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1 Université PARIS VIII, Vincennes-Saint Denis Année universitaire 2017-2018 Introduction au droit Travaux dirigés - Première année, Licence Droit Cours de Madame Astrid MARAIS Troisième séance : Droit et religion « Dans un peuple de saints, les lois seraient inutiles : l’amour du prochain pour l’amour de Dieu, l’amour du prochain pour l’amour de l’humanité, suffiraient à harmoniser les pensées et les actions. A l’avènement du Royaume, toutes les lois seront effacées ». J. Carbonnier, Essais sur les lois, Defrénois, 2 e éd., 1995, p. 331. 1. Documents Document 1. Assemblée plénière, 19 mai 1978, Mme Roy, pourvoi n° 76-41211, vous pouvez consulter Grands arrêts de la jurisprudence civile (GAJC), T. 1, n°31. Document 2. Cass. soc., 17 avril 1991, Painsecq, pourvoi n°90-42636. Document 3. CEDH, Obst et Schüth, 23 septembre 2010, req. n°425/03 et 1620/03 et Siebenhaar, 3 février 2011, req. n°18136/02, sur le site de la CEDH, Dalloz actualité, 2010, note A. Astaix. Document 4. Cass. civ. 3 e , 8 juin 2006, pourvoi n°05-14.774 Document 5. Cass. civ. 3 e , 18 décembre 2002, pourvoi n°01-00519 Document 6. CEDH 15 janv. 2013, Eweida et autres c/ Royaume-Uni, req. n o 48420/10, 59842/10 Document 7. Cass., ass. plén., 25 juin 2014, n o 13-28.369. (aller également sur le site de la Cour de cassation pour consulter le communiqué). Document 8. CJUE, gr. ch., 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, n° C-188/15 et Samira Achbita c/ G4S Secure Solutions, aff. C-157/15 (à aller lire sur le site de la CJUE), Dalloz étudiant, 21 mars 2017, obs. B.G et 28 mars 2017, obs. D. Mazeaud. Document 9. B. Stirn, Laïcité et liberté, compatibilité ?, Intervention, Rotary de Paris-Ouest, 16 mars 2017 sur le site du Conseil d’Etat. 2. Exercice 1. Exercices écrits : - Faire les fiches des arrêts rendus par la Cour de cassation et un résumé des solutions des arrêts de la CEDH et de la CJUE. - Résoudre le cas pratique suivant : Simon est amoureux ! Sa rencontre avec la belle et pieuse Esther l’a métamorphosé. Le caractère grognon de Simon s’est, en effet, envolé depuis qu’ils se sont unis, en juin dernier, dans la joie et la bonne humeur sous le dais nuptial et dans le respect de la tradition juive. Ensemble, ils ont décidé d’entamer des études de droit. Qu’il est émouvant de les voir, main dans la main, se rendre à

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Université PARIS VIII, Vincennes-Saint Denis

Année universitaire 2017-2018

Introduction au droit

Travaux dirigés - Première année, Licence Droit Cours de Madame Astrid MARAIS

Troisième séance : Droit et religion « Dans un peuple de saints, les lois seraient inutiles : l’amour du prochain pour l’amour de Dieu, l’amour du prochain pour l’amour de l’humanité, suffiraient à harmoniser les pensées et les actions. A l’avènement du Royaume, toutes les lois seront effacées ». J. Carbonnier, Essais sur les lois, Defrénois, 2e éd., 1995, p. 331.

1. Documents Document 1. Assemblée plénière, 19 mai 1978, Mme Roy, pourvoi n° 76-41211, vous pouvez consulter Grands arrêts de la jurisprudence civile (GAJC), T. 1, n°31. Document 2. Cass. soc., 17 avril 1991, Painsecq, pourvoi n°90-42636. Document 3. CEDH, Obst et Schüth, 23 septembre 2010, req. n°425/03 et 1620/03 et Siebenhaar, 3 février 2011, req. n°18136/02, sur le site de la CEDH, Dalloz actualité, 2010, note A. Astaix. Document 4. Cass. civ. 3e, 8 juin 2006, pourvoi n°05-14.774 Document 5. Cass. civ. 3e, 18 décembre 2002, pourvoi n°01-00519 Document 6. CEDH 15 janv. 2013, Eweida et autres c/ Royaume-Uni, req. no 48420/10, 59842/10 Document 7. Cass., ass. plén., 25 juin 2014, no 13-28.369. (aller également sur le site de la Cour de cassation pour consulter le communiqué). Document 8. CJUE, gr. ch., 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, n° C-188/15 et Samira Achbita c/ G4S Secure Solutions, aff. C-157/15 (à aller lire sur le site de la CJUE), Dalloz étudiant, 21 mars 2017, obs. B.G et 28 mars 2017, obs. D. Mazeaud. Document 9. B. Stirn, Laïcité et liberté, compatibilité ?, Intervention, Rotary de Paris-Ouest, 16 mars 2017 sur le site du Conseil d’Etat. 2. Exercice 1. Exercices écrits : - Faire les fiches des arrêts rendus par la Cour de cassation et un résumé des solutions des arrêts de la CEDH et de la CJUE. - Résoudre le cas pratique suivant : Simon est amoureux ! Sa rencontre avec la belle et pieuse Esther l’a métamorphosé. Le caractère grognon de Simon s’est, en effet, envolé depuis qu’ils se sont unis, en juin dernier, dans la joie et la bonne humeur sous le dais nuptial et dans le respect de la tradition juive. Ensemble, ils ont décidé d’entamer des études de droit. Qu’il est émouvant de les voir, main dans la main, se rendre à

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l’Université de Paris 8, suivre le cours d’introduction au droit du mardi matin. Ils en ressortent épanouis, nourris d’un savoir qui leur sera un jour utile. Et ce jour est arrivé plus vite que prévu. En effet, installés dans un très beau studio, doté d’une magnifique terrasse, ils ont signé un bail dont une clause stipule que « conformément au règlement de copropriété, il est interdit d’installer des ouvrages ou constructions, même temporaires, sur les terrasses des appartements ». Simon et Esther étant des juifs pratiquants, cette clause pourrait leur interdire d’installer des constructions végétales lors de la fête des Cabanes qui aura lieu en 2019 du 13 octobre au coucher de soleil jusqu'au 20 octobre. En outre, ils viennent d’apprendre que leur bailleur allait installer en janvier 2018 un digicode. Leur religion leur interdit d’utiliser des appareils électriques du vendredi soir jusqu’au samedi matin, ce qui les empêchera de sortir de chez eux pour se rendre à la synagogue, pendant shabbat. En relisant le cours d’introduction et en préparant leur fiche de TD, ils ont l’intention d’invoquer leur liberté religieuse, non seulement pour installer des constructions végétales sur leur terrasse au mépris du règlement de copropriété, mais aussi pour demander à leur bailleur d’installer une serrure mécanique alternative au digicode. Ont-ils correctement assimilé le cours d’introduction au droit et les TD ? Vous répondrez de façon juridique à ces deux questions en suivant la méthodologie du cas pratique déjà fournie. 2. Débat oral : « Faut-il interdire le port du voile à l’Université ? ». Les étudiants doivent relever les arguments juridiques en faveur et en défaveur d’une telle interdiction et les confronter afin déterminer ceux qui, selon eux, doivent l’emporter. Le débat est ouvert mais doit se réaliser de façon juridique et dans le respect des convictions d’autrui. 3. Cadeau ! (documents 10 à 14 : lecture conseillée mais facultative) Passionnés de droit, vous ne résisterez pas à la tentation de lire ces décisions, citées dans le cours, qui portent sur les manifestations des convictions religieuses dans la sphère publique. Aucun travail n’est demandé sur celles-ci. Document 10. Conseil constitutionnel, Décision du 7 octobre 2010 relative à la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public (extraits). Document 11. CEDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, req. no 43835/11. Communiqué du greffe. Vous pouvez consulter l’arrêt dans son intégralité en vous rendant sur le site de la CEDH. Document 12. Conseil d’Etat (CE), ordonnance du 26 août 2016, Ligues des Droits de l’homme et autres, Association de défense des droits de l’homme-Collectif contre l’islamophobie en France, nos 402742 et 402777. Document 13. Cour administrative d’appel de Marseille (CAA), 3 juill. 2017, n° 17MA01337 Document 14. CE, 9 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne (reproduit), n° 395122 et Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395223.

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Document 1. Assemblée plénière, 19 mai 1978, Mme Roy, pourvoi n° 76-41211

SUR LE MOYEN UNIQUE, PRIS EN SES TROIS BRANCHES :

ATTENDU QUE, SELON LES ENONCIATIONS DE L'ARRET ATTAQUE (LYON, 7 OCTOBRE 1976), DAME R., INSTITUTRICE AU COURS SAINTE MARTHE, ETABLISSEMENT PRIVE D'ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE LIE A L'ETAT PAR UN " CONTRAT SIMPLE ", A ETE, LE 3 SEPTEMBRE 1970, LICENCIEE DE SES FONCTIONS EN RAISON DE SON REMARIAGE APRES DIVORCE; QU'ELLE A OBTENU UNE INDEMNITE POUR BRUSQUE RENVOI MAIS A ETE DEBOUTEE DE SA DEMANDE EN REPARATION DU DOMMAGE RESULTANT DU CARACTERE ABUSIF DE SON LICENCIEMENT; ATTENDU QU'IL EST FAIT GRIEF A LA COUR D'APPEL, STATUANT SUR RENVOI APRES CASSATION, D'EN AVOIR AINSI DECIDE, ALORS QUE, SELON LE POURVOI, D'UNE PART, EST FAUTIF LE LICENCIEMENT MOTIVE PAR L'EXERCICE, DANS LE CADRE DE LA VIE PRIVEE DU SALARIE, D'UNE DES LIBERTES FONDAMENTALES GARANTIES PAR LA CONSTITUTION, COMME LA LIBERTE DU MARIAGE ET LA LIBERTE RELIGIEUSE, ALORS QUE, D'AUTRE PART, LE CARACTERE CONFESSIONNEL D'UN ETABLISSEMENT NE CONSTITUE PAS UN MOTIF IMPERIEUX SUFFISANT POUR JUSTIFIER UNE ATTEINTE A LA LIBERTE DU MARIAGE ET ENCORE MOINS A LA LIBERTE RELIGIEUSE, ALORS, ENFIN, QUE L'ETABLISSEMENT, AYANT PASSE UN CONTRAT AVEC L'ETAT, DEVAIT DISPENSER A SES ELEVES UN ENSEIGNEMENT NON CONFESSIONNEL PLACE SOUS LE CONTROLE DE L'ETAT; QUE L'EMPLOYEUR NE POUVAIT DONC SE FONDER SUR UN MOTIF RELEVANT D'UNE DOCTRINE RELIGIEUSE POUR LICENCIER UN PROFESSEUR X..., REMUNERE ET SURVEILLE PAR L'EDUCATION NATIONALE, CHARGE DE DISPENSER CET ENSEIGNEMENT, ET, DONC NON TENU DE RESPECTER DANS SA VIE PRIVEE LA MORALE CATHOLIQUE ET, ENCORE MOINS, DE L'INCULQUER A SES ELEVES; QUE LE MAINTIEN DU CARACTERE PROPRE DE L'ETABLISSEMENT NE JUSTIFIE PAS L'ATTEINTE PORTEE A LA LIBERTE DU MARIAGE DU SALARIE;

MAIS ATTENDU, EN PREMIER LIEU, QU'IL NE PEUT ETRE PORTE ATTEINTE SANS ABUS A LA LIBERTE DU MARIAGE PAR UN EMPLOYEUR QUE DANS DES CAS TRES EXCEPTIONNELS OU LES NECESSITES DES FONCTIONS L'EXIGENT IMPERIEUSEMENT; QUE, DANS DES MOTIFS NON CRITIQUES PAR LE MOYEN ET QUI, QUEL QU'EN SOIT LE MERITE, SUFFISENT A JUSTIFIER LEUR DECISION, LES JUGES DU FOND ONT RETENU QUE LORS DE LA CONCLUSION DU CONTRAT PAR LEQUEL L'ASSOCIATION SAINTE-MARTHE S'ETAIT LIEE A DAME R., LES CONVICTIONS RELIGIEUSES DE CETTE DERNIERE AVAIENT ETE PRISES EN CONSIDERATION ET QUE CET ELEMENT DE L'ACCORD DES VOLONTES, QUI RESTE HABITUELLEMENT EN DEHORS DES RAPPORTS DE TRAVAIL, AVAIT ETE INCORPORE VOLONTAIREMENT DANS LE CONTRAT DONT IL ETAIT DEVENU PARTIE ESSENTIELLE ET DETERMINANTE; QU'ILS ONT AINSI RELEVE L'EXISTENCE DE CIRCONSTANCES TRES EXCEPTIONNELLES OPPOSABLES A DAME R. , A LAQUELLE IL INCOMBAIT, SELON LA LEGISLATION ALORS EN VIGUEUR, D'ETABLIR LA FAUTE COMMISE PAR SON EMPLOYEUR DANS L'EXERCICE DE SON DROIT DE ROMPRE UN CONTRAT A DUREE INDETERMINEE; QUE LES JUGES DU FOND, AYANT RAPPELE QUE LE COURS SAINTE-MARTHE, ATTACHE AU PRINCIPE DE L'INDISSOLUBILITE DU MARIAGE, AVAIT AGI EN VUE DE SAUVEGARDER LA BONNE MARCHE DE SON ENTREPRISE, EN LUI CONSERVANT SON CARACTERE PROPRE ET SA REPUTATION, ONT PU DECIDER QUE CETTE INSTITUTION N'AVAIT COMMIS AUCUNE FAUTE;

ATTENDU, EN SECOND LIEU, QUE L'ARRET ATTAQUE ENONCE EXACTEMENT QUE LE FAIT, PAR UN ETABLISSEMENT D'ENSEIGNEMENT PRIVE, D'AVOIR CONCLU AVEC L'ETAT LE " CONTRAT SIMPLE " PREVU PAR LA LOI DU 31 DECEMBRE 1959 N'AVAIT PAS EU POUR EFFET DE LE PRIVER DE SON CARACTERE PROPRE; D'OU IL SUIT QUE LE MOYEN NE PEUT ETRE ACCUEILLI;

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PAR CES MOTIFS : REJETTE LE POURVOI FORME CONTRE L'ARRET RENDU LE 7 OCTOBRE 1976 PAR LA COUR D'APPEL DE LYON.

