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ET LE VERBE S’EST FAIT CHAIR (ET VERBUM CARO FACTUM EST) (Jean I. 14) Sur l’Édition de 1943 Lyon Paul DERAIN ET VERBUM CARO FACTUM EST

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  • ET LE VERBE SEST FAIT CHAIR

    (ET VERBUM CARO FACTUM EST)

    (Jean I. 14)

    Sur ldition de 1943 Lyon

    Paul DERAIN

    ET VERBUM CARO FACTUM EST

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    [Notes : On remarquera que le livre Le Vrai Visage de la Franc-Maonnerie nest pas cit, nous sommes en 1943. La pagination originale est signale entre []]

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    Tous droits de reproduction rservs.

    /Titre

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    [/7]

    ET LE VERBE SEST FAIT CHAIR

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    (ET VERBUM CARO FECTUM EST)

    __________ I

    DANS LE PRINCIPE TAIT LE VERBE

    (IN PRINCIPIO ERAT VERBUM) (Jean I. 1)

    Dans le principe tait le Verbe et le Verbe tait auprs de Dieu et Dieu tait le Verbe. Ce texte, sibyllin pour la majorit des hommes, est plac au seuil de lvangile Johannique pour nous introduire, non pas dans le commencement , - il ny a pas de commencement pour le Verbe de Dieu, mais dans le principe mme, dans la racine de lessence divine. Au sein de son ternit, sans origine, sans succession ni fin, Dieu se manifeste lui-mme par son Verbe, par la Parole, dont Mose, au dsert dHoreb, entendit lcho affaibli par lcoulement temporel : Je suis celui qui suis . La Parole, cest Dieu lui-mme, car, en son retentissement ternel, il prend possession de sa Superconscience. Ici, lorateur et la Parole sont une seule et mme chose et deux, consubstantiels dans lUnit transcendante, procdent immdiatement et sans solution de continuit, la Lumire et lAmour : la lumire de lentendement [/8] divin et lamour de Dieu pour sa propre essence. Ainsi, avant le temps, avant lespace, qui sont un commencement, avant la divisibilit indfinie des Univers, avant la contingence des innombrables sries phnomnales, fulgure la Tri-Unit hypostatique.

    Si nous voulons saisir, dans la mesure de notre limite humaine, le rle transcendantal du centre divin, du Dieu-Verbe, de Celui que nous appelons le Fils, parce quil est la substance de la substance du Pre, il nous faut partir de beaucoup plus bas et nous considrer nous-mmes, en notre for intrieur et dans nos uvres. Tout, en nous, est limage de Dieu. Lhomme aussi a donc un verbe, une parole ; il se profre lui-mme, comme Dieu, pour affirmer son ipsit et pour se rvler ses semblables. Mais son verbe nest pas crateur linstar du Verbe divin, il est simplement vocateur de concepts, dides et de relations dimages, en mme temps que lexpression dune forme contingente, phmre dans toute la partie de sa ralit tangible. Le verbe humain se manifeste par des paroles animes dune vita-lit toute relative ; Elles empruntent, au dpart, la vie personnelle de lorateur pour revtir, larrive, celle de lauditeur. Elles ne sont donc pas unes dans la totalit de leur rsonance, puisquelles spanouissent dans la dispersion et la multiplicit des possibles interprtations.

    Les paroles humaines sont des vibrations spatiales et temporelles, elles constituent les idiomes et les langues, facteurs dunit souvent passagre ou dopposition irrductible, changeants et perfectibles selon le rythme progressif ou rtrograde des civilisations. Elles se traduisent par des mots dont les radicaux diffrent suivant le gnie des peuples, mais sont tous, en dernire analyse, semblables dans leur for-[/9]mation, leur usage et leur fin. Ainsi les langues humaines, dans leur diversit apparente, dclent lunit du rgne hominal ; leur sonorit particulire ne vaut que pour lignorance ; les mots, sous tous les cieux et toutes les

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    latitudes, sont identiques. Or, parmi les vocables usits, un seul donne un sens, une ossature, en bref, une vie au phontisme : cest le verbe, parce quil reprsente ltat ou laction. Et cest par ce mot que la parole humaine est limage lointaine de la Parole Divine. Entre lune et lautre parole, un abme est ouvert et subsistera ternellement. Autant lune est variable, autant lautre est immuable ; autant celle-ci est factice, autant celle-l est vivante. Le Verbe de Dieu comporte une seule expression : Sum , je suis, et ce terme contient toute la foi, toute lesprance et toute la charit, toute la substance de lEtre vivant, de lEtre a se et ncessaire. Lhomme, au contraire, possde dans son langage un grand nombre de verbes, rendus ncessaires par la multiplicit des actions et des tats successifs, dont sa nature contingente, voue au perptuel devenir, est le sige. Ils peuvent, il est vrai, se rduire tous lunit, car chacun deux est compos du Verbe divin, fondamental, tre et dun attribut symbole de la diversit, puisque, chez lhomme, lattribut est indpendant de lessence et porte, sans plus, la marque de ses aspirations vers lAbsolu, par la voie de la dure et de lcoulement. Aprs ces considrations, pouvons-nous mieux comprendre le texte surhumain de laptre inspir et pntrer plus profondment dans lessence du Verbe divin ? Peut-tre, car nous avons maintenant des repres pour nos comparaisons, un critrium intime de nos divergences irrductibles et de nos similitudes relatives.

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    * * *

    Dieu, cest lEtre et cest la Vie, mais ces deux vocables sont, en eux-mmes,

    inintelligibles ; ils restent la limite de la conscience, soutenue cependant par leur essence inconnue, sans quelle puisse les embrasser de son treinte. Rebelles toute dfinition et, par consquent, toute analyse, ils font lobjet dune espce de sensation indfinie et obscure ; il faut projeter sur eux une lumire, la fois intrieure et extrieure, pour leur confrer un relief approximatif et leur vritable ralit. En Dieu, comme en nous, ce phnomne, au sens tymologique et mtaphysique du terme, nimplique aucun doute. Pour saisir leur porte, il faut ncessairement les opposer ce quils ne sont pas. Le contraire de lEtre, cest le nant (non-ens) ; le contraire de la Vie, cette puissance du mouvement, cest limmobilit de la mort. Si Dieu tait rest dans son tre muet et sa vie irrvle, il serait ternellement demeur le parabrahm en sommeil de lInde vdique. Or, Dieu est acte pur, en lui rien de semblable ne se peut concevoir. Tout est en Lui, non seulement en puissance, mais actualis, bien que manifest, seulement, au gr de sa libre dcision. Cest pourquoi, dans son essence ternelle, Dieu, avant toute autre manifestation, a prononc le Je suis par lequel il sest affirm lui-mme.

    Il sest affirm ; lide dEtre, dont il tait lunique rceptacle, il a oppos lide du non-tre, immanente elle aussi la plnitude de son entendement ; la Vie il a oppos la mort, au silence la Parole et constitu ainsi sa triple personnalit. Mais, sans laffirmation, sans la Parole, sans le Verbe divin il aurait perdur comme une puissance amorphe, [/11] comme la source ventuelle des possibles inexprims. Par la magie du Verbe, Dieu sest fait Dieu et il ne doit rien qu lui-mme.

    Distinguons-nous maintenant lessence du Verbe ? A la manire humaine, oui, et pourtant nos mots, toutes nos considrations, sont peut-tre des blasphmes devant sa majest. Quil nous pardonne et nous aide le bien concevoir pour le magnifier et laimer !

    La Parole de Dieu, cest Dieu lui-mme manifest. Par la parole, il veille en lui sa propre conscience et explore, non pas sa limite, mais, instantanment, son incommensurable immensit et cette immensit tient toute en un point inscable, omniprsent tout ce qui est,

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    tout ce qui sera, tout ce qui est possible et ne sera jamais. Le Verbe de Dieu, ternel comme Lui, cest donc la forme substantielle de Dieu, une lumire engendre par laiguillon de la suprme volition divine ; une lumire spirituelle, conue par nous comme une intelligence infinie, aussi loigne pourtant de lentendement commun que le ciel peut ltre de la terre. Elle ressemble un miroir plac au sein mme de Dieu, dans lequel il se contemple, se connat, sapprcie et saime ; un miroir sans lequel il serait un inconnu pour lui-mme. Il est donc aussi ncessaire Dieu que la vie nous est utile pour jouer notre rle dans le drame de lUnivers, et, comme tel, il est partie intgrante, insparable de lasit ternelle.

    * * *

    Du Verbe de Dieu, du Verbe en Dieu, du Verbe-Dieu, nous ne pouvons pas dire autre

    chose, sinon dvelopper ces donnes succinctes en parcourant les [/12] tapes de notre intelligence limite. Essayons pourtant.

    Le Verbe ou Fils est la forme de Dieu. Or la forme comporte deux lments, lun positif : lessence circonscrite, lautre ngatif : ce quelle exclut. Le Fils est forme et remplit ce double rle, car il est double face. Dun ct, il rflchit, concrtise et situe ce qui est ; de lautre, il rflchit ce qui nest pas et ne peut pas tre. Il est le soutien et lexpression de lide du non-tre. Celui-ci, cest la divisibilit en face de lunit, latonie en face de lactivit, la mort devant la vie, le possible imprcis encore et purement virtuel devant lactualisation de ltre. Le Verbe est le contraire et, en mme temps, laffabulation de tout cela. Il est le contraire, puisquil est, dans le sein du Pre, transcendante unit, vie, acte et par consquent moteur ; il exprime la divisibilit, la dispersion, linertie, lindfinie possibilit des non contradictoires, car il les conoit pour les liminer de lessence divine. Il compare ce qui est avec ce qui nest pas et cette comparaison, comme nous allons le voir plus loin, est lorigine de toutes les contingences mobiles par lesquelles Dieu se manifeste en dehors de lui-mme.

    Dans un autre sens, autre sens pour nous, quest-ce que la forme ? La forme, cest la distinction. Le Fils est infinie et lumineuse distinction, car il est superintelligence, cest--dire Sagesse. Cest par le Verbe que Dieu, comme nous le disions plus haut, prend possession de lui-mme, distingue et caractrise sa suprme essence. Cest par la distinction introduite dans son sein par le Verbe quil sent vibrer en lui une infinit de parties, attributs et dtails de son tre, parties toujours rduites lunit par son centre immuable, par son identit princi- pielle ; et cette identit, fruit du Verbe dans le Pre, cest lternit. [/13] Alors, dans la lumire ralise par le Fils, sous linflux du Pre, apparaissent lamour et la charit avec lesquels le cycle de lEtre est complet, car lEtre est vie, lumire, amour et ne peut rien contenir de plus. St-Jean, aprs sa vision extatique, na pu trouver dautres termes pour le caractriser.

    Cest la Trinit substantiellement une et, cependant, diffrencie par les trois hypostases divines et leurs relations rciproques. Mais une chose, premire vue trange, doit nous frapper : en cette Trinit, il y a, en quelque sorte, quatre termes, puisque le Verbe est double, comme nous le disions tout lheure. St-Thomas, du reste, laffirme lorsquil dit en sa Somme, parlant des relations divines: En Dieu il y a : Paternitas = Filiatio = Spiratio = Processio.

