venise de ma jeunesse

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Livre autobiographique de Bernard Prouteau, pendant la deuxième guerre mondiale dans le village Franc-Comtois de Venise (Doubs)

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Venise de ma Jeunesse

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Chapitre 1

A Paris, ce matin de mai 1942, comme chaque jour nous nous sommes levés de bonne heure. Je me dirige vers la fenêtre de notre appartement situé au 3ème étage du 43 de la rue de Lancry dans le 10ème arrondissement de Paris.La journée s’annonce belle. Dans le ciel le soleil commence à décou-per les cheminées de l’immeuble d’en face. Les files d’attente se sont déjà formées devant la crémerie, la boucherie et la boulangerie. Il va falloir encore faire la queue pendant des heures. Comme chaque matin, je fais un signe de la main pour dire bonjour aux sœurs Bélier qui habitent juste en face, et à mémé Rachel qui ha-bite tout là haut au 6ème étage sous les toits. Bien que n’ayant aucun lien de parenté, je l’appelle mémé. Mémé Rachel est une charmante petite dame âgée, qui lorsque nous nous rencontrons dans la rue, me parle avec douceur et avec une infinie tendresse dans le regard.Maman, enfin prête, porte mon petit frère Claude dans les bras pour déscendre nos trois étages et nous retrouver dans la rue. Il commence à faire chaud. Il flotte dans l’air un parfum de fleurs qu’exhale le kiosque du fleuriste «Maurice» situé à l’extrémité de la place des Marais.1

Je prends ma place dans la file du crémier, pendant que ma mère va à la boulangerie. Je tiens précieusement serrés dans ma main les tickets de rationnement que l’on doit donner pour s’approvisionner. Ces tickets sont de petites vignettes d’environ un centimètre carré qui se présen-tent en planches. On les découpe, soit avec des ciseaux, soit comme des timbres-poste. Il y en a de différentes couleurs correspondant aux denrées.Dessus est indiqué un poids, un volume ou une quantité.

1: devenue place Jacques Bonsergent

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Ils sont attribués par la mairie aux familles en fonction du nombre de personnes vivant au foyer et de l’âge des enfants, classés en J1, J2 ou J3. Un adolescent classé «J3» aura droit à plus de tickets qu’un enfant classé J1 ou J2. Je tiens dans ma main les tickets correspondants à un litre de lait et 100g de beurre. Pourvu que j’arrive jusqu’au comptoir de la boutique. Combien de fois après une demi-heure ou plus d’attente, avons-nous vu la porte se refermer devant nous et le commerçant dire:- Plus rien pour aujourd’hui. Inutile de décrire la déception de chacun, surtout lorsque des soldats allemands entrés en passant devant tout le monde en ressortent les bras chargés, un sourire narquois aux lèvres. Les gens serrent les dents et les poings mais ne peuvent exprimer leur rage.Tandis que je patiente, je regarde les animations de la rue.Le long du trottoir, à coté de moi, se trouve une charrette de livraison. Un beau cheval gris y est attelé. J’irais bien le caresser mais il n’y a pas intérêt à quitter sa place, car il serait difficile de la reprendre.A l’époque, toutes les livraisons se font avec ces grandes charrettes à deux ou quatre roues tirées par des chevaux, et même à bras d’hommes comme celles des bougnats. Il y en a à plate-forme et d’autres fermées pour transporter les marchandises devant être abritées, quartiers de viande, pains de glace destinés aux chambres froides. Les réfrigéra-teurs et congélateurs ne sont pas encore commercialisés en France.Il y a bien des camions, mais ceux-ci sont réservés aux transports les plus lourds.Pendant que la file avance doucement, je regarde passer un vitrier. Il porte sur son dos au moyen de bretelles, une sorte de chaise où sont empilées des plaques de verre retenues par une courroie. Il semble que ce soit lourd puisque l’homme fléchit légèrement les jambes à chaque pas. Il pousse sans arrêt un cri retentissant comme «i- triiéé» , raccour-ci pour vitrier. Il entre dans chaque cour de la rue pour lancer son appel jusqu’à ce qu’une personne l’interpelle pour changer une vitre. Un peu plus loin un rémouleur affûte des couteaux et des ciseaux. Il est assis sur une machine en bois, munie de deux roues servant à son déplacement. Au centre se trouve une grosse meule baignant dans un

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auget rempli d’eau. A côté se trouve une deuxième meule plus pe-tite recouverte de cuir pour affiner l’aiguisage. Le tout est actionné au moyen d’une pédale C’est enfin mon tour. Cette fois je suis arrivé jusqu’au comptoir. Je tends mon pot à lait, mes tickets et ma monnaie. La crémière me verse mon litre de lait et me donne mes 100g de beurre.Je retrouve ma mère qui, elle aussi, a pu avoir un morceau de pain noir et nous remontons nos trois étages.L’après midi je lui demande la permission d’aller jouer sur la place des Marais. Là je retrouve mes copines Ida et Mauricette la fille du fleuriste. Nous allons sur un banc public pour regarder des illustrés ou jouer, les filles avec leurs poupées et moi avec mes cubes, mes billes ou mes soldats de plomb. Tandis que nous jouons, je ne perds pas une miette de ce qui se dit aux alentours. Les gens parlent à voix basse des événements, de l’occupa-tion, des restrictions, du marché noir etc… Souvent, je fais rouler mes billes vers les personnes qui discutent afin de mieux entendre. Ils ne prêtent pas attention à ce gamin qui joue à côté d’eux et auquel, pour-tant, aucun mot prononcé n’échappe.Sur le boulevard de Magenta, des groupes de soldats et des officiers dans leurs uniformes verts se promènent. Il y en a tellement qu’on a l’impression que toute l’Allemagne est à Paris. Où que nous allions, il y en a. Ils semblent passer leurs journées à se promener et à se photo-graphier devant nos monuments, du parvis de Notre-Dame aux mar-ches du Sacré Cœur.Il règne sur ce boulevard de Magenta une animation importante. En plus des bus, voitures à gazogène, à cheval, camions, et autres, on peut voir toutes les astuces utilisées par les hommes en période de crise. Il y a les vélo-taxis, ce sont de petites charrettes tirées par un homme à bicyclette dans lesquelles prennent place les clients. C’est une version mécanisée du pousse-pousse asiatique. Il y a aussi les voiturettes à pédales.Elles sont réalisées en contre-plaqué et sont actionnées au moyen de pédaliers par deux personnes assises côte à côte, à la manière des pé-dalos. Notre voisin qui est marchand de cycles s’en est fabriqué une.

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Nous les voyons partir à la campagne, lui et son épouse, tous les di-manches matin lorsque le temps le permet.

Nous sommes en fin d’après midi et j’aperçois le camion de mon père garé devant notre immeuble, c’est un Citroën P 45 équipé d’un gazo-gène. Je ramasse mes jouets, dis au revoir à Ida et Mauricette et je pars re-trouver mon père. Le gazogène est un dispositif destiné à produire les gaz qui serviront à l’alimentation du moteur. Il se présente sous la forme d’un gros cylindre de métal accroché sur le côté du camion. Le matin, lorsque le moteur est froid, sa mise en marche est assez dif-ficile. Avant de partir, il faut nettoyer la chaudière, enlever la cendre, refaire le plein de bois ou de charbon de bois et l’allumer avec une torche enflammée. Un ventilateur est fixé à côté du moteur. Un tuyau le relie à la chau-dière dans sa partie supérieure. Il entre à l’intérieur pour aspirer la flamme se trouvant en bas de la chaudière, et embraser le charbon de bois. Il est nécessaire d’attendre quelques minutes pour savoir si le gaz produit est utilisable. Il suffit pour cela de mettre une flamme devant la sortie du gaz et voir si celui ci s’enflamme. Quand il y a suffisamment de gaz, grâce à une manette située sur le tableau de bord, il est envoyé vers le moteur pour mettre celui-ci en marche, soit avec le démarreur, soit à la manivelle.Mais il ne faut surtout pas faire ces manœuvres dans un endroit clos, car il peut y avoir des risques d’asphyxie.Le chauffeur peut être incommodé ou s’endormir sans s’en rendre compte. Il est souvent arrivé que mon père revienne avec les sourcils et les cheveux roussis par l’explosion de gaz échappés de la chaudière. On disait qu’il y avait eu un retour de flamme.Sur ce camion il y avait une chose qui m’amusait beaucoup, c’était le dispositif permettant de signaler aux autres usagers les changements de direction.De chaque côté du camion pendaient deux silhouettes de bras décou-pées dans une planche et peintes en rouge. Dans l’extrémité opposée à la main, chaque bras était percé pour y laisser passer une ficelle qui traversait la cabine. En tirant sur cette ficelle pour faire balancer le

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bras, le conducteur indiquait le côté vers lequel il désirait tourner.Un jour, sur un journal, un dessin humoristique représentait un de ces véhicules, le bras tendu à l’horizontal arrivant à la hauteur d’un cy-cliste. On imaginait la claque qu’il allait prendre derrière la tête.Les jours passèrent et au mois de juin nous vîmes dans le quartier plusieurs personnes porter sur leur poitrine une étoile jaune faite de tissus, formée de deux triangles superposés tête bêche, au centre était écrit le mot «juif» en lettres de type hébraïque. Le port de cette étoile fut imposé aux personnes de religion juive. Quelle fut ma surprise, en allant comme d’habitude retrouver mes co-pines place des Marais, de voir qu’Ida en portait une. Je lui demande pourquoi, elle me répond qu’elle ne sait pas mais que c’est obligatoire. J’aperçois mémé Rachel qui vient dans notre direction, elle aussi porte l’étoile. Je cours vers elle pour lui dire bonjour et lui demande si elle pourrait m’en avoir une. Elle me répond de manière assez gênée qu’elle ne peut pas en avoir et que je devrais être bien heureux de ne pas être obligé d’en porter. En rentrant à la maison, la première chose que je demande à ma mère est de bien vouloir m’acheter une étoile comme Ida et mémé Rachel. Maman me répond que ce n’est pas possible et que seuls les juifs doi-vent la porter. - Ça fait rien, j’en voudrais une quand même . - N’insiste pas me dit–elle, - Si ce n’est pas possible, ce n’est pas possible. Les jours passent, mais j’ai toujours dans la tête l’envie d’avoir cette étoile.Un soir, réunis avec des voisins autour du poste de TSF nous attendons l’émission de la radio de Londres «Les Français parlent aux Français», émission incompréhensible pour moi car elle diffuse des messages des-tinés aux seuls initiés du style de la phrase restée célèbre «Les sanglots longs des violons de l’automne». De plus, le brouillage par des clique-tis métalliques incessants et le son baissé au maximum pour ne pas être entendu de l’extérieur rendent l’audition extrêmement difficile. Avant cette émission, volontairement sans doute, nous entendons un communiqué de Pierre Laval, chef du gouvernement de Vichy, s’adres-sant à la nation et demandant que les jeunes français partent travailler

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en Allemagne pour soutenir celle ci dans sa lutte contre le bolchevis-me.Privé de beaucoup de main d’œuvre pour ses usines, Hitler se tourne vers les pays occupés pour s’en procurer. Il promet la libération d’un prisonnier pour le départ en Allemagne de trois travailleurs. Inutile de préciser que cette tentative sera vouée à l’échec. Plus tard, une loi établie par le gouvernement de Vichy rendra tous les hommes et les femmes de 21 à 35 ans mobilisables pour le travail forcé en Allemagne.Puis un autre texte visera plus particulièrement les jeunes, remplaçant le service militaire par le STO (Service du Travail Obligatoire).Le gouvernement de Vichy prévoira pour les réfractaires au travail obligatoire cinq ans de prison et des poursuites contre leurs femmes et ceux qui les abriteront. Les Allemands seront encore plus radicaux. «Les réfractaires seront traqués, nous emprisonnerons leurs femmes et nous brûlerons leurs maisons». A la suite du communiqué de P. Laval je trouvai mon père et notre voisin très soucieux. Ils discutèrent longuement du moyen d’échapper à la réquisition sans nous faire courir de risques.La solution fut trouvée deux jours plus tard lorsque mon oncle et ma tante vinrent nous rendre visite. Mon oncle qui habitait et travaillait à Saint Cyr l’Ecole dans un garage allemand proposa à mon père de venir travailler avec lui. Mon père fronça les sourcils et s’apprêtait à refuser quand mon oncle en souriant lui dit: - Rassure toi, il ne s’agit pas de collaborer, nous sommes en cheville avec des résistants. Nous avons mis au point un système de sabotage à retardement et nous leur obtenons des renseignements qui leur sont très utiles. Mon père quitta donc son travail et partit se faire embaucher à Saint Cyr. Ce ne fut pas difficile car la main-d’œuvre était la bienvenue.Plus tard j’appris en quoi consistait le sabotage qu’ils avaient mis au point. A coté de leur garage, il y avait une chaudronnerie–serrurerie. Des ouvriers y meulaient des morceaux de ferraille à longueur de journée, si bien qu’autour des lapidaires une quantité importante de poussière d’émeri jonchait les établis et le sol.

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Mon oncle allait récupérer cette poussière abrasive, laquelle mélangée avec de l’huile, faisait ce que l’on appelle de la potée d’émeri. Cette potée servait au rodage des soupapes sur les moteurs. Un jour, un Allemand surprit le manège et s’approcha doucement de mon oncle par derrière. Mon père qui se trouvait plus loin, essaya de le prévenir mais trop tard. L’Allemand cria:- Quoi vous faites ? Mon oncle qui avait prévu que cela arriverait fatalement fit signe au soldat de le suivre. Il gardait en permanence, posé sur des madriers, eux-mêmes posés sur des tréteaux, un moteur de camion dont la cu-lasse était démontée.Il prit de la poudre d’émeri, la mélangea à l’huile et la malaxa.Ensuite il prit un manche en bois muni de ventouses à ses extrémités, il y fixa une soupape, y déposa sur le pourtour de la potée d’émeri qu’il venait de faire et introduisit la soupape dans un des trous de la culasse qu’elle devait fermer de façon étanche. Prenant le manche de l’outil entre ses deux mains, il se mit à faire des aller et retour à la manière des hommes préhistoriques lorsqu’ils voulaient faire du feu à l’aide de morceaux de bois.L’Allemand, comprenant le rôle de la pâte abrasive, dit:- güte-güte et s’éloigna au grand soulagement de mon père. Mais en réalité, la pâte servait très peu pour ce genre de travail.Son principal rôle était le sabotage des camions.Le soir lorsque ceux-ci avaient été révisés, le plein de carburant effec-tué, les pneumatiques gonflés et qu’ils étaient prêts pour leur départ du lendemain matin, mon père et mon oncle, faisant semblant de mettre une dernière touche aux préparatifs, laissaient tomber dans les réser-voirs deux ou trois boules de pâte qui se désagrégeaient au contact du carburant et formaient un dépôt au fond du réservoir.L’essence ayant bien reposé pendant la nuit, les camions partaient sans problème. C’est après que ça se gâtait. Les secousses de la route et les nouveaux pleins mettaient l’émeri en suspension dans l’essence et il venait obs-truer les gicleurs ou rayer les cylindres. Les camions tombaient «en ri-deau» assez loin parfois du garage et la faute était mise sur la mauvaise qualité du carburant.

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Jamais la supercherie ne fut découverte et beaucoup de convois impor-tants pour les Allemands restèrent bloqués.Comme mon oncle était responsable de la préparation des camions, il avait accès à leurs feuilles de route. Ca lui permettait ainsi de connaître la destination et le but de leurs déplacements, ce qui était d’un grand intérêt pour la résistance.

Mais revenons à mon étoile jaune, je n’avais pas désarmé et je la ré-clamais toujours.Un jour que mon père ne travaillait pas et qu’il était excédé par mon obstination, il décida de me faire voir à quoi le port de cette étoile m’exposait. Nous nous habillâmes et nous prîmes le métro place des Marais en direction de Drancy.Après être descendus du métro et avoir marché un moment, nous nous trouvâmes devant un spectacle effarant. Des bus à plates-formes avec des agents de police en uniforme arrivaient les uns derrière les autres chargés de cinquante ou soixante personnes qu’ils débarquaient dans une immense cour formée par des bâtiments pas très hauts d’environ quatre étages et disposés en U.Ce qui me frappa en premier fut que toutes les vitres des fenêtres étaient peintes en bleu, comme celles des escaliers de notre immeuble, pour occulter la lumière à cause des raids aériens, puis la foule qui s’entassait dans cette cour. Toutes les personnes, hommes, femmes, enfants portaient l’étoile jaune.Ils étaient là, debout, les uns par famille les autres seuls avec de pau-vres valises souvent maintenues fermées avec de la ficelle.Certains discutaient à voix basse, les autres semblaient lancer des re-gards interrogateurs envers ceux d’à côté. Mais ils étaient là à attendre sans essayer de s’enfuir.L’auraient-ils pu ?Nous arrivâmes à la hauteur d’une famille. Nous étions en juillet et malgré la température élevée, celui que je supposais être le père était vêtu d’un grand pardessus bleu marine. Il portait un chapeau noir qui faisait ressortir la pâleur de son visage aux joues creuses et mal ra-sées. A côté de lui se trouvait une femme vêtue d’un ensemble blanc à pois noirs, la taille serrée par une large ceinture, sur son front une

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touffe de cheveux frisés s’échappait d’un foulard noué au dessus de sa tête. Une très jeune fille dans une petite robe à fleurs était accrochée à elle. Debout devant son père, un garçon qui devait avoir mon âge regardait dans notre direction, très pâle, il avait de grands yeux noirs. Nos regards se croisèrent et, là, j’eus l’impression qu’une conversation muette s’engageait entre lui et moi. - Pourquoi sommes nous là? - Je ne sais pas!- Emmène moi avec toi.- Je ne peux pas, il y a plein de flics.- Ne me laisse pas. Ma mère qui me tenait par la main me tira fermement et le gamin dis-parut de ma vue, mais jamais de ma mémoire.Aux questions que je posais à mes parents sur les raisons de ces arres-tations et le devenir de tous ces gens, j’obtins des réponses évasives. Je pense qu’à cette époque, très peu de gens étaient au courant de la réalité des choses. On pensait que ces personnes étaient envoyées en Allemagne pour y travailler ou prisonnières parce que les Allemands les détestaient. C’est du moins ce qui se disait.Pendant plusieurs jours ces images restèrent gravées dans ma mémoire. J’avais en permanence devant les yeux ce sinistre endroit et ce regard qui m’avait tant bouleversé.Les Allemands qui m’étaient jusqu’à ce jour assez indifférents, deve-naient soudain pour moi des êtres méprisables.Puis l’automne arriva. Ce matin du 1er octobre, je me retrouvais dans la cour de l’école rue des Vinaigriers.2 Le sol était jonché de grandes feuilles de platanes dégageant une odeur de forêt humide. Des enfants de tous âges discutaient ou se couraient après. Comme c’était ma première rentrée, je ne connaissais personne. J’étais seul dans mon coin et attendais qu’on nous appelle.Un garçon de mon âge qui se trouvait, comme moi, à l’écart, vint à côté de moi et nous engageâmes la conversation. Il portait lui aussi, comme beaucoup, l’étoile jaune. Il me dit s’appeler Meyer. Ses parents

2: Maintenant rue Jean Poulmarch

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tenaient la boutique Kodak boulevard de Magenta. Je connaissais bien cette boutique car, lorsque nous passions devant avec mes parents, il fallait absolument que je m’arrête pour regarder la vitrine. En plus du matériel photo, il y avait des jouets de toutes sortes qui me faisaient rêver. Mais lui, je ne l’avais jamais vu.Comme sa grand-mère venait le chercher tous les jours et que j’ha-bitais sur leur passage, nous avions pris l’habitude de faire la route ensemble. J’aimais l’école où nous apprenions à lire, à écrire et plein d’autres choses, mais ce qui me passionnait le plus c’était le dessin. Le premier que nous eûmes à faire était une feuille de platane ramassée dans la cour, puis un broc avec un linge sortant de son col et tombant sur le côté. Comme j’adorais ça, j’avais toujours de très bonnes notes.Souvent retentissaient les sirènes d’alarme placées sur les toits.Nous nous mettions en rangs et nous nous dirigions vers la station de métro «Saint Martin» Nous descendions jusqu’au quai et nous nous engagions dans le tunnel en bordure des voies pour nous mettre à l’abri d’éventuels bombardements.Ceux qui actionnaient ces sirènes devaient être prévenus longtemps à l’avance car pour aller de l’école à la station il nous fallait bien vingt bonnes minutes de marche.Ceci dit en passant, nous aimions ces déplacements qui étaient pour nous des sortes de récréations. Nous attendions, assis sur les rails, que retentissent à nouveau les si-rènes signalant la fin d’alerte. Nous regagnions alors l’école, cette fois beaucoup moins pressés.Ce qui était moins drôle, c’était lorsque ces alertes avaient lieu le soir ou la nuit. Il fallait s’habiller chaudement, prendre des provisions et surtout ne pas oublier les masques à gaz et les pliants pour s’asseoir. Pour nous, c’était assez facile car nous avions une belle cave située juste en dessous de l’immeuble. Pour ceux qui se trouvaient dans la rue ou qui n’avaient pas de caves suffisamment grandes, ils devaient se diriger vers un abri. Il y avait des personnes qu’on appelait des «il-otiers, ou chefs d’îlot» qui étaient responsables d’un secteur et chargés de diriger les gens vers l’abri le plus proche.Nous n’eûmes, heureusement, jamais besoin de porter ces affreux mas-

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ques à gaz. Ils étaient réalisés en grosse toile munis de deux hublots en verre en face des yeux et d’un dispositif de filtration qui ressemblait à un filtre à huile de voiture vissé au niveau de la bouche. Des courroies en toile les maintenaient serrés contre le visage. Plusieurs fois j’essayai celui de ma mère et à chaque fois ce fut la même panique.Au bout de 15 secondes je l’arrachais ayant l’impression que j’allais étouffer. Je ne sais pas ce qui se serait passé si nous avions dû nous en servir. Les jours et les semaines passaient, les restrictions et la pénurie de tout se faisaient de plus en plus sentir. Comme nous arrivions à l’entrée de l’hiver et qu’il commençait à faire de plus en plus froid, le tas de charbon diminuant à vue d’œil, il fallut trouver un autre moyen de chauffage. Un jour, mon père ramena dans son camion de grands sacs de sciure de bois qu’il entreposa à la cave. Puis il en remonta un à l’appartement. Il remplit une bassine de cette sciure et la malaxa avec de l’eau jusqu’à obtenir une sorte de pâte épaisse. Il la versa dans la salamandre, (four-neau en forme de borne kilométrique avec une porte devant munie de petites vitres en mica et une deuxième petite porte au dessus). Avant que la sciure n’ait complètement séchée, il perça un trou au centre sur toute la hauteur avec le manche du balai. Lorsque la pâte fut assez solide pour ne plus couler, il ouvrit la porte de devant et amé-nagea à la base du bloc de sciure, une petite niche ou il mit du papier journal qu’il enflamma. Puis il referma la porte. Avec le tirage la sciure se consuma toute la nuit donnant un peu de chaleur.Ce système, bien que n’ayant pas un pouvoir calorifique extraordi-naire, nous permit, avec nos pull-overs, de tenir le coup tout l’hiver.Avec les premiers froids le temps était venu de sortir les galoches. C’était des chaussures montantes réalisées dans un cuir dur comme du carton compact, avec les bouts carrés et des semelles en bois. Afin de les faire durer, mon père clouait en dessous un genre de fer à cheval et une talonnette qu’il avait découpés dans de vieux pneus. Ceci en aug-mentait encore un peu plus le poids et il fallait un temps d’adaptation pour marcher avec.En cette période d’ersatz (produits de remplacement) les chaussures