Document 2. Cass. soc., 17 avril 1991, Painsecq, pourvoi n°90-42636.

Sur le moyen unique :

Vu l'article L. 122-35 du Code du travail et l'article L. 122-45 du même Code, dans sa rédaction alors en vigueur ;

Attendu, d'une part, que ces textes interdisent à l'employeur de congédier un salarié pour le seul motif tiré de ses moeurs ou de ses convictions religieuses ;

Attendu, d'autre part, qu'il peut être procédé à un licenciement dont la cause objective est fondée sur le comportement du salarié qui, compte tenu de la nature de ses fonctions et de la finalité propre de l'entreprise, a créé un trouble caractérisé au sein de cette dernière ;

Attendu que l'association Fraternité Saint-Pie X a engagé le 1er février 1985 M. Jacques X... en qualité d'aide-sacristain à la paroisse de Saint-Nicolas-du-Chardonnet ; que cette association, ayant appris, à la suite d'une indiscrétion, que M. X... était homosexuel, a estimé que celui-ci ne pouvait être maintenu dans ses fonctions en raison de ses moeurs contraires aux principes de l'Eglise catholique ; qu'elle a donc licencié ce salarié le 19 juin 1987 ; que M. X... a alors saisi la juridiction prud'homale afin d'obtenir des dommages-intérêts pour rupture abusive du contrat de travail ;

Attendu que pour rejeter cette demande, l'arrêt infirmatif attaqué a retenu que l'homosexualité est condamnée depuis toujours par l'Eglise catholique ; que cette méconnaissance délibérée par le salarié de ses obligations existait indépendamment du scandale qu'un tel comportement était susceptible de provoquer ; qu'il importait peu, dès lors, de savoir si ce comportement n'avait été connu que d'un petit nombre de fidèles et n'avait été révélé à l'employeur que par des indiscrétions ;

Qu'en statuant ainsi, alors qu'elle s'était bornée à mettre en cause les moeurs du salarié sans avoir constaté d'agissements de ce dernier ayant créé un trouble caractérisé au sein de l'association, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 30 mars 1990, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée

Document 3. CEDH, Obst et Schüth, 23 septembre 2010, req. n°425/03 et 1620/03 et Siebenhaar, 3 février 2011, req. n°18136/02, sur le site de la CEDH, Dalloz actualité, 2010, note A. Astaix. Le salarié adultère peut (ou pas) être sanctionné Résumé La Cour européenne des droits de l'homme s'est prononcée, le 23 septembre 2010, à l'occasion de deux affaires distinctes, opposant deux salariés allemands à leur État national, sur la délicate question, s'agissant de la liberté sexuelle, de l'équilibre entre les intérêts privés et publics, voire entre intérêts privés eux-mêmes.

Dans ces deux affaires, les faits sont identiques : deux salariés masculins d'associations religieuses allemandes - l'Église catholique pour le premier, mormone pour le second - ont commis le même écart fautif du point de vue de leur employeur : l'adultère. Celui-ci a été sanctionné, dans les deux cas, par un licenciement. Seul le profil salarié des deux époux volages diffère : l'un était organiste et chef de chœur, tandis que l'autre était directeur pour l'Europe au département des relations publiques de l'Église mormone. Les deux salariés ont contesté la validité de leurs

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licenciements respectifs devant les tribunaux allemands, puis, devant leur insuccès, devant la CEDH, laquelle se prononce pour la première fois sur le licenciement d'employés ecclésiastiques en raison d'un comportement relevant de la sphère privée.

La question posée à la CEDH porte sur le point de savoir si l'équilibre ménagé par les juridictions du travail allemandes entre, d'une part, le droit au respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention et, d'autre part, les droits dont jouissent l'Église catholique et l'Église mormone en vertu de la Convention (elles sont notamment protégées de toute ingérence injustifiée de l'État de résidence par les art. 9 [liberté de religion] et 11 [liberté de réunion et d'association]), a offert aux salariés une protection suffisante. En d'autres termes, le droit du travail étatique allemand et le droit du travail ecclésiastique ont-ils suffisamment préservés les intérêts de chacun ? Dans les deux cas, la Cour fédérale du travail allemande a jugé que les exigences respectives de l'Église mormone et de l'Église catholique en matière de fidélité conjugale n'étaient pas en contradiction avec les principes fondamentaux de l'ordre juridique. Elle a donc, ipso facto, validé la licéité des licenciements.

Le problème, en l'espèce, ou plutôt dans ces espèces, est que le raisonnement de la Cour est parasité par la qualité des requérants. Le juge européen est arrivé ainsi à deux conclusions diamétralement opposées, fonction du plaignant. Dans l'affaire de l'Église mormone, la Cour relève que les juridictions allemandes ont procédé à une mise en balance circonstanciée et approfondie des intérêts en jeu. Elles ont jugé que le licenciement s'analysait en une mesure nécessaire visant à la préservation de la crédibilité de l'Église mormone, compte tenu notamment de la nature du poste qu'occupait le salarié. Le fait que, après une mise en balance minutieuse (comprendre un contrôle juridictionnel parfaitement satisfaisant), les tribunaux allemands ont accordé plus de poids aux intérêts de l'Église mormone qu'à ceux de son salarié ne saurait en soi soulever un problème au regard de la Convention. Les conclusions des juridictions du travail, selon lesquelles le salarié n'a pas été soumis à des obligations inacceptables, ne paraissent pas déraisonnables. En effet, pour avoir grandi au sein de l'Église mormone, il était, ou devait être, conscient, lors de la signature du contrat de travail, de l'importance que revêtait la fidélité maritale pour son employeur et de l'incompatibilité de sa relation extraconjugale avec les obligations de loyauté accrues qu'il avait contractées envers l'Église en tant que directeur pour l'Europe au département des relations publiques.

En ce qui concerne l'organiste, en revanche, la Cour observe que la cour d'appel du travail s'est bornée à expliquer que, si ses fonctions ne figuraient pas parmi celles de la catégorie d'employés qui, en cas de comportement répréhensible grave, doivent être renvoyés - c'est-à-dire ceux qui exercent des fonctions de conseil ou de direction ou qui travaillent à la catéchèse -, elles étaient néanmoins si proches de la mission de proclamation de l'Église catholique que la paroisse ne pouvait pas continuer à l'employer sans perdre toute crédibilité. Les juridictions allemandes n'ont fait aucune mention de la vie de famille de l'intéressé (séparé de sa femme depuis plusieurs années) ni de la protection juridique dont celle-ci bénéficiait. Les intérêts de l'Église employeur ont ainsi été mis en balance non pas avec le droit de l'intéressé au respect de sa vie privée et familiale, mais uniquement avec son intérêt d'être maintenu dans son emploi. Enfin, si le salarié a accepté un devoir de loyauté envers l'Église catholique qui limitait jusqu'à un certain degré son droit au respect de sa vie privée, on ne saurait interpréter sa signature de ce contrat comme un engagement personnel sans équivoque de vivre dans l'abstinence en cas de séparation ou de divorce. Pour toutes ces raisons, il est jugé que les juridictions du travail n'ont pas mis en balance les droits du salarié et ceux de l'Église employeur d'une manière conforme à la Convention et l'État allemand est donc sanctionné pour violation de l'article 8 de la Convention.

De fait, s'il nous fallait retirer un seul enseignement de cette étude casuelle, celui-ci serait certainement la réaffirmation du principe conventionnel selon lequel un employeur dont l'éthique est fondée sur la religion ou sur une croyance philosophique peut imposer à ses employés des obligations de loyauté spécifiques (V. dir. 78/2000/CE, art. 4 et, pour une illustration récente, CEDH 20 oct. 2009, n° 39128/05, AJDA 2010. 215, note Lafaille ). Principe d'autonomie de suite tempéré, cependant, par le juge strasbourgeois qui affirme qu'une décision de licenciement fondée sur un manquement à une telle obligation ne peut pas être soumise uniquement à un contrôle judiciaire restreint « sans que soit prise en compte la nature du poste de l'intéressé et sans qu'il soit procédé à une mise en balance effective des intérêts en jeu à l'aune du principe de proportionnalité » (req. n° 1620/03, § 69).

Finalement, une manière comme une autre de valider a posteriori le travail du juge français, lui qui concluait, voilà vingt ans, dans une affaire dans laquelle un sacristain avait été licencié pour homosexualité, que s'il est vrai que, dans certaines entreprises à tendance idéologique, l'employeur est en droit d'exiger de ceux de ses salariés chargés par lui d'une mission spirituelle un mode de vie et de pensée conformes à leurs finalités, tel n'est pas le cas d'un aide-sacristain salarié d'une association catholique, qui n'a pas de contact direct avec les fidèles et ne peut exercer sur eux aucune influence réelle par son rôle de servant de messe et de cérémoniaire (Paris, 29 janv. 1992, D. 1992. IR 125 ; Soc. 17 avr. 1991, D. 1991. IR 140 ; et pour l'arrêt initial cassé, Paris, 30 mars 1990, D. 1990. Jur. 596, note Villacèque ). D'un point de vue juridique, la solution est aisément compréhensible. D'un point de vue moral, en revanche… Elle revient en effet, à donner, pour des agissements identiques, un blanc seing à certains et un coup de règle sur les doigts des autres.

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Document 4. Cass. civ. 3e, 8 juin 2006, pourvoi n°05-14.774

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 18 janvier 2005), que les époux X..., propriétaires d'un appartement, ont fait assigner le syndicat des copropriétaires Les Jardins de Gorbella à Nice en annulation de la résolution de l'assemblée générale en vertu de laquelle le syndic de copropriété les avait assignés en référé afin que soit retirée la construction qu'ils avaient édifiée en végétaux sur leur balcon pour une semaine à l'occasion de la fête juive des cabanes;

Sur le premier moyen (…)

Sur les deuxième et troisième moyens, réunis :

Attendu que les époux X... font grief à l'arrêt de les débouter de leur demande, alors, selon le moyen :

1 / que le règlement de copropriété ne peut imposer aucune restriction aux droits des copropriétaires en dehors de celles qui seraient justifiées par la destination de l'immeuble telle qu'elle est définie aux actes, par ses caractères ou sa situation ; que les époux X... faisaient valoir que l'immeuble dans lequel ils étaient propriétaires d'un appartement étant à usage d'habitation, l'édification sur leur balcon, pendant une semaine, d'une cabane précaire et temporaire leur permettant de respecter les prescriptions de la religion juive, sans créer de nuisances ou de risques pour les autres copropriétaires, était conforme à la destination de l'immeuble ce dont il résultait que la résolution de l'assemblée générale des copropriétaires mandatant le syndic pour agir en justice afin d'obtenir l'enlèvement de cette cabane devait être annulée comme restreignant leur droit d'exercice d'un culte sans être justifiée par la destination de l'immeuble ; qu'en jugeant que l'assemblée générale des copropriétaires était en droit d'adopter la résolution litigieuse au seul motif que les époux X... avaient méconnu le règlement de copropriété, sans rechercher, comme il le lui était demandé, en quoi la restriction ainsi imposée aux droits d'un copropriétaire était justifiée par la destination de l'immeuble, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 8, alinéa 2, de la loi du 10 juillet 1965 ;

2 / que les clauses d'un règlement de copropriété ne peuvent avoir pour effet de priver un copropriétaire de la liberté d'exercice de son culte, en l'absence de toute nuisance pour les autres copropriétaires ; qu'en refusant à des copropriétaires le droit d'exercer leur culte par l'édification sur leur balcon, pendant une semaine, d'une cabane précaire et temporaire, au seul motif que cette construction serait contraire aux dispositions du règlement de copropriété, la cour d'appel a violé les articles 9 du Code civil et 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ;

3 / qu'ils avaient fait valoir que la résolution de l'assemblée générale des copropriétaires mandatant le syndic pour agir en justice afin d'obtenir l'enlèvement de la cabane édifiée temporairement pour l'exercice de leur culte avait été adoptée à partir d'un rappel tronqué du règlement de copropriété et dans le seul but de leur nuire ; qu'en s'abstenant de rechercher si l'adoption de cette résolution ne constituait pas un abus de droit, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 8 de la loi du 10 juillet 1965 ;

Mais attendu, d'une part, que n'ayant pas soutenu devant les juges du fond que le règlement de copropriété ne pouvait imposer aucune restriction aux droits des copropriétaires en dehors de celles qui seraient justifiées par la destination de l'immeuble, le moyen est nouveau, mélangé de fait et de droit ;

Attendu, d'autre part, qu'ayant retenu à bon droit que la liberté religieuse, pour fondamentale qu'elle soit, ne pouvait avoir pour effet de rendre licites les violations des dispositions d'un règlement de copropriété et relevé que la cabane faisait partie des ouvrages prohibés par ce règlement et portait atteinte à l'harmonie générale de l'immeuble puisqu'elle était visible de la rue, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, en a exactement déduit que l'assemblée générale était fondée à mandater son syndic pour agir en justice en vue de l'enlèvement de ces objets ou constructions ;

D'où il suit que le moyen, pour partie irrecevable, n'est pas fondé pour le surplus ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi

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Document 5. Cass. civ. 3e, 18 décembre 2002, pourvoi n°01-00519

Sur le premier moyen :

Vu l'article 1134 du Code civil, ensemble les articles 9-1 et 9-2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 6 a et c de la loi du 6 juillet 1989 ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 27 octobre 2000), rendu en matière de référé, que la Société d'investissement et de gestion de la Caisse centrale de réassurance (SIG de CCR) propriétaire d'une résidence avec trois bâtiments composés d'appartements donnés à bail, a, après avoir avisé les locataires, installé une clôture des lieux, fermant une entrée jusqu'alors restée libre, par un système électrique, avec ouverture par digicode le jour et fermeture totale la nuit, l'accès aux immeubles étant limité à l'autre entrée comportant déjà une ouverture par digicode ou carte magnétique ; que des preneurs ayant fait connaître à la bailleresse que pour des motifs religieux ils ne pouvaient utiliser pendant le sabbat et les fêtes ces systèmes de fermeture, l'ont assignée aux fins de la faire condamner à poser une serrure mécanique à l'entrée de la résidence et à leur remettre des clés pour y accéder ainsi qu'au sas de leur immeuble, équipé lui aussi d'un digicode, avec une serrure mécanique inutilisée ;

Attendu que pour accueillir la demande, l'arrêt retient qu'au regard de la liberté de culte garantie par la Constitution et des textes supranationaux, le fait pour la bailleresse de refuser l'installation, au moins pour l'un des accès à la résidence d'une serrure mécanique en plus du système électrique et de remettre des clés aux résidents qui en font la demande, leur cause un trouble manifestement illicite ; que les conventions doivent être exécutées de bonne foi, la pose d'une serrure supplémentaire et la confection de clés n'altérant pas l'équilibre du contrat ;

Qu'en statuant ainsi, alors que les pratiques dictées par les convictions religieuses des preneurs n'entrent pas, sauf convention expresse, dans le champ contractuel du bail et ne font naître à la charge du bailleur aucune obligation spécifique, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le second moyen :

CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 27 octobre 2000, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Versailles ;

Condamne les défendeurs aux dépens

Document 6. CEDH 15 janv. 2013, Eweida et autres c/ Royaume-Uni, req. no 48420/10, 59842/10

Le droit de manifester sa religion sur le lieu de travail est protégé mais doit être mis en balance avec les droits d’autrui

Dans son arrêt de chambre, non définitif, rendu ce jour dans l’affaire Eweida et autres c. Royaume-Uni (requêtes nos 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10), la Cour européenne des droits de l’homme conclut :par cinq voix contre deux, à la violation de l’article 9 (liberté de religion) de la Convention européenne des droits de l’homme dans le chef de Mme Eweida ;à l’unanimité, à la non-violation de l’article 9 de la Convention européenne, pris isolément ou combiné avec l’article 14 (interdiction de la discrimination), dans le chef de Mme Chaplin et de M. McFarlane ; et par cinq voix contre deux, à la non-violation de l’article 14 combiné avec l’article 9 en ce qui concerne Mme Ladele.