    Le Verbe est double, il est 1aspir et le respir de la respiration divine. Or, cet acte vital va de lEtre au non-tre, il exprime la distinction et la diversification de lunit et, dans lessence abstraite du non-tre, accompagne lide de toutes les formes possibles, chelonnes entre 1infiniment petit, cette approximation du nant, et linfiniment grand, la tunique de Dieu. Par cet acte, en effet, et sur la trame du nant, se greffe une autre ide, celle du moindre tre, origine de la cration, ferment de lactivit divine par le canal du Logos, source de la

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    contingence et de la hirarchisation des tres mans, ceux-ci se situant, dans la gamme ontologique, par la portion du non-tre laquelle ils sopposent pour prendre possession de leur conscience respective.

    Comment les cratures faonnes sur le patron du moindre-tre effectuent-elles cette prise de possession ? Il est inutile de nous en proccuper ici ; il nous suffira de savoir, par un retour sur nous-mmes, comment chacun de nous rsoud le problme au milieu des luttes incessantes de la personne contre lindi-[/14]vidu. Mais comment Dieu est-il conscient de sa ralit unique au milieu des trois hypostases de la Trinit ? Par le Pre, Dieu est positif ; il est lEtre, racine radicale et ncessaire de tout ce qui subsiste ; par le Fils, Verbe ou Logos, il est ngatif, et ceci ne peut nous surprendre, puisque le Verbe exprime lide du non-tre, distinction et divisibilit abstraite, actualise en quelque manire par les rflexes du Pre ; par le Saint-Esprit, il est harmonique, sa rsonance est complte, le positif et le ngatif sont synthtiss et la lumire dchane par la distinction du Fils dans lUnit du Pre slve vers les sommets de la Gloire.

    Or, ces trois termes : positif, ngatif, harmonique, sont les trois facettes dune conscience unique dveloppe au maximum de sa capacit rceptrice. Certes, la conscience positive, essentiellement, ne doit rien aux deux autres ; elle leur prte, au contraire, lappui de sa ralit et de son expansivit, mais, sans la ngativit du Fils, elle resterait obscure comme les tnbres qui recouvrent labme des antiques philosophies, de mme que, sans les deux prcdentes, lharmonie spirituelle ne pourrait sexprimer sur la lyre divine. Ainsi, partout o nous rencontrons Dieu, au cours de nos mditations, partout nous voyons le Verbe, centre de lactivit divine, distinction, lumire, organe de toutes les manifestations de lEtre des tres. Il est bien, comme il la dit lui-mme, par la grande voix des vangiles, la voie, la vrit et la vie, Il est la voie parce quil marque ltape dcisive de la gnose du Pre, il est la vrit parce quil est la Parole sans obscurit, la vie parce quil exprime et libre la Toute Puissance. Parlant comme nous le faisons, nous semblons nous lever contre toutes les thologies chr-tiennes qui donnent la vie comme attribut du Pre ; mais, non, la parole du Logos nest pas fallacieuse : si le Pre est la vie spcifique et torrentielle qui se [/15] rpand dun bout lautre de lUnivers, le Fils aussi est la vie consciente et ordonne, la vie sous son double aspect : celle unitive avec le Pre et le Saint-Esprit, celle diffrencie et comme morcele dans la cration.

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    Le Verbe apporte la distinction dans le Pre, non pas la sparation et la division, mais la distinction, une espce de varit dans lunit, varit qui affecte la forme et jamais lessence. Le Verbe est donc bien la lumire dont nous avons parl. Il est la lumire qui sirradie dans lessence divine et ninterpose aucune ombre devant la contemplation du Pre. Et Celui-ci, dans cette lumire immacule, saperoit lui-mme travers le Fils ; en lui, essence et forme sidentifient en se compntrant. Linfinie et lumineuse distinction, en embrassant la substance infinie, est intelligence et comprhension, elle ne peut aller plus loin. Mais de son action, combine avec lactivit du Pre, procde, au mme instant, une synthse sans pareille, qui stend comme un clair dans lEtre glorifi. Cest lamour, lumire parfaite et suprme, aussi grand et infini que le Pre et le Fils eux-mmes, puisquil corrobore leur unit et sintgre dans leur substance unique, comme le sang sunit notre corps pour y vhiculer la vie, la force et la spontanit.

    Ici encore, laction du Logos repose sur le pivot central de lEtre des tres, il est la plate-forme immuable sur laquelle la vie et lexpansivit du Pre silluminent et se concentrent pour se diffuser dans la triple monade ternelle et raliser lunicit de relation des

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    termes constitutifs. Le Pre ne prsuppose rien, puisquil est lEtre et la Vie en soi, mais il appelle invinciblement la forme qui distingue son insondable [/16] moi et, du mme coup, il lengendre. Le Logos a besoin de lEtre-vie pour asseoir sa personnalit et, par son union immdiate avec le Pre, il appelle ncessairement lamour-lumire qui, procdant de lactivit rciproque des deux, de leur copulation ternelle, cimente et complte lunit. Cest alors lactualisation dfinitive et sans appel ultrieur de lEtre divin, car lamour est une fin et ne dsire rien dautre en dehors de lui-mme.

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    II

    PAR LUI TOUTES CHOSES ONT T FAITES

    (OMNIA PER IPSUM FACTA SUNT) (Jean I. 3)

    Jusqu ce moment, nous ne sommes point sortis du cercle divin. Partis de notre propre verbe, nous nous sommes levs vers le Verbe de Dieu et nous avons vu, la lumire reflte de notre intelligence, grce la rvlation et la foi, luvre du Verbe au sein de Dieu. Nous avons, pour ainsi dire, assist lveil de la conscience auguste de lEtre par excellence et nous avons vu, dans lunion hypostatique du Pre et du Fils, surgir la prodigieuse harmonie du Saint-Esprit.

    Mais Dieu nest pas seulement lintrieur de sa substance, il se manifeste en dehors de lui-mme par linnombrable cohorte des tres finis, immortels ou prissables. Comment pouvons-nous concevoir lexistence du fini en face de linfini, du relatif en corrlation avec lincommunicable absolu ? Comment Dieu a-t-il pu donner la vie, la substance et la forme aux tres contingents rpandus profusion dans lUnivers ? Si nous sommes obligs de nous incliner, malgr toutes nos vellits de rvolte, devant le fait de la cration, nous ne comprenons pas. Cest pourquoi St-Jean vient notre secours et nous dit, en parlant du Verbe : Par lui toutes choses ont t faites . Cest par le canal du Logos que la cration a t ra-[/18]lise ; voil la conclusion de la foi, mais cest aussi celle de la raison.

    Pour essayer de comprendre, il nous faut revenir ici aux lments que nous avons dj bien souvent manipuls, en dautres circonstances, pour en tirer au grand ahan de notre intelligence notre pauvre vrit humaine. Nous avons dit plus haut : Le Pre est lEtre-Vie ternel et sans limite intrinsque sur lequel tout repose, le Fils est lexpression du non-tre. Il ne sagit pas videmment dune personnification substantielle et actualise, car le non-tre nexiste pas, ne peut pas exister, cest une notion ngative, un concept, une ide abstraite inluctablement corrlative lide dtre et qui dtermine celle-ci en la rendant intelligible. Elle est donc bien la distinction attribue au Verbe.

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    Le Pre, en effet, en sinstallant dans sa conscience par le contraste entre le nant absolu, total, et la ralit de son tre ineffable, ne peut pas ne pas concevoir toutes les tapes qui schelonnent du oui au non, de lacte pur la pitre possibilit. Ces tapes sont innombrables, car si lEtre est jamais indivisible, le non-ens, au contraire, plasticit inerte en soi, est le rceptacle ngatif de la distinction indfinie. A chaque point de la distance infinie qui le spare de ltre, il se rencontre avec lui, puisquil est lombre de ltre ; en chaque point, il se conjugue lui et prend ainsi une signification diffrente, engendrant une distinction particulire et partielle, par laquelle il soppose ltre sous un angle spcial, lopposition intgrale ne valant que pour lEtre divin. On peut donc dire, comme nous lavons tout lheure affirm, que le non-tre contient, au fond de sa totale abstraction, lide du moindre-tre. Chacun des stades de la confrontation, si proche ou si lointain soit-il du nant absolu, est un degr de ltre, un mode de [/19] manifestation qui oppose une partie de ltre une partie du non-tre. Plus considrable sera la portion dtre oppose au nant dans le choc des deux ides et plus celui-ci devra dployer sa ngativit pour raliser la limite adquate la manifestation envisage, en sorte que, au ple positif de la ligne de contact, linfinit du oui et du non sera actualise et labsolu circonscrit dans la trame de lternit.

    *

    * *

    Si nous quittons la pure virtualit du non-tre pour considrer dans ces incidences la notion la fois positive et ngative du moindre-tre, que pouvons-nous dcouvrir ? Elle est tout simplement lorigine de la cration. La cration est la ralisation des possibles contenus dans lintelligence divine qui conoit dans leur totalit les deux ides de ltre et du non-tre. Chaque possible est un moindre-tre par rapport lAbsolu et en mme temps une positivit en quelque sorte absolue en face du nant ; cest un lambeau de la vie qui peut senrober dans un repli du non-tre, comme les Hindous lont prcis jadis en fouillant dans les vestiges de la rvlation primitive. Chaque possible possde un embryon positif emprunt de Dieu ; chacun deux est dot aussi dune affinit spcifique pour la portion du nant qui correspond son essence et la nie. Par le non-tre, la cration est possible ; par le moindre-tre, elle est effective dans le cadre de la volont de Dieu, car celle-ci est le creuset o les ides de lEtre et du non-tre, illumines dans son intelligence sur toute linfinie surface de leur contact, prennent leur ralit substantielle. Ceci est relativement facile saisir.

    Lorsque Dieu met sa volition, il ne peut crer dans lindtermin. Lessence appelle la forme, elle se [/20] heurte et se confond avec elle, et par cette forme elle se discrimine de tout ce qui nest pas elle. Tout mode de manifestation contingente est donc double. Dune part, ltre sarrte o commence la forme et, de lautre, la forme le spcifie et le fixe sur lchelle des uvres divines. Dans chaque tre man, il y a donc un positif : la substance et un ngatif : la limite, cest--dire la distinction; ce quil est, dun ct, et ce quil rejette, de lautre, en dehors de lui-mme. Par la substance, il se situe dans ltre ; par la forme, il sindividualise. Il possde donc ainsi, par cette double notion de substance et de forme, la vritable conscience de son ipsit propre et cest par l quil se connat et se manifeste, non seulement aux autres, mais encore Dieu, car toute chose se profre par son moi et son non-moi, exactement comme un nombre affirme ds labord son contenu pour liminer toutes les expressions numriques dun ordre suprieur.

