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De sa fondation dans les lagunes au Moyen Age à sa conquête par Bonaparte en 1797, en passant par l’âge d’or de la fête et du carnaval, Venise impressionne par sa capacité d’innovation et d’adaptation.  Métropole la plus cosmopolite d’Europe, elle a inventé sa propre stratégie d’accueil, autorisant les migrants allemands, albanais ou grecs à œuvrer dans tous les secteurs. C’est dans ce contexte que le mot ghetto est inventé il y a tout juste cinq cents ans, le 29 mars 1516 : Venise admet la population juive dans la cité, mais dans un quartier réservé. Nous avons demandé aux meilleurs spécialistes de nous éclairer sur les paradoxes de cette ville (presque) comme les autres.

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VENISE LA CITE MONDE

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SommaireLES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°71 - AVRIL-JUIN 2016

Venise La cité monde

6 Plan : un miracle de pierre au milieu des lagunes

8 Les mots de Venise

1. UNE RÉPUBLIQUE MARITIME

12 Au commencement, l’eau et la bouepar ÉLISABETH CROUZET-PAVAN

17 Portfolio : la lagune nourricière par DONATELLA CALABI

20 Marchands et navigateurs. A la conquête du monde entretien avec PHILIPPE BRAUNSTEIN

❙ Marco Polo et les merveilles de l’Asie par CHRISTINE BOUSQUET-LABOUÉRIE

2. LA VILLE COSMOPOLITE

42 Une terre d’accueil par ÉLISABETH CROUZET-PAVAN ❙ Les Allemands, une minorité choyée par PHILIPPE BRAUNSTEIN

❙ Imprimerie : une affaire internationale par JOHANN PETITJEAN

48 Ghetto : histoire d’un quartier réservé par JEAN-FRANÇOIS CHAUVARD

52 Les Juifs dans la ville par DONATELLA CALABI

56 Information. La grande connexion par JOHANN PETITJEAN F

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30 La ville où le peuple ne se révolte pas par CLAIRE JUDDE DE LARIVIÈRE

❙ Des boules de neige contre le podestat

34 La République idéale par PATRICK BOUCHERON ❙ Institutions, mode d’emploi

38 Commentaire de tableau : miracle au Rialto par CLAUDIE CAMPAGNE-IBARCQ

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SommaireLES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°71 - AVRIL-JUIN 2016

3. LA FÊTE VÉNITIENNE 60 xvie-xviiie siècle.

Un déclin très relatif par JEAN-FRANÇOIS CHAUVARD ❙ 1606 : la cité tient tête au pape par JEAN-CLAUDE HOCQUET

❙ « A Lépante, vous nous avez seulement coupé la barbe » ❙ Cartes : Une lutte acharnée contre les Turcs Le repli vers la Terre Ferme

66 « Un cochon pour carnaval ou un mari pour la vie ? » par ANNA BELLAVITIS

68 Au carnaval, tout est permis !par GILLES BERTRAND

❙ Un rayonnement musical

74 Casanova, c’est Venise par MAURICE LEVER

76 Le triste destin des nobles vénitiens par JEAN-CLAUDE HOCQUET ❙ L’extinction des Pisani de San Stefano

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ABONNEZ-VOUS PAGE 80 Toute l’actualité de l’histoire sur www.histoire.presse.frCe numéro comporte deux encarts jetés : L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

4. LA BELLE ENDORMIE 82 12 mai 1797. La république meurt

sans combattre par JEAN-FRANÇOIS CHAUVARD

et XAVIER TABET

86 Sous le joug autrichien par CATHERINE BRICE

92 Une ville comme les autres ? entretien avec SALVATORE SETTIS

94 Chronologie

96 A lire, voir et écouter

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L’ÉDITION NUMÉRIQUE DES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE EST DISPONIBLE SUR VOTRE TABLETTE OU VOTRE SMARTPHONE

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Rituels Dans la Procession sur la place Saint-Marc, Gentile Bellini a mis en scène le corps social vénitien, avec le doge, les patriciens et les scuole qui défilent en habits d’apparat (1496, Venise, Galerie de l’Académie).