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Principaux faits

Les requérants, Nadia Eweida, Shirley Chaplin, Lilian Ladele et Gary Mc Farlane sont des ressortissants britanniques nés en 1951, 1955, 1960 et 1961 respectivement. Ils résident respectivement à Twickenham, Exeter, Londres et Bristol.

Mme Chaplin et Mme Eweida�.

Pour les deux requérantes, le port visible d’une croix était un élément important de la manifestation de leur foi.

En 1999, Mme Eweida fut recrutée à temps partiel par British Airways en qualité d’agent d’escale. Dans ce cadre, elle devait porter un uniforme. L’uniforme féminin de la British Airways se compose d’un chemisier à col montant et d’une cravate, et le personnel ne doit pas porter de bijoux visibles. Si un employé doit porter quelque chose de particulier pour des motifs religieux, l’élément en question doit être caché par l’uniforme ou, si ce n’est pas possible, l’employé doit obtenir une autorisation. Jusqu’en mai 2006, Mme Eweida portait une petite croix en argent sur une chaîne passée autour du cou et dissimulée sous son uniforme. Puis, en témoignage de son engagement religieux, elle décida de porter sa croix par-dessus son uniforme. En septembre 2006, elle fut mise à pied, mesure applicable aussi longtemps qu’elle refuserait de respecter le code vestimentaire de l’entreprise. En octobre 2006, elle se vit proposer un poste administratif ne requérant pas le port d’un uniforme ni de contact avec le public, proposition qu’elle refusa. Elle put finalement réintégrer son poste en février 2007, la politique de l’entreprise ayant changé et autorisant désormais le port visible de symboles religieux ou caritatifs, dont la croix et l’étoile de David.

Mme Chaplin fut employée en tant qu’infirmière qualifiée au Royal Devon and Exeter NHS Foundation Trust d’avril 1989 à juillet 2010. Au moment des faits litigieux, elle travaillait au service de gériatrie. En juin 2007, l’hôpital adopta un nouvel uniforme à col en V. Les supérieurs de Mme Chaplin lui demandèrent alors de retirer la croix qu’elle portait au cou. L’intéressée sollicita l’autorisation de continuer à porter sa croix mais se vit refuser cette autorisation au motif que ce bijou pouvait être source de lésions si un patient tirait dessus ou s’il venait par exemple à entrer en contact avec une blessure ouverte. En novembre 2009, elle fut transférée sur un poste temporaire sans contact avec les patients qui ne fut pas prolongé en juillet 2010.

Les deux requérantes saisirent le tribunal du travail, alléguant en particulier avoir subi une discrimination fondée sur leurs convictions religieuses. Mme Eweida fut déboutée, le tribunal estimant que le port visible d’une croix n’était pas une obligation que lui imposait la religion chrétienne mais un choix personnel, et qu’elle n’avait pas démontré que la politique de British Airways en matière d’uniforme était défavorable aux chrétiens en général. La requérante contesta cette décision devant la Court of Appeal, qui la débouta également de son appel, et devant la Supreme Court, qui lui refusa en mai 2010 l’autorisation de la saisir. Pour sa part, Mme Chaplin fut également déboutée en mai 2010, le tribunal jugeant que la position de l’hôpital reposait sur des considérations de santé et de sécurité, et que rien n’indiquait que qui que ce fût d’autre que la requérante eût subi le moindre préjudice. En outre Mme Chaplin fut avertie que, compte tenu de la décision rendue par la Court of Appeal dans l’affaire de Mme Eweida, un appel dans son affaire était voué à l’échec.

Mme Ladele et M. McFarlane

Mme Ladele et M. Mc Farlane sont des chrétiens qui estiment que les relations homosexuelles sont contraires à la loi divine et que tout acte impliquant une reconnaissance de l’homosexualité est incompatible avec leurs convictions.

Mme Ladele fut officier d’état civil au Borough londonien d’Islington de 1992 à 2009. Lorsque la loi sur le partenariat civil entra en vigueur au Royaume-Uni en décembre 2005, elle fut informée par son employeur qu’elle devrait célébrer des cérémonies de partenariat civil entre couples homosexuels. En mai 2007, elle fit l’objet d’une procédure disciplinaire pour avoir refusé de signer l’avenant modifiant en conséquence son contrat de travail. A l’issue de cette procédure, il fut conclu que si elle refusait de célébrer les cérémonies de

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partenariat civil, elle contreviendrait à la politique de respect de l’égalité et de la diversité du Conseil d’Islington et serait en conséquence licenciée.

M. Mc Farlane fut employé en qualité de conseiller à Relate2 de mai 2003 à mars 2008. En 2007, il entama une formation en vue de l’obtention d’un diplôme de troisième cycle en psychosexothérapie, discipline qui étudie en particulier les dysfonctionnements sexuels et vise à améliorer l’activité sexuelle du couple en développant la relation globale des partenaires. Fin 2007, les supérieurs et les collègues de M. McFarlane exprimèrent la crainte que les convictions religieuses de celui-ci ne soient en conflit avec son travail auprès des couples homosexuels. En janvier 2008, l’intéressé fit l’objet d’une enquête disciplinaire. En mars 2008, il fut licencié sans préavis pour faute grave au motif qu’il avait déclaré, sans avoir l’intention de se tenir à cet engagement, qu’il respecterait les politiques de Relate en matière d’égalité des chances et prodiguerait des conseils aux couples homosexuels. Il contesta en vain cette décision.

Les deux requérants saisirent le tribunal du travail, alléguant avoir subi une discrimination fondée sur leurs convictions religieuses. M. Mc Farlane se plaignit en outre d’un licenciement abusif. L’un et l’autre furent déboutés en appel au motif que leurs employeurs étaient fondés non seulement à exiger d’eux qu’ils s’acquittent de leurs fonctions mais aussi à refuser d’admettre des opinions allant à l’encontre de leurs principes fondamentaux déclarés, et ce à plus forte raison lorsque lesdits principes découlaient de la loi, notamment du règlement d’application de 2007 de la loi sur l’égalité (orientation sexuelle). Finalement, en mars 2010, Mme Ladele se vit refuser l’autorisation de se pourvoir devant la Supreme Court et, en avril 2010, M. McFarlane se vit refuser l’autorisation de saisir à nouveau le tribunal du travail au motif qu’une telle action ne présentait pas de perspective réaliste de succès, son affaire ne pouvant raisonnablement pas être considérée comme différente de celle de Mme Ladele.

(…)

Décision de la Cour

La Cour souligne l’importance de la liberté de religion, élément essentiel de l’identité des croyants et fondement – parmi d’autres – des sociétés démocratiques pluralistes. La liberté de religion garantie par l’article 9 de la Convention implique la liberté de manifester sa religion, y compris sur le lieu de travail. Toutefois, lorsque la pratique religieuse d’un individu empiète sur les droits d’autrui, elle peut faire l’objet de restrictions. Il appartient au premier chef aux autorités des Etats contractants de déterminer les mesures qu’elles estiment nécessaires. Pour sa part, la Cour a pour tâche de vérifier si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et si elles ménagent un juste équilibre entre les divers droits et intérêts en présence.

Mme Eweida et Mme Chaplin

La Cour estime qu’il y a eu une ingérence dans le droit des requérantes de manifester leur religion car elles n’ont pas pu porter une croix de manière visible sur leur lieu de travail.

En ce qui concerne Mme Eweida, qui travaillait pour un employeur privé et qui ne pouvait donc pas imputer cette ingérence directement à l’Etat, la Cour a dû rechercher si le droit de l’intéressée de manifester librement sa religion était suffisamment protégé par l’ordre juridique interne. A l’instar de bon nombre d’Etats contractants, le Royaume-Uni ne prévoit aucune disposition juridique réglementant spécifiquement le port de vêtements et de signes religieux sur le lieu de travail. Toutefois, il est clair que les tribunaux internes se sont livrés à un examen approfondi de la légitimité du code vestimentaire de British Airways et de la proportionnalité des mesures prises par cette société. En conséquence, l’absence en droit anglais de disposition protégeant expressément le port de vêtements ou de symboles religieux sur le lieu de travail n’emporte pas en soi violation du droit de l’intéressée de manifester sa religion. Cela étant, la Cour conclut que les autorités n’ont pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le désir de la requérante de manifester sa foi et de pouvoir la communiquer à autrui et, d’autre part, le souhait de son employeur de véhiculer une certaine image de marque (quelle que soit par ailleurs la légitimité de cet objectif). D’ailleurs, avant la requérante, d’autres employés de British Airways avaient été autorisés à porter des vêtements religieux tels

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que le turban ou le hijab sans aucun effet négatif sur l’image de marque et la réputation de cette société. En outre, le fait que celle-ci ait modifié son code vestimentaire pour autoriser le port visible de bijoux religieux montre que l’interdiction antérieurement applicable n’était pas d’une importance cruciale. En conséquence, les autorités internes n’ont pas suffisamment protégé le droit de Mme Eweida de manifester sa religion, au mépris de l’article 9. La Cour n’estime pas nécessaire d’examiner séparément le grief soulevé par la requérante sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 9.

En revanche, le motif pour lequel Mme Chaplin avait été invitée à renoncer au port de la croix – à savoir la protection de la santé et de la sécurité en milieu hospitalier – était autrement plus grave que celui qui avait été opposé à Mme Eweida. En outre, les responsables d’un hôpital sont mieux placés qu’un tribunal pour prendre des décisions en matière de sécurité clinique, surtout s’il s’agit d’un tribunal international n’ayant pas connaissance des preuves directes. En conséquence, la Cour conclut que l’obligation faite à Mme Chaplin de retirer sa croix n’était pas disproportionnée et que l’ingérence dans le droit de la requérante de manifester sa religion était nécessaire dans une société démocratique. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 9 dans le chef de Mme Chaplin. Par ailleurs, la Cour n’aperçoit aucune raison de conclure à la violation de l’article 14 en ce qui concerne l’intéressée.

Mme Ladele et M. McFarlane

La Cour estime qu’il importe avant tout de tenir compte du fait que les principes appliqués par les employeurs respectifs des requérants – la promotion de l’égalité des chances et l’obligation faite aux employés d’éviter tout comportement discriminatoire à l’égard d’autrui –poursuivaient le but légitime de protéger les droits d’autrui, notamment ceux des couples homosexuels, également garantis par la Convention. En particulier, la Cour a conclu dans de précédentes affaires que toute différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle ne peut se justifier que par des raisons particulièrement solides et que la situation des couples homosexuels est comparable à celle des couples hétérosexuels en ce qui concerne le besoin d’une reconnaissance juridique et la protection de leurs relations.

En conséquence, les autorités disposent d’une ample marge d’appréciation s’agissant de l’équilibre à ménager entre le droit des employeurs de garantir les droits d’autrui et le droit des requérants de manifester leur religion. Estimant qu’un juste équilibre a été ménagé, la Cour conclut à la non-violation de l’article 14 combiné avec l’article 9 dans le chef de Mme Ladele, et à la non-violation de l’article 9 pris isolément ou combiné avec l’article 14 dans le chef de M. McFarlane.

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit que le Royaume-Uni doit verser à Mme Eweida 2 000 euros (EUR) au titre du dommage moral et 30 000 EUR pour frais et dépens.

Document 7. Cass., ass. plén., 25 juin 2014, no 13-28.369. (aller également sur le site de la Cour de cassation pour consulter le communiqué).

