la langue cowante adopter cc vous courez 1> pour

  • NATURE DU LAGAGE. - LA VlE DES MOTS 2i portionnellc rigoureuse de la formule mentale slto saltatis = curro : x, - bien qu'il n'ait pas t cr par les Latins, n'aurait eu rien d'impossible dans leur langue. Que dis-je ? Ils l'ont cr, car il rpugne au bon sens qu'une forme d'invention aussi aise n'ait pas t, au moins une fois dans le cours de la longue vie du latin, risque par un enfant ou un illettr qu'on s'est empress de reprendre t . C'est donc ici tout uniment une question de grammaire : elle pourra tre beaucoup plus complexe que dans les cas trs simples choisis dessein comme exemples; mais, quels que soient les faits constats ou supposs, l'opration dont ils relveront rentrera dans la logique courante ; l'explication du phnomne, plus ou moins aise, claire ou vraisemblable, ne mettra du moins jamais en jeu les arcanes encore inexplors de la conscience psychologique. Bref, la morphologie, elle aussi, se suffit elle-mme et s'abstient de toucher au mystre de la vie des mots.

    Voici o le problme change de face. Il y a vingt sicles, tout sujet parlant latin disait equos cc le

    cheval et equa > : les deux termes se corres-pondaient comme bonus bona, et toute la force d'inertie de la structure analogique du langage, comme toute la force de logique du sujet parlant, devait tendre maintenir cette corrlation. Point du tout : dix sicles plus tard, equoa a disparu, le franais y a substitu dans l'usage un autre mot galement latin, caba.llus devenu chevals, et nanmoins il ne laisse pas de garder la forme fminine equa. devenue ive. Comme encore aujourd'hui en espagnol caba.llo et yegua., on a donc chez nous au x1 sicle cheva.ls et ive, qui ne montrent plus trace de l'ancien rapport ni mme d'aucun rapport. Poursuivons : ce dernier mot disparat son tour : un mot latin du genre nutre, par consquent masculin en franais, jumentum prononc jument et signifiant cc bte de somme en gnral, se spcialise vers le x11 sicle (Joinville) au sens trs restreint de femelle du cheval 1 et passe en consquence au genre fminin, qui ne rpugne pas moins son tymologie ancienne qu' sa forme actuelle, puisqu'il n'y a pas un seul mot franais fminin termin en -ment : deux monstruosits entes l'une sur l'autre ! Au xv111 sicle, enfin, la langue savante essaie, par

    i. Le premier qui a dit " vous courez ,,, on ra repris aussi, mais ils taient trop, el la barbarie ra emport. Combien raut.-il de barbarismes pour former une langue polie et lillraire?

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    22 ANTJNOl\flES LINGUISTIQUES

    un emprunt it l'italien, de reconstituer la corrlation si malencontreusement efface : elle oppose au masculin cheval un fminin cavale , qui pntre bien dans la littrature (La Botie), mais demeure tranger l'usage courant. En rsum, deux termes dont la relation est manifeste et primitive, aujourd'hui entirement perdus, le franais rpond par deux termes dont la relation n'est qu'adventice et artificielle; dans l'intervalle du 1c1 au xuc sicle de notre re, il est vrai de dire que equos et eq-0.a. sont morts, que cheval et jument sont ns; car les deux prmi'ers ne reprsentent plus aucun concept, et les deux autres, qui reprsentaient jadis un concept diffrent, reprsentent aujourd'hui, titre de substituts, un concept qui sans eux ne trouverait pas d'expression dans la langue.

    Comment pa1eils changements sont-ils possibles et concevables? La logique devait tendre conserver le rapport equos : equa., tendre rpandre le rapport cheval : cavale, et c'est le rapport anormal cheval : jument qui en dfinitive l'a emport. Il ne s'agit donc plus ici de faits simples, abordables de plain-pied, susceptibles d'tre traduits en syllogismes ou en formules de proportion mathmatique, mais de faits obscurs, ardus, cachs dans les plus intimes profondeurs de la vie de l'esprit : il faut absolument qu'une amnsie partielle ait atteint la majorit des sujets parlants, qu'ils aient momentanment oubli le mot equos tadis qu'ils se souvenaient du mot equa., que plus tard ils aient oubli celui-ci sous la fo1me ive, oubli qu'une bte de somme n'est pas ncessairement un cheval ni plus forte raison sa femelle, oubli qu'on leur avait appris dire unbon jument , et invent de toutes pices le nouvel accord une bonne jument '' ! Objectera-t-on qu'ils n'ont oubli ni ces mots ni cet accord, mais qu'on ne les leur avait pas enseigns ? On ne fera que dplacer la question; car, si la gnration prcdente ne les leur avait point appris, c'est donc qu'elle les avait elle-mme oublis. A un moment quelconque du temps, il faut supposer une inexplicable solution de continuit dans la transmission continue du langage parl, pour qu' l'encontre de toute tradition et de toute logique de semblables substitutions aient pu se produire; et cette solution de continuit implique la transforma lion biologique ou la mort de la portion de substance crbrale sur laquelle tait empreinte l'association de concepts qui constitue ce que nous appelons la valeur significative d'un mot; et, puis enfin que cette substanc est vivante, il n'est pas douteux un instant que cette association et cette dissociation de concepts ne soient des modes particuliers de la vie

  • NATURE DU LAGAGE. - LA VIE DES :IJOTS

    De Io vie, disie, de la vie organique, mais non pas de la Yie consciente ; car il est aujourd'hui reconnu que la conscience est un phnomne accessoire qui se superpose la Yie sans l'occompagner ncessairement; et, dans l'espce, peine serait-il ncessaire de faire observer qu"elle n'a jou nucun rle dons les diveis processus que nous avons analyss, si l'occasion ne se prsentait d'insister ds prsent sur une vrit qui apparatra plus bas avec plus d'vidence, savoir que le langage est la consciente mise en Y uvre d'un systme complexe de forces inconscientes.