    Voil, semble-t-il, une digression trangre notre sujet ; cest inexact. Si Dieu cre des tres, comment peut-il le faire ? Il les conoit par lide dtre et il les projette dans lexistence par son Verbe. Dicit Deus : fiat lux ; et facta est lux , dit la Gense, (1) et plus loin : Faisons lhomme notre image , comme si Dieu runissait son Conseil pour raliser

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    un chef-duvre en commun accord avec soi. Le Verbe est donc rellement le canal de la cration et St-Jean proclame la vrit : Sine ipso nihil factum est. (2)

    Pourquoi le Verbe est-il crateur ou, plutt, linstrument adquat et absolument ncessaire de la cration ? Parce qu lide dEtre, quil partage dans sa plnitude avec le Pre et le Saint-Esprit, il surajoute lide du non-tre. Il possde celle-ci dans son infinit, il exprime donc aussi chacune des indfi-[/21]nies divisions auxquelles elle peut tre soumise, auxquelles il la soumet en vertu de sa distinction principielle. Par lintermdiaire du Verbe, le Pre communique aux tres mans de sa spontanit volontaire et libre, la vie qui le caractrise spcifiquement ; il les suscite dans le nant et, par le Verbe, ceux-ci reoivent la forme qui les distingue et sans laquelle ils resteraient des possibilits amorphes et sans soutien. Par le Verbe, chacun deux participe lessence dans la mesure de sa capacit et rencontre sa forme individuelle au point prcis dtermin par son contenu spirituel. Car le Verbe, forme de Dieu, exprime et contient toutes les formes intermdiaires entre linfini de lEtre et du non-tre et, par consquent, tout le fini possible et ralisable.

    * * *

    Voyons brivement comment la cration seffectue et nous verrons en mme temps la

    Gloire du Verbe et la Toute puissance de son activit cratrice. Dans labsolu de sa pense, dans son essence primordiale, ltre est une ide qui passe

    du mode contemplatif au mode expansif ou actif, cest--dire de la puissance lacte. En vertu de lexpansion, il irradie, de son centre enfin affermi et dtermin, des effluves qui sont les tats seconds, manifests lui-mme et pour lui-mme, de son essence premire. Ces effluves puisent leur virtualit particulire dans la monade divine ; ils sont identiques eux-mmes, identiques Dieu, car ils sont les rayons du soleil spirituel et font partie de la souveraine conscience. Le principe dindividuation na pas encore jou pour eux, ils ont seulement une existence pour ainsi dire collective et diffrencie quantitativement de lEtre des tres. Si la volont de Dieu stait cristallise soudain ce [/22] stade de son dsir ralisateur, il existerait seul, uni son Logos universel par le souffle damour, et lunivers fut rest en puissance dans la conscience divine. Mais, comme nous nous en sommes imprgns plus dune reprise dj, le Fils est double, il porte la marque du nombre 2, de la distinction, de la divisibilit, de la lumire intellectuelle qui est une pe vivante. La triple conscience du Pre est le foyer radiant ; le Fils, de par son union consubstantielle avec le Pre, est ncessairement le rceptacle de lmanation. Il lillumine dabord et la distingue, il la disloque ensuite et la disperse sur la trajectoire du nant ; il joue ainsi le rle de force centrifuge et marie son effort celui du Saint-Esprit, dont la puissance unitive joue celui de force centripte pour constituer lunit de lmanation et la rattacher par le lien subtil de lamour la source manatrice.

    * * *

    Rflchissons ce que nous avons dit du Verbe et le rsultat obtenu par son action va

    frapper les yeux de notre intelligence. Chaque pense, mise par le Pre et dote par lui dune essence, adquate la place

    quelle occupe dans lentendement divin, est saisie par le Fils et revtue par ses soins de la

    [1 - Gense 1. 3] [2 Jean 1. 3]

  • 10

    portion du non-tre quelle appelle inluctablement pour se spcifier, pour limiter et concrtiser son tre propre dans le champ rserv sa nature particulire. Ainsi, sur toute la courbe exponentielle du nant, dont le Fils est la raison, apparaissent les rgnes, les genres, les espces, les races et les individus : les uns dans lidal, les autres dans le concret. Comme nous le disions tout lheure, le Pre donne ltre et la vie, mais ceux-ci ne peuvent ni se concevoir ni se raliser sans une intelligibilit [/23] et une forme corrlative la substance. Alors le Verbe entre en action, il sattaque ltre et la vie, il les distingue et les informe, les individualise. La cration idale devient effective et relle ; les possibilits sactualisent, les causes secondes agissent pour leur propre compte, les noumnes enfin, conscients de lutilit de leurs efforts, dchanent les sries phnomnales; la vie du Pre canalise par le Fils se rpand dans labme du nant et linconsistance fuyante du non-tre fait place lUnivers organis.

    LEcclsiaste dit : Unus est creator omnipotens , (1) et cest vridique, Dieu est un sous ses trois hypostases ; mais cest le Verbe qui manifeste la pense de Dieu, la pense de lauguste Trinit ; sans lui, toute la cration resterait enferme dans la conscience divine comme dans un crin. Dieu pense et conoit lintrieur de son essence, par le Verbe seulement il peut raliser en dehors de lui-mme.

    Pourquoi ? Parce que le Verbe est la Sagesse et la Sagesse, cest lintelligence pousse jusquaux sommets de la vision intellectuelle, ncessaire pour agir dans le rel, lintellect ordinaire ne pouvant uvrer que dans labstrait. Dieu a engendr la Sagesse dans lternit ante vum , avant le temps. Il a toujours t avec elle, car elle est son fils, et par la vertu du fils, il voit, il compte, il pse, il mesure. Ses penses, que nous pouvons peine entrevoir hors du temps et de lespace, sinon sous les aspects du To hou va bo-hou de la Gense, le chaos, ses penses se prcisent et se dterminent dans la distinction de leurs lments constitutifs, elles revtent la forme approprie leur essence. Cest pourquoi au chapitre VIII du livre des Proverbes, le Verbe, dans son humilit essentielle, rapportant le tout son Pre, dit de lui-mme : Quand il prparait les Cieux et donnait une loi labme, jtais prsent... me [/24] jouant devant lui et dans tout lUnivers .

    A la lumire de nos mditations, nous comprenons ces paroles et nous voyons quel tait le jeu du Logos. Il organisait les mondes sur la base de lide qui est au fond de sa substance intellectuelle, car cette ide est la source des nombres, du rythme selon lequel les tres vont se mouvoir, se manifester et se comprendre.

    Ainsi, le Verbe, considr dj sous bien des angles, divers quoique identiques, sous la diffrenciation de lanalyse, le Verbe nous apparat ici comme le Poros et la Poenia de la philosophie no-platonicienne. Sa surabondance lui vient du Pre, immense mouvement dexpansion et de vie, mais sa sublime indigence est lui, lui seul. Surabondant, il se donne comme un pre ; indigent jusquau non-tre, il reoit les dons du Dieu Trois et Un dans la limite infinie de sa capacit ; il les transforme et leur donne une vie nouvelle, caractristique du double effort de la gnration, comme une mre sait le faire, dans lacte quelle subit et quelle appelle. Voil une des raisons, la plus profonde peut-tre, pour laquelle le divin Logos. par la bouche du voyant, proclame la fin des versets dont nous venons dindiquer le sens : Delici me esse cum filiis hominum , (2) mes dlices sont dtre au milieu des enfants des hommes... Et ces mots ne se rapportent pas seulement notre humanit, ici-bas fugitive, mais tous les tres issus de ses mains, qui contiennent un atome spirituel hypostasi par lui dans le nant.

    Positif et actif dun ct, ngatif et passif de lautre, un dans son essence, multiple dans sa forme, le Fils ragit selon sa norme constitutive et la cration, enfin diffrencie et vivante, schappe de la conscience divine comme un fleuve dune source impollue. [/25] Et nous avons bien ici la suprme pense et la suprme vision du Verbe, dans ce quil nous est donn den connatre. Nous le concevons maintenant comme le point central de

    [1 - Le Crateur Tout-puissant est unique (Nhmie 9. 6 ?)] [2 - Proverbes 8. 31]

  • 11

    lEtre, puisquil est, la fois, linfini et le fini. Et mieux encore, car nous pouvons dire selon lEcriture : Utraque fecit unum . (1) Il est le trait dunion des deux : en lui, Dieu et la cration saffrontent et gravitent dans un mme cycle harmonieux sans se confondre jamais ; en lui, lunit et la multiplicit simbriquent et se conjuguent.

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    [/26] III

    LE MONDE NA PAS CONNU LE VERBE

    (ET MUNDUS EUM NON COGNOVIT) (Jean I. 10)

    La cration est luvre de Dieu, lexpression directe de ses penses actualises par le Verbe et revtues, par son ministre, du manteau individuel. Lindividualit les rend capables dagir dans lespace et dans le temps, de se crer une conscience, tantt collective, rve de dure et explosion de vie, comme chez les minraux et les plantes, tantt instinctive comme dans le rgne animal, ou personnelle dans les tres purement spirituels et chez lhomme. Elle devrait donc tre confirme dans une perfection relative, reflet lointain de celle du Fils, fragmente par lexistence contingente, sans y ajouter aucune note discordante. A lorigine, il en fut certainement ainsi. Lorsque la lumire encore immacule jaillit de la volition divine, tel un souffle printanier, elle claira le monde naissant. Mais un moment donn du temps, tout changea. La dsharmonie, avec la dissonance, sous lemprise du mal, simmiscrent parmi les cratures et, depuis des millnaires quil pense et agit dans les limbes de la douleur, lhomme peut constater, avec une terrible acuit, combien le mal, sous toutes ses formes : misre des besoins insatisfaits, maladie, dcrpitude envieuse de la jeunesse, mort, erreur, pch, atteint, dune manire plus ou [/27] moins aigu et invitable, tous les tres qui, dun bout lautre de lUnivers, vivent sous la gigantesque coupole du ciel. Tous semblent vous, sans raison apparente pour beaucoup, aux obscurs abmes du nant dont ils sont ns.

    Dieu avait-il infus, dans lensemble des tres crs, un principe morbide, une dissonance congnitale susceptible de se dvelopper et de ruiner ou de compromettre lharmonie de son uvre ? Non, Dieu, comme il a lide du non-tre, a encore lide du mal, contradictoire celle du Bien assise suprme de son tre ineffable, mais aucun mal nexiste en lui, ni dans son essence, ni dans sa pense, ni dans les manifestations de son activit ; Mose, dans la cosmogonie rvle de la Gense, nous lindique clairement ; aprs avoir nonc chacun des actes crateurs, il ajoute : Dieu vit que cela tait bon . Les cratures, lorigine, taient bonnes ; elles sont encore bonnes en soi aujourdhui, le mal nest point le fait de Dieu, mais celui de ltre contingent lui-mme. Dieu est libre, dune libert inaccessible nos pen-ses, car elle est un attribut de lEtre ncessaire. Libres, le Pre et son Verbe ne pouvaient,

    [1- phsiens 2. 14]

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    sans sabaisser au rle dartisans vulgaires, crer de purs automates dont ils auraient actionn les ressorts Tout tre man, promu par le plan divin remplir un rle dagent actif, est ncessairement libre dans le champ immdiat de son activit ventuelle. Or, la libert nexisterait pas si elle ntait point une puissance de dtermination ; si, par consquent, elle ne comportait pas un point idal dquilibre instable par lequel ltre libre peut se diriger en des sens opposs. Contre cette libert participe de Dieu, Dieu lui-mme ne peut rien ; ltre, mme contingent, sil est libre, est souverain dans sa sphre.