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12 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°71

P lus que Milan, mieux que Florence et avant Rome, Venise est « triomphante », s’émerveillent les voyageurs qui découvrent la cité vers 1500. D’abord, ils s’étonnent devant une ville bâtie sur les eaux. Mais voilà que cette cité

leur paraît plus urbaine que toute autre. Des églises, des palais, des places et des ponts, mais pas de jar-dins ni d’arbres, pas de campagne proche : un miracle de pierre. « Ce me semble tout jaspe, cassidone [calcé-doine] ou albâtre », écrit l’un d’entre eux. Ainsi se sai-sit la gloire de Venise. Lorsqu’ils mettent en forme leur histoire, les Vénitiens n’écrivent pas autre chose. Tous les textes, des premières chroniques médiévales aux histoires officielles de l’âge moderne, exaltent la sin-gularité de l’installation au cœur des lagunes. « Nous qui au milieu des paluds [marais] salés avons édifié une si grande cité », déclarent les sénateurs. Dans le succès d’une telle entreprise, ils voient la main bienveillante de Dieu : leur ville est unique, elle est aussi providen-tielle. Dès les derniers siècles du Moyen Age se consti-tue ainsi un mythe vénitien, resté actif jusqu’à la chute de la république en 1797.

L’aventure vénitienne commence dans les marais du fond du golfe Adriatique. Selon les premières his-toires de la ville, cet établissement lagunaire aurait été

Au commencement, l’eau et la boue

Professeur d’histoire médiévale à l’université Paris-I-Sorbonne, Élisabeth Crouzet-Pavan vient de publier Le Moyen Age de Venise (Albin Michel, 2015). Cet article est la version mise à jour de « Une cité au péril des eaux », L’Histoire n° 208, mars 1997.

L’aventure de Venise débute au ve siècle dans les marais hostiles du golfe de l’Adriatique. La construction au cœur des lagunes de l’une des plus grandes agglomérations de l’Occident médiéval exigea des travaux continus et beaucoup d’imagination.Par ÉLISABETH CROUZET-PAVAN

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IndIspensables pIlotIs Fragile, le sol ne peut supporter d’édifices trop lourds. La ville repose donc sur une forêt de pilotis que les ouvriers enfoncent dans la boue (gravure de Grevenbroeck, xviiie siècle, Venise, musée Correr).

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LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°71 13

fondé au ve siècle, lorsque les Barbares déferlent sur l’Italie. Les populations de Vénétie, à suivre ces chro-niques, fuient les envahisseurs. Refusant la soumis-sion, elles entendent sauver et leur liberté et leur foi. Sous la conduite de leurs prêtres, elles passent dans les eaux de la lagune avec les reliques et les trésors des églises. Au fil des récits, la migration originelle est reliée à l’un ou l’autre des dangers successifs, tantôt les Huns (au ve siècle), tantôt les Lombards (au vie siècle). Mais une même assertion demeure inchangée : le refuge des lagunes avait été promis à ceux qui fondent Venise.

A l’évangéliste Marc, le futur saint patron de Venise, avait été révélé que s’édifierait dans ces marais une ville qui abriterait son corps. Le site, prédestiné, a fait l’ob-jet d’une élection divine : il est, comme tel, admirable. Les Vénitiens invoquent la Providence là où ne joua qu’une suite d’accidents. En fait, de petits groupes de pêcheurs, de marins et de sauniers ont toujours vécu dans la lagune. Puis chaque vague d’invasion a déclen-ché des migrations vers cet abri. Mais, la bourrasque passée, les sites de ce que les Vénitiens appellent la « Terre Ferme » sont repeuplés.

