une tete bien faite

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Lucia Canovi Une tête bien faite Manuel de Français Classe de Seconde Les éditions du Phare

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Une méthode pratique pour les enseignants

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Lucia Canovi

Une tête bien faite

Manuel de Français Classe de Seconde

Les éditions du Phare

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Conception graphique : Lucia Canovi @ Les éditions du Phare, 2007

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Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine. […] Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage. (Michel de Montaigne)

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AVANT-PROPOS

Ce livre répond avant tout à un besoin personnel : celui de ne plus

dilapider le temps devant une photocopieuse, celui aussi de donner aux

élèves le moyen de travailler sur un support solide et immuable, eux que

je vois farfouiller sans cesse à la recherche de photocopies sombrées au

fond d’un classeur ou d’un cartable…

Les failles des manuels de français actuels

Comme moi, beaucoup d’autres professeurs répugnent à utiliser les

manuels de français qui ont cours actuellement. Ceux-ci sont souvent

très colorés, mis en page de la manière la plus créative – mais leur

utilisation avec les élèves est problématique… Un collègue explique très

bien pourquoi :

Nous estimons, en prenant nos responsabilités, que les nouveaux manuels sont inutilisables parce que trop imbéciles, parce qu'ils bureaucratisent notre enseignement dans des séquences rigides et que lire des textes ne revient pas à se servir de bouts de textes, juxtaposés dans un joyeux zapping, qui servent de prétextes pour illustrer des machins plus ou moins savants, tels que l'énonciation, la pragmatique, etc. Où est la littérature dans tout cela ? Où sont les textes étudiés pour eux-mêmes, pour le sens et les valeurs

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dont ils sont porteurs, pour les problèmes, de tout ordre, qu'ils posent.1

Jean-Paul Brighelli, l’auteur de La fabrique du crétin, confirme :

Les manuels d’aujourd’hui, loin d’être des objets de désir, sont des objets de répulsion pour les élèves. L’iconographie même est désormais décorative, ou pseudo-décorative, avec des questions sur les œuvres aussi absconses que celles qui pèsent sur les textes.2

Agnès Joste, enseignante de français en lycée, membre de l’association

Sauver les lettres, développe cette analyse :

Plus rien à apprendre maintenant en français : chronologie effacée, auteurs fantômes responsables de “ discours ” et de “ registres ”, œuvres éclatées ou négligées, méthode d’examen des textes flottante ou superficielle. Plus rien à comprendre non plus en français : sens des textes survolé ou dévoyé, flou des exercices d’entraînement, abandon de l’élève à ses seuls moyens : aide familiale, milieu privilégié. Plus de liberté à conquérir, plus de réflexion en français, mais une pensée canalisée par une “ récupération ” citoyenne moralisatrice, mais des exercices d’un formalisme creux et desséchant. Plus de littérature non plus en français : non qu’elle ait disparu, mais elle est méconnaissable, défigurée, noyée dans un océan d’écrits de qualité et d’intérêt inégaux, alors que, selon Georges Steiner, “ elle élève la parole au-dessus du discours ordinaire ”. Plus de sécurité en français : méthodes imprécises, exercices constamment nouveaux et mal définis, formes d’écriture qui laissent l’élève à nu. Plus de plaisir en français, de plaisir du sens et de la découverte des textes qui naissait en classe de leur étude approfondie, qu’on juge maintenant trop lente, comme si le temps n’était pas nécessaire à la compréhension, et aux progrès des élèves.3

1 Cité dans : Les nouveaux manuels de français (lycée) (http://www.sauv.net/anamanu2.htm) 2 Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin, Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2005, p. 111. 3 Agnès Joste, Les manuels de la réforme, une démonstration par l’exemple (http://www.sauv.net/anamanuA.htm)

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Parmi leurs nombreux défauts, très bien recensés par Agnès Joste, les

manuels actuels ont à nos yeux quelques travers majeurs que nous

avons essayé d’éviter ici.

Première tare : dans les manuels de français contemporains, non

seulement Electre encourage son frère à tuer leur mère (ça, c’est

classique), mais un fils assassine son père alcoolique, un autre tue par

mégarde son frère et ça le fait rire, un cadavre vomit sa cervelle dans la

boue, une crotte de chien orne un canapé blanc, une femme allaite un

chien, etc. De plus, l’image qui est donnée de l’école n’est pas vraiment

celle qui pourrait encourager les élèves à bien faire : dans les extraits

d’œuvres choisis comme dans les exercices proposés, les bons élèves

apparaissent souvent comme des êtres tarés et bizarres qui suscitent la

méfiance de leurs professeurs comme de leurs camarades, et les

professeurs eux-mêmes ressemblent terriblement à des guignols. Pour

ceux qui auraient des doutes, voici deux preuves parmi tant d’autres :

Rédigez un portrait en action d'un élève particulièrement zélé. Votre texte appartiendra au registre satirique.4 "Elisabeth :"Bonjour, m'sieu, dites donc, en dissertation j'ai rien compris"/ Le prof :"Bah c'est pas grave, on va parler de tout ça, vous v'nez ?". (Au café) : Elisabeth : "Non, mais j'ai des idées, hein.". Le prof : "Au lieu de…". Elisabeth : "C'est pas ça le problème, j'sais pas comment les organiser, quoi." Le prof :"Au lieu d'appliquer une méthode, vous lirez un ou deux bouquins sur Freud, et puis voilà, les choses se font, euh, d'elles-mêmes. Non puis c'est pas la peine, d'euh, j'sais pas, d'continuer à parler de cette histoire de dissertation, euh, j'vous passerai des bouquins."5

4 Méthodes et Pratiques, Magnard, 2000, p. 66. Extrait cité par Agnès Joste. Manuels de seconde (http://www.sauv.net/anamanu1.htm) 5 Découpage, extrait du film Passe ton bac d'abord . Nathan Méthodes, 2000, p. 241-242. Cité par Agnès Joste, Manuels de seconde (http://www.sauv.net/anamanu1.htm)

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Quant aux exercices sur la langue, d’une trivialité désespérante, il n’y a

pas de mot pour les caractériser adéquatement… L’exercice suivant,

prélevé dans un manuel de quatrième, donne une petite idée du

désastre :

Voici deux listes. L'une est composée de slogans incomplets. L'autre contient des noms d'entreprises, de marques ou de produits. a) Faites correspondre chaque slogan avec la marque qu'il vante. b) Relevez les slogans qui ont un support audiovisuel (ceux qui sont accompagnés d'une musique prononcée avec un accent...). Sans cet accompagnement sonore que reste-t-il au texte ? 1) Il fait trop chaud pour travailler,...... 2) Quand c'est trop, c'est..... 3) A la ......tout est possible. 4) ......,j'ai envie ! 5) Avec......je positive. 6) ... ...ce n'est pas pour les enfants. 7) Ca sert à quoi que...... se décarcasse ? 8) ......ne croyez pas que ça n'arrive qu'aux autres. 9) ......, un peu de douceur dans ce monde de brutes. 10) ...... c'est plus fort que toi ! 11) ......c'est fou ! 12) Just do it,...... 13) Fraîcheur de vivre, ...... 14) ....c'est fort en chocolat ! 15) Des pâtes, des pâtes, oui mais des ... a) Hollywood chewing-gum. b) Nestlé. c) Lindt. d) Géant. e)Panzani f) Tropico. g) Ducros. h) Perrier. i) Playstation. j) Sega. k) S.N.C.F. l) Nike. m) Pulco. n) Petit écoliers de Lu. o) Carrefour. b) Recherchez, dans des magazines ou des dépliants, une illustration pour au moins trois de ces slogans.6

Sans tomber dans un moralisme niais et sans saveur, on peut très bien

éviter le consumérisme trivial, le gore et le trash (du mauvais franglais

pour désigner ce qui n’est appétissant dans aucune langue), éviter aussi

6 Français 4ème Parcours méthodiques, Hachette Éducation, 1998, p.57. Cité par Massimi Pacifico dans Quand c’est trop… c’est TROPICO (http://www.sauv.net/tropico.htm)

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la dévalorisation sournoise de l’école et du travail scolaire. C’est ce que

nous avons essayé de faire ici.

Autre faiblesse des manuels scolaires actuels - faiblesse délibérée, mais

qui n’en est pas moins une pour autant : les textes qu’ils offrent à

l’analyse n’ont bien souvent aucune espèce de valeur littéraire. Mallarmé

et San Antonio s’y mêlent dans un désordre qui n’est pas si joyeux que

ça… Conséquence inéluctable : les élèves s’imaginent que l’un ne vaut

pas davantage que l’autre. Or quand bien même, d’accord avec les

programmes officiels, on admettrait que l’essentiel, c’est d’étudier tel ou

tel objet d’étude ou telle ou telle figure de style et non telle ou telle

œuvre, qu’est-ce qui empêche de chercher les dits objets d’étude et les

dites figures de style dans des œuvres littéraires de qualité ?...

La littérature est un océan ; elle offre une infinie diversité ; l’amateur le

plus difficile y trouvera toujours de quoi réveiller ses neurones blasés : il

n’y a nul besoin d’aller pêcher les objets d’étude et autres « indices de

l’énonciation » dans des articles de journaux périssables, des notices

d’aspirateur ne présentant aucune espèce d’intérêt en l’absence d’un

quelconque aspirateur, ou des publicités plus ou moins ragoûtantes. À ce

sujet, l’analyse que fait Agnès Joste du manuel Nathan a valeur

d’exemple :

Dans le Nathan T., le groupement “ Susciter la critique ” va des Regrets aux Caractères, puis dans l’ordre à un article de L’Equipe, à un extrait de Michelet, un autre de Proust, puis on a des représentations officielles de grands personnages, tableaux ou photographies. Que va retenir l’élève, sinon que tout se vaut, que les dates n’ont aucune importance, que le destin de Maradona vaut plus que celui de De Gaulle (le premier a un texte et une photo, le second seulement une photo), et qu’après tout puisque L’Equipe est plus facile à lire que Proust, mieux vaut s’en tenir au premier. S’il a la curiosité de consulter l’index des auteurs du Bréal FS. en s’intéressant par exemple à ceux qui ont un seul texte en référence, il saura qu’Uderzo a autant d’importance que Valéry,

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Vigny ou Vallès, Bobby Lapointe que La Rochefoucauld ou Rousseau7

Jugeant qu’un manuel de français peut fort bien faire l’économie

d’Uderzo et de Lapointe, mais qu’il ne peut se passer de La Fontaine ou

Hugo sans dommage, je n’ai laissé entrer dans ce manuel-ci que de la

littérature communément reconnue comme telle.

Troisième défaut majeur des manuels scolaires actuels : les exercices

qu’ils proposent se suivent sans jamais se ressembler. Tout change, rien

ne se répète. On pourrait penser que c’est un atout, que la diversité est

une vertu en soi, qu’elle rend le travail moins lassant, plus divertissant -

mais pour les élèves, des exercices hétérogènes impliquent qu’ils doivent

chaque fois repartir à zéro : chaque exercice nouveau demande d’en

saisir le libellé, et l’énergie qui est dépensée à comprendre la consigne

ne l’est pas à faire l’exercice lui-même. Cette diversité a une autre

conséquence plus grave : les élèves ne peuvent pas constater leurs

progrès, s’ils en font ; ne faisant jamais d’exercices similaires, ils n’ont

pas de repères qui leur permettent de se situer par rapport à eux-

mêmes. Enfin, et c’est certainement le point le plus gênant, la diversité

trop marquée des exercices et des épreuves entrave le processus

d’apprentissage. Comment trace-t-on un chemin dans un champ de

blé ?... Non en le sillonnant en tous sens, mais en suivant toujours le

même itinéraire, en passant et repassant sans cesse par les mêmes

lieux. Les chemins de l’esprit se forment de la même manière ; c’est un

principe général, une loi universelle et immuable qu’il n’y a aucun moyen

de contourner. Il peut bien y avoir répétition sans apprentissage (c’est ce

qu’on appelle la routine), mais il n’y a pas d’apprentissage sans

7 Agnès Joste, Les manuels de la réforme, une démonstration par l’exemple (http://www.sauv.net/anamanuA.htm)

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répétition. Le philosophe Jean-François Revel le dit très justement : « On

ne peut apprendre que ce qu’on peut répéter ». C’est en faisant des

gammes qu’on apprend le piano, et c’est en envoyant mille fois le même

ballon dans le même panier, jusqu’à ce que le geste soit parfaitement

maîtrisé, qu’on apprend à jouer au basket : tout apprentissage nécessite

un processus répétitif. Dans ce livre-ci, nous avons donc privilégié les

exercices récurrents et réguliers : des exercices calibrés, uniformisés, qui

rassurent les élèves et leur facilitent la tâche. Ainsi les dictées sont

toutes du même auteur et à peu de choses près de la même longueur ;

idem pour les textes des exercices d’accentuation et de ponctuation.

Autre faille, et non des moindres : les manuels de français actuels sont

encombrés de termes indigestes qui en rendent la lecture excessivement

pénible pour les enseignants - alors pour les élèves, n’en parlons même

pas…

Les auteurs de manuels s’appuient sur des mots techniques d’un tel pédantisme, notamment en français, pour expliquer le moindre texte, ou la moindre image, que la noyade paraît assurée pour un grand nombre d’élèves.8 Quant aux dimensions existentielle, éthique, psychologique ou philosophique de la littérature, elles ont cédé le pas à la situation d’énonciation et à l'appartenance générique et /ou typologique des énoncés. Etape par étape, l'enseignement de la langue à l'école a donc été méthodiquement verrouillé : dès le plus jeune âge, on y acquiert de dérisoires compétences en linguistique qui débouchent, par excès d'abstraction, au pire sur la confusion, au mieux sur un pur étiquetage. Pour ce qui est de la couleur, de la saveur et de la valeur des textes, elles ont définitivement succombé sous l'amphigouri pseudo-linguistique. Pauvres gosses !9

8 Christine Champion, La désinformation par l’éducation nationale, Editions du Rocher, 2005. 9 Mireille Grange, L’énonciation illocutoire ou Diafoirus ressuscité (http://www.sauv.net/illocutoire.php)

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Sous la férule des didacticiens, la pédagogie est redevenue un pédantisme. Ce qui était autrefois « anthologies » s’est mué en « manuels » encombrés d’un vocabulaire abscons auquel parents et élèves ne comprennent goutte – c’est un critère de choix comme un autre. Hors du prof, point de salut – et pour le prof, hors du « livre du maître », point de salut non plus. Les manuels de littérature devraient se lire comme des romans. SI la didactique était en rien concevable, elle s’énoncerait aisément. […] Les néo-pédagogues ont décodé et encodé à mort. D’où la nécessité du technicien – le prof – pour comprendre. D’où la nécessité pour le technicien d’un manuel pour comprendre le manuel.10

Le professeur qui suit un de ces manuels a la tâche ingrate de gaver ses

élèves avec un jargon tarabiscoté et obscur, alors même que ceux-ci ne

maîtrisent pas la langue ordinaire… Situation paradoxale d’un maçon qui

doit ajouter mille girouettes décoratives au toit d’une maison dont les

fondations n’ont pas encore été posées. La faute en revient d’ailleurs

plus aux programmes scolaires eux-mêmes qu’aux auteurs de manuel,

qui se contentent (mais c’est déjà trop) de suivre les instructions

officielles :

Les nouveaux programmes de français au lycée sont proprement inédits : on n’y trouve aucun nom d’écrivain ni d’œuvre, désormais remplacés par des « objets d’étude » dernier cri qui répondent très bien à leur appellation, reposant sur des notions purement descriptives excluant l’entrée dans l’univers des œuvres, réduites à de tristes échantillons de catalogues de formes. […] Depuis sept ans, experts et inspecteurs généraux s’acharnent donc à refonder la discipline, c’est-à-dire à la vider en partie de ses contenus littéraires et de son sens pour la transformer en « objet ». Tronçonnée en petits « contenus objectivables » tirés de travaux universitaires et perfusés de force dans l’univers scolaire, la littérature revisitée de la réforme préserve les élèves du « ghetto culturel » de la « littérature pure » : on est enfin sorti de l’âge du sens et de l’art pour entrer dans la belle ère industrielle du « fonctionnement » et de la « production ».11

10 Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin, Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2005, p. 115. 11 Un collectif d’enseignants en colère, Les programmes scolaires au piquet, Éditions Textuel, 2006, p. 83-84.

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Mais, objectera-t-on peut-être, ne faut-il pas suivre à tout prix le

programme, même s’il est idiot ? Jean Guitton a répondu à cette

question :

Les programmes, ce sont des routes magnifiques et bien asphaltées où passent les carrosses officiels. Rien n’empêche de prendre des chemins de traverse, si vous les pensez préférables. On vous jugera toujours sur les résultats obtenus. Au reste, les programmes ne sont jamais si impératifs ; ils sont des « programmes » : chacun peut s’y tailler sa belle part, et rien n’empêche de se la bien tailler.12

Evidemment, depuis Jean Guitton, les choses ont bien changé. Les

routes magnifiques et bien asphaltées sont devenues des labyrinthes de

ronce, et les enseignants ne sont plus jugés sur les résultats obtenus

mais sur la méthode suivie.

Mais, objectera-t-on encore, ne faut-il pas du moins préparer les élèves

au bac – ce bac conforme aux instructions officielles ?... Oui, il le faut.

C’est pourquoi dans ce manuel, on trouvera un compromis entre ce qui

est bon pour les élèves au long terme (les fondations de la maison) et ce

qui est utile pour eux au court terme (la préparation au baccalauréat).

Les choix pédagogiques de ce manuel

Ce manuel comporte quatre parties : Vocabulaire, Haute langue orale,

Haute langue écrite, Le texte littéraire à l’étude. Nous allons voir les

raisons d’être de ces parties dans l’ordre où elles se présentent à la

lecture.

12Jean Guitton, Nouvel art de penser, Aubier,

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Vocabulaire

Que les élèves de lycée manquent de vocabulaire n’est un secret pour

personne. C’est d’ailleurs l’un des manques qui grèvent le plus

lourdement leurs études : comment pourraient-ils commenter finement

un poème dont ils n’ont saisi que quelques bribes ? Expliquer en Histoire

un document dont ils n’ont compris que 30% des mots ? Résoudre un

problème de Mathématiques dont le libellé leur reste opaque ?... Et ce

n’est pas seulement leurs études présentes et à venir qui sont

compromises ou même sabotées par ce manque, c’est aussi et plus

généralement leur capacité à penser, car il est tout aussi impossible de

réfléchir lorsqu’on ne dispose pas des mots nécessaires à cet effet, que

de réaliser une tarte aux fraises lorsqu’on ne dispose ni de farine, ni

d’œufs, ni de fraises.

On sait que le langage n’est pas seulement le véhicule de la pensée. Il en est la trame et l’indispensable formateur.13 La langue est la mère, non la fille, de la pensée.14

On a souvent dit que le langage est le propre de l’homme : la

méconnaissance de leur propre langue exile les jeunes de leur dignité de

roseau pensant, c’est-à-dire d’être humain ; elle les enferme dans une

éternelle enfance.

Lorsqu’on tire toutes les conclusions qui s’imposent de ce constat

affligeant, on prend conscience que les instructions officielles font une

place tout à fait insuffisante à l’apprentissage du vocabulaire au lycée.

On ne peut pas combler un vide abyssal en jetant négligemment

13 Christine Champion, La désinformation par l’éducation nationale, Editions du Rocher, 2005 14 Karl Kraus, Aphorismes

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quelques termes nouveaux et leurs définitions lors d’un cours centré sur

un tout autre sujet ; si l’on veut réellement aider les élèves à enrichir et

préciser leur vocabulaire, il est nécessaire de mettre le lexique au centre

du processus d’apprentissage (style pédagogiquement correct),

autrement dit de faire apprendre aux élèves du vocabulaire d’une

manière explicite, régulière, systématique.

Ceci acquis, deux questions se posent.

Faut-il faire apprendre aux élèves une grande quantité de mots, et courir

le risque qu’ils les oublient aussi vite qu’ils les ont appris, ou un petit

nombre de mots seulement, en prenant le temps de le leur faire

assimiler durablement par des exercices, des explications détaillées, des

contrôles, des reprises ?...

On sait que les élèves des années cinquante savaient infiniment mieux

lire et écrire que ceux d’aujourd’hui – cependant ils n’avaient pas, dit-on,

une « culture générale » aussi étendue : ceci compenserait cela. Mais

que vaut la culture générale d’un individu qui n’est pas capable de

déchiffrer un texte sans faire d’erreur ou d’exprimer clairement sa

pensée par écrit - ou qui est même incapable de penser tout court ? Un

petit savoir bien solide vaut mieux, vaut infiniment mieux, qu’un grand

savoir aux pieds d’argile, car lorsqu’on sait bien ce que l’on sait, on peut

prendre appui sur cette base pour s’élancer vers de nouvelles

connaissances. Un savoir parfaitement maîtrisé pave la route à d’autres

apprentissages, tandis qu’un savoir approximatif et vacillant décourage

par la désagréable sensation de flou qui l’accompagne – ainsi que par

l’illusion de déjà su qu’il traîne à sa suite : lorsqu’on sait mal on croit

savoir, ce qui fait qu’on n’est pas motivé pour (re)apprendre. Suite à

toutes ces considérations, on a opté pour l’étude approfondie d’un

vocabulaire peu étendu.

Une question nettement plus cruciale reste à résoudre : quel vocabulaire

doit-on faire apprendre en priorité aux élèves ?... Entre tant de mots

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indispensables qu’ils ignorent, le choix paraît difficile, voire cornélien.

Nous avons décidé de mettre l’accent sur le vocabulaire qui aide les

élèves à se construire une personnalité d’élève au plein sens du terme –

car, comme le dit le professeur de philosophie Adrien Barrot, « on ne

naît pas élève, on le devient ». Pour devenir élève ou étudiant, il faut

développer des qualités de savoir-vivre, d’attention, de curiosité

intellectuelle, et cetera. Acquérir une connaissance fine du vocabulaire

qui sert à désigner ces qualités (et leurs défauts contraires) permet de

prendre conscience de leur existence, ce qui constitue la première étape

de leur développement.

Merleau-Ponty l’a dit : le mot sédimente la pensée ; il est cette pensée

solidifiée, concrétisée, identifiée distinctement. Et de même que le dépôt

sédimentaire conserve l’empreinte du passé et constitue cette empreinte

devenue évidente, le mot conserve et fixe l’idée, qui acquiert par lui

permanence et visibilité. Sur un sujet voisin, voici ce que remarque le

philosophe David Hum :

Une partie de ce qui semble harmonieux en morale peut découler de la nature même du langage. […] En recommandant n’importe laquelle des vertus morales, on ne fait pas plus que ce qui est impliqué dans les termes eux-mêmes. Le peuple qui a inventé le mot charité, et qui l’a usé dans son sens juste, a inculqué avec plus de clarté et d’efficacité le précepte « sois charitable », que n’importe quel soi-disant législateur […] qui insérerait une telle maxime dans ses écrits.15

Comprendre en profondeur la signification d’un terme qui désigne une

qualité intellectuelle ou morale, ajouter ce terme à son vocabulaire passif

et actif, c’est ouvrir les yeux à cette qualité qui, grâce au nom qui

l’identifie, acquiert un contour, une couleur, une consistance ; c’est aussi

prendre conscience de la présence ou de l’absence de cette qualité chez

15 David Hume, Of the standard of Taste and Others Essays.

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les personnes de son entourage ; c’est enfin et surtout réaliser qu’on

peut, et peut-être qu’on doit, cultiver cette qualité en soi.

Symétriquement, saisir la signification d’un mot qui désigne un défaut ou

un manque, c’est déjà commencer à prendre conscience qu’on peut

l’éviter - ou s’en débarrasser.

Ces considérations peuvent sembler nouvelles, mais leur mise en

pratique est tout à fait classique : sans le justifier d’un point de vue

théorique, les auteurs des anciens manuels scolaires de français offraient

aux élèves des mots de ce genre, des mots propres à faire passer leurs

qualités intellectuelles et morales de l’état gazeux à l’état solide. Un

exemple suffira pour en juger. Voici une page du Vocabulaire sensoriel,

Méthode de français Bocquet Perrotin, manuel qui date de 1924 :

1. – Un enfant attentif écoute bien, observe soigneusement ; il concentre toute son intelligence sur sa leçon, sur son devoir ; il est absorbé par son travail, il s’applique à suivre le maître, il est tout yeux, tout oreilles… Soyez tout yeux, tout oreilles. 2. – Pour regarder, écouter, tâter, flairer, il faut de l’attention. Regardez votre règle, écoutez les bruits du dehors, tâtez votre table. 3. – L’attention peut être suivie (qui dure), soutenue (qui tient), continue (qui tient), profonde ou éphémère, fugace. 4. – Celui qui veut être écouté doit attirer l’attention, exciter l’attention, éveiller l’attention, frapper l’attention. Prenez une attitude qui marque votre attention. 5. – Un enfant qui n’est pas appliqué est distrait (tiré hors de son travail), inattentif (contraire de attentif), étourdi (qui agit sans réflexion), dissipé (plus occupé de ses plaisirs que de ses devoirs), irréfléchi. Il faut preuve de distraction, d’inattention, d’étourderie, de dissipation, d’irréflexion. 6. – On reconnaît la distraction, l’inattention à l’attitude. Prenez une attitude qui marque l’inattention.16

Ce n’est pas seulement à l’école que l’on a besoin d’attention, c’est dans

toutes les circonstances de l’existence, qu’elles soient importantes ou

16 Le vocabulaire sensoriel, Librairie Armand Colin, 1924.

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qu’elles ne le soient pas. Les élèves qui étudiaient cette page de

vocabulaire apprenaient bien plus que des mots ; ils acquéraient les

prémisses du travail, de l’efficacité, de la rigueur, de la créativité. Les

fruits d’un enseignement de ce genre se récoltent toute la vie… On a dit

que « l’enseignement est le labourage des intelligences » : enseigner aux

élèves le vocabulaire de leur réussite intellectuelle et morale, c’est faire

véritablement œuvre d’enseignant, c’est bêcher et semer pour l’avenir.

Dans la partie Vocabulaire de ce manuel, c’est ce que nous avons tenté

de faire - en renouant, par-dessus la tête des pédantes et absconses

pédagogies à la mode, avec la sagesse des anciens manuels scolaires.

Haute langue orale

La deuxième partie de ce manuel est consacrée à la « haute langue

orale ».

L’école actuelle fait la part belle à l’oral : on donne la parole aux élèves

sur tout et n’importe quoi (de préférence sur ce dont ils n’ont aucune

espèce de connaissance). On peut constater que cette pratique de l’oral

ne leur apporte rien, ou presque rien : après des années à babiller en

classe, ils s’expriment toujours aussi pauvrement et aussi mal. Cette

inefficacité n’a rien de bien mystérieux : si l’on demandait à une

personne valide, et qui marche déjà beaucoup, de marcher quelques

minutes de plus chaque jour, elle ne ferait elle non plus aucun progrès

significatif dans la marche. Qu’on les y invite ou non, les élèves parlent –

la seule différence entre leurs discussions privées et celles auxquelles le

professeur les convie est le sujet traité. Différence qui ne change pas

grand chose : que l’on parle de Spider man ou des indices de

l’énonciation, on s’exprime avec les mots que l’on connaît, et dans la

langue que l’on connaît. A ce niveau-là, discuter de Victor Hugo ou du

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repas de la cantine, c’est tout un : dans les deux cas, on n’en devient

pas plus éloquent.

Dans les années soixante, s’est dévelopée la théorie de l’expression : le savoir, la langue seraient naturellement dans l’enfant et tout l’art du pédagogue consisterait à permettre à cet élixir précieux de s’exprimer grâce à une subtile cuisine pédagogique. Cela conduit à négliger d’alimenter l’esprit de l’enfant qui se contente de moudre son grain habituel : avec ces méthodes, les élèves restent au stade de conversation qu’ils utilisent naturellement. Les enfants acquièrent la tchatche […] mais pas une maîtrise des différents registres de la langue orale, et encore moins celui d’une langue oratoire, précise, savante, riche et variée. Comme ils parlaient en entrant à l’école, ainsi parlent-ils quand ils la quittent.17

Aux antipodes de cette approche nivelante de l’oral on trouve le théâtre.

On sait à quel point le jeu théâtral est formateur ; il a le pouvoir de

changer des quasi-voyous en hommes cultivés. Espèce de miracle dont

Gérard Depardieu a bénéficié : sans les cours de théâtre, le jeune Gérard

aurait peut-être mal tourné. A une toute autre époque, des éducateurs

habiles, les jésuites, réservaient une large part dans leur enseignement à

la pratique du théâtre. Ils faisaient jouer à leurs élèves des tragédies et

des comédies, et formaient ainsi leurs élèves à l’éloquence et aux belles

manières. C’est cette éducation-là qui a formé Molière, La Fontaine...

On admet généralement que les élèves actuels ne souffrent ni d’un excès

d’éloquence, ni d’une pléthore de bonnes manières : alors pourquoi ne

pas leur appliquer la recette éprouvée des jésuites ?...

D’autant que pour bénéficier de la puissance réformatrice et éducatrice

du théâtre, il n’est nul besoin de costumes, de scène, ni du tralala d’une

représentation théâtrale : il suffit d’un beau texte qui se prête à la

récitation. C’est la pratique de la haute langue orale (pour reprendre une

17 Christian Montelle, La parole contre l’échec scolaire, la haute langue orale, l’Harmattan, 2005, p.47.

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expression de Christian Montelle) qui fait du théâtre une activité

éducatrice. Lire ou réciter en y mettant le ton, c’est s’approprier un

texte, s’incorporer de la littérature, et finalement acquérir une certaine

forme d’éloquence : articulation, intonation, vocabulaire et syntaxe.

Le commentaire composé et la dissertation sont des exercices difficiles et

relativement abstraits qui ne peuvent réellement passionner que des

littéraires purs et durs, tandis que la lecture à haute voix est un exercice

qui peut plaire à tout un chacun, et qui plaît en effet à tous les élèves.