    [/28]

    * * *

    La libert a jou et son usage, mauvais, il faut le reconnatre, a dclench deux drames

    corrlatifs dans la cration. Voici comment. Tout tre spirituel se trouve en prsence de la lumire divine, la seule vritable et relle ; sil sy plonge sans rticence, elle le fixe immuablement dans la voie du Bien qui est son origine et sa fin, puisquelle est la batitude. Mais il possde aussi une lumire intrieure, reflet de la vraie lumire ; elle sest veille en lui, au moment o il a pris conscience de son entit par linformation du Logos ; la forme, en effet, est un prisme qui rfracte et disperse ; dun tout, il fait une pluralit ; il est aveugle et muet si aucune lumire ne vient le frapper.

    La libert est choix ; ltre eut choisir entre la vraie lumire et celle dpose en lui par le prisme de sa forme particulire. Il pouvait embrasser les deux, subordonner la lumire rflchie la lumire relle et rester dans lharmonie et la voie batifique sans pour cela compromettre sa libert, car la libert, normalement polarise, consiste treindre la vrit.

    Ltre spirituel est intelligent et lintelligence est un merveilleux outil pour la conqute de la vrit, ou un mortel instrument derreur, sous les auspices de lorgueil et de lgocentrisme. Une multitude dtres gars par leur lumire rflchie, enorgueillis par leur neuve intelligence se sont concentrs sur eux-mmes, ont plac leur fin dans leur moi hyper-trophi et ont rejet Dieu et sa lumire, dans le fallacieux espoir de devenir des dieux. Ils ont voulu rayonner leur propre lumire, conue comme autonome; mais ctait une lumire fictive, dtache de [/29] sa source manatrice et, dans le sens divin du rel, appele steindre.

    Lucifer et ses cohortes et, plus tard, Adam et sa postrit furent prcipits dans la tnbre spirituelle, dans linconsistance des notions et des concepts, dans la fatale erreur de leurs rapports avec linfini et labsolu, dans la voie des faux jugements.

    Ce nest point ici le lieu de considrer les modalits de ces chutes mmorables dont les philosophes et les thologiens nous ont transmis le souvenir imprcis sous le nom de catabole. La premire, du reste, a laiss des traces vivantes dans la mythologie de tous les peuples : cest la lutte dans le ciel, la rvolte des Titans, la rbellion des anges. Quant la seconde, elle est article de foi dans la religion chrtienne ; elle est une croyance enracine en Isral et chez beaucoup dautres religions dogmatiques : cest la chute dnale, le pch dAdam ou pch originel. Il nous suffira den entrevoir les consquences.

    Dieu est force, beaut, sagesse et lunicit de ces trois termes constitue lharmonie. Tout ce quil pense et ralise est harmonique avec lui-mme et harmonieux en soi. Le choix catabolique a dsaccord le monde divin, rompu lharmonie de la cration, sem le dsordre dans lordre primitivement tabli.

    La dsharmonie et le dsordre sont lessence du mal qui, aucun moment de son volution, ne revt une entit spciale et plus ou moins positive, comme certains lont pens et le pensent encore. Il rsulte de lantagonisme des lments dsaxs sur tous les plans de lunivers. La dissonance brutale provoque par la catabole introduisit le mal dans le monde ;

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    depuis lors, il na cess de sy panouir et il perdurera jusqu la date fatidique o lternit absorbera le temps. [/30] Pour Lucifer et ses anges, le dam fut terrible ; ils hypertrophirent leur moi pour se substituer lAbsolu, nonobstant le Quis ut Deus (1) de Mikal. La fausset des rapports, inverss par les intelligences damoniques, amena la caducit des moyens. La vanit des efforts effectus dans le vide, puisquen dehors du roc divin, conduisit les monades rebelles un tat de tension voisin du zro absolu et ce fut peut-tre lorigine de la matire que Dieu tablit, dans sa forme ngative, pour empcher sa cration de transgresser le non-tre et de svanouir. Cette conjecture paratra peut-tre exhorbitante beaucoup, mais nous oublions si facilement que le Verbe In principio ne cre rien dans le temps. Nous voyons dans le temps, Dieu voit dans lternel et la dure de lternit na point de commune mesure avec celle du temps. Or, la lutte Lucifrienne eut le ciel pour thtre ; la matire, le temps fugace et lespace indfini, sans doute, nexistaient pas encore.

    * * *

    Mais la matire est maintenant cre, elle tale dans lunivers ses magnificences

    empoisonnes par le germe de la ngation ; sur les rameaux bnfiques de larbre de la vie mrit le fruit du mal. Adam jaillit du sein de la nature par la volont du Divin Conseil. Il devait racheter le dam de Lucifer ; il tomba, renouvelant lerreur de son an. Et le mal, latent dans la contingence matrielle, reprit son cours inexorable. La conscience humaine tait l pour le capter, le comprendre et en ressentir les effets, elle tait l pour le multiplier, pour en crer de nouvelles formes, car la dsharmonie gagne de proche en proche et lintelligence dvoye progresse dans lerreur comme dans une ascse malfique. Elle en-[/31]gendre coup sr, ct du mal physique, aprs le mal intellectuel, une volont mauvaise dont les actes dlictueux ou criminels se rpercutent dans toute lambiance sociale : individus, nations et races.

    * * *

    Reportons-nous comme toujours lvangile de Jean : Mundus eum non cognovit ,

    (2) dit-il, le monde na pas connu le Verbe, il na pas connu Dieu. Il le connaissait pourtant lorsquil mergea de leffort crateur, mais il la mconnu au moment o il arrivait la croise des chemins, au point o la volont et la conscience doivent endosser leur responsabilit et aiguiller ltre dans lharmonie de lunit ou dans la dispersion de la multiplicit. Alors, lhomme, comme Lucifer jadis, a repouss la loi de Dieu, il la nie dlibrment, obstinment, pour accomplir lui-mme uvre divine et substituer sa propre lumire la lumire incre. Dans son for intrieur, il a prononc limpie et redoutable parole ; Eritis sicut dii, scientes bonum et malum.

    Il a bien connu le mal, non pas spculativement et dans son ide, comme Dieu, mais dans son tre lui-mme qui fut dchir, lest et le sera jusqu la fin des gnrations, si rien ne vient cicatriser la blessure. Quant au Bien, l o il le place, se trouve un vide immense, sans point de repre, dans lequel le vertige lentranera sil ne tourne le dos labme.

    Dieu, en dotant ses cratures conscientes dune libert totale, a-t-il voulu les acculer au mal, les a-t-il prives de sa lumire au moment opportun ? Ces hypothses ne rsistent pas lexamen du Bien Suprme. Dieu voulait seulement lpreuve et une sanction ; sans lune et lautre, en effet, le Bien nau-[/32]rait aucune saveur particulire. Dans son ternel prsent, ds laube de la cration, il voyait comment une partie de ses cratures intelligentes seraient

    [1 - Qui est comme Dieu.] [2 - Jean 1. 10] [3 - Gense 3. 5]

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    attires par le miroir trompeur, non pas du nant, mais de luniverselle possibilit dont il est la source et le support ; Dieu savait comment elles voudraient exploiter le possible pour leur propre compte ; il savait que loption serait fatale beaucoup et les conduirait dans le chemin de la douleur. Il ne pouvait pas supprimer lpreuve, elle tait ncessaire ; mais on peut dire, sans crainte de blasphmer, quil en a dsir les consquences, car celles-ci allaient lui per-mettre de se rvler nouveau aux tres dchus, par lintermdiaire de son Verbe, dutiliser lerreur en faveur de la Vrit, dont le prix serait multipli par les affres de la dissidence. Il voulait que lhomme fut le ministre de son propre salut, quil revint la vraie lumire aprs avoir lutt contre les forces aveugles de la matire et retrouv le Verbe qui conduit lharmonie. LEglise catholique la bien compris, puisque, aprs les incantations du Vendredi Saint, elle met dans la bouche de son diacre ces mots rvlateurs : O Felix Culpa ! (1)

    Oui, faute ncessaire, faute heureuse, sans laquelle la vie naurait pas eu dhistoire, la vertu aucun relief, sans laquelle la charit, peut-tre, se fut mue en routine au sein dun tre limit qui ne pouvait devenir pur amour. Elle tait ncessaire pour fournir la preuve irrfutable de lamour de ltre cr, ncessaire pour faire toucher du doigt lamour du crateur. La faute appelle le repentir et le rachat. Le rachat de lerreur par le retour la Vrit, voil la raison mtaphysique et relle de la Catabole. Il fallait un effort pour conqurir le Bien Suprme et lharmonie unitive, vritablement vivante. Cet effort, pour recevoir toute sa valeur et ne pas rester [/33] un symbole, devait pouvoir sintensifier sur la route excentrique de la douleur et de la dispersion. La dispersion nest pas fatalement inexorable, elle a une limite qui engendre le choc en retour.

    Pour ltre prvaricateur, ce choc est la contrepartie du choix effectu dans lEden. Peut-il, par ses propres moyens, le concevoir, le provoquer et le raliser ? Non, car il a rejet la foi et perdu 1esprance. Lorgueil de lerreur, cest le dsespoir de ne pouvoir treindre la vrit et le dsespoir na point de remde dans son entit ngative. Il faut que ce choc soit conu et prpar en dehors de ltre malfici, il faut quil soit ralis par Dieu lui-mme.

    Dieu tout entier est amour, un amour ineffable dont rien de contingent ne peut nous donner une ide. Le Verbe, qui est lactivit et comme laiguillon de la charit divine, ne pouvait se rsoudre rester passif en prsence de labme o les tres informs par ses soins, chair de sa chair, si lon peut dire, staient engloutis dans leur fureur dasit. Il ne pouvait les laisser se dbattre dans les tnbres pour en faire jaillir une lumire problmatique et trompeuse, les voir sextnuer poursuivre en aveugles un bonheur illusoire, un bonheur semblable ces fleurs des sables arides qui se rsolvent en poussire quand on a laudace dy porter la main.

    Ainsi, ds lorigine, avant la cration et avant la chute, avant le temps et lespace, la Rdemption se profile sur lhorizon de lternit.

    nnn nnn nnn nnn

    nnn nnn

    [1 - O heureuse faute !]

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    [/34]

    IV

    IL A DONN LE POUVOIR DE DEVENIR ENFANTS DE DIEU

    (DEDIT EIS POTESTATEM FILIOS DEI FIERI)

    (Jean I.12)

    Lorsque le mal sintroduisit dans luvre divine, par le jeu de la libre volont des tres crs, il sy glissa comme un ferment de dissolution, il en corrompit toutes les parties depuis la plus grossire forme de la matire jusquau sommet de la conscience morale ; abandonne ce principe dsorganisateur, terrible par sa ngativit mme, lhumanit et volu vers un nihilisme spirituel et sans aucun doute intellectuel qui let prive progressivement de toute lumire rvle ou naturelle, elle et sombr aux abmes de lignorance, de linstinct passionnel et de lendurcissement o sont finalement adosses toutes les volonts mauvaises.