C’est l’invasion lombarde qui, à la fin du vie siècle, marque une rupture. L’Italie, tenue par les Ostrogoths, vient d’être reconquise par les Byzantins dans les années 539-563. Face à l’arrivée de ce nouveau peuple germanique, paysans et citadins abandonnent la Vénétie continentale pour le refuge des îlots lagunaires et des cor-dons littoraux. Les Byzantins, qui parviennent à garder sous leur autorité Ravenne et les terres alentour, favo-risent peut-être ce repli. Les premiers groupes de réfu-giés considèrent sans doute cette installation comme

provisoire. Mais l’insécurité permanente empêche tout retour et met en mouvement d’autres groupes d’habi-tants de la Vénétie vers la zone littorale.

A la fin du vie siècle, la lagune connaît donc un nou-veau type de peuplement. L’exode vers les îles se révèle définitif. Au milieu des paluds, la vie s’organise. Elle nous est connue par le texte célèbre d’un haut magistrat du royaume ostrogoth, Cassiodore, qui donne la pre-mière description des lagunes quelques années avant l’arrivée des Lombards en Vénétie. Tout y évoque une vie précaire : un paysage incertain d’étendues palu-déennes, de vase et de roseaux, et puis des hommes en barques, aquatiques comme les oiseaux qu’ils chassent ; ils exploitent les premières salines, vivent dans des abris de joncs sur des terres inondables à peine protégées contre le courant et la marée.

LES PREMIERS TRAVAUXLes travaux débutent dès que les réfugiés s’installent.

Sur chacun des îlots, ils mènent les mêmes opérations : consolider les rives, drainer la terre, construire avec des matériaux précaires, puis des briques et des pierres que l’on va chercher en Terre Ferme. Très vite, des églises surgissent, élevées par dizaines, des petites cités sont édifiées dont souvent il ne reste rien aujourd’hui, ava-lées qu’elles ont été par les marécages1.

Un événement lourd de conséquences marque le cours de cette lente croissance. Depuis l’installation dans la lagune, les petites communautés sont placées sous l’autorité d’un duc ; en fait un magistrat byzantin. Or, en 810, en raison de la menace franque, le siège du duché fixé sur le cordon littoral de Malamocco

NOTE1. Le nord du bassin des lagunes, avant les grands travaux de l’âge moderne, a lourdement souffert de l’envasement et de l’alluvion­nement des fleuves.F

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Le refuge des Lagunes La vie s’est très tôt organisée dans ce paysage de marais, de vase et de roseaux : d’abord pour échapper aux envahisseurs barbares, ensuite pour tirer parti d’un environnement instable mais aux ressources variées.

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Professeur au Collège de France, à la chaire Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, xiiie-xvie siècle, Patrick Boucheron est notamment l’auteur de Les Villes d’Italie, vers 1150-vers 1340 (Belin, 2004).

La République oligarchique a longtemps séduit tous les adeptes de l’équilibre des pouvoirs, jusqu’à Montesquieu, qui projeta d’écrire sur les institutions vénitiennes un livre intitulé La République des castors. Qu’en est-il vraiment ?Par PATRICK BOUCHERON

La République idéale

I l n’est qu’un rêve en politique : conquérir la durée par la conservation de l’État. Soit, de manière indissociable, stabiliser les institu-tions en les plaçant à l’abri des aléas de la vie collective et assurer du même coup la repro-duction sociale de ceux qui exercent le pou-

voir. Or voici le paradoxe : dans l’Europe médiévale et moderne, c’est Venise – la cité jetée à la mer, qui n’a

pour seule muraille que l’eau saumâtre de ses lagunes et ne cesse de proclamer sa fragilité face à la menace des flots toujours au bord de l’engloutir – qui assume cet idéal de conservation politique.

Sans doute ce discours des périls accompagne-t-il, depuis le xve siècle au moins, comme l’a montré Élisabeth Crouzet-Pavan, le renforcement des moyens coercitifs de l’État. Venise est la cité des ambassadeurs et des espions, des grandes opérations maritimes et des petits accommodements. Elle fascine autant qu’elle inquiète, et les noblesses européennes admirent la capa-cité du patriciat vénitien à se maintenir au pouvoir,

Gouverner La Seigneurie de Venise en pleine activité, miniature de Maître Philippe de Gueldre. Au registre supérieur, le doge est entouré de ses six conseillers et des trois chefs des « Quarantie » (manuscrit de Chantilly, xvie siècle).

