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août-septembre 2009 revue littéraire mensuelle europe Jean-Pierre VERNANT

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  • aot-septembre 2009

    revue littraire mensuelle

    europe

    J e a n - P i e r r eV E R N A N T

  • CAHIER DE CRATION

    Giuseppe Conte Moon Chung-Hee Yves Leclair

    Anthropologue du monde grec, Jean-Pierre Vernant (1914-2007) est lun des grands esprits de notre temps. Renomm pour la rigueur de ses analyses la clart quasi gomtrique, il tait galement dot dun extraordinaire talent de conteur qui lui a permis de transmettresa passion pour les cultures classiques bien au-del du cercle des antiquisants. Ce numro dEurope souvre sur un grand entretien indit avec Jean-Pierre Vernant. Ce document constitue sans nul doute une voie royale pour dcouvrir le paysage intellectuel dans lequel le chercheur a volu, plusieurs dcennies durant. On y peroit en effet les tapes dun parcours scientifique et humain, les influences qui lont form, les inflexions dune pense sensible aux critiques et aux apports nouveaux, jamais fige, et nanmoins profondment fidle elle-mme.Au tmoignage direct de lentretien sajoutent des contributions internationalesqui illustrent limpact de luvre de Vernant dans diffrents domaines et abordent des thmatiques fondamentales : la tragdie, le politique, le mythe, le fminin, limage, les reprsentations de laltrit Nous allons ainsi la rencontre lhomme et du savant, du chercheur et du militant, du rsistant et de lhellniste sans que ces facettes, relies entre elles par un dense rseau de correspondances, puissent jamais tre dissocies les unes des autres. On pourra galement lire dans cette livraison dEuropeun ensemble dtudes sur le travail dans lAntiquit. Cette section montre en acte comment la pense de Vernant demeure vivante et efficace : en autorisant des questionnements nouveaux et en permettant de formuler des hypothses inoues. O lon voit que luvre de Jean-Pierre Vernant est une uvre vivante, et quau-del de la disparition de son auteur, elle continue travailler et faire travailler.

    TUDES ET TEXTES DE

    Bernard Mezzadri, Jesper Svenbro, Jean-Pierre Vernant, Riccardo Di Donato, Diego Lanza, Pietro Pucci, Claude Moss, Pauline Schmitt Pantel, Froma Zeitlin, Franoise Frontisi-Ducroux, Franois Lissarrague, John Scheid, Raymond Descat, Yan Thomas, Charles Malamoud, Gabriella Pironti.

  • 87e anne N 964-965 / Aot-Septembre 2009

    SOMMAIRE

    JEAN-PIERRE VERNANT

    Bernard MEZZADRIJean-Pierre VERNANTRiccardo DI DONATO

    Diego LANZAPietro PUCCI

    Claude MOSSPauline SCHMITT PANTEL

    Froma ZEITLINFranoise FRONTISI-DUCROUX

    et Franois LISSARRAGUE

    Jesper SVENBRO

    Raymond DESCAT

    Yan THOMASJohn SCHEID

    Charles MALAMOUD

    Gabriella PIRONTI

    Vernant au travail.Itinraire.De limportance davoir eu un matre.Vernant et lItalie.Mythe et tragdie.La place du politique.Figures fminines.Retour au pays du soleil. coute voir .Vernant et les problmes de limage.

    Les divinits du mtier et limpensable travail dAristote.Idologie antique du travailet pratiques conomiques.Le travail comme marchandise.Thologie romaine et reprsentation de laction.En Inde ancienne : le sacrifice au travail.

    Les dieux grecs entre polyvalence et spcificit.

    31371

    87107117127140167

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    CAHIER DE CRATION

    Giuseppe CONTEMoon CHUNG-HEE

    Yves LECLAIR

    Le chant irlandais.Quand je vois un homme grand.Autres belles vues.