Ce type de lecture n’a pourtant rien d’un exercice amusant mais stérile,

c’est au contraire une pratique éminemment fructueuse. La lecture à

haute voix développe l’assurance, la maîtrise de la voix et des gestes, la

richesse et la pertinence du vocabulaire et de la syntaxe, l’amour du

beau langage et de la littérature, qui dans la lecture théâtrale n’est pas

appréhendée comme une chose muette, mais comme sa propre voix

résonnante. En s’initiant à la lecture théâtrale, les élèves plongent

directement au cœur des textes, les occupent de l’intérieur : là il ne

s’agit pas d’étiqueter, de définir ou de décrire mais de sentir, de saisir,

de faire sienne toutes les nuances du sens pour les restituer aux autres.

La lecture à haute voix est à coup sûr l’une des méthodes les plus

vivantes et les plus émouvantes de découvrir la littérature – et c’est aussi

un espace de partage.

Résumons nous : pour que les élèves aiment la littérature, il faut qu’ils y

entrent, et pour qu’ils y entrent, il faut qu’elle entre en eux. La lecture

théâtrale invite la littérature dans leur bouche d’abord, dans leur cœur et

leur cerveau ensuite, où elle agit comme un ferment de civilisation et de

beau langage.

Si, comme le dit Anatole France, « ce qu’on appelle stratégie consiste

essentiellement à passer les rivières sur des ponts et à franchir les

montagnes par les cols », alors la lecture à haute voix constitue la

meilleure des stratégies pour mener les élèves jusqu’à l’amour de la

Page 21: une tete bien faite

21

langue et de la littérature : c’est un chemin facile qui y conduit à coup

sûr.

Dans le chapitre « haute langue orale », nous avons donc rassemblé des

poèmes, des extraits de discours, des tirades de théâtre – bref, des

textes qui se prêtent particulièrement à une lecture à haute voix. Dans

l’idéal, lorsqu’on les travaille en classe, le professeur devrait assumer le

rôle de modèle : les élèves progressent davantage lorsqu’on leur donne

des exemples de valeur à imiter. (Pour ceux qui croiraient encore que ce

n’est pas de cette manière-là que l’on apprend, je les renvoie à tous les

travaux récents des neuropsychologues sur les neurones miroirs, travaux

qui prouvent que l’apprentissage passe par l’imitation.)

Haute langue écrite

La partie réservée à l’apprentissage de la langue est souvent assez mince

dans les manuels de lycée, car leurs auteurs partent du principe qu’à la

fin du collège, les élèves ont atteint une maîtrise suffisante de leur

langue maternelle… Malheureusement, la réalité ne suit pas. En seconde,

la plupart des élèves ne savent pas écrire correctement. La situation est

délicate, car on n’a matériellement plus le temps de reprendre à zéro

l’apprentissage de la langue. C’est pourquoi la partie Haute langue écrite

se focalise sur quelques points névralgiques, où les manques des élèves

sont particulièrement flagrants, sans être trop difficiles à corriger.

Beaucoup d’élèves ne maîtrisent pas les accents. Entre les accents

oubliés et déformés, il semble qu’ils n’aient qu’une perception très floue

de ce qu’est un accent aigu, un accent grave ou un c cédille – et des

lieux où ces signes s’imposent. Idem pour la ponctuation : beaucoup des

élèves sont atteints de virgulite. Des exercices leur permettent de

corriger leur ponctuation et leur ponctuation, les aidant ainsi à

Page 22: une tete bien faite

22

développer l’approche rigoureuse et précise de la langue qui leur est

nécessaire.

Les fautes de conjugaison sont parmi les plus voyantes et les plus

récurrentes des élèves, c’est pourquoi on s’est aussi concentré sur la

conjugaison des auxiliaires et des trois groupes à la voix active.

Enfin, des fables de Claris de Florian, écrites dans un style classique et

simple, leur permettent de pratiquer la dictée, de progresser en

orthographe et de mesurer leurs progrès.

Le texte littéraire à l’étude

Selon le nouveau dogme pédagogique révélé, point de salut hors de la

séquence. Or la séquence est par définition une unité à elle toute seule :

juxtaposée à d’autres séquences tout aussi autonomes, elle disperse

l’attention des élèves, qui survolent un certain nombre de sujets sans

n’en approfondir aucun. Sur l’autel de la séquence, c’est l’étude

approfondie des œuvres qui est généralement sacrifié… pour contourner

cette difficulté sans sortir du cadre consacré, nous nous sommes limité à

deux séquences : l’une consacrée au Romantisme et l’autre à La

Chartreuse de Parme. Ainsi, les objets d’étude qui doivent être abordés

en seconde - poésie, mouvement littéraire du dix-neuvième siècle,

roman, théâtre, argumentation - sont tous abordés d’une manière ou

d’une autre (ils le sont aussi par la pratique de la haute langue orale),

sans que pour autant l’attention se disperse sur des œuvres

radicalement hétérogènes : c’est toujours le dix-neuvième siècle que l’on

envisage, que l’on parcourt, que l’on explore. En resserrant ainsi le

champ d’étude, nous optimisons les chances que les élèves acquièrent

des connaissances solides : comme nous l’avons déjà dit, mieux vaut un

petit savoir consistant, qu’un grand savoir évanescent.

Page 23: une tete bien faite

23

L’apprentissage du commentaire composé et de la dissertation se fait

dans le cadre de ces deux séquences.

Limites de ce manuel

Ce manuel offre principalement une base de textes et d’exercices. Ce

n’est pas un cours complet ; plutôt un groupement organisé de textes et

d’exercices facile à utiliser…

Page 24: une tete bien faite

24

VOCABULAIRE

Les idées, même les plus sublimes, ne sont jamais à inventer, et elles se trouvent inscrites dans le vocabulaire consacré par l'usage. (Alain)

Définir, c’est entourer d’un mur de mots un terrain vague d’idées. (Samuel Butler)

La violence, c’est un manque de vocabulaire. (Gilles Vigneault)

Les mots sont des pièces d’or : apprendre de nouveaux mots, c’est

s’enrichir. Elargir son vocabulaire, c’est élargir son esprit, et élargir son

esprit, c’est élargir sa vie.

Une personne qui ne dispose pas de suffisamment de mots pour

s’exprimer est dans la même situation que quelqu’un qui irait faire ses

courses au marché avec seulement une toute petite poche en plastique :

cette personne ne peut pas ramener grand-chose chez elle… De même,

Page 25: une tete bien faite

25

quelqu’un qui ne connaît pas tous les mots dont il a besoin est

impuissant à ramener et garder dans son esprit des impressions, des

sentiments ou des pensées riches et variés : les mots sont les récipients

des émotions, des sentiments et des idées. Cette personne est

condamnée à s’exprimer d’une manière maladroite et incomplète ; elle

est d’une certaine manière handicapée…

Pour enrichir son vocabulaire, il y a deux méthodes ; il est bon d’utiliser

les deux :

1/La lecture extensive et intensive (romans, essais, bande dessinées,

journaux, etc.) ;

2/La recherche de nouveaux mots dans un dictionnaire puis leur

inscription, accompagnée de sa définition et d’une ou deux phrases

d’exemple, dans un répertoire personnel prévu à cet effet.

Page 26: une tete bien faite

26

1. Autour de la politesse

1. Bienveillant (adjectif ; féminin : bienveillante)

2. Civilité (nom féminin)

3. Courtoisie (nom féminin)

4. Effronterie (nom féminin)

5. Impertinent (adjectif ; féminin : impertinente)

6. Malotru (nom masculin)

7. Ordurier (adjectif ; féminin : ordurière)

8. Ours mal léché (expression : groupe nominal masculin)

9. Outrecuidant (adjectif ; féminin : outrecuidante)

10. Savoir-vivre (nom composé masculin)

2. Autour de l’attention

1. Accaparer (verbe transitif direct : accaparer quelque chose…)

2. Assidu (adjectif ; féminin : assidue)

3. Circonspect (adjectif; féminin : circonspecte)

4. Concentration (nom féminin)

5. Inattention (nom féminin)

6. Négliger (verbe transitif direct : négliger quelque chose…)

7. S’absorber (verbe pronominal)

8. Soin (nom masculin)

9. Veiller (verbe transitif indirect : veiller à quelque chose…)

10. Vigilance (nom féminin)

Page 27: une tete bien faite

27

3. Autour du respect

1. Considération (nom féminin)

2. Cynisme (nom masculin)

3. Dénigrer (verbe transitif direct : dénigrer quelque chose…)

4. Dérision (nom féminin)

5. Egards (nom masculin pluriel)

6. Impertinence (nom féminin)

7. Observer (verbe transitif direct : observer quelque chose…)

8. Porter aux nues (expression verbale transitive directe : porter aux

nues quelque chose…)

9. Se conformer (verbe pronominal)

10. Transgresser (verbe transitif direct : transgresser quelque chose…)

4. Autour du travail

1. Apathie (nom féminin)

2. Ardeur (nom féminin)

3. Besogne (nom féminin)

4. Corvée (nom féminin)

5. Désœuvré (adjectif ; féminin : désœuvrée)

6. Nonchalance (nom féminin)

7. Oisiveté (nom féminin)

8. Studieux (adjectif ; féminin : studieuse)

9. Tâche (nom féminin)

10. Zèle (nom masculin)

Page 28: une tete bien faite

28

5. Autour de la persévérance

1. Caprice (nom masculin)

2. Constance (nom féminin)

3. Délaisser (verbe transitif direct : délaisser quelque chose…)

4. Esprit de suite (expression : groupe nominal masculin)

5. Obstination (nom féminin)

6. Persévérance (nom féminin)

7. S’acharner (verbe pronominal)

8. Tenace (adjectif)

9. Velléitaire (adjectif)

10. Versatile (adjectif)

6. Autour de l’apprentissage

1. Approfondir (verbe transitif direct : approfondir quelque chose…)

2. Assimiler (verbe transitif direct : assimiler quelque chose…)

3. Autodidacte (nom masculin)

4. Désillusionner (verbe transitif direct : désillusionner quelqu’un et

indirect : désillusionner quelqu’un de quelque chose…)

5. Désabuser (verbe transitif direct : désabuser quelqu’un et indirect :

désabuser quelqu’un de quelque chose…)

6. Disciple (nom masculin)

7. S’instruire (verbe pronominal)

8. Mémoriser (verbe transitif direct : mémoriser quelque chose…)

9. Perfectible (adjectif)

10. S’initier (verbe pronominal)

Page 29: une tete bien faite

29

7. Autour de la connaissance

1. Bagage (nom masculin)

2. Compétent (adjectif ; féminin : compétente)

3. Eclairé (adjectif ; féminin : éclairée)

4. Erudition (nom masculin)

5. Expert (nom masculin)

6. Lettré (nom masculin)

7. Lumière (nom féminin)

8. Maîtrise (nom féminin)

9. Omniscient (adjectif ; féminin : omnisciente)

10. Rudiment (nom masculin)

8. Autour de l’ignorance

1. Barbare (nom masculin)

2. Arriéré (adjectif ; féminin : arriérée)

3. Crédule (adjectif)

4. Ignare (nom masculin)

5. Inculte (adjectif)

6. Candide (adjectif)

7. Lacune (nom féminin)

8. Obscurantisme (nom féminin)

9. Primitif (adjectif ; féminin : primitive)

10. Sous-estimer (verbe composé transitif direct : sous-estimer

quelque chose…)

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30

9. Autour de l’intelligence

1. Bon sens (expression : groupe nominal masculin)

2. Décrypter (verbe transitif direct : décrypter quelque chose…)

3. Discernement (nom masculin)

4. Elucider (verbe transitif direct : élucider quelque chose…)

5. Lucide (adjectif)

6. Perspicace (adjectif)

7. Philosophe (adjectif)

8. Sagace (adjectif)

9. Sensé (adjectif ; féminin : sensée)

10. Sonder (verbe transitif direct : sonder quelque chose…)

10. Autour de la bêtise

1. Aberrant (adjectif ; féminin : aberrante)

2. Abruti (nom masculin)

3. Borné (adjectif ; féminin : bornée)

4. Extravagant (adjectif ; féminin : extravagante)

5. Incohérent (adjectif ; féminin : incohérente)

6. Inconséquent (adjectif; féminin : inconséquente)

7. Irrationnel (adjectif; féminin : irrationnelle)

8. Irréfléchi (adjectif; féminin : irréfléchie)

9. Niaiserie (nom féminin)

10. Obtus (adjectif; féminin : obtuse)

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11. Autour de la logique

1. Méthodique (adjectif)

2. Inéluctable (adjectif)

3. Sophisme (nom masculin)

4. Paralogisme (nom masculin)

5. Déduire (verbe transitif : déduire quelque chose de quelque chose…)

6. Induire (verbe transitif : induire quelque chose de quelque chose…)

7. Rigoureux (adjectif ; féminin : rigoureuse)

8. Tautologie (nom féminin)

9. Lapalissade (nom féminin)

10. Conséquent (adjectif ; féminin : conséquente)

12. Autour de la finalité

1. Dessein (nom masculin)

2. Fin (nom féminin)

3. Intention (nom féminin)

4. Visée (nom féminin)

5. Objectif (nom masculin)

6. Aspiration (nom féminin)

7. Caprice (nom féminin)

8. Propos (nom masculin)

9. S’efforcer (verbe pronominal : s’efforcer de faire quelque chose…)

10. Convoiter (verbe transitif direct : convoiter quelque chose…)

Page 32: une tete bien faite

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13. Autour du moyen

1. Agent (nom masculin)

2. Aptitude (nom féminin)

3. Biais (nom masculin)

4. Canal (nom masculin)

5. Exécutant (nom masculin)

6. Instrument (nom masculin)

7. Intermédiaire (nom masculin)

8. Méthode (nom féminin)

9. Moyen (nom masculin)

10. Voie (nom féminin)

14. Autour de la cause

1. Aboutir (verbe transitif indirect : aboutir à quelque chose…)

2. Aboutissement (nom masculin)

3. Déboucher (verbe transitif indirect : déboucher sur quelque chose…)

4. Facteur (nom masculin)

5. Ferment (nom masculin)

6. Produit (nom masculin)

7. Racine (nom féminin)

8. Retentissement (nom masculin)

9. Séquelle (nom féminin)

10. Source (nom féminin)

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15. Autour de l’idée

1. Aphorisme (nom masculin)

2. A priori (expression latine fonctionnant comme un nom masculin)

3. Conception (nom féminin)

4. Hypothèse (nom féminin)

5. Obsession (nom féminin)

6. Postulat (nom masculin)

7. Préjugé (nom masculin)

8. Théorie (nom féminin)

9. Thèse (nom féminin)

10. Utopie (nom féminin)

16. Autour du verbiage

1. Baliverne (nom féminin)

2. Ergoter (verbe intransitif)

3. Galimatias (nom masculin)

4. Jargon (nom masculin)

5. Pérorer (verbe intransitif)

6. Prolixe (adjectif)

7. Radoter (verbe intransitif)

8. Raisonneur (nom masculin ; féminin : raisonneuse)

9. Verbiage (nom féminin)

10. Volubile (adjectif)

Page 34: une tete bien faite

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17. Autour de la précision

1. Ambigu (adjectif ; féminin : ambiguë)

2. À-peu-près (nom masculin composé invariable)

3. Confus (adjectif ; féminin : confuse)

4. Evasif (adjectif ; féminin : évasive)

5. Explicite (adjectif)

6. Formel (adjectif ; féminin : formelle)

7. Irrécusable (adjectif)

8. Nébuleux (adjectif ; féminin : nébuleuse)

9. Rigoureux (adjectif ; féminin : rigoureuse)

10. Vague (adjectif)

18. Autour de la justice

1. Arbitraire (adjectif)

2. Equitable (adjectif)

3. Impartial (adjectif ; féminin : impartiale)

4. Objectif (adjectif ; féminin : objective)

5. Partial (adjectif ; féminin : partiale)

6. Subjectif (adjectif ; féminin : subjective)

7. Tendancieux (adjectif ; féminin : tendancieuse)

8. Légitime (adjectif)

9. Passionné (adjectif ; féminin : passionnée)

10. Influencer (verbe transitif direct : influencer quelqu’un ou quelque

chose…)

Page 35: une tete bien faite

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19. Autour de la vérité

1. Véridique (adjectif)

2. Authentique (adjectif)

3. Vraisemblable (adjectif)

4. Imposture (nom féminin)

5. Fictif (adjectif ; féminin : fictive)

6. Fiction (nom féminin)

7. Leurre (nom masculin)

8. Chimérique (adjectif)

9. Usurpé (adjectif ; féminin : usurpée)

10. Erroné (adjectif ; féminin : erronée)

20. Autour de l’analyse

1. Abrégé (nom masculin)

2. Analyse (nom féminin)

3. Analyser (verbe transitif direct : analyser quelque chose…)

4. Décomposer (verbe transitif direct : décomposer quelque chose…)

5. Détailler (verbe transitif direct : détailler quelque chose…)

6. Disséquer (verbe transitif direct : disséquer quelque chose…)

7. Fusionner (verbe transitif direct : fusionner quelque chose…)

8. Fractionner (verbe transitif direct : fractionner quelque chose…)

9. Minutieux (adjectif ; féminin : minutieuse)

10. Synthèse (nom féminin)

Page 36: une tete bien faite

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21. Autour de la prévoyance

1. Anticiper (verbe)

2. Bohème (adjectif)

3. Dépensier (adjectif ; féminin : dépensière)

4. Procrastination (nom féminin)

5. Imprévoyant (adjectif ; féminin : imprévoyante)

6. Insouciant (adjectif ; féminin : insouciante)

7. Prévenir (verbe intransitif ou transitif direct : prévenir quelque

chose…)

8. Prévoir (verbe intransitif ou transitif direct : prévoir quelque chose…)

9. Prévoyance (nom féminin)

10. Viatique (nom masculin)

22. Autour de l’opposition

1. Ambivalent (adjectif ; féminin : ambivalente)

2. Antithèse (nom féminin)

3. Contradiction (nom féminin)

4. Contraste (nom masculin)

5. Dénégation (nom féminin)

6. Divergence (nom féminin)

7. Opposition (nom féminin)

8. Oxymore (nom masculin)

9. Paradoxe (nom masculin)

10. Réfutation (nom féminin)

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23. Autour du secret

1. Anonyme (adjectif)

2. Arrière-pensée (nom féminin)

3. Coulisse (nom féminin)

4. Dédale (nom masculin)

5. Enigmatique (nom féminin)

6. Implicite (nom féminin)

7. Latent (adjectif ; féminin : latente)

8. Occulte (adjectif)

9. Sous-jacent (adjectif ; féminin : sous-jacente)

10. Ténébreux (adjectif ; féminin : ténébreuse)

24. Autour de la réalité

1. Abstrait (adjectif ; féminin : abstraite)

2. Concret (adjectif ; féminin : concrète)

3. Matérialisme (nom masculin)

4. Prosaïque (adjectif)

5. Réaliste (adjectif)

6. Tangible (adjectif)

7. Terre-à-terre (adjectif composé)

8. Trivial (adjectif ; féminin : triviale)

9. Virtuel (adjectif ; féminin : virtuelle)

10. Vulgaire (adjectif)

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25. Autour du rêve

1. Chimérique (adjectif)

2. Ephémère (adjectif)

3. Illusoire (adjectif)

4. Mirage (nom masculin)

5. Onirique (adjectif)

6. Phantasme (nom masculin)

7. Songe (nom masculin)

8. Spectral (adjectif ; féminin : spectrale)

9. Utopique (adjectif)

10. Vain (adjectif ; féminin : vaine)

26. Autour du cheminement

1. Bifurcation (nom féminin)

2. Cosmopolite (adjectif)

3. Déambuler (verbe intransitif)

4. Errance (nom féminin)

5. Nostalgie (nom féminin)

6. Odyssée (nom féminin)

7. Progression (nom féminin)

8. Rebrousser chemin (expression verbale)

9. S’orienter (verbe pronominal)

10. Vagabondage (nom masculin)

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27. Autour de la folie

1. Délire (nom masculin)

2. Démence (nom féminin)

3. Déraisonner (verbe intransitif)

4. Divaguer (verbe intransitif)

5. Fanatisme (nom masculin)

6. Fureur (nom féminin)

7. Hystérique (adjectif)

8. Insensé (adjectif ; féminin : insensée)

9. Lunatique (adjectif)

10. Phobie (nom féminin)

28. Autour de la sagesse

1. Béatitude (nom féminin)

2. Force d’âme (Expression : groupe nominal féminin)

3. Humanisme (nom masculin)

4. Intégrité (nom féminin)

5. Métaphysique (adjectif)

6. Pondéré (adjectif)

7. S’assagir (verbe pronominal)

8. Sérénité (nom féminin)

9. Sobre (adjectif)

10. Tempérance (nom féminin)

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29. Autour de l’amélioration

1. Abrutir (verbe transitif direct : abrutir quelqu’un…)

2. Avilir (verbe transitif direct : avilir quelqu’un…)

3. Déchéance (nom féminin)

4. Dégrader (verbe transitif direct : dégrader quelque chose…)

5. Edifier (verbe transitif direct : édifier quelque chose…)

6. Epurer (verbe transitif direct : épurer quelque chose…)

7. Optimiser (verbe transitif direct : optimiser quelque chose…)

8. Perfectionner (verbe transitif direct : perfectionner quelque chose…)

9. Réhabiliter (verbe transitif direct : réhabiliter quelque chose…)

10. Civiliser (verbe transitif direct : civiliser quelqu’un…)

30. Autour de la parole

1. Anonner (verbe intransitif ou transitif direct : ânonner quelque

chose…)

2. Bredouiller (verbe intransitif ou transitif direct : bredouiller quelque

chose…)

3. Disert (adjectif ; féminin : diserte)

4. Eloquent (adjectif ; féminin : éloquente)

5. Laconique (adjectif)

6. Marmonner (verbe intransitif ou transitif direct : ânonner quelque

chose…)

7. Orateur (nom masculin)

8. S’égosiller (verbe pronominal)

9. S’épancher (verbe pronominal)

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10. Verbaliser (verbe intransitif ou transitif direct : verbaliser quelque

chose…)

31. Autour de la mémoire

1. Amnésie (nom féminin)

2. Amnésique (adjectif)

3. Commémorer (verbe transitif direct : commémorer quelque chose…)

4. Ingratitude (nom féminin)

5. Léthé (nom propre masculin)

6. Mnémotechnique (adjectif)

7. Monument (nom féminin)

8. Réminiscence (nom féminin)

9. Ressentiment (nom masculin)

10. Se remémorer (verbe pronominal)

32. Autour de l’essentiel

1. Accessoire (adjectif)

2. Capital (adjectif ; féminin : capitale)

3. Crucial (adjectif ; féminin : cruciale)

4. Essentiel (adjectif ; féminin : essentielle)

5. Négligeable (adjectif)

6. Ornement (nom masculin)

7. Primordial (adjectif ; féminin : primordiale)

8. Secondaire (adjectif)

9. Superflu (adjectif ; féminin : superflue)

Page 42: une tete bien faite

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10. Vital (adjectif; féminin : vitale)

33. Autour de l’apparence

1. Affecter (verbe transitif direct : affecter quelque chose…)

2. Démasquer (verbe transitif direct : démasquer quelque chose…)

3. Dévoiler (verbe transitif direct : démasquer quelque chose…)

4. Exhiber (verbe transitif direct : démasquer quelque chose…)

5. Façade (nom féminin)

6. Faux-semblant (nom masculin)

7. Parader (verbe intransitif)

8. Prétexte (nom masculin)

9. Trompe-l’œil (nom composé masculin)

10. Vernis (nom masculin)

Page 43: une tete bien faite

43

HAUTE LANGUE ORALE

Les français croient qu’ils parlent bien le français parce qu’ils ne parlent aucune langue étrangère. (Tristan Bernard)

La musique des mots, l'accent des mots ont leur valeur, ils sont à la parole ce que sont les plumes à la flèche, elles la portent plus loin et plus avant. (Ernest Legouvé)

C’est très agréable de partager la saveur d’un texte qu’on aime, et dans lequel on entre à force de le travailler, de le dire. (Marylène Conan)

Critères d’évaluation pour une lecture à haute voix

1. La voix était-elle trop aigue ?

- OUI, la voix dérapait dans les aigus, elle est stridente. -NON, elle était suffisamment grave, elle est agréable à écouter.

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2. Un mot pour un autre, un mot qui disparaît… Y a-t-il eu des

fautes de ce genre dans la lecture ?

- OUI, il y a eu des erreurs. - NON, la lecture n’a comporté aucune faute. 3. Y a-t-il eu des hésitations dans la lecture ?

- OUI, à certains moments on avait l’impression que « le disque était rayé »… - NON, le lecteur n’a buté sur aucun mot. 4. Y a-t-il eu des erreurs sur la ponctuation ?

- OUI, le lecteur a lu une virgule comme si c’était un point (ou un point comme si c’était une virgule) Visiblement il n’avait pas bien saisi le découpage du texte. - Non, aucune erreur. 5. La prononciation était-elle défaillante, relâchée ?

- OUI, le lecteur n’articulait pas suffisamment. Il avalait les syllabes. Souvent, les sons étaient confus, comme si toutes les voyelles et les consonnes se ressemblaient… On avait l’impression qu’il ne bougeait pas suffisamment les lèvres, et du coup, le texte ressemblait un peu à de la bouillie. - NON, la prononciation était impeccable. Tout était parfaitement clair. On aurait dit Ségolène Royal ou Sarkozy. 6. L’intonation était-elle convaincante ?

- OUI, la lecture était vivante. On aurait dit que le lecteur pensait vraiment ce qu’il disait, que c’était lui qui avait écrit le texte. - NON, la lecture était monotone et mécanique. On avait l’impression que le lecteur se fichait totalement du sens de ce qu’il lisait. 7. La posture était-elle convaincante ?

- OUI, le lecteur se tenait droit et regardait de temps en temps son public : il avait l’air confiant, sûr de lui. - NON, le lecteur était recroquevillé, ratatiné sur lui-même ; il ne levait jamais les yeux de sa feuille.

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Texte 1 à déclamer – 111 mots

La vérité

Quoi que je trouve au bout de la voie où je m’engage, quand cela serait

contraire à toutes mes prévisions et à tous mes désirs, à tout ce que je

croyais et à tout ce qu’on croit autour de moi, quand ce serait contraire à

tout ce que j’ai dit moi-même ; quand cela déferait toutes mes

associations d’idées, dérangerait toutes mes combinaisons, tout le

système que mon intelligence avait échafaudé jusque-là, quand cela

anéantirait enfin tout le travail de ma vie passée, - si c’est la vérité,

quelque pénible qu’elle soit, je veux la trouver, je veux y croire, parce

que la vérité est digne d’amour et que je l’aime.

Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction

(1885)

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Texte 2 à déclamer – 149 mots

Des pauvres fous…

LELIO.

Quand quelqu’un me vante une femme aimable et l’amour qu’il a pour

elle, je crois voir un frénétique qui me fait l’éloge d’une vipère, qui me dit

qu’elle est charmante, et qu’il a le bonheur d’en être mordu.

ARLEQUIN.

Fi donc, cela fait mourir.

LELIO.

Eh, mon cher enfant, la vipère n’ôte que la vie. Femmes, vous nous

ravissez notre raison, notre liberté, notre repos ; vous nous ravissez à

nous-mêmes, et vous nous laissez vivre. Ne voilà-t-il pas des hommes en

bel état après, des pauvres fous, des hommes troublés, ivres de douleur

ou de joie, toujours en convulsion, des esclaves. Et à qui appartiennent

ces esclaves ? à des femmes ! Et qu’est-ce que c’est qu’une femme ?

Pour la définir il faudrait la connaître : nous pouvons aujourd’hui en

commencer la définition, mais je soutiens qu’on n’en verra le bout qu’à la

fin du monde.

Marivaux, La surprise de l’amour, Acte I, scène 2 (1722)

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Texte 3 à déclamer – 152 mots

Esclave à ton tour

IPHICRATE

Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ?

ARLEQUIN, se reculant d’un air sérieux.

Je l'ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne ; les

hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes, j'étais ton esclave ; tu

me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste,

parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus

fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela

est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice là ; tu m'en

diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras

plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il est permis de faire souffrir aux

autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent

recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes

camarades et tes maîtres. (Il s'éloigne.)

Marivaux, L’Ile des esclaves, Acte I, scène 1 (1725)

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Texte 4 à déclamer – 157 mots

Déplaire est mon plaisir

CYRANO.

Eh bien ! Oui, c'est mon vice.

Déplaire est mon plaisir. J'aime qu'on me haïsse.

Mon cher, si tu savais comme l'on marche mieux

Sous la pistolétade excitante des yeux !

Comme, sur les pourpoints, font d'amusantes taches

Le fiel des envieux et la bave des lâches !

- Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,

Ressemble à ces grands cols d'Italie, ajourés

Et flottants, dans lesquels votre cou s'effémine :

On y est plus à l'aise... et de moins haute mine,

Car le front n'ayant pas de maintien ni de loi,

S'abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,

La Haine, chaque jour, me tuyaute et m'apprête

La fraise dont l'empois force à lever la tête ;

Chaque ennemi de plus est un nouveau godron

Qui m'ajoute une gêne, et m'ajoute un rayon :

Car pareille en tous points à la fraise espagnole,

La Haine est un carcan, mais c'est une auréole !

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte II, scène 8 (1897)

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Texte 5 à déclamer – 161 mots

Insomnie générale !

LE PROMOTEUR, comme se parlant à lui-même, dans un rêve extasié.

L’insomnie générale ! La grande étape du progrès ! Que personne ne

retombe plus dans ce misérable sommeil. Ni jeunes, ni vieux, ni les

riches, ni les pauvres ! Lumières, bruits, roulements, hurlements, le

stade, les arènes, les bals, les marchés et les bagnes, les cafés et les

tribunaux ! Fanfares, feux d’artifice, mariages, enterrements, grandes

manœuvres, défilés militaires, processions religieuses, les trains qui

entrent en gare, les bang des avions supersoniques, le départ

assourdissant des fusées, les navires qui prennent le large, la foule qui

hurle, les criminels qui tirent, la police qui répond par des rafales : tout

m’est bon pourvu que rien ne cesse, que rien ne s’endorme, que l’or

s’amoncelle dans les coffres des banques, que la monnaie circule, que

les comptoirs de la Bourse vocifèrent en se lançant des chiffres comme

des ballons, que les uns s’enrichissent en un jour tandis que les autres se

suicident de désespoir, que les crèches soient pleines comme les

ossuaires ! (Il se tait et reste un moment silencieux, comme halluciné.)

