vermeer
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Les penseuses de Vermeer1
Femme crivant une lettre, 1666
Stphane Zagdanski
1 Texte conu pour une mission de radio consacre Vermeer, diffuse en avril 1996.
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Lentendement
Si Vermeer a peint aussi peu de tableaux, cest quil a su demble o il
allait.
Avec les musiciennes, les concerts, les leons de musique et leurs
interruptions2, demble Vermeer sintresse lentendement, la pense en tant quelle scoute penser, la rsonance de la raison.
Musique, pense : dans
LAtelier, la femme qui pose tient
une trompette tandis que le peintre
commence peindre les lauriers de
son crne.
2 La Lettre damour.
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Le son de la pense est le sujet vident de la Joueuse de luth, par
exemple, laquelle est en train, devant nous, daccorder sa raison.
Cest aussi celui du Christ chez Marthe et Marie, sujet plutt rare en
peinture (Luc X, 38-42, je
souligne) : Chemin faisant,
il entra dans un bourg, et
une femme appele Marthe
laccueillit dans sa maison.
Elle avait une sur appele
Marie et qui, assise aux
pieds du Seigneur, coutait
sa parole. Et Marthe tait
distraite par tout un service,
elle survint et dit: Seigneur,
tu ne te soucies pas que ma
sur me laisse seule faire le
service? dis- lui donc de
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maider. Et le Seigneur lui rpondit: Marthe, Marthe, tu tinquites, tu fais
beaucoup de bruit, alors quil y a besoin de peu de choses, ou dune seule! en
effet, Marie a choisi la bonne part et on ne la lui arrachera pas.
On peut remarquer que Marthe porte une miche de pain dans une corbeille.
Une auberge voisine des Vermeer sappelait le Pater Noster (Donnez-nous
aujourdhui notre pain quotidien... ), et on sait que la femme de Vermeer
rglera ses dettes auprs dun boulanger aprs sa mort en lui cdant deux
tableaux : de la peinture contre du pain donc. On sait, enfin, que le pain est le
corps du Christ dans lEucharistie. Prenez, mangez, cest mon corps. Le dos tourn
Dans Diane et ses nymphes, toutes ces femmes ont lair absorb, elles sont
mditatives, presque moroses. La plus pensive est celle qui tourne le dos. La
tche de Vermeer
consistera dceler ce
qui se dissimule
derrire ce dos tourn.
Il va sintresser la
pense du dsir, au
dsir de la pense, ce
que la pense comporte
de typiquement
fminin.
Poser la question
Quest-ce quune
femme pense? implique
de se demander dabord Quest-ce quune femme qui pense?
Une femme qui pense, cest dabord une femme qui tourne le dos dautres
femmes3.
3 Comme aussi dans La Ruelle.
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Un dbut de rponse ces questions apparat dans La Courtisane, o
Vermeer se serait reprsent ainsi que sa femme (la courtisane souriante, figure
fminine typique dj du genre penseuse) et sa belle-mre (lentremetteuse en
noire, comme une nonne). Les personnages se retrouvent embarqus (le tapis qui
les enrobe) au sens du
pari de Pascal (Il faut
parier. Cela nest pas
volontaire, vous tes
embarqu.). Et en effet,
tous les thmes, tous les
objets familiers de
Vermeer qui concourent
ltude de lentendement
(ce que Proust dans La
Prisonnire nomme les
fragments dun mme
monde , qualifis ensuite
dnigme) sont dores et dj ici
embarqus: linstrument de musique,
la boisson, le face--femme4, la
tapisserie, le dsir, le soupsement
de la valeur5, et mme si lon
accepte de mditer sur cette toffe
blanche formant une conque souple,
un pli vaginal dombre issu du ventre
de la courtisane la lettre des
penseuses.
4 Expression de mon cru, que japplique dans Limpuret de Dieu la cration dve.
5 La Peseuse de perles.
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Catholicisme
Le corps de Vermeer sera toute sa vie plac dans une singulire position
entre sa femme et sa belle-mre, choix dlibr de sembarquer sur locan du
catholicisme (le jaune, le blanc, le bleu, couleurs vaticanesques de Vermeer). Il
va habiter chez la mre de son pouse, dans le coin des papistes
(paepenhoeck) ; il est probable quil se convertit ; ses enfants sont explicitement
catholiques (un fils se nomme Ignatius, Ignace). Dailleurs les Vermeer louent
leur maison aux Jsuites, dont lglise voisine est dite secrte cause des
dissensions avec les calvinistes majoritaires. Aspect clandestin du catholicisme
de Vermeer, clandestinit de sa pense.
Sa belle-mre le soutient financirement (le pain quotidien), fait de lui son
homme de confiance, et passe sa vie rdiger, corriger, rerdiger, remanier sans
cesse ses testaments (les criveuses). Vermeer possdait chez lui, entre autres
tableaux recenss, une Mre de Jsus.