    305311314

    Le Travail dans lAntiquit

    Dires & Dbats

  • 337Max ALHAU, Patrick AVRANE, Marie-Claire BANCQUART, Stphane BARSACQ,Pascal BOULANGER, Roger BOZZETTO, Charles DOBZYNSKI, Alain FREIXE,Natalia GAMALOVA, Franoise HN, Karim HAOUADEG, Tristan HORD,Sylvie JEDYNAK, Aurlie JULIA, Isabelle KALINOWSKI, Claude MINIRE,Anne MOUNIC, Franois REGNAULT, Thierry ROMAGN, Pierre RUSCH,Franois SOUVAY, Agns VERLET, Alain VIRMAUX.

    La machine crire

    Le thtre

    Le cinma

    La musique

    Jacques LBRE La tche contradictoire de la traduction.

    319

    Karim HAOUADEG Lcole de la dmesure.325

    Raphal BASSAN Explorateurs de frontires.329

    Batrice DIDIER Redcouvertes.333

    CHRONIQUES

    NOTES DE LECTURE

  • Ce cahier dEurope consacr luvre de Jean-Pierre Vernant fut misen chantier voici bientt un lustre, quand lanthropologue du monde grec,dj octognaire et bien quofficiellement la retraite du Collge de Franceet nexerant plus la direction du Centre Louis Gernet (quil avait fond dansles annes soixante), intervenait encore avec vigueur et acribie dans le dbatintellectuel ou politique 1 et transmettait sa passion pour les culturesclassiques, guide par une insatiable volont de comprendre 2 , bien au-del du cercle des antiquisants. preuve les confrences offertes au grandpublic et aux lycens 3 qui, dans la foule de son ouvrage dintroduction la mythologie LUnivers, les dieux, les hommes 4, ont fait dcouvrir denouvelles gnrations dauditeurs et de lecteurs enthousiastes lextra-ordinaire talent de conteur que possdait ce savant, renomm par ailleurspour la rigueur de ses analyses la clart quasi gomtrique.

    Ce Vernant plein dallant, la fois prcis et chaleureux, exigeant ettolrant, modeste mais ferme dans ses convictions, nous avons eu lachance et le plaisir de le rencontrer longuement en 2005, Jesper Svenbroet moi, et il a bien voulu rpondre, avec sa bienveillance et sa bonhomiecoutumires, aux questions que nous avions prpares pour loccasion. Cetentretien 5 constitue la pice matresse de notre recueil et nous lavonsplac en son dbut, convaincus quil conserve, malgr la transcription,le charme de la parole vive et quil fraye une voie royale pour dcouvrirle paysage intellectuel dans lequel le chercheur a volu, plusieurs dcenniesdurant. On y peroit en effet les tapes dun parcours scientifique et humain,

    VERNANT AU TRAVAIL

  • 4 VERNANT AU TRAVAIL

    les influences qui lont form (au premier rang desquelles le psychologueIgnace Meyerson et lhellniste Louis Gernet 6), les inflexions dunepense sensible aux critiques et aux apports nouveaux, jamais fige, etnanmoins profondment fidle elle-mme linstar dUlysse, le hrosaux mille tours qui, au travers de ses multiples prgrinations ettribulations, reste obstinment attach son identit, indissociabledIthaque, sa patrie, et de son pouse Pnlope 7.

    Bref, grce au regard rtrospectif jet sur un itinraire, cest unemthode qui se rvle progressivement nous, selon la belle dfinitionquen donnait Marcel Granet et que Vernant (comme Dumzil) avaitfaite sienne : le chemin 8, aprs quon la parcouru .

    Les relations de proximit et de distance entretenues par Jean-PierreVernant avec deux grands courants thoriques, le marxisme et lestructuralisme, peuvent tmoigner de sa libert dallure. La pense deMarx est au fondement des premires tudes publies, sur le travail, lafonction technique ou la socit grecque, et reste prsente comme uncourant sous-jacent toute son uvre. Mais demble, Vernant saffranchitde tout dogmatisme et se dmarque de la vision mcaniste, reposant sur undterminisme univoque, qui prvalait alors 9. Pour lui, le marxisme nestpas une interprtation ne varietur des phnomnes humains, quil suffiraitdappliquer comme une grille de lecture toute faite la socit desAnciens.Cest une pense vivante quil convient de confronter aux faits etdamnager au fil du parcours ; attitude scientifique qui nest pas sansrapport, bien sr, avec celle du militant communiste que son sens critiquetoujours en veil et son incessante remise en cause des dogmes avaient pufaire qualifier de termite par les tenants de la ligne officielle. en croirela leon de Meyerson, lhomme et les uvres entretiennent des relationsdialectiques : si les ouvrages sont le produit de leurs auteurs, ils configurentet transforment ceux-ci en retour, de sorte que les hommes en leurdiversit se dfinissent et se fabriquent eux-mmes en agissant et enproduisant. Le processus vaut, mutatis mutandis, pour le chercheur etses thories, pour le militant et sa cause : une ligne thorique peut bienguider le cheminement, comme une batterie dhypothses tester, maisles rencontres et dcouvertes entraneront le ramnagement des prmisseset la transformation du savant lui-mme.