    Cependant, comme nous lavons dit, Dieu avait vu la chute par anticipation et lavait dsire, avec le dessein de manifester, dans leur plnitude, sa justice, sa misricorde et son amour, en un mot sa saintet glorieuse ; il lavait dsire pour donner la cration son maximum defficacit. Cest pourquoi, ct du mal, il avait plac le remde. Le remde, ou plutt la cause formelle du remde, en effet, intrinsque ltre prvaricateur, unie de manire indissoluble la cause du mal, comme lide de ltre lest celle du non-tre ; elle tait enclose dans la libert. Certes, [/35] cette cause avait perdu son efficience spontane la suite du non tragiquement jet la face du Verbe, mais elle restait, comme une assise indestructible, toujours prte recevoir lexcitation extrieure susceptible de la rveiller. La chute a provoqu la dsharmonie ; le remde, cest le retour lharmonie et ce retour a, comme instrument seul adquat, linstrument de la chute lui-mme, la libre volont. Si cet instrument reoit une force suffisante pour se polariser nouveau harmoniquement avec Dieu, la chute sera rsorbe et ses consquences ananties dans la mesure compatible avec les dgts enregistrs.

    Cest cette restitution de lharmonie primitive que les thologies ont appel le salut, cest--dire la rdemption.

    * * *

    Examinons de plus prs et rsumons ce qui a t expos plus haut. A lorigine, la libert tait certainement harmonique son principe crateur et tout, dans

    la cration, tait ordonn selon les lois dictes par Dieu. Mais la libert serait un leurre, nous parlons de ltre contingent, si elle ne comportait pas un point dquilibre instable dans lequel rside la possibilit dun choix inharmonique. Ce point critique fit glisser Lucifer dans la catabole lorsque, arriv sur les hauteurs o lavait port son intelligence, il discerna, malfique aberration, le spectre dune indpendance radicale. Cette mme attraction de ler-reur conduisit lhumanit dnale dans leffroyable labyrinthe ; elle continue, du reste, jouer en chacun de nous et dtermine les multiples chutes de la chair et de lintelligence, car le

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    monde inharmonique [/36] de la libert est devenu sa norme rgulire. Cependant la libert conserve son essence propre, le pouvoir de jeter la volont en des sens opposs, en sorte quelle peut toujours ragir un moment donn. Elle possde donc intrinsquement le pouvoir de se rharmoniser, mais, en raison de lhabitude contraire, elle doit tre excite du dehors. Ainsi, lacte rdempteur sera laiguillon de la libert, la cause efficace du salut.

    Le problme, en lui-mme et du point de vue philosophique, est donc extrmement simple : il consiste uniquement dans le retour de la libert sa polarisation primitive. Mais la solution devient difficile si lon considre ladquation relative quil faut raliser entre les deux agents du drame. Ltre contingent rharmoniser ne peut slever de lui-mme jusqu lAbsolu, limite idale et jamais atteinte de la rintgration ; de toute ncessit, lintangible Absolu doit descendre vers lui.

    Cest l o gt le mystre de la rdemption.

    * * *

    La Rdemption est une rharmonisation de la libert et, par consquent, de la substance

    sous-jacente. Pour bien comprendre, il nous faut, ici encore, reprendre le thme de nos mditations, les sonder sans cesse et les rsumer dans une clart croissante.

    Le monde cr fut, ds labord, soumis deux modes daction simultans et harmonieux ; le mode expansif ou force centrifuge et le mode attractif ou force centripte. La prpondrance du mode expansif, ncessaire lorigine pour la discrimination des univers, provoqua, en vertu d une force composite tangentielle aux deux premires, la catabole cleste et la constitution du monde lucifrien, origine, peut-tre hypothtique, de la cration visible. [/37] Plaons-nous, pour un instant, dans ce postulat, comme dans une ralit prsente, et voici, sans doute, ce que nous verrons.

    A un moment donn de son volution, le mode expansif amne les essences un tat voisin du zro absolu, par la dispersion et la divisibilit pousses leur extrme limite.

    Aussitt, le mode attractif, tay de toute la virtualit perdue par son corrlatif, intervient pour arrter la dislocation de la zone lucifrienne en se transformant lui-mme en gravitation universelle.

    Alors, le premier jour de la cration mosaque se droule. La subtilit devient compacte et chaotique. Mais les affinits entrent en jeu, des groupements se forment, les nbuleuses apparaissent, les soleils sveillent et leurs plantes se dtachent. Puis laride se distingue sous la forme du rgne minral et la vie dferle sous les espces vgtatives et animales. Enfin, lhomme lve la tte vers le ciel. Tout cela, grce linfluence cratrice qui ne se relche jamais et continue son geste en dpit des entraves illusoires du temps et de lespace.

    Nest-ce pas le point de dpart dune rintgration ventuelle, la premire tape de la rdemption ? Nest-ce pas la premire manifestation de la Charit Divine en faveur de la rbellion, le prodrome du pardon dfinitif qui sera, plus tard, ouvertement offert ; une rvlation voile et comme en puissance, au sein dun monde matrialis et incapable den saisir toute la porte ?

    Mais nous nentrons point dans les desseins de Dieu et cette rdemption avant la lettre, si elle fut rellement, ntait quune prparation collective la rdemption individuelle dont nous sommes les objets. Nous pouvons croire quelle se manifesta dans la cration de notre monde particulier par lap-[/38]parition des grands rgnes naturels et fit de lhomme, sous une forme adapte au nouvel ordre de choses, lhritier de la conscience anglique jadis absorbe par la dsharmonie. Or lhomme fut, nouveau, plac la croise des chemins. La pousse de la force centrifuge, lapptit dindpendance lemportrent encore. Lhomme se retourna vers

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    son moi, se rfugia dans son individualit, assumant la matrise de son volution. Il reprit ainsi la marche lucifrienne que sa cration avait suspendue.

    Dieu va donc tenter un nouvel effort pour sauver son uvre et il la sauvera dans sa partie essentielle, sinon dans son intgralit, par la grandeur de son action. Il ne sagit plus dinfuser dans une masse une possibilit de rintgration, cest une lumire radicale quil faut faire pntrer dans une conscience en voie de sobscurcir ; cest une rvlation non plus voile, mais effective quil faut raliser. La conscience humaine. en effet, en se plongeant tout entire dans le creuset de la matire et de la contingence, sest trempe dune faon spciale, elle sest forge un moi tenace et despote qui se croit le centre dun systme autonome. Il importe, par des moyens appropris, de la ramener la claire notion de son rle et de son essence, en un mot de rtablir lquilibre rompu.

    Ici, nous touchons au fond du problme. La catabole a ni le rapport normal entre lhomme et Dieu, entre le relatif et lAbsolu. Elle a considr lAbsolu, dans labstrait videmment, comme une ide vide de toute essence, comme un idal synthtique de la chane phnomnale, sans existence propre en dehors de lintellect ; puis elle la englob dans la conscience humaine, comme un corollaire qui dcoule plus ou moins idalement dun thorme. Ds lors, lhomme considre lAbsolu comme un simple concept dont la pense se sert pour synthtiser tout lensemble de ce [/39] qui ne peut tre reprsent par lentendement ltat de notion simultane et claire. Raval ce rle, lAbsolu devient le plus lev des universaux, il dpend uniquement dune intelligence cre. Le rapport entre la conscience et lAbsolu se trouve non seulement invers, mais il est aussi ni dans sa ralit transcendantale, car la personne humaine se considre dans son autonomie et prtend tre le rservoir et la source de toute lumire.

    Quon le veuille ou non, ce thme mtaphysique de la chute est strictement exact. Exact, dans toute science ou philosophie contemptrice de la tradition religieuse et de la rvlation primitive, pour tout systme cantonn dans la seule raison, pour tout homme engendr de la catabole. Pour celui-ci, en effet, la vritable doctrine sera lhomocentrisme plus ou moins intgral ; sa fin dernire sera lhumanit, si ses ides sont assez amples ; ce sera lui-mme, si le pur gosme lentrane dans son sillon.

    * * *

    Comment rtablir la norme des rapports briss et ramener la conscience humaine la

    juste apprciation de son tre cr et de sa dpendance ? Voil la donne du problme rsoudre.

    Le vrai rapport est celui-ci ; Dieu-lAbsolu est la seule lumire, la conscience humaine en est le reflet, elle tire de lui toute la ralit de son essence. Or, lhomme a rejet la vraie lumire de faon dfinitive, il ne peut donc dcouvrir en lui-mme les lments adquats pour carter son erreur ; ici, le jugement ngatif est sans appel. Aucun dsir dune nouvelle confrontation ne peut latteindre, puisquil a interpos entre lui et labsolu, le voile de sa libre volont. Un fait nouveau seul peut le contraindre un nouvel [/40] examen, et ce fait ne peut pas clater sans une nouvelle rvlation. Alors, le voile dont il senveloppe pour mieux contempler sa propre lumire se dchire, la lumire incre pntre jusqu lui, elle frappe ses regards et clipse la lumire naturelle de sa conscience ; malgr lui, il est oblig de comparer et de porter un nouveau jugement.

    Que ce jugement soit contraire ou identique au premier, malgr des consquences opposes dun effet incalculable, peu importe, il a t contraint dexaminer nouveau la nature des relations qui le rattachent Dieu.

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    Voyons, maintenant, comment lAbsolu sest manifest et a pu, par une nouvelle rvlation, dtruire le voile du Temple tiss par la Chute dans la conscience humaine.

    * * *

    Pour dchirer le voile, il fallait un geste formidable qui frappt lhomme de stupeur. Il

    fallait brutaliser son attention contre sa volont, jeter la vraie lumire au seuil de son intelligence, faire plir la lumire naturelle et la plonger dans une lumire spirituelle jaillissante, brusquement rvle et suffisamment attnue pour la rendre visible ses yeux et cognoscible son esprit. Ce geste fut ralis par lincarnation du Logos, cest--dire par la descente, dans les liens de la matire, de lesprit mme de Dieu-lAbsolu sous les espces du Christ. Lhomme tomb, nous lavons vu, ne peut slever jusqu linfini : celui-ci doit descendre vers sa crature et, par cet acte dhumiliation divine, il comble la distance ; la plnitude de ltre remplit le vide de la conscience dchue.

    Linfini vient vers le fini sans changer son essence, [/41] il rtablit seulement le rapport normal de lun lautre, il attire lui le fini afin de rsorber, dans la mesure du possible, la disproportion qui les spare sur lchelle de lentit. Par le fait de cette attraction, la lumire naturelle de lhomme, qui ne peut absorber la lumire divine, progresse par bonds successifs vers linfini : sa source et son soutien. Chacune des tapes parcourues vers la vraie lumire rend moins total labme de leur loignement, en rsorbant leurs dissonances adventices. Mais si lharmonie est rtablie et la hirarchie conserve, le rapport sera toujours maintenu.

    Lessence de la rdemption est tout entire contenue dans ce renouveau du contact des deux lumires et dans lapparentement normal de leurs concidences perdues, dans une unit o le rle essentiel est dvolu la lumire infinie.

    * * *

    De prime abord, aussitt la rdemption dclenche, tous les hommes auraient d,

    semble-t-il, se tourner vers la lumire apporte par Jsus, laimer, sen nourrir et, dun seul lan, se projeter vers Dieu, leur fin dernire.

    Il nen peut tre ainsi. La libert, surajoute la volont, est un instrument invincible contre lequel, rptons-le, nul ne peut rien, pas mme Dieu. Pour tre efficace, la rdemption doit sappuyer sur une collaboration humaine qui ne peut tre immdiate et spontane en raison des oscillations continuelles de notre libert. Lhomme, en effet, peut sefforcer de conduire sa vie dans le sens de la sollicitation christique, ou sy refuser et persvrer dans la voie catabolique.