Sur les cinq moyens réunis, pris en leurs diverses branches :

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 27 novembre 2013), rendu sur renvoi après cassation (Soc., 19 mars 2013, n° 11 28.645, Bull. 2013, V, n° 75) que, suivant contrat à durée indéterminée du 1er janvier 1997, lequel faisait suite à un emploi solidarité du 6 décembre 1991 au 6 juin 1992 et à un contrat de qualification du 1er décembre 1993 au 30 novembre 1995, Mme X..., épouse Y... a été engagée en qualité d’éducatrice de jeunes enfants exerçant les fonctions de directrice adjointe de la crèche et halte garderie gérée par l’association Baby Loup ; qu’en mai 2003, elle a bénéficié d’un congé de maternité suivi d’un congé parental jusqu’au 8 décembre 2008 ; qu’elle a été convoquée par lettre du 9 décembre 2008 à un entretien préalable en vue de son éventuel licenciement, avec mise à pied à titre conservatoire, et licenciée le 19 décembre 2008 pour faute grave, pour avoir contrevenu aux dispositions du règlement intérieur de l’association en portant un voile islamique et en raison de son comportement après cette mise à pied ; que, s’estimant victime d’une

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discrimination au regard de ses convictions religieuses, Mme X..., épouse Y... a saisi la juridiction prud’homale le 9 février 2009 en nullité de son licenciement et en paiement de diverses sommes ;

Attendu que Mme X..., épouse Y... fait grief à l’arrêt de rejeter ses demandes, alors, selon le moyen :

1°/ que l’entreprise de tendance ou de conviction suppose une adhésion militante à une éthique philosophique ou religieuse et a pour objet de défendre ou de promouvoir cette éthique ; que ne constitue pas une entreprise de tendance ou de conviction une association qui, assurant une mission d’intérêt général, se fixe pour objectifs dans ses statuts « de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’oeuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes (…) sans distinction d’opinion politique et confessionnelle » ; qu’en se fondant sur les missions statutairement définies pour qualifier l’association Baby Loup d’entreprise de conviction cependant que son objet statutaire n’exprime aucune adhésion à une doctrine philosophique ou religieuse, la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 4 § 2 de la directive 78 /2000/CE du 27 novembre 2000 ;

2°/ que les convictions ou tendances d’une entreprise procèdent d’un choix philosophique, idéologique ou religieux et non de la nécessité de respecter des normes juridiques ou des contraintes attachées à la nature des activités de l’entreprise ; que la nécessité prétendue de protéger la liberté de conscience, de pensée et de religion de l’enfant déduite de la Convention de New York ou celle de respecter la pluralité des options religieuses des femmes au profit desquelles est mise en oeuvre une insertion sociale et professionnelle dans un environnement multiconfessionnel ne sont pas constitutivement liées à une entreprise de conviction ; qu’en se fondant sur cette « nécessité » pour qualifier l’association Baby Loup d’entreprise de conviction en mesure d’exiger la neutralité de ses employés, la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et l’article 4 § 2 précité de la directive 78 /2000/CE du 27 novembre 2000 ; 3°/ que l’article 14 de la Convention relative aux droits de l’enfant –qui n’est pas au demeurant d’application directe– n’emporte aucune obligation qu’une entreprise recevant de petits enfants ou dédiée à la petite enfance soit obligée d’imposer à son personnel une obligation de neutralité ou de laïcité ; que la cour d’appel a violé ledit texte par fausse application, outre les textes précités ; 4°/ qu’en tant que mode d’organisation de l’entreprise destiné à « transcender le multiculturalisme » des personnes à qui elle s’adresse, la neutralité n’exprime et n’impose aux salariés l’adhésion à aucun choix politique, philosophique ou idéologique seul apte à emporter la qualification d’entreprise de tendance ou de conviction ; que la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et l’article 4 § 2 de la directive 78/2000/CE du 27 novembre 2000 ; 5°/ que la laïcité, principe constitutionnel d’organisation de l’Etat, fondateur de la République, qui, à ce titre, s’impose dans la sphère sociale ne saurait fonder une éthique philosophique dont une entreprise pourrait se prévaloir pour imposer à son personnel, de façon générale et absolue, un principe de neutralité et une interdiction de porter tout signe ostentatoire de religion ; que la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble les articles 9 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 1er de la Constitution ; 6°/ qu’une entreprise ne peut s’ériger en « entreprise de conviction » pour appliquer des principes de neutralité –ou de laïcité– qui ne sont applicables qu’à l’Etat ; que ni le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution, ni le principe de neutralité consacré par le Conseil constitutionnel au nombre des principes fondamentaux du service public, ne sont applicables aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ; qu’ils ne peuvent dès lors être invoqués pour les priver de la protection que leur assurent les dispositions du code du travail ; qu’il résulte des articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché ; qu’en retenant que l’association Baby Loup pouvait imposer une obligation de neutralité à son personnel dans l’exercice de ses tâches, emportant notamment interdiction de porter tout signe ostentatoire de religion aux motifs de la nécessité de protéger la liberté de pensée, de

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conscience et de religion à construire pour chaque enfant ainsi que la pluralité des options religieuses des femmes au profit desquelles est mise en oeuvre une insertion sociale et professionnelle aux métiers de la petite enfance, et que l’entreprise assure une mission d’intérêt général subventionnée par des fonds publics, la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et les articles 1 à 4 de la directive 78/2000/CE du 27 novembre 2000 ; 7°/ que des restrictions à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peuvent être créées que par la loi nationale au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ; que cette loi nationale doit elle même, au sens de cette jurisprudence respecter l’ordre interne de création des normes ; qu’il en résulte que la création d’un type d’entreprise de conviction fondée sur le seul principe de neutralité ne peut résulter que de la loi au sens organique du terme ; que la cour d’appel a violé les articles 34 de la Constitution, 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, 9 § 2 de la Convention des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 et 14 de la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989, L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, 1 à 4 de la directive 78/2000/CE du 27 novembre 2000, 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et a excédé ses pouvoirs ; 8°/ qu’une mesure ou une différence de traitement fondée notamment sur les convictions religieuses peut ne pas être discriminatoire si elle répond à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée ; qu’en énonçant que les restrictions prévues au règlement intérieur « répondent aussi dans le cas particulier à l’exigence professionnelle essentielle et déterminante de respecter et protéger la conscience en éveil des enfants », la cour d’appel, qui a confondu exigence professionnelle essentielle et déterminante, et objectif légitime, a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1133 1 et L. 1132 1 du code du travail, 1 à 4 de la directive 78/2000/CE du 27 novembre 2000, 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ; 9°/ que l’arrêt attaqué, qui n’a pas constaté ni caractérisé, au vu des éléments particuliers et concrets de l’espèce (tâches dévolues à Mme Y... personnellement dans son emploi, âge des enfants, absence de comportement ostentatoire ou prosélyte de Mme Y...) l’incompatibilité du port de son voile islamique avec l’engagement et l’emploi de Mme Y..., a privé sa décision de toute base légale au regard des articles L 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble les articles 9 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 1 à 4 de la directive 78/2000/CE du 27 novembre 2000, 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ; 10°/ qu’à supposer que l’employeur eût été en l’espèce une entreprise de conviction au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et définie par la directive communautaire 78/2000/CE du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, en l’absence de dispositions particulières en droit interne, de telles entreprises sont soumises, comme tout employeur de droit privé, aux dispositions des articles L. 1121 1, L. 1132 1 et L. 1321 3 du code du travail dont il résulte que les restrictions aux libertés fondamentales des salariés, dont la liberté religieuse, doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché ; qu’en retenant qu’une personne morale de droit privé, constituant une entreprise de conviction au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, peut se doter d’un règlement intérieur prévoyant une obligation générale de neutralité du personnel dans l’exercice de ses tâches emportant notamment interdiction de tout signe ostentatoire de religion, la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble l’article 4 § 2 de la directive communautaire 78/2000/CE du 27 novembre 2000, 9 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ; 11°/ que la qualification d’entreprise de conviction –ou de tendance– si elle autorise exceptionnellement le licenciement d’un salarié à raison d’une conviction ou de la manifestation d’une conviction contraire ou devenue contraire à celle de son employeur, c’est à dire pour un motif a priori discriminatoire ou interdit, n’autorise pas que le comportement ainsi allégué comme motif de rupture puisse être imputé à faute au salarié ; qu’en validant un licenciement prononcé pour faute grave, la cour d’appel a violé les textes précités outre les articles L. 1234 1, L. 1234 5 et L. 1234 9 du code du travail ;

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12°/ que l’inscription éventuelle, dans le règlement intérieur d’une entreprise de tendance ou de conviction, de la nécessité pour les salariés de s’y conformer, ne peut avoir pour effet de constituer en faute le salarié dont la conviction viendrait à changer ; que la cour d’appel a encore violé l’ensemble des textes précités ; 13°/ qu’ en toute hypothèse, aux termes de l’article 4 § 2 de la directive précitée du 27 novembre 2000, le régime dérogatoire prévu pour les entreprises de tendance s’applique « aux activités professionnelles d’églises » et « aux autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions » lorsque « par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation » ; que cette disposition instaure une clause de standstill qui exige que les dispositions spécifiques aux entreprises de tendance, autorisant une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions d’une personne, résultent de la « législation nationale en vigueur à la date d’adoption de la présente directive » ou d’une « législation future reprenant des pratiques nationales existant à la date d’adoption de la présente directive » ; que cette clause interdit pour l’avenir l’adoption de normes réduisant le niveau de protection des droits reconnus aux salariés par l’ordonnancement juridique de l’Etat membre ; qu’en retenant qu’une personne morale de droit privé, constituant une entreprise de conviction au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, peut se doter d’un règlement intérieur prévoyant une obligation générale de neutralité du personnel dans l’exercice de ses tâches emportant notamment interdiction de tout signe ostentatoire de religion, et licencie pour faute un salarié au seul motif du port d’un signe religieux, la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail, ensemble l’article 4 § 2 de la directive communautaire 78/2000/CE du 27 novembre 2000, 9 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ; 14°/ que le règlement intérieur fût ce dans une entreprise dite de tendance ou de conviction ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir, ne répondraient pas à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et ne seraient pas proportionnées au but recherché ; que l’article II A) du règlement intérieur de l’association Baby Loup, figurant au titre des « règles générales et permanentes relatives à la discipline au sein de l’association » applicables à l’ensemble du personnel, est ainsi rédigé : « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby Loup, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche » ; qu’en ce qu’elle soumet l’ensemble du personnel à un principe de laïcité et de neutralité, applicable à l’ensemble de ses activités, sans préciser les obligations qu’elle impliquerait, en fonction des tâches à accomplir, cette disposition, générale et imprécise, est illicite et porte une atteinte disproportionnée aux libertés des salariés ; qu’en décidant le contraire, la cour d’appel a violé les articles L. 1121 1, L. 1321 3 et L. 1132 1, du code du travail, ensemble les articles 9 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; 15°/ que la clause du règlement intérieur de 1990 selon laquelle « le personnel doit respecter et garder la neutralité d’opinion politique et confessionnelle au regard du public accueilli tel que mentionné dans les statuts » est entachée du même vice de généralité et contraire aux textes précités que la cour d’appel a derechef violés ; 16°/ qu’en estimant, sous couvert d’interprétation, que la disposition précitée de l’article II A) du règlement intérieur de l’association Baby Loup est d’application limitée « aux activités d’éveil et d’accompagnement des enfants à l’intérieur et à l’extérieur des locaux professionnels » et « exclut les activités sans contact avec les enfants, notamment celles destinées à l’insertion sociale et professionnelle des femmes du quartier qui se déroulent hors la présence des enfants confiés à la crèche », la cour d’appel, qui en a dénaturé les termes et la portée, a violé l’article 1134 du code civil ; 17°/ que le licenciement, prononcé en violation d’une liberté ou d’un droit fondamental ou pour un motif discriminatoire, est nul, sans qu’il y ait lieu d’examiner les autres griefs visés à la lettre de licenciement ; que le licenciement intervenu en l’espèce à raison du refus de la salariée d’ôter un signe d’appartenance religieuse est nul, de sorte qu’en se fondant sur les autres griefs invoqués dans la lettre de licenciement pour justifier le licenciement, la cour d’appel a violé les articles L. 1132 4 L. 1121 1, L. 1132 1, L. 1133 1 et L. 1321 3 du code du travail ; 18°/ que le refus du salarié de se soumettre à une mise à pied conservatoire injustifiée ne peut justifier le licenciement ; qu’en l’absence de faute grave susceptible d’être reprochée à Mme Y... pour avoir refusé de

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quitter son voile, la mise à pied conservatoire n’était pas justifiée ; qu’en se fondant dès lors sur le fait que Mme Y... était demeurée sur son lieu de travail malgré la mise à pied qui lui avait été signifiée pour justifier le licenciement pour faute grave, la cour d’appel a violé les articles L. 1234 1, L. 1331 1, L. 1234 9, L. 1232 1 du code du travail ; 19°/ que n’est pas fautif le comportement du salarié qui n’est que l’expression du refus par celui ci de se conformer à une décision illicite de l’employeur ; que l’ensemble des autres griefs reprochés à Mme Y... n’ayant été que l’expression, aussi vive soit elle, de son refus de se conformer à l’ordre illicite qui lui avait été donné de quitter son voile, la cour d’appel ne pouvait y puiser la justification de son licenciement pour faute grave sans violer les articles L. 1234 1, L. 1331 1, L. 1234 9, L. 1232 1 du code du travail ; 20°/ que, lorsque sont invoqués plusieurs griefs de licenciement dont l’un d’eux est susceptible d’entraîner la nullité de ce licenciement, le juge est tenu d’examiner ce grief au préalable, et de prononcer la nullité du licenciement, sans pouvoir s’en dispenser au prétexte que les autres griefs invoqués seraient à eux seuls constitutifs de faute grave ; qu’en s’abstenant de rechercher, comme elle y était expressément invitée, si le refus de la salariée d’ôter son voile islamique pouvait, s’agissant de l’exercice d’une liberté et de l’expression de convictions personnelles licites, être sanctionné disciplinairement et caractériser une faute et donc de s’interroger sur la nullité du licenciement, la cour d’appel a méconnu l’étendue de son office et violé les articles 4 du code civil, L. 1234 1, L. 1331 1, L. 1234 9, L. 1232 1 du code du travail ; 21°/ que ne caractérise pas une faute grave privative des indemnités de licenciement le seul fait de « se maintenir sur les lieux du travail » après notification d’un ordre d’enlever un signe religieux qui, à le supposer « licite » n’en était pas moins de nature à affecter la salariée dans ses convictions, et sans que ce « maintien dans les lieux » ait affecté le fonctionnement de l’entreprise, aucun trouble à ce fonctionnement n’étant caractérisé par l’arrêt attaqué ; que la cour d’appel a violé les articles L. 1234 1, L. 1234 9, L. 1232 1, L. 1331 1 du code du travail ; 22°/ que la lettre de licenciement ne mentionnait aucun fait d’agressivité et encore moins à l’égard des « collègues » de Mme Y... ; que la cour d’appel, en lui imputant ce fait à faute, a violé le cadre du litige et les articles précités du code du travail et 4 du code de procédure civile ;

Mais attendu qu’il résulte de la combinaison des articles L. 1121 1 et L. 1321 3 du code du travail que les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ;

Attendu qu’ayant relevé que le règlement intérieur de l’association Baby Loup, tel qu’amendé en 2003, disposait que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche », la cour d’appel a pu en déduire, appréciant de manière concrète les conditions de fonctionnement d’une association de dimension réduite, employant seulement dix huit salariés, qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leurs parents, que la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché ;

Et attendu que sont erronés, mais surabondants, les motifs de l’arrêt qualifiant l’association Baby Loup d’entreprise de conviction, dès lors que cette association avait pour objet, non de promouvoir et de défendre des convictions religieuses, politiques ou philosophiques, mais, aux termes de ses statuts, « de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes (…) sans distinction d’opinion politique et confessionnelle » ;

Attendu, enfin, que la cour d’appel a pu retenir que le licenciement pour faute grave de Mme X..., épouse Y... était justifié par son refus d’accéder aux demandes licites de son employeur de s’abstenir de porter son voile et par les insubordinations répétées et caractérisées décrites dans la lettre de licenciement et rendant impossible la poursuite du contrat de travail ;

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D’où il suit que le moyen, inopérant en sa treizième branche, qui manque en fait en ses dix septième à vingt-deuxième branches et ne peut être accueilli en ses sept premières branches et en ses dixième, onzième et douzième branches, n’est pas fondé pour le surplus ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi

Document 8. CJUE, gr. ch., 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, n° C-188/15 et Samira Achbita c/ G4S Secure Solutions, aff. C-157/15 (à aller chercher sur le site de la CJUE), Dalloz étudiant, 21 mars 2017, obs. B.G et 28 mars 2017, obs. D. Mazeaud

→→→→« Pas de voile la prochaine fois !», Dalloz étudiant, 21 mars 2017, obs. B.G.