    En somme, dans l'espace de dix vingt sicles que l'histoire connue du franais nous a permis d'embrasser, voici donc ce qui s'est pass :

    Les mots equos et ive (= equa) sont morts ; l'association qui s'tait tablie entre la reprsentation de ces mots et la reprsentation des objets > et jumenl s'esl rompue sans restauration possible dans l'esprit du sujet parlant qui l'twait auparavant contenue, et c"est bien l une mort Yritable d'une partie, infinitsimale tt vrai dire, de la substance crbrale de ce sujet ;

    Le motjumenl est n, - non en tant que son de voix encore une fois, puisque comme tel il existait dj dans l latinjumenlum et le franais (masculin) jument. - mais, ce qui est tout autrement impot'lanl, en tant qu'association de concepts. puisque, d'une part, il s'est associ des concepts de sexualit, d'accouplement, de parturition, qui lui taient absolument trangers, et que, d'autre part, il a perdu la significalion gnrale de cc bte de somme qui y tait prcdemment attache, - double volution qui suppose la fois la mort des parties de l'organisme qui servaient de sige certaines corrlations, et le dveloppement de nouveaux lments biologiques susceptibles d'en enregistrer de nouvelles ;

    Et ce qui est vrai du motjumenl au xn" sicle, l'est aussi, bien qu' un moindre degr, du mot caba.llus vers le 1v0, puisque ce mot, quoique signifiant dj cheval , le signifiait moins gnralement que equos, et qu'on peut se le figurer s'animant, de gnration en gnration, de toute la vie que perdait lentement celui-ci ;

    Car il va sans dire que cette naissance ou cette mort des mots s'accompagne de tous les phnomnes d'incubation, de croissance et de dclin qui prcdent la naissance et la mort organiques, puisque les particules atomiques d'organisme qu'elles mettent en jeu ne peuvent natre par gnration spontane, ni mourir sans dprissement graduel.

  • 24 ANTINOJ\fIES LlNGUISTIQUES

    Ainsi se trouve surahondamment justifie, et la lettre, 'si je ne m'abuse, l'expression vie des mots , par laquelle on dsignera les phnomnes de dsutude et de changement de signification qui les atteignent.

    SYNTHSE

    1 . Le langage, soit dsignant la facult gnrale de parler, ou l'exercice de cette facult, - respectivement ce que les Grecs nommaient n . .,tpymc et l'lpyo'1 ,-est, dans l'un et l'autre cas, une pure abstraction sans ralit extrieure :

    2 . Par suite, la vie du langage est une simple fiction de l'espr.it, mais - sainement comprise - nne fiction licite et un terme commode pour reprsenter l'ensemble des variations phontiques et grammaticale observes ou supposes dans chaque langue au cours de son existence.

    3. Le mot, en tant qu'mission vocale, est, ou bien un souffle expiratoire aussitt vanoui que produit, ou bien, lui aussi, une ombre vaine, une pure abstraction, synthse fictive de toutes les missions vocales, passes ou futures, relles ou possibles, qu'il nous reprsente;

    4. Mais le mot, en tant que signe sonore de notre pense, est une ralit psychologique, intermittente seulement l'tat conscient , mais permanente et vivante dans le trfonds du moi inconscient :

    5. Par suite, la vie des mots, en tant que signes de concepts et concepts eux-mmes, n'est point du tout une fiction, mais un fait, un fait psychologique ou mme psycho-physiologique) et l'un des aspects, non le moindre, de la vie universelle.

    ,

  • CHAPITRE II

    ORIGIE DU LAG:\GE

    Thse et antithse. - J . Gnralils.-11. Le langage-rflexe. - III. Le langage-signal. - IV. Le langage interprte de la pense. -V. uaEt ou OsaEt? - Synthse.

    THSE

    Le bon sens lui seul, dfaut d'aucun document, indique que le langage, comme toute chose au monde, a d avoir un commencement, et l'intrt qui s'attache cette haute caractristique de l'humanit fut de tout temps un puissant stimulant en rechercher l'origine.

    ANTITHSE

    L'origine du langage est un problme, non seulement inabordable la science du langage, mais dont tous les documents qu'elle tale ou accumulera dans l'avenir ne sauraient jamais lui faire entrevoir mme la plus lointaine solution.

    I. - GNRALITS

    Que le linguiste doive s'interdire toute recherche sur l'origine du langage, c'est un point qui semble dfinitivement acquis, tout au moins parmi les linguistes, si paradoxale qu'en soit la premire apparence : l'origine du langage n'est pas, a priori, un problme linguistique, puisque la linguistique ne se propose pour objets que des langues toutes formes, dans leur tat actuel, historique ou prhistorique, et qu'il ne lui est donn que de

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    0

    26 ANTINOMIES LlGUISTIQUES

    coustater l'volution, jamais la naissance d'un langage. Et pourtant, la question a t parfois pose sur le terrain linguistique -que dis-j e ? - parfois rsolue, non seulement par des philosophes, mais mme par des linguistes, qui ont cru hardiment pouvoir dduire le point de dpart du langage, de la considration de la courbe ferme o nous le voyons tourner t ; et rcemment encore (1888), l'Acadmie des sciences morales, tmoignant nos disciplines une estime dont l'exagration mme appelle notre gratitude, se demandait ce que lr.s uvres les plus importantes de la philologie contemporaine avaient apport de n0tivcau la formation d'une philosophie du langage humain, - peu prs comme on pourrait rechercher dans quelle mesure l'hypothse de Laplace est branle ou confirme par les fouilles les plus rcentes des ncropoles de la Haute-gypte. - Il n'est donc pas superflu de montrer ici encore une fois la faveur de quels malentendus bizarres une pareille confusion de termes et d'ides est devenue possible, non seulement en un temps o, n'assignant l'homme que sept mille ans d'antiquit, on pouvait avec vraisemblance se flatter de remonter par la prhistoire jusqu' son berceau, mais mme aujourd'hui que l'on tient les langues indo-europennes et smitiques pour une minuscule partie, fortuitement conserve, du patrimoine intellectuel de l 'humanit, et ln plus ancienne forme qu'on puisse assigner leurs deux anctres respectifs, pour la restitution hypothtique d'un pass rcent qui suppose derrire lui des milliers de sicles d'un pass it jamais vanoui.

    Et, d'abord, dfinissons les termes : si l'on entend par langage la simple facult de la parole

    articule, cette facult suppose l'existence d'un larynx, - c'est-dire, d'un appareil respiratoire muni de membranes vibratiles, -et, hien entendu, la plus ou moins grande perfection de cet appareil , ainsi que du systme de rsonnateurs, - bouche, arrirebouche, fosses nasales, langue et luette, - qui diversifient et renforcent le son rsultant de ces vibrations;

    Si l'on entend par langage l'exercice de celle mme facult, on voit que le langage 1'est qu'une fonction particulire ou un accident de l'expiration, en d'autres termes, que le rflexe de certaines motions s'est traduit, chez tel ou tel sujet, dans l'acte expiratoire, par certaines contractions du larynx, - exactement, des cordes vocales, - lesquelles leur tour ont caus des vibra-

    t . Voir plus haut, chap Ir, m in fine.