On dispose ainsi de quelques fragments supplmentaires de lnigme. Les
femmes, les lettres, la clandestinit, la contre-lettre donc (on appelait contre-
lettre un acte secret drogeant aux stipulations dun acte public), intimement
lies lhritage catholique, et largent. Couleur de la pense
On note dans LEntremetteuse
le large chapeau noir de Vermeer,
comme dans deux autres tableaux
rotiques: Soldat et jeune fille riant,
Gentilhomme et dame buvant du vin, et galement le chapeau du
peintre dans LAtelier6.
6 Ou La Peinture.
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Comme si ce noir
tait la couleur mme de
la pense, une ouverture
sur la baie dencre du
crne.
Cest prcisment ce qui se passe
dans La jeune femme assoupie. Je pense
aux rinyes assoupies au dbut des
Eumnides dEschyle, ainsi qu la
Muse endormie de Brancusi. Vermeer
en quelque sorte est entr dans la
chambre noire. Do la porte ouverte
derrire la jeune femme, et les fentres
par o pntre la lumire dans tant de
ses tableaux.
Cette pntration luminescente du cerveau noir de la penseuse a
videmment dconcert peu prs tous les critiques: Burckhardt jugeait
surestimes les figures de femmes lisant ou crivant des lettres. En 1877,
Eugne Fromentin ne voyait chez Vermeer que des cts dobservateur assez
tranges. En 1932, Huizinga avoue sa consternation: En vrit /ces femmes/
semblent appartenir un demi-monde inconnu, peine dclar. Mme lie
Faure se trompe demi en crivant: On na pas pntr plus avant dans
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lintimit de la matire.
Dans lintimit lumineuse de la matire sonore de la pense, en ralit. Il
suffit dailleurs dinverser une autre phrase de Faure pour atteindre le vrai: Il
na pas de dsirs allant au del de ce que sa main peut toucher. Soit: Tous ses
dsirs pntrent lau-del de ce que la main peut toucher (voir la main sur le sein
dans LEntremetteuse).
Seuls Claudel et Proust comprennent. Papillonnement
Claudel, dans Lil coute, lorsquil qualifie Vermeer de contemplateur de
lvidence propos de lAllgorie de la Foi.
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Et Proust (je souligne partout) : Premire mention de Vermeer dans Du ct de chez Swann. Odette dit
Swann: Est-ce quon peut voir de ses uvres Paris, pour que je puisse me
reprsenter ce que vous aimez, deviner un peu ce quil y a sous ce grand front
qui travaille tant, dans cette tte quon sent toujours en train de rflchir, me
dire: voil, cest cela quil est en train de penser.
Proust comprend
autre chose. Dans le
passage sur le petit pan
de mur jaune: Il attachait
son regard, comme un
enfant un papillon jaune
quil veut saisir, au
prcieux petit pan de
mur. Ce papillonnement
de la touche jaune nest
autre que celui du dsir,
de laller-retour
contagieux du dsir
(Odette dsire observer la
pense de Swann, Vermeer observe la pense dsirable des femmes). Dans
Sodome et Gomorrhe, M. de Charlus parle Mme de Surgis et compare un
Vermeer un portrait quelle possdait autrefois. Ce qui fait se lever et
sapprocher Swann: Ds que Swann eut, en serrant la main de la marquise, vu
sa gorge de tout prs et de haut, il plongea un regard attentif, srieux, absorb,
presque soucieux, dans les profondeurs du corsage, et ses narines que le parfum
de la femme grisait, palpitrent comme un papillon prt aller se poser sur la
fleur entrevue. Brusquement il sarracha au vertige qui lavait saisi, et Mme de
Surgis elle-mme, quoique gne, touffa une respiration profonde, tant le dsir
est parfois contagieux.
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Correspondance
Quest-ce quune femme qui pense? Cest une femme dont le dsir se
dplace rversiblement entre elle-mme et sa mre. Dun point de vue
biographique, on peut donc dire que Vermeer (Vers-Mre) sest mis en
position dtre la pense mme de sa femme, son Mle de Mre (le Mal de
mre dsignait autrefois des affections de la matrice, ou bien lhystrie).
Pour mieux comprendre de quoi il sagit dans la peinture de Vermeer, rien
ne vaut par consquent lobservation en direct de la correspondance du dsir
entre une mre et sa fille. Il est assez patent par exemple que la lettre que lit La
Liseuse nest autre que celle-ci, de Mme de Svign sa fille, Mme de Grignan,
aprs leur premire sparation, le
11 fvrier 1671: Mais je ne veux
point que
vous disiez que jtais un rideau
qui vous cachait. Tant pis si je
vous cachais; vous tes encore plus
aimable quand on a tir le rideau. Il
faut que vous soyez dcouvert
pour tre dans votre perfection; nous
lavons dit mille fois.
Les penseuses, lectrices,
criveuses de Vermeer semblent se
donner ce quon nommait jadis un
rendez-vous desprit: convenir dun
moment o lon pensera lautre.
Vermeer est celui qui surprend ces moments, et qui les peint. Il peint la couleur
de la pense, plus exactement la teinte du son de la pense.