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des adultes avaient elles aussi leurs semelles de bois.La fabrication de ces semelles était assez astucieuse.Elles étaient réalisées en bois de hêtre d’environ six ou sept millimè-tres d’épaisseur, légèrement creuses côté chaussure. Des traits de scie étaient pratiqués en quinconce de chaque coté sur environ un tiers de la largeur afin de leur donner de la souplesse, des trous percés sur la périphérie permettaient de les clouer sous les chaussures. L’inconvé-nient était que lorsqu’elles s’usaient il arrivait qu’elles cassent, c’était alors difficile de marcher et il y avait intérêt à bien faire attention pour ne pas les accrocher et se retrouver par terre.La pénurie de tout et particulièrement de produits alimentaires éprou-vait beaucoup les parisiens. Il était extrêmement difficile de se procu-rer de la nourriture surtout pour les plus démunis d’entre eux qui ne pouvaient pas acheter au marché noir car les prix étaient souvent exor-bitants. Il fallait se contenter de topinambours, rutabagas et manger du pain noir. Depuis il est inutile de me présenter du pain complet, il me rappelle trop cette époque. Le troc se pratiquait couramment: qui avait pu se procurer du beurre ou des œufs pouvait les échanger contre des vêtements ou du tissu et vice–versa. Tout se troquait pourvu que l’on ait quelque chose d’inté-ressant à échanger.En ce qui me concerne, j’ai eu la chance de ne jamais trop souffrir de ces restrictions car je n’avais jamais faim et c’était toujours un problè-me pour mes parents que de me faire manger, ceci me valut d’ailleurs d’avoir un début de rachitisme.A l’école, nous avions tous les jours un gobelet de chocolat que je trou-vais délicieux. Nous avions droit également à deux petits beurres et un palet de chocolat vitaminés offerts par la Croix Rouge. Puis arriva l’année 1943. Le jeudi, comme je n’avais pas école, nous allions à tour de rôle, ma mère et moi, faire la queue chez les commer-çants du quartier. Ceci nous permettait d’apprendre les nouvelles, il était hors de ques-tion de croire ce que disaient les journaux à la solde de Vichy, sauf la création d’une milice chargée d’assurer l’ordre, de démasquer et d’arrêter les «terroristes», d’aider à l’arrestation des juifs cachés ou qui ne portaient pas leur étoile et à celle des réfractaires au service du

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travail obligatoire.A ce propos, lorsque je retournai place des Marais, je retrouvai Mauri-cette ainsi que ses parents mais je ne vis pas Ida. -Voilà bien longtemps que nous ne l’avons pas vue, me dit le père de Mauricette,- Sa mère non plus d’ailleurs. C’est à ce moment que disparut également mémé Rachel. Avaient-elles été emmenées ou peut-être étaient-elles parties se cacher quelque part? Nos questions restèrent sans réponse. Nous ne devions jamais plus les revoir.Ce qui est bizarre et qui nous fit penser qu’elles avaient pu partir d’elles mêmes, c’est qu’aucune arrestation n’avait été signalée dans ce secteur. Tous les habitants juifs du quartier étaient là, mon copain Meyer, ainsi que ses parents et grands parents. Peut-être frappaient-ils au hasard? Mystère !!!Au cours des mois qui suivirent, le moral des Allemands ne sembla plus être au beau fixe. On ne les voyait plus tellement rire.Ils devaient sentir que le vent commençait à tourner. D’abord leur capi-tulation à Stalingrad, puis les rumeurs qui confirmaient de jour en jour leurs défaites successives en Afrique du nord. De notre côté ce n’était pas brillant non plus, les alertes se multi-pliaient, les alliés mettaient le paquet. En mai, l’Afrikakorps du maré-chal Rommel capitulait, 290.000 soldats allemands et italiens étaient fait prisonniers.Deux mois plus tard, en Juillet, nous apprenions avec joie que les alliés venaient de débarquer en Sicile.Mon état de santé s’était détérioré, j’avais, comme beaucoup, attrapé la gale. Ma mère m’emmenait à l’hôpital St. Louis pour y suivre un trai-tement. On me mettait nu dans une grande bassine et un infirmier me badigeonnait tout le corps à l’aide d’un large pinceau enduit d’un li-quide qui sentait le souffre. Ces séances étaient très désagréables d’une part à cause du froid qu’il faisait dans la pièce et d’autre part à cause de l’odeur. Je subissais également des séances de rayons ultra-violets. Je ne me souviens pas si c’était à cause de la gale ou de mon début de rachitisme ? Comme si cela ne suffisait pas, j’avais également attrapé des poux.

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Chaque soir ma mère me lavait la tête avec de l’eau vinaigrée et me passait la peignette. C’est un petit peigne avec des dents très serrées de chaque coté. En le passant régulièrement on arrivait à se débarrasser des poux et de leurs larves : les lentes.Après ma guérison, notre médecin de famille conseilla à mes parents de m’envoyer en colonie de vacances au bord de la mer dans le bassin d’Arcachon, prétextant que l’air iodé me ferait le plus grand bien.Mes parents se mirent donc à la recherche d’un établissement pou-vant m’accueillir. Hélas plus aucune place n’était disponible pour Ar-cachon, par contre il pouvait y en avoir une à Châtillon sur Seine en Côte d’Or. Bien que ce fût très éloigné de la mer, la décision fut prise de m’y envoyer.Cette période, malgré sa courte durée d’un mois et demi me parut une éternité. En fait de colonie de vacances, Châtillon ressemblait à une maison de redressement. La discipline y était draconienne. C’était une grande bâtisse austère entourée d’un parc clôturé par de hauts murs qui ne laissaient aucune vue sur l’extérieur. La nourriture y était exécrable ce qui n’était pas fait pour me redonner des forces. Un jour que nous partions en promenade, je ramassai une pomme sur le bord de l’allée. Pour ce crime d’une extrême gravité, je fus privé de dessert pendant une semaine. Le dessert en l’occurrence se résu-mait souvent à une petite coupelle de compote de pomme et un petit beurre.J’épuisai rapidement les enveloppes timbrées et le papier à lettres que mes parents m’avaient donné avant de partir, en leur demandant de venir me chercher. Je ne reçus jamais de réponse. Je pense que toutes les lettres étaient ouvertes et celles défavorables à l’établissement di-rectement jetées à la corbeille.Dans cette prison sordide il y avait cependant un rayon de soleil. C’était une monitrice très belle et d’une grande gentillesse. Nous l’adorions. Comment une telle fée avait-elle pu atterrir dans ce trou où tout n’était que mesquinerie, bêtise et méchanceté ?Lorsque nous avions la chance de l’avoir pour la promenade nous étions aux anges. Elle nous emmenait à l’endroit où la Seine sort de dessous les roches, nous retirions nos chaussures et nous allions at-

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traper des chabots qui se trouvaient sous les pierres. C’était de petits poissons à tête plate dont raffolent les truites. Nous les mettions dans un bocal pour les observer puis les relâchions avant de partir.D’autres fois nous allions un peu à l’extérieur de Châtillon pour nous baigner quand le temps le permettait. A cet endroit la Seine devait faire deux ou trois mètres de large et cinquante centimètres de profondeur. Nous pataugions ainsi dans l’eau qui devenait vite boueuse, ensuite, une fois séchés et rhabillés, nous nous dirigions vers une pinède à flanc de coteau. Il y régnait une agréable fraîcheur et l’odeur des grands pins contri-buait à nous emmener dans des lieux magiques.La monitrice s’asseyait au pied d’un arbre et nous nous mettions en cercle devant elle. Elle ouvrait le livre «Contes et Légendes de Roumanie» et nous en lisait un chapitre. Nous buvions ses paroles avec délice. Lorsqu’elle avait terminé, nous lui demandions de chanter. Jamais je n’ai entendu depuis une voix aussi sublime.Lorsqu’elle chantait des airs de «Blanche-Neige» elle devenait «Blan-che-Neige» et nous les nains. Sa voix était tellement pure et cristalline que chaque fois j’en pleurais d’émotion. Ce que j’aimais le plus c’était les chants comportant des vocalises comme dans la Flûte enchantée de Mozart. La mélodie qui sortait de sa bouche nous procurait des instants de rare bonheur. Hélas le soir nous devions redescendre sur terre et retourner dans notre prison.Arriva la fin des vacances. Je fus heureux de retrouver mes parents et la rue de Lancry. Rien n’avait changé. Les Allemands étaient toujours là.Toujours là également, les queues interminables devant les boutiques des commerçants. La vie reprit son cours comme avant, les jours succédaient aux jours ponctués par les alertes de jour et de nuit.Nous fûmes bientôt en décembre et j’eus, malgré les restrictions, un des plus beaux Noëls de mon existence. Le soir nous mîmes nos chaussures devant le sapin comme le veut la coutume et le réveil fut féerique. Dans la pénombre, les rayons de lumière qui traversaient

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les persiennes faisaient scintiller un petit sabot couvert de paillettes brillantes. Des guirlandes dorées et argentées entouraient des paquets multicolores. Nous restions pétrifiés, mon frère et moi devant tant de beauté attendant avec impatience que nos parents se lèvent.Puis le moment tant attendu arriva. Je déballai fébrilement le paquet le plus important posé sur mes chaussures. Il contenait une boîte dans laquelle se trouvaient une multitude de pièces de formes diverses et de petites vis devant servir à la réalisation d’un avion «Stuka» . Cette ma-gnifique maquette devait être vendue pour les enfants des occupants. La minutie des détails en faisait une œuvre d’art et je regrette vive-ment que mes parents nous l’aient laissé massacrer. Les autres paquets contenaient d’autres petits jouets et friandises qui avaient dû coûter beaucoup de privations à mes parents.Avec les premiers beaux jours du printemps 1944, le quartier retrouva son animation et les merveilleuses senteurs du kiosque à Maurice et des marchandes des quatre saisons.Parfois le dimanche, nous allions à St.Cyr l’Ecole pour voir ma tante, mon oncle, mes cousins et mes cousines. Nous prenions le métro jusqu’à la gare des Invalides puis le train pour Versailles. Après un bus nous emmenait jusque dans le haut de St Cyr. Il fallait ensuite descendre à pieds jusqu’au pavillon situé devant le ter-rain d’aviation. Les jardins fleuris qui bordaient la route emplissaient l’air de délicieuses odeurs de campagne. Le soir, après avoir passé une merveilleuse journée, nous remontions prendre notre bus. Un jour deux soldats allemands étaient là attendant eux aussi le bus. Je ne sais pas ce qui me passa par la tête mais je me mis à me moquer d’eux ouvertement. Je commençai à leur chanter «Lily Marlène» avec les paroles de Pierre Dac :- Devant la caserne un soldat Allemand qui montait la garde comme un grand fainéant…Ma mère paniquée me mit la main sur la bouche, mais je continuais quand je pouvais me libérer. Il fallut l’intervention de mon père pour me faire taire. Heureusement, les deux Allemands trop occupés par leur discussion ou n’ayant pas compris ce que je disais, ne prêtèrent pas attention à nous.Hélas pour mes parents je n’en restai pas là. Je me mis à raconter à qui

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voulait l’entendre que mon père avait un fusil caché derrière l’armoire et qu’il allait tuer tous les boches.Notre concierge affolée vint prévenir mes parents qui essayèrent de me prouver que c’était faux, que j’avais dû rêver.Mon père alla même jusqu’à déplacer l’armoire pour me prouver qu’il n’y avait rien.Devant mon air sceptique, mes parents commencèrent à se faire beau-coup de soucis à mon sujet. Quelles bêtises allais-je pouvoir encore aller raconter ?Des voisins suggérèrent à mes parents de m’envoyer à la campagne car ils savaient que ma grand-mère habitait en province. Un soir que nous étions à la cave au cours d’une alerte, je me trouvais en bas des escaliers et par le soupirail je regardais le ciel embrasé. Des bruits de détonations étaient perceptibles au loin. Soudain la vitre du soupirail vole en éclats, je reçois des débris de verre. Les hommes qui se trouvent à côté de moi disent avoir vu la cou-pole blanche d’un parachute descendre dans la cour? Peut-être celle d’un parachute de fusée éclairante? On ne sait pas. Je cours rejoindre mes parents dans notre cave et je n’en bouge plus.C’est la première fois depuis que nous allons aux abris que je vois la peur sur les visages. D’habitude les femmes tricotent, les hommes dis-cutent, jouent aux cartes ou plaisantent.Maintenant tout le monde se tait l’oreille tendue. De temps à autre, un des hommes émet une supposition sur ce qui ce passe.- Est-ce les allemands qui bombardent ? - Les alliés ? Nul ne saurait le dire.Le lendemain, tout le monde dans le quartier en parle.Certains disent qu’ils ont vu passer un bombardier en flammes remon-tant à très basse altitude le boulevard de Magenta. Il se serait crashé sur les voies derrière la gare de l’Est. Il y aurait eu des survivants gravement blessés, mais les Allemands les auraient achevés à coup de crosses et à coup de bottes. Je parle au conditionnel, car je n’ai jamais eu confirmation de ces faits bien qu’ils rejaillissent de ma mémoire avec la précision d’un film. Pour ce qui est du bombardement de cette nuit d’angoisse, il est fort

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probable qu’il se soit agi de celui de la gare de la Chapelle. Je pense que la décision fut prise par mes parents cette nuit là de m’envoyer à la campagne. D’une part pour me mettre à l’abri de ce qui ce préparait et d’autre part à cause des risques que je leur faisais courir avec mes élucubrations.Un peu plus tard ils apprirent que la Croix Rouge organisait un convoi d’enfants en direction de Vesoul. Ces enfants devaient être placés dans des familles d’accueil.C’était une occasion inespérée pour eux de m’envoyer à Venise, dans le Doubs, car ce village se trouve à environ trente kilomètres de Ve-soul.La Croix Rouge ayant accepté de me prendre, il ne restait donc plus à mes parents que de me persuader de partir. Comme je ne voulais rien entendre «j’avais déjà largement donné avec Châtillon» il fallut que ma mère engage des palabres à n’en plus finir pour me persuader d’accepter.Elle me promit de m’acheter de beaux jouets pour m’occuper pendant la durée du voyage, ainsi le temps passerait vite disait-elle.A ma grande joie nous nous rendîmes chez le marchand de couleurs d’en face pour y acheter les jouets promis.Les marchands de couleurs étaient ce que l’on appellerait maintenant des drogueries avec en plus des peintures, vernis, enduits et papiers peints, une multitude de petits jouets divers.Il y avait des voitures que l’on remonte avec une clé, des soldats, des billes que l’on disait «en savon» car elles étaient en argile non cui-te pour des questions de pénurie et elles collaient aux doigts lorsque ceux-ci étaient humides, et plein d’autres choses.Tous ces produits baignant dans une odeur de peinture et d’huile de lin transformaient ces boutiques en caverne d’Ali - Baba aux yeux des enfants.Je ne fus pas trop exigeant car mon choix se porta sur une petite basse-cour en plâtre peint. Il y avait un coq, des poules, un cochon, une ou deux vaches, quelques moutons et un cheval.Je pris aussi une pochette surprise, grand cornet de papier de couleur vive avec à l’intérieur beaucoup de papier journal froissé et un tout petit jouet ridicule assez décevant.

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Ma mère m’acheta également une petite mallette en carton imitation cuir où je mis mes trésors, la basse-cour, quelques soldats en aluminium peint, et un mouchoir blanc parfumé au «Soir de Paris» le parfum de ma mère.

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Chapitre 2

Voici le jour du départ.

La salle des pas perdus de la gare de l’Est est noire de monde. Beau-coup de soldats allemands, des gens de tous âges, des porteurs avec leur courte blouse bleue et leur casquette SNCF. Tout ce monde se croise et se recroise dans un brouhaha infernal.Ma mère porte ma valise et moi ma petite mallette, ma cape bleu ma-rine sur le bras. Nous arrivons au lieu de rendez-vous. Un groupe d’enfants s’y trouve déjà, encadré par des infirmières.Elles portent toutes sur la tête un voile blanc avec une sorte de diadème orné d’une croix rouge. Vu leur tenue je pense que ce sont des bonnes-sœurs. Ma mère s’approche de l’une d’elles et lui montre la convocation qu’elle a reçue. L’infirmière consulte sa liste, fouille dans une boîte en carton et en sort une étiquette qu’elle m’attache autour du cou au moyen d’une ficelle.Sur cette étiquette sont inscrits mon nom, mon âge et ma destination.Tous les gamins autour de moi en ont une. Nous attendons, pareils à des colis, l’heure du départ.Les hauts parleurs hurlent des «achtung – achtung» suivis d’un cha-rabia que nous ne comprenons pas. Puis ils continuent, cette fois en français, sans que cela soit beaucoup plus compréhensible tellement le son est mauvais.Je reste collé contre ma mère, je ne veux plus partir, je suis angoissé.Voyant mon désarroi une infirmière s’approche de moi, me prend par l’épaule, me rassure en me disant que tout va bien se passer et que ce soir je serai à Venise. Tout en me parlant gentiment elle m’entraîne vers un groupe d’enfants qui ont à peu près mon âge et qui vont, eux aussi, aux environs de Vesoul notre première destination. Nous avons

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à peine le temps de faire connaissance que l’infirmière, qui semble être la chef, nous demande de nous mettre en rang. Je cours embrasser ma mère avec des larmes plein les yeux et je rejoins le groupe.Un par un nous montons dans le train et nous prenons place dans un compartiment. Je choisis un coin couloir de façon à voir le quai sur lequel les parents se pressent pour venir dire un dernier au revoir à leur progéniture.Je suis heureux d’apercevoir ma mère qui a pu se faufiler et qui me fait des signes avec la main. Avec son mouchoir elle s’essuie souvent les yeux. Puis des coups de sifflet retentissent, des portes claquent, plu-sieurs secousses et le train s’ébranle. Un dernier signe de la main, un mouchoir qui s’agite et ma mère s’éloigne et disparaît. Nous longeons les immeubles noirs de la banlieue parisienne. Nous sommes ballottés de droite à gauche en passant sur les aiguillages. Les wagons grincent de toutes parts, on a l’impression de gémissements faisant écho aux longs sifflements de la machine.Nous quittons enfin la banlieue, le train a pris sa vitesse de croisière. Dans les longues courbes, nous apercevons la locomotive qui crache son nuage de fumée. Le wagon se balance doucement et l’on s’endor-mirait presque s’il n’y avait ce «do go dong - do go dong» incessant produit par les roues en passant sur les espaces entre deux rails.Nous sommes maintenant en rase campagne. Je suis content de voir les champs qui s’étendent à perte de vue.J’ouvre ma mallette et je sors mes petits animaux que je mets sur le rebord de la fenêtre. Le mouchoir parfumé dégage une odeur agréable. Je suis presque heureux.Soudain un puissant coup de freins nous projette sur la banquette et les enfants d’en face. Mes animaux s’éparpillent dans le wagon, je me précipite pour les ramasser, par bonheur aucun n’est cassé.Dehors, des bruits retentissent, deux avions passent au dessus de nous dans un bruit infernal. Panique générale dans le couloir, les infirmières courent et nous disent d’évacuer le train.Les contrôleurs qui se trouvent là en accompagnateurs les aident à nous évacuer.

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Je me retrouve sur le ballast en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.Je vois les deux avions qui piquent sur le train, passent sans tirer et remontent haut dans le ciel. Je cours en direction du grand talus qui borde les voies pour retrouver les autres qui sont déjà au dessus à plat ventre. Arrivé au sommet, je glisse sur l’herbe sèche et dévale la pente pour me retrouver en bas.Je m’apprête à me relever, trop tard, les avions repiquent sur nous. Je m’aplatis dans l’herbe autant que je peux sans quitter les avions des yeux. Des éclairs brillants apparaissent sur les ailes du premier, pratiquement en même temps des bruits d’impacts résonnent. La lo-comotive est noyée dans un nuage de vapeur, autour du train le ballast vole en éclats, un crépitement se fait entendre suivi du vrombissement des avions qui passent en trombe. Après quelques instants, le calme revient, les avions ont disparu, seul le chuintement des jets de vapeur s’échappant de la locomotive trouble le silence. Peu à peu tout le monde se relève, apparemment personne n’a été touché. Le conducteur du train et son mécanicien sont avec nous, ils nous ont rejoints dès le début de l’attaque. Ils discutent maintenant avec un des agents SNCF qui nous accompagnent. L’infirmière en chef et un des agents partent en direction du village que nous apercevons au loin pour téléphoner .Je m’ approche le plus près possible pour écouter ce qu’ils disent.- Il me semble que c’étaient des Italiens, dit le mécanicien.- Pourquoi nous attaqueraient-ils ?- Nous avons des croix rouges sur le toit des wagons répond l’agent. A cette époque, l’Italie fasciste avait capitulé et les Italiens étaient maintenant avec nous .Compte tenu qu’ils avaient attendu que le train soit évacué pour atta-quer, il est fort probable que les premières salves tirées avaient pour but de l’arrêter. Une fois les occupants hors d’atteinte, ils avaient pu détruire la locomotive. Ceci encombrerait la voie pendant un bon mo-ment. Ca ne pouvait donc pas être l’œuvre des Allemands, ils avaient trop besoin des transports ferroviaires.