  • ORIGrE DU LAGAGE. - GtNf:RALITts 27

    lions extrieurement manifestes par nne mission sonore plus ou moins complexe et varie selon le degr de perfection de l'apparei l ;

    Et, dans l'un ni l'autre cas, la question n'est nullement linguistique, mais anatomique dans le premier, physiologique dans le second ; et, dans l'un et l"autre, elle remonte, quant aux origines , bien par del l'homme primitif et l'anthropopithque, jusqu'au premier animal dans lequel s'est dvelopp un larynx mdimentaire ou tout autre appareil susceptible d'engendrer quelque mission sonore au passage d'un courant d'air 1.

    Ce que les naturalistes nous pomront enseigner ce sujet, je l'ignore ; mais il est clair que la linguistique n'a rien y apporter, ni mme. quant t ses donnes positives, rien d'immdiatement utile en tirer,

    Poursuivons. Pom l'anatomiste et le physiologislc, il n'y a videmment entre le langage des animaux et la parole humaine qu'une simplf' diffrence quantitative, celle-ci possdant un registre beaucoup plus tendu, un timbre et des articulations infiniment plus varis. Mais le problme du langage, rduit ces termes, serail trop ais, puisque, l'existence d'un animal larynx tant une fois suppose, il suffirait de constater que la slection a d peu peu perfectionner l'appareil jusqu' eu faire l 'instrument de musique et de prcision dont l'homme est dou. Il n'chappera tl personne que, prise un autre point de vue, la diffrence entre les deux facults compares est galement et surtout qualitative, en ce que le cri animal n'esl que l'expression momentane d'une motion aussi passagre que lui, l a parole humaine, au contraire, un signe d'ides, bien mieux encore, un ensemble complet de signes permanents 2 et l'unique moyen par lequel l'homme a pu s'lever la conception d'ides abstraites et gnrales. Ici, l problme du langage revt un nouvel aspect : il ne s'agit plus de la facult de parler, ni de l'exercice de cette facult, mais de sa fonction mentale et sociale, et l'on se demande : comment cetle fonction a-t-elle pris naissance? comment s'est tablie, entre les ides et leurs signes sonores, cette mystrieuse

    1 . C'est dessein qu'on a n

  • 28 ANTINOMIES LGUISTIQUES

    relation que nous avons dnomme la vie des mots ? C'est l vraiment ce que l'on peut et doit entendre par le problme, aussi lgitime qu'intressant, de l'origine du langage.

    Or, des prmisses poses au chapitre prcdent, de celles mme par lesquelles on vient d'introduire la question, il ressort immdiatement qu'elle n'est pas linguistique, mais purement, absolument, exclusivement psychologique. Pour s'en convaincre avec pleine vidence, il ne faut que fixer, autant que possible, les stades de transition qui s'chelonnent entre le rflexe primitif du cri animal et l'acte rflchi de la parole humaine.

    II. - LE LAGAGE-HJ!;FLEXE

    Tandis que j'cris, j'ai sous les yeux une cage o vivent en passable intelligence un chardonneret et une serine : le mle chante parfois, mais sans cause moi visible, et son chant est dj trop complexe pour ne pas impliquer une assez riche varit d'motions impntrables notre analyse ; la serine, d'un mcanisme psychique plus simple, est muette, sauf, en des cas dtermins, un petit cri, toujours le mme, videmment cri de joie, qu'elle pousse surtout lorsqu'on lui apporte une friandise, ou que, quelqu'un ayant touch. la cage. puis s'tant loign, elle se flicite, selon toute apparence, d'avoir chapp un vague danger. Voici qu'on lui donne une feuille de salade : elle l'aime beaucoup ; mais, fort craintive, elle se gardera d'en approcher tant que la main travaille la suspendre. Elle la considre de loin, en rptant par intervalles le monosyllabe qui lui sert toutes fins et qu'elle a articul ds qu'elle a aperu distance l'objet de sa convoitise. Que si l'on tarde se retirer, elle ne se lasse point, mais ne bouge pas davantage : elle continue son monologue, peut-tre avec une nuance d'impatience, en inclinant la tte de faon regarder la feuille alternativement de chacun des deux yeux, et sans jamais la perdre de vue. Ds qu'on l'aura lche, elle se prcipitera d'un bond et se mettra la becqueter sans relche et en silence.

    Il n'y a pas se tromper sur le sens de Ctte mimique. Autant qu'un cerveau d'homme peut penser un concept d'oiseau, nous la traduisons sans peine : Voici tout la fois un objet familier et un objet insolite ; je ne puis aborder l'un sans affronter l'autre : attendons ; et pourtant il ferait bon manger. C'est un cri de rcognition, de joie: de dsir impatient, tout ce qu'on voudra ;

  • ORlGL'\E Dl: LAGAGE. - LE LAGAGE Rf:FLEXE 29

    mais, encore une fois, avant tout, c'est un monologue. La serine, quel que soit le rsultat final de ses dmonstrations, ne crie pas pour ave1tir le chardonneret : si elle songeait lui, elle se souviendrait aussi que tout l 'heure, quand, mis en veil par son agitation, il accourra son tour au festin, elle pourra nvoir affaire son bec. Elle a le mme cri, encore plus inutile s'il se peut, lorsqu'au matin on sort la cage et qu'elle rcspi1e su premire bouffe d'air pur. Elle crierait de mme si elle tait seule, de mme en toute autre occurrence agrablement imprvue. Bref, elle ne crie pour aucun motif apprciable, sinon qu'elle ne saurait s'empcher de crier.

    Celle dernire formule elle-mme laisse dsirer, parce que, tout en excluant la volition de pousser le cri, elle semble implicitemen admettre la possibilit d'une volition de le retenir. Rien ne serait plus faux. : ce n'est pas ici le lieu d'examiner si la volition humaine est autre chose qu'un rflexe long terme ; mais, coup sr, il n'y a pas, dans l'acte qui nous occupe, l'ombre d'une volition, mme instantane ; il n y a que la raction immdiate d'un mcanisme infiniment dlicat, command comme pnr un ressort qui se dtend. La vue de ce que nous nommons la couleur verte a produit sur la rtine de l'oiseau une impression qui, se transmettant au cerveau, y a veill son tour d'aul1es impressions auxquelles elle est hrditairement associe ; et celles-ci enfin ont instantanment provoqu dans l'organisme une srie de mouvements coordonns, au nombre desquels la contraction du larynx, en sorte que le souille expiratol'e qui s'exhale en ce moment, tiouvant un obstacle dans les cordes vocales tendues, les fait vibrer au passage. Descartes avait vu juste, avec l'intuition du gnie : l'animal est une machine. L o il se trompait, c'est si vraiment il en concluait que l'animal ne dt pas souffrir, car sensation et volition sont deux ; c'est aussi que, timide en un sens autant qu'il tait hardi contre l'vidence en un autre, i l n'osait tendre sa proposition l'homme, et semblait mconnatre, dans l'organisme humain, l'admirable jeu de pices ajustes, de corrlations mcaniques et fatales, qu l avait devin et que la physiologie contemporaine a constat duns l't1e vivant.