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GRAND CONSEIL (Maggior Consiglio)

DOGE

Assemblée souveraine composée de 1 000 à 2 000 patriciens qui possèdent collectivement le pouvoir politique et le transmettent de manière héréditaire.

Outre les sessions extraordinaires, il se réunit 50 fois par an

Premier magistrat de la cité,

élu à vie par le Grand Conseil

CONSEILLERS DUCAUX

6 conseillers, 1 par sestier (quartier)

CONSEIL DES DIXQUARANTIESÉNAT

PLEIN COLLÈGE(Pien Collegio)Organe réunissant les principauxmagistrats de l’État (26) au rôle consultatif, exécutif et représentatif (accueil des ambassadeurs étrangers))

SEIGNEURIE(Signoria)Organe de 10 membresincarnant le pouvoir ducal et siégeant dans tous les conseils

PETIT CONSEIL(Minor Consiglio)Conseil unissant le doge à ses 6 conseillers chargés de l’assister et de modérer son autorité

Organe judiciaire et exécutif de10 membres,

plus le Petit Conseil (le doge et

6 conseillers ducaux),chargé de la défense

de l’ordre public et du contrôle du gouvernement.

Il se réunit tous les jours

Tribunaux d’appelau civil et au pénal

Organe de 200 à 250 membresaux compétences législatives et exécutives en matière militaire diplomatique et économique. Il se réunit 2 fois par semaine

Conception : J.-F. Chauvard Légendes Cartographie

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CHEFS DES QUARANTIE(3 chefs)

CONSEILLERS DUCAUX(6 conseillers)

CONSULTA(ou Collège des sages)6 grands sages5 sages de Terre Ferme5 sages aux ordres

DOGE+ + +

Institutions, mode d’emploiLa structure et le fonctionnement des institutions républicaines sont complexes et ont évolué dans le temps. Le doge fait figure de souverain : il symbolise la République et siège dans tous les conseils, même s’il fait l’objet d’une étroite surveillance. Il est élu à vie par le Grand Conseil, principal organe de gouvernement jusqu’à la fin du xve siècle, date à laquelle il délègue ses compétences aux conseils qui procèdent de lui : la Seigneurie, le Plein Collège et le Petit Conseil, dont les membres forment l’exécutif. Le sénat a des prérogatives militaire, diplomatique et économique. Les « Quarantie » tiennent lieu de tribunaux d’appel ; le Conseil des Dix est chargé de la sûreté de l’État et veille aux bonnes mœurs.

éteignant dans l’œuf toute velléité de dissensions sociales. Et ce depuis la Serrata de 1297, c’est-à-dire le « resserrement » du Grand Conseil autour d’une aris-tocratie de fonction qui prétend définir, une fois pour toutes, et pour le bien de chacun, les « principaux de la Terre » providentiellement destinés à gouverner la cité.

L’EMPIRE DES DÉTAILS Ilot de stabilité institutionnelle dans une Italie

agitée par les changements de régime, parangon de concorde sociale lorsque tout autour d’elle bruissent des révoltes et des luttes de faction, gouvernée par une oligarchie suffisamment large pour qu’on ne lui reproche pas sa fermeture, la Sérénissime aurait-elle trouvé le chiffre secret de la politique ? Tel est l’irritant « mythe de Venise » sur lequel nombre d’historiens se sont gâté les dents. Mais que recouvre-t-il réellement ? Pour le comprendre, mieux vaut partir en quête de la séduction qu’il exerce, y compris sur ses adversaires.