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Comme il faisait un temps superbe et craignant une possible nouvelle attaque, les infirmières décidèrent de nous garder éloignés du train en attendant qu’on nous envoie une nouvelle locomotive.Nous passâmes le reste de la journée, à l’ombre d’un petit bois, à chan-ter et à jouer à des jeux organisés par les infirmières.A la tombée de la nuit, comme de gros nuages annonciateurs d’orage s’approchaient, nous regagnâmes nos places dans le train Il faisait nuit noire quand des secousses nous signalèrent que la nouvelle locomotive était arrivée et que nous reprenions notre voyage.Ce voyage fut de courte durée car au bout d’une heure environ nous arrivâmes dans une gare. Les compartiments éclairés par de petites lampes bleues étaient sinistres. C’est à peine si l’on pouvait se voir.Après une attente interminable la lumière revint et nous éblouit. C’est alors qu’une infirmière, accompagnée d’un officier allemand et d’un soldat, ouvrit la porte. Le soldat portait un casque et tenait à deux mains une mitraillette au niveau de sa taille. Cette intrusion dans notre compartiment me glaça le sang. Nous étions paralysés de peur. Comme j’avais la première place en entrant, l’officier se trouvait juste devant moi, mon regard juste à la hauteur de l’étui de son pistolet.J’avais les pieds repliés sous moi sur le siège et je m’étais enroulé dans ma cape.L’officier regarda chaque enfant et consulta le document qu’il tenait à la main. Lorsque son regard arriva sur moi, le fait que je sois en-roulé dans ma cape attira son attention et lui laissa peut-être penser que j’essayais de me cacher. Il me dévisagea, regarda l’étiquette que je portais autour du cou, consulta son document puis sortit en refermant la porte.Je pense qu’il devait vérifier si des enfants juifs n’étaient pas dissimu-lés parmi nous.Le salaud m’avait fait passer des sueurs froides dans le dos et je me sentis trembler des pieds à la tête. Après qu’ils eurent fini d’inspecter le train, les infirmières passèrent nous donner à boire dans des timbales en aluminium distribuées le matin avec une assiette et des couverts. Puis elles nous donnèrent une tartine de pâté, une tranche de pain d’épice et une barre de choco-

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lat. Quand je dis «chocolat» il s’agissait plutôt d’une barre de sucre enrobée d’une fine couche de chocolat, le vrai ayant disparu depuis longtemps.Nous n’avions pas fini de manger que déjà la lumière s’éteignait et nous plongeait dans l’obscurité bleutée des veilleuses. Au bout d’un moment, nouvelles secousses, le train s’ébranle, part en marche arrière, repart en marche avant pour s’arrêter de nouveau et repartir en marche arrière. Combien de temps va durer ce manège ? Nous l’ignorons.Une infirmière passe dans le couloir, nous lui demandons ce qui se passe, elle nous répond :- Ne vous inquiétez pas nous allons bientôt repartir. Vous pouvez dor-mir maintenant.Effectivement, peu de temps après le train repart et nous nous endor-mons.De nouvelles secousses suivies de crissements de freins nous réveillent en sursaut. Je regarde par l’intervalle laissé entre le rideau et le bord de la fenêtre et je vois que nous entrons dans une gare. Puis le train s’im-mobilise. Comme je n’aperçois que la tête des personnes qui sont sur le quai, je me mets debout sur mon siège et j’écarte légèrement le rideau que nous n’avons pas le droit d’ouvrir. Sur le quai, devant nous, deux officiers allemands discutent. L’un des deux retient un gros chien loup attaché par un mousqueton au pommeau d’un fouet en cuir tressé qu’il tient enroulé dans sa main. L’autre officier tient une cravache torsadée qu’il tape sur sa botte. Derrière eux des «feldgendarmes», casqués et vêtus de leurs grands imperméables verts, semblent monter la garde mitraillette en mains.L’atmosphère est lugubre. Les hauts parleurs résonnent de leurs éter-nels «Achtung-achtung» et de leurs messages toujours aussi incom-préhensibles. A ce brouhaha viennent s’ajouter les bruits de tampons qui s’entrechoquent et les crissements de freins des trains qui arrivent. Je ne sais pas où nous sommes mais ce doit être une gare importante compte tenu de l’animation qu’il y règne.Soudain la lumière s’allume, je m’assieds vivement.Les camarades qui n’avaient rien entendu ouvrent leurs yeux bouffis et s’étirent en se demandant ce qui arrive. Nouveau contrôle, cette fois-

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ci, j’ai moins peur.L’officier qui se présente devant la porte a un regard glacé, quand il se tourne vers moi je le regarde en face en m’ efforçant de ne pas trem-bler. La visière de sa casquette plate lui tombe jusqu’aux sourcils, un aigle, les ailes écartées, portant une croix gammée brodée en fil d’ar-gent, en orne la partie relevée. J’ai quand même la gorge nouée lorsqu’il s’en va.L’orage qui menaçait depuis la fin de journée éclate soudain, une pluie diluvienne se met à tomber accompagnée d’éclairs qui illuminent la gare. Les grondements de tonnerre s’enchaînent sans discontinuer. Je m’enroule dans ma cape et rentre la tête dans les épaules. Je suis heu-reux de l’avoir car elle est pour moi un refuge où je me sens à l’abri des choses qui m’entourent. Je finis par sombrer dans un profond som-meil.Après une nuit entrecoupée de nombreuses insomnies, je me réveille complètement ankylosé d’avoir dormi dans des positions aussi incon-fortables. Tout le monde est dans le même cas, chacun bâille et s’étire en se frottant les yeux. Dehors la pluie a cessé et nous sommes noyés dans un épais brouillard.Des bruits d’ustensiles qui s’entrechoquent se font entendre dans le couloir. Une charrette sur laquelle se trouve un grand faitout, pous-sée par une infirmière, s’arrête devant la porte. C’est le petit déjeuner. Avec une timbale de café au lait nous avons un gros biscuit dur comme de la pierre. Impossible de mordre dedans. Il faut le tremper dans le café au lait suffisamment longtemps pour le ramollir et pouvoir en ex-tirper des morceaux.Cela nous occupe un bon moment.Dehors le brouillard s’est lentement dissipé et le soleil a refait son apparition. Le train a dû bouger pendant que nous dormions car nous ne sommes plus en gare mais sur une voie de garage à côté d’un grand hangar à marchandises.Nous allons sûrement rester là un bon moment car les infirmières nous font descendre du train pour aller nous dégourdir les jambes et satis-faire nos besoins dans les bosquets environnants.En milieu de matinée nous repartons. Le train roule maintenant dans la campagne. Comme il fait très chaud, les vitres du couloir ont été à

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moitié baissées et un air frais y circule. Depuis notre départ, de petits groupes de copains se sont formés. Pour ma part, je me suis lié d’ami-tié avec deux de mes voisins de compartiment, Roger et Jean Michel.Nous passons de longs moments à jouer assis dans le couloir. Nous sommes noirs comme des ramoneurs à force de nous frotter les yeux à cause des escarbilles que nous recevons. Les escarbilles sont des pous-sières de charbon provenant de la locomotive et de son tender. Elles sont entraînées par le courant d’air provoqué par la marche du train et s’engouffrent par les fenêtres entrouvertes.Souvent nous devons faire appel à une infirmière pour nous les enlever à l’aide d’un morceau de papier roulé en cône.La journée se passe entrecoupée d’arrêts fréquents, tantôt pour réparer les voies que les maquisards ont fait sauter, tantôt pour laisser passer des convois prioritaires.Au repas du soir, je me demande comment nous avons encore à man-ger. Ou une quantité importante de nourriture a été embarquée à Paris, ou nous sommes ravitaillés en route?Comme nous sommes en tête du train nous ne pouvons voir ce qui se passe à l’arrière du côté des wagons de marchandises. Toujours est-il que nous ne manquons de rien. Une fois de plus je me suis enroulé dans ma cape, le train est arrêté sur une voie de garage. Je me suis mis à pleurer en pensant à mes parents que je ne reverrai sûrement plus. A ce moment, je pense que nous n’arriverons jamais. J’ai l’impression de les avoir quittés depuis des semaines tellement le temps me paraît long. Je suis fatigué et mon sommeil est entrecoupé d’éveils fréquents. A travers la fente laissée par le rideau de la fenêtre, j’aperçois une multitude de rails luisants où se reflètent des fanaux blancs, verts ou rouges et toujours ces bruits de haut-parleurs et de chocs qui donnent à ces instants une atmosphère sinistre. Dans la matinée nous repartons. Encore ces interminables arrêts. La journée se passe sans événement marquant et le soir, oh miracle, nous arrivons à Vesoul.Il est tard car la nuit commence à tomber. Nous descendons du train et nous sommes regroupés en fonction des destinations indiquées sur les étiquettes que nous portons autour du cou. Heureusement, mon copain

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Roger fait partie de mon groupe.Chaque groupe est dirigé vers des camions P45 qui nous attendent de-vant la gare. Nous montons dans un et nous nous asseyons côte à côte sur les bancs. Les camions prennent la route en colonne puis, au bout d’un moment, partent dans des directions diverses. Il faut se cramponner au banc pour rester assis car nous sommes bringuebalés en tous sens. Nous nous arrêtons dans des villages et à l’appel de leur nom, quelques-uns d’entre nous descendent. La route paraît interminable.Moins nous sommes et plus il faut se cramponner pour ne pas être éjectés de nos sièges. Il fait nuit quand nous arrivons enfin à Cromary, terminus de notre voyage.Nous restons à sept ou huit. On nous débarque, avec nos valises, et nous attendons groupés devant le moulin que l’on vienne nous cher-cher.Au bout d’un moment une calèche tirée par un gros cheval blanc arrive et vient s’arrêter près de nous. Mon cousin André en descend, il charge ma valise, je dis au revoir aux infirmières et aux copains, il me monte sur le siège à côté de lui et, après avoir couvert nos genoux du lourd tablier de cuir, nous partons dans la nuit en direction de Venise qui se trouve à environ 4 km.Il y a un clair de lune magnifique on voit comme en plein jour. La route et la croupe blanche du cheval paraissent lumineuses dans la nuit. Un air vif nous caresse le visage et je suis bercé par le crissement des roues sur la route empierrée et le bruit régulier des pas du cheval.Son odeur mêlée aux senteurs des foins, me remplit de bonheur. Cette fois, après un trajet qui me paraît trop court, nous arrivons à Ve-nise à la ferme de ma grand-mère.

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Les petits métiers parisiens:

Les voitures de transportà cheval

Le rémouleur

Les marchandes des quatre saisons

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Chapitre 3

Lorsque j’entre dans la cuisine je suis ébloui par la lumière de l’am-poule pourtant assez faible qui éclaire la pièce. Ma grand-mère et mes tantes viennent m’embrasser et me harcèlent de questions. Mes cou-sins se moquent de me voir aussi sale. - On dirait un ramoneur dit l’un.- Il va falloir le passer à l’eau de Javel dit l’autre.Tous rient, il n’y a que moi qui ne ris pas. Ma grand-mère voyant mon désarroi, s’écrie :- Vous n’allez pas le laisser tranquille, vous ne voyez pas qu’il est fatigué.Fatigué ? le mot est faible pour décrire l’état dans lequel je me trouve. Ce long voyage de trois jours m’a exténué. Je ne peux pas parler, j’ai la gorge serrée et douloureuse, sont-ce les sanglots que j’essaye d’étouf-fer, cette odeur âcre de suie qui émane de la cheminée ou toutes les autres odeurs de la ferme ? Je ne sais pas, mais quand on m’installe devant une assiette de soupe où les légumes n’ont pas été moulinés, je fonds en larmes et ne peux plus m’arrêter de pleurer. Je pensais que le cauchemar était terminé et j’ai la sensation de me retrouver en milieu hostile. J’en arrive à regretter le train.Une fois de plus ma grand-mère vient à mon secours.Elle me libère de mon assiette de soupe, puise de l’eau chaude dans la grande marmite qui est sur le feu, me déshabille, me lave dans une grande cuvette avant de me vêtir d’un pyjama et de me monter au lit à l’étage du dessus. Je vais enfin pouvoir dormir.Je m’allonge sur le matelas rempli de balle d’avoine3 et je m’endors presque instantanément.

3:Enveloppe entourant les grains de céréales que l’on utilisait pour

remplir les matelas.

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Quand Londres nous parlait

Pendant que certains s’enrôlaientd’autres prenaient le maquis

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Les interminables files d’attentedevant les commerçants

Les Tickets de rationnement

L’étoile que devaient portertous les Juifs

Les vélos - taxis

Le camp de DRANCYavec beaucoup moins de mondeque le jour ou nous y sommes allés

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Le lendemain matin je suis réveillé par les cocoricos stridents d’un coq. Je me lève, prends une chaise pour accéder à la fenêtre que j’ouvre. Dehors le soleil est déjà chaud, des fumerolles s’élèvent du tas de fu-mier sur lequel des poules et de gros coqs rouges grattent et picorent. Les animaux de ma mallette prennent soudain vie sous mes yeux. Une délicieuse odeur de fleurs se mêle à l’odeur du fumier. Ca sent bon la campagne. A cette époque, le fumier sent bon, pas de stabulation libre ou d’ensilage, les vaches mangent l’herbe fraîche des pâturages.Une odeur de café et des bruits de vaisselle m’invitent à descendre à la cuisine où ma grand-mère, après m’avoir embrassé, me sert un bol de café au lait avec des tartines de pain gris taillées dans une énorme miche. Elle les recouvre d’une couche de beurre jaune au goût très fort qui me soulève le cœur. Comme elle voit ma grimace, elle ajoute dessus de la confiture de mûres qui m’aide à avaler.La nourriture ici est tellement différente de celle de ma mère que j’aurai beaucoup de mal à m’y habituer. Pourtant à Paris beaucoup de personnes donneraient cher pour avoir la même. Quelques jours passent durant lesquels je me remets de la fatigue du voyage et je m’acclimate à ma nouvelle vie.Ce ne sont pas encore les grandes vacances et tous les gamins de mon âge vont à l’école. Il est donc décidé de m’y inscrire et c’est équipé d’un cartable, cahier et plumier récupérés dans les réserves de mes cousins par une de mes tantes, que je me retrouve sur les bancs de la classe.L’école ne comporte qu’une seule salle où l’enseignement est donné à des élèves de 6 à 14 ans, voire plus pour ceux qui redoublent. Les petits, dont je fais partie, sont devant et les plus grands derrière. La classe se divise en deux: les filles d’un côté et les garçons de l’autre. Le bureau de la maîtresse est situé sur une estrade d’où elle peut surveiller tout ce petit monde d’un seul coup d’œil par dessus ses lunettes.Derrière elle le traditionnel tableau noir, au centre un grand poêle en fonte, sur les murs les grandes cartes de géographie et trônant au des-sus du bureau le portrait du maréchal Pétain.A ce propos, le maréchal n’est pas encore «ce traître de collabo» que tout le monde a décrié à la libération. Il est le sauveur de la France, il est l’idole de tous (sauf évidemment

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des résistants). Le matin, notre premier travail à l’école est de chanter l’hymne à sa gloire qui commence par :- Maréchal nous voilà devant toi le sauveur de la France…Personne ne trouve à redire, soit parce qu’ils approuvent, soit par dis-crétion. Nous le portons aux nues car c’est ce qu’on nous inculque, par décret ministériel, je suppose.C’est pour cette raison qu’après la guerre son arrestation et son juge-ment ont provoqué un trouble dans nos esprits.Les matinées étaient consacrées aux études mais l’après-midi, équipés de bouteilles, nous partions dans les champs de pommes de terre pour ramasser les doryphores et leurs larves. Ce travail était imposé par le gouvernement pour lutter contre ce fléau qui nous avait été importé d’Allemagne, disait-on.Lorsque nous revenions à l’école, fatigués par de longues heures pas-sées pliés en deux souvent sous un soleil brûlant, nous vidions le contenu de nos bouteilles dans le poêle allumé pour la circonstance. Le mari de la maîtresse était cultivateur. C’est bien sûr un pur hasard qui nous faisait aller dans ses champs plutôt que dans d’autres. Comme nous étions quelques-uns assez dissipés, nous restions souvent en retenue après les cours. Notre punition consistait principalement à égrainer des montagnes de haricots. Ainsi en période de récolte, la maîtresse disposait sur place d’une main-d’œuvre providentielle. La fréquence des punitions suivait d’assez près l’importance de ces tra-vaux champêtres. Par amusement et peut-être aussi par vengeance, dès que la maîtresse nous laissait seuls, notre plaisir était de pisser dans les encriers qui se trouvaient sur les tables des filles. Le lendemain matin lorsque l’une d’elles levait le doigt pour dire:- Madame, mon encre est toute blanche. cela nous faisait rire aux larmes. Jamais personne ne soupçonna la cause de cette décoloration de l’encre. Il est vrai que c’était la guerre et les produits n’étaient plus ce qu’ils étaient.Un jour mes cousins revinrent avec un grand sac de bonbons au miel qu’ils s’empressèrent d’aller cacher au grenier sous le tas de foin. Le soir une de mes tantes m’en donna un en me demandant de n’en parler à personne ce que je promis dur comme fer.Le lendemain, après avoir mené une enquête discrète, j’appris que les

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maquisards avaient fait dérailler un train rempli de bonbons. Les gens disaient avoir entendu un bruit terrible. Comment se faisait-il que mes copains et moi n’ayons rien entendu ? Je l’ignore. De toute façon il fallait monter une expédition pour en ramener un maximum. Nous par-tîmes donc sur le champ. Dès la sortie du village on pouvait apercevoir au loin, du côté du pont des Couches, une partie des wagons renversés sur le ballast.En arrivant devant cet enchevêtrement chacun se mit à chercher les fameux bonbons.Un wagon de voyageurs se trouvait devant moi un peu incliné sur le côté opposé. Je montai les quelques marches et je me retrouvai dans le couloir. J’entrepris de visiter chaque compartiment un à un, mais aucune trace de bonbons.Lorsque j’arrivai à l’extrémité du couloir, je me dirigeai vers la porte grande ouverte en faisant attention de ne pas glisser en raison de l’in-clinaison du sol et je m’approchai pour regarder à l’extérieur. Ce que je vis me coupa le souffle. Là, en bas, une sentinelle allemande me tournait légèrement le dos. Avec une rapidité incroyable, l’Allemand tire violemment sur la bre-telle de son fusil avec sa main gauche, le saisit au vol de la main droite au niveau du pontet et me met en joue en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Instinctivement je me jette en arrière et me précipite vers la porte opposée du wagon. Je saisis la main courante en laiton et saute les marches pour me retrouver sur le ballast. Alors une course éper-due s’ensuit. Je traverse le bois d’acacias sans me soucier des ronces qui me déchirent les jambes et me voici dans les prés qui s’étendent jusqu’aux pâtures.Venise me semble immensément loin, pourtant il se trouve à moins d’un kilomètre. Je cours, je cours porté par la panique, attendant la balle qui va venir me frapper dans le dos.A la première pâture je me jette à plat ventre et passe sous la rangée de fils de fer barbelés. Les copains sont déjà loin devant. Léon Courtois, notre chef, saute par dessus les clôtures avec l’habileté d’un chevreuil. Je commence à tituber. Arrivé à la deuxième clôture, les barbelés trop près du sol pour que je puisse passer dessous cela m’oblige à passer entre deux rangées. Dans ma précipitation mon short reste accroché,

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qu’importe je tire de toute mes forces. Un craquement puis une violen-te douleur à la cuisse, conséquence des pointes profondément plantées dedans. Je tire à nouveau, cette fois c’est la chair qui se déchire, le sang coule abondamment le long de la jambe mais je ne m’en soucie pas, tellement pressé d’arriver jusqu’aux peupliers de Verteau, où je pourrai me cacher dans les hautes herbes. Hélas mes jambes me lâchent. J’ai un point de côté et je ne peux plus respirer. La sueur me coule dans les yeux, il fait une chaleur abominable, alors j’abandonne, je me laisse tomber à plat ventre, le nez dans l’herbe. La gorge en feu, ma respira-tion n’étant plus que souffles rauques, je pense que je vais mourir.Je restai ainsi sans bouger pendant un temps interminable. Mon cœur tapait dans ma poitrine, le sang bourdonnait dans mes oreilles, autour de moi l’air vibrait du crissement incessant des sauterelles.Peu à peu je repris ma respiration les battements de mon cœur ralenti-rent et tout redevint calme. Je me décidai à relever doucement la tête et à regarder autour de moi. Rien ne bougeait, personne. Les Allemands avaient certainement mieux à faire que de courir après des gamins. Seule la panique provoquée par leur présence nous avait entraînés dans cette course effrénée.Doucement je me relevai, la douleur à la cuisse me confirma que je n’avais pas rêvé. La déchirure de mon short laissait apparaître trois profondes plaies béantes. En courant le sang avait coulé le long de la jambe et imbibé ma chaussette.Je pensais aux cris de mes tantes lorsqu’elles verraient l’état de mon short. Je me dirigeai vers le village en boitant. En marchant les plaies s’étaient rouvertes et remises à saigner. Arrivé au bord du ruisseau, impossible de le traverser, le talus de ce côté est trop haut et sur l’autre rive les vaches en venant boire ont creusé de profonds trous qui se sont remplis d’eau. Il me fallait donc longer ce ruisseau jusqu’au petit pont réalisé avec des traverses de chemin de fer. Ceci représentait un détour dont je me serais bien passé. Je me trouvais en bordure du village dans un endroit que l’on appelle «sous le Moulin».Beaucoup de jardins sont regroupés là car la terre y est riche. Je lon-geai celui de ma grand-mère qui regorgeait de légumes magnifiques. Il y poussait des fraises blanches au parfum incomparable. Dommage que cette variété ait disparu ainsi que ces gros melons Franc-Comtois

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sucrés comme du miel. Tous ces jardins étaient entourés de grillage donc infranchissables.Je me souvins que celui de chez Pommey possédait une porte à l’ar-rière qui leur évitait un grand détour pour aller dans leurs prés.Je l’ouvris et pénétrai dans l’allée centrale qui allait me conduire der-rière leur maison à côté de la remise.Par malchance le troupeau d’oies de ma tante Berthe se trouvait là avec le gros jars à leur tête. Cette sale bête était mon ennemie intime. Combien de fois m’avait-t-elle coursé en m’infligeant de douloureux pincements aux mollets.Il ne me sera pas possible de passer car avec ma jambe blessée je ne pourrai pas courir. Déjà le troupeau commençait à pousser des cris risquant d’ameuter tout le quartier. Moi qui voulais passer inaperçu, c’était gagné. Je sen-tis la colère monter en moi. Je ne vais pas fuir indéfiniment devant cette bestiole.Alors je saisis un manche de pioche cassé appuyé sur un prunier et je sortis du jardin. A peine la porte franchie que le jars, le cou tendu, courut dans ma direction. Je levai mon gourdin pour lui en assener un coup mais, dans ma précipitation, je manquai la tête. Et le gourdin vint le frapper à la base du cou Il se mit à tourner sur lui-même en frappant l’air de ses grandes ailes. Tout le troupeau la tête haute redoubla de cris qui devaient être entendus jusqu’au bout du village. Doucement je reculai sans leur tourner le dos, le gourdin levé, paré dans le cas d’une nouvelle attaque. Je pense que ce coup inattendu a porté ses fruits car jamais plus il n’a recommencé, se contentant de crier de loin. La remise passée, je jetai un coup d’œil à droite et gauche, la rue étant déserte je pus traverser. Lorsque j’entrai dans la cuisine, ma grand-mère, affolée en voyant ma jambe en sang, leva les bras au ciel me demandant ce qui m’était arrivé. Je me gardai bien de lui raconter les causes réelles, me contentant de lui dire que j’étais tombé de la fau-cheuse garée sous la remise de chez Pommey. Avec d’infinies précau-tions elle me déshabilla puis elle remplit une cuvette avec de l’eau chaude qu’elle puisa dans le grand faitout posé en permanence sur la cuisinière et commença à me laver. Ma grand-mère était une sainte femme. Jamais je ne l’ai entendu dire du mal de qui que ce soit. Jamais

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non plus je ne l’ai entendue crier sauf le jour où armée d’un balai elle a mis en fuite deux soldats allemands ivres qui venaient chercher des «mademoiselles» en l’occurrence mes tantes. Ce jour-là nous eûmes beaucoup de chance qu’un officier vînt à passer par là et assistât à la scène car pour se venger les deux Allemands avaient saisi une herse appuyée contre le mur et l’avaient traînée au milieu de la route, pointes en l’air. Je n’ose penser aux représailles si un camion allemand était passé dessus. L’officier s’excusa auprès de ma grand-mère du manque de respect de ses deux hommes qui furent aussitôt mis aux arrêts dans une maisonnette du village. Quand on pense aux atrocités commises par un grand nombre de ses compatriotes, le fait est assez rare pour être rapporté. Une fois mes plaies nettoyées et pansées je passai mon pyjama. Je tremblais de tout mon corps. Ce n’était sûrement pas de froid car il faisait une chaleur oppressante.Les événements de la journée et la douleur avaient dû provoquer ce choc nerveux qui me faisait claquer des dents. Je me couchai et tombai en un profond sommeil.Le lendemain matin je suis réveillé par un violent coup de tonnerre. Avec la chaleur de la veille il ne pouvait en être autrement. Je me lève et regarde par la fenêtre.Dehors il tombe des cordes. Venise est désert. Les grosses gouttes de pluie rebondissent sur le goudron de la route. Sur la Côte4 des bandes de brume s’étirent et rejoignent le ciel de plomb. Ca va être une jour-née à rester enfermé. De toute façon je ne pourrais pas aller très loin car ma jambe a beaucoup enflé et j’ai du mal à descendre les escaliers qui mènent à la cuisine où m’attend mon petit déjeuner. Une fois la for-malité du petit déjeuner terminée, (formalité car je n’ai jamais faim) un brin de toilette et je vais regarder par la fenêtre la pluie qui redouble. Ma grand-mère voyant que je m’ennuie appelle un de mes cousins et lui demande d’aller au grenier chercher le petit moulin. Je n’en crois pas mes oreilles. Ce moulin, venant certainement des anciens propriétaires de la ferme, était tabou. Pensant que peut-être ceux-ci viendraient un

4: Colline boisée d’environ 400m d’altitude surplombant Venise.