Jean Tardieu, La cité sans sommeil, fiction fantastique (1982)

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Texte 6 à déclamer – 167 mots

Apostrophe

Ô stylographe à la plume de platine, que ta course rapide et sans heurt

trace sur le papier au dos satiné les glyphes alphabétiques qui

transmettront aux hommes aux lunettes étincelantes le récit narcissique

d’une double rencontre à la cause autobusilistique. Fier coursier de mes

rêves, fidèle chameau des mes exploits littéraires, svelte fontaine de

mots comptés, pesés et choisis, décris les courbes lexicographiques et

syntaxiques qui formeront graphiquement la narration futile et dérisoire

des faits et gestes de ce jeune homme qui prit un jour l’autobus S sans

se douter qu’il deviendrait le héros immortel de mes laborieux travaux

d’écrivain. Freluquet au long cou surplombé d’un chapeau cerné d’un

galon tressé, roquet rageur, rouspéteur et sans courage qui, fuyant la

bagarre, allas poser ton derrière moissonneur de coups de pieds au cul

sur une banquette en bois durci, soupçonnais-tu cette destinée

rhétorique lorsque, devant la gare Saint-Lazare, tu écoutais d’une oreille

exaltée les conseils de tailleur d’un personnage qu’inspirait le bouton

supérieur de ton pardessus ?

Raymond Queneau, Exercices de style (1947)

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Texte 7 à déclamer – 195 mots

Une voix sans personne…

Le rôle du poète n’est-il pas de donner la vie à ce qui se tait dans

l’homme et dans les choses, puis de se perdre au cœur de la Parole ?

Cette parole qu’un peuple d’ombres se transmet d’une rive à l’autre du

temps, il semble qu’une seule voix sans fin la porte et la profère.

Elle seule, dépositaire d’un monde de secrets, tire de notre absence une

longue mémoire, dessine dans l’espace la figure de l’Homme et prête à

nos hasards la forme d’un destin…

Mais peut-être, au-delà d’elle-même, si nous prêtons l’oreille avec plus

de ferveur, pourrons-nous percevoir l’écho de ce qui n’a même plus de

nom dans aucune langue.

Les paroles alors, qu’elles soient transparentes ou opaques, humbles ou

chamarrées d’images, ne contiendront pas plus de sens qu’un souffle

sans visage qui résonnerait pour lui-même sur les débris d’un temple ou

dans un champ superbement désert depuis toujours ignoré des humains.

Ainsi, qu’il laisse un nom ou devienne anonyme, qu’il ajoute un terme au

langage ou qu’il s’éteigne dans un soupir, de toute façon le poète

disparaît, trahi par son propre murmure et rien ne reste après lui qu’une

voix – sans personne.

Jean Tardieu, Une voix sans personne (1954)

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Texte 8 à déclamer – 201 mots

Seul entre les mortels…

Parlez à cet autre de la richesse des moissons, d'une ample récolte,

d'une bonne vendange : il est curieux de fruits ; vous n'articulez pas,

vous ne vous faites pas entendre. Parlez-lui de figues et de melons, dites

que les poiriers rompent de fruit cette année, que les pêchers ont donné

avec abondance ; c'est pour lui un idiome inconnu : il s'attache aux seuls

pruniers, il ne vous répond pas. Ne l'entretenez pas même de vos

pruniers : il n'a de l'amour que pour une certaine espèce, toute autre

que vous lui nommez le fait sourire et se moquer. Il vous mène à l'arbre,

cueille artistement cette prune exquise ; il l'ouvre, vous en donne une

moitié, et prend l'autre : « Quelle chair! dit-il ; goûtez-vous cela ? cela

est-il divin ? voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs. » Et là-dessus

ses narines s'enflent ; il cache avec peine sa joie et sa vanité par

quelques dehors de modestie. O l'homme divin en effet ! homme qu'on

ne peut jamais assez louer et admirer ! homme dont il sera parlé dans

plusieurs siècles ! que je voie sa taille et son visage pendant qu'il vit ;

que j'observe les traits et la contenance d'un homme qui seul entre les

mortels possède une telle prune !

La Bruyère, Caractères, De la mode (1688)

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Texte 9 à déclamer – 209 mots

Ô rage !

Don Diègue est nommé gouverneur du prince : le comte de Gormas, furieux de

ne pas de ne pas été désigné, le soufflette. Affaibli par l’âge, Don Diègue n’a pas

la force de se venger de cette insulte… Seul, il laisse libre cours à son désespoir.

DON DIEGUE.

Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !

N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?

Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers

Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?

Mon bras qu'avec respect tout l'Espagne admire,

Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,

Tant de fois affermi le trône de son roi,

Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?

Ô cruel souvenir de ma gloire passée !

Œuvre de tant de jours en un jour effacée !

Nouvelle dignité fatale à mon bonheur !

Précipice élevé d'où tombe mon honneur !

Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,

Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?

Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ;

Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur :

Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne

Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne.

Et toi, de mes exploits glorieux instrument,

Mais d'un corps tout de glace inutile ornement,

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Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,

M'as servi de parade, et non pas de défense,

Va, quitte désormais le dernier des humains,

Passe, pour me venger, en de meilleures mains.

Pierre Corneille, Le Cid, acte I, scène 4 (1632)

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Texte 10 à déclamer – 210 mots

Hésitations

Je ne sais pas très bien où cela se passait… dans une église, une

poubelle, un charnier ? Un autobus peut-être ? Il y avait là… mais qu’est-

ce donc qu’il y avait là ? Des œufs, des tapis, des radis ? Des

squelettes ? Oui, mais avec encore leur chair autour, et vivants. Je crois

bien que c’est ça. Des gens dans un autobus. Mais il y en avait un (ou

deux ?) qui se faisait remarquer, je ne sais plus très bien par quoi. Par sa

mégalomanie ? Par son adiposité ? par sa mélancolie ? Mieux… plus

exactement… par sa jeunesse ornée d’un long… nez ? menton ? pouce ?

non : cou, et d’un chapeau étrange, étrange, étrange. Il se prit de

querelle, oui c’est ça, avec sans doute un autre voyageur (homme ou

femme ? enfant ou vieillard ?). Cela se termina, cela finit bien par se

terminer d’une façon quelconque, probablement par la fuite de l’un des

deux adversaires.

Je crois bien que c’est le même personnage que je rencontrai, mais où ?

Devant une église ? Devant un charnier ? devant une poubelle ? Avec un

camarade qui devait lui parler de quelque chose, mais de quoi ? de

quoi ? de quoi ?

Raymond Queneau, Exercices de style (1947)

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Texte 11 à déclamer – 211 mots.

L’âne

Pourquoi […] tant de mépris pour cet animal, si bon, si patient, si sobre,

si utile ? Les hommes mépriseraient-ils jusque dans les animaux, ceux

qui les servent trop bien et à trop peu de frais ? On donne au cheval de

l'éducation, on le soigne, on l'instruit, on l'exerce, tandis que l'âne,

abandonné à la grossièreté du dernier des valets, ou à la malice des

enfants, bien loin d'acquérir, ne peut que perdre par son éducation […]

On ne fait pas attention que l'âne serait par lui-même, et pour nous, le

premier, le plus beau, le mieux fait, le plus distingué des animaux, si

dans le monde il n' y avait point de cheval ; il est le second au lieu d'

être le premier, et par cela seul il semble n'être plus rien : c' est la

comparaison qui le dégrade ; on le regarde, on le juge, non pas en lui-

même, mais relativement au cheval ; on oublie qu'il est âne, qu'il a

toutes les qualités de sa nature, tous les dons attachés à son espèce, et

on ne pense qu'à la figure et aux qualités du cheval, qui lui manquent, et

qu' il ne doit pas avoir.

Buffon, L’âne (1753)

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Texte 12 à déclamer – 216 mots

Content de soi

Les marquis Acaste et Clitandre, tous deux soupirants de Célimène, sont

demeurés seuls dans son salon. Clitandre s’étonne de l’air satisfait d’Acaste.

ACASTE.

Parbleu! je ne vois pas, lorsque je m'examine,

Où prendre aucun sujet d'avoir l'âme chagrine.

J'ai du bien, je suis jeune, et sors d'une maison

Qui se peut dire noble avec quelque raison;

Et je crois, par le rang que me donne ma race,

Qu'il est fort peu d'emplois dont je ne sois en passe.

Pour le cœur, dont sur tout nous devons faire cas,

On sait, sans vanité, que je n'en manque pas,

Et l'on m'a vu pousser, dans le monde, une affaire

D'une assez vigoureuse et gaillarde manière.

Pour de l'esprit, j'en ai sans doute, et du bon goût

À juger sans étude et raisonner de tout,

À faire aux nouveautés, dont je suis idolâtre,

Figure de savant sur les bancs du théâtre,

Y décider en chef, et faire du fracas

À tous les beaux endroits qui méritent des has.

Je suis assez adroit; j'ai bon air, bonne mine,

Les dents belles surtout, et la taille fort fine.

Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,

Qu'on serait mal venu de me le disputer.

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Je me vois dans l'estime autant qu'on y puisse être,

Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.

Je crois qu'avec cela, mon cher Marquis, je croi

Qu'on peut, par tout pays, être content de soi.

Molière, Le Misanthrope, Acte III, scène 1 (1666)

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Texte 13 à déclamer – 218 mots

Jetez-vous sur l’avenir

Jetez-vous sur l'avenir

Au vol,

Comme l'indien

Sur les reins du cheval sauvage

Et n'en cherchez pas davantage

Prenez votre monture au col

Foncez

Avalez le temps avant qu'il ne vous avale

Frappez des deux talons les flancs de la cavale

Yeux fermés

Cheveux au vent

Lèvres entrouvertes

Courez courez à votre perte

Allez au-devant du temps

Faites voler en éclats

horizon et raisonnements

Tout ce qui est inerte ment

Prenez les devants

[…] Ruez-vous sur l'avenir avant

que les vers ne vous mangent Pressez votre cœur

comme on presse une éponge

Faites-lui rendre tous les prénoms

Tous les instantanés d'amour

Tous les rêves inassouvis

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Qu'il a stockés

Dans ses greniers

Sur cette plage

Cette photographie

Cette barque

Ton sourire

Le premier de nos enfants

Le second

Sable mer vent Qui parle ?

Taisez-vous

Laissez-moi seul

Avec ces bruits de pas dans le cimetière

Il est tard

Dire qu'il sera toujours trop tard

La grande nuit morte monte et persiste

Jetez-vous sur l'avenir

Ou par la fenêtre

Allez

ne vous retournez pas

Laissez les autres suivre votre enterrement

mais ne soyez pas du cortège

Opposez n'importe quoi à l'inertie

ne fût-ce qu'une plume ou un flocon de neige

Et que celui qui possède encore des yeux

Les ferme

Avant que le flocon

ne fonde sous ses regards impuissants

Jean-Pierre Rosnay, Fragment et relief ( ?)

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Texte 14 à déclamer – 221 mots

Grand âge, nous voici.

Grand âge, nous venons de toutes rives de la terre. Notre race est

antique, notre face est sans nom. Et le temps en sait long sur tous les

hommes que nous fûmes.

Nous avons marché seuls sur les routes lointaines ; et les mers nous

portaient qui nous furent étrangères. Nous avons connu l’ombre et son

spectre de jade. Nous avons vu le feu dont s’effaraient les bêtes. Et le

ciel tint courroux dans nos vases de fer.

Grand âge, nous voici. Nous n’avions soin de roses ni d’acanthes. Mais la

mousson d’Asie fouettait, jusqu’à nos lits de cuir et de rotin, son lait

d’écumes et de chaux vive. De très grands fleuves, nés de l’Ouest,

filaient à quatre jours en mer leur chyle épais de limon vert.

Et sur la terre de latérite route où courent les cantharides vertes, nous

entendions un soir tinter les premières gouttes de pluie tiède, parmi

l’envol des rolliers bleus d’Afrique et la descente des grands vols du Nord

qui font claquer l’ardoise d’un grand Lac.

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Ailleurs des cavaliers sans maîtres échangèrent leurs montures à nos

tentes de feutre. Nous avons vu passer l’abeille naine du désert. Et les

insectes rouges ponctués de noir s’accouplaient sur le sable des Iles.

L’hydre antique des nuits n’a point pour nous séché son sang au feu des

villes.

Saint John Perse, Chronique (1960)

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Texte 15 à déclamer – 223 mots

Les voix

Voix de l'Orgueil ; un cri puissant, comme d'un cor.

Des étoiles de sang sur des cuirasses d'or,

On trébuche à travers des chaleurs d'incendie...

Mais en somme la voix s'en va, comme d'un cor.

Voix de la Haine : cloche en mer, fausse, assourdie

De neige lente. Il fait si froid ! Lourde, affadie,

La vie a peur et court follement sur le quai

Loin de la cloche qui devient plus assourdie.

Voix de la Chair : un gros tapage fatigué.

Des gens ont bu. L'endroit fait semblant d'être gai.

Des yeux, des noms, et l'air plein de parfums atroces

Où vient mourir le gros tapage fatigué.

Voix d'Autrui : des lointains dans les brouillards. Des noces

Vont et viennent. Des tas d'embarras. Des négoces,

Et tout le cirque des civilisations

Au son trotte-menu du violon des noces.

Colères, soupirs noirs, regrets, tentations

Qu'il a fallu pourtant que nous entendissions

Pour l'assourdissement des silences honnêtes,

Colères, soupirs noirs, regrets, tentations,

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Ah ! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes,

Sentences, mots en vain, métaphores mal faites,

Toute la rhétorique en fuite des péchés,

Ah ! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes !

Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés.

Mourez à nous, mourez aux humbles vœux cachés

Que nourrit la douceur de la Parole forte,

Car notre cœur n'est plus de ceux que vous cherchez !

Verlaine, Sagesse (1881)

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Texte 16 à déclamer – 233 mots

Utilité de l’agriculture

Lors de comices agricoles, devant la foule qui l’écoute bouche bée, un conseiller

déclame un pompeux discours…

Et qu’aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de

l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ? Qui donc fournit à notre

subsistance ? N’est-ce pas l’agriculteur ? L’agriculteur, messieurs, qui,

ensemençant d’une main laborieuse les sillons féconds des campagnes,

fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d’ingénieux

appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les

cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un

aliment pour le pauvre comme pour le riche. N’est-ce pas l’agriculteur

encore qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants troupeaux

dans les pâturages ? Car comment nous vêtirions-nous, car comment

nous nourririons-nous sans l’agriculteur ? Et même, messieurs, est- il

besoin d’aller si loin chercher des exemples ? Qui n’a souvent réfléchi à

toute l’importance que l’on retire de ce modeste animal, ornement de

nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos

couches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs ? Mais je n’en

finirais pas, s’il fallait énumérer les uns après les autres les différents

produits que la terre bien cultivée, telle qu’une mère généreuse,

prodigue à ses enfants. Ici, c’est la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers

à cidre ; là, le colza ; plus loin, les fromages ; et le lin ; messieurs,

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n’oublions pas le lin ! qui a pris dans ces dernières années un

accroissement considérable et sur lequel j’appellerai plus

particulièrement votre attention.

Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857)

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Texte 17 à déclamer – 234 mots

Mon pauvre argent !

HARPAGON, criant au voleur dès le jardin, et venant sans chapeau.

Au voleur ! au voleur ! à l'assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je

suis perdu, je suis assassiné ; on m'a coupé la gorge : on m'a dérobé

mon argent. Qui peut-ce être ? Qu'est-il devenu ? Où est-il ? Où se

cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ?

N'est-il point là ? n'est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. (À lui-même, se

prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin... Ah ! c'est moi !

Mon esprit est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais.

Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! on m'a

privé de toi ; et puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma

consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n'ai plus que faire au

monde. Sans toi, il m'est impossible de vivre. C'en est fait ; je n'en puis

plus ; je me meurs ; je suis mort ; je suis enterré. N'y a-t-il personne qui

veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en

m'apprenant qui l'a pris ? […] Sortons. Je veux aller quérir la justice, et

faire donner la question à toute la maison : à servantes, à valets, à fils, à

fille, et à moi aussi.

Molière, L’Avare, Acte 4, scène 7 (1668)

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Texte 18 à déclamer – 240 mots

Assez de deuil !

- Œil pour œil ! Dent pour dent ! Tête pour tête ! A mort !

Justice ! L'échafaud vaut mieux que le remord.

Talion ! talion !

- Silence aux cris sauvages !

Non ! assez de malheur, de meurtre et de ravages !

Assez d'égorgements ! assez de deuil ! assez

De fantômes sans tête et d'affreux trépassés !

Assez de visions funèbres dans la brume !

Assez de doigts hideux ; montrant le sang qui fume,

Noirs, et comptant les trous des linceuls dans la nuit !

Pas de suppliciés dont le cri nous poursuit !

Pas de spectres jetant leur ombre sur nos têtes !

Nous sommes ruisselants de toutes les tempêtes ;

Il n'est plus qu'un devoir et qu'une vérité,

C'est, après tant d'angoisse et de calamité,

Homme, d'ouvrir son cœur, oiseau, d'ouvrir son aile

Vers ce ciel que remplit la grande âme éternelle !

Le peuple, que les rois broyaient sous leurs talons,

Est la pierre promise au temple, et nous voulons

Que la pierre bâtisse et non qu'elle lapide !

Pas de sang ! pas de mort ! C'est un reflux stupide

Que la férocité sur la férocité.

Un pilier d'échafaud soutient mal la cité.

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Tu veux faire mourir ! Moi je veux faire naître !

Je mure le sépulcre et j'ouvre la fenêtre.

Dieu n'a pas fait le sang, à l'amour réservé,

Pour qu'on le donne à boire aux fentes du pavé.

Victor Hugo, Les quatre vents de l’esprit (1881)

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Texte 19 à déclamer – 244 mots

Les porteurs de germe

Le Docteur Knock est bien décidé à s’accaparer un maximum de patients…

KNOCK, s’animant de plus en plus.

Commençons par le commencement. J’ai ici la matière de plusieurs

causeries de vulgarisation, des notes très complètes, de bons clichés, et

une lanterne. Vous arrangerez tout cela comme vous savez le faire.

Tenez, pour débuter, une petite conférence, toute écrite, ma foi, et très

agréable, sur la fièvre typhoïde, les formes insoupçonnées qu'elle prend,

ses véhicules innombrables : eau, pain, lait, coquillages, légumes,

salades, poussières, haleines, etc… les semaines et les mois durant

lesquels elle couve sans se trahir, les accidents mortels qu'elle déchaîne

soudain, , les complications redoutables qu'elle charrie à sa suite ; le tout

agrémenté de jolies vues : bacilles formidablement grossis, détails

d'excréments typhiques, ganglions infectés, perforations d'intestin, et

pas en noir, en couleurs, des roses, des marrons, des jaunes et des

blancs verdâtres que vous imaginez.

[…]

Pour ceux que notre première conférence aurait laissés froids, j'en tiens

une autre, dont le titre n'a l'air de rien : « Les porteurs de germes. » Il y

est démontré, clair comme le jour, à l’aide de cas observés, qu’on peut

se promener avec une figure ronde, une langue rose, un excellent

appétit, et receler dans tous les plis de son corps des trillions de bacilles

de la dernière virulence capables d’infecter un département. (Il se lève.)

Fort de la théorie et de l'expérience, j'ai le droit de soupçonner le

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premier venu d'être un porteur de germes. Vous, par exemple,

absolument rien ne me prouve que vous n'en êtes pas un.

Jules Romain, Knock ou le triomphe de la médecine, Acte II, scène 2

(1924)

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Texte 20 à déclamer – 253 mots

Cuisinier !

Cigalon est indigné : on a prétendu qu’il « n’est pas cuisinier »…

CIGALON.

Monsieur, monsieur ! Vous n’avez pas le droit de partir ! Après les mots

que vous venez de dire, vous avez le droit de m’entendre ! Je suis,

monsieur, je suis l’ancien chef de cuisine de l’hôtel de Noailles, de l’hôtel

Splendid et de chez Orand. C’est moi, monsieur, moi qui ai retrouvé la

recette du faisan farci à l’ancienne, recette perdue depuis des siècles,

recette que j’ai rajeunie en incorporant à la farce quinze gouttes d’élixir

de pèbre d’ail, recette inscrite sous mon nom au Livre d’or de la cuisine

française. Et je ne suis pas cuisinier ? Pendant trente ans, moi qui vous

parle, j’ai médité devant mes fourneaux. Et je fondais en méditant, et je

méditais en fondant. J’ai rôti l’oie du mardi gras après la dinde de Noël,

et les bécasses de Janvier, et les alouettes d’automne… Ils avaient chaud

dans leurs petits manteaux de lard… Mais, moi, j’avais aussi chaud

qu’eux… (Adèle rit. Cigalon enflammé, se tourne vers elle.) Et même

plus, madame, et même plus ! Parce que moi, je ne tournais pas : je

cuisais toujours du même côté, toujours par devant. Et je ne suis pas

cuisinier ? Si nous étions aux bains de mer, vous pourriez le voir : de

face je suis tout plissé, tout ridé, tout rôti ! J’ai le nombril craquant

comme une croquignole ! Et vous venez me dire, ici, sous mon platane,

que je ne suis pas cuisinier ? (Douloureusement.) Ah, c’est dur,

monsieur… C’est dur… Oui, c’est dur…

Marcel Pagnol, Cigalon (1936)

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Texte 21 à déclamer – 257 mots

Un mot…

Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.

Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes.

Tout, la haine et le deuil ! - Et ne m'objectez pas

Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas...

- Ecoutez bien ceci : Tête-à-tête, en pantoufle,

Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,

Vous dites à l'oreille au plus mystérieux

De vos amis de cœur, ou, si vous l'aimez mieux,

Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,

Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,

Un mot désagréable à quelque individu ;

Ce mot que vous croyez que l'on n'a pas entendu,

Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,

Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre !

Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.

Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,

De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;

- Au besoin, il prendrait des ailes, comme l'aigle !

- Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera.

Il suit le quai, franchit la place, et cætera,

Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues

Et va, tout à travers un dédale de rues,

Droit chez l'individu dont vous avez parlé.

Il sait le numéro, l'étage ; il a la clé,

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Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe,

Entre, arrive, et, railleur, regardant l'homme en face,

Dit : - Me voilà ! je sors de la bouche d'un tel.

- Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.

Victor Hugo, Toute la lyre (1893)

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Texte 22 à déclamer – 259 mots

Diseurs de Phébus

Que dites-vous ? Comment ? Je n'y suis pas ; vous plairait-il de

recommencer ? J'y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez,

Acis, me dire qu'il fait froid : que ne disiez-vous : « Il fait froid » ? Vous

voulez m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige ; dites : "Il pleut, il neige".

Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m'en féliciter ; dites :

"Je vous trouve bon visage." — Mais répondez-vous cela est bien uni et

bien clair ; et d'ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant ? »

Qu'importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d'être entendu quand on parle,

et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à

vous et à vos semblables, les diseurs de phébus ; vous ne vous en défiez

point, et je vais vous jeter dans l'étonnement : une chose vous manque,

c'est l'esprit. Ce n'est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est

l'opinion d'en avoir plus que les autres ; voilà la source de votre

pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots

qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans

cette chambre ; je vous tire par votre habit et vous dis à l'oreille : « Ne

songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point, c'est votre rôle ; ayez, si

vous pouvez, un langage simple, et tel que l'ont ceux en qui vous ne

trouvez aucun esprit : peut-être alors croira-t-on que vous en avez. »

La Bruyère, Caractères, De la société et de la conversation (1688)

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Texte 23 à déclamer – 267 mots

J’accuse…

J'accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et

Couard, d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins

qu'un examen médical ne les déclare atteints d'une maladie de la vue et

du jugement.

J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené dans la presse,

particulièrement dans l'Eclair et dans l'Echo de Paris, une campagne

abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute.

J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit, en

condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le

second conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par ordre, en

commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un

coupable.

En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup

des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit

les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose.

Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais

vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des

entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que j'accomplis ici

n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et

de la justice.

Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a

tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n'est

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que le cri de mon âme. Qu'on ose donc me traduire en cour d'assises et

que l'enquête ait lieu au grand jour !

J'attends.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l'assurance de mon profond

respect.

Emile Zola, J’accuse !..., Lettre au Président de la République (1898)

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Texte 24 à déclamer – 269 mots

Ampoulé

A l’heure où commencent à se gercer les doigts roses de l’aurore, je

montai tel un dard rapide dans un autobus à la puissante stature et aux

yeux de vache de la ligne S au trajet sinueux. Je remarquai, avec la

précision et l’acuité de l’Indien sur le sentier de la guerre, la présence

d’un jeune homme dont le col était plus long que celui de la girafe au

pied rapide, et dont le chapeau de feutre mou fendu s’ornait d’une

tresse, tel le héros d’un exercice de style. La funeste Discorde aux seins

de suie vint de sa bouche empestée par un néant de dentifrice, la

Discorde, dis-je, vint souffler son virus malin entre ce jeune homme au

col de girafe et à la tresse autour du chapeau, et un voyageur à la mine

indécise et farineuse. Celui-là s’adressa en ces termes à celui-ci : « Dites-

moi, méchant homme, on dirait que vous faites exprès de me marcher

sur les pieds ! » Ayant dit ces mots, le jeune homme au col de girafe et à

la tresse autour du chapeau s’alla vite asseoir.

Plus tard, dans la Cour de Rome aux majestueuses proportions, j’aperçus

de nouveau le jeune homme au cou de girafe et à la tresse autour du

chapeau, accompagné d’un camarade arbitre des élégances qui proférait

cette critique que je pus entendre de mon oreille agile, critique adressée

au vêtement le plus extérieur du jeune homme au col de girafe et à la

tresse autour du chapeau : « Tu devrais en diminuer l’échancrure par

l’addition ou l’exhaussement d’un bouton à la périphérie circulaire. »

Raymond Queneau, Exercices de style (1947)

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Texte 25 à déclamer – 281 mots

C’est un cap !

Cyrano de Bergerac ne supporte pas qu’on fasse allusion à son appendice nasal,

très proéminent. Un vicomte impertinent le provoque en lui disant qu’il a « un

grand nez »…

CYRANO, imperturbable.

C'est tout ?...

LE VICOMTE.

Mais...

CYRANO.

Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme !

On pouvait dire... Oh ! Dieu !... bien des choses en somme.

En variant le ton, - par exemple, tenez :

Agressif : « Moi, Monsieur, si j'avais un tel nez,

Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse ! »

Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse !

Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap! »

Descriptif : « C'est un roc !... c'est un pic !... c'est un cap !

Que dis-je, c'est un cap ?... C'est une péninsule ! »

Curieux : " De quoi sert cette oblongue capsule ?

D'écritoire, Monsieur, ou de boite à ciseaux ? »

Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux

Que paternellement vous vous préoccupâtes

De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »

[…] Pédant : « L'animal seul, Monsieur, qu'Aristophane

Appelle Hippocampelephantocamelos

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Dût avoir sous le front tant de chair sur tant d'os ! »

Cavalier : « Quoi, l'ami, ce croc est à la mode ?

Pour pendre son chapeau, c'est vraiment très commode ! »

Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,

T'enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »

Dramatique: « C'est la Mer Rouge quand il saigne ! »

Admiratif: « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »

Lyrique: « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »

Naïf: « Ce monument, quand le visite-t-on ? »

[…] Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot :

« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître

A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître! »

- Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit

Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit.

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte 1, scène IV (1897)

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Texte 26 à déclamer – 320 mots

Les rocs

I.

Ils ne le sauront pas les rocs,

Qu’on parle d’eux.

Et toujours ils n’auront pour tenir

Que grandeur.

Et que l’oubli de la marée,

Des soleils rouges.

II.

Ils n’ont pas besoin du rire

Ou de l’ivresse.

Ils ne font pas brûler

Du soufre dans le noir.

Car jamais

Ils n’ont jamais craint la mort.

De la peur

Ils ont fait un hôte.

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Et leur folie

Est clairvoyante.

III.

Et puis la joie

De savoir la menace

Et de durer.

Pendant que sur les bords,

De la pierre les quitte

Que la vague et le vent grattaient

Pendant leur sieste.

IV.

Ils n’ont pas à porter leur face

Comme un supplice.

Ils n’ont pas à porter de face

Où tout se lit.

V.

La danse est en eux,

La flamme est en eux,

Quand bon leur semble.

Ce n’est pas un spectacle devant eux,

C’est en eux.

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C’est la danse de leur intime

Et lucide folie.

C’est la flamme en eux

Du noyau de braise.

VI.

Ils n’ont pas voulu être le temple

Où se complaire.

Mais la menace est toujours là

Dans le dehors.

Et la joie

Leur vient d’eux seuls,

Que la mer soit grise

Ou pourrie de bleue.

VII.

Ils sentent le dehors,

Ils savent le dehors.

Peut-être parfois l’auront-ils béni

De les limiter :

La toute puissance

N’est pas leur faible.

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VIII.

Parfois dans leur nuit

C’est un grondement

Qui longtemps résonne.

Et leur grain se noie

Dans un vaste effroi :

Ils ne savaient plus

Qu’ils avaient une voix.

IIX.

Il arrive qu’un bloc

Se détache et tombe,

Tombe à perdre haleine

Dans la mer liquide.

Ils n’étaient donc bien

Que des blocs de pierre,

Un lieu de la danse

Que la danse épuise.

X.

Mais le pire est toujours

D’être en dehors de soi

Quand la folie n’est plus lucide.

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D’être le souvenir d’un roc et l’étendue

Vers le dehors et vers le vague.