    Laigle de Pathmos le sait, lorsquil crit : quot-[/42]quot autem receperunt... (1) et il montre par ces mots la condition ncessaire de lascse vers le nouvel aspect de la filiation divine. Pour se soustraire au dam de la Chute, lhomme doit recevoir la lumire et laccepter volontairement ; il lui faut briser son orgueil lucifrien, en le transposant dans lhumilit du Christ, changer son gosme en amour. Par cette mtamorphose radicale, le rapport entre la conscience cre et la source manatrice, entre lAbsolu et le relatif, sera rtabli dans son intgralit et lhomme, rgnr dans son essence, restitu dans sa fin normale, redeviendra ce quil a toujours t, du reste, un fils de Dieu, hritier de la gloire ternelle.

    nnn nnn nnn nnn

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    [1 - Jean 1. 12]

  • 19

    [/43] V

    ET LE VERBE SEST FAIT CHAIR

    (ET VERBUM CARO FACTUM EST)

    (Jean I. 14)

    Et le Verbe sest fait chair !... Cette parole inoue, rvle aux chos du monde terrestre par les chants clestes de Bethlem, a clat il y a vingt sicles dans le thme enflamm du Baptiste et dans le prestigieux vangile de lAptre bien-aim. Depuis lors, elle brille dans le ciel fulgurant de la pense chrtienne, comme le soleil dans le monde des corps et dissipe le brouillard transcendantal tendu sur la face inintelligible de lAbsolu. Plus subtile que lpe dAlexandre, elle a volatilis et non pas rompu le nud gordien qui liait inexorablement lintelligence au char cahotant de la raison discursive, de la raison pure et pratique.

    Pour comprendre, en toute son ampleur, la formidable rvolution opre par cette parole dans la conscience humaine, il faut organiser en nous-mmes et poursuivre le priple de notre entendement, entreprendre, pour ainsi dire, un voyage de navigation circum-universelle . Chacune de nos tapes sera marque par une escale dans lun des concepts ou raisonnements enregistrs par les philosophies et thologies prchrtiennes, par une incursion dans notre mtaphysique, si pauvre force dtre vide de sa substance. Il nous faut parvenir au primitif et, [/44] rapportant celui-ci sans en perdre un atome, revenir lactuel.

    Nous ne ferons pas, ici, le chemin de laller ; quoi bon ! Chacun de nous peut le parcourir sa guise, selon ses moyens et son temps, empruntant la norme de sa propre intelligence. Nous en avons, du reste, jet les bases essentielles dans nos mditations antrieures. Arrtons-nous seulement lapoge et prenons la route du retour, la route suivie par la Rdemption pour venir jusqu nous.

    Par quels moyens transcendantaux le Logos a-t-il pu descendre dans la matire ? Llucidation complte de ce problme est au-dessus de notre comptence humaine, car nulle intelligence cre, net-elle point pass par les affres de la chute, ne peut descendre dans les profondeurs du mystre. Approchons-nous cependant des difficults pour ne point nous heurter, par la suite, aux ngations passionnes auxquelles la solution sest heurte et se heurte quotidiennement.

    Remmorons-nous la nature du Verbe et reprenons le fil de nos penses e un nouvel examen, ramass et net.

    Nous sommes ce moment idal et logique o Dieu navait pas encore agi, ce moment qui na jamais exist, puisque Dieu est lActe par excellence. Au commencement, donc, il y avait lEtre. LEtre, cest la plnitude; il soppose au nant, indigence absolue. LEtre est laffirmation de lUnit, le nant en est la ngation. Ces deux ides, le signe + et le signe mis part, apparaissent identiques notre intelligence limite, car lUnit, abstraction faite de son activit et de sa force dexpansion, conues comme postrieures, est vide de contenu concret, sous le scalpel de notre analyse, au mme titre que le nant son oppos.

    Jacob Bhme a pu dire, au chap. II du De signa-[/45]tura rerum : Au del de la nature, se trouve le nant, silence et repos ternel, voil lUnit abstraite, mais il ajoute : Dans ce nant sourd de toute ternit une volont vers quelque chose , voil la force dexpansion de lUnit, de ce fait, ntant rien analytiquement, elle est essentiellement tout. Elle est tout parce que, dans son opposition au nant, elle devient conscience, conscience positive dans ltre, conscience ngative par rapport au non-tre. Cette conscience ngative et

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    en acte, cest le Logos, le Verbe, Dieu le fils, la deuxime hypostase de la Trinit ; cest la manifestation intrinsque de lessence divine, lintelligence ternelle engendre du Pre. Le Logos, comme nous lavons vu, est la forme de Dieu, un miroir double dont les deux faces ne font quune en vertu de lUnit. Dun ct, il est affirmation ou science de ltre, de lautre il est ngation ou distinction entre Dieu et ce qui nest pas Lui. Comment cette personnalit incommensurable du Verbe a pu shumilier jusqu la matire pour nous apporter la rdemption, nous allons le supputer sous le rgime de nos catgories hominales.

    Linfini tomb dans la matire doit fatalement endosser les modalits du fini ; de mme, lUnit devra se couvrir du manteau de la Multiplicit. Le Pre, unit pure, le Saint-Esprit, lumire harmonique, ne se peuvent concevoir dans ce rle de rdempteur qui comporte la descente dans le fini. Mais le Fils, le Verbe, renferme en lui lide du non-tre, cest--dire lintelligence du rapport unificateur de 1 Etre et du nant, il est donc la fois, unit et infinie divisibilit ou, pour tre plus exact, infinie possibilit de division ; cest pourquoi nous lavons considr comme source de la cration, de la diversit de lUnivers.

    St-Jean nous le montre encore comme la lumire [/46] qui luit dans les tnbres. Cette lumire compntre la matire et, par elle, arrive jusqu nous. Cest donc par le Verbe, et par le Verbe seulement, que la rdemption pouvait nous parvenir. Car le Logos est le trait dunion logique entre le fini et linfini, lchelle de Jacob dont le pied repose sur la terre et dont le sommet se perd dans le sein de Dieu.

    Le mystre de la rdemption par lintermdiaire du Verbe incarn dans le Christ se trouve donc ainsi plausiblement expliqu notre vacillante raison et nous en comprenons maintenant, non seulement la possibilit, mais la ncessit.

    Laction du Logos est le seul moyen de rdemption, la seule voie par laquelle la conscience puisse tre ramene dans le sentier normal de son volution, puisque le Verbe est le prisme par lequel la lumire divine se diversifie dans la cration.

    Or, lhomme a t, dans son intelligence, la proie de la catabole, il a t entran dans la matire par sa lumire naturelle, comme en sa fin dernire. Il faut que la rdemption vienne, par le canal de la matire, pour sinfiltrer dans lentendement et le rharmoniser avec son principe. Et le Verbe sest fait chair, il a revtu un corps matriel ; de Fils de Dieu, il est devenu le fils de lhomme, pour veiller en nous le dsir dabandonner notre qualit distinctive, depuis la chute, et nous permettre de redevenir les fils de Dieu.

    * * *

    Ici surgissent les difficults et naissent les objections. LInfini est un et le fini est la multiplicit elle-mme. Comment peuvent-ils sunir sous

    une mme forme sans se confondre et conserver mutuellement leurs attributs respectifs ? Ils sont de mme essence, [/47] car ils ont tous deux lEtre pour origine ; voil pourquoi il ny a pas contradiction dans le mcanisme de lincarnation du Verbe. Ils diffrent par le mode et ainsi ne se confondent jamais malgr leur union dans une mme individualit, car linfini respire sous le mode ternel et le fini sous les espces de lespace et du temps. Lacte rdmpteur nest donc pas une absorption de linfini par le fini ou rciproquement, cest une polarisation des phnomnes engendrs par les deux modes spatial et temporel ; il rtablit le rapport adquat entre lespace et lunit indivisible de Dieu, entre le temps et lternel. Le Verbe incarn ne vit pas lespace et le temps sous leurs aspects cataboliques, il en opre la transposition dans le mode de lternit. Pour obtenir ce rsultat, il fallait un moyen terme, qui ft comme le point de suture des deux modalits considres. Ce fut le Verbe incarn dans la personnalit du Christ Jsus, la fois homme et Dieu, fini dans sa nature humaine, infini par

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    son essence divine, un pourtant en vertu de son union consubstantielle avec le Pre et le Saint-Esprit.

    Le Christ sest incarn dans le sein de la Vierge, mre par lopration du Saint-Esprit; il revt ainsi les modalits du fini pour restituer lidentit relative des contraires dans lharmonie suprieure de lunit. Le Christ, cest non seulement lide, mais la substance du Verbe, cest lActe crateur qui a projet dans lordre et la mesure lUnivers travers lespace, la pense qui synthtise toute la manifestation divine et la maintient. Jsus, cest le fini, mais le fini sublim, le fini sans la chute. Le sein de la Vierge-mre est le lieu didentification relative du fini et de linfini, le lieu o lapparence des contraires devient unit substantielle, o la fusion des termes abstraits de ltre devient ralit, Lacte du Saint-Esprit, cest [/48] le prolongement de lacte crateur dans sa puret originelle et dans son expansion intgrale.

    Or, de ceci rsultent une vrit aveuglante et une consquence inluctable. La vrit, la voici : le Christ Jsus est le centre ou, plutt, la totalisation de lEtre manifest. Christ, il est infini, cest--dire unit ; Jsus, il est le fini, cest--dire division. En lui, Dieu et la cration sinterpntrent dans une magnifique harmonie, en lui tous les termes de lEtre sont prsents et complets. Quant la consquence, elle revt laspect de la plus austre logique et Jsus lui-mme, en son vangile, nous la rendue tangible, lorsquil a dit : Celui qui me connat, connat aussi mon Pre . Cest par lui seul que notre foi, nous ne parlons pas de la raison, peut connatre lAbsolu et le rapport vritable qui nous enchane lui. Par lui encore, nous poursuivrons lharmonie de notre tre, non seulement dans le rythme du temps, mais aussi dans le mode ternel. Par lui nous monterons, de sphre en sphre, vers lharmonie du Saint-Esprit, indfiniment et sans jamais pouvoir latteindre, car si nous participons lide dtre dans son intgralit, nous participerons toujours partiellement lide du non-tre, dont la totalit appartient Dieu lunique.

    Selon la parole de Jean, nous pouvons devenir des fils de Dieu, des Christ, mais dans la loi de notre contingence seulement et nous ne serons jamais que des reflets, images et frles pastiches du Logos universel.