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jour le réclamer nul n’avait le droit d’y toucher.C’était donc une chose insensée que de me le donner.C’est du moins ce que je crus voir dans le regard réprobateur de mes tantes et de mes cousins. Le moulin dépoussiéré fut posé sous les esca-liers de la cuisine, endroit où je passais une bonne partie des jours de pluie quand je ne pouvais pas sortir. Les escaliers formaient un toit au dessus de ma tête, c’était ma maison et j’y passais des heures à lire ou à jouer assis sur une couverture.J’étais émerveillé. Sur environ un mètre carré il y avait des bâtiments avec au dessus de l’un d’eux une lucarne munie d’un treuil servant à monter des petits sacs de farine. Il y avait aussi des remises avec des charrettes et un cheval. J’allai chercher les petits animaux achetés à Paris pour mon voyage et je les disposai dans la cour du moulin.Il y avait à peu près deux heures que je jouai ainsi lorsque la porte s’ouvrit brusquement. Un officier allemand dégoulinant de pluie entra. Je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête. Impossible de fuir je suis pris au piège.Comment m’a-t-il retrouvé ? Je suis plaqué au mur paralysé de peur.Sans dire un seul mot l’Allemand se dirige vers la cheminée où se trouve la cuisinière. Il retire son ceinturon, sa casquette plate qu’il pose sur la table, met son grand manteau et sa veste sur le dossier d’une chaise devant le feu. Il retire également un ruban noir, blanc et rouge qu’il porte autour du cou et sur lequel une croix noire bordée de métal argenté est accrochée. Toujours sans dire un mot et sans nous regarder il ouvre les portes de la grande armoire comtoise qui nous sert de buf-fet et après inspection du contenu en sort une jatte remplie d’œufs, le pot en terre cuite contenant le beurre, la miche de pain, la boîte de sel et la poivrière qu’il pose sur la table. Il va chercher dans un petit placard une assiette, un verre, et la bouteille de vin puis contournant la table il en ouvre le tiroir pour prendre couteau et fourchette.C’est incroyable, on dirait qu’il a toujours vécu ici. Ensuite il décroche une des poêles pendues sur le coté de la cheminée et la pose sur la cuisinière. Il prend le pot de beurre et en extrait un énorme morceau qu’il dépose dans la poêle.Une fois le beurre fondu il commence à casser un œuf puis deux puis trois et ainsi de suite jusqu’à presque remplir la poêle. Ce qui me frap-

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pe le plus c’est le poivre qu’il met dessus.Il n’arrête pas de secouer la poivrière, les œufs deviennent tout gris. Une fois les œufs cuits il les verse en vrac dans l’assiette et se coupe une énorme tranche de pain . Puis il mange, il mange, il mange sans se soucier de ce qui l’entoure.Au bout d’un moment l’atmosphère devient pesante et ma grand-mère se décide à bouger suivie par mes tantes. Chacune d’elles vaque à ses occupations dans la plus totale indifférence du mangeur. Pour lui nous n’existons pas. A aucun moment il n’a regardé l’une ou l’un d’entre nous, du moins en apparence.Une fois repu, il prend une chaise, s’assied et pose ses pieds bottés sur le rebord de la cuisinière. Il reste ainsi un long moment perdu dans ses rêveries. Soudain il se lève, se rhabille, repose avec soin sa casquette sur sa tête et s’en va comme il était venu.C’est ma plus jeune tante,Suzanne, qui rompt le silence:- Il a un sacré culot ce boche ! dit-elle. Longtemps encore nous reparlerons de cette anecdote. En débarrassant la table, ma grand-mère découvre sous une serviette la croix de fer qu’il portait autour du cou.Peut-être fut-il tué ou envoyé loin de chez nous? On ne le revit jamais et sa décoration est peut être encore au fond d’un tiroir chez un cou-sin.Mes blessures s’étant bien refermées, je pus à nouveau aller retrouver les copains dans notre «camp» situé à la carrière. La carrière est une grande plaque de roche affleurante formant une clairière dans la forêt. Elle se situe à mi–hauteur de la côte. De cet endroit on a une vue magnifique sur le village. A côté de la plaque de roche, nous avons construit une cabane en branchages qui nous sert d’abri quant il pleut et où nous rangeons nos armes. Nos armes sont des mitraillettes en bois que nous avons réalisées nous-mêmes. Quel-ques-uns d’entre nous ont des casques de la guerre de 14 récupérés au cimetière ou dans des greniers ce qui leur donne un grade supérieur à ceux qui en sont dépourvus. Nous avons tous à la ceinture nos lance-pierres que nous appelons improprement «fronde». Entre nos mains ces engins ont une précision incroyable. Nous sommes à peu près tous capables de décapiter une vipère à dix mètres ou abattre un moineau

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en vol. Ce qui nous amuse le plus c’est de faire voler en éclats les iso-lateurs en haut des poteaux de téléphone. Sur le parcours Vieilley - Ve-nise - Moncey plus aucun isolateur, que nous appelons «tasse» , n’est entier. C’est bête mais nous prenons un réel plaisir à les voir exploser à l’impact de nos projectiles.Nous jouons ainsi aux maquisards tous les jours. Il faut dire que nous vouons un véritable culte à George Molle et à ses résistants. Ces hom-mes au courage inouï dont nous entendons souvent chuchoter les ex-ploits nous comblent d’admiration.Nous voudrions participer nous aussi à ces sabotages, mais hélas nous sommes trop jeunes.Un jour cependant, ayant remarqué qu’un motard allemand passait tous les soirs à la même heure, je décidai de lui tendre un piège. Je reliai deux piquets de grillage de part et d’autre de la route avec un fil de fer en prenant bien soin que celui-ci se trouve à la hauteur approximative de sa tête. Par chance mon cousin André qui allait chercher de l’eau à la fontaine à la tombée de la nuit - nous n’avions pas l’eau sur l’évier - buta dedans et le décrocha juste avant que la moto ne passe.J’ai des frissons dans le dos en pensant à ce qui se serait passé si le soldat avait chuté et s’il s’était tué. Peut-être qu’une partie du quartier aurait été passée par les armes ?

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Chapitre 4

Outre le petit moulin, les anciens propriétaires de la ferme avaient lais-sé au grenier une multitude de choses, des livres de toutes sortes, un tas de chaussures invraisemblables dont plusieurs paires de bottines qui devaient dater de 1900. Il y avait aussi un grand coffre rempli d’habits datant sûrement de la même époque. Parmi tous ces trésors je découvris un coupon de toile écrue que je cachai sous le foin en vue d’une utilisation éventuelle.Cette éventualité ne tarda pas. Quelques jours plus tard je vis ma grand- mère occupée à teindre des vêtements en bleu afin de leur donner une nouvelle jeunesse. Je découpai un grand morceau de toile et lui deman-dai si elle pouvait me le teindre.Ne me refusant jamais rien, elle mit le morceau d’étoffe dans la lessi-veuse dans laquelle bouillait l’eau de teinture avec les habits. Le jeudi, jour de congé, ayant bien observé comment elle avait fait, je pris dans la boîte de teintures un sachet de rouge, puis, empruntant une bassine qui avait été mise à sécher devant la maison, j’allai retrouver les co-pains.Je leur expliquai mon intention de réaliser un drapeau tricolore pour notre camp. Le projet fut aussitôt accepté et sur un grand feu nous mîmes la bassine remplie d’eau, la teinture et un morceau de tissu de taille équivalente à celui que m’avait teint ma grand-mère. La matinée du dimanche suivant fut consacrée à la couture des trois éléments bleu blanc et rouge si bien que l’après-midi nous avions un drapeau tout à fait correct. Il ne restait plus qu’à couper un beau bali-veau, y fixer notre drapeau et le dresser en le coinçant dans une faille de la roche juste à côté de notre cabane.Au bout d’un moment nous vîmes une effervescence inhabituelle dans Venise. Des Allemands couraient dans tous les sens. Le village ressem-blait à une fourmilière dans laquelle on aurait donné un coup de pied.Nous pensions un peu que ce remue-ménage avait pu être provoqué

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par la vue de notre drapeau sans toutefois trop y croire. Quelque temps après le calme revint et nous étions en train de renforcer la tenue du mât lorsque, animé d’une sorte de prémonition, je me dirigeai vers les buissons qui bordent la carrière. Là, à travers les branches, assez loin en bas, je les vis en ligne sur une largeur d’au moins deux cents mètres, ils escaladaient péniblement la partie la plus abrupte de la côte. Si, par malheur ils avaient emprunté les sentiers, qui de part et d’autre du village montent en pente douce jusqu’à la carrière, ils nous tombaient dessus par surprise. Je remontais vivement en criant :- Les boches arrivent!A ce moment, tout le monde sort sa fronde, prêt à les recevoir comme s’il s’agissait d’un jeu. Léon, notre chef qui est descendu voir, remonte lui aussi en criant:- Barrons nous! Alors, une fois de plus, comme pour l’affaire du train nous entamons une course folle en direction du sommet de la côte et c’est complète-ment à bout de force que nous atteignons la ligne de crête que nous appelons aussi «sommière».Deux options s’offraient à nous : soit descendre sur Champoux à tra-vers la forêt, ce qui nous entraînerait trop loin pour revenir à Venise par la route, soit suivre la sommière en direction de Moncey. C’est cette dernière solution qui fut retenue. Nous marchions donc maintenant à l’horizontal ce qui nous faisait gagner du temps sur les Allemands qui devaient en baver pour grimper. Après environ deux kilomètres, arrivés à la route de Chaudefontaine, nous descendîmes pour regagner Venise en faisant un large détour par les prés. Chacun retourna discrètement à son domicile. Le lendemain nous apprenions que monsieur Marotte, notre maire, avait été mis au mur et à deux doigts d’être fusillé par notre faute. Les Allemands avaient pensé que des «terroristes» avaient établi leur campement là haut et les narguaient en arborant le drapeau tricolore. En arrivant sur place et en voyant nos mitraillettes en bois à l’intérieur de la cabane ils se rendirent compte de leur méprise et l’incident fut clos.Il ne fut pas totalement clos pour moi car toute la famille m’avait vu avec mon morceau de tissu bleu. Le rapprochement avec l’origine du drapeau fut vite fait.

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Je fus donc obligé d’avouer et en quelque sorte «incarcéré» chez mon oncle Roger et ma tante Berthe qui habitaient en bordure du village derrière la fromagerie. Ceci ne me réjouit guère car je détestais cet-te maison à laquelle les autres habitations semblaient tourner le dos. Quelque chose de maléfique semblait y être attaché. Souvent pour me faire peur mon cousin Germain me parlait de ces taches sombres qu’il m’avait montrées un jour et qui étaient incrustées dans le plancher de la chambre de ses parents. C’était, me disait il, des traces de sang provenant de l’assassinat de l’ancien propriétaire tué au cours d’une querelle d’ivrognes. Il me disait aussi que certaines nuits des craque-ments se faisaient entendre provoqués par les pas de son fantôme qui arpentait la maison. Dès la première nuit que je passai dans la chambre du haut j’entendis ces bruits. Je m’enfouis sous les couvertures, glacé d’effroi et j’eus beaucoup de mal à m’endormir. A partir de l’événe-ment du drapeau, mes seules sorties consistaient donc maintenant au trajet maison - école - maison.Avec l’arrivée de nombreux «évacués parisiens» à Venise et dans les villages environnants, l’école devenue trop petite fut transférée dans l’ancienne cure en face de l’église à l’autre bout du village. Les filles séparées des garçons eurent une institutrice et nous un instituteur pour lequel je ressentis d’entrée une réelle aversion. Il avait un visage fer-mé, sévère.Une paire de lunettes, aux verres ronds et plats qui reflétaient la lu-mière, reposait sur le bout de son nez.Je ne savais pas à quoi elle pouvait lui servir car il regardait en perma-nence par dessus. Pour parfaire le personnage il avait toujours au coin de la bouche un petit morceau de mégot tout plat et brun qu’il déplaçait nerveusement du bout de la langue.Je pense que cette antipathie fut réciproque car dès les premiers jours je fus mis au pain sec et à l’eau pour avoir observé par la fenêtre un magnifique bouvreuil perché sur la branche d’un pommier au lieu d’écouter ses palabres d’aucun intérêt pour moi. Bien que l’absence d’un repas ne me privât nullement, le pain sec et l’eau représentaient pour nous la punition suprême et je reçus cela comme une énorme gifle qui ne fit que renforcer mon mépris à son égard.Ma tante obligée d’aller à Besançon un jeudi matin de bonne heure, la

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veille je retournai dormir chez ma grand-mère. Donc le jeudi matin, n’ayant pas école j’avais décidé de faire la grasse matinée quand je fus réveillé en sursaut par un bruit de bottes cloutées sur la route. Aussitôt je me précipitai à la fenêtre pour voir la cause de tout ce vacarme et je vis les Allemands courir et se poster devant chaque maison, tournant le dos à la porte. Il y en avait déjà un devant chez nous, là tout près. Ils devaient sûrement faire une descente à la recherche de maquisards. Mais pourquoi alors tourner le dos aux maisons ? Je pense avoir trouvé la solution un peu plus tard. En regardant dans la direction opposée, chaque soldat avait plus de recul et donc une vision plus large sur les maisons d’en face d’où aucun mouvement ne pouvait leur échapper. Ce ne fut heureusement pas le cas chez Minary, grâce à leur chien qui se mit à aboyer des l’arrivée des premiers soldats, leur fils aîné, résistant de la première heure, eut le réflexe de sauter par la fenêtre à l’arrière et, juste avant que leur maison ne fût encerclée, put s’enfuir par la forêt qui se trouvait à quelques pas.Puis un jour l’occupation du village prit fin et les Allemands disparu-rent avec armes et bagages au grand soulagement de tous.Il faut dire que ça commençait à sentir mauvais pour eux.Cette libération du village entraîna de ce fait la mienne et je pus, les jours de congés, rejoindre mes camarades dans leur nouveau camp à «Rougeaux» au pied de la côte en direction de Vieilley.De la lisière de forêt où il se trouvait, des prés plantés d’arbres fruitiers et de bosquets descendent en pente douce jusqu’à la route départe-mentale. Bien que la vue y soit moins étendue que depuis celui de la carrière, notre nouveau camp offrait un point d’observation assez agréable sur la vallée mais surtout de grands espaces pour nous en-traîner à la fronde et au tir à l’arc. Ces arcs nous les fabriquions dans un bois nerveux à l’écorce rouge que nous connaissions sous le nom de «Sovignot». Lorsqu’il faisait beau et qu’au loin se faisait entendre le ronronnement lancinant des formations de bombardiers se dirigeant vers l’Allemagne, nous descendions sur la route pour nous y allonger sur le dos et attendre leur passage. Ces avions étaient si hauts que cer-taines fois c’est tout juste si nous pouvions les apercevoir brillants sous le soleil ou traçant dans le ciel bleu une nappe de traînées blanches. Nous attendions ainsi de longs moments, il n’y avait rien à craindre des

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voitures car elles étaient pratiquement inexistantes.Souvent, après leur passage, une multitude de petits rubans descen-daient du ciel en scintillant. Ils faisaient environ vingt centimètres de long sur quinze millimètres de large, une face de couleur argentée et l’autre noir mat. Les gens appelaient ça des «tracts» nous pensions qu’il devait y avoir des messages cachés écrits dessus. Nous avions beau essayer de lire en transparence en les mettant face au soleil ou en les grattant, jamais n’apparut la moindre inscription. Ces soi-disant «tracts» étaient en réalité des leurres métalliques servant à brouiller les radars, mais ça personne dans les campagnes ne le savait. Un jour nous eûmes l’occasion de voir de très près une de ces forte-resses volantes. Nous étions en récréation sur un terrain non loin de l’école lorsque nous la vîmes arriver à très basse altitude. Nous nous demandions si elle allait pouvoir passer au dessus de la côte. L’insti-tuteur affolé nous ordonna de courir jusqu’à l’école. Dans notre pré-cipitation, un élève qui se trouvait devant moi buta sur une pierre et s’affala de tout son long. Emporté par mon élan je ne pus l’éviter et me retrouvai à mon tour par terre. Il en fut de même pour ceux qui sui-virent si bien que nous nous retrouvâmes à six ou sept au sol. L’avion arrivé au dessus de la côte, j’aperçus un chapelet de barres noires sortir de dessous. Soudain de grosses boules rouges apparurent au dessus de la forêt puis de violentes explosions retentirent et firent trembler le mur de l’école devant lequel nous nous trouvions. L’avion qui devait avoir de sérieuses difficultés avait été obligé de se délester de ses bombes pour reprendre un peu d’altitude.Je trouvais complètement idiot le comportement de l’instituteur qui avait voulu nous mettre à l’abri dans la classe. Nous aurions sûrement été plus en sécurité en courant nous mettre à plat ventre dans les prés plutôt que de risquer d’être ensevelis sous les décombres en cas de bombardements. Ce même comportement se renouvela le jour où, à nouveau en récréation, nous vîmes des avions tournoyer au dessus du bois de Palise. A tour de rôle ils piquaient et nous entendions distincte-ment le crépitement de leurs mitrailleuses. Etaient-ce des avions alle-mands venus prêter main forte à leur compatriotes aux prises avec des maquisards? Nous pensions au sale quart d’heure que ceux-ci devaient passer et cela nous attristait beaucoup.

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Comme la première fois l’instituteur nous fit rentrer en courant. J’étais en colère contre lui car non seulement nous n’étions pas à l’abri mais j’avais le sentiment profond qu’il nous privait des moments histori-ques que nous vivions.Ces événements donnèrent lieu à diverses interprétations dans le vil-lage. Chacun avait son idée sur la provenance de ces avions. Les uns, comme nous, pensaient qu’il s’agissait d’avions allemands et d’autres disaient qu’il s’agissait d’alliés venus harceler des convois allemands. Jamais nous n’eûmes la véritable réponse à nos questions.

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Chapitre 5

Enfin ce fut le temps des grandes vacances. Ma mère arriva de Paris avec mon petit frère Claude, en pleine saison des foins alors que de merveilleuses odeurs embaumaient le village. Partout, du foin tombé des lourdes voitures à planches jonchait le devant des fermes, nom-breuses à cette époque. Je me sentis envahi d’une joie immense. Les vacances, le soleil, toutes les senteurs de campagne faisaient de Venise, à cette saison, un paradis terrestre.Comme nous avions, nous aussi les foins à faire, toute la famille fut mobilisée. Nous chargions fourches et râteaux sur la plate forme de la voiture à planches tandis que mon cousin André harnachait le cheval. A l’aide d’une spatule, il lui appliquait, partout sur le corps, une sorte de pommade noire appelée «Terrible» qui dégageait une forte odeur de «carbonyle». Cette pommade était censée éloigner les taons, virulents en période de fenaison.Ces grosses mouches infligent de douloureuses piqûres aux animaux et aux hommes. J’ai vu un jour un cheval s’emballer après avoir été assailli par une nuée de ces sales bestioles.Tandis que nous roulions en direction des champs, nous nous crampon-nions sur le rebord de la plate-forme pour ne pas tomber. Les grandes roues à rayons cerclées de fer montaient sur le bord des ornières pour y retomber lourdement, nous bringuebalant en tous sens. Je regardais Mousse, notre beau cheval blanc, que les taches de «terrible» avaient transformé momentanément en zèbre. Ce cheval était doté d’une intel-ligence et d’une force incroyables.Un jour notre voisin Michel Pommey était resté bloqué sur le versant d’un talus avec une énorme voiture de foin. Il avait beau hurler et taper sur son cheval, rien n’y faisait, la voiture montait d’un mètre et reculait de deux. Il s’apprêtait à la décharger lorsqu’il eut l’idée de venir nous demander de lui prêter Mousse. On détela son cheval et Mousse prit sa place. Sans avoir à lui dire un mot, il sut ce qu’il avait à faire. Après

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Les forteresses volantes Boeing B - 17

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une caresse sur le cou et une petite tape sur la croupe, s’arc-boutant de toutes ses forces il arracha la charge. Un moment en équilibre sur le bord de la route la voiture faillit redescendre mais les hommes attrapè-rent les barreaux des roues et l’aidèrent à passer l’obstacle. Les larmes aux yeux je courus embrasser Mousse sur le velours de son museau en lui disant:- Je savais que tu y arriverais, tu es le plus beau, tu es le plus fort. - Tu auras droit à deux tranches de pain. Tous les midi, alors que nous étions à table, il quittait l’écurie où il n’était jamais attaché pour venir se présenter à la fenêtre de la salle à manger. Ma grand-mère coupait une grande tranche de pain gris que je lui donnais en lui caressant la joue. Content il s’en retournait chez lui.Le travail du foin était assez long. Il fallait aller faucher l’herbe au lever du jour pour profiter de la rosée qui lubrifiait la lame, puis l’après midi passer la faneuse, cet engin à deux roues muni de fourches ac-tionnées au moyen de biellettes et qui projetaient le foin en l’air pour activer son séchage. Il fallait ensuite râteler pour former des «boudins» puis étendre à nouveau le foin. Ces opérations se répétaient jusqu’au séchage parfait.Lorsqu’on jugeait qu’il était suffisamment sec, on en faisait des tas; on disait que l’on mettait en «cabottes»; celles-ci étaient chargées à la fourche sur les voitures à planches. Une personne sur la plate forme ramassait la fourchée, la faisait tourner sur elle-même et l’empilait comme il faut de façon à ce que la charge soit la mieux équilibrée pos-sible. Une charge mal faite et c’était le chavirement assuré ou la perte de la moitié du chargement en cours de route.Une fois les foins terminés nous disposions d’un peu de temps libre en attendant les moissons. Pendant les chaudes journées de juillet et d’août nous nous rendions au bord de la rivière «Ognon» pour nous y baigner.A «Lûme», endroit où nous allions, le courant faisait onduler des bancs d’herbe verte comme de longues chevelures d’ondines constellées de fleurs blanches.Un parfum de menthe sauvage et d’algues flottait dans l’air chauffé par le soleil d’été. Nous passions l’après midi à plonger pour aller chercher au fond de l’eau divers objets que nous y avions jetés, ou ramasser de