Eugène Guillevic, Terraqué (1942)

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Texte 27 à déclamer – 339 mots

Un grand changement

Prévenons, Messieurs, l'heure destinée, assistons en esprit au dernier

jour, et, du marchepied de ce tribunal devant lequel nous comparaîtrons,

contemplons les choses humaines. Dans cette crainte, dans cette

épouvante, dans ce silence universel de toute la nature, avec quelle

dérision sera entendu le raisonnement des impies, qui s'affermissaient

dans le crime en voyant d'autres crimes impunis ! Eux-mêmes, au

contraire, s'étonneront comment ils ne voyaient pas que cette publique

impunité les avertissait hautement de l'extrême rigueur de ce dernier

jour. Oui, j'atteste le Dieu vivant qui donne dans tous les siècles des

marques de sa vengeance : les châtiments exemplaires qu'il exerce sur

quelques-uns ne me semblent pas si terribles que l'impunité de tous les

autres. S'il punissait ici tous les criminels, je croirais toute sa justice

épuisée, et je ne vivrais pas en attente d'un discernement plus

redoutable. Maintenant sa douceur même et sa patience ne me

permettent pas de douter qu'il ne faille attendre un grand changement.

Non, les choses ne sont pas encore en leur place fixe. Lazare souffre

encore, quoique innocent ; le mauvais riche, quoique coupable, jouit

encore de quelque repos : ainsi, ni la peine ni le repos ne sont pas

encore où ils doivent être. Cet état est violent, et ne peut pas durer

toujours. Ne vous y fiez pas, ô hommes du monde : il faut que les

choses changent. Et, en effet, admirez la suite : Mon fils, tu as reçu des

biens en ta vie, et Lazare aussi a reçu des maux. Ce désordre se pouvait

souffrir durant les temps de mélange, où Dieu préparait un plus grand

ouvrage ; mais, sous un Dieu bon et sous un Dieu juste, une telle

confusion ne pouvait pas être éternelle. C'est pourquoi, poursuit

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Abraham, maintenant que vous êtes arrivés tous deux au lieu de votre

éternité, […] une autre disposition se va commencer, chaque chose sera

en place, la peine ne sera plus séparée du coupable à qui elle est due, ni

la consolation refusée au juste qui l'a espérée.

Jacques Bénigne Bossuet, Le sermon du mauvais riche (1772)

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Texte 28 à déclamer – 386 mots

Le bien et le mal

Quand le bien et le mal, couple qui nous obsède,

Fixant leurs yeux sur nous, nous demandant notre aide,

Montrant deux chemins à nos pas,

L’un, celui qui descend, l'autre, celui qui monte,

Sont là, nous appelant, prêts à combattre : - honte

À l'homme qui ne choisit pas !

Honte au vivant timide, au passant inutile,

Eunuque qui lui-même abdique et se mutile,

Qui voit le devoir et le fuit,

Et ne s'y jette pas la tête la première,

Et n'ose pas ouvrir la porte de lumière

Et fermer la porte de nuit !

Qui recule peut faire une ruine immense.

Grands, petits, Dieu sait seul où la force commence,

Seul où la faiblesse finit ;

Quand un mont chancelant croule, le grain de sable,

S'il pouvait empêcher sa chute, est responsable

Des crimes du bloc de granit.

L'homme faible est l'appui du méchant qui se lève ;

Les peureux font l'audace ; ils ont avec le glaive

La complicité du fourreau.

Ne dites pas : - c'est mal, mais je n'y puis que faire. -

Ne dites pas : -j'ai peur ; et je rentre en ma sphère ;

Meurs, victime ; frappe, bourreau.

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Je laisse le remords et le crime à ma porte ;

Je m'en vais du forfait des autres ; que m'importe

Leur scélératesse ou leur deuil !

Ce mort, s'il m'accusait, serait une âme fausse ;

Car, n'étant pas de ceux qui creusèrent la fosse,

Je suis quitte avec le cercueil. -

Non, non ! Il faut briser le poteau du supplice ;

Qui, pouvant empêcher, laisse faire, est complice.

Abstention, complicité.

Ce qui semble un atome est tout un crime immonde ;

C'est souvent dans le moindre espace qu'en ce monde

Tient la plus grande énormité.

Tel qui renie un meurtre en est le vrai ministre.

Le fond de la cuvette où, dans l'ombre sinistre,

Un lâche se lave les mains,

Peut offrir au regard, - vision surhumaine,

Et que tout l'océan ne contiendrait qu'à peine ! -

Un mont noir aux âpres chemins,

Trois gibets, deux voleurs se tordant sous les cordes,

Les cieux mystérieux pleins de miséricordes

S'ouvrant pour recevoir l'affront,

Et sur la croix du centre, en une nuit sans lune,

Un juste couronné d'épines dont chacune

Perce une étoile sur son front !

Victor Hugo, Les quatre vents de l’esprit (1881)

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Texte 29 à déclamer – 406 mots

L’étrange peine !

Giflé par don Gormas, don Diègue a demandé à son fils Rodrigue de le venger.

Mais don Gormas est le père de Chimène, et les deux jeunes gens s'aiment…

Dans ces stances, Rodrigue donne libre cours à sa perplexité : doit-il sacrifier

l’honneur de son père à son amour pour Chimène ?...

Percé jusques au fond du cœur

D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,

Misérable vengeur d’une juste querelle,

Et malheureux objet d’une injuste rigueur,

Je demeure immobile, et mon âme abattue

Cède au coup qui me tue.

Si près de voir mon feu récompensé,

O Dieu ! l’étrange peine !

En cet affront mon père est l’offensé,

Et l’offenseur le père de Chimène !

Que je sens de rudes combats !

Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :

Il faut venger un père, et perdre une maîtresse;

L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.

Réduit au triste choix, ou de trahir ma flamme,

Ou de vivre en infâme,

Des deux côtés mon mal est infini.

O Dieu ! l’étrange peine !

Faut-il laisser un affront impuni ?

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Faut-il punir le père de Chimène ?

Père, maîtresse, honneur, amour,

Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,

Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie :

L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.

Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,

Mais ensemble amoureuse,

Digne ennemi de mon plus grand bonheur,

Fer, qui causes ma peine,

M’es-tu donné pour venger mon honneur ?

M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?

Il vaut mieux courir au trépas :

Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :

J’attire en me vengeant sa haine et sa colère,

J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.

A mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,

Et l’autre indigne d’elle ;

Mon mal augmente à le vouloir guérir,

Tout redouble ma peine :

Allons, mon âme, et puisqu’il faut mourir,

Mourons du moins sans offenser Chimène.

Mourir sans tirer ma raison !

Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !

Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire

D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !

Respecter un amour dont mon âme égarée

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Voit la perte assurée !

N’écoutons plus ce penser suborneur

Qui ne sert qu’à ma peine :

Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,

Puisqu’après tout il faut perdre Chimène.

Oui, mon esprit s’était déçu :

Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse ;

Que je meure au combat, ou meure de tristesse,

Je rendrai mon sang pur, comme je l’ai reçu.

Je m’accuse déjà de trop de négligence.

Courons à la vengeance,

Et, tout honteux d’avoir tant balancé,

Ne soyons plus en peine,

Puisqu’aujourd’hui mon père est offensé,

Si l’offenseur est père de Chimène !

Corneille, Le Cid, Acte I, scène 6 (1637)

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HAUTE LANGUE ECRITE

La France, c’est le français lorsqu’il est bien écrit. (Napoléon Bonaparte)

Le français permet d’organiser des phrases tantôt extrêmement concises, tantôt oratoires et fortement charpentées, tantôt d’une richesse poétique subtile, tantôt pleines d’humour. (Christine Champion)

Derrière une phrase mal construite, mal ponctuée, mal reliée à la suivante, derrière un paragraphe et un texte anarchiques se trouvent en fait des difficultés fondamentales tenant à l'organisation des idées. (Victor Thibaudeau)

Que pense-t-on lorsqu’on se trouve confronté à un message tel que

celui-ci ?... Quelle image se fait-on de celui qui l’a écrit ? Arrive-t-on à ne

« pas faire attention aux fautes » ?

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alut ne faites aps ettention au faute svp... cest du sopie colelr...dune letre que j'ai écrite...pour em defouler .! Je vais commencer quand javais 4 ans…cest a xce moment la que ems parent ce sont separé…sté je svais aps trop dans se tmeps je comprenais pas bcp…mais jenre ..jmen souvein aps plus bcp bcp..mais ejrne sét les 2 pers..que tu aime le plus se separe ils paraît que jétais triste…stun vague souvenir …apres sa jvers 6 ans je rentre a lécole…mes 2 parentmons ouvent prouver quil maime…2k jétais a lécole a 5 ans je reviens apres lécole en étant decu que jaille rien apris al premiere jorunee ou kkchsoe de mme…2k lol…jme souvein quand matenelle…jalais a un affere dorthophoniste pour ma prononciasion..pcq je prononcais mal..els mot..ya souevnt eu dumonde kim mlon rapele…mon epre mle rapeler…jaimais aps sa…2k…jeme souvien un moment donner…que en 3 ieme anne la prof…a demander a ma ma emre de venir a lécole…la jté ek ma prof..pis ma mere…pis la prof…ma demander…matthieu tu as combien damis dans la classe…c ki tes amis…pis la je savais aps trop…javais deéja hotne de moi a cette âge meme si je ne comrpenais pas trop non plus..jai répondu’’ ben jessie’’…

Quelqu’un qui ne sait pas écrire correctement dans sa langue natale ne

sait pas écrire, et quelqu’un qui ne sait pas écrire est handicapé. Il est

absolument vital pour tout être humain digne de ce nom de se donner

pour objectif la maîtrise de sa langue, à l’écrit comme à l’oral.

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Accentuation

En français, l'accent a pleine valeur orthographique. Son absence ralentit la lecture et fait hésiter sur la prononciation, sur le sens même de nombreux mots. (Dominique Momiron)

Le Français est une langue à cédille. (Valère Novarina)

Les asiles de déments comportent dans leur personnel des internes et des internés. - J'ai beaucoup fréquenté ces deux classes de gens, et la vérité me contraint à déclarer qu'entre ceux-ci et ceux-là, ne se dresse que l'épaisseur de l'accent aigu. (Alphonse Allais)

Même dans les rares cas où le sens reste clair quand on oublie ou qu’on

néglige l’accentuation, il demeure très important d’accentuer

adéquatement ses phrases.

En effet, une accentuation incomplète, négligée ou erronée donne au

lecteur l’impression que celui qui écrit n’a pas les idées claires, n’est pas

rigoureux, manque de précision et de sérieux : une accentuation

approximative inspire la méfiance.

Certains élèves ont parfois tendance à supposer que « un accent par

mot, ça suffit », et n’en mettent donc pas plus – mais par exemple un

adjectif comme hébété en comporte déjà trois ! D’autres mettent les

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accents au hasard, en comptant sur la chance pour tomber juste.

D’autres encore se souviennent du dicton « dans le doute, abstiens-toi »

et ne mettent pas d’accent du tout. D’autres tracent des accents

bizarres, plus ou moins horizontaux et vaguement bombés, hybrides

d’accent aigu, d’accent grave et d’accent circonflexe. Ainsi, se disent-ils,

le professeur pourra interpréter l’accent à sa guise…

Evidemment toutes ces stratégies sont perdues d’avance et personne

n’est dupe.

Ce qu’on prend pour un simple détail est souvent d’une importance

cruciale. Pour prendre conscience du poids d’un accent, comparez les

phrases suivantes :

L’océanologue aime les congres. L’océanologue aime les congrès.

L’homme tue, Gérard s’enfuit. L’homme tué, Gérard s’enfuit.

Il joue ou il travaille. Il joue où il travaille.

Elle aime les jeunes. Elle aime les jeûnes.

Femme 30 ans cherche compagnon, même âge.

Femme 30 ans cherche compagnon, même âgé.

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Texte 1 à accentuer – 159 mots

Exemple tonifiant

Depuis que pour suivre - et voir se dementir - les principes militaires de

Saint-Loup, j'avais suivi avec grand detail la guerre des Boers, j'avais ete

conduit a relire d'anciens recits d'explorations, de voyages. Ces recits

m'avaient passionne et j'en faisais l'application dans la vie courante pour

me donner plus de courage. Quand des crises m'avaient force a rester

plusieurs jours et plusieurs nuits de suite non seulement sans dormir,

mais sans m'etendre, sans boire et sans manger, au moment ou

l'epuisement et la souffrance devenaient tels que je pensais n'en sortir

jamais, je pensais a tel voyageur jete sur la greve, empoisonne par des

herbes malsaines, grelottant de fievre dans ses vetements trempes par

l'eau de la mer, et qui pourtant se sentait mieux au bout de deux jours,

reprenait au hasard sa route, a la recherche d'habitants quelconques, qui

seraient peut-etre des anthropophages. Leur exemple me tonifiait, me

rendait l'espoir, et j'avais honte d'avoir eu un moment de

decouragement.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe

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Texte 2 à accentuer – 161 mots

Sourire séraphique

- Oriane, Mme de Lambresac vous dit bonjour.

En effet, on voyait par moments se former et passer comme une etoile

filante un faible sourire destine par la duchesse de Lambresac a quelque

personne qu'elle avait reconnue. Mais ce sourire, au lieu de se preciser

en une affirmation active, en un langage muet mais clair, se noyait

presque aussitôt en une sorte d'extase ideale qui ne distinguait rien,

tandis que la tete s'inclinait en un geste de benediction beate rappelant

celui qu'incline vers la foule des communiantes un prelat un peu ramolli.

Mme de Lambresac ne l'etait en aucune façon. Mais je connaissais deja

ce genre particulier de distinction desuete. A Combray et a Paris, toutes

les amies de ma grand'mere avaient l'habitude de saluer, dans une

reunion mondaine, d'un air aussi seraphique que si elles avaient aperçu

quelqu'un de connaissance a l'eglise, au moment de l'Elevation ou

pendant un enterrement, et lui jetaient mollement un bonjour qui

s'achevait en priere.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe

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Texte 3 à accentuer – 164 mots

Les défauts des autres…

A la mauvaise habitude de parler de soi et de ses defauts il faut ajouter

comme faisant bloc avec elle, cette autre de denoncer chez les autres

des defauts precisement analogues a ceux qu'on a. Or, c'est toujours de

ces defauts-la qu'on parle, comme si c'etait une maniere de parler de soi,

detournee, et qui joint au plaisir de s'absoudre celui d'avouer.

D'ailleurs il semble que notre attention toujours attiree sur ce qui nous

caracterise le remarque plus que toute autre chose chez les autres. Un

myope dit d'un autre : « Mais il peut a peine ouvrir les yeux » ; un

poitrinaire a des doutes sur l'integrite pulmonaire du plus solide ; un

malpropre ne parle que des bains que les autres ne prennent pas ; un

malodorant pretend qu'on sent mauvais ; un mari trompe voit partout

des maris trompes, une femme legere des femmes legeres ; le snob des

snobs. Et puis chaque vice comme chaque profession, exige et

developpe un savoir special qu'on n'est pas fache d'etaler.

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur

Page 100: une tete bien faite

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Texte 3 à accentuer - 172 mots

Séparation

Pour la premiere fois je sentais qu'il etait possible que ma mere vecut

sans moi, autrement que pour moi, d'une autre vie. Elle allait habiter de

son cote avec mon pere a qui peut-etre elle trouvait que ma mauvaise

sante, ma nervosite, rendaient l'existence un peu compliquee et triste.

Cette separation me desolait davantage parce que je me disais qu'elle

etait probablement pour ma mere le terme des deceptions successives

que je lui avais causees, qu'elle m'avait tues et apres lesquelles elle avait

compris la difficulte de vacances communes ; et peut-etre aussi le

premier essai d'une existence a laquelle elle commençait a se resigner

pour l'avenir, au fur et a mesure que les annees viendraient pour mon

pere et pour elle, d'une existence ou je la verrais moins, ou ce qui meme

dans mes cauchemars ne m'etait jamais apparu, elle serait deja pour moi

un peu etrangere, une dame qu'on verrait rentrer seule dans une maison

ou je ne serais pas, demandant au concierge s'il n'y avait pas de lettres

de moi.

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur

Page 101: une tete bien faite

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Texte 4 à accentuer - 183 mots

Au bord de l’eau…

Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j'ai vu,

j'ai desire imiter quand je serais libre de vivre a ma guise, un rameur,

qui, ayant lache l'aviron, s'etait couche a plat sur le dos, la tete en bas,

au fond de sa barque, et la laissant flotter a la derive, ne pouvant voir

que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage

l'avant-gout du bonheur et de la paix. Nous nous asseyions entre les iris

au bord de l'eau. Dans le ciel ferie, flanait longuement un nuage oisif.

Par moments oppressee par l'ennui, une carpe se dressait hors de l'eau

dans une aspiration anxieuse. C'etait l'heure du gouter. Avant de repartir

nous restions longtemps a manger des fruits, du pain et du chocolat, sur

l'herbe ou parvenaient jusqu'a nous, horizontaux, affaiblis, mais denses

et metalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne

s'etaient pas melanges a l'air qu'ils traversaient depuis si longtemps, et

coteles par la palpitation successive de toutes leurs lignes sonores,

vibraient en rasant les fleurs, a nos pieds.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann

Page 102: une tete bien faite

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Texte 5 à accentuer - 184 mots

Nihilisme

Elle trouvait tout le monde idiot, mais dans sa conversation, dans ses

lettres, se montrait plutôt inferieure aux gens qu'elle traitait avec tant de

dedain. Elle avait, du reste, un tel besoin de destruction que, lorsqu'elle

eut a peu pres renonce au monde, les plaisirs qu'elle rechercha alors

subirent l'un apres l'autre son terrible pouvoir dissolvant. Apres avoir

quitte les soirees pour des seances de musique, elle se mit a dire :

«Vous aimez entendre cela, de la musique? Ah! mon Dieu, cela depend

des moments. Mais ce que cela peut etre ennuyeux ! Ah! Beethoven, la

barbe ! » Pour Wagner, puis pour Franck, pour Debussy, elle ne se

donnait meme pas la peine de dire « la barbe » mais se contentait de

faire passer sa main, comme un barbier, sur son visage. Bientôt, ce qui

fut ennuyeux, ce fut tout. «C'est si ennuyeux les belles choses ! Ah! les

tableaux, c'est a vous rendre fou... Comme vous avez raison, c'est si

ennuyeux d'ecrire des lettres ! » Finalement ce fut la vie elle-meme

qu'elle nous declara une chose rasante, sans qu'on sût bien ou elle

prenait son terme de comparaison.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe

Page 103: une tete bien faite

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Texte 6 à accentuer - 187 mots

Procrastination

Si j'avais ete moins decide a me mettre definitivement au travail, j'aurais

peut-etre fait un effort pour commencer tout de suite. Mais puisque ma

resolution etait formelle, et qu'avant vingt-quatre heures, dans les cadres

vides de la journee du lendemain ou tout se plaçait si bien parce que je

n'y etais pas encore, mes bonnes dispositions se realiseraient aisement,

il valait mieux ne pas choisir un soir ou j'etais mal dispose pour un debut

auquel les jours suivants, helas ! ne devaient pas se montrer plus

propices. Mais j'etais raisonnable. De la part de qui avait attendu des

annees, il eut ete pueril de ne pas supporter un retard de trois jours.

Certain que le surlendemain j'aurais deja ecrit quelques pages, je ne

disais plus un seul mot a mes parents de ma decision ; j'aimais mieux

patienter quelques heures, et apporter a ma grand'mere consolee et

convaincue, de l'ouvrage en train. Malheureusement le lendemain n'etait

pas cette journee exterieure et vaste que j'avais attendue dans la fievre.

Quand il etait fini, ma paresse et ma lutte penible contre certains

obstacles internes avait simplement dure vingt-quatre heures de plus.

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs

Page 104: une tete bien faite

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Texte 7 à accentuer - 198 mots

Recettes

« Mais enfin, lui demanda ma mere, comment expliquez-vous que

personne ne fasse la gelee aussi bien que vous (quand vous le

voulez) ? » « Je ne sais pas d'ou ce que ça devient », repondit Françoise

(qui n'etablissait pas une demarcation bien nette entre le verbe venir, au

moins pris dans certaines acceptions et le verbe devenir). Elle disait vrai

du reste, en partie, et n'etait pas beaucoup plus capable - ou desireuse -

de devoiler le mystere qui faisait la superiorite de ses gelees ou de ses

cremes, qu'une grande elegante pour ses toilettes, ou une grande

cantatrice pour son chant. Leurs explications ne nous disent pas grand-

chose ; il en etait de meme des recettes de notre cuisiniere. « Ils font

cuire trop a la va-vite, repondit-elle en parlant des grands restaurateurs,

et puis pas tout ensemble. Il faut que le boeuf, il devienne comme une

eponge, alors il boit tout le jus jusqu'au fond. Pourtant il y avait un de

ces Cafes ou il me semble qu'on savait bien un peu faire la cuisine. Je ne

dis pas que c'etait tout a fait ma gelee, mais c'etait fait bien doucement

et les souffles ils avaient bien de la creme. »

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs

Page 105: une tete bien faite

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Texte 8 à accentuer - 202 mots

Ressemblances familiales

Sans doute on sait bien qu'un enfant tient de son pere et de sa mere.

Encore la distribution des qualites et des defauts dont il herite se fait-elle

si etrangement que, de deux qualites qui semblaient inseparables chez

un des parents, on ne trouve plus que l'une chez l'enfant, et alliee a celui

des defauts de l'autre parent qui semblait inconciliable avec elle. Meme

l'incarnation d'une qualite morale dans un defaut physique incompatible

est souvent une des lois de la ressemblance filiale. De deux soeurs, l'une

aura, avec la fiere stature de son pere, l'esprit mesquin de sa mere ;

l'autre, toute remplie de l'intelligence paternelle, la presentera au monde

sous l'aspect qu'a sa mere ; le gros nez, le ventre noueux, et jusqu'a la

voix sont devenus les vetements de dons qu'on connaissait sous une

apparence superbe. De sorte que de chacune des deux soeurs on peut

dire avec autant de raison que c'est elle qui tient le plus de tel de ses

parents. Il est vrai que Gilberte etait fille unique, mais il y avait, au

moins, deux Gilbertes. Les deux natures, de son pere et de sa mere, ne

faisaient pas que se meler en elle; elles se la disputaient […]

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs

Page 106: une tete bien faite

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Texte 9 à accentuer - 204 mots

François le Champi

Maman s'assit a cote de mon lit ; elle avait pris Francois le Champi a qui

sa couverture rougeatre et son titre incomprehensible, donnaient pour

moi une personnalite distincte et un attrait mysterieux. Je n'avais jamais

lu encore de vrais romans. J'avais entendu dire que George Sand etait le

type du romancier. Cela me disposait deja a imaginer dans Francois le

Champi quelque chose d'indefinissable et de delicieux. Les procedes de

narration destines a exciter la curiosite ou l'attendrissement, certaines

facons de dire qui eveillent l'inquietude et la melancolie, et qu'un lecteur

un peu instruit reconnait pour communs a beaucoup de romans, me

paraissaient simples - a moi qui considerais un livre nouveau non comme

une chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne

unique, n'ayant de raison d'exister qu'en soi, - une emanation troublante

de l'essence particuliere a Francois le Champi. Sous ces evenements si

journaliers, ce choses si communes, ces mots si courants, je sentais

comme une intonation, une accentuation etrange. L'action s'engagea ;

elle me parut d'autant plus obscure que dans ce temps-la, quand je

lisais, je revassais souvent, pendant des pages entieres, a tout autre

chose. Et aux lacunes que cette distraction laissait dans le recit,

s'ajoutait, quand c'etait maman qui me lisait a haute voix, qu'elle passait

toutes les scenes d'amour.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann

Page 107: une tete bien faite

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Texte 10 à accentuer - 206 mots

La métamorphose du docteur Cottard

Remarquons que la nature que nous faisons paraître dans la seconde

partie de notre vie, n'est pas toujours, si elle l'est souvent, notre nature

premiere developpee ou fletrie, grossie ou attenuee; elle est quelquefois

une nature inverse, un veritable vetement retourne. Sauf chez les

Verdurin qui s'etaient engoues de lui, l'air hesitant de Cottard, sa

timidite, son amabilite excessives, lui avaient, dans sa jeunesse, valu de

perpetuels brocards. Quel ami charitable lui conseilla l'air glacial ?

L'importance de sa situation lui rendit plus aise de le prendre.

Partout, sinon chez les Verdurin ou il redevenait instinctivement lui-

meme, il se rendit froid, volontiers silencieux, peremptoire, quand il

fallait parler, n'oubliant pas de dire des choses desagreables. Il put faire

l'essai de cette nouvelle attitude devant des clients qui ne l'ayant pas

encore vu, n'etaient pas a meme de faire des comparaisons, et eussent

ete bien etonnes d'apprendre qu'il n'etait pas un homme d'une rudesse

naturelle. C'est surtout a l'impassibilite qu'il s'efforçait et meme dans son

service d'hôpital, quand il debitait quelques-uns de ces calembours qui

faisaient rire tout le monde, du chef de clinique au plus recent externe, il

le faisait toujours sans qu'un muscle bougeât dans sa figure d'ailleurs

meconnaissable depuis qu'il avait rase barbe et moustaches.

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur

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Texte 11 à accentuer - 210 mots

Minuit

J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui,

pleines et fraiches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais

une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant ou

le malade, qui a ete oblige de partir en voyage et a du coucher dans un

hotel inconnu, reveille par une crise, se rejouit en apercevant sous la

porte une raie de jour. Quel bonheur, c’est deja le matin ! Dans un

moment les domestiques seront leves, il pourra sonner, on viendra lui

porter secours. L’esperance d’etre soulage lui donne du courage pour

souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent,

puis s’eloignent. Et la raie de jour qui etait sous sa porte a disparu. C’est

minuit ; on vient d’eteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il

faudra rester toute la nuit a souffrir sans remede. Je me rendormais, et

parfois je n’avais plus que de courts reveils d’un instant, le temps

d’entendre les craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux

pour fixer le kaleidoscope de l’obscurite, de goûter grâce a une lueur

momentanee de conscience le sommeil ou etaient plonges les meubles,

la chambre, le tout dont je n’etais qu’une petite partie et a l’insensibilite

duquel je retournais vite m’unir.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann

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Texte 12 à accentuer - 226 mots

Il n’est plus un enfant…

«Mais laisse donc, s'ecria mon pere, il faut avant tout prendre du plaisir

a ce qu'on fait. Or, il n'est plus un enfant. Il sait bien maintenant ce qu'il

aime, il est peu probable qu'il change, et il est capable de se rendre

compte de ce qui le rendra heureux dans l'existence.» […] en parlant de

mes goûts qui ne changeraient plus, de ce qui etait destine a rendre mon

existence heureuse, il insinuait en moi deux terribles soupçons. Le

premier c'etait que (alors que chaque jour je me considerais comme sur

le seuil de ma vie encore intacte et qui ne debuterait que le lendemain

matin) mon existence etait deja commencee, bien plus, que ce qui allait

en suivre ne serait pas tres different de ce qui avait precede. Le second

soupçon, qui n'etait a vrai dire qu'une autre forme du premier, c'est que

je n'etais pas situe en dehors du Temps, mais soumis a ses lois, tout

comme ces personnages de roman qui, a cause de cela, me jetaient

dans une telle tristesse, quand je lisais leur vie, a Combray, au fond de

ma guerite d'osier. Theoriquement on sait que la terre tourne, mais en

fait on ne s'en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas

bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie.

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs

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Texte 13 à accentuer - 229 mots

Qualités et défauts

La personne la plus parfaite a un certain defaut qui choque ou qui met

en rage. L'une est d'une belle intelligence, voit tout d'un point de vue

eleve, ne dit jamais de mal de personne, mais oublie dans sa poche les

lettres les plus importantes qu'elle vous a demande elle-meme de lui

confier, et vous fait manquer ensuite un rendez-vous capital, sans vous

faire d'excuses, avec un sourire, parce qu'elle met sa fierte a ne jamais

savoir l'heure. Un autre a tant de finesse, de douceur, de procedes

delicats, qu'il ne vous dit jamais de vous-meme que les choses qui

peuvent vous rendre heureux, mais vous sentez qu'il en tait, qu'il en

ensevelit dans son coeur, ou elles aigrissent, de toutes differentes, et le

plaisir qu'il a a vous voir lui est si cher qu'il vous ferait crever de fatigue

plutôt que de vous quitter. Un troisieme a plus de sincerite, mais la

pousse jusqu'a tenir a ce que vous sachiez, quand vous vous etes excuse

sur votre etat de sante de ne pas etre alle le voir, que vous avez ete vu

vous rendant au theâtre et qu'on vous a trouve bonne mine, ou qu'il n'a

pu profiter entierement de la demarche que vous avez faite pour lui, que

d'ailleurs deja trois autres lui ont propose de faire et dont il ne vous est

ainsi que legerement oblige.

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur

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Texte 14 à accentuer - 233 mots

Privés de lumière…

On n'aurait pu parler de pensee a propos de Françoise. Elle ne savait

rien, dans ce sens total ou ne rien savoir equivaut a ne rien comprendre,

sauf les rares verites que le coeur est capable d'atteindre directement. Le

monde immense des idees n'existait pas pour elle. Mais devant la clarte

de son regard, devant les lignes delicates de ce nez, de ces levres,

devant tous ces temoignages absents de tant d'etres cultives chez qui ils

eussent signifie la distinction supreme, le noble detachement d'un esprit

d'elite, on etait trouble comme devant le regard intelligent et bon d'un

chien a qui on sait pourtant que sont etrangeres toutes les conceptions

des hommes, et on pouvait se demander s'il n'y a pas parmi ces autres

humbles freres, les paysans, des etres qui sont comme les hommes

superieurs du monde des simples d'esprit, ou plutôt qui, condamnes par

une injuste destinee a vivre parmi les simples d'esprit, prives de lumiere,

mais qui pourtant plus naturellement, plus essentiellement apparentes

aux natures d'elite que ne le sont la plupart des gens instruits, sont

comme des membres disperses, egares, prives de raison, de la famille

sainte, des parents, restes en enfance, des plus hautes intelligences, et

auxquels - comme il apparaît dans la lueur impossible a meconnaitre de

leurs yeux ou pourtant elle ne s'applique a rien - il n'a manque, pour

avoir du talent, que du savoir.