La volonté́ d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de la directive 2000/78/CE.

L’exigence de ce client d’une société de conseil est on ne peut plus claire : l’ingénieure d’étude dépêchée auprès d’elle par cette dernière ne doit plus, à l’avenir, porter son foulard islamique. Devant le refus de la salariée de se découvrir, l’employeur peut-il procéder à son licenciement sans commettre de discrimination pour motif religieux ?

La décision de la CJUE, saisie sur question préjudicielle par la Cour de cassation, était attendue. Au sens premier du terme, par la salariée d’abord… Celle-ci se trouve licenciée pour faute grave en juin 2009, devant son refus de se plier au « principe de nécessaire neutralité » qui lui a été signifié lors de son embauche. Après avoir introduit un recours devant le conseil de prud’hommes en septembre de la même année, la salariée se trouve déboutée partiellement en 2011. Si la faute grave n’est pas retenue, le licenciement est dit justifié. Le jugement se trouvant confirmé en appel deux ans plus tard, la salariée forme un pourvoi devant la Cour de cassation. Il faut attendre le mois d’avril 2015 pour que la Haute juridiction saisisse la CJUE d’une question préjudicielle (Soc. 9 avr. 2015, n° 13-19.855). Cette dernière se prononce donc environ huit ans après le licenciement, et il appartiendra encore à la Cour de cassation de rendre sa décision.

Sur le fond, la question préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000. Ce texte permet aux états membres d’apporter une exception aux règles anti-discrimination, dès lors qu’en raison de la nature d’une activité́ professionnelle ou des conditions de son exercice, une caractéristique lié à l’un des motifs considérés par la directive comme discriminatoires constitue une « exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée ». La même exception se trouve prévue par les directives 2000/43/CE et 2006/54/CE à propos respectivement des discriminations raciales et sexistes. Formulés en des termes généraux, ces exceptions se comprennent bien dans certaines situations. C’est ainsi que le Code du travail dispose que l’appartenance à l’un ou l’autre sexe peut constituer une condition déterminante pour les emplois d’artistes, mannequins et modèles (C. trav., R. 1142-1). Mais le législateur français n’a pas souhaité établir de liste exhaustive. L’article L. 1133-1 du Code du travail issu de la loi du 27 mai 2008, transpose l’exception dans des termes tout aussi généraux que ceux des directives.

En l’espèce, la question est donc de savoir si les souhaits de la clientèle peuvent constituer, ou non, une « exigence essentielle et déterminante » faisant exception à la discrimination pour motif religieux. Pour répondre, la CJUE rappelle que la notion de « religion » figurant à l’article 1er de la directive couvre « tant le forum internum, à savoir le fait d’avoir des convictions, que le forum externum, à savoir la manifestation en public de la foi religieuse ». Elle énonce ensuite que ce n’est que dans des conditions très limitées qu’une caractéristique liée à la religion peut constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante,

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cette notion renvoyant à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Et de préciser que cette notion ne saurait couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client. La Cour de justice de l’Union européenne dit donc pour droit que « la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de cette disposition ».

Cette réponse explicite lie la Cour de cassation. Est-ce à dire que la salariée a toutes les chances de voir son pourvoi accueilli favorablement ? Rien n’est moins sûr, car l’arrêt de la CJUE contient comme une réserve, énoncée également dans un arrêt rendu le même jour dans une affaire concernant la Belgique et liée à la distinction entre discrimination directe et discrimination indirecte (G4S Secure Solutions, n° C-157/15).

Rappelons que la discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d’autres en raison de l’un des motifs discriminatoires. L’exemple type est celui d’un désavantage affectant les salariés employés à temps partiel qui bien souvent sont des femmes et qui peuvent ainsi se trouver discriminer indirectement par rapport aux hommes. Mais la qualification de discrimination indirecte n’est pas acquise par ce simple constat : la disposition, le critère ou la pratique en cause peut encore être justifié par un objectif légitime, dès lors que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires. Cette possibilité de justification n’existe pas pour la discrimination directe. De deux choses l’une, donc : soit la mesure peut être qualifiée de discrimination directe, et la seule possibilité de défense se trouve dans la démonstration d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante pouvant faire exception à la discrimination. Soit la mesure est susceptible de constituer une discrimination indirecte : il est alors possible de la justifier en arguant de la poursuite d’un objectif légitime. Or, il est manifeste que la Cour entend laisser une plus grande souplesse à la justification en matière de discrimination indirecte qu’à l’exception en matière de discrimination directe.

La CJUE estime en effet qu’une politique de neutralité à l’égard des clients peut constituer un objectif légitime, en ce qu’elle se rattache à la liberté d’entreprise, garantie par la Charte des droits fondamentaux. Il est donc possible à une entreprise d’interdire le port d’un vêtement religieux sur ce fondement, alors que le contact avec une clientèle hostile à la manifestation de ses convictions n’impose pas, par lui-même, cette neutralité des salariés. Tout l’enjeu en l’espèce est donc de savoir sur quel terrain l’on se situe : discrimination directe ou discrimination indirecte ? Et c’est là que la Cour de justice réalise un deuxième tour de force : elle admet en effet, dans son arrêt concernant la salariée belge comme dans celui ici rapporté, qu’une disposition d’un règlement intérieur interdisant le port de tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ne constitue pas une discrimination directe car elle traite de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant notamment, de manière générale et indifférenciée, une neutralité́ vestimentaire. Elle ne peut être attaquée que sur le fondement de la discrimination indirecte car elle est susceptible d’affecter plus spécialement certaines personnes en raison de leur religion. Mais dans cette hypothèse, la disposition du règlement intérieur peut se trouver justifiée par la seule poursuite d’une politique de neutralité à l’égard des clients.

La CJUE invite alors le juge français à vérifier si, dans les faits, la décision de licencier la salariée ingénieure d’étude a été prise ou non sur le fondement d’une règle générale imposant la neutralité dans l’entreprise. La Cour de cassation pourrait trouver ici une voie permettant de conforter et même de dépasser sa jurisprudence Baby-loup. Dans l’arrêt d’assemblée plénière du 25 juin 2014 (13-28.369), la Cour de cassation admet qu’un employeur, même hors service public et donc sans que le principe de laïcité ne trouve à s’appliquer, puisse dans certaines circonstances imposer une neutralité à ses salariés. Mais la neutralité n’est vue que comme un moyen pour atteindre une fin légitime (la préservation de l’intérêt des enfants gardés, en l’espèce).

La solution retenue par la CJUE va plus loin : la neutralité n’est plus un moyen, elle devient une fin. Elle laisse ainsi présager de la compatibilité avec le droit de l’union européenne de l’article L. 1321-2-1 du Code

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du travail, issu de la loi travail du 8 août 2016, prévoyant que « le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

Gageons que cette décision fasse l’objet d’importantes critiques, tant sur la conception restrictive de la discrimination directe retenue par la CJUE, que sur la définition des raisons pouvant faire échec à l’établissement d’une discrimination indirecte, en particulier sur le lien tissé entre la liberté d’entreprise et la volonté patronale d’imposer la neutralité dans l’entreprise.

→→→→Le foulard islamique et la liberté d’entreprendre… Dalloz étudiant, 28 mars 2017, obs. D. Mazeaud

Nouvel épisode du foulard islamique… Cette fois-ci, il s’agissait de la question du port de ce fichu en entreprise, donc dans le secteur privé.

On se souvient que le 19 mars 2013, la chambre sociale de la Cour de cassation, dans l’affaire Baby Loup (n° 11-28. 645), avait décidé que le licenciement d’une femme voilée était nul parce qu’il avait été prononcé par son employeur « pour un motif discriminatoire ».

Nul n’a oublié non plus la polémique que cet arrêt avait engendrée. Les partisans d’une laïcité pure et dure s’étaient indignés que les juges du quai de l’horloge aient foulé du pied le principe éponyme, en déniant le droit à une crèche privée le droit d’interdire le port du foulard en son sein. Les tenants d’une laïcité plus flexible s’étaient au contraire félicités que, dans le secteur privé, la liberté religieuse règne et ne fléchisse pas contre un règlement intérieur qui lui porte atteinte. Quoiqu’il en soit, l’Assemblée plénière a ensuite pris le contre-pied de la chambre sociale (25 juin 2014, n° 13-28.369).

Le 14 mars dernier, la CJUE a, dans deux décisions (CJUE, gr. ch., 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, n° C-188/15 et G4S Secure Solutions, n° C-157/15, V. Dalloz Actu Étudiant, 21 mars 2017), exprimé son opinion sur la question du port de signe visible de convictions politiques, philosophique ou religieux, en fait, nul n’est dupe en effet, sur la question du port du foulard islamique au sein d’une entreprise privée. Elle a admis, en substance et en bref, qu’une clause d’un règlement intérieur pouvait interdire le port du foulard islamique dans l’entreprise et imposer donc à tous les salariés, notamment aux salariés musulmans, une neutralité vestimentaire au nom de la liberté d’entreprise, comprise en l’occurrence comme le pouvoir reconnu au chef d’entreprise de mener une politique de neutralité à l’égard de ses clients.

Ces décisions ont déjà fait l’objet d’appréciation diverses et variées. Certains se sont félicités que « la présente jurisprudence de la CJUE constitue un timide effort pour freiner l’instrumentalisation des droits de l’homme au service de l’islamisation de l’Europe », étant entendu que, comme chacun sait, « l’islam conquérant profite de notre culte des droits de l’homme pour faire triompher chez nous son système contraignant de droits collectifs et de normes sociales » (J.-L. Harouel, Figarovox, 15 mars 2017), bien entendu…

On en revient toujours au même dilemme dans ces affaires de foulard islamique, puisqu’encore une fois alors que depuis des lustres d’autres signes religieux étaient ostensiblement portés en entreprise, cela n’avait pas suscité l’esquisse d’une réprobation et encore moins l’amorce d’un contentieux judiciaire. Au fond, il s’agit de savoir si on privilégie la liberté de conscience, au moins apparente, des femmes qui le portent, ce qui permettrait de ne leur fermer les portes ni de l’Université, ni de celles de l’entreprise, entre autres, et ainsi de favoriser leur intégration, en tout cas de ne pas y faire obstacle, sur la liberté de la femme et de l’égalité des sexes auquel, dans une vision occidentale, le port de ces voiles fait injure.

Un choc de libertés fondamentales, en somme, dont la conciliation apparaît année après année comme une mission toujours plus difficile, tant il est instrumentalisé à des fins politiciennes qui donnent la nausée.

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Document 9. Laïcité et liberté, compatibilité ?par Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d’État, professeur associé à Sciences Po

Si les liens entre laïcité et liberté reposent sur des principes anciens et intangibles, de nouveaux débats se développent dans la France d’aujourd’hui qui donnent au sujet un regain d’actualité.

Les principes ont été fixés dès la Révolution. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » proclame l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Cette phrase fixe les fondements du droit public français en matière de liberté de conscience et trace le cadre d’un débat toujours vivace entre les opinions, qui sont entièrement libres, et leur expression, que des motifs d’ordre public peuvent limiter.

Après la Révolution, des textes fondamentaux ont traduit les principes de la Déclaration de 1789. Deux temps se distinguent. Le premier est celui du Concordat, conclu le 15 juillet 1801 entre Bonaparte et le pape Pie VII. Les ministres du culte font l’objet à la fois d’une nomination par l’État, qui les rémunère, et d’une investiture canonique, délivrée par le pape. Les principes du Concordat ont été étendus de manière unilatérale par l’État aux deux cultes protestants, réformé et calviniste, et à la religion israélite en vertu des actes organiques du 18 germinal an X (8 avril 1802). Le second temps, un peu plus d’un siècle plus tard, est celui de la séparation des Eglises et de l’État, proclamée par la loi du 9 décembre 1905. Longuement et parfois âprement discutée au Parlement, la loi de 1905, inspirée notamment par Aristide Briand, traduit un équilibre entre la liberté religieuse et la neutralité de l’État. A son article 1er, elle affirme que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes ». Son article 2 décide la séparation, en prévoyant que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Il est à noter que la loi de 1905 n’a pas été étendue aux trois départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, lors de leur retour à la France aux lendemains de la première guerre mondiale. Le régime du Concordat continue de s’appliquer dans ces trois départements. Les deux formules, du Concordat et de la séparation, respectent, chacune à leur manière, l’exigence rappelée par l’article 1er de la Constitution, selon laquelle « la France est une république laïque ». Par une décision QPC du 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité, le Conseil constitutionnel a confirmé que la Constitution autorisait le maintien en vigueur du Concordat en Alsace et en Moselle. Par une décision du 3 mars 2017, collectivité territoriale de Guyane, le Conseil d’État a renvoyé au Conseil constitutionnel une nouvelle question prioritaire de constitutionnalité qui concerne l’ordonnance royale du 29 août 1828 relative au régime des cultes en Guyane, en vertu de laquelle un régime voisin du Concordat s’applique dans ce département d’outre-mer. La mise en œuvre de la loi de 1905 s’est faite dans un climat de tension entre les autorités publiques, gouvernementales et municipales, qui entendaient souvent promouvoir une conception extrême de la laïcité, et les autorités religieuses qui, dans une France alors très majoritairement catholique, n’acceptent pas toutes l’affirmation de la République. De nombreux litiges, relatifs aux sonneries de cloches, aux processions religieuses, aux funérailles, au port de petites croix par les élèves des écoles, sont alors portés devant le Conseil d’État. Une jurisprudence pacificatrice se développe, qui applique la loi, conformément à son esprit, avec le souci de respecter les traditions, d’accepter la diversité des comportements et de promouvoir la compréhension mutuelle. Particulièrement marquant sont les arrêts Morel et autres du 5 août 1908 et abbé Olivier du 19 février 1909. Une pratique entièrement apaisée de la loi de 1905 s’affirme après la première guerre mondiale. Rompues en juillet 1904, les relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège ont rétablies en 1921.