Soit le cas de l’amiral Louis Malet de Graville. Ce personnage de premier plan, qui a de fait dirigé la politique du royaume de France jusqu’en 1491, s’est toujours montré circonspect face aux ambitions ita-liennes du jeune Charles VIII. Mais la montée sur le trône du duc d’Orléans devenu roi de France sous le nom de Louis XII en 1498 ranime la nécessité de com-prendre le jeu politique italien. La constitution de la ligue de Cambrai en 15081 puis les opérations mili-taires contre Venise s’accompagnent d’une intense et haineuse politique de propagande antivénitienne. En coulisses, pourtant, les relations ne sont jamais tota-lement rompues. C’est dans ce contexte que l’amiral

de Graville commande à un auteur anonyme, mani-festement très bien informé, un traité sur les institu-tions vénitiennes.

Philippe Braunstein et Reinhold Mueller ont édité récemment cette passionnante Description ou Traité du gouvernement et régime de la cité et seigneurie de Venise, à partir d’un manuscrit luxueusement enluminé conservé à la bibliothèque de Chantilly. L’auteur anonyme ne s’arrête pas à la description de l’élection du doge ou du rassemblement des conseils. Il décrit, comme de l’intérieur, les rouages de ce régime, s’arrêtant minu-tieusement au fonctionnement de chaque magistrature, les unes réglant les usages de l’eau, les autres arbitrant les conflits de voisinage, l’ensemble travaillant à un projet de contrôle général des espaces urbains et de leurs usages sociaux – tels ces « seigneurs de la nuit » qui surveillent les canaux plongés dans l’obscurité, y traquant tous les dérèglements moraux que favorisent les troubles entrelacs de l’espace urbain. Car l’emprise de Venise est comme l’empire des détails.

Reste que ce que vise le compilateur anonyme est bien la raison de la stabilité politique du régime véni-tien. Il le trouve dans un principe général de déléga-tion des pouvoirs : le doge de Venise, les magistrats et tous les officiers « sont dépendants et ont naissance du Grand Conseil ». Comprenons que tout pouvoir pro-cède de cette source unique de légitimité qu’est la sou-veraineté populaire dont le Grand Conseil assume la représentation politique, expression de la volonté géné-rale d’une société politique unanimement assimilée à son élite dirigeante. C’est d’abord cela, le mythe de Venise : l’idéal réalisé de la république oligarchique.

NOTE 1. La ligue de Cambrai rassemblait la France, le Saint Empire, l’Espagne, Florence, Ferrare et, en 1509, le pape.

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48 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°71

Maître de conférences à l’université de Strasbourg, Jean-François Chauvard a notamment publié La Circulation des biens à Venise. Stratégies patrimoniales et marché immobilier (École française de Rome, 2005).Cet article est la version revue de « Voyage à l’intérieur du Ghetto de Venise », L’Histoire n° 244, juin 2000.

A u xvie siècle, le regroupement des Juifs dans une zone réservée n’est pas une nouveauté en Europe. Mais c’est le Ghetto de Venise qui laissera son nom à une forme de ségrégation spa-tiale appelée à une longue postérité en

Italie et sur le reste du continent. Parce qu’il matérialise des sentiments contradictoires à l’égard de la commu-nauté juive, le Ghetto se révèle une institution com-plexe et ambivalente. Il instaure une mise à l’écart mais rend possible le séjour des Juifs à qui il était interdit jusque-là de résider de manière continue dans la ville ; il soumet ses habitants à une juridiction spéciale mais favorise leur activité économique ; enfin, il est le cadre d’expression d’un culte judaïque fortement imprégné des modèles culturels vénitiens.

On peut dater avec certitude l’installation des pre-miers Juifs dans la cité lagunaire au début du xive siècle. En 1314, un dénommé Vlimidus intervient auprès du doge au nom de ses coreligionnaires crétois. En 1382, une condotta –  un accord entre les autorités véni-tiennes et les prêteurs juifs – autorise leur présence pour une durée de cinq ans, soumise à un renouvelle-ment périodique et concédée en échange d’une rede-vance annuelle de 4 000 ducats.