    Valable pour le marxisme, la remarque lest a fortiori pour lestructuralisme ; il est notable que, en 2005, un moment o il est de bonton de porter un regard condescendant sur les errements de cette modeintellectuelle , Vernant ne renie en rien linspiration structurale de ses

  • BERNARD MEZZADRI 5

    travaux et raffirme limportance des outils forgs alors dans les laboratoiresdes linguistes puis des anthropologues. Non moins significatif est au reboursson refus dtre catalogu comme le reprsentant dun courant de penseo lon a regroup artificiellement des savants fort diffrents les uns desautres, ou comme le sectateur dune doctrine philosophique improbable.Une adhsion critique donc, sensible la puissance heuristique de lanotion de systme applique aux faits religieux, mais rtive senfermerdans un cadre thorique contraignant ou dans une cole.

    Ce nest pas un hasard sil refuse de qualifier ainsi son Centre deRecherches, pourtant volontiers dsign ltranger comme lcolede Paris ; il veut bien y reconnatre un style, une orientationintellectuelle voire une coloration politique, mais naccepte ni la clture etlhomognit, ni a fortiori la hirarchisation que tend suggrer le terme.Lindpendance quil avait toujours d (et su) prserver et dfendre ledissuade de se poser son tour en chef dcole, dimposer un discoursdautorit, prfrant considrer comme des pairs ceux en qui il aurait puvoir des disciples (et cela ds ses dbuts de professeur de lyce, quandil faisait fi de la chaire, au grand dam de son proviseur).

    Au tmoignage direct de lentretien, nous avons adjoint unecollection darticles illustrant limpact de luvre de Vernant dans diffrentsdomaines et diffrents pays. Lentreprise pourrait paratre superftatoire silon songe que, depuis quil nous a quitts, les hommages et rtrospectivesse sont multiplis pour voquer lhomme et le savant, le chercheur et lemilitant, le rsistant et lhellniste sans que ces facettes, relies entreelles par un dense rseau de correspondances, puissent jamais tredissocies les unes des autres 10. Tout est-il dit, et vient-on trop tard ?Nous ne le croyons pas, et sil fallait donner une seule raison pourjustifier notre publication, elle tiendrait en cela que luvre de Vernantest une uvre vivante, quau-del de la disparition de son auteur, ellecontinue travailler et faire travailler. La rluctance quil a toujoursmanifeste la voir se transformer en monument (corrlative de sa mfiance lgard des thories toutes faites et des coles), son enttement la toujoursremettre sur le mtier ont fait quil a transmis aux historiens de la religiongrecque, aux sociologues et anthropologues de lAntiquit et au-delune dmarche plus quun rpertoire de thses ; un lan et un mouvement certes raisonns plus quune collection de rsultats ; un chantierbalis plus quun difice achev. L encore, nous retrouvons un espritanalogue celui qui animait Georges Dumzil quand il dnonait les

  • 6 VERNANT AU TRAVAIL

    prils de la manuelisation qui menaaient ses dcouvertes indo-europennes, arguant quelles ne valaient que dans le contexte de leurlaboration, que les procdures qui y conduisaient comptaient autant etplus que les rsultats bruts.