La constitution de 1958 s’inscrit dans la filiation de cette laïcité ouverte et tolérante. Son article 1er affirme que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Le conseil constitutionnel a précisé, dans une décision du 19 novembre 2004, que ces règles constitutionnelles « interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

Dans ce cadre, les principes posés par la loi de 1905 continuent d’être appliqués dans l’esprit qui est le sien. Par des décisions du 19 juillet 2011, le Conseil d’État a ainsi jugé que les collectivités territoriales peuvent

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financer des projets en rapport avec des édifices ou des pratiques cultuels, comme la restauration d’un orgue dans une église, la réalisation d’un ascenseur pour accéder à la basilique de Fourvière ou l’aménagement d’un équipement qui permette de pratiquer l’abattage rituel dans des conditions sanitaires correctes. Une commune peut conclure avec une association cultuelle musulmane un bail emphytéotique administratif en vue de la construction d’une mosquée. Le terrain est alors donné à bail pour un loyer modique et l’édifie revient à la collectivité publique à la fin du bail. Ce dispositif avait été utilisé avant la seconde guerre mondiale pour construire dans les banlieues parisiennes en forte expansion démographique des églises, des temples et s des synagogues.

Ces derniers exemples montrent que la loi de 1905, adoptée à une époque où la religion musulmane n’avait pas de véritable implantation en France métropolitaine, permet de lui assurer, comme aux autres religions, un cadre garantissant son libre exercice. De nouveaux débats apparaissent néanmoins, dans un contexte international marqué à la fois par un univers mondialisé et par le retour de revendications identitaires. La présence en France d’une importante communauté musulmane leur confère une intensité particulière.

Avec le foulard islamique, l’Ecole a été le premier terrain de discussion. L’espace public est concerné, au travers, en particulier, des débats sur le voile intégral, le « burkini » et les crèches de Noël. La question plus générale de signes religieux au travail, dans les services publics mais aussi dans l’entreprise, est aujourd’hui de plus en plus largement posée.

A l’école publique, une stricte neutralité s’impose aux enseignants, qui ne peuvent porter aucun signe religieux. Posés par le Conseil d’État dès l’arrêt abbé Bouteyre du 10 mai 1912, les principes sont constamment affirmés depuis, en dernier lieu par un avis contentieux du 3 mai 2000, Mlle Marteaux. La Cour européenne des droits de l’homme retient une jurisprudence comparable : par un arrêt du 15 février 2001, Dahlab c/ Suisse, elle a rejeté la requête d’une institutrice qui contestait l’interdiction qui lui avait été faite de porter le foulard islamique dans une école publique du canton de Genève. De façon générale ,la neutralité du service public impose des strictes obligations à l’ensemble des agents publics.

Pour les élèves, la situation est différente. A l’automne 1989, en l’absence à l’époque de texte sur ce point, le gouvernement a interrogé le Conseil d’État. Par un avis du 27 novembre 1989, le Conseil d’Etat a indiqué que les élèves ont la liberté d’exprimer et de manifester leurs croyances dans les établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité. Ces préoccupations conduisent à interdire le port de signes religieux qui apparaîtraient, dans le contexte local, comme « un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande ». Tout est alors affaire d’espèce, en particulier pour apprécier si des signes religieux revêtent un caractère « ostentatoire ou revendicatif ». Dans ses formations contentieuses, le Conseil d’État a fait application de ces principes, à partir d’une décision Kherouaa du 2 novembre 1992, éclairée par les conclusions du commissaire du gouvernement David Kessler, qui indiquait, en donnant une très pertinente définition de la laïcité, que « l’enseignement est laïc non parce qu’il interdit l’expression des différentes fois mais au contraire parce qu’il les tolère toutes ». Les mêmes règles s’appliquent aux obligations d’assiduité. Pour certaines fêtes importantes, des autorisations d’absence peuvent être accordées mais le déroulement normal de la scolarité ne peut être mis en cause. Ainsi des enseignements peuvent être organisés dans les classes le samedi matin, comme le Conseil d’État l’a jugé dans un décision du 14 avril 1995, M. Koen et consistoire central des israélites de Paris. Dans ses conclusions sur cette affaire, le commissaire du gouvernement Yann Aguila indiquait qu’il convient de concilier « le temps de l’école et le temps de Dieu ».

Quinze ans après l’avis de 1989, le Parlement a adopté la loi du 15 mars 2004 qui, sans marquer de rupture par rapport à son inspiration, renforce les exigences de laïcité. Cette loi introduit dans le code de l’éducation un article qui dispose que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». La jurisprudence en a tiré les conséquences, en jugeant que si les élèves continuent de pouvoir porter des signes discrets, ils ne peuvent arborer des signes qui traduisent ostensiblement une appartenance religieuse, « tels notamment un voile ou un foulard islamique, une kippa ou une grande croix » (CE, 5 décembre 2007, M. et Mme Ghazal).

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La loi ajoute que, dans tous les cas, la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. Elle a permis de régler sans tension excessive la plupart des difficultés dans l’enseignement primaire et secondaire. Elle ne concerne en revanche pas l’université, même si certains envisagent d’étendre à l’enseignement supérieur des dispositions comparables.

Tant avant (4 décembre 2008, Dogru et Kervanci) qu’après la loi de 2004 (30 juin 2009, Aktas et autres c/ France), la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la position française sur les signes religieux à l’école respectait les exigences de la convention.

Au-delà de l’école, la question s’est posée de la dissimulation du visage dans l’espace public. Après un large débat, la loi du 11 octobre 2010 a prévu que « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». Une amende de 150 euros, assortie le cas échéant d’un stage de citoyenneté, est prévue en cas de méconnaissance de cette interdiction. Un délit, puni d’un an d’emprisonnement, est institué à l’encontre de ceux qui imposent à autrui de dissimuler son visage. Par sa décision du 7 octobre 2010, le Conseil constitutionnel a jugé ces dispositions conformes à la Constitution, sous réserve qu’elles ne s’appliquent pas « dans les lieux de culte ouverts au public », où elles porteraient une atteinte excessive à la liberté religieuse. Seule la Belgique a adopté le 1er juin 2011 une loi comparable, que la Cour constitutionnelle a jugée conforme à la constitution belge par une décision du 6 décembre 2012. Le Parlement espagnol a, en revanche, écarté en juillet 2010 un projet analogue. Reconnaissant en la matière une large marge d’appréciation aux États, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la loi française de 2010 ne prescrivait pas des mesures disproportionnées au regard de l’objectif de préserver le « vivre ensemble » (1er juillet 2014, SAS c/ France). Peu de poursuites pénales ont été engagées sur le fondement de la loi de 2010. En octobre 2014, une spectatrice de l’Opéra de Paris qui refusait de découvrir son visage a sans difficulté accepté de quitter la salle. Au total, la loi a surtout joué un rôle préventif et pédagogique, en limitant le développement du port du voile dans l’espace public.

L’année 2016 a été marquée par les deux débats sur le burkini puis sur les crèches de Noël. Au cours du mois d’août, des maires de la Côte d’Azur puis d’autres régions maritimes ont pris des arrêtés visant à interdire le port du burkini sur les plages. Par une ordonnance du 26 août 2016, le juge des référés du Conseil d’Etat a rappelé que les mesures de police que le maire d’une commune du littoral édicte en vue de réglementer l’accès à la plage et la pratique de la baignade doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées et que seuls des risques avérés d’atteinte à l’ordre public, qui n’apparaissaient pas en l’espèce, peuvent justifier une mesure restrictive de la liberté personnelle. En définitive seule une interdiction à Cisco, en Corse, a été jugée légale, par une décision du juge des référés du tribunal administratif de Bastia, dont le Conseil d’État n’a pas eu à connaître. Dans les autres communes concernées, l’absence de risque avéré de trouble à l’ordre public a conduit à censurer les arrêtés municipaux d’interdiction, qui portaient une atteinte injustifiée à la liberté personnelle.

A la fin de l’année, le Conseil d’État a tranché sur le fond la question des crèches de Noël dans les édifices publics, qui avait donné lieu à des jurisprudences divergentes des cours administratives d’appel. Les décisions d’assemblée du 9 novembre 2016, commune de Melun et Fédération de la libre pensée de la Vendée, ont relevé que les crèches ont une double signification, de scène inscrite dans l’iconographie chrétienne, d’une part, de décoration qui accompagne les fêtes de fin d’année, indépendamment de toute référence religieuse, d’autre part. Le Conseil d’État en a déduit qu’à l’intérieur des bâtiments publics, sièges de services publics, le principe de neutralité interdit les crèches, sauf si un usage local est établi ou si des circonstances particulières permettent de les regarder comme ayant le caractère d’une manifestation de nature culturelle, artistique ou festive. Dans les autres emplacements publics, en revanche, une crèche peut être installée durant les fêtes de fin d’année, sous réserve que leur installation n’apparaisse pas comme un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse. La question des crèches de Noël ne reçoit donc pas une réponse tranchée, par oui ou par non. Une appréciation au cas par cas, en fonction des circonstances locales, s’impose. Dans chaque commune, il revient au maire de faire application de cette jurisprudence équilibrée, qui a contribué à un apaisement du débat.

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La question des signes religieux se pose non seulement dans l’espace public mais aussi sur les lieux de travail.

Des entreprises s’engagent dans des réflexions destinées à favoriser à la fois la tolérance et le sentiment d’appartenance de tous à une même communauté de travail. Tel est le cas, en particulier, en France de la société Paprec, spécialisée dans le traitement des déchets, qui a adopté en 2014 une Charte de la laïcité et de la diversité.

Dans un esprit comparable, la loi du 8 août 2016, dite « loi El Khomri », a introduit dans le code du travail un article qui permet au règlement intérieur d’une entreprise de « contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés, si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise, et si elles sont proportionnées au but recherché ».

Toute en nuances, la jurisprudence sur ces questions est encore en construction, même si la Cour de justice de l’Union européenne vient de la préciser de manière importante.

Dans un premier temps, la Cour de cassation française s’était orientée vers une distinction selon que le salarié concerné participe ou non à l’exécution d’une mission de service public : le foulard islamique aurait pu être interdit aux agents d’une caisse d’assurance-maladie, organisme chargé d’un service public (19 mars 2013, Mme A. c/ CPAM de Saint-Denis), mais pas à une personne qui accueille les enfants dans une crèche, dès lors que celle-ci n’a pas le caractère d’un service public (19 mars 2013 également, Mme L. c/ Association Baby Loup). Mais la cour d’appel de Paris ayant refusé de suivre cette jurisprudence, la Cour de cassation s’est ralliée, en assemblée plénière, à une conception plus large, jugeant en définitive que, même dans le cas d’une crèche qui n’est pas un service public, l’interdiction du foulard islamique pouvait être justifiée par la nature des tâches à accomplir et proportionnée au but recherché (arrêt du 25 juin 2014).

Nuancée est également la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Par deux arrêts du 15 janvier 2013, qui concernent tous deux le Royaume-Uni, la cour a admis l’interdiction faite, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, à une infirmière de porter une croix (Chaplin c/ Royaume-Uni) mais elle a jugé excessive l’interdiction faite à une hôtesse de l’air d’arborer au-dessus de son uniforme un collier avec une petite croix (Eweida c/ Royaume-Uni).

Sur ces questions délicates, deux questions préjudicielles ont été renvoyées à la Cour de justice de l’Union européenne, l’une par la Cour de cassation de Belgique, l’autre par la Cour de cassation française. Elles portent sur l’interprétation de la directive du 27 novembre 2000 sur l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. Par ses décisions du 14 mars dernier, la Cour de Luxembourg leur a apporté une réponse nuancée, qui n’est pas sans rappeler l’approche française. Une interdiction de signes religieux au travail n’est pas une discrimination directe. Mais elle peut constituer une discrimination indirecte. Aussi doit-elle être justifiée par des préoccupations objectives, tenant en particulier aux relations avec la clientèle ou au souci de bonnes relations de travail dans l’entreprise. Elle doit en outre être adaptée et proportionnée à des préoccupations. Une appréciation au cas par cas est dès lors nécessaire.

Les questions touchant aux liens entre ses collectivités publiques et les cultes ainsi qu’à la place des signes religieux dans la vie collective se posent ainsi avec une acuité renouvelée. D’autres sujets se présenteront, qui concernent notamment les patients à l’hôpital ou la pratique du sport. Sur ces sujets, chaque pays réagit en fonction de son histoire, de sa sensibilité, de ses traditions, de ses liens avec les différentes cultures. Mais, au-delà de ces différences, nul doute que des valeurs communes sont partagées, à partir des principes fondamentaux de liberté de conscience, de respect des croyances, de tolérance envers autrui et de neutralité des autorités publiques.

