urbanisme pékin chine

2
Du passé Pékin fait table rase Modèle urbain unique, intact depuis sept siècles, la vieille ville est livrée aux bulldozers et aux promoteurs C'était voilà quelques semaines, à Pékin, sur une longue avenue bordée de lampions rouges -les lampions rouges, en Chine, signalent les restaurants. Il faisait nuit. Les lampions, le brouhaha des passants, l'odeur des cuisines composaient un spectacle enivrant à l'image de la vie. Et puis cinq jours plus tard, on était repassé dans la rue aux lampions rouges. Il ne restait plus rien. Plus de lampions, plus de restaurants, plus un seul bâtiment. Sur 200 mètres de profondeur, le quartier de venelles qui s'étendait derrière l'avenue avait été rasé lui aussi. Disparues les habitations serrées à touche-touche, chacune autour de sa cour carrée ceinte de murs si efficaces contre le bruit qu'on se serait cru, en plein Pékin, à la campagne. Disparues les échoppes. Evaporée cette foule qui se pressait. A la place s'étendait un désert, nivelé par les bulldozers. C'était voilà quelques semaines, ç'aurait pu être avant-hier, ou demain: chaque jour, une des plus belles capitales que les hommes aient conçue est mutilée, fragment après fragment. Sans que quiconque proteste, les deux tiers de Pékin sont promis à la ruine. A la place de l'avenue aux lampions rouges s'élèvera bientôt un quartier d'infects immeubles à l'Américaine, construits à la va- comme je te pousse par des promoteurs de Hongkong. " Ces démolitions sont un scandale, confie un diplomate occidental de haut rang. Il faut en parler, les dénoncer. On est en train de détruire, dans l'indifférence, un modèle urbain unique au monde, qui était resté intact depuis sept siècles. " Car Pékin incarnait l'idéal d'un urbanisme entièrement régi par une vision politique du monde. " Cette ville ne s'est pas développée, comme en Europe, par l'attraction naturelle de la population, explique le brillant architecte Qi Xin. Elle n'est pas bâtie, comme vos anciennes cités, autour d'une place commerçante. Elle n'a pas, à proprement parler, de centre. Le centre, c'est l'empereur. Pékin est une ville de 70 kilomètres carrés conçue d'un bloc, en 1267, au profit d'une seule personne, l'empereur. Chaque pagode, chaque pièce d'eau chaque ruelle ou maison, riche ou pauvre, découle de lui ou mène à lui. " Cette oeuvre un peu folle a résisté à tous les changements de dynastie. Même l'arrivée du communisme n'avait réussi qu'à l'entamer, la honteuse démolition du mur d'enceinte ou la construction de la désolante place Tian anmen laissaient intact l'essentiel : d'une part la splendeur de la Cité interdite, d'autre part un tissu urbain ordinaire où chaque rue, chaque bâtiment, riche ou pauvre, était tracé sur la base d'une mesure unique. Et sur tout Pékin régnait cette loi de fer, qu'aucune construction ne devait rivaliser en hauteur ou en éclat avec les lieux du pouvoir impérial. Grise et uniformément basse, Pékin était encore, il y a une dizaine d'années, un hommage absolu à l'absolu pouvoir, - Une ville parfaite, soupire Zhu Jiaguang, qui fut architecte en chef de l'urbanisme pékinois. Mais le boom économique est arrivé et s'est révélé plus fatal que sept siècles de heurts politiques. » Les habitants des vieux hutongs promis a la démolition sont relogés dans des tours, en banlieue. Le modèle occidental jusque dans ses pires erreurs

Upload: bouchareb-abdel

Post on 08-Mar-2016

213 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

Modèle urbain unique, intact depuis sept siècles, la vieille ville est livrée aux bulldozers et aux promoteurs Les habitants des vieux hutongs promis a la démolition sont relogés dans des tours, en banlieue. Le modèle occidental jusque dans ses pires erreurs

TRANSCRIPT

Page 1: Urbanisme Pékin Chine

Du passé Pékin fait table rase

Modèle urbain unique, intact depuis sept siècles, la vieille ville est livrée aux bulldozers et aux promoteurs

C'était voilà quelques semaines, à Pékin, sur une longue avenue bordée de lampions rouges -les lampions rouges, en Chine, signalent les restaurants. Il faisait nuit. Les lampions, le brouhaha des passants, l'odeur des cuisines composaient un spectacle enivrant à l'image de la vie. Et puis cinq jours plus tard, on était repassé dans la rue aux lampions rouges. Il ne restait plus rien. Plus de lampions, plus de restaurants, plus un seul bâtiment. Sur 200 mètres de profondeur, le quartier de venelles qui s'étendait derrière l'avenue avait été rasé lui aussi. Disparues les habitations serrées à touche-touche, chacune autour de sa cour carrée ceinte de murs si efficaces contre le bruit qu'on se serait cru, en plein Pékin, à la