    Quand Jesper Svenbro veut exprimer cette caractristique de lhritagevernantien, il aime rappeler la fable du laboureur et ses enfants. Aumoment de les quitter pour toujours, le vieux paysan fait croire ses filsquun trsor est cach dans le champ quil leur lgue, de sorte que cesderniers, presss de le dcouvrir et de sen emparer, retournent la terre quimieux mieux ; rendue plus fertile par ce chamboulement, elle en produitbien davantage ; et le fabuliste de conclure : le vrai trsor, cest le travail.Pour sr, la parabole est congrue : telle analyse ponctuelle pourra bien tredpasse, telle interprtation conteste, reste une volont de comprendre,une manire daborder les textes et les documents sans pareille qui nont pasfini de porter leurs fruits et rvrence parler de faire cole. Unexcellent exemple en est fourni dans ltude de Franoise Frontisi etFranois Lissarrague 11 : une partie des donnes archologiques surlesquelles reposait larticle fondateur sur le colossos est dsormais obsolte ;pour autant, la rflexion que Vernant inaugure l sur le statut de limageen Grce ancienne entre prsentification de linvisible et imitation delapparence reste pertinente et fconde, actuelle.

    Ce nest ds lors peut-tre pas un hasard si notre dossier comporteune longue section consacre au travail, bien mme dillustrer les deuxformes de lhritage qui nous est transmis. Il y a dune part des thsesqui ont t formules dans les annes cinquante du sicle dernier,largement inspires du questionnement marxiste de lpoque ; il y a, delautre, laptitude mettre en perspective un objet ou une notion pourfaire ressortir la singularit de conceptions qui nous paraissent aller desoi. De ce point de vue, la conclusion ngative laquelle aboutit, aprsMarx, lanthropologue (il nexistait pas en Grce ancienne de reprsentationunifie du travail, de travail abstrait ) est symptomatique ; elle pourraitaussi bien se rclamer, dailleurs, des tudes de psychologie historiquemeyersonienne o les catgories (la mmoire, la volont) napparaissentplus comme des donnes ternelles et immuables mais comme desconstructions progressives, entes sur des structures sociales et desidologies spcifiques qui leur confrent leur allure singulire en chaquelieu. On pourra certes sinterroger sur la validit en soi dun tel constatngatif (qui pourrait conduire penser labsence de notre notion detravail comme un manque sinon un dfaut Raymond Descat y

  • BERNARD MEZZADRI 7

    insiste 12) ; on pourra relever aussi comme le pointe Jesper Svenbro 13

    que certains documents, tels les comptes de lrechthion, suggrentque la valeur du travail en soi est perue de facto ds lors que sontpays du mme salaire le citoyen libre et lesclave mandat par sonmatre (lequel, videmment, peroit la rmunration gagne par sonserviteur). Il reste que lquivalence entre deux produits htrognes(des souliers et une maison, e. g.) demeure pour Aristote difficile concevoir autrement que comme un pis-aller pratique, et que ce quenous apprhendons comme la catgorie de travail parat la plupart dutemps clat entre diffrents mtiers irrductibles les uns aux autres ; etsurtout, que ce constat de la discordance entre les Anciens et nous ouvrela porte une meilleure comprhension de leur vision propre du monde :le morcellement des activits techniques pourrait bien reposer entreautres sur la dimension religieuse de celles-ci, qui implique que soitmobilise dans chaque secteur une kyrielle de petites divinits tellementsingulires quil serait impossible de les faire intervenir dans un autredomaine 14. Partant, la dialectique entre lun et le multiple qui sous-tendla conception du travail permet aussi de mieux apprhender loscillation,la respiration des systmes polythistes entre concentration du pouvoir(sur une puissance divine dominante sinon unique) et division lextrme (entranant la poussire de minuscules indigitamenta hyper-spcialiss, dont se gausse saint Augustin) ; lanalyse de John Scheid isole,comme au laboratoire, ce double mouvement contradictoire deconcentration et dexpansion quand il montre que les mmes listes dedivinits sont tantt plus dveloppes, tantt au contraire rduites, demme que la divinisation de lempereur, avant que de se manifester enun numen individualis, peut se monnayer en une collection de divinitsindpendantes incarnant les vertus du Prince. Toujours Rome, cest lestatut complexe des esclaves qui fournit aux juristes le meilleur champdobservation et dexprience pour dgager une notion relativementautonome du travail et de sa valeur ; mais la notion nmerge pas dansle contexte de rapports de production qui les opposeraient en tant queclasse la classe antagoniste des matres exploiteurs 15 : cest lautrebout du spectre, quand lesclave individuel est dcompos, dmembrabstraitement dans le cadre de contrats qui, avec une mticulositmaniaque, distinguent sur sa personne lusage, lusufruit et la nue-proprit, que la valeur spcifique de son travail peut tre isole 16.