    Car, du petit au grand, et de bas en haut de l'chelle, c'est par milliers qu'on pourrait nombrer les manifestations du langage lmentaire qui relvent exactement du mme principe que le ppiement de ma serine : - non seulement le gloussement inquiet de la poule qui a vu planer l'pervier, ou l'aboi froce

  • '"'

    30 ANTlOlllES Ll.XGt:ISTIQl:LS

    l'enfant qu'on chatouille, - le cri de la personne surprise dans les tnbres, et qui n'a srement pas eu le temps de concevoir la pense d'appeler au secours, d'un pril dont au surplus un instant de rHexion lui et fait voir l'inanit, - la plainte du martyr, qui n'a ni le dsir ni l'espoir de flchir ses bourreaux, et qui, bien plutt, s'efforcerait les braver, - le juron solitaire de !'crivain qui vient de laisser tomber une goutte d'encre sur son manuscrit, - le monologue interminable de l'ivrogne qui bat les murs ; - ce sont autant de manifestations de la vie individuelle parfaitement indiffrentes la vie sociale, de simples modes de l'expiration, plus compliqus mais aussi involontaires et uussi peu expressifs d'une ide que l'ternuement, - bien que - ceci va de soi - ils remplissent, en vue du rtablissement de l'quilibre dans l'organisme troubl par une motion qulconque, une fonction spcifique qu'il n'appartient qu' la physiologie de dfinir.

    IH. - LE LAGAGE-SIGAL

    Voil donc le langage l'tat brut, tel qu'il se produit et tel qu'il demeurerait chez un sujet vivant, pourvu d'un larynx, mais suppos isol de toute communication, soit avec ses semblables, soit avec des individus d'une autre espce. Pareille condition ne se ralisant jamais, puisqu'il est permis de doute1 que l'appareil respiratoire et jamais acquis la facult de se contracter la faon d'un tuyau sonore s'il n'et exist une oreille capable de percevoir ses vibrations, le langage n'en saurait rester ce stade : par cela seul que les sujets dont nous nous occupons sont galement munis d'un appareil auditif, le rflexe vocal provoqu chez l'un d'eux retentira sur l'oreille, sur le cerveau, sur l'organisme entier de tel autre sujet qui se trouve porte d'oue; et rciproquement, il se pourra que l'impression produite par le cri devenu signal ragisse sur l'emploi ultrieur qui en sera fait. C'est une nouvelle face de la question que nous avons it examiner .

    Pour mieux faire comprendre ma pense, j'use tl tout hasard

    1 . cr. Revue critique, XX\' (1888}, p. 182. Quand j'eus cril ces lignes, je les soumis un de mes collgues, professeur de philosophie, qui me reprocha d'avoir escamot le problme. Je le reprends donc co dtail, au risque mme d'y insister trop pesamment : i11cidit in Scyllum ...

  • Ol\IGli'iE Dl! LAGAliJ::. - LE LAi'i(;AGE-SlGNAL j{

    d une comparaison grossire. La pression est devenue trop forte dans le gnrateur : il claterait. si la soupape ne s'ouvrait. Voici qu'elle s'ouvre point nomm : la pression revient la normale, comme l'quilibre se rlahlit dans l'organisme troubl; c'est le cri-rflexe. Mais la soupape, en s'ouvrant, a mis un sifllement qui avertit le mcanicien : voil le cri-signal.

    Si ma serine a cri, ce n'est pas - nous l'avons vu - pour avertir le chardonneret ; mais lui, il connat les habitudes de sa

    compagne, son attention est veille, il regarde, il voit la feuille suspendue, il viendra en prendre sa part, un peu aprs elle, car il est plus craintif; et tout se passe, en dfinitive, comme si elle avait jet son cri dans l'intention prcise et gnreuse de l'inviter au rgal qu'on leur prpare.

    Notons toutefois (rue, si la serine n'a pas voulu son cri, il n'en a pas moins t voulu, voulu par une puissance plus forte qu'elle, abstraite sans doute , mais non pas imaginaire : la ncessit de la conservation de l'espce. Depuis qu'il y a des passereaux vivant en libert, le maximum de subsistance a t naturellement assur ceux de lems essaims dans lesquels se trouvaient des sujets prompts tout ensemble. ppier la vue d'une pture offerte et se ruer tire d'aile au ppiement mis par l'un d'eux. De l donc des habitudes inYtres et hrditaires, qui ont renforc d'ge en ge le rflexe et le perptueront t jamais dans les cages o il n'a que faire.

    Le chien courant qui a vent la piste donne de la voix, non pas pour avertir ses compagnons, mais tout uniment parce qu'il l'a trouve. Mais ses compagnons l'ont entendu, les voil sur lelll'S gardes, ils accourent sur ses traces, l'ventent leur tour, donnent

  • 32 A:'\TlNOMIES J,lGtlSTIQC:ES

    nmes entrecoups : Par l, mes amis . . . par ici. . . la bte est par l . . . elle est sur ses fins . . . courage . . . encore un effort . . . nous la tenons.