campagne. Disparues les échoppes. Evaporée cette foule qui se pressait. A la place s'étendait un désert, nivelé par les bulldozers. C'était voilà quelques semaines, ç'aurait pu être avant-hier, ou demain: chaque jour, une des plus belles capitales que les hommes aient conçue est mutilée, fragment après fragment. Sans que quiconque proteste, les deux tiers de Pékin sont promis à la ruine. A la place de l'avenue aux lampions rouges s'élèvera bientôt un quartier d'infects immeubles à l'Américaine, construits à la va-comme je te pousse par des promoteurs de Hongkong. " Ces démolitions sont un scandale, confie un diplomate occidental de haut rang. Il faut en parler, les dénoncer. On est en train de détruire, dans l'indifférence, un modèle urbain unique au monde, qui était resté intact depuis sept siècles. " Car Pékin incarnait l'idéal d'un urbanisme entièrement régi par une vision politique du monde. " Cette ville ne s'est pas développée, comme en Europe, par l'attraction naturelle de la population, explique le brillant architecte Qi Xin. Elle n'est pas bâtie, comme vos anciennes cités, autour d'une place commerçante. Elle n'a pas, à proprement parler, de centre. Le centre, c'est l'empereur. Pékin est une ville de 70 kilomètres carrés conçue d'un bloc, en 1267, au profit d'une seule personne, l'empereur. Chaque pagode, chaque pièce d'eau chaque ruelle ou maison, riche ou pauvre, découle de lui ou mène à lui. " Cette oeuvre un peu folle a résisté à tous les changements de dynastie. Même l'arrivée du communisme n'avait réussi qu'à l'entamer, la honteuse démolition du mur d'enceinte ou la construction de la désolante place Tian anmen laissaient intact l'essentiel : d'une part la splendeur de la Cité interdite, d'autre part un tissu urbain ordinaire où chaque rue, chaque bâtiment, riche ou pauvre, était tracé sur la base d'une mesure unique. Et sur tout Pékin régnait cette loi de fer, qu'aucune construction ne devait rivaliser en hauteur ou en éclat avec les lieux du pouvoir impérial. Grise et uniformément basse, Pékin était encore, il y a une dizaine d'années, un hommage absolu à l'absolu pouvoir, - Une ville parfaite, soupire Zhu Jiaguang, qui fut architecte en chef de l'urbanisme pékinois. Mais le boom économique est arrivé et s'est révélé plus fatal que sept siècles de heurts politiques. »

Les habitants des vieux hutongs promis a la démolition sont relogés dans des tours, en banlieue. Le modèle occidental

jusque dans ses pires erreurs

Page 2: Urbanisme Pékin Chine

Les conditions de vie dans les îlots traditionnelles- les hutongs - ne sont certes pas roses. L'eau courante n'existe pas, ni les réseaux sanitaires. Les vieux chauffages à charbon fonctionnent mal, polluent beaucoup et menacent d'incendie. Les rues étroites font obstacle à la circulation. Et dans ces si belles maisons à cour carrée (siheyuan), la coexistence des familles et l'entassement pèsent sur chacun. La solution consiste-t-elle à construire, au-delà du troisième, voire du quatrième périphérique, des tours de logements et à expliquer aux habitants des vieux hutongs qu'ils trouveront là-bas une vie moderne, avec eau courante et parking au pied de l'immeuble pour la voiture qu'il faudra bien acheter, attendu que les transports collectifs, dans Pékin, sont indigents ? De toute façon personne ne demande leur avis aux habitants des vieux hutongs. Lorsque la démolition du quartier est décidée, un grand idéogramme est tracé à la peinture blanche sur chaque maison. Chacun a quelques jours pour faire ses valises. Une indemnité est accordée en proportion des mètres carrés occupés. Elle est suffisante pour s'expatrier en banlieue. Mais, bien sûr, pas pour se reloger dans les luxueux immeubles qui vont être construits, à coup de juteuses exemptions fiscales, par des promoteurs de Hongkong. Sur qui peut-on compter pour faire cesser ce scandale ? Les autorités locales, aux pattes bien graissées, se taisent. Les quelques activistes, comme ce courageux Liu Xu Dun que nous avons rencontré, sont menacés, privés de moyens d'expression, voire emprisonnés. Les urbanistes officiels essaient de sauver les meubles: " Nous sommes parvenus à faire classer 17 % de la ville ancienne, reconnaît tristement l'architecte en chef Zhu Jiaguang. Soit 30 % si l'on ajoute la Cité interdite et les lacs Mo Cela laisse tout de même 70 % du vieux Pékin où aucune limite, sauf une hauteur maxi-mum des immeubles, n'est imposée aux crocodiles de l'immobilier. Des solutions existent pourtant. A l'université Tsinghua, le jeune architecte Liu Li Chang peaufine des plans de sauvetage. " 80 % des habitants souhaitent rester, à condition qu'on améliore leur confort, affirme-t iI sur la foi d'enquêtes de terrain (curieusement, les promoteurs lancent un chiffre exactement inverse). Il suffirait d'investir 1 000 yuans (environ 150 euros) par mètre carré pour leur fournir un confort de base. Et conserver à Pékin cette prodigieuse richesse, aussi bien architecturale qu'humaine. Mais qui va écouter un petit architecte besogneux? Ni les pouvoirs publics, ivres de modernisation, ni l'Unesco, qui préfère classer des villes autrement moins menacées que Pékin, ni les chefs d'Etat occidentaux, qui préfèrent courtiser les gros contrats du gouvernement chinois, n'iront dénoncer cette honte : une des plus belles capitales du monde est détruite chaque jour - hier, aujourd'hui, demain.

François Granon/Télérama n° 2746 - 28 août 2002

Un idéogramme tracé sur la maison: les habitants n'ont plus qu'à faire leurs valises.