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Des filles du village devant une Jeep Willis

Le char Sherman devant la ferme

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grosses moules d’eau douce pour voir s’il y avait des perles à l’inté-rieur. Jamais nous n’en avons trouvé et pourtant certaines, disait-on, en contenaient.Fatigués par nos ébats, nous nous allongions un peu plus loin sur la berge qui surplombait la rivière d’un bon mètre. Nous y observions le joyeux ballet des «demoiselles», ces jolies libellules bleu nuit et les bancs de poissons éclairés par les rais de soleil filtrant à travers les buissons dont les branches retombaient jusqu’à la surface de l’eau. L’Ognon était l’une des rivières les plus poissonneuses de France. Presque toutes les espèces de poissons d’eau douce, à l’exception du silure et du sandre, y étaient présentes.C’était un véritable plaisir de voir de gros chevesnes sortir des branches immergées pour venir gober, avec méfiance, les grillons ou sauterelles que nous leur lancions avec d’infinies précautions pour ne pas qu’ils nous voient. C’était à regret qu’en fin de journée il fallait s’arracher au merveilleux spectacle de cet aquarium en plein air et refaire à pieds les deux kilomètres qui nous séparaient du village.Nous étions mi-août, les moissons étaient terminées. J’étais trop jeune pour y avoir participé. La mise en javelles et la ligature des gerbes de blé demandaient une force et un tour de main d’adulte. J’allais juste glaner les épis restés sur le terrain après le ramassage pour nourrir nos volailles.C’est justement en allant leur donner à manger qu’un matin j’entendis des cris venant de la «cabane du fond du jardin». Comme j’allais voir ce qui se passait, je vis Adolphe, notre petit cochon lequel, après être monté sur le siège, était passé par le trou et tombé dans la tinette.Plus il se débattait pour en sortir et plus il s’enlisait. Je courus prévenir mes cousins et ils eurent un mal fou à l’extraire de son baquet malodo-rant par la trappe arrière de la cabane. Il fallut courir après et lui jeter une grande quantité de seaux d’eau pour lui redonner sa couleur d’ori-gine et lui faire réintégrer sa soue. Comme beaucoup de ses semblables en France notre cochon avait été baptisé Adolphe, ce n’était pas origi-nal mais c’était l’époque qui voulait ça, rapport à «Adolphe Hitler».Justement, en parlant d’Hitler, on commençait à voir de plus en plus ses disciples traverser rapidement Venise sur tout ce qui pouvait les transporter. Mon père et mon oncle qui étaient venus nous rejoindre

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furent pris à partie par l’un d’eux. Il marchait poussant sa bicyclette dont le pneu avant était crevé. En apercevant mon père il s’approcha et lui demanda assez vertement:- Vous réparer ça!Mon père essaya de lui faire comprendre qu’il n’avait rien pour le faire, ce qui mit l’Allemand dans une violente colère. Empoignant son fusil il le mit en joue et lui répéta son ordre en hurlant :- Vous réparer ça tout de suite!Par bonheur, l’Allemand aperçut un vélo appuyé sur le mur à côté de la maison, s’en empara vivement et s’enfuit en laissant le sien.Un groupe arriva lourdement chargé de sacs et d’armes. Leur véhicule probablement tombé en panne, ils avaient continué à pieds. Lorsqu’ils arrivèrent devant la maison ils s’arrêtèrent en voyant une voiture à ridelles qui nous servait à transporter toutes sortes de choses, des bet-teraves pour les vaches et les lapins, des pommes de terre, et même du fumier. Ils savaient très bien qu’ils trouveraient le cheval qui allait avec la voiture car ils se dirigèrent directement vers l’écurie d’où ils ressortirent avec Mousse, son collier et ses harnais. Ce devait être des paysans car ils ne mirent pas longtemps à l’atteler. C’est donc les lar-mes aux yeux que je vis partir mon cher cheval en me disant que je ne le reverrais jamais.Deux jours après, alors que nous étions à table, nous entendîmes des bruits de sabots ferrés sur les dalles de la cuisine et vîmes la grande taille de Mousse s’encadrer dans la porte de la salle à manger. Tout le monde se mit à crier et à rire lorsqu’il entra dans la pièce. Son poids énorme faisait plier dangereusement le plancher au risque de passer à travers. Ce risque n’était toutefois pas bien grand car nous étions au rez-de-chaussée et donc assez près du sol. Nos cris l’affolèrent un peu et c’est avec beaucoup de mal que nous le fîmes sortir de la pièce et regagner son écurie. J’étais fou de joie, il avait pu leur fausser compagnie et il était revenu. Combien de kilomètres avait-il parcouru pour revenir à la maison? Je demandai à ma grand-mère de couper une grande tranche de pain que je lui portai. Longtemps je restai près de lui à l’embrasser, le caresser et à lui parler. Comme d’autres Allemands passaient encore, je fermai la porte de l’écurie afin de le dissimuler «des fois que d’autres aient

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l’idée de nous le reprendre».Si les hommes de troupe circulaient de jour, c’était la nuit que les convois se déplaçaient. Derrière les rideaux, la lumière éteinte, nous regardions passer les colonnes de camions et de véhicules tractant des pièces d’artillerie. J’écoutais mon père et mes oncles commenter à voix basse ce qu’ils venaient de voir. -T’as vu c’était une pièce de DCA disait l’un.-T’as vu c’était un pont roulant disait l’autre. Comme il y avait un beau clair de lune, on y voyait comme en plein jour, cela devait les inquiéter car ils roulaient très vite.C’est sans doute pour cette raison que, selon les dires d’une villageoise, une remorque de munitions s’était renversée dans un virage en épingle à cheveux en bas de la côte de Chaudefontaine. Je pris ma charrette pour aller chercher de l’herbe à lapins et des orties pour faire la soupe à Adolphe et je partis sur le champ voir ce que je pourrais récupérer.Arrivé sur les lieux, que personne n’était encore venu piller, je décou-vris une véritable mine d’or.Il y avait des chapelets de balles de mitrailleuses, des chargeurs, des mitraillettes, des grenades à manche, toutes sortes de munitions et sur-tout des sacs de poudre à canon en toile, de la forme et de la taille d’une boîte de camembert. J’ignorais quelle pouvait bien être leur utilisation exacte dans l’armée, mais pour nous, avec les copains je savais quel plaisir on pourrait en tirer en y mettant le feu pour l’avoir vu faire par les «grands». Un aigle portant la croix gammée était imprimé dessus. Cet emblème je le retrouvais également imprimé sur les ogives tron-quées de petits obus de vingt millimètres.A ce moment, tremblant de tous mes membres de peur d’être vu je chargeai à la hâte un grand nombre de cartouches et de sacs de poudre en regardant sans cesse s’il venait quelqu’un. Je pris également une mitraillette dont le canon dépassait de la charrette, un petit périscope de tranchée, une baïonnette et des grenades. De temps en temps je fai-sais des essais pour voir si mon chargement n’était pas trop lourd afin que je puisse le tirer. Ayant pris tout ce que je pouvais, j’allai le cacher derrière des buissons et me rendis au bord de la route pour cueillir des brassées d’herbe à grandes feuilles que je disposai dessus en prenant bien soin de ne rien laisser d’apparent.

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Sur le chemin du retour, à proximité du village, j’aperçus une bande d’adolescents, dont faisaient partie mes cousins, se diriger dans ma direction. Eux aussi étaient équipés de charrettes et je ne me posai pas la question de savoir où ils allaient. J’étais innocemment en train de couper de l’herbe quand, arrivés à ma hauteur, ils me lancèrent au pas-sage quelques plaisanteries, mais aucun ne soupçonna un seul instant ce que je transportais réellement dans ma charrette.Arrivé à Venise je dissimulai une partie de mon butin dans la remise d’un copain, sous le foin, à l’endroit où le toit est le plus bas.Comme je ne pouvais y accéder qu’à plat ventre, j’étais sûr qu’on ne trouverait pas le périscope, la mitraillette et la baïonnette que j’y avais cachés. Je gardais uniquement avec moi des chargeurs de balles à fusil, une bande de mitrailleuse, mes sacs de poudre et mes grenades à man-che que je pus facilement cacher dans le grenier de ma grand-mère. Je pensais qu’avec les précautions que j’avais prises, personne ne pour-rait découvrir ma cachette. Pourtant, lorsque quelques jours après j’y retournai, tout avait disparu et jamais je ne sus qui me les avait volés.Le passage des Allemands ayant cessé provisoirement, on vit bientôt des maquisards circuler à découvert dans les rues de Venise. C’était la première fois que l’on pouvait voir leur brassard bleu blanc rouge avec dessus l’inscription FFI. Nous les regardions avec admira-tion jusqu’au jour où l’un d’eux qui s’appelait «Le frisé» - nous l’ap-prîmes plus tard - fit une chute avec sa pétrolette5 non loin de chez nous.En tombant, une grenade au phosphore qu’il transportait dans ses sa-coches fut éjectée et explosa en le brûlant assez sérieusement. Quant il vit notre famille réunie devant la porte, il se releva, prit sa mitraillette qu’il portait en bandoulière et se dirigea en furie vers nous en accusant mon père et mon oncle de la lui avoir jetée.Pour la deuxième fois en peu de temps mon père se retrouvait sous la menace d’une arme, une fois par un Allemand et cette fois, un comble, par un résistant. Le frisé était une tête brûlée que rien n’arrêtait. C’est lui qui avait fait dérailler plusieurs trains sous le nez des Allemands

5: Petite moto de faible cylindrée

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avec un sang froid hors du commun. Plus tard certains dirent qu’il était fou, était-ce vrai? Le fait est que ce jour là mon père fut à deux doigts de se faire descendre et ne dut son salut qu’à l’intervention de Madame la Général Fournier qui venait voir ma mère. Bien qu’elle ne soit que l’épouse du général, sa prestance en imposait. Le fait de dire:- Je suis madame la Général Fournier, suivi de remontrances qui n’admettaient aucune réplique, eut tôt fait de mettre fin à l’altercation. Le frisé enfourcha sa petite moto et reprit sa route en nous traitant de «collabos». Mon père ressentit un profond soulagement après son départ et remercia chaleureusement la Géné-ral.Cette anecdote est rapportée dans le très beau livre «Un Anglais dans le maquis» de George Millar en ce qui concerne la chute de moto et l’explosion de la grenade. Par contre aucune allusion aux menaces en-vers ma famille et mon père en particulier. Je pense que le frisé avait réalisé le grotesque de son comportement et avait jugé bon de ne pas en parler à ses chefs.La façon de se conduire des maquisards me décevait beaucoup. J’avais, je le répète, une telle admiration pour eux qu’il était impossible que ce soit ceux là.D’ailleurs je n’en reconnaissais aucun. Etaient-ce ces résistants incon-nus sortis de l’ombre dès que la balance avait commencé à pencher du côté des alliés ou d’autres venus d’ailleurs? Le jour où je les vis rouer de coups cinq ou six Allemands grièvement blessés, sans arme et les mains sur la tête, pour ceux qui le pouvaient encore, ils dégringolèrent, pour moi, de leur piédestal. Bien sûr j’étais un gamin bouleversé par la scène qui se déroulait sous mes yeux sans imaginer les atrocités que ces soldats avaient peut-être pu commettre dans un passé assez proche et dans d’autres lieux.Un des blessés était en chemise, il avait une grosse tache rouge sur le côté de la poitrine, son visage était blême et il grelottait fortement. En contournant le groupe je vis une chose horrible. Au niveau de l’omo-plate ne subsistait plus qu’un énorme trou.Comment pouvait-il encore tenir debout avec une telle blessure? Com-me elle saignait abondamment, un des maquisards entra chez Pommey et en ressortit avec une feuille de journal qu’il chiffonna en boule et

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l’enfonça dans la blessure.A coups de pieds et avec le canon de leurs mitraillettes, ils les emme-nèrent jusqu’à l’ancienne école.Dès que les résistants se furent éloignés, j’entrai dans l’école et je re-gardai par la porte entrouverte de notre ancienne classe. Au sol des planches d’environ vingt centimètres de large avaient été clouées sur chant, délimitant des boxes remplis de paille. Des hommes couverts de blessures y gisaient sans que personne ne s’occupe d’eux. J’assistai impuissant à l’agonie probable de certains d’entre eux quand je fus rapidement mis dehors par les convoyeurs d’un nouveau groupe de prisonniers.Je ne sais pas ce qu’il advint d’eux? Sûrement furent-ils emmenés à l’hôpital de Besançon? On ne les revit pas.

Nous vivions des moments intenses et chaque jour nous apportait son lot de nouveaux événements, lesquels, bien que parfois stressants, met-taient du piment dans notre vie. Nous allions dans les jardins voler d’énormes citrouilles que nous évi-dions et percions en forme de visages grimaçants, nous étions en quel-que sorte des précurseurs car personne n’avait jamais entendu parler d’Halloween. Le soir, après avoir mis quelques poignées de poudre noire à l’intérieur et une mèche, nous les placions sur des murs et les embrasions. Ces illuminations étaient éphémères car la poudre brûlait très vite et la chaleur qu’elle dégageait avait tendance à cuire ces mas-ques assez rapidement. Un jour que je montais au grenier pour aller chercher de nouveaux sachets de poudre, en longeant le mur je sentis le foin se dérober sous moi et je disparus dans un trou du plancher. Ces trous, d’environ cin-quante centimètres au carré, aménagés juste au dessus du râtelier de l’étable permettaient, l’hiver, d’y faire descendre directement le foin devant chaque bovin. Je me retrouvai donc trois mètres plus bas, coin-cé entre les barreaux du râtelier et le mur. Par chance le foin que j’avais entraîné dans ma chute l’avait amortie. C’est avec beaucoup de mal que je réussis à me relever sous le regard ahuri des vaches qui venaient de rentrer des pâturages pour la traite. Avec des gestes lents pour ne pas les effrayer davantage, j’escaladai le râtelier et je me laissai tomber

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sur la paille de leur litière avec précaution pour ne pas prendre un coup de corne au passage car à l’époque on ne les leur coupait pas. Je m’en tirai sans cassure avec juste un gros hématome au bras.Ayant eu assez d’émotions pour ce jour, ce n’est que le lendemain, muni d’une musette, que je retournai chercher des sachets de poudre en faisant bien attention cette fois de contourner le piège. J’en pris cinq et je retournai chez ma tante par le raccourci qui passe derrière chez Pommey. Je ne voulais pas trop me balader dans le village avec ma musette et son contenu. Sur la terrasse devant la maison, avec le plus jeune de mes cousins, Germain, nous nous amusâmes à faire brûler une bonne partie de la poudre noire. Celle-ci se présentait sous forme de minuscules paillettes brillantes.Enflammée, cette poudre se transformait en langues éblouissantes et dégageait une épaisse fumée noire.Nous en étions à notre troisième sachet lorsque mon cousin en prit un nouveau et après avoir décousu une partie, en versa la moitié de son contenu sur le ciment de la terrasse. Contrairement aux autres sachets, la poudre de celui-ci se présente sous la forme de très petits bâtonnets de couleur jaune verdâtre. A cet instant je me trouve appuyé contre le mur de la maison, à moins d’un mètre du tas de poudre. Lorsque mon cousin approche l’allumette, au lieu de se consumer comme d’habitude, cette poudre provoque instantanément une violente explosion qui projette mon cousin à la renverse. Comme je ne peux pas reculer à cause du mur, je suis aussitôt transformé en torche. Mes cheveux, mes cils, mes sourcils, mes habits brûlent, je suis entouré de flammes. Je me mets à courir en hurlant, pour aller instinc-tivement trouver refuge chez ma grand-mère. Mon cousin comme un fou me poursuit en me criant d’ arrêter. Je ne l’ écoute pas, je continue, Il me rattrape et me jette au sol dans une rigole de purin s’écoulant du tas de fumier. Il me roule dedans pour éteindre les flammes et me porte jusqu’à la maison. Des douleurs atroces m’envahissent de partout. Ce qui me fait le plus souffrir ce sont les lèvres et les paupières que j’eus le réflexe de fermer suffisamment vite pour me protéger les yeux. Un long calvaire commence alors pour moi. On m’asperge d’eau froide pour enlever le purin qui me recouvre, ma tante Berthe découpe avec

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des ciseaux les lambeaux de vêtements qui me restent, tout le monde s’affaire autour de moi.Mes cousins épluchent à la hâte des pommes de terre qu’ils râpent pour que ma tante en fasse des cataplasmes qu’elle m’applique sur les parties du corps les plus touchées. Cela me calme un court instant mais la douleur reprend de plus belle. Les larmes qui coulent sur mes joues attisent la brûlure et je me demande quand cette torture lancinante va s’arrêter. Dans l’après midi un médecin des FFI arrive. Je ne sais pas qui l’a prévenu. Il a un carton sous le bras et après m’avoir bien examiné il me fait une piqûre. Ma douleur s’atténue assez rapidement. Il prend un flacon et imbibe des morceaux de ouate pour me nettoyer un peu mieux qu’avec l’eau. Après un long moment jugeant que mes brûlures sont suffisamment désinfectées, il sort une boîte en fer blanc de son carton et, à l’aide de pinces, en extrait des compresses de gaze qui sentent bon le miel. Il m’en recouvre le visage, les bras et la poitrine. Ensuite, il prend des bandes et me transforme en momie en me laissant uniquement un trou devant chaque œil et la bouche.Il prend soin également de m’enrubanner les doigts séparément des pouces, à la manière de moufles, afin que je puisse utiliser mes mains. Lorsqu’il repart, j’entends ma tante parler avec lui à voix basse dans le couloir. Plus tard elle me raconta ce qu’ils s’étaient dit ce jour là. Elle lui avait demandé s’il pensait que j’allais m’en sortir et si oui, si je n’allais pas rester défiguré. Sa réponse fut évasive, il ne pouvait pas se prononcer pour l’instant, d’après lui les brûlures n’étaient pas pro-fondes mais le plus à craindre c’était le risque de septicémie dû à mon immersion dans le purin. Au cours des heures qui suivirent, la douleur s’estompa un peu et je pus m’endormir. Le lendemain matin le pro-blème de la nourriture se posa. Dès que j’ouvris la bouche les douleurs reprirent. Il me fut également pénible de me lever, chaque mouvement tirant sur la peau. Lorsque le docteur revint me voir pour changer les pansements, de grosses cloques d’eau me couvraient le corps. Il fallut les percer, les vider et mettre de nouvelles compresses. Au bout d’une semaine environ, je pus enfin sortir. Pas pour aller très loin, juste à la laiterie de l’autre côté de notre ruelle. Là, je regardais Urbain le fromager occupé à la fabrication d’énormes meules d’Em-

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menthal. Ce qui m’impressionnait surtout, c’était le moment où, à plat ventre sur le rebord des grandes cuves en cuivre, retenu seulement par les talons sous une barre de fer à côté, il en extrayait la masse de lait caillé à l’aide d’une grande toile dont le bord était tendu sur une lame d’acier souple. Avec un mouvement de droite à gauche il raclait le fond de la cuve au risque de tomber la tête la première dans le liquide brûlant. Je restais souvent de longs moments à le regarder faire, assis sur les marches du «chalet» (c’est ainsi que l’on appelle la fromagerie en Franche–Comté) puis je retournais à la maison jusqu’au soir en atten-dant l’heure de la «Coulée». La coulée était le moment où les paysans apportaient leurs bidons remplis du lait récolté à la traite. J’aimais cet instant, cela mettait de l’animation dans ce quartier désert dans la jour-née.C’était le lieu où les gens du village se retrouvaient après leur journée de travail. Certains jouaient même les prolongations en restant jusqu’à la nuit, assis un peu plus haut sur le mur du «Pontôt» pour y discuter des derniers potins.Le Pontôt est le centre géographique du Village, l’endroit où la grand-route tourne à angle droit. La ruelle où nous habitions y aboutit ainsi que la route du «Bugnon» et celle des «Cazards». C’était le lieu de rassemblement de toute la jeunesse.On y discutait, on y blaguait et les plus grands y flirtaient.C’était de là également que partaient les expéditions de maraudage dans les vergers avoisinants. On y revenait les bras chargés des fruits de saison que l’on partageait entre tous. Souvent aussi les blagues du plus mauvais goût y étaient élaborées. Je garde encore en mémoire une des plus marquantes. Une maison du coin avait sa cuisine en contrebas de la route. Ayant rempli une grande lessiveuse d’eau, nous la mîmes en équilibre sur les marches, puis nous attachâmes l’une de ses poi-gnées à la poignée de la porte. Avec nos frondes nous tirions depuis un moment dans les volets lorsque le propriétaire excédé ouvrit violem-ment la porte faisant basculer la lessiveuse qui lui déversa son contenu d’au moins vingt litres d’eau sur les pieds et dans la cuisine.Comme il n’avait pas beaucoup le sens de l’humour il nous en tint rigueur pendant longtemps.

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Les jours passèrent et mes brûlures ne me faisant plus trop souffrir, je pus aller retrouver les copains dans notre camp de Rougeaux. Nous passions nos journées à l’aménagement de notre cabane, au tir à l’arc ou à la fronde.Parfois, assis sur de vieux bidons à lait ou arrosoirs écrasés, nous des-cendions les murgers, ces grands tas de cailloux extraits des prés envi-ronnants par les paysans au cours des siècles. Depuis quelque temps une joyeuse animation avait lieu dans le pays. C’était le moment du battage des céréales. Personne à l’époque ne pos-sédant de moissonneuses batteuses, les paysans louaient les services d’artisans spécialisés. A tour de rôle la batteuse - nous, nous l’appe-lions le Battoir - tirée et actionnée par une «Locomobile» à vapeur allait de ferme en ferme et y restait un ou plusieurs jours suivant l’im-portance des récoltes. La main d’œuvre était fournie par tous les pay-sans du village qui, en attendant que le battoir arrive chez eux, allaient donner un coup de main aux autres. S’ensuivait alors, pour nous les enfants, une formidable fête. Les ouvriers, eux, étaient remerciés de leurs prestations par des repas pantagruéliques. Ma grand-mère et mes tantes passaient les jours qui précédaient notre battage à préparer les repas. Cela représentait beaucoup de travail car il fallait tuer et plumer les coqs pour les cuisiner au vin, tuer et désosser les lapins pour les terrines, préparer les bols de cancoillotte6, les tartes, les gâteaux de gaudes et tous les autres plats. Il semble qu’une sorte de compétition gastronomique se soit établie, l’hôte du jour voulant surpasser celui de la veille. En me remémorant ces agapes je ne peux m’empêcher de penser au tableau de Pieter Bruegel «Fête de mariage au village».Après de tels repas, la remise en route était laborieuse mais dès que les battements de la machine recommençaient chacun reprenait le poste qui lui avait été confié. Une chaîne de cinq ou six personnes munies de fourches acheminait les gerbes du grenier jusqu’au sommet de la ma-chine où elles étaient réceptionnées par un homme qui coupait les liens et poussait les épis et leur tiges entre les rouleaux d’entraînement.