    Le gloussement perdu de la poule a t entendu de ses poussins qui picoraient de ci de l : peine sortent-ils de l'uf, ils n'ont jamais entendu le signal d'alarme

  • ORIGI:\E DU LA1'GAGE. - LE LA:\GAGE-SIGNAL 33

    le comprend, en ce sens du moins que ce cri provoque en lui une excitation qui le porte agir machinalement en consquence ; et d'ailleurs, peut-tre, au moins chez les animaux suprieurs, le sujet qui pousse le cri a-t-il une vague conscience de l'effet qu'il doit produire sur ses semblables ou ses ennemis. Cette dernire supposition n'est nullement ncessaire, bien que fort plausible et parfaitement approprie la transition du langage animal la parole humaine. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce langage , une fois tabli par un concours fortuit et fatal de circonstances , sans possibilit aucune de concert pralable , entre individus de mme espce, avait toute raison de se conserver, de se dvelopper, de se perfectionner mme indfiniment, beaucoup mieux qu'il 'et pu le faire sous l'empire de la convention la plus minutieusement rgle ; car, indpendamment de ce que la conservation de l'espce y trouvait un indispensable adjuvant, on voit que l'intensit de chaque sensation en recevait un accroissement indfini, qui retentissait sur tout l'organisme et, par voie de consquence, sur l'appareil vocal lui-mme et l'nergie de son fonctionnement t. Appelons A une excitation dtermine, s'exerant sur u n sujet suppoi l'tat de parfait quilibre organique, soit donc au degr zro de sensation : la sensation, qui en rsultera et pourra se traduire par log. A, provoquera chez cet individu un cri rflexe susceptible ' je suppose, de causer l'organisme d'un individu semblable une excitation gale a.. Que si celui-ci a dj reu l'ex.citation A a u moment o il reoit la seconde, on voit que sa sensation interne et psychique s'accrotra de log. a , tl'o rsultera proba-

    i , Ceci pourrait bien tre une des causes, et non la moins importante, du fait constat en ces termes par 1\1 . Ch. Richet (ib., p. H t ) : " L'appareil nerveux priphrique rcepteur peut tre trs compliqu (chez les nnimnux infl'ieurs), alors que l'appareil nerveux central sensitif, qui peroit et qui juge la sensation, sera trs rudimentaire. Tel semble tre en clTet le cas pour beaucoup d'tres qui ont des organes sensoriels admirables la priphrie, alors que leur systme nerveux psycbi4ue esl rduit quelques ganglions. ,. C'csl que, ne se communiquant pas leurs

  • 34 ANTINOl\HES UNGCISTIQUES

    blement une raction plus intense que chez le premier sujet, retentissant son tour sur celui-ci ou sur un troisime. Il n'est donc pas un instant douteux que, par un effet tout mcanique, le langage-signal ne contribue puissamment au progrs de l'appareil nerveux central, du bas en haut de l'chelle des tres t , et ne doive, par contre-coup, s'adapter de mieux en mieux sa fonction, tout comm{! si une volont consciente s'appliquait d'ge en ge le perfectionner.

    Ces explications, videmment, ne tendent pas dmontrer .que le fait du langage primitif soit clair en lui-mme : il ne l'est pas plus que l'une quelconque des multiples ractions par lesquelles le moi sensible rpond une excitation extrieure; mais enfin il ne. l'est pas moins, et c'est tout ce qu'il fallait prouver ici, abandonnant la solution du problme aux recherches et aux progrs futurs de la psycho-physiologie. Tout au moins, le fait admis, nous gravissons sans effort tous les degrs intermdiaires qui sparent la contraction rflexe d'un larynx de la parole consciente de l'homme.

    IV. - LE LANGAGE lNTEHPRTE DE LA PENSE

    Ici, toutefois, semble s'ouvrir un foss bant : du rflexe primitif la langue rudimentaire des animaux mme suprieurs, nous avons pass sans difficult ; de celle-ci la parole consciente et significative de pense, nous n'apercevons plus la transition ; non pas, rptons-le, parce que la parole humaine est infiniment plus souple, plus vaiie dans ses lments, - il n'y aurait l qu'une simple question de degr qu' elle seule rsoudrait l'volution normale d'un appareil vocal, - mais parce qu'un nouveau facteur, inconnu au langage animal, y fait brusquement apparition.

    Une poule, disons-nous, pousse un certain cri, toujours le mme, lorsqu'elle aperoit l'pervier. Est-il jamais arriv une poule de pousser ce mme gloussement pour raconter sa commre ou ses petits qu'elle a vu l'pervier hier, ce matin, tout l'heure ? Nous n'en savons rien et ne pourrions que le conjecturer. Mais, le fait n1ayantjamais t observ, la conjecture

    i . La conclusion s'impose : le signe prexiste la conception claire de la chose signifie ; ou, en d'autres termes, c'est le langage qui cre l'intelliuence, bieu loin d'en procder.

  • ORIGINE DU LANGAGE. - LE LANGAGE INTERPRTE DE LA PENSE 35

    serait illgitime. Bien plus, elle serait absurde, de par tout ce que nous savons de l'adaptation graduelle du cri-signal la conservation de l'espce ; cru, pour qu'il garde toute sa valeur significative, il faut qu'il n'en it qu'une, et il est trop videt qu'une poule ne chercherait plus l'abri premire audition du signal de l'pervier , si elle tait accoutume l'entendre d'autres fins que pour avertir de la prsence immdiate de l'oiseau de proie. Nous pouvons donc hardiment affirmer que la poule ne dtille pas son moi, ne raconte point ses sensations passes, et nous savons aussi pourquoi elle ne le pourrait pas, quand bien mme - supposit_ion galement absurde puisque tout se tient dans cette srie fatale de processus mcaniques -son langage lui en fournirait les moyens matriels : c'est qu'elle n'a point de moi, ne vivant que dans le moment prsent. Sans doute, de ce qu'elle vit, et par analogie de ce qui se passe en nous sujets vivants, nous devons supposer en elle une obscure cnesthsie, compose doses ingales de toutes ses sensations prsentes, de toutes les sensations qui l'ont affecte depuis et avant sa naissance, de toutes celles enfin qui ont affect sa ligne d'anctres, non seulement depuis qu'il y a au monde un coq et une poule, mais depuis qu'il existe sur terre un tre vivant : oui, mais tout cela aussi vague et informul que peut l'tre en mon moi, l'heure o je trace ces lignes, l'tat particulier d'une des cellules nerveuses de mon pouce droit. La sl:!nsation de la poule qui vient de voir l'pervier maintenant disparu n'est point demeure en elle l'tat de fait de conscience, et elle ne peut plus se traduire en langage, c'est--dire en rflexe conscient ou non, puisqu'en fait elle est comm0 si elle n'tait pas.

    Nous entrevoyons ds lors, sinon ce qui constitue le langage humain, du moins ce qui en est la condition essentielle et le caractre distinctif : la permanence des sensations l'tai de fait de conscience ; ce que nous nommons d'un mot la personnalit.