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur

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Texte 15 à accentuer - 236 mots

Aubépines et Coquelicot

Mais j'avais beau rester devant les aubepines a respirer, a porter devant

ma pensee qui ne savait ce qu'elle devait en faire, a perdre, a retrouver

leur invisible et fixe odeur, a m'unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici

et la, avec une allegresse juvenile et a des intervalles inattendus comme

certains intervalles musicaux, elles m'offraient indefiniment le meme

charme avec une profusion inepuisable, mais sans me laisser approfondir

davantage, comme ces melodies qu'on rejoue cent fois de suite sans

descendre plus avant dans leur secret. Je me detournais d'elles un

moment, pour les aborder ensuite avec des forces plus fraiches. Je

poursuivais jusque sur le talus qui, derriere la haie, montait en pente

raide vers les champs, quelque coquelicot perdu, quelques bluets restes

paresseusement en arriere, qui le decoraient ça et la de leurs fleurs

comme la bordure d'une tapisserie ou apparait clairseme le motif agreste

qui triomphera sur le panneau; rares encore, espaces comme les

maisons isolees qui annoncent deja l'approche d'un village, ils

m'annoncaient l'immense etendue ou deferlent les bles, ou moutonnent

les nuages, et la vue d'un seul coquelicot hissant au bout de son cordage

et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouee

graisseuse et noire, me faisait battre le coeur, comme au voyageur qui

aperçoit sur une terre basse une premiere barque echouee que repare

un calfat, et s'ecrie, avant de l'avoir encore vue : « La Mer ! »

Marcel Proust, Du côté de chez Swann

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Texte 16 à accentuer - 248 mots

Présentation

A ce moment, un musicien bavarois a grands cheveux, que protegeait la

princesse de Guermantes, salua Oriane. Celle-ci repondit par une

inclinaison de tete, mais le duc, furieux de voir sa femme dire bonsoir a

quelqu'un qu'il ne connaissait pas, qui avait une touche singuliere, et qui,

autant que M. de Guermantes croyait le savoir, avait fort mauvaise

reputation, se retourna vers sa femme d'un air interrogateur et terrible,

comme s'il disait : « Qu'est-ce que c'est que cet ostrogoth-la? » […] le

musicien s'approcha davantage de Mme de Guermantes et lui dit :

« Madame la duchesse, je voudrais solliciter l'honneur d'etre presente au

duc. » […] «Basin, dit-elle, permettez-moi de vous presenter M.

d'Herweck. » --[…] se tournant d'un seul mouvement et comme d'une

seule piece vers le musicien indiscret, le duc de Guermantes, faisant

front, monumental, muet, courrouce, pareil a Jupiter tonnant, resta

immobile ainsi quelques secondes, les yeux flambant de colere et

d'etonnement, ses cheveux crespeles semblant sortir d'un cratere. Puis,

comme dans l'emportement d'une impulsion qui seule lui permettait

d'accomplir la politesse qui lui etait demandee, et apres avoir semble par

son attitude de defi attester toute l'assistance qu'il ne connaissait pas le

musicien bavarois, croisant derriere le dos ses deux mains gantees de

blanc, il se renversa en avant et assena au musicien un salut si profond,

empreint de tant de stupefaction et de rage, si brusque, si violent, que

l'artiste tremblant recula tout en s'inclinant pour ne pas recevoir un

formidable coup de tete dans le ventre.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe

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Texte 17 à accentuer - 256 mots

La mémoire et l’oubli

Les souvenirs d'amour ne font pas exception aux lois generales de la

memoire elles-memes regies par les lois plus generales de l'habitude.

Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un etre, c'est

justement ce que nous avions oublie (parce que c'etait insignifiant et que

nous lui avions ainsi laisse toute sa force). C'est pourquoi la meilleure

part de notre memoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans

l'odeur de renferme d'une chambre ou dans l'odeur d'une premiere

flambee, partout ou nous retrouvons de nous-meme ce que notre

intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait dedaigne, la derniere reserve

du passe, la meilleure, celle qui quand toutes nos larmes semblent

taries, sait nous faire pleurer encore.

Hors de nous ? En nous pour mieux dire, mais derobee a nos propres

regards, dans un oubli plus ou moins prolonge. C'est grace a cet oubli

seul que nous pouvons de temps a autre retrouver l'etre que nous

fumes, nous placer vis-a-vis des choses comme cet etre l'etait, souffrir a

nouveau, parce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et qu'il aimait

ce qui nous est maintenant indifferent. Au grand jour de la memoire

habituelle, les images du passe palissent peu a peu, s'effacent, il ne

reste plus rien d'elles, nous ne le retrouverions plus. Ou plutot nous ne le

retrouverions plus, si quelques mots […] n'avaient ete soigneusement

enfermes dans l'oubli, de meme qu'on depose a la Bibliotheque nationale

un exemplaire d'un livre qui sans cela risquerait de devenir introuvable.

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs

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Texte 18 à accentuer - 258 mots

Fascinante Duchesse

Maintenant, tous les matins, bien avant l'heure ou elle sortait, j'allais par

un long detour me poster a l'angle de la rue qu'elle descendait

d'habitude, et, quand le moment de son passage me semblait proche, je

remontais d'un air distrait, regardant dans la direction opposee, et levais

les yeux vers elle des que j'arrivais a sa hauteur, mais comme si je ne

m'etais nullement attendu a la voir. Meme les premiers jours, pour etre

plus sur de ne pas la manquer, j'attendais devant la maison. Et chaque

fois que la porte cochere s'ouvrait (laissant passer successivement tant

de personnes qui n'etaient pas celle que j'attendais), son ebranlement se

prolongeait ensuite dans mon coeur en oscillations qui mettaient

longtemps a se calmer. Car jamais fanatique d'une grande comedienne

qu'il ne connait pas, allant faire « le pied de grue » devant la sortie des

artistes, jamais foule exasperee ou idolatre reunie pour insulter ou pour

porter en triomphe le condamne ou le grand homme qu'on croit etre sur

le point de passer chaque fois qu'on entend du bruit venu de l'interieur

de la prison ou du palais, ne furent aussi emus que je l'etais, attendant

le depart de cette grande dame, qui, dans sa toilette simple, savait, par

la grâce de sa marche (toute differente de l'allure qu'elle avait quand elle

entrait dans un salon ou dans une loge), faire de sa promenade matinale

- il n'y avait pour moi qu'elle au monde qui se promenât - tout un poeme

d'elegance et la plus fine parure, la plus curieuse fleur du beau temps.

Marcel Proust, Le côté de Guermantes

Page 116: une tete bien faite

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Ponctuation

La ponctuation c’est le sel de la phrase. (Cyril Bachelier)

On reconnaît tout de suite un homme de jugement à l'usage qu'il fait du point-virgule. (Montherlant)

Entre le point d'exclamation de la vie et le point d'interrogation de la mort, tout n'est que ponctuation. (Tristan Maya)

Un auteur a dit justement qu’ « une phrase sans ponctuation, c’est

comme une vie sans amour ». C’est dire à quel point la ponctuation est

nécessaire à la phrase… Sans ponctuation, la phrase n’est qu’une masse

compacte et étouffante au sens difficilement compréhensible. Pour être

compris à l’écrit, il est absolument indispensable de ponctuer et

d’accentuer correctement ses phrases.

En ce qui concerne la ponctuation, on a souvent tendance à pêcher par

excès, en ajoutant des virgules là où il n’en faut absolument pas. C’est

qu’on confond les pauses dans la lecture à haute voix (liées à la

nécessité de reprendre son souffle et de bien distinguer les groupes de

mots) et les signes de ponctuation. Or, ce sont deux choses tout à fait

différentes…

Page 117: une tete bien faite

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Les signes de ponctuation sont la virgule, le point virgule, le point final,

le point d’exclamation et le point d’interrogation, la parenthèse et le tiret.

La virgule

Elle marque une pause de sens légère. Elle ne sépare presque jamais un

sujet de son verbe ni un verbe de son complément d’objet direct.

Exemples de ce qu’il ne faut pas faire :

Pauline, rentra la voiture. (la virgule sépare à tort le sujet du verbe)

Ahmed a pris, un taxi. (là, la virgule sépare le verbe de son complément

d’objet direct, ce qui est incorrect et bizarre)

Les grands auteurs sont très sensibles aux virgules : « j’ai travaillé toute

la matinée à la lecture des épreuves d'un de mes poèmes et j'ai enlevé

une virgule. Cet après-midi, je l'ai remis. » (Oscar Wilde)

Le point virgule

Le point-virgule marque une pause de sens forte. Il pourrait être

remplacé par un point final.

Exemple : Je suis venu ; j’ai vu ; j’ai vécu. Ou : Je suis venu. J’ai vu. J’ai

vaincu.

Le point final

Le point final marque la fin d’une phrase.

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Le point d’exclamation

Il exprime une émotion forte et/ou une voix forte (surprise, indignation,

appel…).

Exemples :

Je t’en prie !

Quel outrage !

Aaaahhh !

Le point d’interrogation

Il exprime un questionnement, même lorsque rien d’autre n’indique qu’il

s’agit d’une question.

Exemple :

Tu pars demain ?

Les points de suspension

Ils expriment un prolongement indéfini, parfois tout un monde de sous-

entendu : le lecteur est invité à compléter lui-même. Les points de

suspension sont très suggestifs.

Comparons « Tu n’es pas venu. » et « Tu n’es pas venu… »

Dans le premier cas, il s’agit seulement d’un fait que l’on constate. Dans

le deuxième, les points de suspension suggèrent qu’en ne venant pas, on

a raté quelque chose, ou que notre absence est regrettable, ou autre

chose encore... les points de suspension font appel à l’imagination.

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La parenthèse

Les parenthèses permettent d’isoler un élément de la phrase, que l’on

place ainsi en retrait.

Le tiret

Le tiret peut introduire du discours direct. Il peut aussi détacher un

élément de la phrase, de la même manière que la parenthèse… sauf que

le tiret n’est pas forcément complété par un second tiret, alors qu’une

parenthèse ouvrante est toujours complétée par une parenthèse

fermante.

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Texte 1 à ponctuer – 171 mots

Un moine abruti

Il est ignorant timide et paresseux En outre il est dépourvu de toute

notion même élémentaire sur quoi que ce soit au monde et

complètement abruti par la règle de son ordre et par la mendicité C’est

pourtant une bonne et douce créature qui n’a conservé de facultés

aimantes que pour sa sœur et pour sa nièce et qui malgré la sincérité de

sa dévotion manquera tant qu’elles voudront à l’esprit de corps

monastique pour les servir et les obliger mais son ineptie doit rendre son

assistance à peu près nulle Sa cervelle est une tête de pavot percée de

trous par où depuis longtemps le vent a fait tomber toute la graine Il n’a

ni ordre dans les idées ni mémoire ni lucidité sur aucun sujet Il sait à

peine le nom l’âge et la profession des êtres avec lesquels il se trouve en

relations fréquentes et quand par hasard il s’en souvient il est si

enchanté qu’il répète son dire cinq ou six fois avec une complaisance

hébétée

George Sand, La Daniella

Page 121: une tete bien faite

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Texte 2 à ponctuer – 176 mots

A un tyran

Tu es le dernier des lâches avec toute ta bravoure Tu n’as jamais

combattu que des agneaux et des biches et tu les as égorgés sans pitié

Si un homme véritable s’était retourné contre toi tu te serais enfui

comme un loup féroce et poltron que tu es Tes glorieuses cicatrices je

sais que tu les as reçues dans une cave où tu cherchais l’or des vaincus

au milieu des cadavres Tes palais et ton petit royaume c’est le sang d’un

noble peuple […] qui les as payés c’est le denier arraché à la veuve et à

l’orphelin c’est l’or de la trahison c’est le pillage des églises où tu feins de

te prosterner et de réciter le chapelet car tu es cagot pour compléter

toutes tes grandes qualités Ton cousin Trenk le Prussien que tu chéris si

tendrement tu l’as trahi et tu as voulu le faire assassiner ces femmes

dont tu as fait la gloire et le bonheur tu les avais violées après avoir

égorgé leurs époux et leurs pères

George Sand, Consuelo

Page 122: une tete bien faite

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Texte 3 à ponctuer – 182 mots

Une vocation pour le dessin

J’avais quelque chose comme dix-neuf ans lorsque durant mes longues

veillées de l’hiver l’idée ou plutôt le besoin me vint de me remettre sous

les yeux tant bien que mal les splendeurs de l’été Je pris un crayon et je

dessinai admirant naïvement cet essai barbare et […] dominé par mon

imagination qui me faisait voir autre chose que ce que ma main pouvait

exécuter Le lendemain je reconnus ma folie et brûlai mon barbouillage

mais je recommençai et cela dura ainsi plusieurs mois Tous les soirs

j’étais charmé de mon ébauche tous les matins je la détruisais craignant

de m’habituer à la laideur de mon propre ouvrage Et pourtant les heures

de la veillée s’envolaient comme des minutes dans cette mystérieuse

élaboration L’idée me vint enfin d’essayer de copier la nature Je copiai

tout avec une bonne foi sans pareille je comptais presque les feuilles des

branches je voulais ne rien laisser à l’interprétation et je perdais dans le

détail la notion de l’ensemble sans rendre même le détail car tout détail

est un ensemble à lui-même

George Sand, La Daniella

Page 123: une tete bien faite

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Texte 4 à ponctuer – 187 mots

Un jardin potager

C’était un beau jardin potager entretenu avec un soin minutieux Les

arbres fruitiers disposés en éventails ouvraient à tout venant leurs longs

bras chargés de pommes vermeilles et de poires dorées […] Les vastes

carrés de légumes avaient aussi leur beauté Des asperges à la tige

élégante et à la chevelure soyeuse toute brillante de la rosée du soir

ressemblaient à des forêts de sapins lilliputiens couverts d’une gaze

d’argent les pois s’élançaient en guirlandes légères sur leurs rames et

formaient de longs berceaux étroites et mystérieuses ruelles où

babillaient à voix basse de petites fauvettes encore mal endormies Les

giraumons orgueilleux léviathans de cette mer verdoyante étalaient

pesamment leurs gros ventres orangers sur leurs larges et sombres

feuillages Les jeunes artichauts comme autant de petites têtes

couronnées se dressaient autour du principal individu centre de la tige

royale les melons se tenaient sous leurs cloches comme de lourds

mandarins chinois sous leurs palanquins et de chacun de ces dômes de

cristal le reflet de la lune faisait jaillir un gros diamant bleu contre lequel

des phalènes étourdies allaient se frapper la tête en bourdonnant

George Sand, Consuelo

Page 124: une tete bien faite

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Texte 5 à ponctuer – 192 mots

Monsieur Lerebours

Il est peu de commis-voyageurs fréquentant les routes de la Sologne

pour aller offrir leur marchandise de château en château il est peu de

marchands forains promenant leur bétail et leurs denrées de foire en

foire qui n’aient à pied à cheval ou en patache rencontré ne fût-ce

qu’une fois en leur vie M Lerebours économe régisseur intendant homme

de confiance des Villepreux J’invoque le souvenir de ceux qui ont eu le

bonheur de le connaître N’est-il pas vrai que c’était un petit homme très

sec très jaune très actif au premier abord sombre et taciturne mais qui

devenait peu à peu communicatif jusqu’à l’excès C’est qu’avec les gens

étrangers au pays il était obsédé d’une seule pensée qui était celle-ci

Voilà pourtant des gens qui ne savent pas qui je suis – Puis venait cette

seconde réflexion non moins pénible que la première Il y a donc des

gens capables d’ignorer qui je suis – Et quand ces gens-là ne lui

paraissaient pas tout à fait indignes de l’apprécier il ajoutait pour se

résumer Il faut pourtant que ces braves gens apprennent de moi qui je

suis

George Sand, Le compagnon du tour de France

Page 125: une tete bien faite

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Texte 6 à ponctuer – 192 mots

Une belle soirée

Ce fut une soirée délicieuse que celle où j’achevais cette promenade à

cheval à travers les bois qui entourent le vieux et magnifique château

d’Ionis J’étais bien monté vêtu en cavalier avec une sorte de recherche

et accompagné d’un domestique dont je n’avais nul besoin mais que ma

mère avait eu l’innocente vanité de me donner pour la circonstance

voulant que son fils se présentât convenablement chez une des

personnes les plus brillantes de notre clientèle

La nuit s’éclairait mollement d’un feu doux de ses plus grandes étoiles

Un peu de brume voilait le scintillement de ces myriades d’astres

secondaires qui clignotent comme des yeux ardents durant des nuits

claires et froides Celle-ci offrait un vrai ciel d’été assez pur pour être

encore lumineux et transparent assez adouci pour ne pas effrayer de son

incommensurable richesse C’était si je peux ainsi parler un ces doux

firmaments qui vous permettent de penser encore à la terre d’admirer

les lignes vaporeuses de ses étroits horizons de respirer sans dédain son

atmosphère de fleurs et d’herbages enfin de se dire qu’on est quelque

chose dans l’immensité et d’oublier que l’on n’est qu’un atome dans

l’infini

George Sand, Les dames vertes

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Texte 7 à ponctuer – 196 mots

Impressions d’Italie

Il faut payer partout payer pour visiter les églises qui sont fermées à clef

comme des coffres payer pour demander son chemin dans la rue payer à

la douane et des frais de passeport Et des mendiants C’est honteux tant

de loqueteux dans les rues et sur les chemins […] Encore si tout ça était

joli à regarder mais rien C’est affreux Des vieux tas de pierres dans les

plus beaux quartiers des statues à qui il manque bras et jambes un pays

à l’abandon […] des aqueducs qui n’amènent plus d’eau des bœufs

desséchés des hommes qui ont tous l’air de brigands qu’on est toujours

à regarder derrière soi s’ils ne reviennent pas vous assassiner après vous

avoir ôté leur guenille de chapeau des femmes sales qui ont l’air effronté

par-dessus le marché des scorpions dans le pain des cheveux dans la

soupe… Et quelle soupe Je n’en voudrais pas chez nous pour laver les

sabots de ma jument Pouah Le vilain pays Dépêche-toi de me regarder

car tu ne m’y verras pas longtemps dans ta belle campagne de Rome

George Sand, La Daniella

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Texte 8 à ponctuer – 205 mots

L’amitié et l’amour

La tendresse du cœur n'a pas besoin d'admiration et d'enthousiasme

elle est fondée sur un sentiment d'égalité qui nous fait chercher dans un

ami un semblable un homme sujet aux mêmes passions aux mêmes

faiblesses que nous La vénération commande une autre sorte d'affection

que cette intimité expansive de tous les instants qu'on appelle l'amitié

J'aurais bien mauvaise opinion d'un homme qui ne pourrait aimer ce qu'il

admire j'en aurais une plus mauvaise encore de celui qui ne pourrait

aimer que ce qu'il admire Ceci soit dit en fait d'amitié seulement L'amour

est tout autre il ne vit que d'enthousiasme et tout ce qui porte atteinte à

sa délicatesse exaltée le flétrit et le dessèche Mais le plus doux de tous

les sentiments humains celui qui s'alimente des misères et des fautes

comme des grandeurs et des actes héroïques celui qui est de tous les

âges de notre vie qui se développe en nous avec le premier sentiment de

l'être et qui dure autant que nous celui qui double et étend réellement

notre existence celui qui renaît de ses propres cendres et se renoue aussi

serré et aussi solide après s'être brisé ce sentiment-là hélas ce n'est pas

l'amour vous le savez bien c'est l'amitié

George Sand, Horace

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Texte 9 à ponctuer – 206 mots

Une déclaration d’amour

J’aime Oui miss Owen je vous aime J’aime de cette façon qui je crois est

la seule vraie la seule durable pour la première fois de ma vie Avant de

vous connaître je vous aimais d’une amitié sainte Elle est plus sainte

encore depuis qu’elle s’appelle amour dans ma pensée seulement elle est

plus inquiète plus ardente et si vous n’y deviez jamais répondre je

souffrirais quelque chose de nouveau pour moi quelque chose qui me fait

une peur atroce l’absence d’espoir J’ai toujours espéré ce que je désirais

je l’ai toujours cru possible j’y ai toujours marché sans impatience

extrême et sans trop de déception Je ne désirais il est vrai que ce que je

pouvais conquérir moi-même et ici ce n’est plus cela Il faut que je vous

plaise et que je vous paraisse ce que je ne suis pas un parfait idéal

Comment donc faire Je ne saurais pas vous tromper quand même je le

voudrais Ma vie est trop à jour et trop en vue ma planète est pleine

d’ombre et de taches Vous ne comprendrez peut-être pas que ces taches

peuvent disparaître ces ombres se dissiper Vous aurez des doutes des

craintes vous en avez déjà

George Sand, Malgrétout

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Texte 10 à ponctuer – 207 mots

Un vieux reître

Il n’y avait point de place pour le sourire sur cette face hébétée par la

fatigue et par la débauche Les muscles semblaient racornis et ossifiés les

yeux de couleur claire étaient fixes comme des yeux d’émail Les traits

accentués rappelaient ceux de Polichinelle moins l’expression narquoise

et animée Une grande balafre à la mâchoire avait paralysé un coin de la

bouche et séparait singulièrement la barbe blanche mélangée de roux

qui semblait être plantée de travers et en partie à rebrousse-poil Un gros

signe velu augmentait la bosse du nez proéminent Les doigts étaient

hérissés de poils gris jusqu’aux ongles

L’homme était petit et maigre mais large d’épaules et ramassé sur lui-

même comme un sanglier dont il avait la robe fauve et la tête plantée

bas Il paraissait fort âgé mais il annonçait encore une force herculéenne

Sa voix âpre toujours tenu au diapason élevé du commandement

militaire dans la bouche d’un sot résonnait comme un tonnerre enrhumé

et faisait vibrer les verres posés sur la table

Il était vêtu à la mode des reîtres en justaucorps et tassette de buffle

avec un morion et une cuirasse en fer verni Une méchante plume noire

tout ébarbée se dressait sur ce casque noir et luisant

George Sand, Les beaux Messieurs de Bois-Doré

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Texte 11 à ponctuer – 211 mots

Affecté naturellement

Horace était affecté naturellement Est-ce que vous ne connaissez pas

des gens ainsi faits qui sont venus au monde avec un caractère et des

manières d'emprunt et qui semblent jouer un rôle tout en jouant

sérieusement le drame de leur propre vie Ce sont des gens qui se

copient eux-mêmes Esprits ardents et portés par nature à l'amour des

grandes choses que leur milieu soit prosaïque leur élan n'en est pas

moins romanesque que leurs facultés d'exécution soient bornées leurs

conceptions n'en sont pas moins démesurées aussi se drapent-ils

perpétuellement avec le manteau du personnage qu'ils ont dans

l'imagination Ce personnage est bien l'homme même puisqu'il est son

rêve sa création son mobile intérieur L'homme réel marche à côté de

l'homme idéal et comme nous voyons deux représentations de nous-

mêmes dans une glace fendue par le milieu nous distinguons dans cet

homme dédoublé pour ainsi dire deux images qui ne sauraient se

détacher mais qui sont pourtant bien distinctes l'une de l'autre C'est ce

que nous entendons par le mot de seconde nature qui est devenu

synonyme d'habitude

Horace donc était ainsi Il avait nourri en lui-même un tel besoin de

paraître avec tous ses avantages qu'il était toujours habillé paré reluisant

au moral comme au physique

George Sand, Horace

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Texte 12 à ponctuer – 212 mots

Extase de l’amour

Je suis éveillé je ne rêve plus j'aime et je suis aimé Je vis je vis dans

cette région que je prenais pour un idéal nuageux pour une création de

ma fantaisie et que je touche respire et possède comme une réalité Je

vis par tous mes organes et surtout par ce sixième sens qui résume et

dépasse tous les autres ce sens intellectuel qui voit entend et comprend

un ordre de choses immuable qui coopère sciemment à l'œuvre sans fin

et sans limites de la vie supérieure de la vie en Dieu

Ah le positivisme le convenu le prouvé le prétendu réalisme de la vie

humaine dans la société Quel entassement de sophismes qui à notre

réveil dans la vie éternelle nous paraîtront risibles et bizarres si nous

daignons alors nous en souvenir Mais j'espère que cette mémoire sera

confuse car elle nous pèserait comme un flux de divagations notées

pendant la fièvre J'espère que les seuls jours les seules heures de cette

courte et trompeuse existence dont il nous sera possible de nous

souvenir seront les jours et les heures où nous aurons ressenti l'extase

de l'amour dans tout son rayonnement divin O mon Dieu Je vous

demande de me laisser dans l'éternité le souvenir de l'heure où je suis

George Sand, La Daniella

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Texte 13 à ponctuer – 215 mots

Une folle ambition

Je veux épouser un homme riche beau jeune éperdument épris de moi à

jamais soumis à moi et portant avec éclat dans le monde un nom très

illustre Je veux aussi qu’il ait de la puissance je veux qu’il soit roi

empereur tout au moins héritier présomptif ou prince régnant Tous mes

soins s’appliqueront désormais à le rechercher et quand je l’aurai trouvé

je suis sûre de m’emparer de lui […] Enfin je veux après voir joué un rôle

brillant dans le monde en jouer un éclatant dans l’histoire Je ne veux pas

disparaître comme une actrice vulgaire avec ma jeunesse et ma beauté

je veux une couronne sur mes cheveux blancs On paraît toujours belle

puisqu’on éblouit avec une couronne […] Je ne deviendrai pas folle dans

les désastres je braverai les destinées les plus tragiques je combattrai

face à face le lion populaire il ne me fera pas baisser les yeux et je vous

jure que plus d’une fois je saurai le coucher enchaîné à mes pieds Après

cela qu’il se réveille qu’il se lasse qu’il porte ma tête au bout d’une pique

ce sera le jour de l’éclat suprême et cette face pâle plus couronnée

encore par le martyr restera à jamais gravée dans la mémoire des

hommes

George Sand, Malgrétout

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Texte 14 à ponctuer – 216 mots

Bons conseils

Je vais vous tenir un langage tout opposé à celui du monde et dont

vous reconnaîtrez le bon sens si vous faites comme je vous le conseille

D’autres vous diront sacrifiez tout à l’ambition Moi je vous dis Sacrifiez

avant tout l’ambition comme l’entend le monde c’est-à-dire de ne vous

souciez ni de fortune ni de renommée marchez droit vers un seul but

celui d’éclairer vos semblables n’importe dans quelle situation et par quel

moyen Tous les métiers sont beaux et nobles quand ils ont un but […]

Ce que je vous dis là c’est le secret d’être heureux en dépit de tout Pour

moi je ne connais que deux choses et ces deux choses ne font qu’un seul

et même précepte aimer l’humanité et ne tenir aucun compte de ses

préjugés Mépriser l’erreur c’est vouloir estimer l’homme n’est-il pas vrai

Avec ce secret-là vous vous trouverez toujours riche et assez illustre […]

Je travaille douze heures par jour et cela est possible à quiconque n’est

pas chétif et souffreteux Jetez-vous dans l’étude et laissez les incapables

chercher le plaisir Ils ne le trouveront pas là où ils croient et vous le

trouverez où il est c’est-à-dire dans la paix de la conscience et dans

l’exercice de nobles facultés

George Sand, L’homme de neige

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Texte 15 à ponctuer – 216 mots

Costumes féminins

Le costume des femmes dont on s’est tant moqué depuis était alors

d’une richesse et d’un éclat extraordinaires porté avec goût et châtié

dans ses exagérations il prêtait à la beauté une noblesse et une grâce

moelleuse dont les peintures ne sauraient vous donner l’idée Avec tout

cet attirail de plumes d’étoffes et de fleurs une femme était forcée de

mettre une sorte de lenteur à tous ses mouvements J’en ai vu de fort

blanches qui lorsqu’elles étaient poudrées et habillées de blanc traînant

leur longue queue de moire et balançant avec souplesse leurs plumes de

leur front pouvaient sans hyperbole être comparées à des cygnes C’était

en effet quoiqu’en ait dit Rousseau bien plus à des oiseaux qu’à des

guêpes que nous ressemblions avec ces énormes plis de satin cette

profusion de mousselines et de bouffantes qui cachaient un petit corps

tout frêle comme le duvet cache la tourterelle avec ces longs ailerons de

dentelle qui tombaient du bras avec ces vives couleurs qui bigarraient

nos jupes nos rubans et nos pierreries et quand nous tenions nos petits

pieds en équilibre dans de jolies mules à talons c’est alors vraiment que

nous semblions craindre de toucher la terre et que nous marchions avec

la précaution dédaigneuse d’une bergeronnette au bord d’un ruisseau

George Sand, La Marquise

Page 135: une tete bien faite

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Texte 16 à ponctuer – 218 mots

Un jeune seigneur à la mode

M de La Marche était un jeune seigneur tout à fait à la mode de son

époque Epris de philosophie nouvelle grand voltairien grand admirateur

de Franklin plus honnête qu’intelligent comprenant moins ses oracles

qu’il n’avait le désir et la prétention de les comprendre assez mauvais

logicien car il trouva ses idées beaucoup moins bonnes et ses espérances

politiques beaucoup moins douces le jour où la nation française se mit

en tête de les réaliser au demeurant plein de bons sentiments se croyant

beaucoup plus confiant et romanesque qu’il ne l’était en effet un peu

plus fidèle à ses préjugés de caste et beaucoup plus sensible à l’opinion

du monde qu’il ne se flattait et ne se piquait de l’être voilà tout l’homme

Sa figure était charmante mais je la trouvais excessivement fade car

j’avais contre lui la plus ridicule animosité Ses manières gracieuses me

semblaient serviles auprès d’Edmée j’aurais rougi de les imiter et

pourtant je n’étais occupé qu’à renchérir sur les petits services qu’il

pouvait lui rendre Nous sortîmes dans le parc qui était considérable et

coupé par l’Indre qui n’est là qu’un joli ruisseau Chemin faisant il se

rendit agréable de mille manières il ne voyait pas une violette qu’il ne la

cueillait pour l’offrir à ma cousine

George Sand, Mauprat

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Texte 17 à ponctuer – 219 mots