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Ainsi dans la Lettre
damour le gros balai-pinceau est
comme le signe dune auto-
annonciation du peintre invisible7.
Mme de Svign, le 8 avril 1671:
Les rveries sont quelquefois si
noires quelles font mourir; vous
savez quil faut un peu glisser sur
les penses. Et le 14 juin 1671:
Quand on se couche, on a des
penses qui ne sont que gris-brun,
comme dit M. de La
Rochefoucauld, et la nuit, elles deviennent tout fait noires; je sais quen dire.
Les lectrices pensives chez Vermeer sont videmment peu ou prou des
figures de lAnnonciation, principalement la Jeune femme en bleu.
Eh bien Vermeer accomplit ce
quaucun peintre avant lui navait
ralis. Au lieu de peindre
lAnnonciation du point de vue
externe, celui de lange, cest--dire en
somme lannonce, il la peint de
lintrieur (toujours la chambre noire),
du point de vue de lobjet-sujet de
lannonce, cest--dire quil reprsente
la conception (du Christ dans les
entrailles de lAnnonce) et mme la
conception de la conception (la
peinture en soi), ce quon peut appeler
la macule conception (macula,
tache).
7On retrouve la chaise bordeaux de LAtelier.
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Quon songe aux taches
noires sur lhermine blanche
dans La Joueuse de luth,
La Lettre damour, La Joueuse
de guitare, et Dame et sa
servante.
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13 La perle Autre lment qui court dun tableau lautre et qui condense la prsence
auditive de Vermeer, cest la perle (la perle est une puce loreille de la
pense). On a not dailleurs que la balance de La peseuse de perles ressemblait
au monogramme de Vermeer, comme sil sagissait pour le peintre de laisser sa
peinture valuer son nom. On sait quil eut un grand-pre faux-monnayeur, que
son pre eut plusieurs patronymes8 et que son nom fut orthographi
diffremment au fil du temps. Ailleurs, la signature de Vermeer, telle quelle
apparat dans le registre de la guilde de saint Luc Delft, semble positivement
brode, comme si elle avait t trace par la Dentelire elle-mme.
La peseuse dautre part est enceinte. Comme La Jeune femme en bleu. Or
poser la question: quest-ce quune femme enceinte? cest se demander
autrement quest-ce quune femme qui pense? Ou quest-ce qui est en cause
dans lAnnonciation ? dans la conception de la conception autrement dit le son
de la pense qui sengendre au sein de la virginit9.
Cest la question laquelle rpond Mallarm dans son sonnet vermeerien
par excellence, Don du pome, lequel dcrit ni plus ni moins que le son de
la pense du dsir (la conception) passant et repassant entre deux femmes:
8 Dont Vos, le renard . 9 Do les joueuses de virginal.
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la berceuse (Jeune
femme assoupie), avec ta fille
et linnocence
De vos pieds froids (pied
lav de Diane par une
nymphe), accueille une
horrible naissance:
Et ta voix rappelant viole et clavecin (Gentilhomme et dame jouant de
lpinette),
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Avec le doigt fan presseras-tu le sein (LEntremetteuse) Par qui coule en
blancheur sibylline la femme (La Laitire)
Pour les lvres que lair du vierge
azur affame? (bouche entrouverte de la
Jeune fille au turban)
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Conception de la conception
Je repose ma question: Quest-ce qui est en cause dans la conception de la
conception ? Il suffit de regarder la belle bote bombe bleue de La Dentelire,
comme un coussin gravide dont schappe ni plus ni moins quun filet de sang10 et
un filet de sperme.
Lami de Vermeer
qui soccupera de sa
succession aprs sa
mort, n comme lui en
1632 Delft, le
naturaliste Anthony van
Leeuwenhoek, dcouvrira
en perfectionnant le
microscope la fois les
globules rouges et les
spermatozodes.
Sperme et sang taient dj pour certains Prsocratiques les deux
substances constitutives de lme. Chez Empdocle: Le sang circulant chez les
hommes dans la rgion du cur, cest cela la pense. Leucippe et Znon: La
semence est corporelle: en effet elle est un fragment de lme. Selon Diogne
dApollonie: La semence nest rien dautre que lcume du sang battue par le
souffle. Pour les pythagoriciens: Lme se nourrit du sang, et les paroles sont
les souffles de lme.
10 Le mme que celui du serpent dans Lallgorie de la foi.
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La perle, donc, (macule conception, comme le lait et lhermine) est en soi
un objet de la pense. Claudel, dans Lil coute, sur la perle: Une goutte de
lait, un fruit dtach et sans tige, une solidification de la conscience,
labstraction jusqu la lumire de toutes les couleurs, une conception
immacule.
Enfin Spinoza, contemporain exact de Vermeer, dans Lthique: La
Pense est un des attributs infinis de Dieu, qui exprime lessence ternelle et
infinie de Dieu, autrement dit Dieu est chose pensante.
La boucle est boucle. Les perles de Vermeer sont des gouttes de pense
auditive, les fruits dune transsubstantiation de sang et de sperme, son
entendement propre de lAnnonciation.
Stphane Zagdanski