    Le chien courant, beaucoup plus lev que la poule dans la hirarchie animale, pourrait-il, au moins sommairement, raconter une chasse l.t un compagnon rest au chenil ? Nous rignorons. La supposition serait bien gratuite ; mais elle ne rpugne pas absolument au sens commun. Il arrive parfois au chien d'aboyer dans ses rves : il peut donc rvet qu'il chasse ; pour cela, il lui faut un souvenir assez prcis de ses sensations antrieures, et l'on con-oit que de semblables sensations puissent la rigueur provoquer un rflexe dans la veille aussi bien que dans le sommeil. De l profrer sciemment un cri dans le dessein de

  • 36 ANTINOMIES LINGUISTIQlJES

    communiquer cette sensation son semblable, la distance, certes, est encore trs grande; mais il ne semble pas qu'un animal suprieur, un chien, un lphant, un singe, soit tout fa.it incapable de la franchir.

    L'homme, en tout cas, l'a franchie : la faveur d'une mmoire mieux doue et mieux ordonne, il lui est arriv quelque jour de rappeler une sensation de la veille, avec une nettet et une vivacit, non pas gales, mais comparables , sauf le degr d'intensit ' cette sensation elle-mme ' et suffisantes pour provoquer l'mission d'un rflexe vocal 1 : c'est ainsi que nous pouvons nous reprsenter l'origine du langage significatif. L'auditeur a pu tout d'abord s'y tromper, croire la manifestation extrieure d'une sensation actuelle ; mais sa propre conscience, qui lui fournissait, elle aussi, des types varis de sensations actuelles et de sensations passes, lui a appris faire le dpart des faits de conscience accuss par son semblable; et, comme lui-mme rappelait - l'occasion ses sensations vanouies, 11 ducation smantique des deux sujets a t continue et mutuelle. Ainsi de proche en proche : il va sans dire que ce n'est point l l'uvre de quelques gnrations. En mme temps que la mmoire crait le langage, le langage, d'autre part, fixait la mmoire, agrandissant ainsi dans l'homme le domaine de la conscience, et dveloppant le sentiment ou - comme on voudra -l'illusion de l'identit et de la continuit du moi, fournissant successivement l'esprit les repres de la notion du monde

    L Sur l'ge auquel cette facult de rappel s'accuse dans Je langage enfantin, consulter les intressantes obse1vatioos de M. G. Deville, Revue de Ling11ist., XXIV, p. 40 : 11 Elle a l'air parfois de faire la conversation avec sa mre. Le 085 jour, ,, donc HJ mois, par exemple, elle a dit : toutou, ouo-ouo, ouo-ouo, - nn, bou-ou-ou-oum, - bim gnol; les deux traits indiquent deux li>.gers temps d'arrt; toutou et ouo-ouo signifient chien Il, n (( tonnerre 11, le boum prolong avait t par elle fait la veille pendant un orage, et en disant bim (onomatope) gnol (Guignol) elle ajoutait le geste de frapper. Ainsi, d'elle-mme, elle a parl de chien, et saut du chien au tonnerre, du tonnerre aux coups donns (par?) 1< Guignol, tout cela. e1i ayant l'air de raconter quelque chose sa mre. lb., p. i29 : 11 T1(ls souvent, au moment de s'endormir, elle prouve le besoin de parler d'un fait qui l'a frappe dans la joume. Ainsi, le 627 jour, une fois au lit, elle a rpt plusieQrs reprises : bb ba-iin badon (bb vilain, ballon). Elle s'tait, au Luxembourg, dispute avec une petite fille propos d'un ballon qu'elles voulaient toutes les deux.

  • ORIGlE DU LA?\GAGE - uat ou Oiaet ? 37

    extrieur, les repres des ides gnrales et de leur classification, les repres enfin de la spculation mtaphysique ; el, de rpercussion en rpercussion, le langage el la pense. s'tayant et s'exaltant l'un l'autre, sont devenus ce que nous les voyons aujourd'hui, pour progresser encore dans la suite des sicles, si les barbares du dedans n'ont raison quelque jour de tout ce qui fait notre noblesse.

    Arrtons-nous. Aussi bien avons-nous montr, peut-tre l'excs, que nous ne foulions plus notre terrain : non plus que le problme de la facult du langage, ou de l'exercice de cette facult, ou du cri-rflexe, ou du cri-signal, le prohlm du langage significatif n'appartient la linguistique ; ceux-l relvent de la science de la vie en gnral, et celui-ci de la science du moi; plus physiologiques sont les premiers, plus psychologique le second, linguistique non plus l'un que les autres. Insolubles? c'est une autre autorit prononcer. Pour ma part, je n'en crois rien : la science de la vie et celle de l'homme sont encore dans l'enfance et rservent nos descendants mainte surprise. Mais insolubles par la science du langage, oui, sans l'ombre d'un doute ; car ils la dominent de toute la hauteur dont la premire apparition de l'homme sur la terre dpasse les plus anciens souvenirs historiques qu'il nous soit donn d'en exhumer.

    v. - uaet ou Ofo!t'?

    L'antiquit, en dpit de ses erreurs grossires sur la nature du langage, avait eu le pressentiment de cette vrit : c'est aux philosophes qu'elle rservait l'examen de la grande question d'cole, si le langage tait q>:Jaat ou Ofoet, s'il procdait de la nature ou de la convention humaine. Les grammairiens se bornaient modestement se demander s'il reposait sur l' analogie , la proportion rflchie et rgulire des termes, ou sur l' anomalie , sur la base mouvante des caprices de l'usage. Il est vrai qu'au fond fUaE\ et analogie, OiaEt et anomalie taient respectivement, dans leur pense, des termes synonymes, en ce sens que, si le langage procdait de la nature. il devait, selon eux, prsenter le caractre de rgularit fatale dont la nature a le secret, et qu'au contraire, si la langue ne relevait que de l'usage, elle tait une convention phmre, bizarre et dsordonne comme

  • 1

    1

    38 ANTINOMIES LINGUISTIQUES la mode des vtements ou celle des coiffures t . Mais, s l appartenait aux grammairiens de prononcer sut l'analogie et l'anomalie, le fonds du litige ressortissait toujours la philosophie; et, quand Varron se flattait d'avoir travaill la double lueur des lampes d'Aristophane et de Clanthe 2, il entendait bien qu'Aristophane ou tout autre peseur de mots et de syllabes n'avait fourni que les matriaux et les documents sur lesquels l'esprit de Clanthe tait appel spculer et conclure.