6: Fromage fondu Franc-Comtois

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Un jour, un habitant du village qui avait bu plus que de raison trouva que celui qui était au dessus de la machine ne savait pas s’y prendre, il escalada l’échelle, prit de force sa place et commença à pousser le blé entre les rouleaux. Sa vue sûrement très embrumée ne lui permit pas d’apprécier les distances et son bras fut happé et arraché. Il était tellement ivre qu’il ne poussa qu’un faible cri et fut emmené à l’hôpital pratiquement inconscient. Outre les employés affectés à l’acheminement des gerbes il y avait ceux qui étaient chargés de détacher les sacs de grains de la batteuse, de les peser et de les charger sur la voiture à planches pour être em-menés au moulin. Puis d’autres, les botteleurs, récupéraient la paille à la sortie de la batteuse et en faisaient des bottes au moyen de presses à bras. Nous les gamins, nous passions la journée à nous jeter dans les gros tas de pousse7 où nous nous enfoncions jusqu’au cou. La piquette coulait à flot pour humecter le gosier de tous, desséché par le nuage de poussière qui nous enveloppait et nous transformait en charbonniers.Des bruits circulaient depuis quelques temps sur l’arrivée imminente des Américains. De violents combats avaient lieu pour la libération de Besançon. Ma mère qui attendait la naissance de mon petit frère Jean Pierre à l’hôpital de la ville dut accoucher, sous les tirs d’artillerie, dans la cave de l’établissement. Les maquisards multipliaient les «ac-crochages» avec les Allemands qui combattaient encore et qui étaient loin de s’avouer vaincus. Comme nous ne les voyions plus passer à Venise depuis un certain temps, nous pensions qu’ils étaient tous par-tis. Cependant ils étaient encore là, dans les villages du Doubs et bien décidés à en découdre.Un jour que je ramassais des champignons, abondants en ce début d’automne 1944, en compagnie des copains, nous aperçûmes au loin, sur la route de Vielley, des camions et des véhicules qui ne ressem-blaient pas à ceux que nous avions l’habitude de voir. Un éclair jaillit dans nos esprits:- Les Américains !

7: Nom que l’on donnait au tas d’écorces des grains de céréales,

équivalent à la balle.

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Alors, fou de joie je me mets à courir en direction du village pour prévenir les habitants. Complètement épuisé, le souffle coupé par ma course, c’est à peine si je peux prévenir mon oncle en arrivant à la maison.Aussitôt il enfile sa veste et nous remontons tous deux la ruelle en direction du Pontôt pour les accueillir.Juste au moment où le premier camion GMC se présente, nous aper-cevons en haut de la route du Bugnon, un side-car allemand venant dans notre direction. Au lieu de continuer sa route, il tourne à droite pour emprunter la rue qui descend et qui rejoint la grand-route à envi-ron trois cents mètres d’où nous sommes. Mon oncle se précipite vers le GMC les bras tendus pour lui faire signe de s’arrêter. Il monte sur le marchepied et je ne sais comment, il arrive à faire comprendre aux occupants que des boches vont arriver sur la route au bas du village. Il se retourne brusquement vers moi et me crie :- Fous le camp chez nous!Quand même «gonflé» pensais-je. J’ai couru pour le prévenir et main-tenant il faudrait que je foute le camp? Sûr que non!Profitant d’un moment où il me tourne le dos, je m’accroupis derrière le muret à l’angle de la ruelle de façon à ne rien perdre de ce qui va se passer. Le toit de la cabine du camion est équipé d’une mitrailleuse montée sur un rail circulaire. Un américain, sans précipitation, y prend place, relève la mitrailleuse, la fait tourner d’un quart de tour, tire sur le levier d’armement et la pointe en direction du side-car qui a rejoint la route et qui file en direction de Moncey. Je pense : - Il va le louper, quand retentissent soudain les claquements secs de la rafale dont l’écho se répercute longuement dans la côte.Les traçantes rayent l’air et passent au dessus de la tête des gens qui se trouvent en bas de la descente. Je vois le side-car faire deux ou trois embardées puis s’immobiliser.Le pilote saute de la machine et s’enfuit dans la cour de chez Humbert, le passager ne bouge pas, il doit être mort. Tandis que les jeunes du pays se lancent à la poursuite du fuyard, je laisse passer mon oncle qui se dirige sur les lieux et je me mêle à la course des badauds. Lorsque j’arrive devant le side-car je suis horrifié par ce que je vois. L’homme

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est penché en avant, il n’a plus son casque qui a volé sous l’impact des balles et qui se trouve à une dizaine de mètres. Sa tête ensanglantée, ou du moins ce qu’il en reste, offre un spectacle effrayant. Je ne puis supporter ça une seconde de plus. Je m’enfuis en courant comme si j’avais l’homme mort aux trousses et c’est extrêmement choqué ner-veusement que j’arrive chez ma grand-mère à qui je raconte ce que je viens de voir. Elle essaie de me consoler et tente de prendre un air sévère pour me sermonner.La nuit qui suivit et beaucoup d’autres furent pendant des mois peu-plées de cauchemars abominables.Je voyais venir vers moi un homme vêtu d’un grand ciré noir, il por-tait sur la tête un casque allemand et quand il arrivait à ma hauteur, il n’avait que la moitié de la tête. Je me réveillais en hurlant, glacé de peur. Je ne parvenais pas à me rendormir, des pensées contradictoires me harcelaient. Tantôt je me disais:- C’est grâce à moi si ce boche a été tué, mais aussitôt le remords prenant le dessus, ça devenait :- C’est à cause de moi si ce boche à été tué. J’avais beau essayer de me raisonner, me dire qu’il se serait peut-être fait tuer plus loin, qu’après tout c’était un ennemi, rien n’y faisait et cela me taraudait l’esprit.Après mon départ le véhicule fut tiré dans la cour de chez Humbert pour laisser le passage aux Américains qui arrivaient.Le mort resta allongé à côté jusqu’au lendemain.Dans la nuit un adolescent au coeur bien accrochévint lui voler ses chaussures. Le fossoyeur l’enterra dans un coin du cimetière, un peu à l’écart. Une croix, avec son casque posé dessus, fut placée sur sa tombe. Ce n’est qu’une dizaine d’années après que sa famille vint récupérer le corps.

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Chapitre 6

LE SILENCE, c’est la première chose qui nous frappa lorsque les GI’S américains arrivèrent.Disposés en deux colonnes, une de chaque côté de la route, leurs sou-liers «ranger’s» munis de semelles de «crêpe»8 leur donnaient une marche feutrée. Rien de comparable avec le bruit assourdissant que faisaient les bottes cloutées des Allemands sur le bitume.Je ne sais qui eut l’idée, le ou la première, de leur donner des tomates mais en un temps record nous étions des dizaines au bord de la route à leur en distribuer. Dès que mon panier était vide, je courais à la cave pour le remplir; nous en avions plusieurs cagettes d’avance et nous en récoltions encore. Pendant ce temps ma grand-mère avait fait cuire une grande casserole d’œufs durs. Je les emportai et leur distribuai avec les tomates. Ils sem-blaient apprécier et pour nous remercier certains nous donnaient des paquets de chewing-gum. Comme nous ne savions pas ce que c’était et que nous étions trop occupés nous les mettions dans nos poches en attendant de savoir à quoi cela pouvait servir.Puis arrivèrent des véhicules de toutes sortes. Camions GMC, Jeep, Dodge 4x4, 6x6 et enfin les chars.C’était la fête, c’était la joie. L’énorme bruit que faisaient leurs che-nilles et leurs moteurs nous résonnait dans la poitrine. Nous sautions en agitant les bras pour les saluer. Les chefs de char debout dans les tourelles nous répondaient avec de grands sourires et des gestes ami-caux de la main. Après leur passage, nous allions voir sur la route les malheureuses volailles qui avaient eu la malchance de passer sous les chenilles. Il ne restait d’elles qu’une plaque rouge parsemée de plumes et de petits morceaux d’os incrustés dans le goudron.Un char Sherman arriva et s’arrêta devant la ferme de ma grand-mère, ce fut un événement. Ses occupants sortirent et aussitôt croulèrent lit-

8: Caoutchouc synthétique très résistant

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téralement sous les baisers des jeunes filles qui avaient réussi à esca-lader le char par l’avant, rapidement imitées par les jeunes du village. Bien sûr j’essayai moi aussi de grimper dessus mais les flancs étaient abrupts et personne ne voulut m’aider, trop occupés à trouver une place pour eux-mêmes. Mon père alla vite chercher son appareil photo pour immortaliser la scène. Il réalisa plusieurs clichés dont hélas un seul fut retrouvé (voir page des illustrations). Avec ce char, ce fut un groupe important de soldats qui fit halte. Les plus chanceux d’entre eux s’ins-tallèrent dans les granges mises à leur disposition par les villageois. Les autres durent camper sous des tentes dans les prés alentour. Je sympathisai rapidement avec un groupe auquel je portai un panier de tomates. Ils durent être touchés par cette petite momie qui venait les voir, j’étais encore «enrubanné» de pansements, et l’un d’eux qui par-lait un peu le français me demanda :- Est-ce les boches qui fait ça ? en montrant du doigt mes bandages.Avec un aplomb éhonté je lui répondis que oui (c’était un peu vrai indirectement). Alors tous voulurent me donner quelque chose, les uns du chocolat les autres du chewing-gum ( j’avais appris entre temps ce que c’était) et même des cigarettes «Lucky Strike» qui firent la joie de mon père. Ils me donnèrent également des boîtes de «Rations K» que je ramenai à la maison. C’était un peu comme des pochettes surprises. Comme les indications étaient écrites en anglais, ce n’était qu’une fois ouvertes, à l’aide d’une clé que l’on détachait du couvercle, qu’elles dévoilaient leur contenu. Celles que je préférais étaient celles ou il y avait des bonbons acidulés en forme de quartiers de citron et d’orange, un morceau de chocolat, du vrai, pas celui rempli de sucre, des gâteaux secs et… un préservatif. Ce dernier élément nous amusait car nous les gonflions comme des ballons ou nous les remplissions d’eau à la fon-taine et les lancions sur la route pour les faire éclater.C’est à ce moment également que nous découvrîmes ce délicieux café soluble qui enchanta ma grand-mère privée depuis si longtemps de sa boisson préférée. Depuis des mois que nous buvions cet ersatz de café fabriqué avec de l’orge grillé et de la chicorée, ce café était un véritable nectar. Chaque nouvelle boîte ouverte était une surprise.Nous découvrions l’alcool à brûler solidifié qui avait l’apparence d’une gelée blanchâtre, les boîtes de Corned beef, cette viande également si

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délicieuse, rien à voir avec les pâtés vendus maintenant sous le même nom et bien d’autres conserves encore. Comme j’allais souvent les voir, les soldats m’emmenèrent auprès de leur toubib. Celui-ci proposa à ma mère de me soigner, certaines de mes brûlures n’étant pas très jolies. Ma mère évidemment accepta et je repartis avec lui dans son ambulance.Il retira mes pansements, nettoya mes plaies avec un liquide incolore et me saupoudra de poudre blanche avant de me remettre des compresses fixées avec du sparadrap sur les parties les plus atteintes. Il laissa les autres à l’air libre, simplement badigeonnées de «Mercurochrome» .Lorsque je retournais voir mes nouveaux compagnons, ils semblèrent heureux de découvrir mon visage. Un bon moment nous essayâmes de communiquer avec quelques mots de français qu’ils avaient appris et des gestes. Je restai déjeuner avec eux. Ils mangèrent les tomates et les œufs durs que je leur avais donnés et ils me servirent un repas comme jamais je n’en avais eu. Il se composait de «Beans» haricots blancs à la tomate et de «singe». Ce que l’on appelait «singe» était une viande rouge un peu filandreuse qui devait être probablement du bœuf, mais qui était extrêmement tendre et un véritable délice. J’étais heureux car à la maison m’attendait une assiette de gaudes qu’on me resservait puisque je n’avais pas voulu la manger la veille.Pour qui ne connaît pas, les gaudes sont une sorte de bouillie faite à partir de farine de maïs grillé. C’est un plat au goût un peu âcre et très «bourratif» . Inutile de dire les heures passées devant mon assiette sans que je puisse en avaler la moitié. Outre un joyeux capharnaüm, les campements américains se caractéri-saient par leur odeur. Des senteurs de peinture et de toile assez caracté-ristiques émanaient du matériel. A cela venaient s’ajouter les odeurs de pain d’épice, de tabac blond et de café soluble. Depuis qu’ils étaient là nous passions nos journées à aller les voir pour récolter soit un paquet de chewing-gum, soit une boîte de ration k. Parmi mes nouveaux copains américains, il y avait l’équipage du char.Comme j’étais devant ce tank, énorme par rapport à moi, en train de l’observer sous toutes les coutures, le chef me demanda par signes si je voulais monter dedans. Je fis oui de la tête sans trop y croire. C’est

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alors que je me sentis décoller de terre comme une plume passer à un autre soldat se trouvant déjà dessus, celui-ci à son tour me passant à un autre qui me fit descendre à l’intérieur sous les regards envieux de mes autres copains du village.A l’intérieur du char, les cloisons étaient recouvertes de plaques en tôle émaillée blanche servant probablement à amplifier un peu la lumière lorsque le couvercle de la tourelle était fermé. Sur le côté étaient rangés des obus presque aussi grands que moi. Des sièges permettaient aux cinq membres d’équipage de s’asseoir, dont deux devant des fentes qui servaient à voir la route pour le pilotage et pour le tir pendant les com-bats. En dehors des combats un «trou d’homme» permettait de passer la tête afin d’avoir une meilleure visibilité. Ces trous étaient munis de couvercles pour les obstruer. Il ne fallait pas être claustrophobe pour passer des heures dans cet espace sombre et exigu, et c’est avec un certain soulagement que je retrouvai l’air libre.Nous avions momentanément abandonné notre camp de Rougeaux car c’était à cet endroit que les GI’S s’entraînaient au tir. Des cibles ou des objets avaient été placés sur les murgers et les pas de tir se trouvaient en bordure de route. Nous allions les regarder tirer avec toutes les ar-mes légères qui les équipaient. Certains possédaient même des armes personnelles, tel ce gradé qui tirait avec un superbe pistolet chromé dont la crosse était en nacre, probablement un Colt 45.Comme je ne quittais pas des yeux cette arme, l’Américain s’en aper-çut et me fit signe d’approcher. Il plaça la crosse dans mes mains, puis me les entourant des siennes il appuya sur la détente. Un formidable bruit me perça les oreilles en même temps qu’une incroyable secousse m’écrasait les mains entre la crosse et les siennes. Il réarma et tira plusieurs fois. J’avais très mal aux mains. Elles étaient toutes rouges et j’avais l’impression d’avoir reçu un coup de pied de cheval. «J’étais aux anges». Mes brûlures qui m’avaient tant fait souffrir me donnaient maintenant des privilèges qui faisaient crever d’envie les copains. Ce jour-là deux soldats arrivèrent et descendirent de leur Jeep, l’un chargé d’un long tube kaki muni d’une poignée, l’autre d’une caisse qu’il posa à terre. Tandis que le premier posait le tube sur son épaule et tenait la poignée à la manière d’un pistolet, le second sortit de la caisse une roquette à l’avant conique, et munie d’ailettes à l’arrière. Il

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l’introduisit dans le tube et après nous avoir éloignés, celui qui tenait le tube tira. Une flamme d’au moins un mètre s’échappa de l’arrière, tandis que la roquette faisait voler en éclat les pierres du murger. Nous venions de découvrir le Bazooka.Hélas les Américains qui mettaient tant d’animation dans le village ne restèrent que quelques jours et durent repartir à notre grand regret. Si la région était libérée, ce n’était pas le cas plus au nord. De violents à notre grand regret. Si la région était libérée, ce n’était pas le cas plus au nord. De violents combats se déroulaient encore du côté de Luxeuil, Lure et Belfort, faisant de nombreuses victimes.Un soir nous vîmes arriver une colonne de camions. Les uns étaient chargés de petits chevaux gris et les autres d’hommes habillés d’une sorte de blouse rayée de noir et blanc. Ils étaient basanés et coiffés de turbans. Mes oncles et mon père nous dirent que c’étaient «des Gou-miers ou des Tabors» que les Allemands en avaient une peur bleue car ils allaient à l’attaque un couteau entre les dents et qu’ils se faisaient des colliers avec les oreilles de leurs victimes.Chaque fois qu’un camion ralentissait en passant, nous entendions une sorte de chant sans parole audible, une rumeur lancinante qui nous fichait plus la frousse que le passage des Allemands.Suivirent le lendemain matin des GMC qui s’arrêtèrent et de nouveaux Américains commencèrent à s’installer. En m’approchant d’eux, j’es-sayai de communiquer avec quelques mots que j’avais appris à leur contact. Ils se mirent à rire et me répondirent dans un français un peu chantant qu’ils n’étaient pas Américains mais qu’ils venaient d’Afri-que du nord. Ils étaient amusés et semblaient ravis par ce gosse qui leur posait tant de questions et qui voulait savoir le chemin qu’ils avaient parcouru pour venir jusqu’ici. Ce qu’ils firent de bonne grâce. Comme je n’avais plus rien à leur donner, leurs prédécesseurs avaient épuisé les réserves, je leur portai une bouteille d’alcool de prunes que je déro-bai à la cave et qui leur fit grand plaisir. Au cours de la conversation je leur parlai des délicieuses conserves de bean’s et de singe qu’avaient les Américains. Ils me dirent qu’ils avaient les mêmes et m’invitèrent à manger pour ma plus grande joie. Mes parents ne s’inquiétaient pas de mes absences à l’heure des repas.Ils savaient très bien que nous trouvions toujours dans la nature de

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quoi nous rassasier. Ils rouspétaient bien un peu pour la forme mais ça n’allait jamais bien loin. Au fil des saisons nous connaissions ce qui était mangeable ou non. C’était en premier lieu des fruits de toutes sortes, pommes, poires, noix, boutons d’églantiers vidés de leur intérieur garni de poils urti-cants, ce que nous appelions «poirottes» (fruits de l’épine blanche), des «Nanas» grappe de graines rouges de la taille d’un petit grain de café disposées en forme d’ombelles qui étaient mangeables lorsqu’el-les devenaient noires et ratatinées.Nous en mangions de grandes quantités, ça avait un peu le goût de pru-neaux secs, dommage qu’elles ne contenaient pas beaucoup de chair autour de leur pépin.Le soir les «Africains» donnèrent une fête et un bal dans une grange à la grande joie des filles du village.Pour la première fois nous entendions leur chanson fétiche: - C’est nous les Africains qui arrivons de loin, venant des colonies pour sauver le pays…Comme les Américains ils ne restèrent que quelques jours et Venise retrouva sa quiétude.

Toutes les troupes qui étaient passées dans notre région avaient laissé derrière elles un invraisemblable stock de munitions. Pas un trou ou une niche dans le mur d’une grange qui ne contienne quelques char-geurs de cartouches. Il en était de même pour les buissons à proximité des campements où il était fréquent de trouver une caisse de grenades à main ou à fusils ainsi que des fins de bande de mitrailleuses 12,7.A force de prospecter tous les endroits possibles pouvant nous procurer ces munitions, nous nous trouvâmes bientôt à la tête d’un véritable arsenal. Comme nous ne manquions pas d’imagination nous ne mîmes pas longtemps à trouver un moyen distrayant d’utiliser les cartouches. Nous prenions une balle de fusil pointue que nous enroulions avec du fil de fer, puis nous enroulions une cartouche complète à la suite en plaçant la pointe de la balle au milieu de l’amorce. Un morceau de chiffon était attaché à l’autre extrémité du fil de fer pour permettre une descente verticale de l’empilage lorsque nous l’avions lancé en l’air. En touchant la route, la pointe de la balle percutait la cartouche qui

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projetait son ogive haut dans le ciel. Nous nous rendions compte de cette hauteur avec les balles traçantes que contenaient les chargeurs. Pour les grenades c’était différent. Nous avions entendu dire que cer-tains braconniers les utilisaient dans la rivière pour attraper du poisson. Avec Léon, nous partîmes donc un jour en direction de l’Ognon avec nos musettes pleines de grenades à manche que j’avais récupéré dans la remorque allemande. Arrivés au bord de la rivière nous choisissons un coin à l’abri d’éventuels regards et nous commençons à en dégou-piller en tirant sur l’anneau situé à l’extrémité du manche puis nous les jetons . Celles-ci explosent en projetant d’énormes gerbes d’eau suivies de grosses bulles de fumée. Heureusement cette eau atténue le bruit des explosions qui ne risque pas d’être entendu de très loin. Je ne sais si c’est le «plouf» qu’elles font en tombant qui chasse les poissons, mais nous épuisons notre stock sans qu’aucun d’eux ne remonte à la surface le ventre en l’air. Nous rentrons à Venise assez déçus, nos rêves de pêche miraculeuse étant «tombés à l’eau» .Quelques jours après il fut décidé que ma tante et moi accompagne-rions mon oncle Roger à Besançon. Il devait s’y rendre pour accueillir, avec d’autres officiers et sous-officiers un certain général de Gaulle.Le matin venu, j’eus la surprise de le voir pour la première fois dans son uniforme d’adjudant chef sorti de la «naphtaline» pour l’occasion.A Besançon, tandis que mon oncle se rendait place St Pierre pour la cérémonie, nous prîmes le tramway, ma tante et moi, pour aller chez sa couturière à St. Ferjeux. Ensuite nous nous rendîmes dans des maga-sins où elle m’acheta un joli manteau gris avec la casquette assortie et une paire de souliers vernis noirs.Ainsi «endimanché» elle m’emmena chez un photographe pour réa-liser une photo destinée à ma mère qui avait regagné Paris avec mes deux petits frères.Les dimanches matin je me rendais à la messe vêtu de ces beaux ha-bits qu’il me tardait d’enlever pour retrouver une tenue plus adaptée à nos jeux champêtres. La messe était pour moi d’un mortel ennui. Je passais l’interminable heure de sa durée à rêvasser en regardant tout ce qui se trouvait dans l’église. Je regardais les arcs en ciel formés par la décomposition de la lumière à travers les prismes de verre de l’énorme lustre puis mon regard glissait sur le grand tableau de St. Martin et

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descendait sur les gravures du chemin de croix non sans avoir effectué un temps d’arrêt sur le beau pigeon blanc au dessus de la chaire.Les combats continuaient plus au nord, mais à Venise la guerre était bien finie. L’été 1944 ayant été propice au bon développement du rai-sin il fallut songer à préparer les vendanges. Nous avions une vigne, comme beaucoup de familles dans la région, et nous produisions une quantité de vin suffisante pour notre consommation annuelle.Une grande cuve recouverte d’une grille en bois fut hissée sur une voi-ture à plateau où toute la famille prit place avec seaux et paniers.Arrivés à notre vigne on détela le cheval et chacun muni de son séca-teur et de son panier commença la Arrivés à notre vigne on détela le cheval et chacun muni de son sécateur et de son panier commença la cueillette.Je plaçai une corbeille retournée devant la cuve et grimpai dessus pour atteindre la grille où mon cousins André renverserait le contenu de sa hotte remplie par les vendangeurs de grappes d’Oberlin et de Noa.Avec Germain, un autre cousin, nous frottions et écrasions le raisin sur la grille. Nous appelions ça «fracher».Les grains écrasés tombaient dans la cuve tandis que les rafles restaient en surface et étaient jetées à terre. Avec la chaleur qu’il faisait encore en cette fin septembre, nous étions torse nu et le jus sucré qui jaillissait des grains nous transformait en peaux rouges. Une multitude de bestioles piquantes, guêpes, taons, mouches et moustiques nous harcelait sans cesse rendant ce travail extrêmement pénible.Le soir, de retour à la maison, le moût était transvasé dans les tonneaux où il allait se transformer au cours des mois suivants en un grand cru «spécial terrassiers»Ces vendanges sonnèrent le glas des vacances et il fallut, à regret, re-prendre le chemin de l’école.