    On laura compris, la solution de Vernant au problme du travaila dabord pour vertu de poser de nouvelles questions, et elles ne se

  • cantonnent pas au domaine de lAntiquit grco-latine ; en soulignantlimpertinence de la notion moderne de travail pour les Grecs, on procdedj en comparatiste (car il ne sagit pas de pointer une infriorit ou unesupriorit, mais de noter une diffrence, ft-elle formule en termesngatifs). Dans la logique de la dmarche de Vernant et du Centre deRecherches compares, cela ouvre la porte la mise en rapport avecdautres cultures encore ; la fcondit de ce nouveau dplacement servle de manire particulirement frappante dans ltude de CharlesMalamoud 17, o lon se rend bien compte la fois comment les notionsde travail et de valeur (revisites par leur premire mise en perspectivegrco-romaine) sonnent trangement quand on les transfre dans luniversdu Veda sous-tendu par une conception du monde radicalement diffrentede la ntre et de celle des Grecs , mais aussi comment elles permettentpar leur effet contrastif, rvlateur, de faire saillir loriginalit des faitsindiens. Le marchandage paradoxal, mi-srieux, mi-parodique, avec levendeur de soma, la vache conue comme un talon montaire indivisibleprennent tout leur relief dans leur opposition et leur analogie avec les objetsde valeur quasi montaire de la Grce archaque (les agalmata chers Gernet 18), la pecunia des Romains ou la notion abstraite de marchandisede nos socits modernes. De mme, parler de travail dans le cadre dusacrifice vdique implique que lon fasse jouer lun sur lautre les deuxlments rapprochs ; le sacrifice (ni les officiants) ne travaille, il va sansdire, au sens o un ouvrier travaille dans une usine en systme capitaliste ;mais pour autant, il nest pas inoprant de faire ragir le travail (y comprisavec les connotations et implications quil comporte pour nous) sur lesacrifice ; on en jugera sur pices en dcouvrant les avatars de la fatigue, dela rmunration ou de lefficacit de laction

    Ce sminaire sur le travail dans lAntiquit montre en acte commentla pense de Vernant demeure vivante et efficace : en autorisant desquestionnements nouveaux et permettant de formuler des hypothsesinoues. Cette fcondit est plus perceptible encore peut-tre dans lavivacit des discussions qui ont suivi les exposs et dont nous avonstenu conserver lessentiel ; pour leur intrt intrinsque certes, maisaussi pour montrer quel point le dbat reste ouvert, intense etstimulant : le ban nest pas ferm 19.

    Le travail se voit offrir la part du lion, mais les remarques quil nousa inspires valent pour dautres thmatiques qui ont occup Vernant etque les autres intervenants ont choisi de dployer : la tragdie (PietroPucci), le politique (Claude Moss), le mythe (Diego Lanza), le fminin

    VERNANT AU TRAVAIL8

  • (Pauline Schmitt Pantel), limage (Franoise Frontisi-Ducroux et FranoisLissarrague) ou les reprsentations de laltrit (Froma Zeitlin).