    * * *

    La Vierge-mre a reu dans son sein, par lopration du Saint-Esprit, la vertu du Logos,

    vertu active, hypostasie, par lunion en elle de lEtre universel [/49] et de la modalit particulire qui correspond notre humanit. Le sein de Marie, la vierge fconde et fconde de Dieu seul, est le symbole de cet tat dnique o se trouvait Adam avant la cration de la femme issue de sa propre chair, de cet tat que certaines philosophies occultes, aprs la philosophie platonicienne, ont appel lAndrogynat, de cette nature naturante, voque par ces mmes philosophies, qui, vierge, engendre la nature nature sous linflux crateur. Il est donc aussi le symbole de la libert originelle place entre les deux forces centripte et centrifuge harmonieusement quilibres. Il est, dans 1Incarnation du Verbe, linstrument principal, la matrice o se constitue la nouvelle humanit, rgnre et rendue sa puret primitive, car lEcriture le proclame, Jsus est le nouvel Adam. Lopration du Saint-Esprit seffectue en vertu de la vis activa primitiva (1) de lAbsolu ; elle agit comme une prolongation de leffort crateur initial de Dieu, perturb et interrompu par la catabole. Le sein de Marie est lagent passif et fini, la vertu du Saint-Esprit lagent actif et infini de lIncarnation. Le produit de cette opration, suprieure tout ce que nous pouvons imaginer, cest le Christ-Jsus, fusion de lEtre Suprme et de ltre driv, mystrieusement unis dans une nature humaine ; Jsus est bien lagent rdempteur, ce que nous avons cherch, le moyen terme dans lequel le fini adhre linfini pour se rintgrer dans son tat originel. Lincarnation implique la

    [1 - La force, la puissance active primaire.]

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    restitution de la norme primitive ; elle est la preuve que lacte catabolique est rejet, ananti ; elle indique la fin de linflux unilatral centrifuge et la prpondrance de linfluence centripte. Elle renferme donc la Rdemption dans toute son tendue et ses consquences. La rdemption, en effet, sest ralise entirement ds la nuit de Bethlem ; le [/50] Christ aurait pu se contenter de parcourir la terre comme un mtore, frappant toutes les intelligences et les consciences du glaive de sa parole. Les raisons pour lesquelles il est all jusqu la mort, dcoulent de son humanit, nous en verrons plus loin la trs haute convenance.

    * * *

    Pour mieux nous pntrer du mystre, rsumons : Linfini sest uni au fini. Or, le

    premier est la lumire et le second, dans sa relativit, nest que tnbres. Et lux lucet in tenebris , (1) la lumire brille dans les tnbres et les tnbres sont dissipes. Certes, les tnbres ne se sont pas changes en lumire, mais elles sont tellement satures de lumire quelles luisent comme la lumire et quon les prend pour la lumire.

    Ainsi, lesprit humain, orient, depuis la catabole, vers une obscurit croissante, rendue plus dense encore par le ple reflet de sa lumire naturelle, qui sest dtourn du phare lointain de la lumire absolue, se trouve brusquement en prsence de cette lumire sans avoir fait un geste pour la reconqurir. Par ce fait transcendant autant quinattendu, lhomme est amen comparer derechef sa lumire finie avec la lumire infinie du Verbe.

    Il se trouve devant la synthse des deux lumires, ralise dans la conscience du Christ-Jsus. Cette synthse se prsente lui comme larchtype sur lequel il doit modeler son illumination, dans la proportion imputable la forme ngative de sa matrialit.

    La personnalit humaine diffre essentiellement du Verbe, non par lide de lEtre, mais par le mode du non-tre enclos dans sa substance. Dans le Logos [/51] incarn, cest lAbsolu qui descend et sunit au contingent : la synthse vient den haut. Dans lhomme, le relatif doit monter vers lAbsolu et le nombre des tapes est incalculable, il ne pourra jamais atteindre la dernire : la synthse est inverse et peut se poursuivre pendant lternit.

    Le rsultat pourtant est identique, cest limmanence des deux lumires dans un tre dtermin. Mais le mode ne pourra pas concorder entirement, car le fini et linfini sont deux asymptotes dont le point de contact, provoqu par la rdemption, est aussi un point de discrimination. Dans le fini, en effet, le non-tre est la limite de lessence et le Verbe est la mesure du nant.

    LIncarnation du Verbe rtablit la loi primitive, elle restitue la lumire ternelle sa prpondrance, elle rend lAbsolu son rle de crateur. La Chute avait fait de la conscience obscure le seul guide de lhomme; elle avait fait de lAbsolu une abstraction sans ralit et fix leschatologie humaine dans le contingent. LIncarnation vient tout remettre en ordre, car elle saccomplit dans les conditions antcataboliques de lide et de la substance.

    Dsormais, lhomme qui se placera devant le mystre de lIncarnation, sans objection prconue, sera oblig de reconnatre nouveau dans sa raison et dans sa foi le vrai rapport de son tre fini linfinit du Verbe et de confesser lharmonie originelle.

    Telle est lIncarnation, telles en sont les consquences. Elle est le premier acte de la rdemption, et ce premier acte renferme la totalit du fait, non seulement en puissance, mais en acte. Le drame du Golgotha, comme dj nous lavons laiss pressentir, ne sera quune conclusion, lultime assise des donnes du problme. Le Christ, en effet, devient Jsus selon la loi de la cration primitive, il brise donc et rejette [/52] linvolution drive de la Chute et toute volution postrieure est sollicite dans cette voie. Ltre humain, dont le dveloppement seffectuait jusqualors selon la norme individuelle dans lisolement de lAbsolu, peut, enfin, sassocier la collectivit du monde divin, tout en conservant sa

    [1 - Jean 1. 5]

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    personnalit ; le fini, maintenant, communie avec linfini.

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    [/53]

    VI

    IL A HABIT PARMI NOUS

    (HABITAVIT IN NOBIS) (Jean I. 14)

    Jsus est n de la Vierge Marie, dans la nuit de Nol, Bethlem de Juda. Est-il ncessaire dvoquer ici le mystre de sa vie cache et le rayonnement spirituel et mystique de sa vie publique ? Dautres lont fait laide des Evangiles et des traditions orales lgues par les aptres et les disciples immdiats. A quoi bon nous appesantir sur des questions historiques perptuellement controverses. Sa naissance miraculeuse, ses prgrinations terrestres, sa mort tragique ont t nies avec passion, au nom de lexgse ; affirmes en des lans grandioses, au nom de la foi, de lesprance et de la charit. Notre raison, du reste, pse lourdement dans la balance de la foi. A ceux qui nient, elle peut dire :

    Si les Evangiles et les Actes des Aptres sont de pures supercheries, si le Christ na jamais exist, expliquez-nous comment de pauvres Juifs, des Galilens honnis au royaume de Juda, ont pu conqurir une religion nouvelle, base sur des mensonges, une partie dIsral dabord, le monde mditerranen ensuite ?

    Ctaient de petites gens, des pcheurs, des artisans, des ignorants pour la plupart. Pas un, sauf Paul, ntait philosophe ou thologien, aucun nap-[/54]partenait llite; ils ont pourtant jet les assises dune uvre gigantesque, dune glise qui, aprs vingt sicles de perscutions, de troubles et de dboires, tout instant sape par les retours offensifs de la mchancet humaine, desservie par la rigueur de ses principes, groupe sous son gide et fait communier dans le mme idal plus de cinq cents millions dhommes, sans compter tous ceux qui gravitent de loin dans son orbite, sous le couvert de sa morale, plus universelle et plus haute que celles issues du gnie des grands philosophes. Comment des savants, des rudits, des aristocrates, depuis les patriciens de Rome, les citoyens raffins de Corinthe ou dAthnes jusquaux habitants de la millnaire Ionie, ont-ils pu sincliner devant le verbe fruste de Pierre, le pcheur de la mer de Tibriade, ou celui, plus compliqu, de Paul le fabricant de filets ?

    Ouvrons donc les Evangiles et lisons; les accents de la foi ne trompent pas. Cela doit nous suffire, mme sans les visions directes enregistres sous le ciel de Jude et de Samarie qui sont l, pourtant, dans leur simplicit sans fard, pour tayer la propre vision intrieure de notre esprit. Oui, Jsus est n, il a vcu parmi nous. Penchons-nous sur les paroles quil nous

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    a laisses comme un hritage de gloire et de salut. Penchons-nous sur sa vie, avec toute la puissance de notre pense, pour mieux le connatre et laimer.

    Ne nous arrtons pas, lorsquil sagit de lui, aux ngations contradictoires des constructeurs de systmes sophistiques. Ne nous arrtons pas aux thories de ceux qui, sans nier son existence terrestre, veulent tout expliquer en Jsus : sa vie, sa doctrine et sa mission, par lhumain et font de lui, croyant le magnifier, un extraordinaire gnie. Celui que nous appelons Notre Seigneur, en courbant les genoux et [/55] en levant notre cur, celui-l a vcu, homme parmi les hommes et Verbe dans le sein de Dieu, de sa naissance jusqu sa mort ; il rgne encore aujourdhui et rgnera toujours sur les mes qui lont reu, et dans la Gloire cleste, vrai Dieu et vrai homme.

    * * *

    En dehors de la naissance, de la fuite en Egypte et de lpisode des docteurs dans le

    Temple de Jrusalem, rien ne nous est connu de lenfance et de la jeunesse du Rdempteur. Seuls, les Evangiles dits apocryphes nous prsentent des rcits qui ne sont peut-tre pas tous errons et consignent une tradition sculaire, respectable sans doute, dans ses grandes lignes. Ils sont luvre de pieux crivains, dots de plus de foi que de discernement, ils sont pleins de banalits, de contradictions, dun merveilleux enfantin plus ou moins incroyable. Ce sont, parfois aussi, des contes charmants; ils sont analogues, en moins prtentieux, aux apologies dApollonius de Tyane dont ils sont peu prs les contemporains. Cest pourquoi lEglise les a rejets de son canon, ne les considrant pas comme des uvres crites sous linspiration du Saint-Esprit.

    La tradition vanglique nous met en contact avec la vie de Jsus au dbut de sa mission publique, lorsquil entreprend son uvre fondamentale : projeter la lumire dans les intelligences et la charit dans les curs des hommes aveugles et endurcis. Il senfonce dans le dsert pour jener et prier. Certes, la pure humanit du Christ navait nul besoin das-ctisme, son union hypostatique avec le Pre quil navait jamais quitt pouvait se passer de prires. Cest la premire leon quil nous donne, la plus profonde peut-tre. [/56] Pour entendre la voix de Dieu, il faut le silence de lme et la contrainte des passions ; la communion avec la lumire divine saccommode mal du bruit des cits et du tumulte des vanits humaines. Cest dans le recueillement et llvation de lesprit vers la sphre ternelle que le Dieu intrieur, voil par la Chute, se rvle, se cre en quelque sorte dans la conscience humaine et lui donne le pouvoir de faire les uvres du Salut. Nous retrouvons Jsus dans le sillon du Prcurseur. Jean prche laube de la loi nouvelle ; il baptise dans leau du Jourdain pour prparer la voie de Celui qui doit venir, de Celui qui est venu, perdu dans la foule de ses auditeurs. Et Jsus coute, lui lomniscient ; il se tait pour infuser dans nos mes lhumilit rdemptrice. Il se soumet au geste du Baptiste, il nous montre ainsi la ncessit de la purification, la ncessit du sceau divin pour avoir droit de cit dans la nouvelle Jrusalem. Et la confirmation de la mission Christique sabat, tel un clair, sur les eaux du fleuve comme jadis la grande voix du Verbe sur les eaux primitives : Cest l mon Fils bien-aim en qui jai mis toute ma complaisance . Cest la contrepartie et le renouvellement du Fiat Lux de la Gense.