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Dans mes beaux habits neufs

En revenant des foins

La famille aux moissons

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Chapitre 7

C’est la tête encore pleine de nos escapades champêtres que nous nous retrouvâmes assis sur nos bancs de classe.L’instituteur se tenait debout devant le tableau gris avec sa mine grise, dans sa longue blouse grise. Tout était gris, même le ciel s’était mis de la partie pour faire de cette rentrée un moment de tristesse. Au bout de quelques jours la nostalgie se dissipa et la vie d’écolier reprit son cours. Heureusement le jeudi après midi avec quelques copains nous emmenions nos huit vaches paître dans les prés en lisière de forêt. Pour nous abriter du vent et de la pluie les jours de mauvais temps, nous commencions par monter une tente au moyen de couvertures ten-dues sur des perches, puis nous allumions un grand feu et lorsqu’il y avait suffisamment de braises, nous y mettions à cuire des pommes de terre arrachées dans les champs environnants. Lorsqu’elles n’étaient pas trop carbonisées, c’était un véritable régal, lequel, agrémenté de quelques épis de maïs grillés et de pommes trouvés sur place, ça nous faisait un repas tout à fait acceptable. Une fois le repas terminé, notre distraction était de jeter dans le feu des cartouches de fusils ou de mi-trailleuses que chacun avait toujours pris soin d’apporter.Dès que commençait la pétarade nous sautions en criant et en riant. Ceci nous donnait l’illusion que nous allions éviter ainsi les ogives des cartouches qui giclaient de toutes parts dans des gerbes d’étincelles. Ce fut peut-être le cas car jamais, par miracle, aucun d’entre nous ne fut blessé.Nous passions ensuite le reste de la journée à fumer de la barbe de Turquie (barbe brune située à l’extrémité des épis de maïs) ou des mor-ceaux de liane qui nous transformait la langue en piment.Souvent les vaches livrées à elles-mêmes disparaissaient et il fal-lait courir pour les retrouver et les rassembler en s’estimant heureux lorsqu’elles n’étaient pas allées dévaster un potager.L’automne passa ainsi sans autres événements marquants et ce fut

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bientôt l’hiver.L’hiver 1944 fut l’un des plus rudes que la région ait connu. Chaque matin avec Germain nous allions mesurer la hauteur de neige qui re-couvrait une table devant la maison. Lorsque la couche de neige attei-gnit un mètre, Venise fut totalement paralysé. Jamais le village n’avait été confronté à un tel événement et les «triangles» de déneigement tirés par des chevaux n’étaient pas utilisables. Des équipes de personnes, chaussées de skis sortis des greniers et équipées de sacs à dos, partirent au ravitaillement jusqu’à Devecey. Ce n’est que tard le soir qu’elles re-vinrent avec tout ce qu’elles avaient pu trouver à acheter. Leur marche dans la neige molle, avec les sacs chargés, avait été éprouvante et elles revinrent exténuées au village.Un soir, sortant devant la maison, comme à l’accoutumée pour sa-tisfaire un besoin naturel avant d’aller au lit, je restai un moment à contempler la neige blanche qui étincelait sous un magnifique clair de lune lorsque je le vis arriver, grand, efflanqué, la démarche sautillante. Lorsqu’il sortit de l’ombre et que la lune fit briller ses yeux, un frisson me fit trembler. Aucun chien du village n’ayant cette taille, un éclair traversa alors mon esprit : «Un loup». Je me ruai sur la porte en hurlant mais dans ma panique je ne dus pas actionner la poignée dans le bon sens car elle resta bloquée. Lorsqu’enfin ma tante vint ouvrir j’étais au bord de l’évanouissement. Lorsque après un long moment je repris mes esprits et racontai que j’avais vu un loup tout le monde se mit à rire et personne ne me crus. Je reste persuadé que la bête de ce soir-là était bien un loup sûrement venu de l’Est chassé par les combats.Je pense qu’un loup pouvant se trouver là n’avait rien d’extraordinaire car dans ce pays de vastes forêts leur présence avait été signalée à maintes reprises au début du siècle. Ma grand-mère nous racontait qu’en 1914 l’armée confiait aux femmes des villages environnants la confection d’éléments d’habits militaires. Un soir d’hiver, la nuit tombée, alors qu’elle se rendait à Besançon en calèche en compagnie d’une amie pour livrer un lot de vêtements, c’est entre Venise et Vielley au lieu-dit «les Trimbles» que deux loups attaquèrent le cheval en essayant de lui sauter à la gorge. Les cris des femmes, les coups de fouet ainsi que le cheval ruant dans les brancards et partant au galop réussirent avec peine à mettre les loups en fuite.

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Comment après avoir vécu tant de moments autrement plus dangereux que la présence éventuelle d’un loup avais-je pu succomber à une telle panique? Sûrement que la stupidité des adultes qui nous inculquaient depuis notre plus jeune âge la crainte de cet animal soi-disant mangeur d’enfants y était pour quelque chose. Les villageois passèrent des journées à pelleter la neige et bientôt les rues et chemins redevinrent praticables. A la demande de mon oncle, un vieux menuisier me fabriqua une petite luge et c’est avec une gran-de joie que j’allai retrouver les autres copains qui se lugeaient aux «Vocaris». Certains se contentaient de faire de courtes descentes dans le verger de chez Jean mais d’autres montaient jusqu’à la carrière et descendaient en trombe le chemin forestier jusque sur la route, je fus de ceux là. A plat ventre sur ma petite luge en me guidant de la pointe des pieds, je dévalais la pente à toute vitesse.Il y avait déjà plusieurs fois que je descendais lorsqu’en arrivant en fin de course je vis un camarade qui remontait au milieu de la piste en tirant derrière lui au bout d’une cordelette une de ces grandes luges en lattes de bois dont les patins étroits étaient recouverts de demi ronds en acier pour favoriser la glisse.Lorsqu’il me vit arriver, il tira violemment sur la cordelette pour déga-ger la piste mais la luge alla tout droit guidée dans les sillons creusés par les passages répétés.Comme j’arrivai en pleine vitesse je ne pus freiner et je reçus l’extré-mité ferrée du patin en pleine figure. Le choc fut terrible. Mes lèvres éclatèrent, les dents et la mâchoire supérieure me remontèrent sous le nez. Je me retrouvai à plat ventre dans la neige complètement groggy la tête baignant dans une flaque de sang. Je pensai alors : c’est la fin je suis en train de mourir.Les copains me chargèrent sur la grande luge et me ramenèrent chez ma grand-mère. Tout au long de la route je saignai abondamment et c’est à moitié exsangue que j’arrivai à la maison.On plaça des serviettes éponge sur l’oreiller du lit de ma grand-mère où l’on m’allongea. J’étais inerte vidé de toute force ne pouvant ni par-ler ni bouger dans une sorte de coma conscient presque euphorique. La douleur avait fait place à un engourdissement de la face et je pensais que j’avais un groin comme Adolphe notre cochon. Tandis que j’atten-

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dais la mort je sombrai dans un profond sommeil.Ce n’est que l’après-midi que le docteur arriva. Il commença par me faire une piqûre et, à l’aide d’une pince à épiler, extirpa ce qu’il put de fragments d’os et de dents de la mâchoire supérieure.Dès son départ je replongeai dans un sommeil peuplé de cauchemars. Je vis un homme le crâne chauve et le bas du visage orné d’une barbe blanche marcher dans ma direction. Ses pas étaient rythmés par le bâ-ton qu’il tenait à la main et qui frappait le sol en cadence. «Klong-dong, Klong-dong» le bruit s’amplifiait et résonnait dans ma tête. Une immense angoisse m’envahissait au fur et à mesure que l’homme ap-prochait. A n’en pas douter c’était la mort qui venait me chercher.Ce rêve me réveilla en sursaut. Des sueurs froides me coulaient sur le visage, j’ouvris les yeux.Dans la pièce plongée dans la pénombre les pas de l’homme conti-nuaient, rythmés, imperturbables. Je réalisai avec soulagement qu’il ne s’agissait en fait que du bruit provoqué par le mouvement de la pendule «Œil de bœuf» suspendue au dessus du lit.Un léger ronronnement émanait de la cuisinière en fonte et par la fenê-tre à demi obstruée par la neige je voyais voleter des flocons.Tandis que j’observais la pièce dans laquelle je me trouvais, mon re-gard s’arrêta sur un cadre ovale à l’intérieur duquel se trouvaient les portraits sépia de quatre petites filles. Leurs yeux cernés au milieu de leur visage blafard me firent peur.Leur regard posé sur moi était emprunt d’une infinie tristesse. J’avais l’impression qu’elles m’appelaient. A force de les regarder il me sem-blait les voir bouger. Il s’agissait des quatre sœurs de ma mère, enle-vées la même semaine par une mauvaise rougeole qui aurait, disait-on, dégénéré en méningite. Quelle douleur ma grand-mère avait dû endu-rer en voyant mourir ses filles sans savoir que faire pour enrayer cette terrible maladie. Heureusement l’épidémie s’arrêta aussi brusquement qu’elle était ve-nue ce qui me vaut d’être là car les cinq autres frères et sœurs furent épargnés.Le problème qui se posa à moi les jours suivants fut l’alimentation. Impossible de manger quoi que ce soit de solide. On me donna à boire de l’eau sucrée au miel dans laquelle on avait délayé un jaune d’œuf.

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J’appréhendais le moment des repas car le moindre contact de la nour-riture avec mes plaies me causait de désagréables brûlures. Encore une fois la mort ne voulut pas de moi et petit à petit les for-ces revinrent. Avec les bouillies, et les gaudes liquides je devais gober un œuf cru tous les jours suivant les recommandations du médecin. J’avoue que les premières fois ceci me provoqua des haut-le-cœur mais je m’habituai assez vite et je finis par aimer ça.Avec les premiers beaux jours ensoleillés je pus me lever et sortir un peu. Je ne restais pas très longtemps car l’air vif me faisait mal à la bouche malgré l’écharpe qui m’entourait le visage.Puis ce fut Mardi Gras. Cette fois j’étais complètement remis sur pieds. Ce carnaval 1945 fut extraordinaire. Tout le village se déguisa à l’ex-ception des personnes âgées. Les hommes en femmes et les femmes en hommes. Pour ma part ma tante me confectionna dans de la soie de parachute un magnifique costume de Pierrot avec de gros boutons recouverts de satin noir et un masque du même tissu.En courant me montrer à ma grand mère ainsi vêtu, je passai par der-rière chez Pommey pour gagner du temps en passant à gué les rigoles de purin.Ce qui était à craindre se produisit. En voulant sauter une rigole un peu plus large que les autres, mon pied glissa et je me retrouvai à plat ventre dans le liquide malodorant.C’est en pleur que je retournai à la maison ou ma tante dût laver une partie du costume et le mettre à sécher devant la cuisinière .Sans arrêt j’allais toucher le tissu pour voir s’il était sec mais ce n’est qu’en fin de matinée que je pus le remettre et rejoindre les copains pour faire la tournée des maisons où les habitants nous donnaient quelques pièces de monnaie et des poignées de beignets.Tout le monde en faisait rissoler dans de grandes bassines d’huile. J’en mangeai tant ce jour là que j’eus l’ indigestion de ma vie et que leur simple odeur me donna envie de vomir pendant plus de vingt ans.Le 8 mai, alors que nous étions à l’école, les cloches de l’église se mirent à sonner à toute volée. L’instituteur qui était sorti pour se ren-seigner sur les causes de ce vacarme revint la mine réjouie, ce qui ne lui arrivait jamais et nous annonça :

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- L’Allemagne a capitulé, la guerre est finie.Vous pouvez ranger vos cahiers et rentrer chez vous. Vous avez un jour de congé.

Il n’eut pas à le répéter deux fois et bientôt nous nous retrouvâmes dehors dans la liesse générale.

Bien des jours passèrent et un matin alors que je traversais la rue pour aller chez nos voisins je vis un Allemand devant leur porte. Il portait un pantalon gris vert soutenu par un ceinturon dont la boucle en tôle emboutie était ornée de l’aigle à croix gammée que sa vareuse débou-tonnée laissait voir. Il portait aux pieds ses bottes cloutées. Bien qu’il n’eût pas d’arme et une tenue quelque peu débraillée, je courus à la maison en criant:

- Les boches sont revenus, les boches sont revenus!

Cela fit rire ma grand-mère qui m’expliqua que des prisonniers avaient été placés dans les fermes pour aider aux travaux des champs et qu’ils n’étaient plus dangereux.Celui que j’avais vu s’appelait Jacques, il resta longtemps chez Pom-mey et finit même par devenir un ami de la famille. Nous le revîmes souvent à Venise durant de nombreuses années.Vers la fin mai, les plus grands d’entre nous, équipés de grands sacs de jute, de cordes et de griffes d’électriciens9 partirent dénicher les cor-beaux, les pies et autres geais. On les voyait revenir leurs sacs sur le dos grouillants d’oisillons dodus qui allaient faire d’excellentes fricas-sées. A ce propos je me souviens qu’un oiseau avait fait son nid dans le coq rouillé en haut du clocher de l’église. Des paris étaient ouverts sur l’espèce à laquelle appartenait cet oiseau : moineau, rouge-queue, autres? Il était difficile de dire vu la hauteur du coq perché au dessus de la grande croix en fer forgé.

9: Griffes en acier qui se fixent au pieds pour grimper sur les poteaux

électriques

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Munis d’une échelle pour accéder à la charpente, quelques-uns d’entre nous, dont bien sûr je faisais partie, décidèrent de monter au clocher pour aller voir de plus près. Nous escaladons donc les marches ver-moulues qui grincent à se rompre à chaque pas et nous accédons, à l’aide de l’échelle, au vasistas qui s’ouvre sur le toit. A tour de rôle les copains vont voir les possibilités d’escalade mais chacun redescend pour discuter de la meilleure façon de procéder car la chose est extrê-mement risquée. Je monte à mon tour et examine la situation. Le toit pyramidal est recouvert d’ardoises glissantes, par contre il est pourvu d’une rangée de crochets servant à accrocher les échelles de couvreurs, ceux-ci allant du chéneau jusqu’à la base de la croix. Si je peux les atteindre il me suffira de m’en servir comme d’une échelle et une fois au pied de la croix il me sera facile de m’agripper aux croisillons de fer forgé et de grimper jusqu’au coq.Poussé par je ne sais quelle folie je sors le buste de la fenêtre et m’éti-rant au maximum je m’agrippe à un des crochets, je tire de toutes mes forces et comme il semble solide je sors complètement et pose les pieds sur les crochets inférieurs. Alors commence l’escalade.L’air vif me fouette le visage, surtout ne pas regarder en bas. Les yeux rivés sur la croix, je grimpe et j’arrive sur la barre transversale où je m’assieds en ceinturant la partie supérieure juste en dessous du coq.Un long moment je contemple le village avec ses habitants tout petits qui vaquent à leurs occupations, la magnifique forêt de Chailluz et au loin les collines bleutées qui s’étendent jusqu’aux Vosges. Je me décide enfin à redescendre et arrivé au niveau de la lucarne j’ai beau écarter les jambes au maximum je n’arrive pas à trouver suffisamment d’appui pour lâcher le crochet auquel je suis agrippé. Je panique un peu mais Léon Courtois me saisit la jambe et le bras puis réussit à me tirer jusqu’au rebord du vasistas auquel je peux m’accrocher et péné-trer à l’intérieur du clocher. La forte poussée d’adrénaline provoquée par cette escalade m’en a fait oublier son but et nous ne savons tou-jours pas quel oiseau habite le coq. Léon qui avait suivi mon ascension grimpe à son tour et arrivé au-dessus nous crie :

- Ce sont des queues-rouges, il y a quatre petits!

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Puis il redescend et je lui donne la main pour regagner le vasistas. Comme il est plus grand que moi la tâche est plus aisée.C’est une fois redescendu à terre et en regardant le clocher que je réa-lisai la bêtise de cet acte et des risques que j’avais pris.J’éprouvai alors une sorte de vertige rétroactif qui me fit parcourir le corps de frissons et qui me mit les jambes en coton. Mais malgré ça, quelle satisfaction et quel plaisir de voir dans les yeux des copains cette lueur d’admiration envers Léon et moi–même pour notre exploit. Je pense avoir gagné quelques points dans leur estime ce jour là.Un jour je vis Léon passer alors que je sortais de chez ma grand-mère. Il me dit à voix basse avoir découvert dans le jardin du père Vichot une marmite en fonte pleine de grenades quadrillées. Je suis un peu incré-dule mais je pars avec lui. Arrivés sur place, nous faisons très attention de ne pas être vus et nous trouvons effectivement un grand nombre de grenades rouillées, car elles sont enveloppées dans des «frisons de bois» humides. Le couvercle fendu de la marmite n’a pas assuré l’étan-chéité. Nous remplissons les musettes apportées par Léon et nous re-partons les cacher ailleurs.Ensuite, nos poches pleines, nous allons «sous le moulin» derrière le village pour en faire «péter» quelques-unes dans le ruisseau. Elles doi-vent être très oxydées à l’intérieur car aucune n’explose.Léon me dit:

- La poudre doit être mouillée

Comme elles disposent d’un bouchon vissé sur le coté.Je lui réponds:- Nous n’avons qu’à vider la poudre et la faire sécher.

Nous allons dans notre grange où il y a un établi et je commence à essayer de dévisser le bouchon latéral à l’aide d’un gros tournevis. Im-possible, la rouille bloque le filetage. C’est alors que je serre la grenade dans l’étau et me servant du tournevis comme d’un burin, je frappe sur le côté de la fente du bouchon à l’aide d’un marteau. Léon recule et me dit que je suis fou mais un coup bien ajusté et le bouchon cède.Nous en vidons ainsi une dizaine et nous mettons à sécher la poudre

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sur des journaux. Le lendemain nous les remplissons avec la poudre sèche et nous revis-sons les bouchons. Cette fois pas de doute, ça va sauter. Nous en mettons dans nos poches et nous allons à un kilomètre du village pour ne pas être entendus. C’est Léon qui dégoupille la première et qui la lance.Nous nous jetons à plat ventre et nous attendons l’explosion. A voix haute nous comptons un - deux - trois - quatre et ainsi de suite jusqu’à vingt mais rien ne se passe. Toujours à plat ventre nous attendons. Au bout d’une demi heure je dis :

- Elle ne pétera plus- Et si un cheval shootait dedans ? - Il faut la ramasser

Léon me dit :

-Vas-y toi, moi je n’y touche pas

Au bout d’un moment je lève la tête et j’essaie de repérer l’endroit où elle est tombée je me souviens qu’elle a rebondi au moins trois fois avant de s’immobiliser devant une touffe d’herbe. Alors j’entreprends une reptation jusqu’à l’endroit estimé. Après avoir tourné en rond un moment je la découvre enfin à un mètre de moi. Je m’approche dou-cement et je tends la main pour la ramasser mais je me ravise puis je retends la main et une fois encore je renonce. Sept ou huit fois je re-fais le geste mais je ne peux me décider. J’écoute si j’entends quelque chose, rien ! Alors tant pis très très doucement je la soulève puis sans à coup je la lance le plus loin que ma position à plat ventre le permet et je baisse la tête.Une formidable explosion retentit à moins de dix mètres de moi. Elle est tombée sur un piquet de vigne.Le choc a dû libérer le percuteur, le piquet est monté en l’air entraînant plusieurs mètres de fil de fer et des morceaux de sarments. Je relève la tête, un peu de fumée bleue flotte encore dans l’air ainsi qu’une pluie de feuilles puis, plus rien, qu’une odeur de poudre. La déflagration et

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le souffle m’ont rendu sourd, ma tête et mes oreilles résonnent d’un ronflement strident mais je suis rassuré de ne pas avoir reçu d’éclat. Cette expérience m’a servi de leçon et je me promets bien de ne plus jouer avec ces engins.