    Chacune de ces contributions pourrait illustrer en condens ladialectique qui anime lensemble du sminaire. Quand Diego Lanza tudielaccueil reu par luvre de Vernant en Italie 20, il part de donneshistoriographiques (le souvenir dun colloque dexception, Urbinodans les annes soixante-dix, o se rencontrrent lquipe du CentreGernet et l cole de Rome dAngelo Brelich) et socioculturelles(limportance de luvre dAntonio Gramsci pour faciliter lacclimatationdans la pninsule de celle de Vernant), mais trs vite lvocation se mue endialogue, et lon en vient rflchir nouveaux frais sur la religiongrecque et la mythologie. On trouvera un autre cho du rle catalyseurde luvre de Vernant dans lentretien avec Gabriella Pironti, qui ouvrela section Dires et dbats : la jeune historienne des religions sinscritpleinement dans lhritage des analyses des systmes polythistes proposespar lquipe du Centre Gernet y compris quand elle marque sesdistances lgard de certaines de leurs thses ; elle peut ainsi camperune nouvelle image de la desse Aphrodite, puissance polyvalente auxmultiples facettes, mille lieues des platitudes ressasses par latradition. Le mme mouvement qui animait larticle de Diego Lanzasous-tend le texte de Pietro Pucci 21 : le rappel de lvnement intellectuelque furent les volumes de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet sur latragdie (un vritable big-bang) et de leur impact toujours sensible plusde trente ans aprs, lincite rouvrir les questions restes pendantes dela relation entre le patronage dionysiaque des drames et leur caractrefictionnel ou de leur (trange et problmatique) transhistoricit. FromaZeitlin 22 rsume les tudes o Vernant insistait sur la dimension alimentairede lanthropologie des Grecs, qui fait concider lhumanit de plein exerciceavec une dite spcifique (articule autour du repas de viande sacrificiel,de la consommation de pain et de vin) et attribue donc aux autres ,trangers ou divinits, des rgimes dviants. Mais cet arrire-plan serten fait de tremplin pour une lecture originale des thiopiquesdHliodore qui emprunte aussi liconologie et se conclut sur unevision philosophique (et politique) du monde hellnistique : un mondeml, un monde de la poikilia Si Pauline Schmitt Pantel se focalisesur quatre figures fminines (Hestia, Pandora, Gorg et Pnlope) 23

    auxquelles Vernant sest spcialement intress, et illustre par cesexemples la manire trs personnelle dont il a abord la question desrelations entre genres dans lAntiquit, la prsentation se mtamorphose

    9BERNARD MEZZADRI

  • derechef en un dialogue : avec les tenant(e)s des gender studies toutdabord, avec lesquel(le)s il a entretenu des rapports thoriques ambivalents,puisque ses recherches ont largement contribu mettre en exergue laposition marginale que la socit grecque classique confrait aux femmes,sans partager pour autant la dmarche militante des fministes les plusengages. On retrouve derrire ce fminisme dcal le mme cartcritique que vis--vis du structuralisme ou du marxisme. Au-del cependantde ce dbat dj dat sen ouvre un second entre les nouvelles historiennesdes femmes (deuxime et troisime gnrations) et lon saperoit queVernant pourrait bien avoir encore son mot y dire

    la riche mise au point que nous offrent Franoise Frontisi etFranois Lissarrague sur le thme de limage, nous avons dj faitallusion, pour signaler comment une problmatique fructueuse pouvait loccasion survivre la rinterprtation dune partie des donnes surlesquelles elle stait dabord appuye. Retenons ici un autre aspect dela modernit de Vernant : le dbat avec Suzanne Sad pourrait tre misen parallle avec la discussion, dans lentretien, sur louvrage dirig parAnne Balansard occasion de tordre un peu le bton dans lautre sens :certes, la richesse du legs de Vernant tient surtout une dmarche, quisurvit la remise en cause de ses rsultats ; il serait cependant abusif deconsidrer tous ceux-ci comme dsormais obsoltes : les statues deMida doivent certainement tre comprises autrement ; mais lerexamen rigoureux de lemploi des termes idole et icne danslpope, loin dinfirmer les conclusions de 1962, renforce lide dunevolution dont limage conue comme imitation nest quun produitrelativement tardif. Le travail peut bien apparatre lrechthioncomme unifi sous un taux unique de rmunration, il reste clat dansle concret des ateliers, entre artisans et puissances divines techniciennes ; etAristote peine admettre une relation fondamentale ( en vrit ,altheiai) entre produits de technai diffrentes

    Last but not least, le politique : Claude Moss 24 nous rappelle sonomniprsence dans le questionnement de Vernant, quil soit ouvertementlobjet dtude (ds Les Origines de la pense grecque, o linvention de lacit instaure un monde nouveau, solidaire de modes de rflexion inouset qui contraste radicalement avec lunivers mental des royaumesmycniens) ou quil serve de contrepoint pour comprendre lunivers desdieux (les mythes de souverainet) et celui des hros tragiques (confrontaux valeurs nouvelles de la polis). Contrastivement, la figure du tyran,entre histoire et idologie, littrature et socit, a bnfici au premier

    VERNANT AU TRAVAIL10

  • BERNARD MEZZADRI 11

    chef des nouveaux clairages permis par cette (re)dcouverte dupolitique et de la dmocratie.