Les mystères du chemin

En rêvant ainsi Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier

de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline et qui

s’élargissant au bas du vallon se dirigeait vers le nord en traçant une

grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères

Qu’y a-t-il de plus beau qu’un chemin pensait-elle c’est le symbole et

l’image d’une vie active et variée Que d’idées riantes s’attachent pour

moi aux capricieux détours de celui-ci Je ne me souviens pas des lieux

qu’il traverse et que pourtant j’ai traversés jadis Mais qu’ils doivent être

beaux au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement sur ses

immobiles roches Comme ces graviers aux pâles nuances d’or mat qui le

rayent mollement et ses genêts d’or brûlant qui le coupent de leurs

ombres sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides

charmilles de ce parc orgueilleux et froid Rien qu’à regarder les grandes

lignes sèches d’un jardin la lassitude me prend pourquoi mes pieds

chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent

tout d’abord au lieu que le libre chemin qui s’enfuit et se cache à demi

dans les bois m’invite à m’appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses

mystères

George Sand, Consuelo

Page 137: une tete bien faite

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Texte 18 à ponctuer – 228 mots

Aimer le bien, le beau, le bon, le vrai

Entendons-nous cependant avec toi il faut mettre les points sur les i Je

ne crois pas que tu ne m’aimes pas Je ne peux pas le croire surtout à

l’âge que tu as maintenant où à moins d’être une bûche il est impossible

que ton cœur reste endormi Mais je crois que tu es encore si empêtrée

dans les liens de l’enfance car tu es paresseuse en tout et on

développement est plus lent que ton âge ne le comporte que tu te

préfères encore à tout le reste de l’univers Un être intelligent et bien

organisé arrive cependant à comprendre à ton âge que la vraie affection

est d’aimer quelque chose ce quelque chose ce ne sont pas les rubans et

les dentelles c’est le bien le beau le bon le vrai et quelqu’un plus que soi-

même Ce n’est pas seulement un devoir c’est un besoin des âmes

généreuses et je frappe sans cesse à la porte de ton cœur pour voir si ce

besoin me répondre enfin on y est Pourquoi la fiction de caractère

d’Edmée t’a-t-elle plu Pourquoi dis-tu que c’est la plus belle des filles ce

n’est pas parce qu’elle monte bien à cheval et qu’elle a des plumes à son

chapeau C’est parce qu’elle a un dévouement enthousiaste parce qu’elle

préfère son père son fiancé et ses amis à elle-même

George Sand, Lettre à sa fille

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Texte 19 à ponctuer – 228 mots

Une femme artificielle

La vicomtesse Léonie de Chailly n’avait jamais été belle mais elle voulait

absolument le paraître et à force d’art elle se faisait passer pour jolie

femme Du moins elle en avait tous les airs tous les aplombs toutes les

allures et tous les privilèges Elle avait de beaux yeux verts d’une

expression changeante qui pouvait non charmer mais inquiéter et

intimider Sa maigreur était effrayante et ses dents problématiques mais

elle avait des cheveux superbes toujours arrangés avec un soin et un

goût remarquable Sa main était longue et sèche mais blanche comme

l’albâtre et chargée de bagues de tous les pays du monde Elle possédait

une certaine grâce qui imposait à beaucoup de gens Enfin elle avait ce

qu’on peut appeler une beauté artificielle

La vicomtesse de Chailly n’avait jamais eu d’esprit mais elle voulait

absolument en avoir et elle faisait croire qu’elle en avait Elle disait le

dernier des lieux communs avec une distinction parfaite et le plus

absurde des paradoxes avec un calme stupéfiant […] Elle avait lu un peu

de tout même de la politique et de la philosophie et vraiment c’était

curieux de l’entendre répéter comme venant d’elle à des ignorants ce

qu’elle avait appris le matin dans un livre ou entendu dire la veille à

quelque homme grave Enfin elle avait ce qu’on peut appeler une

intelligence artificielle

George Sand, Horace

Page 139: une tete bien faite

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Texte 20 à ponctuer – 237 mots

La bonne solitude

Nul ne sait où je suis Certes c’est une pensée d’isolement qui a son

charme un charme inexprimable féroce en apparence légitime et doux

dans le fond Nous sommes faits pour vivre de la vie de réciprocité La

route du devoir est longue rigide et n’a d’horizon que la mort qui est

peut-être à peine le repos d’une nuit Marchons donc et sans ménager

nos pieds Mais si dans des circonstances rares et bienfaisantes où le

repos peut être inoffensif et l’isolement sans remords un vert sentier

s’offre sous nos pas mettons à profit quelques heures de solitude et de

contemplation Ces heures nonchalantes sont bien nécessaires à l’homme

actif et courageux pour retremper ses forces et je dis que plus votre

cœur est dévoré du zèle de la maison de Dieu qui n’est autre que

l’humanité plus vous êtes propre à apprécier quelques instants

d’isolement pour rentrer en possession de vous-même L’égoïste est seul

toujours et partout Son âme n’est jamais fatiguée d’aimer de souffrir et

de persévérer elle est inerte et froide et n’a pas plus besoin de sommeil

et de silence qu’un cadavre Celui qui aime est rarement seul et quand il

l’est il s’en trouve bien Son âme peut goûter une suspension d’activité

qui est comme le profond sommeil d’un corps vigoureux Ce sommeil est

le bon témoignage des fatigues passées et le précurseur des épreuves

auxquelles il se prépare

George Sand, Consuelo

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Texte 21 à ponctuer – 338 mots

Une figure de revenant

M de Boisguilbault n’était guère âgé que de soixante-dix ans mais il avait

une de ces organisations qui n’ont plus d’âge et qui n’en ont jamais eu Il

n’avait pas été mal fait ni d’une laide figure ses traits étaient assez

réguliers sa taille était encore droite et son pas ferme pourvu qu’il ne se

pressât point Mais la maigreur avait fait disparaître toute apparence de

formes et ses habits paraissaient couvrir un homme de bois Sa figure

n’était pas repoussante de dédain et n’inspirait pas l’aversion mais

comme elle n’exprimait absolument rien qu’on eût vainement cherché au

premier abord à y surprendre une pensée ou une émotion en rapport

avec les types connus de l’humanité elle faisait peur et Emile songea

involontairement à ce conte allemand où un personnage fort convenable

se présente à la porte du château et s’excuse de ne pas pouvoir entrer

dans l’état où il est dans la crainte d’indisposer la compagnie Vous me

paraissez pourtant mis fort décemment lui dit le châtelain hospitalier

Entrez je vous prie Non non reprend l’autre cela m’est impossible et vous

m’en feriez des reproches Veuillez m’entendre ici sur le seuil de votre

manoir je vous apporte des nouvelles de l’autre monde Qu’est-ce à dire

Entrez il pleut et l’orage va éclater Regardez-moi donc bien reprend le

mystérieux voyageur et reconnaissez que je ne puis sans manquer à

toutes les lois de la politesse m’asseoir à votre table Est-ce que vous ne

voyez pas que je suis mort Le châtelain le regarde et s’aperçoit en effet

qu’il est mort Il laisse retomber la porte entre lui et le défunt et rentre

dans la salle du festin où il s’évanouit

Page 141: une tete bien faite

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Emile ne s’évanouit pas lorsque M de Boisguilbault le salua mais si au

lieu de dire Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre j’étais dans mon

parc il lui eût dit J’étais en train de me faire enterrer il n’eût pas été

trop surpris

George Sand, Le péché de Monsieur Antoine

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Texte 22 à ponctuer – 240 mots

Douloureux souvenir

Je me rappelais la tendresse de mon père pour notre pauvre mère morte

dans ses bras après tant de soins tant de dévouements délicats et

infatigables tant de consolations et d’encouragements exquis dont il avait

su la bercer pour lui cacher la gravité de son mal tant de courage

héroïque pour lui sourire et refouler ses larmes Je revoyais sa noble

figure atterrée et pourtant victorieuse de foi et d’amour à l’heure

suprême Je n’ai jamais songé à me demander si mon père était beau ou

seulement passable je sais que dans l’expression de son honnête visage

j’ai toujours puisé le sentiment du vrai et je sais aussi qu’au moment ou

ma chère mère expira il me parut sublime J’avais douze ans J’étais en

âge de comprendre beaucoup de choses et j’avais compris qu’il ne fallait

ni sangloter ni faiblir au chevet de ma mère mourante Quand je la vis

froide et pâle je sentis que tout était fini et je m’affaissais dans une sorte

de mort l’absence de facultés mais je rencontrai le regard clair et

profond de mon père et ce regard me tint debout Le ciel y était sa

bouche ne put prononcer une parole mais l’œil éloquent me disait Il

faut aimer après la séparation comme auparavant La mort a des yeux et

des oreilles Il faut respecter son mystérieux silence ne pas faiblir savoir

souffrir beaucoup et regretter toujours

George Sand, Malgrétout

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Texte 23 à ponctuer – 242 mots

Poser devant les mouches

Horace savait qu'il était beau et il le faisait sentir continuellement

quoiqu'il eût l'esprit de ne jamais parler de sa figure Mais il était toujours

occupé de celle des autres Il en remarquait minutieusement et

rapidement toutes les défectuosités toutes les particularités désagréables

et naturellement il vous amenait par ses observations railleuses à

comparer intérieurement sa personne à celle de ses victimes Il était

mordant sur ce sujet-là et comme il avait un nez admirablement dessiné

et des yeux magnifiques il était sans pitié pour les nez mal faits et pour

les yeux vulgaires Il avait pour les bossus une compassion douloureuse

et chaque fois qu'il m'en faisait remarquer un j'avais la naïveté de

regarder en anatomiste sa charpente dorsale dont les vertèbres

frémissaient d'un secret plaisir quoique le visage n'exprimât qu'un sourire

d'indifférence pour cet avantage frivole d'une belle conformation Si

quelqu'un s'endormait dans une attitude gênée ou disgracieuse Horace

était toujours le premier à en rire Cela me força de remarquer lorsqu'il

habita ma chambre ou que je le surpris dans la sienne qu'il s'endormait

toujours avec un bras plié sous la nuque ou rejeté sur la tête comme les

statues antiques et ce fut cette observation en apparence puérile qui me

conduisit à comprendre cette affectation naturelle c'est-à-dire innée dont

j'ai parlé plus haut Même en dormant même seul et sans miroir Horace

s'arrangeait pour dormir noblement Un de nos camarades prétendait

méchamment qu'il posait devant les mouche

George Sand, Horace

Page 144: une tete bien faite

144

Texte 24 à ponctuer – 256 mots

Incendie

Une heure s’était à peine écoulée lorsque M Bricolin se sentit suffoqué et

prêt à tomber en défaillance Il eut beaucoup de peine à se lever Il lui

semblait que l’air manquait à ses poumons que ses yeux cuisants ne

pouvaient plus rien discerner et qu’il était frappé d’apoplexie La peur de

la mort lui rendit la force de se traîner à tâtons jusqu’à la porte qui

donnait sur la cour la chandelle avait fini de se consumer dans son cercle

de fer blanc

Ayant réussi à ouvrir et à descendre sans tomber les degrés qui

formaient une sorte de perron grossier au château neuf le fermier

promena autour de lui un regard hébété sans rien comprendre à ce qu’il

voyait Une clarté extraordinaire qui remplissait la cour le força à mettre

la main devant son visage car le passage des ténèbres à cette lueur

ardente lui causait de nouveaux vertiges Enfin l’air dissipant un peu les

fumées du vin l’espèce d’asphyxie qu’il avait éprouvée fit place à un

frisson convulsif d’abord machinal et tout physique mais bientôt produit

par une terreur inexprimable Deux grandes gerbes de feu se faisant jour

à travers des nuages de fumée sortaient du toit de la grange

Bricolin crut faire un mauvais rêve ils se frotta les yeux il se secoua tout

le corps toujours ces jets de flamme montaient vers le ciel et prenaient

avec une effroyable rapidité un développement immense Il voulut crier

Au feu sa langue était paralysée et son gosier inerte

George Sand, Le meunier d’Angibault

Page 145: une tete bien faite

145

Texte 25 à ponctuer – 294 mots

Une fontaine de la Renaissance

La rotonde contenait une fontaine entourée de fleurs C'était un rocher de

marbre blanc sur lequel s'enlaçaient des monstres marins et au-dessus

d'eux sur la partie la plus élevée était assise avec grâce une néréide que

l'on regardait comme un chef-d’œuvre On attribuait ce groupe à Jean

Goujon ou tout au moins à l'un de ses meilleurs élèves

La nymphe au lieu d'être nue était chastement drapée circonstance qui

faisait croire que c'était le portrait d'une dame pudique qui n'avait ni

voulu poser dans le simple appareil d'une déesse ni permettre que

l'artiste interpréta ses formes élégantes pour les placer sous les yeux

d'un public profane Mais ces draperies dont la partie supérieure de la

poitrine et les bras jusqu'à l'épaule étaient seuls dégagés n'empêchaient

pas d'apprécier l'ensemble de ce type étrange qui caractérise la statuaire

de la renaissance ces proportions élancées cette rondeur dans la ténuité

cette finesse dans la force enfin ce quelque chose de plus beau que

nature qui étonne d'abord comme un rêve et qui peu à peu s'empare de

la plus enthousiaste région de l'esprit On ne sait si ces beautés ont été

conçues pour les sens mais elles ne les troublent pas Elles semblent nées

directement de la Divinité dans quelque Éden ou sur quelque mont Ida

dont elles n'ont pas voulu descendre pour se mêler à nos réalités Telle

est la fameuse Diane de Jean Goujon grandiose presque effrayante

d'aspect malgré l'extrême douceur de ses linéaments exquise et

monumentale mouvementée comme la vigueur physique et cependant

calme comme la puissance intellectuelle

Page 146: une tete bien faite

146

Je n'avais encore rien vu ou rien remarqué de cette statuaire nationale

que nous n'avons peut-être jamais assez appréciée et qui met la France

de cette époque à côté de l'Italie de Michel-Ange

George Sand, Les dames vertes

Page 147: une tete bien faite

147

Texte 26 à ponctuer – 300 mots

Autosatisfaction

Le digne homme n’avait jamais aimé personne pas même un chien

Toutes choses lui étaient indifférentes en dehors du cercle d’idées où il

vivait pour ainsi dire de lui-même se plaisant s’admirant se cajolant et se

nourrissant du parfum de sa propre louange à défaut d’autre chose

Voyez-vous mon cher disait-il en réponse aux félicitations de Cristiano

sur sa magnifique santé je suis un être que Dieu a fait et ne

recommencera pas Non je vous jure il ne le pourra pas Je n’ai rien des

misères des autres hommes D’abord je n’ai jamais connu la grossière et

misérable infirmité de l’amour Je n’ai jamais perdu une minute de ma vie

à m’oublier moi-même pour une ces gentilles poupées dont vous faites

des idoles Une femme de soixante-dix ans ou de dix-huit c’est

absolument la même chose Quand j’ai faim si je suis dans une cabane je

mange tout ce que je trouve et si je ne trouve rien je pense à mes

ouvrages et j’attends sans souffrir A une bonne table je mange de tout

et tant qu’il y en a sans être jamais incommodé Je ne sens ni chaud ni

froid ma tête brûle toujours mais d’un feu sublime qui n’use pas la

machine et qui tout au contraire la soutient et la renouvelle Je ne

connais pas la haine ou l’envie je sais très bien que personne n’en sait

plus que moi et quant à ceux qui me jalousent le nombre en est grand je

les écrase comme des vers de terre et ils ne se relèvent jamais de ma

critique Bref je suis de fer d’or et de diamant et je défie les entrailles du

globe de receler une matière plus dure et plus précieuse que celle dont

je suis fait

George Sand, L’homme de neige

Page 148: une tete bien faite

148

Conjugaison

La vie n'est qu'un verbe. Encore convient-il de le conjuguer opportunément. (Francis Blanche)

Au lieu de ces plats défunts dont la succulence ne peut être révoquée en doute, mais qui ne sauraient nous sustenter, récitez-nous les plats du jour, car l'aoriste est principalement fâcheux en cuisine, et la faim aime à table l'indicatif présent. (Théophile Gautier)

Oui dès l'instant que je vous vis Beauté féroce, vous me plûtes De l'amour qu'en vos yeux je pris Sur-le-champ vous vous aperçûtes Ah ! Fallait-il que vous me plussiez Qu'ingénument je vous le dise Qu'avec orgueil vous vous tussiez Fallait-il que je vous aimasse Que vous me désespérassiez Et qu'enfin je m'opiniâtrasse Et que je vous idolâtrasse Pour que vous m'assassinassiez ? (Alphonse Allais)

Le verbe

Très joli !

En avant !

Page 149: une tete bien faite

149

Pour qu’elles aient un sens, ces phrases doivent être comprises comme

comportant un verbe sous-entendu : c’[est] très joli ! [marchons] en

avant !

Le verbe est le mot le plus important de la phrase, même lorsqu’il n’est

pas exprimé.

N.B. Verbe (nom masculin) vient du latin verbum qui signifie mot, parole.

Etymologiquement, le verbe est donc le mot par excellence…

L’élève étudie sa leçon.

Tu étudies ta leçon.

Les élèves étudient leur leçon.

Ce soir, Ahmed étudiera sa leçon.

Dans ces quatre phrase, nous retrouvons un même verbe : étudier, mais

il n’a pas toujours la même forme. La partie du verbe que nous

retrouvons sans changement dans les quatre formes est étudi : c’est le

radical. La seconde partie change selon les cas : e, es, ent, era : c’est la

terminaison.

N.B.1. Radical est emprunté au latin radicalis qui signifie « de la racine,

premier, fondamental » (radical est d’ailleurs de la même famille que

radis… le radis est une racine). La racine d’un arbre pousse avant ses

branches et ses feuilles, et change beaucoup moins qu’elles : de même

le radical d’un verbe se situe avant sa terminaison, et ne change pas, ou

du moins ne change pas aussi souvent que la terminaison.

N.B.2. Comme son nom l’indique, la terminaison est ce qui termine le verbe. Elle est le

feuillage dont le radical est la racine.

Nous allons prendre le bus.

Ils vont à l’école.

Page 150: une tete bien faite

150

J’irai aux Champs Elysées.

On voit à partir de ces phrases qu’à la différence du verbe étudier, le

verbe aller n’a pas un seul radical mais plusieurs :

all-ons (all est le radical ; ons est la terminaison)

v-ont (v est le radical ; ont est la terminaison)

ir-ai (ir est le radical ; ai est la terminaison)

Aller est ce qu’on appelle un verbe à radical variable.

Le verbe est le mot le plus important de la proposition.

Il se compose de deux parties :

Le radical

Et la terminaison.

Exemple : nous étudiions. Radical : étudi ; terminaison : ions.

La plupart des verbes sont réguliers : ils ont un seul radical qui ne

change pas, mais certains verbes (« à radical variable ») peuvent avoir

plusieurs radicaux, comme par exemple le verbe aller, qui a trois

radicaux différents.

L’accord du verbe avec le sujet

L’élève étudie.

Les élèves étudient.

Le sujet du verbe a changé de nombre : il est passé du singulier au

pluriel. La terminaison a changé : e, ent. On dit que le verbe varie selon

le nombre du sujet.

N.B.1 Un, deux, trois… sont des nombres. Aussi on parle du nombre pour indiquer si le

sujet du verbe est au singulier (une seule personne : je, tu, il) ou au pluriel (plus d’une

personnes : nous, vous, ils).

Page 151: une tete bien faite

151

N.B.2 Quelque chose ou quelqu’un qui varie ne présente pas toujours le même aspect, le

même visage. Ainsi la couleur d’un poulpe varie selon l’endroit où il se trouve. De même, le

verbe varie, c’est-à-dire qu’il change d’aspect, de forme : étudie, étudient, étudier,

étudions… sont autant des formes différentes du même verbe.

J’étudie.

Tu étudies.

Il étudie.

Dans ces phrases, les sujets ne sont pas à la même personne : je

(première personne) ; tu (deuxième personne) ; il (troisième personne).

La terminaison change : e, es, e. Le verbe varie donc selon la personne

du sujet. On dit que le verbe s’accorde avec le sujet en personne et en

nombre.

N.B. accorder vient du latin accordare ; accordare est formé sur cor, cordis, qui signifie

cœur. Au départ, accorder signifie faire la paix, réconcilier, mettre en harmonie. Le verbe

s’accorde avec son sujet signifie qu’il se met en harmonie avec son sujet : il prend la

personne et le nombre qui correspondent précisément à son sujet.

Le verbe s’accorde avec son sujet en personne et en nombre, c’est-à-

dire que sa terminaison pour un même temps change suivant la

personne et le nombre du sujet.

Les temps

Aujourd’hui, je range ma chambre.

Hier, j’ai rangé ma chambre.

Demain, je rangerai ma chambre.

L’action exprimée par le verbe ranger ne s’est pas faite au même

moment.

Page 152: une tete bien faite

152

Je range, maintenant, au moment où je parle : c’est le présent.

J’ai rangé, hier, à une époque passée : c’est le passé.

Je rangerai, demain, c’est-à-dire plus tard : c’est le futur.

Le présent, le passé, le futur, sont les trois moments de l’action : ce sont

les trois sortes de temps du verbe.

- Le temps du verbe exprime le moment de l’action.

Il y a trois sortes de temps :

Les temps du présent (l’action se fait au moment où on parle) ;

Les temps du passé (l’action s’est faite avant le moment où l’on parle) ;

Les temps du futur (l’action se fera après le moment où l’on parle).

Les modes

L’action exprimée par le verbe peut être présentée de diverses manières,

sous divers modes.

N.B. Mode (nom masculin) : manière de faire, façon. La mode (nom féminin) a la même

origine, et signifie au départ : manière collective de vivre, de penser, propre à un pays, une

époque. L’usage moderne a retenu un sens dérivé, celui de « goûts collectifs passagers en

manière d’habillement ».

Je range. J’exprime une action certaine : c’est le mode indicatif.

Je rangerais si j’avais le temps. J’exprime une action soumise à une

condition : c’est le mode conditionnel.

Rangez. J’exprime un ordre ou un conseil : c’est le mode impératif.

Il faut que je range. L’action de ranger n’est pas certaine : c’est le mode

subjonctif.

Ranger. C’est le nom du verbe : c’est le mode infinitif.

Page 153: une tete bien faite

153

Cette pièce est rangée. Forme adjective du verbe : c’est le mode

participe.

N.B.1 Indicatif (nom masculin) appartient à la même famille qu’indiquer et indication. En

effet, l’indicatif est le mode qui permet de donner des indications neutres, des informations

objectives.

N.B.2 Conditionnel (nom masculin) est dérivé de condition. Attention ! Le conditionnel n’est

pas un mode qui exprime la condition, mais un mode qui exprime une action hypothétique,

incertaine, soumise à une condition.

N.B.3 Impératif (nom masculin) a pour origine le latin imperatum : qui commande. En effet

c’est avec l’impératif qu’on donne des ordres, qu’on commande.

Les quatre premiers modes (indicatif, conditionnel, impératif et

subjonctif) se conjuguent aux diverses personnes (je, tu, il…), c’est

pourquoi on les appelle des modes personnels. Les modes infinitif et

participe ne se conjuguent pas aux diverses personnes : on les appelle

des modes impersonnels.

- Le mode du verbe est la manière dont l’action est présentée.

Il y a six modes :

L’indicatif exprime une action réelle, certaine ;

Le conditionnel exprime une action soumise à une condition (ou dans

certains cas, un futur dans le passé) ;

L’impératif est le mode de l’ordre, du souhait ou du conseil ;

Le subjonctif exprime une action incertaine ;

L’infinitif est le nom du verbe ;

Le participe est la forme du verbe présenté comme un adjectif.

- Les quatre premiers modes (indicatif, conditionnel, impératif et

subjonctif) sont des modes personnels parce qu’ils se conjuguent aux

Page 154: une tete bien faite

154

diverses personnes (je, tu, il…). Les modes infinitif et participe sont des

modes impersonnels parce qu’ils ne se conjuguent pas aux diverses

personnes.

La conjugaison du verbe

Le verbe peut varier selon la personne et le nombre du sujet, selon le

temps, selon le mode : l’ensemble de ces variations constitue la

conjugaison. Conjuguer un verbe, c’est ajouter à son radical les

terminaisons qui aident à marquer la personne, le temps, le mode.

On distingue les temps simples, formés sans auxiliaires, et les temps

composés, formés à l’aide d’un auxiliaire.

Les élèves écoutent. Le professeur explique la leçon.

Il a fait ses exercices et il a préparé le contrôle.

Ecoute, explique : Un verbe qui s’exprime par un seul mot est employé à

un temps simple.

a fait : Un verbe qui s’exprime par plusieurs mots est à un temps

composé.

Il est sorti. Il a pris son parapluie.

Voici deux verbes à un temps composé. Le premier est formé avec être

(est sorti) ; le second est formé avec le verbe avoir (a pris). Ces verbes

avoir et être sont appelés auxiliaires quand ils servent à former les temps

composés.

N.B. Auxiliaire (adjectif) : qui aide, qui apporte son concours direct ou indirect. Exemple :

« Heureusement que les troupes auxiliaires sont venues à la rescousse ! »

Un temps simple est exprimé par un seul mot : je travaille.

Page 155: une tete bien faite

155

Un temps composé est exprimé par plusieurs mots : j’ai travaillé.

Les verbes avoir et être servent à former les temps composés. Ils sont

appelés dans ce cas verbes auxiliaires.

La plupart des verbes forment leur temps composé avec le verbe avoir,

mais certains verbes comme aller, venir, sortir, etc., forment leurs temps

composés avec le verbe être. Exemple : je suis venu, je fusse venu, je

serais venu.

Conjuguer un verbe, c’est donner toutes les formes qu’il peut prendre

aux divers modes et temps et aux diverses personnes.

Voici la liste des divers modes et des divers temps du verbe :

MODES Temps simples Temps composés

Indicatif Présent : Je chante

Imparfait : Je chantais

Passé simple : Je chantai

Futur simple : Je

chanterai

Passé composé : j’ai

chanté

Plus que parfait : j’avais

chanté

Passé antérieur : j’eus

chanté

Futur antérieur : j’aurai

chanté

Conditionnel Présent : je chanterais Passé : j’aurais chanté

Impératif Présent : chante Passé : aie chanté

Subjonctif Présent : que je chante

Imparfait : que je

chantasse

Passé : que j’aie chanté

Plus que parfait : que

j’eusse chanté

Infinitif Présent : chanter Passé : avoir chanté

Participe Présent : chantant Passé : chanté, ayant

chanté

Page 156: une tete bien faite

156

Le verbe Avoir

Lélia a un joli cartable.

Sa mère le lui a acheté la semaine dernière.

Dans la première phrase, on pourrait remplacer a par possède : Lélia

possède un joli cartable. Le verbe avoir (Lélia a) a ici un sens qui lui est

propre.

Dans la seconde phrase, le verbe n’est pas a, mais a acheté ; c’est un

temps composé du verbe acheter. On dit que, dans ce cas, le verbe avoir

(elle a) est un verbe auxiliaire parce qu’il aide, il sert à former les temps

composés.

Le verbe avoir peut être employé comme auxiliaire, c’est-à-dire qu’il

aide à former les temps composés des verbes (ils auront chanté, par

exemple) y compris les verbes avoir et être : j’ai eu, il avait été.

Le verbe avoir peut être employé seul. Il a alors un sens propre qui

marque en général la possession : Ahmed a un joli agenda.

Le verbe Etre

Safia est heureuse.

Elle est revenue chez elle.

L’adjectif heureux se rapporte à Paul par l’intermédiaire du verbe être (il

est). Le verbe être sert à joindre un nom à son attribut : c’est un verbe

d’état.

Il est revenu. Le verbe être n’a pas ici de valeur propre ; il ne constitue

pas un verbe à lui seul. Le verbe est : est revenu (verbe revenir à un

temps composé). Dans ce cas, le verbe être est un verbe auxiliaire.

Page 157: une tete bien faite

157

Le verbe être est employé comme auxiliaire, c’est-à-dire qu’il aide à

former les temps composés de certains verbes actifs et des verbes

pronominaux : il est parti ; nous nous sommes égarés.

Dans d’autres cas le verbe être est employé seul. C’est un verbe

d’état : l’homme est perfectible.

Les trois groupes du verbe

Chanter – Je chante – En chantant

Finir – Je finis – En finissant

Lire – je lis – En lisant

Ces trois verbes : chanter, finir et lire, ne se conjuguent pas avec les

mêmes terminaisons.

Le verbe chanter et les verbes qui se conjuguent comme chanter ont

l’infinitif terminé par er et la 1ère personne du singulier du présent de

l’indicatif terminée par e. Ils constituent les verbes du 1er groupe. Les

verbes du 1er groupe sont très nombreux (environ 5000).

Le verbe finir et les verbes qui se conjuguent comme finir ont l’infinitif

terminé par ir, la 1ère personne du singulier du présent de l’indicatif

terminée par is et l’infinitif présent terminé par issant. Ils constituent les

verbes du 2ème groupe. Il y a environ 350 mots du 2ème groupe.

Tous les autres verbes comme lire, servir, recevoir, prendre… constituent

le 3ème groupe. Il y a environ 300 verbes dans le troisième groupe.

Page 158: une tete bien faite

158

Au point de vue de leur conjugaison, les verbes sont classés en trois

groupes.

Le 1er groupe comprend les verbes qui ont l’infinitif terminé par –er.

Le 2ème groupe comprend les verbes qui ont l’infinitif terminé par ir et

le participe présent terminé par issant : finir, finissant.

Le 3ème groupe comprend tous les autres verbes qui peuvent se

terminer à l’infinitif par ir (servir, servant), oir (recevoir) ou re (prendre).

Les verbes du premier groupe

Les verbes du 1er groupe sont tous les verbes terminées par –er sauf

aller, qui n’est pas du premier groupe. Exemples de verbes réguliers du

premier groupe : aider, aimer, porter, respirer, marcher, chanter, former,

manger, laver, enjamber, exercer, etc.

Pour conjuguer un verbe du premier groupe, il suffit de :

- Trouver son radical (qu’on appelle aussi sa racine) : c’est l’infinitif

moins ER.

- D'ajouter la terminaison, en gras dans le tableau.

Les verbes en -ébrer, -écer, -écher, -écrer, -éder, -égler, -égner, -égrer,

-éguer, -éler, -émer, -éner, -équer, -érer, -éser, -éter, -étrer, -évrer, -

éyer ont un é fermé à l'avant dernière syllabe de l'infinitif. Ils changent le

é fermé en un è ouvert devant une syllabe se terminant par un « e »

muet : Je cède.