C’est le 29 mars 1516, il y a tout juste cinq cents ans, que la République de Venise obligeait tous les Juifs à habiter dans un quartier, le Ghetto Novo, isolé du reste de la ville. Par JEAN-FRANÇOIS CHAUVARD

Ghetto : histoire d’un quartier réservé

Trois GheTTos En 1516, la présence juive est admise mais à l’écart, dans un îlot appelé le Ghetto Novo (1), organisé autour d’une vaste place (page de droite : le campo), auquel s’ajoute en 1541 pour les Levantins le Ghetto Vecchio (2) et en 1633 le Ghetto Novissimo (3). Venise compte alors 5 000 Juifs (détail de la Vue de Venise à vol d’oiseau de Jacopo de’ Barbari).

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Si la catholique République de Venise autorise ainsi le séjour d’un peuple considéré comme déicide, c’est parce qu’elle traverse une conjoncture difficile. La guerre victo-rieuse qu’elle a menée contre Gênes entre 1378 et 1381 a provoqué une hausse de la pression fiscale et une dimi-nution de l’offre de crédit qui fragilisent les plus humbles. Pour éviter les tensions sociales, Venise favorise alors l’ac-tivité des petits établissements juifs qui, depuis le milieu du xive siècle, accordent des prêts aux communautés et aux particuliers à la place des chrétiens soumis aux inter-dits de l’Église en matière d’usure.

FERMÉ À MINUIT En 1394, Venise décide pourtant l’expulsion des

Juifs. Tout au long du xve siècle, ils ne sont admis dans la cité que pour de courtes périodes, un an maximum, et seulement afin d’exercer leur activité profession-nelle. Ils sont nombreux cependant à passer outre l’in-terdiction, séjournant en particulier autour du Rialto, le centre des affaires, sans que la République, pragma-tique, ne prenne de sanctions à leur égard.

Au début du xvie siècle, confrontée à la dispari-tion de plusieurs grandes banques et engagée dans une guerre contre les coalisés de la ligue de Cambrai1, Venise fait de nouveau appel aux établissements juifs. Dès 1503, les Juifs de Mestre, aux portes de la lagune, sont autorisés à séjourner dans la ville pour une durée de dix ans. Certes, leurs établissements ne peuvent remplacer les grandes maisons vénitiennes, mais ils contribuent à alléger la pénurie de liquidités en offrant du crédit aux petites gens.

En 1509, Venise doit gérer l’arrivée de plusieurs centaines de Juifs de Terre Ferme qui fuient devant l’avancée des troupes de la Ligue. Pour reconstituer ses finances, la Commune utilise alors le droit de séjour des Juifs comme un expédient fiscal : en 1513, les accords conclus avec les banquiers de Mestre dix ans plus tôt sont reconduits contre le paiement d’une rede-vance annuelle de 6 500 ducats et des fripiers juifs sont autorisés à tenir boutique.

À SAVOIR

De la « getaria » au ghetto A l’origine, le mot ghetto n’est qu’un toponyme qui désigne un îlot au nord-ouest de Venise, sur l’emplacement d’anciennes fonderies, getaria en dialecte vénitien. C’est sur ce terrain périphérique que les Juifs de Venise sont relégués à partir de 1516. En 1633, la cité décide d’étendre le quartier juif sur un site adjacent. Elle le désigne comme le « Ghetto Novissimo » alors qu’aucune ancienne fonderie n’est attestée sur le site : en cent ans, le terme de ghetto a donc subi un glissement sémantique pour ne plus désigner un lieu-dit mais un quartier clos habité par les Juifs. Cette signification est toutefois déjà répandue en Italie (Padoue, Vérone, Ancône, Rome en 1562).

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Au carnaval, tout est permis !Né au Moyen Age, le carnaval de Venise connaît son âge d’or au xviiie siècle. La fête, qui dure six mois, autorise toutes les séductions. Mais elle est aussi un moyen, pour le gouvernement, de réguler la société et d’affirmer sa puissance. Par GILLES BERTRAND

Professeur d’histoire moderne à l’université Grenoble-Alpes, Gilles Bertrand a notamment écrit une Histoire du carnaval de Venise, xie-xxie siècle (Pygmalion, 2013).Cet article est la version revue de « Venise au temps du carnaval », L’Histoire n° 185, février 1995.