    Consacr, la face des hommes, par cette manifestation cleste, Jsus sen va sur les routes et les sentiers de la Jude et de la Galile pour frapper la porte des curs. Dun mot, dun signe, il entrane sa suite les Aptres et les disciples sans quaucun deux ait une parole pour refuser le redoutable honneur quils pressentent, peut-tre, sans en peser les ultimes consquences ; son charme surhumain opre sur lmotivit avant de conqurir les enten-dements. Enfin, il parle, sa parole subjugue et meut les foules ; il agit et les miracles

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    fleurissent sous ses pas. Partout o il parat, les puissances du mal [/57]sont branles, regimbent ou se taisent. A sa seule prsence, ou par des moyens en apparence inadquats, les sourds entendent, les aveugles voient, les paralytiques marchent, les lpreux sont purifis, les morts ressuscitent. Tous les partisans de la lettre des anciennes lois, les raisonneurs et les sceptiques sattachent ses pas pour le convaincre dimposture et dignorance, ils sont confondus comme des enfants lintelligence encore dbile.

    Nous le voyons aux noces de Cana changer leau en vin, miracle insignifiant par lui-mme, symbole trs net, cependant, de la rvolution introduite dans la nature par sa naissance terrestre ; les choses indiffrentes et neutres, quand elles ne sont pas mauvaises, sont devenues, par lui, le support de la grce divine et de la batitude surnaturelle.

    Dans le dsert, il nourrit des milliers dhommes avec quelques pains. Or, le pain quil donne nest pas celui qui sort de la main du boulanger, cest le pain du Verbe, le pain de la parole divine, prfiguration eucharistique, dont la manne du Sina tait le reflet attnu. Il marche sur les eaux du lac de Gnsareth comme sur une route lgionnaire, car sa nature humaine, forme en dehors des consquences de la Chute, est libre des lois de la matire, son corps est glorifi par anticipation. il apaise les orages et les vents, car les lments moins oublieux, dans leur inertie, que les hommes dans leur activit, nont pas mconnu les sonorits cratrices de la voix qui leur a livr les abmes du nant et les carrefours de lespace.

    Il monte au Thabor, et, comme jadis dans les eaux du Jourdain, la gloire transfigure lhomme et rend le Dieu tangible. Cette transfiguration ne vaut pas seulement pour Jsus, elle vaut aussi pour nous et le prosaque Pierre voit, sans comprendre, [/58] comment la lumire est devenue le vtement de lhomme rgnr, lorsquil scrie : Matre, il fait bon ici

    Mieux encore que sa divinit, le Christ nous montre les infinies tendresses de son cur humain. Il smeut devant lenfance et nous la donne en exemple dhumilit, dinnocence et de simplicit. Il pardonne la femme adultre, dun mot il sanctifie la pcheresse de Magdala, il pleure sur son ami Lazare et sur Jrusalem, il compatit aux larmes et toutes les douleurs. Il fait rayonner la joie l o le malheur avait pos sa griffe. Il reoit les pcheurs malgr la rprobation des puritains dont la vertu hargneuse, sous tous les cieux, est identique elle-mme et, par sa mansutude, il remet dans la voie droite. Il est humilit, douceur, misricorde; il voile les rigueurs de la justice immanente et distributive dans les replis de sa bont ; il ne laisse clater sa parole vengeresse que devant lhypocrisie, lorgueil et lendurcissement malfique des mes dvores par lambition et le lucre.

    Cette charit sublime doit nous toucher plus que tous les miracles. Les Juifs incrdules avaient besoin de signes pour veiller leur foi, ils cherchaient le prophte capable de restituer sa gloire humaine et son hgmonie la race dAbraham. Notre foi, vivifie par vingt sicles defforts, na pas besoin de signes, elle a besoin de douceur et damour, elle a besoin dun Verbe pour y greffer le sien.

    Lhumanit de Jsus va donc nous servir de soutien, elle est notre porte immdiate. Si ses gestes sont le reflet dune toute-puissance qui parfois nous chappe, ses paroles sont lcho de notre norme originelle, le dictamen des consciences pures. En elles, nous puiserons la substance de notre pense, car elles donnent le sens de la vie, lorientation idale vers la vrit perdue et retrouve. Par les paroles et la [/59] doctrine de Jsus, le Dieu intrieur, dj pressenti dans la retraite au dsert, nous sera rvl en sa bnignit, voile tendu sur la puissance, et nous trouverons, enfin, le Dieu qui parle au cur avant de simplanter dans nos intelligences et nos comportements.

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    Nous pourrions suivre pas pas le dveloppement progressif des paraboles, des sermons, des rparties relats par les Ecritures, prendre un un les versets de lvangile Johannique, lvangile de la lumire, nous en imprgner jusqu saturation et extraire ainsi, de la moelle doctrinale, la figure de lhomme difi , de lhomme thandrique. Ce serait, peut-tre, peine inutile, car lascse est affaire personnelle, elle ne se commande pas ; elle doit se drouler, pour tre efficace, suivant le temprament de chacun dentre nous. Les paroles du Christ sont des diamants aux innombrables facettes, chaque homme les reoit et les comprend par le ct qui lui est familier, par celui qui rpond sa vision intrieure, la somme de sa sensibilit, de son entendement et la puissance de sa volont dans la recherche du bien. Notre tre difi procde de Dieu et de lhomme, comme le Christ Jsus, mais dans une proportion inverse. En Notre Seigneur, la divinit lemporte et absorbe la nature humaine ; notre union avec Dieu par le Christ porte toujours le masque de notre personnalit particulire. Ainsi Dieu lunique, immuable dans son essence, endosse la diversit spirituelle de ses adorateurs, il se donne eux dans la limite et sous la forme de leurs possibilits.

    Il est donc plus raisonnable, pour connatre Jsus dans luniversalit de son enseignement, de nous [/60] porter, dun coup daile, sur les sommets et den saisir le panorama idal dune hauteur o son unit transcendante laisse dans lombre toutes les particularits dont lintellect humain peut le revtir. Ce point culminant, ce sommet parmi dautres, cest le sermon sur la montagne, lnonciation des huit batitudes.

    *

    * *

    Les huit batitudes du Christ composent une gamme merveilleuse de lharmonie divine et humaine ; elles sont lAbsolu infus dans le relatif.

    Jsus gravit la montagne, il veut arracher ses disciples et la foule aux miasmes rampants de la plaine passionnelle, car ils touffent les intelligences et paralysent les volonts. Il leur parle dans lair des cimes plus proche de limmarcescibilit divine. Ecoutons et comprenons : Bienheureux les pauvres en esprit ! Parole si souvent ridiculise, trop profonde et sublime pour tre comprise par les sots, les primaires et les mes cupides adoratrices du veau dor. Les pauvres en esprit ne sont ni des misreux, ni des ignorants, ni des niais. Ils foulent aux pieds les contingences terrestres pour sassurer la possession du royaume promis par Jsus. Ce royaume de Dieu est intrieur lme, inviolable, interdit aux puissances du mal; les trsors de la Sagesse et de la Charit du Verbe y sont entreposs et il peut tre une ralit ds ici-bas.

    Pauvres en esprit! Le pauvre a besoin, il na rien, ou si peu, mais il dsire ardemment possder et il singnie pour rsorber son indigence, car il se sent dans le vide et veut une certaine plnitude.

    Il y a peu de pauvres rsigns, sinon parmi les esclaves et les vaincus, trop enclins, toujours, proclamer la strilit des efforts. Le dsir de la possession [/61] est lgitime, la proprit est un support de nos penses et de nos actes, mais tout dpend de lobjet de nos aspirations...

    Lhomme est cr pour une fin spirituelle, son seul souci doit tre ltablissement de sa personnalit sur des bases inbranlables. Les richesses prissables nont aucune commune mesure avec son me ; ce sont des moyens propres faciliter sa tche essentielle. Si son activit sexerce uniquement conqurir les moyens, il perdra de vue sa fin et la placera inluctablement dans les moyens. Or, ceux-ci sont inutiles si la fin nest pas atteinte. Tout lor du monde ne donnera pas la vrit, tous les joyaux des rois ne psent rien dans la balance de la justice. Tous les biens matriels svanouissent tt ou tard, comme une brume lgre au soleil.

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    Soyons pauvres en esprit pour tre riches en vrit, en beaut, en amour. Sans rien mpriser, puisque tout a t mis notre porte pour pauler nos efforts, dtachons-nous de toutes les contingences, soyons indiffrents aux biens physiques, aux satisfactions instinctives et passionnelles, au luxe, mol oreiller de la paresse et de lgosme. Profitons de tout, mais ne nous attachons rien. Nous sommes, ici-bas, comme le voyageur qui passe ; il nemporte rien des paysages contempls, sinon un peu de poussire sa chaussure. Nous nemporterons rien de nos richesses accumules, p art, peut-tre, un peu damertume de nous tre laisss possder par elles.

    De quoi serons-nous capables dans la voie du bien, si nous voulons entasser des richesses, si nous nous lions nos instincts, nos besoins, nos passions ? Les richesses sont des fers dors, elles entravent la vraie libert. Les passions sont insatiables, elles renaissent plus imprieuses avant dtre assouvies. Notre vie entire sera une longue poursuite de la matire, une descente perptuelle vers les lieux inf-[/62]rieurs o nulle lumire ne pntre et nclaire les masques individuels. Soyons pauvres en esprit et montons vers les cimes.

    Le pauvre en esprit est temprant, il prend des moyens la seule quantit ncessaire lobtention du but. Il nest pas envieux, il ne dsire rien en dehors de ses propres ressources. Il na point de haine, il ne dispute rien personne. Il est la fois juste et misricordieux, car il donne chacun ce qui lui est d et donne aussi ce quil a. Il donne non seulement de son superflu, mais de son ncessaire. Il a ainsi la paix en lui, car toutes ses penses et tous ses actes portent le sceau de la pauvret consentie qui est le sceau de lunit. Il possde la paix, car la guerre est linvitable reflet des intrts particuliers, des convoitises et des possibilits physiques dassouvir les apptits. Il possde la paix et limpose son entourage par lexemple jamais attnu de ses comportements dsintresss. Et lhumanit, de proche en proche, illumine par lui, gotera la paix universelle et la srnit. Elle crera sa destine en sarrachant au destin fatal de la nature, les vices capitaux nauront plus de prise sur elle et feront place aux vertus cardinales.

    Bienheureux les pauvres en esprit ! Bienheureuses les nations o ils seront majorit ! Ds cette terre, en attendant lternelle batitude, elles seront dans le royaume de la divine lumire.

    Voil le contenu de la premire batitude, elle est la base de toutes les autres, elle les rsume et les contient, elle est lassise fondamentale de lharmonie humaine. Cest pourquoi Jsus la place au seuil de sa prdication pour exprimer la totalit du salut, car tout le reste est corollaire et dveloppement.

    Continuons nanmoins, pour nous imprgner jusqu saturation de la parole salvatrice. [/63] Bienheureux les doux ! A ceux-l, la terre ; la terre promise, la terre du salut, que personne ne peut leur enlever ; le point dappui o se pose le levier de la gloire divine et dont les bases sont inbranlables. Elle na point de frontires humaines pour la fragmenter dans lespace, car la terre du Christ, comme le royaume de Dieu, nest pas de ce monde. Elle ne comporte ni tien, ni mien, elle est tous et contenue tout entire dans lintimit du cur. Les doux ne connaissent donc pas la colre, ni lenvie, ni la haine ; ils nemploient pas la violence ou le rapt