    Aujourd'hui, Aristophane se dclare impuissant mme fournir de simples matriaux : il sait que la question de l'origine du langage est _ infiniment antrieme et suprieure celle de la structure de telle ou telle langue en particulier, ou mme, - supposer qu'il et jamais exist 'et qu'on ft en mesure de le restituer, - de l'anctre commun de tous les langages actuellement parls la surface du globe ; i l sait et il proclame que la psychologie animale et humaine a seule qualit pour'pousser les fouilles et en colliger les rsultats. Mais, puisqu'il a rencontr au passage l 'invitable controverse de jadis, ravive mme en ces temps derniers par la querelle d'adversaires aussi illustres que Max Mller et Whitney, il n'encourra pas du moins l'accusation de l'esquiver, et s'effo1cera d'encadrer la conciliation de ce malentendu accessoire dans le cycle des grandes antinomies linguistiques qu'il s'applique rsoudre.

    Asswment, le langage , tel que nous le connaissons et l'observons partout autour de nous, est de pure convention : l'enfant ne parle que si on lui a appris parler et comme on le lui a appris ; si on ne le lui enseignait pas, il l'apprendrait, moins vite et moins bien, assez toutefois pour se faire entendre, non point par un don instinctif, mais en coutant parler les

    i . trange pa1alogisme, pour le dire en passant; car le Parthnon, coup sf11, est plus rgulier dans ses proportions qu'une grotte naturelle, et les \'Olapliks de tout poil mis en circulation tous les dix ans par d'ingnieux inventeurs n'ont jamais pass pour des chefs-d'uvre d'exubrante fantaisie. Mais tout peut se soutenir, une fois qu'on a mconnu la natu1e mme de l'objet sur lequel porte la controverse : le r.pw-rov Eo;, ici, consistait prendre une langue en particulier, bien plus, une langue littraire, pour spcimen du langage humain, et fonder une thorie sur les rgles de cette langue, comme on fonderait un difice sur un amas de dcombres, puisqu'aucune langue n'est autre chose que l'eusemble ressoud des dbris d'une langue plus ancienne.

    2. De lingua. la.tina, V, 9.

  • ORIGINE ou f,.A:SGAGE. - ua ou Oia? 39

    autres et en les imitant. QuanL l'isoler avec une chvre Jans une caverne jusqu' l'.ge de sept ans, c'est une exprience aussi inutile qu'impossible, puisque nous en savons l'issue

  • ORIGINE DC U.NGAGE

    langage significatif est un heureux et sublime accident, .la magnifique effiorescence d'un humble rflexe vocal ; et qu'est-ce qu'un rflexe, sinon la transposition organique de la sensation qui l'a provoqu? C'est assez dire que le langage est un phnomne naturel, en corrlation intime et inne avec l'tat d'me qu'il trad.nit : la locution j'touffe est aussi artificielle qu'on voudra ; le rlement caractristique de l'homme qui suffoque ne l'est pas, et sauvage ou civilis personne jamais ne s'y trompera.

    Que si une donne aussi lmentaire avait besoin de confirmation , elle n'en manquerait point, si rduit qu'apparaisse le rle des interjections dans nos langues cultives et mme dans les idiomes rudimentaires des sauvages infrieurs. Sous l'empire d'une violente motion, surtout d'une grande douleur physique, le langage factce est aboli, et le rflexe sous-jacent qui l'a constitu, avec ses modulations primitives et spcifiques, merge soudain comme au travers d'un voile qui se dchire. Le cri dtermin par l'action d'un instrument tranchant 1 donne des intervalles de dizimes , et quelquefois les sons chromatiques compris dans un intervall de quarte augmente. Le cri des douleurs pulsatives forme une sixte majeure descendant chromatiquement sur la dominante. Le cri des douleurs lancinantes donne l'octave sur laquelle le patient fait entendre une sorte d'horrible trmolo . . . Les cris des douleurs de parturition se notent par l'intervalle considrable d'une dix-septime majeure . . . Le cri de joie forme l'octave ; le cri d'appel, la neuvime majeure ; le cri d'effroi, la quinzime majeure ; le cri de dgot s'exprime par la quarte juste . . . >1 Ainsi, sous la rserve des corrections probablement lgres que ces constatations pourraient comporter, si on les transportait d'autres races, chaque excitation rpond une tonalit diffrente, et sans doute chaque degr d'une mme excitation une intensit diffrente de la mme tonalit, en sorte qu'une oreille qui aurait conserv le sentiment instinctif de cette corrlation naturelle percevrait la nature et le 'degr de la sensation d'autrui dans le cri mme qui l'exprimerait.

    Depuis longtemps, habitus d'autres moyens d'expression, nous sommes devenus inhabiles pntrer le sens de ceux-l. De

    { . Il va sans dire que je ne garantis pas ces observations, qui d'ailleurs n'ont que faire de ma garantie : O. Comeltant, Congrs des Amricanistes de Nancy (t875), II, p. 277.

  • NATURE D[ LANGAGE. - as 01: 6fos?

    mme un homme perdu dans les rues de Paris et suppos dans l'impossibilit de demander son chemin, ne songerait pas un instant s'en rapporter ce sens gnral de la direction que la science commence entrevoir, un degr plus ou moins lev de dveloppement, chez la plupart des tres organiss : il se guiderait sur les plaques indicatrices, ou sur le cours de la Seine, ou sur la position du soleil ou de l'toile polaire ; bref, il substituerait les notions acquises et conscientes la spontanit de l'instinct. Pourtant il est bien certain que nous avons en nous notre insu un sens latent de la direction, encore que la plupart des civiliss l'aient obitr : chez moi, il l'est ce point, qu'en gravissant l'escalier d'une maison inconnue, je ne saurais dire l'improviste ou mme sans une assez longue rflexion lt quel moment je fais face ou tourne le dos la rue. Cet aveu fera sourire nombre de mes contemporains moins dgnrs que moi, mais fort infrieurs encore aux Peaux-Rouges dont on nous raconte tant de longues odysses entreprises et conduites avec une merveilleuse sret d'orientation, - sans parler de la volte quasi-instantane du pigeon voyageur sitt lch, ou des surprenantes histoires de jeunes chats transports au fond d'un panier clos et par un circuit drouter tout autre qu'une boussole vivante. Il y a ainsi, dans les replis les plus obscurs et les moins explors de notre 01ganisme, des sens dsormais sans usage, de l'existence desquels nous nous doutons aussi peu que de la possibilit de mouvoir l'oreille externe, facult qui chez certains sujets reparat par atavisme.