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CADEAUX (lecture conseillée mais facultative)

Document 10. Conseil constitutionnel, Décision du 7 octobre 2010 relative à la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public (extraits)

(..)2. Considérant que l'article 1er de la loi déférée dispose : « Nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage » ; que l'article 2 de la même loi précise : « I. Pour l'application de l'article 1er, l'espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public. - II. L'interdiction prévue à l'article 1er ne s'applique pas si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires, si elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s'inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles » ; que son article 3 prévoit que la méconnaissance de l'interdiction fixée à l'article 1er est punie de l'amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe ;

3. Considérant qu'aux termes de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi » ; qu'aux termes de son article 5 : « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas » ; qu'aux termes de son article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi » ; qu'enfin, aux termes du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme » ;

4. Considérant que les articles 1er et 2 de la loi déférée ont pour objet de répondre à l'apparition de pratiques, jusqu'alors exceptionnelles, consistant à dissimuler son visage dans l'espace public ; que le législateur a estimé que de telles pratiques peuvent constituer un danger pour la sécurité publique et méconnaissent les exigences minimales de la vie en société ; qu'il a également estimé que les femmes dissimulant leur visage, volontairement ou non, se trouvent placées dans une situation d'exclusion et d'infériorité manifestement incompatible avec les principes constitutionnels de liberté et d'égalité ; qu'en adoptant les dispositions déférées, le législateur a ainsi complété et généralisé des règles jusque là réservées à des situations ponctuelles à des fins de protection de l'ordre public ;

5. Considérant qu'eu égard aux objectifs qu'il s'est assignés et compte tenu de la nature de la peine instituée en cas de méconnaissance de la règle fixée par lui, le législateur a adopté des dispositions qui assurent, entre la sauvegarde de l'ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés, une conciliation qui n'est pas manifestement disproportionnée ; que, toutefois, l'interdiction de dissimuler son visage dans l'espace public ne saurait, sans porter une atteinte excessive à l'article 10 de la Déclaration de 1789, restreindre l'exercice de la liberté religieuse dans les lieux de culte ouverts au public ; que, sous cette réserve, les articles 1er à 3 de la loi déférée ne sont pas contraires à la Constitution ;

6. Considérant que l'article 4 de la loi déférée, qui punit d'un an d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende le fait d'imposer à autrui de dissimuler son visage, et ses articles 5 à 7, relatifs à son entrée en vigueur et à son application, ne sont pas contraires à la Constitution,

DÉCIDE : Article 1er.- Sous la réserve énoncée au considérant 5, la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public est conforme à la Constitution.

Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

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Document 11. CEDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, req. no 43835/11. Communiqué du greffe L’interdiction de porter une tenue destinée à dissimuler son visage dans l’espace public en France n’est pas contraire à la Convention

Dans son arrêt de Grande Chambre, définitif, rendu dans l’affaire S.A.S. c. France (requête no 43835/11), la Cour européenne des droits de l’homme dit notamment : à la majorité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention européenne des droits de l’homme; à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 8 ou avec l’article 9.

L’affaire concerne une Française de confession musulmane qui se plaint de ne pouvoir porter publiquement le voile intégral suite à l’entrée en vigueur, le 11 avril 2011, d’une loi interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public (loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010).

La Cour a souligné que la préservation des conditions du « vivre ensemble » était un objectif légitime à la restriction contestée et que, notamment au regard de l’ample marge d’appréciation dont l’Etat disposait sur cette question de politique générale suscitant de profondes divergences, l’interdiction posée par la loi du 11 octobre 2010 n’était pas contraire à la Convention.

Principaux faits

La requérante est une ressortissante française née en 1990 et résidant en France. Musulmane pratiquante, elle déclare porter la burqa et le niqab afin d’être en accord avec sa foi, sa culture et ses convictions personnelles. Elle précise que la burqa est un habit qui couvre entièrement le corps et inclut un tissu à mailles au niveau du visage, et que le niqab est un voile couvrant le visage à l’exception des yeux. Elle souligne également que ni son mari ni aucun autre membre de sa famille n’exercent de pression sur elle pour qu’elle s’habille ainsi. Elle ajoute qu’elle porte le niqab en public et en privé, mais pas de façon systématique. En effet, elle accepte de ne pas le porter en certaines circonstances mais souhaite pouvoir le porter quand tel est son choix. Elle déclare enfin que son objectif n’est pas de créer un désagrément pour autrui mais d’être en accord avec elle-même.

(…)

Décision de la Cour

Le Gouvernement met en cause la qualité de victime de la requérante, au motif notamment qu’aucune mesure individuelle n’a été prise contre elle en application de la loi du 11 octobre 2010. La Cour rejette cette exception préliminaire. Elle rappelle qu’un particulier peut soutenir qu’une loi viole ses droits s’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation critiquée. La présente requête ne constitue donc pas une actio popularis2. La Cour rejette également les exceptions préliminaires du Gouvernement concernant le non-épuisement des voies de recours internes et l’abus de droit.

La Cour déclare par ailleurs irrecevables les griefs de la requérante relatifs aux articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 11 (liberté de réunion et d’association), pris isolément et combinés avec l’article 14 (interdiction de la discrimination).

Articles 8 et 9

La Cour examine les griefs de la requérante sous l’angle de l’article 8 et de l’article 9, en mettant l’accent sur

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ce dernier. En effet, si les choix relatifs à l’apparence relèvent de l’expression de la personnalité de chacun, et donc de la vie privée, la requérante se plaint de ne pouvoir porter dans l’espace public une tenue que sa pratique de sa religion lui dicte de revêtir, posant donc avant tout une question sur le terrain de la liberté de manifester sa religion ou ses convictions.

La Cour constate qu’il y a une « ingérence permanente » dans l’exercice des droits que la requérante tire des articles 8 et 9, cette dernière étant confrontée à un dilemme : soit elle se plie à l’interdiction contestée et renonce à se vêtir comme son approche de sa religion le lui dicte, soit elle ne s’y plie pas et s’expose à des sanctions pénales. La Cour note ensuite que cette restriction est prévue par la loi du 11 octobre 2010.

La Cour admet que l’ingérence poursuit deux des buts légitimes énumérés dans les articles 8 et 9 : la « sécurité » ou la « sûreté » publiques, et la « protection des droits et libertés d’autrui ».

S’agissant de la « sécurité » ou la « sûreté » publiques, la Cour note en effet que le législateur entendait avec la loi en question répondre à la nécessité d’identifier les individus pour prévenir les atteintes à la sécurité des personnes et des biens et lutter contre la fraude identitaire. Elle juge cependant que l’interdiction litigieuse n’est pas « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce but. En effet, selon la Cour, vu son impact sur les droits des femmes qui souhaitent porter le voile intégral pour des raisons religieuses, une interdiction absolue de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage ne peut passer pour proportionnée qu’en présence d’un contexte révélant une menace générale contre la sécurité publique. Or le Gouvernement ne démontre pas que l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 s’inscrit dans un tel contexte. Quant aux femmes concernées, elles se trouvent obligées de renoncer totalement à un élément de leur identité qu’elles jugent important ainsi qu’à la manière de manifester leur religion ou leurs convictions, alors que l’objectif évoqué par le Gouvernement serait atteint par une simple obligation de montrer leur visage et de s’identifier lorsqu’un risque pour la sécurité des personnes et des biens est caractérisé ou que des circonstances particulières conduisent à soupçonner une fraude identitaire.

Au titre de la « protection des droits et libertés d’autrui », le Gouvernement invoque le « respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique ouverte », renvoyant à trois valeurs : le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes, le respect de la dignité des personnes et le respect des exigences de la vie en société (le « vivre ensemble »). Si elle ne retient pas les arguments relatifs aux deux premières valeurs, la Cour admet que la clôture qu’oppose aux autres le fait de porter un voile cachant le visage dans l’espace public puisse porter atteinte au « vivre ensemble ». A cet égard, elle indique prendre en compte le fait que l’État défendeur considère que le visage joue un rôle important dans l’interaction sociale. Elle dit aussi pouvoir comprendre le point de vue selon lequel les personnes qui se trouvent dans les lieux ouverts à tous souhaitent que ne s’y développent pas des pratiques ou des attitudes mettant fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui, en vertu d’un consensus établi, est un élément indispensable à la vie en société. La Cour peut donc admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble. Elle précise toutefois que la flexibilité de la notion de « vivre ensemble » et le risque d’excès qui en découle commandent qu’elle procède à un examen attentif de la nécessité de la restriction contestée.

Procédant à cet examen, la Cour vérifie en particulier si l’interdiction est proportionnée par rapport au but poursuivi. Elle admet qu’il puisse paraître démesuré, au regard du faible nombre de femmes concernées, d’avoir fait le choix d’une loi d’interdiction générale. Elle constate en outre que cette interdiction a un fort impact négatif sur la situation des femmes qui ont fait le choix de porter le voile intégral pour des raisons tenant à leurs convictions et que de nombreux acteurs nationaux et internationaux de la protection des droits fondamentaux3 considèrent qu’une interdiction générale est disproportionnée. La Cour se dit par ailleurs très préoccupée par des indications selon lesquelles des propos islamophobes auraient marqué le débat précédant l’adoption de la loi du 11 octobre 2010. Elle souligne à cet égard qu’un État qui s’engage dans un tel processus législatif prend le risque de contribuer à consolider des stéréotypes affectant certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance alors qu’il se doit au contraire de promouvoir la tolérance. Elle rappelle en outre que des propos constitutifs d’une attaque générale et véhémente contre un groupe identifié par une religion ou des origines ethniques sont incompatibles avec les valeurs de

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tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention et ne relèvent pas du droit à la liberté d’expression qu’elle consacre.

Néanmoins, si la Cour est consciente que l’interdiction contestée pèse essentiellement sur une partie des femmes musulmanes, elle relève qu’elle n’affecte pas la liberté de porter dans l’espace public des habits ou éléments vestimentaires qui n’ont pas pour effet de dissimuler le visage et qu’elle n’est pas explicitement fondée sur la connotation religieuse des vêtements mais sur le seul fait qu’ils dissimulent le visage. Par ailleurs les sanctions en jeu - 150 euros d’amende maximum et l’éventuelle obligation d’accomplir un stage de citoyenneté en sus ou à la place - sont parmi les plus légères que le législateur pouvait envisager. En outre, la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public relevant d’un choix de société, la France disposait d’une ample marge d’appréciation. Dans un tel cas de figure, la Cour se doit en effet de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause. Selon elle, l’absence de communauté de vue entre les Etats membres du Conseil de l’Europe sur la question du port du voile intégral dans l’espace public4 conforte son constat quant à l’ampleur de la marge d’appréciation. L’interdiction contestée peut par conséquent passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation du « vivre ensemble ». La Cour conclut qu’il n’y a violation ni de l’article 8 ni de l’article 9 de la Convention.

Autres articles

L’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 a certes des effets négatifs spécifiques sur la situation des femmes musulmanes qui, pour des motifs religieux, souhaitent porter le voile intégral dans l’espace public. Cependant cette mesure a une justification objective et raisonnable pour les raisons indiquées précédemment. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 ou l’article 9.

La Cour estime par ailleurs qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 10, pris isolément ou combiné avec l’article 14.

Opinion séparée

Les juges Nuβberger et Jäderblom ont exprimé une opinion dissidente commune, dont l’exposé se trouve joint à l’arrêt.

Document 12. Conseil d’Etat, ordonnance du 26 août 2016, Ligues des Droits de l’homme et autres, Association de défense des droits de l’homme-Collectif contre l’islamophobie en France, nos 402742 et 402777. (…)

Considérant ce qui suit :

1. En vertu de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, lorsqu’est constituée une situation d’urgence particulière, justifiant qu’il se prononce dans de brefs délais, le juge des référés peut ordonner toute mesure nécessaire à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale.

2. Des arrêtés du maire de Villeneuve-Loubet (Alpes-Maritimes) du 20 juin 2014 puis du 18 juillet 2016 ont réglementé l’usage des plages concédées à la commune par l’Etat. Ces arrêtés ont été abrogés et remplacés par un nouvel arrêté du 5 août 2016 qui comporte un nouvel article 4.3 aux termes duquel : « Sur l’ensemble des secteurs de plage de la commune, l’accès à la baignade est interdit, du 15 juin au 15 septembre inclus, à toute personne ne disposant pas d’une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et du principe de

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laïcité, et respectant les règles d’hygiène et de sécurité des baignades adaptées au domaine public maritime. Le port de vêtements, pendant la baignade, ayant une connotation contraire aux principes mentionnés ci-avant est strictement interdit sur les plages de la commune ». Ainsi que l’ont confirmé les débats qui ont eu lieu au cours de l’audience publique, ces dispositions ont entendu interdire le port de tenues qui manifestent de manière ostensible une appartenance religieuse lors de la baignade et, en conséquence, sur les plages qui donnent accès à celle-ci.

3. Deux requêtes ont été présentées devant le juge des référés du tribunal administratif de Nice pour demander, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, la suspension de l’exécution de ces dispositions de l’article 4.3 de l’arrêté du maire de Villeneuve-Loubet. La première de ces requêtes a été introduite par la Ligue des droits de l’homme, M. Hervé Lavisse et M. Henri Rossi, la seconde par l’Association de défense des droits de l’homme Collectif contre l’islamophobie en France. Par une ordonnance du 22 août 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Nice, statuant en formation collégiale de trois juges des référés, a rejeté ces deux requêtes. La Ligue des droits de l’homme, M. Hervé Lavisse et M. Henri Rossi, d’une part, l’Association de défense des droits de l’homme Collectif contre l’islamophobie en France, d’autre part, font appel de cette ordonnance par deux requêtes qui présentent à juger les mêmes questions et qu’il y a lieu de joindre.

4. En vertu de l’article L. 2212-1 du code général des collectivités territoriales, le maire est chargé, sous le contrôle administratif du préfet, de la police municipale qui, selon l’article L. 2212-2 de ce code, « a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques ». L’article L. 2213-23 dispose en outre que : « Le maire exerce la police des baignades et des activités nautiques pratiquées à partir du rivage avec des engins de plage et des engins non immatriculés…Le maire réglemente l’utilisation des aménagements réalisés pour la pratique de ces activités. Il pourvoit d’urgence à toutes les mesures d’assistance et de secours. Le maire délimite une ou plusieurs zones surveillées dans les parties du littoral présentant une garantie suffisante pour la sécurité des baignades et des activités mentionnées ci-dessus. Il détermine des périodes de surveillance… ».

5. Si le maire est chargé par les dispositions citées au point 4 du maintien de l’ordre dans la commune, il doit concilier l’accomplissement de sa mission avec le respect des libertés garanties par les lois. Il en résulte que les mesures de police que le maire d’une commune du littoral édicte en vue de réglementer l’accès à la plage et la pratique de la baignade doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l’ordre public, telles qu’elles découlent des circonstances de temps et de lieu, et compte tenu des exigences qu’impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l’hygiène et la décence sur la plage. Il n’appartient pas au maire de se fonder sur d’autres considérations et les restrictions qu’il apporte aux libertés doivent être justifiées par des risques avérés d’atteinte à l’ordre public.