Au futur et au conditionnel, ces verbes conservent l'é fermé : je céderai,

tu céderais (et ce malgré la tendance populaire de prononcer le é de plus

en plus ouvert). Persévérer appartient à cette liste de verbes qui ont un

é fermé à l’avant dernière syllabe de l’infinitif, et qui changent le é fermé

en un è ouvert devant une syllabe se terminant par un « e » muet : je

persévère.

Page 159: une tete bien faite

159

Verbes à conjugaison similaire à celle de « persévérer » : aérer ; céder ;

compléter ; considérer ; désespérer ; différer ; espérer ; exagérer ;

inquiéter ; modérer ; opérer ; posséder ; précéder ; préférer ; répéter ;

révéler.

Les verbes du deuxième groupe

Le verbe « adoucir » est un verbe régulier du deuxième groupe.

Les verbes du deuxième groupe sont tous les verbes terminés par ir

(finir, agir, réfléchir...) qui ont un participe présent en issant (en

finissant, agissant, réfléchissant).

Pour conjuguer un verbe du deuxième groupe, il suffit donc de trouver

son radical (sa racine : l’infinitif moins IR) et d'ajouter la terminaison, en

gras dans le tableau.

Autres verbes réguliers du deuxième groupe : aboutir, accomplir, agir,

applaudir, arrondir, avertir, blanchir, bondir, obéir, éclaircir, élargir,

réfléchir, etc.

Les verbes du troisième groupe

Le troisième groupe est constitué par tous les verbes qui n’appartiennent

ni au premier, ni au deuxième groupe : ils sont irréguliers. Ce sont des

verbes terminés par oir, ir, re et le verbe aller.

Construire est un verbe du troisième groupe.

Page 160: une tete bien faite

160

Verbes à conjugaison similaire à celle de construire : conduire, construire

coproduire cuire déconstruire décuire déduire détruire enduire induire

instruire introduire méconduire produire reconduire reconstruire recuire

reproduire retraduire réduire réintroduire surproduire séduire traduire

éconduire.

Page 161: une tete bien faite

161

Conjugaison du verbe AVOIR.

INDICATIF

Présent

j'ai tu as il a nous avons vous avez ils ont

Imparfait

j'avais tu avais il avait nous avions vous aviez ils avaient

Passé Composé

j'ai eu tu as eu il a eu nous avons eu vous avez eu ils ont eu

Plus Que Parfait

j'avais eu tu avais eu il avait eu nous avions eu vous aviez eu ils avaient eu

Passé Simple

j'eus tu eus il eut nous eûmes vous eûtes ils eurent

Futur

j'aurai tu auras il aura nous aurons vous aurez ils auront

Passé Antérieur

j'eus eu tu eus eu il eut eu nous eûmes eu vous eûtes eu ils eurent eu

Futur Antérieur

j'aurai eu tu auras eu il aura eu nous aurons eu vous aurez eu ils auront eu

Page 162: une tete bien faite

162

CONDITIONNEL

Présent

j'aurais tu aurais il aurait nous aurions vous auriez ils auraient

Passé

j'aurais eu tu aurais eu il aurait eu nous aurions eu vous auriez eu ils auraient eu

IMPERATIF

Présent

aie ayons ayez

Passé

aie eu ayons eu ayez eu

SUBJONCTIF

Présent

que j'aie que tu aies qu'il ait que nous ayons que vous ayez qu'ils aient

Passé

que j'aie eu que tu aies eu qu'il ait eu que nous ayons eu que vous ayez eu qu'ils aient eu

Imparfait

que j'eusse que tu eusses qu'il eût que nous eussions que vous eussiez qu'ils eussent

Plus Que Parfait

que j'eusse eu que tu eusses eu qu'il eût eu que nous eussions eu que vous eussiez eu qu'ils eussent eu

INFINITIF

Page 163: une tete bien faite

163

Présent

avoir

Passé

avoir eu

PARTICIPE

Présent

ayant

Passé

eu eue eus eues

Passé Composé

ayant eu

Page 164: une tete bien faite

164

Conjugaison du verbe ETRE.

INDICATIF

Présent

je suis tu es il est nous sommes vous êtes ils sont

Imparfait

j'étais tu étais il était nous étions vous étiez ils étaient

Passé Composé

j'ai été tu as été il a été nous avons été vous avez été ils ont été

Plus Que Parfait

j'avais été tu avais été il avait été nous avions été vous aviez été ils avaient été

Passé Simple

je fus tu fus il fut nous fûmes vous fûtes ils furent

Futur

je serai tu seras il sera nous serons vous serez ils seront

Passé Antérieur

j'eus été tu eus été il eut été nous eûmes été vous eûtes été ils eurent été

Futur Antérieur

j'aurai été tu auras été il aura été nous aurons été vous aurez été ils auront été

Page 165: une tete bien faite

165

CONDITIONNEL

Présent

je serais tu serais il serait nous serions vous seriez ils seraient

Passé

j'aurais été tu aurais été il aurait été nous aurions été vous auriez été ils auraient été

IMPERATIF

Présent

sois soyons soyez

Passé

aie été ayons été ayez été

SUBJONCTIF

Présent

que je sois que tu sois qu'il soit que nous soyons que vous soyez qu'ils soient

Passé

que j'aie été que tu aies été qu'il ait été que nous ayons été que vous ayez été qu'ils aient été

Imparfait

que je fusse que tu fusses qu'il fût que nous fussions que vous fussiez qu'ils fussent

Plus Que Parfait

que j'eusse persévéré que tu eusses persévéré qu'il eût persévéré que nous eussions persévéré que vous eussiez persévéré qu'ils eussent persévéré

INFINITIF

Page 166: une tete bien faite

166

Présent

être

Passé

avoir été

PARTICIPE

Présent

étant

Passé

été

Passé Composé

ayant été

Page 167: une tete bien faite

167

Conjugaison du verbe PERSEVERER - 1er groupe

INDICATIF

Présent

je persévère tu persévères il persévère nous persévérons vous persévérez ils persévèrent

Imparfait

je persévérais tu persévérais il persévérait nous persévérions vous persévériez ils persévéraient

Passé Composé

j'ai persévéré tu as persévéré il a persévéré nous avons persévéré vous avez persévéré ils ont persévéré

Plus Que Parfait

j'avais persévéré tu avais persévéré il avait persévéré nous avions persévéré vous aviez persévéré ils avaient persévéré

Passé Simple

je persévérai tu persévéras il persévéra nous persévérâmes vous persévérâtes ils persévérèrent

Futur

je persévérerai tu persévéreras il persévérera nous persévérerons vous persévérerez ils persévéreront

Passé Antérieur

j'eus persévéré tu eus persévéré il eut persévéré nous eûmes persévéré vous eûtes persévéré ils eurent persévéré

Futur Antérieur

j'aurai persévéré tu auras persévéré il aura persévéré nous aurons persévéré vous aurez persévéré ils auront persévéré

Page 168: une tete bien faite

168

CONDITIONNEL

Présent

je persévérerais tu persévérerais il persévérerait nous persévérerions vous persévéreriez ils persévéreraient

Passé

j'aurais persévéré tu aurais persévéré il aurait persévéré nous aurions persévéré vous auriez persévéré ils auraient persévéré

IMPERATIF

Présent

persévère persévérons persévérez

Passé

aie persévéré ayons persévéré ayez persévéré

SUBJONCTIF

Présent

que je persévère que tu persévères qu'il persévère que nous persévérions que vous persévériez qu'ils persévèrent

Passé

que j'aie persévéré que tu aies persévéré qu'il ait persévéré que nous ayons persévéré que vous ayez persévéré qu'ils aient persévéré

Imparfait

que je persévérasse que tu persévérasses qu'il persévérât que nous persévérassions que vous persévérassiez qu'ils persévérassent

Plus Que Parfait

que j'eusse persévéré que tu eusses persévéré qu'il eût persévéré que nous eussions persévéré que vous eussiez persévéré qu'ils eussent persévéré

INFINITIF

Page 169: une tete bien faite

169

Présent

persévérer

Passé

Avoir persévéré

PARTICIPE

Présent

persévérant

Passé

persévéré

Passé Composé

Ayant persévéré

Page 170: une tete bien faite

170

Conjugaison du verbe ADOUCIR (2ème groupe).

INDICATIF

Présent

j'adoucis tu adoucis il adoucit nous adoucissons vous adoucissez ils adoucissent

Imparfait

j'adoucissais tu adoucissais il adoucissait nous adoucissions vous adoucissiez ils adoucissaient

Passé Composé

j'ai adouci tu as adouci il a adouci nous avons adouci vous avez adouci ils ont adouci

Plus Que Parfait

j'avais adouci tu avais adouci il avait adouci nous avions adouci vous aviez adouci ils avaient adouci

Passé Simple

j'adoucis tu adoucis il adoucit nous adoucîmes vous adoucîtes ils adoucirent

Futur

j'adoucirai tu adouciras il adoucira nous adoucirons vous adoucirez ils adouciront

Passé Antérieur

j'eus adouci tu eus adouci il eut adouci nous eûmes adouci vous eûtes adouci ils eurent adouci

Futur Antérieur

j'aurai adouci tu auras adouci il aura adouci nous aurons adouci vous aurez adouci ils auront adouci

Page 171: une tete bien faite

171

CONDITIONNEL

Présent

j'adoucirais tu adoucirais il adoucirait nous adoucirions vous adouciriez ils adouciraient

Passé

j'aurais adouci tu aurais adouci il aurait adouci nous aurions adouci vous auriez adouci ils auraient adouci

IMPERATIF

Présent

adoucis adoucissons adoucissez

Passé

aie adouci ayons adouci ayez adouci

SUBJONCTIF

Présent

que j'adoucisse que tu adoucisses qu'il adoucisse que nous adoucissions que vous adoucissiez qu'ils adoucissent

Passé

que j'aie adouci que tu aies adouci qu'il ait adouci que nous ayons adouci que vous ayez adouci qu'ils aient adouci

Imparfait

que j'adoucisse que tu adoucisses qu'il adoucît que nous adoucissions que vous adoucissiez qu'ils adoucissent

Plus Que Parfait

que j'eusse adouci que tu eusses adouci qu'il eût adouci que nous eussions adouci que vous eussiez adouci qu'ils eussent adouci

INFINITIF

Présent Passé

Page 172: une tete bien faite

172

adoucir avoir adouci

PARTICIPE

Présent

adoucissant

Passé

adouci adoucie adoucis adoucies

Passé Composé

ayant adouci

Page 173: une tete bien faite

173

Conjugaison du verbe CONSTRUIRE (3ème groupe).

INDICATIF

Présent

je construis tu construis il construit nous construisons vous construisez ils construisent

Imparfait

je construisais tu construisais il construisait nous construisions vous construisiez ils construisaient

Passé Composé

j'ai construit tu as construit il a construit nous avons construit vous avez construit ils ont construit

Plus Que Parfait

j'avais construit tu avais construit il avait construit nous avions construit vous aviez construit ils avaient construit

Passé Simple

je construisis tu construisis il construisit nous construisîmes vous construisîtes ils construisirent

Futur

je construirai tu construiras il construira nous construirons vous construirez ils construiront

Passé Antérieur

j'eus construit tu eus construit il eut construit nous eûmes construit vous eûtes construit ils eurent construit

Futur Antérieur

j'aurai construit tu auras construit il aura construit nous aurons construit vous aurez construit ils auront construit

Page 174: une tete bien faite

174

CONDITIONNEL

Présent

je construirais tu construirais il construirait nous construirions vous construiriez ils construiraient

Passé

j'aurais construit tu aurais construit il aurait construit nous aurions construit vous auriez construit ils auraient construit

IMPERATIF

Présent

construis construisons construisez

Passé

aie construit ayons construit ayez construit

SUBJONCTIF

Présent

que je construise que tu construises qu'il construise que nous construisions que vous construisiez qu'ils construisent

Passé

que j'aie construit que tu aies construit qu'il ait construit que nous ayons construit que vous ayez construit qu'ils aient construit

Imparfait

que je construisisse que tu construisisses qu'il construisît que nous construisissions que vous construisissiez qu'ils construisissent

Plus Que Parfait

que j'eusse construit que tu eusses construit qu'il eût construit que nous eussions construit que vous eussiez construit qu'ils eussent construit

INFINITIF

Page 175: une tete bien faite

175

Présent

construire

Passé

avoir construit

PARTICIPE

Présent

construisant

Passé

construit construite construits construites

Passé Composé

ayant construit

Page 176: une tete bien faite

176

Dictées

L'orthographe est du respect ; c'est une sorte de politesse. (Alain)

Les personnes qui ont une excellente orthographe l'ont-elles acquise sans faire de dictées ? […] Peut-on bien chanter sans s'exercer au chant ? Je parle du chant classique : les grands chanteurs d'opéra n'ont-ils pas été contraints d'apprendre le solfège, de subir des... dictées musicales et, bien sûr, de faire des vocalises ? (Un professeur)

Écrire des dictées est la meilleure façon d'apprendre et d'améliorer votre français écrit. (http://www.dicteebranchee.com/)

La dictée, qui a été un moment jugée un exercice désuet, est de

nouveau considérée à sa juste valeur : c’est un outil indispensable pour

améliorer son orthographe. La dictée aussi un exercice très efficace pour

mémoriser un texte : écrire ce que l’on écoute est un excellent moyen

pour l’apprendre…

Les dictées suivantes sont toutes des fables de Claris de Florian (1755-

1794).

Page 177: une tete bien faite

177

Dictée 1 - 202 mots

Le grillon

Un pauvre petit grillon

Caché dans l'herbe fleurie

Regardait un papillon

Voltigeant dans la prairie.

L'insecte ailé brillait des plus vives couleurs ;

L'azur, la pourpre et l'or éclataient sur ses ailes ;

Jeune, beau, petit maître, il court de fleurs en fleurs,

Prenant et quittant les plus belles.

Ah! disait le grillon, que son sort et le mien

Sont différents ! Dame nature

Pour lui fit tout, et pour moi rien.

je n'ai point de talent, encor moins de figure.

Nul ne prend garde à moi, l'on m'ignore ici-bas :

Autant vaudrait n'exister pas.

Comme il parlait, dans la prairie

Arrive une troupe d'enfants :

Aussitôt les voilà courants

Après ce papillon dont ils ont tous envie.

Chapeaux, mouchoirs, bonnets, servent à l'attraper ;

L'insecte vainement cherche à leur échapper,

Il devient bientôt leur conquête.

L'un le saisit par l'aile, un autre par le corps ;

Un troisième survient, et le prend par la tête :

Il ne fallait pas tant d'efforts

Pour déchirer la pauvre bête.

Page 178: une tete bien faite

178

Oh! oh! dit le grillon, je ne suis plus fâché ;

Il en coûte trop cher pour briller dans le monde.

Combien je vais aimer ma retraite profonde !

Pour vivre heureux, vivons caché.

Claris de Florian

Page 179: une tete bien faite

179

Dictée 2 - 208 mots

Le chat et les rats

Un angora que sa maîtresse nourrissait de mets délicats

Ne faisait plus la guerre aux rats ;

Et les rats, connaissant sa bonté, sa paresse, allaient,

Trottaient partout, et ne se gênaient pas.

Un jour, dans un grenier retiré, solitaire,

Où notre chat dormait après un bon festin,

Plusieurs rats viennent dans le grain

prendre leur repas ordinaire.

L'angora ne bougeait. Alors mes étourdis

pensent qu'ils lui font peur ; l'orateur de la troupe

parle des chats avec mépris.

On applaudit fort, on s'attroupe,

on le proclame général.

Grimpé sur un boisseau qui sert de tribunal :

braves amis, dit-il, courons à la vengeance.

De ce grain désormais nous devons être las,

jurons de ne manger désormais que des chats :

on les dit excellents, nous en ferons bombance.

à ces mots, partageant son belliqueux transport,

chaque nouveau guerrier sur l'angora s'élance,

Et réveille le chat qui dort.

Celui-ci, comme on croit, dans sa juste colère,

couche bientôt sur la poussière

Général, tribuns et soldats.

Page 180: une tete bien faite

180

Il ne s'échappa que deux rats

qui disaient, en fuyant bien vite à leur tanière :

il ne faut point pousser à bout l' ennemi le plus débonnaire ;

on perd ce que l'on tient quand on veut gagner tout.

Claris de Florian

Page 181: une tete bien faite

181

Dictée 3 – [217 mots]

L'aveugle et le paralytique

Aidons-nous mutuellement,

La charge des malheurs en sera plus légère ;

Le bien que l'on fait à son frère

Pour le mal que l'on souffre est un soulagement.

Confucius l'a dit ; suivons tous sa doctrine.

Pour la persuader aux peuples de la Chine,

Il leur contait le trait suivant.

Dans une ville de l'Asie

Il existait deux malheureux,

L'un perclus, l'autre aveugle, et pauvres tous les deux.

[Ils demandaient au Ciel de terminer leur vie ;

Mais leurs cris étaient superflus,

Ils ne pouvaient mourir. Notre paralytique,

Couché sur un grabat dans la place publique,

Souffrait sans être plaint : il en souffrait bien plus.

L'aveugle, à qui tout pouvait nuire,

Etait sans guide, sans soutien,

Sans avoir même un pauvre chien

Pour l'aimer et pour le conduire.

Un certain jour, il arriva

Que l'aveugle à tâtons, au détour d'une rue,

Près du malade se trouva ;

Il entendit ses cris, son âme en fut émue.

Il n'est tel que les malheureux

Page 182: une tete bien faite

182

Pour se plaindre les uns les autres.

" J'ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres :

Unissons-les, mon frère, ils seront moins affreux.

- Hélas ! dit le perclus, vous ignorez, mon frère,

Que je ne puis faire un seul pas ;

Vous-même vous n'y voyez pas :

A quoi nous servirait d'unir notre misère ?

- A quoi ? répond l'aveugle ; écoutez. A nous deux

Nous possédons le bien à chacun nécessaire :

J'ai des jambes, et vous des yeux.

Moi, je vais vous porter ; vous, vous serez mon guide :

Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés ;

Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez.

Ainsi, sans que jamais notre amitié décide

Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,

Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi. »]

Claris de Florian

Page 183: une tete bien faite

183

Dictée 4 – 218 mots

La fable et la vérité

La vérité, toute nue,

Sortit un jour de son puits.

Ses attraits par le temps étaient un peu détruits ;

Jeune et vieux fuyaient à sa vue.

La pauvre vérité restait là morfondue,

Sans trouver un asile où pouvoir habiter.

A ses yeux vient se présenter

La fable, richement vêtue,

Portant plumes et diamants,

La plupart faux, mais très brillants.

Eh ! Vous voilà ! Bon jour, dit-elle :

Que faites-vous ici seule sur un chemin ?

La vérité répond : vous le voyez, je gêle ;

Aux passants je demande en vain

De me donner une retraite,

Je leur fais peur à tous : hélas ! Je le vois bien,

Vieille femme n'obtient plus rien.

Vous êtes pourtant ma cadette,

Dit la fable, et, sans vanité,

Partout je suis fort bien reçue :

Mais aussi, dame vérité,

Pourquoi vous montrer toute nue ?

Cela n'est pas adroit : tenez, arrangeons-nous ;

Qu'un même intérêt nous rassemble :

Venez sous mon manteau, nous marcherons ensemble.

Page 184: une tete bien faite

184

Chez le sage, à cause de vous,

Je ne serai point rebutée ;

A cause de moi, chez les fous

Vous ne serez point maltraitée :

Servant, par ce moyen, chacun selon son goût,

Grâce à votre raison, et grâce à ma folie,

Vous verrez, ma soeur, que partout

Nous passerons de compagnie.

Claris de Florian

Page 185: une tete bien faite

185

Dictée 5 – [218 mots]

Le chien coupable

Mon frère, sais-tu la nouvelle ?

Mouflar, le bon Mouflar, de nos chiens le modèle,

Si redouté des loups, si soumis au berger,

Mouflar vient, dit-on, de manger

Le petit agneau noir, puis la brebis sa mère,

Et puis sur le berger s'est jeté furieux.

- Serait-il vrai ? -très vrai, mon frère.

- À qui donc se fier, grands dieux !

C'est ainsi que parlaient deux moutons dans la plaine ;

Et la nouvelle était certaine.

Mouflar, sur le fait même pris,

N'attendait plus que le supplice ;

Et le fermier voulait qu'une prompte justice

Effrayât les chiens du pays.

La procédure en un jour est finie.

Mille témoins pour un déposent l'attentat :

Récolés, confrontés, aucun d'eux ne varie ;

Mouflar est convaincu du triple assassinat :

Mouflar recevra donc deux balles dans la tête

Sur le lieu même du délit.

À son supplice qui s'apprête

Toute la ferme se rendit.

Les agneaux de Mouflar demandèrent la grâce ;

Elle fut refusée. On leur fit prendre place :

Les chiens se rangèrent près d'eux,

Page 186: une tete bien faite

186

Tristes, humiliés, mornes, l'oreille basse,

Plaignant, sans l'excuser, leur frère malheureux.

Tout le monde attendait dans un profond silence.

Mouflar paraît bientôt, conduit par deux pasteurs :

Il arrive ; et, levant au ciel ses yeux en pleurs,

Il harangue ainsi l'assistance :

Ô vous, qu'en ce moment je n'ose et je ne puis

Nommer, comme autrefois, mes frères, mes amis,

Témoins de mon heure dernière,

Voyez où peut conduire un coupable désir !

[De la vertu quinze ans j'ai suivi la carrière,

Un faux pas m'en a fait sortir.

Apprenez mes forfaits. Au lever de l'aurore,

Seul, auprès du grand bois, je gardais le troupeau ;

Un loup vient, emporte un agneau,

Et tout en fuyant le dévore.

Je cours, j'atteins le loup, qui, laissant son festin,

Vient m'attaquer : je le terrasse,

Et je l'étrangle sur la place.

C'était bien jusques là : mais, pressé par la faim,

De l'agneau dévoré je regarde le reste,

J'hésite, je balance... à la fin, cependant,

J'y porte une coupable dent :

Voilà de mes malheurs l'origine funeste.

La brebis vient dans cet instant,

Elle jette des cris de mère....

La tête m'a tourné, j'ai craint que la brebis

Ne m'accusât d'avoir assassiné son fils ;

Et, pour la forcer à se taire,

Je l'égorge dans ma colère.

Page 187: une tete bien faite

187

Le berger accourait armé de son bâton.

N'espérant plus aucun pardon,

Je me jette sur lui : mais bientôt on m'enchaîne,

Et me voici prêt à subir

De mes crimes la juste peine.

Apprenez tous du moins, en me voyant mourir,

Que la plus légère injustice

Aux forfaits les plus grands peut conduire d'abord ;

Et que, dans le chemin du vice,

On est au fond du précipice,

Dès qu'on met un pied sur le bord.]

Claris de Florian

Page 188: une tete bien faite

188

Dictée 6 – [220 mots]

Le château de cartes

Un bon mari, sa femme et deux jolis enfants

Coulaient en paix leurs jours dans le simple ermitage

Où, paisibles comme eux, vécurent leurs parents.

Ces époux, partageant les doux soins du ménage,

Cultivaient leur jardin, recueillaient leurs moissons ;

Et le soir, dans l'été, soupant sous le feuillage,

Dans l'hiver, devant leurs tisons,

[Ils prêchaient à leurs fils la vertu, la sagesse,

Leur parlaient du bonheur qu'ils procurent toujours.

Le père par un conte égayait ses discours,

La mère par une caresse.

L'aîné de ces enfants, né grave, studieux,

Lisait et méditait sans cesse ;

Le cadet, vif, léger, mais plein de gentillesse,

Sautait, riait toujours, ne se plaisait qu'aux jeux.

Un soir, selon l'usage, à côté de leur père,

Assis près d'une table où s'appuyait la mère,

L'aîné lisait Rollin ; le cadet, peu soigneux

D'apprendre les hauts faits des Romains ou des Parthes,

Employait tout son art, toutes ses facultés,

A joindre, à soutenir par les quatre côtés

Un fragile château de cartes.

Il n'en respirait pas d'attention, de peur.

Tout à coup voici le lecteur

Qui s'interrompt. « Papa, dit-il, daigne m'instruire

Page 189: une tete bien faite

189

Pourquoi certains guerriers sont nommés conquérants,

Et d'autres fondateurs d'empire ;

Ces deux noms sont-ils différents ? »

Le père méditait une réponse sage,

Lorsque son fils cadet, transporté de plaisir,

Après tant de travail, d'avoir pu parvenir

A placer son second étage,

S'écrie : « Il est fini ! » Son frère, murmurant,

Se fâche, et d'un seul coup détruit son long ouvrage ;

Et voilà le cadet pleurant.

« Mon fils, répond alors le père,

Le fondateur c'est votre frère,

Et vous êtes le conquérant. »]

Claris de Florian

Page 190: une tete bien faite

190

Dictée 7 - 222 mots

Le crocodile et l’esturgeon

Sur la rive du Nil un jour deux beaux enfants

S'amusaient à faire sur l'onde

Avec des cailloux plats, ronds, légers et tranchants,

Les plus beaux ricochets du monde.

Un crocodile affreux arrive entre deux eaux,

S'élance tout à coup, happe l'un des marmots

Qui crie et disparaît dans sa gueule profonde.

L'autre fuit en pleurant son pauvre compagnon.

Un honnête et digne esturgeon

Témoin de cette tragédie

S'éloigne avec horreur, se cache au fond des flots

Mais bientôt il entend le coupable amphibie

Gémir et pousser des sanglots :

« Le monstre a des remords, dit-il: ô Providence !

Tu venges souvent l'innocence ;

Pourquoi ne la sauves-tu pas ?

Ce scélérat du moins pleure ses attentats ;

L'instant est propice, je pense,

Pour lui prêcher la pénitence :

Je m'en vais lui parler... » Plein de compassion,

Notre saint homme d'esturgeon

Vers le crocodile s'avance :

« Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait ;

Livrez votre âme impitoyable

Page 191: une tete bien faite

191

Au remords, qui des dieux est le dernier bienfait,

Le seul médiateur entre eux et le coupable.

Malheureux, manger un enfant !

Mon coeur en a frémi; j'entends gémir le vôtre... »

« Oui, répond l'assassin, je pleure en ce moment

De regret d'avoir manqué l'autre ! »

Tel est le remords du méchant.

Claris de Florian

Page 192: une tete bien faite

192

Dictée 8 – 224 mots.

La jeune poule et le vieux renard

Une poulette jeune et sans expérience,

En trottant, cloquetant, grattant,

Se trouva, je ne sais comment,

Fort loin du poulailler, berceau de son enfance.

Elle s'en aperçut qu'il était déjà tard.

Comme elle y retournait, voici qu'un vieux renard

A ses yeux troublés se présente.

La pauvre poulette tremblante

Recommanda son âme à Dieu.

Mais le renard, s'approchant d'elle,

Lui dit : hélas ! Mademoiselle,

Votre frayeur m'étonne peu ;

C'est la faute de mes confrères,

Gens de sac et de corde, infâmes ravisseurs,

Dont les appétits sanguinaires

Ont rempli la terre d'horreurs.

Je ne puis les changer, mais du moins je travaille

A préserver par mes conseils

L'innocente et faible volaille

Des attentats de mes pareils.

Je ne me trouve heureux qu'en me rendant utile ;

Et j'allais de ce pas jusques dans votre asile

Pour avertir vos soeurs qu'il court un mauvais bruit,

C'est qu'un certain renard méchant autant qu'habile

Doit vous attaquer cette nuit.

Page 193: une tete bien faite

193

Je viens veiller pour vous. La crédule innocente

Vers le poulailler le conduit :

A peine est-il dans ce réduit,

Qu'il tue, étrangle, égorge, et sa griffe sanglante

Entasse les mourants sur la terre étendus,

Comme fit Diomède au quartier de Rhésus.

Il croqua tout, grandes, petites,

Coqs, poulets et chapons ; tout périt sous ses dents.

La pire espèce de méchants

Est celle des vieux hypocrites.

Claris de Florian

Page 194: une tete bien faite

194

Dictée 9 – 228 mots

Le vacher et le garde-chasse

Colin gardait un jour les vaches de son père ;

Colin n'avait pas de bergère,

Et s'ennuyait tout seul. Le garde sort du bois :

Depuis l'aube, dit-il, je cours dans cette plaine

Après un vieux chevreuil que j'ai manqué deux fois

Et qui m'a mis tout hors d'haleine.

Il vient de passer par là-bas,

Lui répondit Colin : mais, si vous êtes las,

Reposez-vous, gardez mes vaches à ma place,

Et j'irai faire votre chasse ;

Je réponds du chevreuil. - Ma foi, je le veux bien.

Tiens, voilà mon fusil, prends avec toi mon chien,

Va le tuer. Colin s'apprête,

S'arme, appelle Sultan. Sultan, quoiqu'à regret,

Court avec lui vers la forêt.

Le chien bat les buissons ; il va, vient, sent, arrête,

Et voilà le chevreuil... Colin impatient

Tire aussitôt, manque la bête,

Et blesse le pauvre Sultan.

A la suite du chien qui crie,

Colin revient à la prairie.

Il trouve le garde ronflant ;

De vaches, point ; elles étaient volées.

Le malheureux Colin, s'arrachant les cheveux,

Parcourt en gémissant les monts et les vallées ;

Page 195: une tete bien faite

195

Il ne voit rien. Le soir, sans vaches, tout honteux,

Colin retourne chez son père,

Et lui conte en tremblant l'affaire.

Celui-ci, saisissant un bâton de cormier,

Corrige son cher fils de ses folles idées,

Puis lui dit : chacun son métier,

Les vaches seront bien gardées.

Claris de Florian

Page 196: une tete bien faite

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Dictée 10 – [229 mots]

La carpe et les carpillons

Prenez garde, mes fils, côtoyez moins le bord,

Suivez le fond de la rivière ;

Craignez la ligne meurtrière,

Ou l'épervier plus dangereux encor.

[C'est ainsi que parlait une carpe de Seine

A de jeunes poissons qui l'écoutaient à peine.