    Mais prendre pied sur le versant politique de luvre de Vernant,nous retrouverions vite le militant, dont les combats sont aussi et combien ! toujours dactualit.

    Bernard MEZZADRI

    1. On retiendra ses remarquables interventions en 1997 la Table ronde organise parle journal Libration autour de Lucie et Raymond Aubrac, propos du rle deshistoriens confronts aux acteurs de lhistoire (La Traverse des frontires. Entremythe et politique II = uvres II, p. 2341-2344).2. Cest le titre dun petit livre, publi par les ditions de lAube en 1999 et qui runitdes entretiens avec Michel Bydlowski, pour lmission voix nue .3. Citons La Mort hroque chez les Grecs (Pleins feux, 2001), Ulysse suivi de Perse(Bayard, 2004) et Pandora, la premire femme (Bayard / BNF, 2006).4. Le Seuil, 1999 : une excellente entre en matire pour qui veut dcouvrir luvrede Vernant, place dailleurs en ouverture des deux volumes publis, au Seuilgalement, par Maurice Olender (uvres. Religions, rationalits, politique, 2007).5. Itinraire , p. 13-70.6. Sur limportance de ces deux matres, ltude de Riccardo Di Donato apporte deprcieuses indications et des documents indits. Voir infra p. 71-86.7. Voir Ulysse en personne , in Franoise Frontisi-Ducroux et Jean-Pierre Vernant,Dans lil du miroir, Odile Jacob, 1997, p. 11-50.8. Le mot est compos avec hodos, qui signifie route en grec.9. Diego Lanza le note : une optique trs diffrente de celle de lhistoriographiemarxiste traditionnelle et de son matrialisme simpliste ( Vernant et lItalie ,p. 96).10. Citons, parmi dautres, la journe organise par le Collge de France (30 mars2007) et celles du Centre Gernet et de lquipe Phacie ( Autour des uvres de Jean-Pierre Vernant et de Pierre Vidal-Naquet , 19 et 20 octobre 2007).11. coute voir , p. 167-185.12. Pages 203-204 (discussion suite lexpos de Jesper Svenbro).13. Les divinits du mtier et limpensable travail dAristote , p. 187-202.14. Ibid.15. Cest l une autre question cruciale pour les antiquisants lecteurs de Marx. CommePierre Vidal-Naquet, Moses Finley ou Yvon Garlan, Jean-Pierre Vernant a contribuau dbat par un article important : La lutte des classes (Mythe et socit en Grceancienne, Maspero, 1974, p. 11-29 = uvres, p. 619-634). 16. La dmonstration est faite par Yan Thomas : Le travail comme marchandise.Analyses juridiques romaines , p. 226-240.17. Le sacrifice au travail. Labeur rituel, fabrication potique : deux aspects dutravail dans lInde vdique , p. 270-285.18. Voir La notion mythique de la valeur en Grce , in Anthropologie de la Grceantique, Maspero, 1968, p. 93-137.

  • 12 VERNANT AU TRAVAIL

    19. Lesprit de ces tudes contraste avec celui du recueil dirig par Anne Balansard, quibute surtout souligner les acquis des recherches rcentes susceptibles de remettre encause les thses soutenues par Vernant ; la dmarche critique est lgitime, bien sr, etles arguments parfois fonds ; mais la perspective un peu myope risque de conduire jeter le bb avec leau du bain, faute de rinsrer les analyses dans leur cadrethorique (voir la mise au point de J.-P. Vernant lui-mme dans lentretien, p. 38 sq.).20. Vernant et lItalie , p. 87-106.21. Mythe et tragdie , p. 107-116.22. Retour au pays du Soleil , p. 140-166.23. Figures fminines , p. 127-139.24. La place du politique , p. 117-126.