D ès 1094, le doge Vitale Falier recon-nut à la population le droit de célé-brer le carnaval les jours précédant le carême. Chaque 2 février, jour de la Purification de la Vierge, les Vénitiens prirent l’habitude de fêter les Douze

Marie : à l’aide de douze statuettes en bois de la Vierge richement parées, on commémorait les représailles contre les pirates triestins qui avaient enlevé, peut-être en 973, les douze jeunes filles pauvres que le doge dotait chaque année. Banquets et réjouissances s’étalaient du 31 jan-vier au 2 février, liant les quartiers entre eux. Mais ce n’est que dans la seconde moitié du xiiie siècle que le carnaval semble avoir acquis sa physionomie propre. L’habitude de se masquer se répand alors et s’affirme la festivité du jeudi gras (le dernier jeudi avant le premier jour de carême).

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LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°71 69

Au carnaval, tout est permis !Les Vénitiens se souvenaient ainsi d’un événement

précis du siècle précédent. En 1162, Ulrico, le patriarche d’Aquilée occupa Grado, siège de son collègue et rival le patriarche métropolitain de Venise. Battu par le doge et capturé avec douze de ses chanoines, Ulrico fut, selon la légende, libéré contre un tribut annuel versé le jeudi gras : douze porcs et douze gros pains de farine, plus un taureau à partir de 1312. Le tribut était remis au palais ducal, dans la salle du Piovego où de petits châteaux de bois symbolisaient ceux des vassaux friouliens alliés d’Ulrico. Après un simulacre de jugement, les porcs et le taureau étaient condamnés à mort, puis exécutés place Saint-Marc au milieu de la liesse populaire. Le doge et quelques conseillers abattaient alors les châ-teaux avec des bâtons de fer. Ce récit souligne le rôle de l’élément patriotique et guerrier dans l’élaboration mythique du carnaval, dont le jeudi gras est resté le principal moment partagé.

Par cette commémoration, Venise, affranchie des Empires germanique et byzantin, affirme également sa suprématie sur les rives de l’Adriatique. En mêlant la fête populaire aux rituels de la politique, le gouvernement unit les habitants autour de la célébration de leur ville : entraînements militaires et démonstrations de force constituent ainsi l’une des sources du carnaval. Parmi eux se distinguent les luttes avec des tiges de roseau

qui opposent les deux factions du peuple, les Castellani (habitant dans les trois quartiers situés à l’est de Venise, Castello, San Marco, Dorsoduro) et les Nicolotti (habi-tant dans les trois quartiers situés à l’ouest, San Polo, Santa Croce, Cannaregio), puis se transforment, à la fin du xiiie siècle, en combats à coups de poing.

DES JOURS GRAS POUR LA PATRIEAux xive et xve siècles, avec la formidable expan-

sion du commerce vénitien, la fin du conflit séculaire contre la République de Gênes et la consolidation des institutions oligarchiques, le carnaval garde sa signifi-cation mais prend la forme d’un amusement collectif. Après l’annexion du Frioul en 1420, Venise pourvoit elle-même au « paiement » du tribut du jeudi gras pour maintenir la cérémonie. Destinés à célébrer les victoires et à évoquer les grandes actions du doge, les tournois se transforment en spectacles fastueux sur une place Saint-Marc ornée de peintures, de pavillons et de bannières. Le masque devient le trait distinctif de la période carnavalesque, au point de susciter un artisa-nat reconnu au sein de l’économie citadine.

La Venise du xve siècle déploie ses richesses, sa beauté et son élégance en l’honneur des souverains qui la visitent de plus en plus souvent. Le carnaval est l’un des moments clés d’une mise en scène où la noblesse affirme

Une fête très politiqUe En mêlant fête populaire et rituels politiques, le gouvernement unit les habitants autour de la célébration de leur ville. Ici, la mascarade place Saint-Marc, le dernier jour du carnaval (G. Bella, xviiie siècle, Venise, Fondation Querini Stampalia).