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Chapitre 8

La paix retrouvée ne changea pas grand-chose à notre vie courante. Les restrictions de marchandises se faisaient toujours sentir et les nou-velles de la guerre, que nous attendions chaque jour, venaient mainte-nant de beaucoup plus loin. Là-bas, en Extrême Orient, les combats entre Japonais et Américains faisaient rage.Les jours de congés, nous nous retrouvions dans notre camp de Rou-geaux pour nos jeux habituels, tirs à l’arc ou à la fronde ainsi qu’ex-plosions de munitions diverses. La résolution que nous avions prise de ne plus jouer avec ces engins après le coup de la grenade ne résista pas longtemps, le nombre d’explosifs que chacun possédait encore était vraiment trop tentant. D’autres fois, assis devant notre cabane nous discutions et évoquions les péripéties de ces années passées: le train de bonbons, la panique à la vue des Allemands montant à l’assaut de notre camp de la carrière, puis leur fuite devant l’arrivée des Américains. Chacun y allant de son anecdote comme des anciens combattants. Le bruit sourd et angoissant des formations de bombardiers que nous percevions par vagues nous manquait un peu. Plus de pluie de tracts après leur passage, plus de soldats dans les rues de Venise. Nos sen-timents étaient partagés entre d’une part la joie de la liberté retrouvée et d’autre part une sorte de nostalgie des moments intenses que nous avions vécus. Parfois, armés de nos frondes, nous partions à la chasse aux grenouilles au bord du ruisseau et des mares. Lorsque nous en ramenions suffisam-ment nous les vendions à un amateur du village qui nous les payait un petit centime pièce. Ca n’était pas très bien payé mais ça nous permet-tait d’acheter les carnets de papier «JOB» avec lequel nous faisions nos cigarettes de barbe de Turquie.D’autres fois nous allions au bord de la voie ferrée à la recherche de

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quelques couleuvres ou vipères, lovées sur elles-mêmes, qui se «do-raient» au soleil.Un jour une grosse vipère noire entra précipitamment dans son trou avant que nous ayons pu la tirer.Sa cache ne devait pas être très grande car environ dix centimètres de sa queue dépassaient des cailloux.C’est alors que Robert saisit ce morceau de queue et extirpa la pauvre bête de son trou. Nous n’étions pas trop rassurés de la voir gigoter au bout de son bras tendu et reculions brusquement à chaque fois qu’il faisait semblant de nous la jeter dessus. Au bout d’un moment, relâchant un peu sa vigilance, il détendit le bras, la vipère peut-être fa-tiguée ne donnait plus beaucoup de signes d’agressivité. Toutefois elle en profita pour lancer une ultime attaque et planta ses crochets dans la jambe du short heureusement assez ample de Robert. Il fallut l’aide de Léon qui, en la pinçant derrière la tête, réussit à lui faire lâcher prise.Furieux, Robert qui la tenait toujours fermement, la fit tournoyer en l’air et lui fit éclater la tête sur le rail de chemin de fer. Comme nous n’étions pas très loin de chez lui, craignant que le venin qui s’était répandu dans le tissu ne lui touche la cuisse, il alla changer de short. Puis de retour à Venise avec son trophée nous cherchâmes quelle bêtise nous allions pouvoir faire avec. Une vieille dame habitait en face de chez ma grand-mère.Sur sa maison, un tuyau de descente pour l’écoulement des eaux de pluie, descendait du toit et se terminait par un coude au niveau du sol. Nous y engageâmes la vipère en laissant dépasser la moitié du corps. Puis nous allâmes sonner à la porte de la vieille dame en lui disant qu’il y avait une bête dans son tuyau.Dès que celle ci l’aperçut elle poussa un cri et s’écroula sur le champ. Surpris par cette réaction imprévue chacun prit les jambes à son cou et laissa la pauvre dame allongée sur son gazon.Quant à moi je courus prévenir mes tantes qui vinrent aussitôt la rani-mer et la porter chez elle.Je dois dire que je n’étais pas fier de cette plaisanterie de mauvais goût et j’en avais des remords car cette brave dame était de celles qui vivent leur vie simplement sans faire de bruit et auxquelles personne ne peut reprocher la moindre médisance. Ce n’était hélas pas le cas de toutes

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les habitantes de Venise.Une particulièrement, dont la grande taille n’avait d’équivalent que sa bêtise, détenait le record de la méchanceté. Elle possédait en bas du lieu-dit «les Vernes» un gros pommier qui produisait d’énormes pom-mes délicieuses. En revenant de la baignade nous en ramassions quel-ques-unes au passage. Des gens bien intentionnés l’ayant prévenue ou nous ayant vus elle-même, elle fit pulvériser du sulfate de cuivre sur les pommes au sol et sur celles accessibles des basses branches. Elle fit également placer sur la clôture un écriteau sur lequel on pouvait lire «Pommes empoisonnées». Comme elle n’avait que faire de ces pom-mes, nous les vîmes pourrir sur place. Contrairement à elle son mari était petit et comme on disait «pas méchant pour deux sous» Son seul défaut était peut-être un léger penchant pour la dive bouteille.Un jour qu’il était un peu éméché, en essayant d’ouvrir la porte du poulailler, une partie de la clôture en grillage monté sur des piquets de fer bascula et le petit homme se retrouva sur le dos, cloué au sol sous le poids. Non seulement sa femme ne leva pas le petit doigt pour venir à son secours mais elle le laissa ainsi une bonne partie de l’après-midi interdisant aux voisins de venir le délivrer. Heureusement ceux-ci n’en tinrent pas compte et vinrent le dégager.Nous revenions du Bugnon avec quelques copains lorsque nous la vî-mes arriver en face de nous. Avec sa grande silhouette dégingandée et son râteau sur l’épaule elle ressemblait à un guerrier Watussi armé de sa sagaie. Arrivée à notre hauteur elle dit :- Voilà la crasse de ParisJe reçus cette injure comme une gifle et ne pus répondre mais j’étais bien décidé à me venger de cette sale bonne femme. Une idée me tra-versa l’esprit. Des peaux de lapin étaient pendues dans la grange où elles avaient été mises à sécher en attendant le passage des acheteurs. Comme la grande bonne femme en avait bien pour deux heures à re-tourner son foin, je courus jusqu’à la maison où j’en choisis une pas trop sèche pour pouvoir la retourner et la bourrer de foin pour lui don-ner à peu près l’aspect d’un lièvre. Puis, remonté au Bugnon, je la dissimulai un peu derrière une touffe d’herbe située sur son passage. Avec les copains nous allâmes ensuite nous cacher dans un buisson un peu plus haut en attendant son retour.

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Au bout de quelques-temps la voilà qui arrive.Croyant apercevoir un lièvre au gîte, subitement elle s’immobilise. Je suppose qu’elle pense déjà au délicieux civet qu’elle va peut-être pou-voir faire.Alors doucement elle approche, elle lève son râteau et vlaaan ! ! ! de toutes ses forces elle assène un formidable coup. Le râteau vole en morceaux, qu’importe, elle se précipite et se jette sur sa proie.Lorsqu’elle s’aperçoit de la supercherie elle se relève en vociférant. Sa colère redouble lorsqu’elle nous aperçoit hurlant de rire. Alors elle se rue sur nous un morceau de manche à la main. Malgré ses grandes jambes elle ne peut nous rattraper, nous sommes beaucoup plus rapides qu’elle. Elle abandonne très vite, retourne ramasser les morceaux de son râteau puis repart en maugréant et en nous montrant le poing. Je vais récupérer ma peau de lapin car c’est à moi que revient le produit de leur vente et je rentre à la maison heureux de la façon dont nous avons «roulé» cette Vouivre.La Vouivre. Voici un nom que j’avais oublié et qui resurgit brusque-ment de ma mémoire.Pourtant combien de fois ai-je entendu Camille, l’aînée de mes tantes, me dire que si j’allais à la rivière ou si je n’étais pas sage la Vouivre viendrait me dévorer. C’était une sorte de dragon avec un énorme dia-mant au milieu du front. Le soir elle se transformait en une magnifique jeune fille qui se baignait nue en ayant caché son diamant sur la berge. Elle habitait le «trou de Margi» . Cette partie de la rivière faisait suite à «Lûme», endroit où nous allions nous baigner. Ma tante semblait y croire dur comme fer et elle disait même qu’un jour un homme avait été attiré et englouti avec sa voiture et ses deux chevaux. D’autres per-sonnes ayant essayé, à la nuit tombée, d’aller voler le diamant, subirent le même sort.Il faut dire que Margi, endroit où la rivière Ognon s’élargit et tourne à angle droit au milieu d’une sombre forêt, avait à l’époque quelque cho-se d’inquiétant. Un énorme trou en son centre provoquait un dangereux tourbillon. Malheur à celui que le courant aurait entraîné comme ces deux adolescents du village voisin qui s’y noyèrent. Indubitablement ça ne pouvait être pour ma tante que l’œuvre de la Vouivre.Le limon issu des sablières pendant de nombreuses années finit par

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combler ce trou et le tourbillon disparut.Bien que ne croyant pas à cette histoire, je guettais toujours du coin de l’œil, lors de nos baignades, cette étendue d’eau au cas où…Les grandes vacances étaient revenues, ma mère, mes frères et mon père, qui avait ses deux semaines de congés payés, étaient arrivés à Ve-nise. Toute la famille était mobilisée pour aller faire les foins. C’était un travail assez pénible, le soleil nous cuisait la peau et j’attendais avec impatience le moment où nous allions faire une pose et boire la piquet-te, gardée au frais dans une bouteille enveloppée de linges mouillés, à l’ombre d’un buisson. Après ces journées fatigantes, j’allais retrouver les copains et, allongés dans l’herbe, nous restions sur les hauteurs parfois assez tard dans la soirée à discuter et à contempler la faune et la flore de ce magnifique paysage. C’est précisément un de ces soirs que nous pûmes vérifier le dicton «Rusé comme un renard».Depuis un bon moment nous en regardions un en train de chasser les mulots. Les deux pattes avant jointes il frappait le sol puis grattait la terre et semblait en attraper. Je dis semblait car nous étions assez loin et il était difficile de se rendre compte. Au bout d’un moment une pie, puis deux, puis trois puis cinq ou six se mirent à tournoyer et à piquer sur lui en poussant leur cris de crécelle en lui donnant des coups de bec au passage. Notre Goupil ne semblant pas prêter attention à ces intruses partit en trottinant. C’est alors qu’une chose extraordinaire se produisit. Comme les attaques des oiseaux devenaient plus virulentes il tomba sur le coté comme raide mort. Voyant qu’il ne bougeait plus, les pies s’enhardirent et se posèrent autour de lui en lui arrachant des touffes de poils. Nous étions éberlués de penser que des pies aient pu tuer un renard lorsque, se détendant comme un ressort, il en attrapa une et repartit avec sa prise dans la gueule. Une autre preuve de l’in-telligence de cet animal est la façon dont il se débarrasse de ses puces. Je n’ai personnellement jamais assisté à cette pratique mais je me suis laissé dire qu’il procédait de la façon suivante: après s’être arraché une bonne touffe de poils, il la tient dans la gueule et pénètre doucement dans l’eau. Au fur et à mesure qu’il s’y enfonce, les puces remontent le long de la partie du corps émergé jusqu’à la touffe de poils. Lorsqu’el-les s’y sont toutes réfugiées, il ne lui reste plus qu’à ouvrir la gueule et à laisser partir la boule grouillante dans le courant.

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Je ne sais pas si cette histoire est vraie mais de la façon dont je l’ai vu attraper la pie, elle me paraît tout à fait plausible. Comme l’année précédente, les vacances furent partagées entre les tra-vaux des champs, nos baignades et nos jeux. Puis arriva l’automne. Un paysan alsacien venu s’installer récemment à Venise possédait une paire de bœufs. Devant la force herculéenne de ces animaux beaucoup de cultivateurs y virent un intérêt certain et en achetèrent, particulière-ment pour les labours et le débardage du bois en forêt. Notre bon vieux cheval Mousse qui avait encore beaucoup travaillé cette année commençait à montrer des signes de fatigue. Mon oncle suivit l’engouement du moment pour ces animaux et fit l’acquisition d’une paire de grands bœufs blancs (non marqués de roux comme dit la chanson).Ce qui était frappant chez ces bestiaux c’était leur extrême lenteur. La première fois que nous eûmes à les utiliser fut le passage de la herse dans un champ labouré. Comme ce champ se trouvait assez loin, il nous fallut une bonne heure pour y arriver.Dès qu’ils pénétrèrent sur le terrain labouré ils tendirent le cou et leurs gros yeux blancs roulèrent dans leurs têtes, reliées entre elles par le joug.Tandis que mon cousin André marchait devant pour les conduire je m’étais mis sur le côté un peu à l’arrière pour les stimuler à coup de ba-guette sur la croupe. Comme je ne pouvais atteindre celui qui se trou-vait de l’autre côté, je passai derrière le premier, et pus ainsi donner un coup à l’autre. Cela le fit avancer brusquement, la herse fit un bond en avant, me faucha les deux jambes en me projetant dans le sillon. J’eus beau crier, du temps que mon cousin arrête les bêtes j’étais déjà dessous traîné sur plus de trois mètres. Heureusement, comme j’étais très maigre, je passais entre les dents mais le poids de l’engin m’avait à moitié enseveli. Lorsque mon cousin souleva la herse j’eus beaucoup de mal à me dégager craignant à tout moment qu’elle ne lui échappe et que je me retrouve cloué au sol par les dents situées au-dessus de moi. Une fois extirpé et débarrassé de ma gangue de terre, par bonheur sans une égratignure, je retournai au village laissant mon cousin se débrouiller avec son maudit attelage.

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Avec angoisse je voyais de jour en jour se rapprocher le moment où, les vacances terminées, j’allais devoir retourner à Paris avec ma mère et mes frères. Comme il me restait pas mal de grenades quadrillées qui ne voulaient toujours pas exploser et dont il fallait que je me débar-rasse, j’allai voir Léon et Robert, pour trouver ensemble le moyen de les faire péter.L’idée nous vint assez vite. Il y avait à la décharge que nous appelions «le Pâqui» un grand nombre de bidons à lait rouillés et de boîtes de rations K. Il suffisait de placer une de ces boîtes remplie d’essence au fond d’un bidon, de pendre au dessus, avec un fil de fer, une grenade sans la dégoupiller, d’enflammer l’essence, puis d’aller se mettre à plat-ventre derrière un arbre en attendant l’explosion qui se produisait au bout de dix minutes environ.Il y en avait une qui mijotait ainsi depuis cinq bonnes minutes lorsque nous vîmes arriver un habitant de Venise qui cherchait des champi-gnons. Il marchait en zig zag dans le pré, tantôt se rapprochant du bidon, tantôt s’en éloignant. Nous étions paralysés de peur et n’osions lui crier de se sauver.Peut-être que la puissance mentale de nos trois cerveaux réunis le sup-pliant de s’en aller eut un effet sur sa pensée car soudain il partit en direction opposée. Il avait fait à peine une trentaine de mètres que l’explosion eut lieu. Brusquement il se retourna, regarda en l’air aux alentours mais ne voyant rien il reprit sa quête de rosés des prés. Com-me c’était un bon ami de la famille et que j’étais souvent chez eux je pensais qu’il allait en parler à sa femme et à ses enfants mais jamais il n’en dit mot. Ce comportement me parut assez étrange et je me gardai bien d’y faire allusion.Un jour que j’allai retrouver Robert chez lui aux Vernes, mon attention fut attirée par une tache beige qui se détachait sur le vert profond d’une sapinière. J’approchai en me cachant sous les branches basses et je vis un superbe hibou Grand-duc immobile comme une statue. Doucement je sortis ma fronde de ma ceinture, je mis dans le cuir un des carrés de fonte que j’avais toujours dans la poche et je le visai en tirant de toutes mes forces sur les élastiques. Au moment où j’allais tirer il y eut un claquement sec suivi d’une violente douleur à la joue : la lanière venait de casser et m’avait frappé le visage. Le Grand-Duc effrayé par le bruit

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prit son lourd envol en envoyant une énorme giclée de fiente. Comme j’étais juste en dessous je la reçus en pleine figure et sur la chemise. En colère j’allai me nettoyer dans l’eau stagnante d’une ornière et je continuai ma route assez penaud.Lorsque j’arrivai chez mon copain Robert qui se trouvait en compa-gnie de son frère et de sa mère, et que je leur racontai ma mésaventure, ils se mirent à rire aux larmes. Je finis par partager leur rire malgré la brûlure sur ma joue qui ne cessait d’enfler. J’avais cassé ma fronde, j’avais mal à la joue mais, maintenant j’étais heureux que les choses se soient déroulées ainsi car c’est sûr que j’aurais été rongé de remords si j’avais tué ou même blessé ce magnifique oiseau.

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Chapitre 9

Le jour de notre retour à Paris était arrivé. Je fis le tour des gens du vil-lage que j’appréciais pour leur faire mes adieux et mon cousin André nous emmena à la gare de Moncey avec la calèche tirée par Mousse. J’avais les larmes aux yeux en quittant ce cheval que j’aimais tant. Je l’embrassai longuement sur le velours de son museau comme j’avais l’habitude de le faire et nous montâmes dans ce train pour un long voyage de huit heures jusqu’à Paris. Arrivé dans notre petit appartement du 43 rue de Lancry j’eus l’im-pression d’étouffer. En regardant par la fenêtre je constatai qu’à part l’absence d’uniformes verts rien n’avait tellement changé. Il y avait toujours la queue devant les commerces d’alimentation, les gens al-laient et venaient en tous sens et je commençais à ressentir cruellement la perte de ma liberté. Tandis que je déballais ma valise je me sentais dans l’état d’un animal sauvage que l’on met en cage. J’avais envie de crier et de me sauver mais pour aller où ? Il fallut bien me résigner et je sortis de ma valise, soigneusement dissimulés dans une chemise, trois obus de 20 mm et un chargeur de 5 cartouches, seul souvenir de ces merveilleuses années passées, même si ça n’avait pas toujours été rose.Le premier octobre, jour de la rentrée, après le cérémonial de la mise en rangs dans la cour et l’appel de notre nom, nous nous retrouvâ-mes dans une grande classe au bout d’un long couloir sonore garni de portemanteaux. L’instituteur s’étant absenté un moment avant de nous avoir désigné nos places, nous étions debout entre les rangées de tables à attendre lorsqu’un courant d’air fit claquer la porte avec force. Instinctivement je me jetai à terre sous le regard ahuri de mes futurs camarades. Comme pour m’excuser je leur dis en me relevant:- J’ai cru que c’était une grenade! Ce fut alors un énorme éclat de rire. J’allais leur expliquer, mais je me ravisai aussitôt : à quoi bon?

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Ils ne pouvaient pas comprendre. L’instituteur, qui venait juste d’ar-river, vit que j’étais la cause de ce chahut et me prit en grippe dès ce moment.J’étais le perturbateur patenté, la brebis galeuse.Impossible de me débarrasser de cette étiquette.Cela dura des années car les instits se passaient la consigne à chaque rentrée. J’avais beau essayer de bien faire, d’avoir une conduite exem-plaire, rien à faire, cette réputation me collait tellement à la peau que la moindre agitation dans mon entourage me rendait responsable et en-gendrait les punitions. J’eus même droit à un doigt cassé d’un coup de règle par un instit sombre et pervers. Le souvenir de cet établissement me soulève le cœur. Le directeur, une énorme brute qui ressemblait comme un frère jumeau à Mussolini, avait à l’auriculaire droit une grosse chevalière en or. Une des punitions favorites de certains instits était d’envoyer un élève «méritant» chez le directeur. Debout devant la porte du bureau, les mains sur la tête, l’élève devait attendre le bon vouloir du directeur. Dès que celui-ci passait, sortant ou rentrant de son bureau, le «puni» n’avait ni le temps ni l’autorisation de plaider sa cause, il recevait une monumentale gifle baguée qui le projetait contre le mur. Je restai un jour au tapis, groggy, avec l’arcade fendue par la chevalière. Il est étonnant que des parents d’élèves n’aient pas fait le nécessaire pour que ces pratiques cessent. Il faut dire qu’à cette époque les enseignants avaient tous les droits et, de retour à la maison, il fallait s’estimer heureux lorsque les punitions n’étaient pas doublées par les parents.

Cette période passée rue des Vinaigriers fut une des plus sombres de ma jeunesse. Je m’étais habitué à mon statut de cancre mais cette si-tuation me minait l’existence. J’étais englué dans une mauvaise ré-putation dont je ne pouvais m’échapper, je pensais ne jamais pouvoir en sortir. Une fin d’année, le miracle se produisit. Je ne connais pas la cause de ce changement, peut être l’école voulut-elle se séparer de certains de ses élèves jugés indésirables, mais nous fûmes plusieurs à être transférés à l’école de la rue des Récollets. Ce fut pour moi une renaissance. Ma fausse réputation ne m’avait pas suivie et il m’arrivait même d’avoir de bonnes notes et des félicitations.

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C’était extraordinaire, j’avais retrouvé goût à la vie.Mais tout ceci n’est arrivé que beaucoup plus tard et pour l’instant il me fallait endurer. Je me réfugiais alors dans mes souvenirs pas telle-ment lointains où du haut de nos collines nous pouvions jouir du spec-tacle de la nature. Je revoyais les busards cendrés qui arpentaient les prés de leur vol majestueux à un ou deux mètres du sol, l’envol d’une compagnie de perdrix ou la course éperdue d’un beau capucin10.Parfois, le dimanche, nous allions rendre visite à mon oncle, tante, cousins et cousines qui habitaient à Glatigny à titre provisoire, leur pavillon de St Cyr l’Ecole ayant été en partie détruit par une bombe qui l’avait traversé de la toiture au sous-sol sans exploser. Nous nous rendîmes donc un jour à St Cyr pour voir cette curiosité et là je fus surpris de voir qu’en apparence la maison semblait intacte.Seule une bâche recouvrait la toiture. Il fallait entrer dans l’atelier, au sous-sol pour voir l’ampleur des dégâts. La bombe était là, enfoncée à moitié dans la terre battue, légèrement inclinée, avec son empen-nage formé de quatre ailettes en tôle. Elle était ainsi plantée depuis le bombardement de l’école militaire en 1944, mais nous n’étions quand même pas très rassurés d’en être aussi près. Au-dessus d’elle d’énor-mes trous circulaires bordés de gravats et de fer à béton tordu à chaque passage de dalle laissaient voir la toiture elle-même fracassée. Il fallut attendre des mois pour que les démineurs viennent désamorcer et reti-rer la bombe afin que les travaux de restauration de la maison puissent commencer.L’hiver et le printemps durèrent une éternité et ce n’est qu’au mois de mai que l’on commença à parler des grandes vacances. Pour mes parents et pour mes frères il n’était pas concevable d’aller ailleurs qu’à Venise. Pour mon père et pour moi c’était le paradis lorsque nous étions à la pêche au bord de la rivière. Aussi, dès les beaux jours nous com-mencions à faire la tournée des marchands d’articles de pêche pour rêver devant tous ces accessoires que nous nous contentions souvent de regarder. Pendant les deux mois qui précédaient notre départ, nos dimanches étaient souvent consacrés à la préparation des lignes, des bouchons que nous appelions «plongeot-tes» , bas de ligne, plombs et hameçons. Cet inventaire maintes fois re-commencé de peur d’oublier quelque chose exaspérait ma mère qui ne

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comprenait pas que l’on puisse passer des heures à vérifier et à ranger dans nos boîtes tout notre petit matériel. Ce qu’elle ne comprenait pas surtout c’était le plaisir quasi sensuel que nous éprouvions à regarder et à toucher ces choses qui allaient, sans nul doute, nous permettre d’attraper les fabuleux poissons qui peuplaient nos rêves.Lorsqu’enfin arriva le 13 juillet, veille de notre départ et que nous par-tîmes vers la gare de l’Est pour enregistrer notre grande malle en osier avec le nécessaire à vacances, ce fut un immense bonheur qui ne fut égalé que par la vue de la motte de Vesoul et l’arrivée à la gare de Mon-cey où nous attendait mon cousin André accompagné de sa calèche tirée par ce cher Mousse.Une fois encore nous fûmes enivrés par ces merveilleuses senteurs de foin et de campagne.

Au fur et à mesure que les paysans à l’origine de ces senteurs dis-parurent, Venise tomba peu à peu dans la banalité des villes-dortoir. Aujourd’hui, il subsiste bien deux cultivateurs, mais leurs exploita-tions se trouvent bien en dehors du village. Où sont passés les trou-peaux de vaches se rendant le soir à l’abreuvoir en crépissant la route de flaques d’épinards? Où sont passés les canards, les oies les poules et les coqs grattant le foin qui jonchait les rues ? Où est passée cette bande de sales gosses, dont je faisais partie ?Bien sûr ceci peut être considéré comme de la nostalgie et il a bien fal-lu suivre une certaine évolution, créer des lotissements avec leurs rues en enrobé et des maisons, hélas sans style, pour le bien-être de tous. Il est inconcevable de vivre maintenant comme à cette époque mais avec tous ces changements Venise a définitivement perdu ce charme qui enchanta notre jeunesse.

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FIN

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Crédits photo:

page 28: Cartes-postale d’époque

page 30:Quand Londres nous parlait: http://jabiru.blog.lemonde.fr/files/2006/11/de-

gaulle-radio.jpgAffiche de propagande waffenSS et STO: http://www.musee-resistance.com

Pétain: http://www.houmous.netMaquisards: http://mistral.culture.fr

page 31: Tickets de rationnement: http://themasq49.free.fr

Camp de Drançy: http://www.jewishgen.orgÉtoile jaune: www.ac-amiens.fr

Autres: cartes-postale d’époquePage 46

en haut: http://fr.wikipedia.org/wiki/B-17en bas: http://.avions.legendaires.free.fr

pages 50 et 72Archives familiales

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Achevé le 26 Avril 2007

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