6. Il ne résulte pas de l’instruction que des risques de trouble à l’ordre public aient résulté, sur les plages de la commune de Villeneuve-Loubet, de la tenue adoptée en vue de la baignade par certaines personnes. S’il a été fait état au cours de l’audience publique du port sur les plages de la commune de tenues de la nature de celles que l’article 4.3 de l’arrêté litigieux entend prohiber, aucun élément produit devant le juge des référés ne permet de retenir que de tels risques en auraient résulté. En l’absence de tels risques, l’émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes, et notamment de celui commis à Nice le 14 juillet dernier, ne sauraient suffire à justifier légalement la mesure d’interdiction contestée. Dans ces conditions, le maire ne pouvait, sans excéder ses pouvoirs de police, édicter des dispositions qui interdisent l’accès à la plage et la baignade alors qu’elles ne reposent ni sur des risques avérés de troubles à l’ordre public ni, par ailleurs, sur des motifs d’hygiène ou de décence. L’arrêté litigieux a ainsi porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle. Les conséquences de l’application de telles dispositions sont en l’espèce constitutives d’une situation d’urgence qui justifie que le juge des référés fasse usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Il y a donc lieu d’annuler l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nice du 22 août 2016 et d’ordonner la suspension de l’exécution de l’article 4.3 de l’arrêté du maire de Villeneuve-Loubet en date du 5 août 2016.

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7. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge de la Ligue des droits de l’homme, de M. Lavisse, de M. Rossi et de l’Association de défense des droits de l’homme Collectif contre l’islamophobie en France. Il n’y pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la commune de Villeneuve-Loubet, en application de ces dispositions, les sommes que demandent, d’une part, la Ligue des droits de l’homme, M. Lavisse et M. Rossi, d’autre part l’Association de défense des droits de l’homme Collectif contre l’islamophobie en France.

O R D O N N E :

Article 1er : L’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nice en date du 22 août 2016 est annulée. Article 2 : L’exécution de l’article 4.3 de l’arrêté du maire de Villeneuve-Loubet en date du 5 août 2016 est suspendue. Article 3 : Les conclusions de la commune de Villeneuve-Loubet et celles de la Ligue des droits de l’homme, de M. Lavisse, de M. Rossi, et de l’Association de défense des droits de l’homme Collectif contre l’islamophobie en France tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées. Article 4. La présente ordonnance sera notifiée à la Ligue des droits de l’homme, à M. Lavisse, à M. Rossi, à l’Association de défense des droits de l’homme Collectif contre l’islamophobie en France, à la commune de Villeneuve-Loubet et au ministre de l’intérieur.

Document 13. CAA Marseille, 3 juill. 2017, n° 17MA01337 1. Considérant que l'ensemble des conclusions de la requête de la Ligue des droits de l'Homme doit être regardé comme dirigé uniquement contre l'article 2 du jugement du 26 janvier 2017 du tribunal administratif de Bastia, le seul lui faisant grief, qui a rejeté sa demande tendant à l'annulation de l'arrêté du 16 août 2016 par lequel le maire de la commune de Sisco a interdit jusqu'au 30 septembre 2016 l'accès aux plages et la baignade à toute personne n'ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes moeurs et de la laïcité, ainsi que le port de vêtements pendant la baignade ayant une connotation contraire à ces principes ; Sur le fond : 2. Considérant qu'en vertu de l'article L. 2212-1 du code général des collectivités territoriales, le maire est chargé, sous le contrôle administratif du préfet, de la police municipale qui, selon l'article L. 2212-2 de ce code, " a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques " ; que l'article L. 2213-23 dispose en outre que : " Le maire exerce la police des baignades et des activités nautiques pratiquées à partir du rivage avec des engins de plage et des engins non immatriculés (...). Le maire réglemente l'utilisation des aménagements réalisés pour la pratique de ces activités. Il pourvoit d'urgence à toutes les mesures d'assistance et de secours. Le maire délimite une ou plusieurs zones surveillées dans les parties du littoral présentant une garantie suffisante pour la sécurité des baignades et des activités mentionnées ci-dessus. Il détermine des périodes de surveillance (...) " ; 3. Considérant que si le maire est chargé par les dispositions citées au point 2 du maintien de l'ordre dans la commune, il doit concilier l'accomplissement de sa mission avec le respect des libertés garanties par les lois ; qu'il en résulte que les mesures de police que le maire d'une commune du littoral édicte en vue de réglementer l'accès à la plage et la pratique de la baignade doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l'ordre public, telles qu'elles découlent des circonstances de temps et de lieu, et compte tenu des exigences qu'impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade, ainsi que l'hygiène et la décence sur la plage ; qu'il n'appartient pas au maire de se fonder sur d'autres considérations et les restrictions qu'il apporte aux libertés doivent être justifiées par des risques avérés d'atteinte à l'ordre public ; 4. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que le maire de Sisco a pris l'arrêté contesté pour prévenir

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les troubles à l'ordre public susceptibles de se produire suite à la violente altercation survenue le 13 août 2016 au lieu-dit Marine entre un groupe de familles d'origine maghrébine dont, selon plusieurs témoignages concordants, les femmes portaient sur la plage une tenue dénommée " hijab " ou " burka ", et une quarantaine d'habitants de la commune ; que cette rixe a nécessité l'intervention d'une centaine de CRS et de gendarmes qui ont dû établir un périmètre de sécurité autour des trois familles afin d'éviter leur lynchage par la population et a abouti à l'hospitalisation de cinq personnes, ainsi qu'à l'incendie de trois véhicules ; que ces affrontements ont également donné lieu, le lendemain à Bastia, à une manifestation dans une atmosphère très tendue ayant également entraîné l'intervention des forces de l'ordre et l'usage de gaz lacrymogènes ; que ces faits, en raison de leur nature et de leur gravité, étaient susceptibles de faire apparaître des risques avérés de troubles à l'ordre public justifiant légalement l'interdiction édictée par l'arrêté en litige de porter des tenues vestimentaires manifestant de manière ostentatoire une appartenance religieuse ; que, par ailleurs et au regard des nécessités de l'ordre public exigées par les circonstances, cette interdiction, limitée dans le temps, jusqu'au 30 septembre 2016 et aux seules plages de la commune de Sisco, n'était ni imprécise, ni disproportionnée ; qu'une mesure moins contraignante, telle que celle consistant à solliciter la présence d'une patrouille de gendarmerie aux abords de la plage, n'aurait pas permis d'atteindre le même objectif ; que la circonstance que l'arrêté contesté vise le respect du principe de laïcité est sans incidence sur sa légalité dès lors que le maire de Sisco pouvait légalement se fonder sur l'autre motif tiré de l'existence de troubles avérés à l'ordre public ; que la Ligue des droits de l'Homme ne peut davantage utilement soutenir que l'arrêté aurait pu, postérieurement, déclencher de nouvelles violences en réaction à l'interdiction alors qu'il est précisément destiné à prévenir les troubles à l'ordre public ; qu'ainsi, au vu de l'ensemble des circonstances particulières de l'espèce et comme l'a estimé à juste titre le tribunal administratif de Bastia, le maire de Sisco, qui n'a commis aucune erreur de fait, n'a pas pris une mesure qui ne serait pas adaptée et nécessaire au regard des nécessités de l'ordre public, alors même qu'elle porterait une atteinte grave aux libertés fondamentales invoquées par la Ligue des droits de l'Homme, en particulier celle de pouvoir aller et venir vêtu conformément à ses convictions religieuses ; 5. Considérant enfin que le détournement de pouvoir allégué par la Ligue des Droits de l'Homme n'est pas établi par les déclarations du maire de Sisco parues dans le journal " 20 minutes " le 25 janvier 2017, au demeurant postérieurement à l'arrêté querellé, ni par la circonstance que cette mesure vise, surabondamment, le respect du principe de laïcité ou l'état d'urgence alors que, ainsi qu'il a été dit au point n° 4, elle est justifiée par l'existence d'un trouble avéré à l'ordre public ; que ce moyen doit dès lors être écarté ; 6. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la Ligue des droits de l'Homme n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bastia a rejeté sa demande dirigée contre l'arrêté du maire de Sisco en date du 16 août 2016 ; Sur l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : 7. Considérant qu'aux termes de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : " Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation. " ; 8. Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que la commune de Sisco, qui n'est pas dans la présente instance la partie perdante, verse à la Ligue des droits de l'Homme quelque somme que ce soit au titre des frais que celle-ci a exposés et non compris dans les dépens ; qu'en revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la Ligue des droits de l'Homme la somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par la commune de Sisco et non compris dans les dépens ; D É C I D E : Article 1er : La requête de la Ligue des droits de l'Homme est rejetée. Article 2 : La Ligue des droits de l'Homme versera à la commune de Sisco une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la Ligue des droits de l'Homme et à la commune de Sisco.

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Document 14. CE, 9 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne (reproduit), n° 395122 et Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395223. (…)

Considérant ce qui suit :

1. L’intervention de l’association EGALE, qui tend au rejet du pourvoi, a été enregistrée le 26 octobre 2016, soit postérieurement à la clôture de l’instruction. Cette intervention, qui, au surplus, n’a pas été présentée par le ministère d’un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, n’est, par suite, pas recevable.

2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par courrier du 18 octobre 2012, la Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne a demandé au maire de Melun de s’abstenir d’installer une crèche de Noël dans l’enceinte de l’hôtel de ville de cette commune durant le mois de décembre 2012. Une crèche ayant néanmoins été installée dans la cour intérieure de l’hôtel de ville, la Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne a demandé au tribunal administratif de Melun d’annuler pour excès de pouvoir la décision du maire de cette commune de procéder à cette installation. Par un jugement du 22 décembre 2014, le tribunal administratif de Melun a rejeté sa demande. Par un arrêt du 8 octobre 2015, la cour administrative d’appel de Paris a fait droit à l’appel formé par la Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne contre ce jugement. La commune de Melun se pourvoit en cassation contre cet arrêt.

3. Aux termes des trois premières phrases du premier alinéa de l’article 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. ». La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat crée, pour les personnes publiques, des obligations, en leur imposant notamment, d’une part, d’assurer la liberté de conscience et de garantir le libre exercice des cultes, d’autre part, de veiller à la neutralité des agents publics et des services publics à l’égard des cultes, en particulier en n’en reconnaissant ni n’en subventionnant aucun. Ainsi, aux termes de l’article 1er de cette loi : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » et, aux termes de son article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ». Pour la mise en œuvre de ces principes, l’article 28 de cette même loi précise que : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions ». Ces dernières dispositions, qui ont pour objet d’assurer la neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes, s’opposent à l’installation par celles-ci, dans un emplacement public, d’un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse. Elles ménagent néanmoins des exceptions à cette interdiction. Ainsi, est notamment réservée la possibilité pour les personnes publiques d’apposer de tels signes ou emblèmes dans un emplacement public à titre d’exposition. En outre, en prévoyant que l’interdiction qu’il a édictée ne s’appliquerait que pour l’avenir, le législateur a préservé les signes et emblèmes religieux existants à la date de l’entrée en vigueur de la loi.

4. Une crèche de Noël est une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations. Il s’agit en effet d’une scène qui fait partie de l’iconographie chrétienne et qui, par là, présente un caractère religieux. Mais il s’agit aussi d’un élément faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année.

5. Eu égard à cette pluralité de significations, l’installation d’une crèche de Noël, à titre temporaire, à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, n’est légalement possible que lorsqu’elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse. Pour porter cette dernière appréciation, il y a lieu de tenir compte non seulement du contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme, des conditions particulières de cette

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installation, de l’existence ou de l’absence d’usages locaux, mais aussi du lieu de cette installation. A cet égard, la situation est différente, selon qu’il s’agit d’un bâtiment public, siège d’une collectivité publique ou d’un service public, ou d’un autre emplacement public.

6. Dans l’enceinte des bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, le fait pour une personne publique de procéder à l’installation d’une crèche de Noël ne peut, en l’absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, être regardé comme conforme aux exigences qui découlent du principe de neutralité des personnes publiques.

7. A l’inverse, dans les autres emplacements publics, eu égard au caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année notamment sur la voie publique, l’installation à cette occasion et durant cette période d’une crèche de Noël par une personne publique est possible, dès lors qu’elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse

8. Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que, pour juger que la crèche installée dans l’enceinte de l’hôtel de ville de la commune de Melun revêtait le caractère d’un signe ou emblème religieux dont l’installation est interdite par l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, la cour administrative d’appel de Paris s’est bornée à relever que cette installation constituait la représentation figurative d’une scène fondatrice de la religion chrétienne. En se fondant sur ces seules constatations pour en déduire qu’elle méconnaissait l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, elle a entaché son arrêt d’erreur de droit.

9. Il résulte de ce qui précède que la commune de Melun est fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque.

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de régler l’affaire au fond en application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative.

11. Il ressort des pièces du dossier que, pendant la période des fêtes de la fin de l’année 2012, le maire de Melun a installé une crèche de Noël dans une alcôve située sous le porche reliant la cour d’honneur au jardin de l’hôtel de ville de Melun et permettant l’accès des usagers aux services publics municipaux. L’installation de cette crèche dans l’enceinte de ce bâtiment public, siège d’une collectivité publique, ne résultait d’aucun usage local et n’était accompagnée d’aucun autre élément marquant son inscription dans un environnement culturel, artistique ou festif. Il s’ensuit que le fait pour le maire de Melun d’avoir procédé à cette installation dans l’enceinte d’un bâtiment public, siège d’une collectivité publique, en l’absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, a méconnu l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et les exigences attachées au principe de neutralité des personnes publiques.

12. Il résulte de qui précède que la Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne, qui a intérêt pour agir, contrairement à ce qui est soutenu dans la fin de non recevoir opposée par la commune de Melun, est fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement du 22 décembre 2014, le tribunal administratif de Melun a rejeté sa demande et à demander l’annulation de la décision attaquée.

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la commune de Melun une somme de 3000 euros à verser à la Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces dispositions font en revanche obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge la Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante.

D E C I D E :

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Article 1er : L’intervention de l’association EGALE n’est pas admise. Article 2 : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris du 8 octobre 2015 et le jugement du 22 décembre 2014 du tribunal administratif de Melun sont annulés. Article 3 : La décision du maire de Melun d’installer une crèche de Noël dans l’enceinte de l’hôtel de ville de cette commune durant le mois de décembre 2012 est annulée. Article 4 : La commune de Melun versera à la Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne une somme de 3000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Article 5 : Les conclusions présentées par la commune de Melun au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées. Article 6 : La présente décision sera notifiée à la commune de Melun, à la Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne et au ministre de l’intérieur.