    Tel est le sens du langage t : parce qu'on nous a appris cent faons de nous orienter, nous sommes devenus incapables de le faire ds que ces procds artificiels nous font dfaut; parce qu'on nous a enseign une infinie varit de manires d'exprimer toutes les nuances de nos sensations et de nos ides, la manifes-

    . tation unique et rudimentaire qui orrespond naturellement un

    L Peut-tre n'es"-il pas tmraire de fondel' cet gard quelques esprances sur l'avenir des rcentes recherches qui ont si fortement modifi et branl l'antique notion de l'unit du moi. Qui sait si le sens lmentaire du langage ne se dgagera pas brusquement ou pice pice de quelque moi sous-jacent, mis dcouvert dans un de ces tats seconds que provoquent les expriences d'hypnotisme ? Si tonnants que paraissent certains

  • ANTINOMIES Lll'iGUISTIQGES

    tat d'me simple et rudimentaire a cess d'veiller en notre esprit les corrlations qu'elle voquait jadis, et c'est la rflexion qu'il nous faut dsormais recourir pour concevoir la possibilit, la ncessit mme d'une pareille concordance chez l'homme primitif. Cette concordance devenue mystrieuse, qui nous la rvlera jamais? Les progrs incessants de la psychologie physiologique parviendront-ils saisir, travers les ddoublements de la personnalit humaine, la filire qui plonge sous toutes les couches successives de civilisation et de barbarie et qui relie la priode de l'orateur au cri instinctif de l'habitant des cavernes? Il ne faut pas dsesprer de la science : elle a dj rsolu d'autres nigmes ; elle viendra bout de celle-ci ; mais bien des gnrations de chercheurs auront pass auparavant. C'est quelque chose pourtant que d'avoir entrevu sa lueur, malgr la distance et la brume des horizons, le profil de la cime ardue o nous ne poserons jamais le pied.

    Du moins sommes-nous ds prsent en mesure de concilier dans une vue suprieure toutes les controverses d'autrefois sur la part respective de la nature et dela convention dans l'uvre du langage, et de comprendre que la raison d'fre de la valeur significative en soi d'une soi-disant racine ou d'un soi-disant suffixe ne mrite point d'arrter un instant la pense du linguiste ni du philosophe. Car il n'y a de racines et de suffixes, - et encore au prix d'un travail d'abstraction aussi dcevant pour l'historien du langage qu'il est commode pour le simple grammairien, -que dans la langue formelle et organise, telle que nous la constatons dans le prsent et le pass le plus lointain : le langage spontan, le seul adquat son objet puisqu'il est le seul qui ait jailli spontanment de la sensation et L'ait communique sans ambigut possible, est aussi amorphe que d'ailleurs il nous est inconnu. Nous pouvons sans doute, - autant qu'il nous est donn de traduire en nos ides relativement claires le chaos psychique des premiers hommes qui parlrent, - concevoir un individu ainsi fait que la sensation de chaleur corresponde chez lui une mission vocale telle que a, celle de sa propre existence un phonme i, la vision du soleil enfin un phonme o, en sorte que la sensation complexe le soleil me brle ft rendue pour lui et ses. semblables par l'addition des trois lments a + i +o, soit donc par une phrase de trois mots a i o. Mais nous pouvons galement concevoir, et sans plus de difficult, un sujet primitif chez. qui la totalit de cette mme sensation correspondrait une mission totale et indcomposable telle que ao, en sorte que, beau-

  • ORIGINE Dt; r.ANGAGE. - cf>u1m ou 6iau?

    coup plus tard seulement. lorsqu'un rudiment de facult analytique se serait dvelopp, un travail postrieur dabstraction vnt tirer de ce trisyllabe les valeurs artificielles a = brler, i = moi, o = soleil. L'un est aussi soutenable que l'autre, pour ce que nous en savons. Et ainsi, ct de la question ip:Ja!t ou 6fo!t? , tt ct de la question u analogie ou anomalie? . vient se placer, - non moins oiseuse en tant qu'elle sappliquerait au langage en gnral, et non telle ou telle famille de langues historiquement connue, - la question si rsolument pose au sujet des langues indo-europennes par M. Sayce t et M . Ludwig 2 agglutination ou adaptation '! L'une et l'autre, dirons-nous, ou ni l'une ni l'autre : si les faits connus de l'histoire d'un langage nous permettent d'y constater le procd soit d'agglutination initiale soit d'adaptation postrieure, ou tout au moins de l'induire avec une suffisante vraisemblance 3, nous n'avons qu' le mettre en lumire ; l o l'histoire et l'induction nous laissent en dfaut, toutes les conjectures se valentet nous n'avons pas le droit de conclure, encore bien moins celui d'assigner l'un quelconque des deux procds thoriques la formation de cette langue primitive sur laquelle les nomenclatures actuelles ne peuvent nous fournir absolument aucun document.

    Rsumons-nous : tout langage est conventionnel, et pourtant le langage est un fait naturel : est-ce assez nettement dire qu'aucune langue actuelle ou passe ne saurait nous clairer sur le fait primordial de l'origine du langage ? Si tenaces cependant sont les vieilles idoles qu'on les a vues reparatre d'ge en ge, et qu'en dpit des protestations de la linguistique, dsormais en possession de sa mthode et assez consciente cl' elle-mme pour se tracer des limites, beaucoup en ont encore l'esprit aussi obsd que le grammairien Nigidius d'analogique mmoire. Cet ingnieux contemporain de Varron trouvait une admirable concordance naturelle entrelemot nos et la premire personne, le mot vos et la deuxime ; car, disait-il, en profrant nos, nous renfermons Je souille expiratoire en nous, et, en disant vos, nous le dirigeons vers l'interlocuteur ' L'observation est juste et l'accord spcieux. Si d'aven-

    t . Principe& de Philologie compare {trad. Ernesl Jovy), prface et passim.

    2. Dans l'opuscule mme ainsi intitul. 3. Au surplus, dans les langues une fois organises, il sera bien rare que

    les deux procds ne marchent point de pair. 4-. Gell., Noct. Alt., X, 4.

  • 44 ANTINOlUlES LINGUISTIQUES

    tur on lui et appris qu' ce moment mme, et non loin des frontires de la Rpublique, vivaient des gens qui disaient ws pour nous t , je ne pense pas que sa foi en et reu la moindre atteinte : Ce sont, aurait-il rpondu, des barbares qui ne savent ce qu'ils disent. Car il est superflu de remarquer que chaque peuple, chaque tribu, chaque canton se croit en possession du verbe en soi, et considre l'idiome du voisin comme un mprisable jargon. Au sicle dernier, quand le spirituel prsident de Brosses, en disciple trop confiant de Leibniz, voyait les deux lettres fluides fl irrsistiblement associes l'ide de couler >, prenait-il la peine de songer que la mme langue qui en effet possde