C'était au mois d'avril : les neiges, les glaçons,

Fondus par les zéphyrs, descendaient des montagnes.

Le fleuve, enflé par eux, s'élève à gros bouillons,

Et déborde dans les campagnes.

Ah ! ah ! criaient les carpillons,

Qu'en dis-tu, carpe radoteuse ?

Crains-tu pour nous les hameçons ?

Nous voilà citoyens de la mer orageuse ;

Regarde : on ne voit plus que les eaux et le ciel,

Les arbres sont cachés sous l'onde,

Nous sommes les maîtres du monde,

C'est le déluge universel.

Ne croyez pas cela, répond la vieille mère ;

Pour que l'eau se retire il ne faut qu'un instant :

Ne vous éloignez point, et, de peur d'accident,

Suivez, suivez toujours le fond de la rivière.

Bah ! disent les poissons, tu répètes toujours

Mêmes discours.

Adieu, nous allons voir notre nouveau domaine.

Page 197: une tete bien faite

197

Parlant ainsi, nos étourdis

Sortent tous du lit de la Seine,

Et s'en vont dans les eaux qui couvrent le pays.

Qu'arriva-t-il ? Les eaux se retirèrent,

Et les carpillons demeurèrent ;

Bientôt ils furent pris,

Et frits.

Pourquoi quittaient-ils la rivière ?

Pourquoi ? je le sais trop, hélas !

C'est qu'on se croit toujours plus sage que sa mère

C'est qu'on veut sortir de sa sphère,

C'est, que... c'est que... je ne finirai pas.]

Claris de Florian

Page 198: une tete bien faite

198

Dictée 11 – 250 mots

Le paysan et la rivière

Je veux me corriger, je veux changer de vie,

Me disait un ami : dans des liens honteux

Mon âme s'est trop avilie ;

J'ai cherché le plaisir, guidé par la folie,

Et mon cœur n'a trouvé que le remords affreux.

C'en est fait, je renonce à l'indigne maîtresse

Que j'adorai toujours sans jamais l'estimer ;

Tu connais pour le jeu ma coupable faiblesse,

Eh bien ! Je vais la réprimer ;

Je vais me retirer du monde,

Et, calme désormais, libre de tous soucis,

Dans une retraite profonde,

Vivre pour la sagesse et pour mes seuls amis.

Que de fois vous l'avez promis !

Toujours en vain, lui répondis-je.

Çà, quand commencez-vous ? - dans huit jours, sûrement.

- Pourquoi pas aujourd'hui ? Ce long retard m'afflige.

- Oh ! Je ne puis dans un moment

Briser une si forte chaîne ;

Il me faut un prétexte : il viendra, j'en réponds.

Causant ainsi, nous arrivons

Jusque sur les bords de la Seine,

Et j'aperçois un paysan

Assis sur une large pierre

Regardant l'eau couler d'un air impatient.

Page 199: une tete bien faite

199

- L'ami, que fais-tu là ? - Monsieur, pour une affaire

Au village prochain je suis contraint d'aller ;

Je ne vois point de pont pour passer la rivière,

Et j'attends que cette eau cesse enfin de couler.

Mon ami, vous voilà, cet homme est votre image ;

Vous perdez en projets les plus beaux de vos jours :

Si vous voulez passer, jetez-vous à la nage ;

Car cette eau coulera toujours.

Claris de Florian

Page 200: une tete bien faite

200

LE TEXTE LITTERAIRE A L’ETUDE

La littérature, c'est la pensée accédant à la beauté dans la lumière. (Charles du Bos)

La littérature : un coup de hache dans la mer gelée qui est en nous. (Franz Kafka)

Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui empêche d’en faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie incantatoire. (Théophile Gautier)

Si les études littéraires existent, si l’on demande aux élèves de se

pencher attentivement sur des chefs d’œuvres de la littérature, c’est

pour de bonnes raisons.

Les chefs d’œuvres de la littérature sont des textes d’une grande

beauté : les étudier, c’est s’initier au Beau. (Il y a un "beau" absolu

Page 201: une tete bien faite

201

comme il y a un "bien" absolu, et les chefs d'œuvres en approchent de

plus près que les autres oeuvres.)

Etudier la littérature d’hier, c'est entrer dans le passé, c'est découvrir

une culture, une mentalité, un monde révolu. De plus, les chefs

d'œuvres de la littérature transcendent l’époque où ils sont apparus ;

ce sont bien davantage que des témoignages sur leur temps. Ils sont

souvent plus actuels que le journal de la veille : ils touchent à

l’universel en exprimant des vérités intemporelles.

La littérature est un peu comme une paire de lunette qui permet de

prendre conscience de ce qu'on ne voyait pas avant elle. Les grands

créateurs offrent une nouvelle vision du monde, et cette vision permet

de découvrir autour de soi ce qu'on n’y percevait pas auparavant. Ce

peut être aussi bien un paysage… qu'un certain genre de beauté…

qu’autre chose de plus personnel et secret.

Les grands écrivains mettent dans leurs œuvres la quintessence de

leur existence, de leur réflexion, de leurs émotions et de leur sagesse :

étudier leurs œuvres c'est avoir accès à cette quintessence. Ce sont

des penseurs hors du commun : les fréquenter et les étudier, c'est

bénéficier de la puissance de pensée. Enfin, les grands écrivains sont

souvent de grands psychologues et des observateurs perspicaces du

monde social : ils analysent en profondeur la société et les individus.

En analysant leurs oeuvres, c'est le monde social et la psyché humaine

que l'on explore.

En exprimant leur singularité, les grands écrivains ont rejoint une

vérité partagée : ils expriment l'universel de leur individualité, et

touchent de ce fait chaque lecteur (ou presque) dans sa personnalité

Page 202: une tete bien faite

202

propre. Les grands écrivains ont réussi, par leur travail et leur talent, a

faire de leur écrits une espèce de miroir où le lecteur peut se voir :

étudier la littérature, c'est s'initier à l'introspection. Lire un chef

d'œuvre, c'est lire en soi-même.

Enfin, étudier la littérature, c'est s'initier au "décryptage". C'est

apprendre à ne plus se contenter de la surface, à creuser sous les

apparences pour mettre à jour un sens caché ; c’est perdre en naïveté

pour gagner en lucidité et en sagesse.

Page 203: une tete bien faite

203

Le Romantisme

Le romantisme est ce qui touche à la sensibilité, il invite à l'émotion. (Atsuro Tayama)

C'est l'étrangeté ajoutée à la beauté qui confère un caractère romantique à l'art. (Walter Pater)

Les romantiques furent les derniers spécialistes du suicide. Depuis, on le bâcle... (Emil Michel Cioran)

- « Orages désirés »

Extrait du roman René (1802), de François-René de Chateaubriand.

- Le lac

Poème intégral tiré des Méditations poétiques (1820) d’Alphonse de

Lamartine.

- « Malheur à qui me touche ! »

Extrait du drame Hernani (1830), Acte III, Scène 4, de Victor Hugo.

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204

- « Un ange sans rayon »

Extrait du roman La peau de chagrin (1831), chapitre 1, d’Honoré de

Balzac.

- « De purs sanglots »

Extrait du poème La nuit de mai (1835) d’Alfred de Musset.

Page 205: une tete bien faite

205

« Orages désirés »

Comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j’éprouvais

dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide

d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux

font entendre dans le silence d’un désert; on en jouit, mais on ne peut

les peindre.

L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes: j’entrai avec

ravissement dans le mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de

ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ;

tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains

à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois.

J’écoutais ses chants mélancoliques qui me rappelaient que dans tout

pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le

bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque

des cordes et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur

le ton consacré aux soupirs.

Le jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts.

Qu’il fallait peu de choses à ma rêverie! une feuille séchée que le vent

chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime

dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du Nord sur le

tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri

murmurait! Le clocher solitaire s’élevant au loin dans la vallée a souvent

attiré mes regards; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui

volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais leurs bords ignorés, les

climats lointains où ils se rendent; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un

instinct secret me tourmentait: je sentais que je n’étais moi-même qu’un

voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire : « Homme, la saison

Page 206: une tete bien faite

206

de ta migration n’est pas encore venue; attends que le vent de la mort

se lève, alors tu déploieras ton vol vers des régions inconnues que ton

cœur demande. »

« Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les

espaces d’une autre vie! » Ainsi disant, je marchais à grands pas, le

visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant plus ni

pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon

de mon cœur. »

François René de Chateaubriand, extrait de René (1802)

Page 207: une tete bien faite

207

Le lac

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,

Dans la nuit éternelle emportés sans retour,

Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges

Jeter l'ancre un seul jour ?

Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,

Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,

Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre

Où tu la vis s'asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,

Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,

Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes

Sur ses pieds adorés.

Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;

On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,

Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence

Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre

Du rivage charmé frappèrent les échos ;

Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère

Laissa tomber ces mots :

Page 208: une tete bien faite

208

"Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !

Suspendez votre cours :

Laissez-nous savourer les rapides délices

Des plus beaux de nos jours !

"Assez de malheureux ici-bas vous implorent,

Coulez, coulez pour eux ;

Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;

Oubliez les heureux.

"Mais je demande en vain quelques moments encore,

Le temps m'échappe et fuit ;

Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore

Va dissiper la nuit.

« Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,

Hâtons-nous, jouissons !

L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;

Il coule, et nous passons ! »

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,

Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,

S'envolent loin de nous de la même vitesse

Que les jours de malheur ?

Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?

Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !

Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,

Ne nous les rendra plus !

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Éternité, néant, passé, sombres abîmes,

Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?

Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes

Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !

Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,

Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,

Au moins le souvenir !

Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,

Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,

Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages

Qui pendent sur tes eaux.

Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,

Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,

Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface

De ses molles clartés.

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,

Que les parfums légers de ton air embaumé,

Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,

Tout dise : Ils ont aimé !

Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques (1820)

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« Malheur à qui me touche ! »

HERNANI.

Monts d'Aragon, Galice, Estramadoure !

- Oh ! Je porte malheur à tout ce qui m'entoure !

J'ai pris vos meilleurs fils, pour mes droits, sans remords,

Je les ai fait combattre et voilà qu'ils sont morts !

C'était les plus vaillants de la vaillante Espagne.

Ils sont morts ! ils sont tous tombés dans la montagne,

Tous sur le dos couché, en braves, devant Dieu,

Et, si leurs yeux s'ouvraient, ils verraient le ciel bleu !

Voilà ce que je fais de tout ce qui m'épouse !

Est-ce une destinée à te rendre jalouse ?

Doña Sol, prends le duc, prends l'enfer, prends le roi !

C'est bien. Tout ce qui n'est pas moi vaut mieux que moi !

Je n'ai plus un ami qui de moi se souvienne,

Tout me quitte ; il est temps qu'à la fin ton tour vienne,

Car je dois être seul. Fuis ma contagion.

Ne te fais pas d'aimer une religion !

Oh ! par pitié pour toi, fuis !... Tu me crois peut-être,

Un homme comme sont tous les autres, un être

Intelligent, qui court droit au but qu'il rêva.

Détrompe-toi. Je suis une force qui va !

Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !

Une âme de malheur faite avec des ténèbres !

Où vais-je ? Je ne sais. Mais je me sens poussé

D'un souffle impétueux, d'un destin insensé.

Page 211: une tete bien faite

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Je descends, je descends et jamais ne m'arrête.

Si, parfois, haletant, j'ose tourner la tête,

Une voix me dit : "Marche !" et l'abîme est profond,

Et de flamme ou de sang je le vois rouge au fond !

Cependant, à l'entour de ma course farouche,

Tous se brise, tout meurt. Malheur à qui me touche !

Oh ! Fuis ! Détourne-toi de mon chemin fatal !

Hélas, sans le vouloir, je te ferai du mal !

Victor Hugo, Hernani, acte III, scène IV (1830)

Page 212: une tete bien faite

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« Un ange sans rayon »

Au premier coup d'œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque

horrible mystère : ses jeunes traits étaient empreints d'une grâce

nébuleuse, son regard attestait des efforts trahis, mille espérances

trompées ! La morne impassibilité du suicide donnait à son front une

pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans

les coins de sa bouche, et sa physionomie exprimait une résignation qui

faisait mal à voir. Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux,

voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Etait-ce la débauche qui

marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante,

maintenant dégradée ? Les médecins auraient sans doute attribué à des

lésions au coeur ou à la poitrine le cercle jaune qui encadrait les

paupières, et la rongeur qui marquait les joues, tandis que les poètes

eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science, les

traces de nuits passées à la lueur d'une lampe studieuse. Mais une

passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que

l'étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles

vivaces, tordaient ce coeur qu'avaient seulement effleuré les orgies,

l'étude et la maladie. Comme, lorsqu'un célèbre criminel arrive au bagne,

les condamnés l'accueillent avec respect, ainsi tous ces démons humains,

experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde

que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté

de sa muette ironie, à l'élégante misère de ses vêtements. Le jeune

homme avait bien un frac de bon goût, mais la jonction de son gilet et

de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu'on lui supposât

du linge. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d'une

douteuse propreté ; enfin depuis deux jours il ne portait plus de gants !

Page 213: une tete bien faite

213

Si le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c'est que

les enchantements de l'innocence florissaient par vestiges dans ses

formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement

bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n'y

être qu'un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les

ravages d'une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant

et l'existence s'y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et

de l'horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans

rayons, égaré dans sa route.

Honoré de Balzac, La peau de chagrin, chapitre 1 (1831)

Page 214: une tete bien faite

214

« De purs sanglots »

Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,

Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure

Que les séraphins noirs t'ont faite au fond du cœur ;

Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.

Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,

Que ta voix ici-bas doive rester muette.

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,

Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.

Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,

Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,

Ses petits affamés courent sur le rivage

En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.

Déjà, croyant saisir et partager leur proie,

Ils courent à leur père avec des cris de joie

En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.

Lui, gagnant à pas lent une roche élevée,

De son aile pendante abritant sa couvée,

Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.

Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;

En vain il a des mers fouillé la profondeur ;

L'océan était vide et la plage déserte ;

Pour toute nourriture il apporte son cœur.

Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,

Partageant à ses fils ses entrailles de père,

Dans son amour sublime il berce sa douleur ;

Page 215: une tete bien faite

215

Et, regardant couler sa sanglante mamelle,

Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,

Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.

Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,

Fatigué de mourir dans un trop long supplice,

Il craint que ses enfants ne le laissent vivant;

Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,

Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,

Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,

Que les oiseaux des mers désertent le rivage,

Et que le voyageur attardé sur la plage,

Sentant passer la mort se recommande à Dieu.

Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.

Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps ;

Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes

Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.

Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,

De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,

Ce n'est pas un concert à dilater le cœur ;

Leurs déclamations sont comme des épées :

Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant ;

Mais il y pend toujours quelques gouttes de sang.

Alfred de Musset, extrait de La Nuit de Mai (1835)

Page 216: une tete bien faite

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La Chartreuse de Parme

Le Grand secret de Stendhal, sa grande malice, c'est d’écrire tout de suite... De là, ce quelque chose d'alerte et de primesautier, de disconvenu, de subit et de nu qui nous ravit toujours à neuf dans son style. On dirait que sa pensée ne prend pas la peine de se chausser pour courir. (André Gide)

Stendhal […] fonde à l’écart pour ses vrais lecteurs une seconde patrie habitable, un ermitage suspendu hors du temps, non vraiment situé, non vraiment daté, un refuge fait pour les dimanches de la vie, où l’air est plus sec, plus tonifiant, où la vie coule plus désinvolte et plus fraîche – un Eden des passions en liberté, irrigué par le bonheur de vivre. (Julien Gracq)

La Chartreuse est avant tout une œuvre « italianissime ». (M. Bercegol)

La Chartreuse de Parme (1838) : roman d’Henri Beyle, connu sous le

pseudonyme de Stendhal.

- Milan en 1789.

Extrait du chapitre I.

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217

- Le lac de Côme

Extrait du chapitre II.

- Fabrice à Waterloo

Extrait du chapitre III.

- Première rencontre…

Extrait du chapitre V.

- Retrouvailles avec l’abbé Blanès

Extrait du chapitre VIII.

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218

Milan en 1796

Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête

de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et

d'apprendre au monde qu'après tant de siècles César et Alexandre

avaient un successeur. Les miracles de bravoure et de génie dont l'Italie

fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi; huit jours

encore avant l'arrivée des Français, les Milanais ne voyaient en eux qu'un

ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes de Sa

Majesté Impériale et Royale: c'était du moins ce que leur répétait trois

fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimé sur du

papier sale.

Au Moyen Age, les Lombards républicains avaient fait preuve d'une

bravoure égale à celle des Français, et ils méritèrent de voir leur ville

entièrement rasée par les empereurs d'Allemagne. Depuis qu'ils étaient

devenus de fidèles sujets leur grande affaire était d'imprimer des sonnets

sur de petits mouchoirs de taffetas rose quand arrivait le mariage d'une

jeune fille appartenant à quelque famille noble ou riche. Deux ou trois

ans après cette grande époque de sa vie, cette jeune fille prenait un

cavalier servant: quelquefois le nom du sigisbée choisi par la famille du

mari occupait une place honorable dans le contrat de mariage. Il y avait

loin de ces moeurs efféminées aux émotions profondes que donna

l'arrivée imprévue de l'armée française. Bientôt surgirent des moeurs,

nouvelles et passionnées. Un peuple tout entier s'aperçut, le 15 mai

Page 219: une tete bien faite

219

1796, que tout ce qu'il avait respecté jusque-là était souverainement

ridicule et quelquefois odieux. Le départ du dernier régiment de

l'Autriche marqua la chute des idées anciennes: exposer sa vie devint à

la mode; on vit que pour être heureux après des siècles de sensations

affadissantes, il fallait aimer la patrie d'un amour réel et chercher les

actions héroïques. On était plongé dans une nuit profonde par la

continuation du despotisme jaloux de Charles-Quint et de Philippe II; on

renversa leurs statues, et tout à coup l'on se trouva inondé de lumière.

Depuis une cinquantaine d'années, et à mesure que l'Encyclopédie et

Voltaire éclataient en France, les moines criaient au bon peuple de Milan,

qu'apprendre à lire ou quelque chose au monde était une peine fort

inutile, et qu'en payant bien exactement la dîme à son curé et lui

racontant fidèlement tous ses petits péchés, on était à peu près sûr

d'avoir une belle place au paradis. Pour achever d'énerver ce peuple

autrefois si terrible et si raisonneur, l'Autriche lui avait vendu à bon

marché le privilège de ne point fournir de recrues a son armée.

En 1796 l'armée milanaise se composait de vingt-quatre faquins habillés

de rouge, lesquels gardaient la ville de concert avec quatre magnifiques

régiments de grenadiers hongrois. La liberté des moeurs était extrême,

mais la passion fort rare; d'ailleurs, outre le désagrément de devoir tout

raconter au curé, sous peine de ruine même en ce monde, le bon peuple

de Milan était encore soumis à certaines petites entraves monarchiques

qui ne laissaient pas que d'être vexantes. Par exemple l'archiduc ', qui

résidait à Milan et gouvernait au nom de l'empereur, son cousin, avait eu

l'idée lucrative de faire le commerce des blés. En conséquence, défense

aux paysans de vendre leurs grains jusqu'à ce que Son Altesse eût

rempli ses magasins.

En mai 1796, trois jours après l'entrée des Français, un jeune peintre en

miniature, un peu fou, nommé Gros, célèbre depuis, et qui était venu

avec l'armée entendant raconter au grand Café des Servi (à la mode

Page 220: une tete bien faite

220

alors) les exploits de l'archiduc, qui de plus était énorme, prit la liste des

glaces imprimée en placard sur une feuille de vilain papier jaune. Sur le

revers de la feuille il dessina le gros archiduc; un soldat français lui

donnait un coup de baïonnette dans le ventre, et, au lieu du sang, il en

sortait une quantité de blé incroyable. La chose nommée plaisanterie ou

caricature n'était pas connue en ce pays de despotisme cauteleux. Le

dessin laissé par Gros sur la table du Café des Selvi parut un miracle

descendu du ciel; il fut gravé dans la nuit, et le lendemain on en vendit

vingt mille exemplaires.

Le même jour, on affichait l'avis d'une contribution de guerre de six

millions, frappée pour les besoins de l'armée française, laquelle, venant

de gagner six batailles et de conquérir vingt provinces, manquait

seulement de souliers, de pantalons, d'habits et de chapeaux.

La masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec ces

Français si pauvres fut telle que les prêtres seuls et quelques nobles

s'aperçurent de la douleur de cette contribution de six millions, qui,

bientôt, fut suivie de beaucoup d'autres. Ces soldats français riaient et

chantaient toute la journée; ils avaient moins de vingt-cinq ans, et leur

général en chef, qui en avait vingt-sept', passait pour l'homme le plus

âgé de son armée. Cette gaieté, cette jeunesse, cette insouciance,

répondaient d'une façon plaisante aux prédications furibondes des

moines qui, depuis six mois, annonçaient du haut de la chaire sacrée que

les Français étaient des monstres, obligés, sous peine de mort, à tout

brûler et à couper la tête à tout le monde. A cet effet, chaque régiment

marchait avec la guillotine en tête.

Dans les campagnes l'on voyait sur la porte des chaumières le soldat

français occupé à bercer le petit enfant de la maîtresse du logis, et

presque chaque soir quelque tambour, jouant du violon, improvisait un

bal. Les contredanses se trouvant beaucoup trop savantes et

compliquées pour que les soldats, qui d'ailleurs ne les savaient guère,

Page 221: une tete bien faite

221

pussent les apprendre aux femmes du pays, c'étaient celles-ci qui

montraient aux jeunes Français la Monférine, la Sauteuse et autres

danses italiennes.

La Chartreuse de Parme, Chapitre I.

Page 222: une tete bien faite

222

Le lac de Côme

La comtesse se mit à revoir, avec Fabrice tous ces lieux enchanteurs

voisins de Grianta, et si célébrés par les voyageurs : la villa Melzi de

l'autre côté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert de point de vue;

au-dessus le bois sacré des Sfondrata et le hardi promontoire qui sépare

les deux branches du lac, celle de Côme, si voluptueuse, et celle qui

court vers Lecco, pleine de sévérité: aspects sublimes et gracieux, que le

site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égale, mais ne

surpasse point. C'était avec ravissement que la comtesse retrouvait les

souvenirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations

actuelles. « Le lac de Côme, se disait-elle, n'est point environné, comme

le lac de Genève, de grandes pièces de terre bien closes et cultivées

selon les meilleures méthodes, choses qui rappellent l'argent et la

spéculation. Ici de tous côtés je vois des collines d'inégales hauteurs

couvertes de bouquets d'arbres plantés par le hasard, et que la main de

l'homme n'a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu

de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par

des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des

descriptions du Tasse et de l'Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle

d'amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés

à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et au-dessus des sommets

des arbres s'élève l'architecture charmante de leurs jolis clochers. Si

quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de

temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages,

l'oeil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus

heureuses là qu'ailleurs. Par-delà ces collines, dont le faîte offre des

ermitages qu'on voudrait tous habiter, l'oeil étonné aperçoit les pics des

Page 223: une tete bien faite

223

Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère lui rappelle

des malheurs de la vie et ce qu'il en faut pour accroître la volupté

présente. L'imagination est touchée par le son lointain de la cloche de

quelque petit village caché sous les arbres: ces sons portés sur les eaux

qui les adoucissent prennent une teinte de douce mélancolie et de

résignation, et semblent dire à l'homme: la vie s'enfuit, ne te montre

donc point si difficile envers le bonheur qui se présente hâte-toi de

jouir."Le langage de ces lieux ravissants, et qui n'ont point de pareils au

monde, rendit à la comtesse son coeur de seize ans. Elle ne concevait

pas comment elle avait pu passer tant d'années sans revoir le lac. « Est-

ce donc au commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur

se serait réfugié? »

Stendhal, La Chartreuse de Parme, Chapitre II.

Page 224: une tete bien faite

224

Fabrice à Waterloo

Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment.

Toutefois la peur ne venait chez lui qu’en seconde ligne ; il était surtout

scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L’escorte prit le

galop ; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà

du canal, et ce champ était jonché de cadavres.

– Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards

de l’escorte. Et d’abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua

qu’en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une

circonstance lui donna un frisson d’horreur ; il remarqua que beaucoup

de ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils criaient évidemment

pour demander du secours, et personne ne s’arrêtait pour leur en

donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde

pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L’escorte

s’arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d’attention à son devoir de

soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.

– Veux-tu bien t’arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis.

Fabrice s’aperçut qu’il était à vingt pas sur la droite en avant des

généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs

lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés

à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à

son voisin, général aussi, d’un air d’autorité et presque de réprimande ; il

jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne

point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite

phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin :

– Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?

– Pardi, c’est le maréchal !

Page 225: une tete bien faite

225

– Quel maréchal ?

– Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu’ici ?

Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l’injure

; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince

de la Moskova, le brave des braves. Tout à coup on partit au grand

galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une

terre labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des

sillons était plein d’eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de

ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds

de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée

se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès

de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ;

et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui

sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la

terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles ; il

voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue. « Ah ! m’y voilà

donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction.

Me voici un vrai militaire. » A ce moment, l’escorte allait ventre à terre,

et notre héros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la

terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d’où venaient les

boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme,

et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de

canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il

n’y comprenait rien du tout.

Stendhal, La Chartreuse de Parme, Chapitre III.

Page 226: une tete bien faite

226

Première rencontre…

Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les côtés cherchant le

moyen de se sauver vit déboucher d'un petit sentier à travers champs et

arriver sur la grande route, couverte de poussière, une jeune fille de

quatorze à quinze ans qui pleurait timidement sous son mouchoir. Elle

s'avançait à pied entre deux gendarmes en uniforme, et, à trois pas

derrière elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand homme

sec qui affectait des airs de dignité comme un préfet suivant une

procession.

- Où les avez-vous donc trouvés ? dit le maréchal des logis tout à fait

ivre en ce moment.

- Se sauvant à travers champs, et pas plus de passeports que sur la

main.

Le maréchal des logis parut perdre tout à fait la tête, il avait devant lui

cinq prisonniers au lieu de deux qu'il lui fallait. Il s'éloigna de quelques

pas, ne laissant qu'un homme pour garder le prisonnier qui faisait de la

majesté, et un autre pour empêcher les chevaux d'avancer.

- Reste, dit la comtesse à Fabrice qui avait déjà sauté à terre, tout va

s'arranger.

On entendit un gendarme s'écrier :

- Qu'importe ! s'ils n'ont pas de passeports, ils sont de bonne prise tout

de même.

Le maréchal des logis semblait n'être pas tout à fait aussi décidé, le nom

de la comtesse Pietranera lui donnait de l'inquiétude, il avait connu le

général, dont il ne savait pas la mort. « Le général n'est pas homme à ne

pas se venger si j'arrête sa femme mal à propos », se disait-il.

Page 227: une tete bien faite

227

Pendant cette délibération qui fut longue, la comtesse avait lié

conversation avec la jeune fille qui était à pied sur la route et dans la

poussière à côté de la calèche; elle avait été frappée de sa beauté.

- Le soleil va vous faire mal, mademoiselle; ce brave soldat, ajouta-t-elle

en parlant au gendarme placé à la tête des chevaux, vous permettra

bien de monter en calèche.

Fabrice, qui rôdait autour de la voiture, s'approcha pour aider la jeune

fille à monter en calèche. Celle-ci s'élançait déjà sur le marchepied, le

bras soutenu par Fabrice, lorsque l'homme imposant, qui était à six pas

en arrière de la voiture, cria d'une voix grossie par la volonté d'être

digne :

- Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous

appartient pas.

Fabrice n'avait pas entendu cet ordre; la jeune fille au lieu de monter

dans la calèche, voulut redescendre, et Fabrice continuant à la soutenir,

elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit profondément ; ils

restèrent un instant à se regarder après que la jeune fille se fut dégagée

de ses bras. « Ce serait une charmante compagne de prison, se dit

Fabrice : quelle pensée profonde sous ce front ! elle saurait aimer. »

Le maréchal des logis s'approcha d'un air d'autorité:

- Laquelle de ces dames se nomme Clélia Conti ?

- Moi, dit la jeune fille.

- Et moi, s'écria l'homme âgé, je suis le général Fabio Conti, chambellan

de S.A. S. Mgr le prince de Parme; je trouve fort inconvenant qu'un

homme de ma sorte soit traqué comme un voleur.

- Avant-hier, en vous embarquant au port de Côme, n'avez-vous pas

envoyé promener l'inspecteur de police qui vous demandait votre

passeport ? Eh bien ! aujourd'hui il vous empêche de vous promener.

Page 228: une tete bien faite

228

- Je m'éloignais déjà avec ma barque, j'étais pressé, le temps étant à

l'orage ; un homme sans uniforme m'a crié du quai de rentrer au port, je

lui ai dit mon nom et j'ai continué mon voyage.

- Et ce matin, vous vous êtes enfui de Côme ?

- Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan

voir le lac. Ce matin, à Côme, on m'a dit que je serais arrêté à la porte,

je suis sorti à pied avec ma fille ; j'espérais trouver sur la route quelque

voiture qui me conduirait jusqu'à Milan, où certes ma première visite

sera pour porter mes plaintes au général commandant la province.

Le maréchal des logis parut soulagé d'un grand poids.

- Eh bien! général, vous êtes arrêté, et je vais vous conduire à Milan. Et

vous, qui êtes-vous ? dit-il à Fabrice.

- Mon fils, reprit la comtesse : Ascagne, fils du général de division

Pietranera.

- Sans passeport, madame la comtesse ? dit le maréchal des logis fort

radouci.

- A son âge il n'en a jamais pris ; il ne voyage jamais seul, il est toujours

avec moi.

Pendant ce colloque, le général Conti faisait de la dignité de plus en plus

offensée avec les gendarmes.

- Pas tant de paroles, lui dit l'un d'eux, vous êtes arrêté, suffit !

- Vous serez trop heureux, dit le maréchal des logis, que nous

consentions à ce que vous louiez un cheval de quelque paysan ;

autrement, malgré la poussière et la chaleur, et le grade de chambellan

de Parme, vous marcherez fort bien à pied au milieu de nos chevaux.

Le général se mit à jurer.

- Veux-tu bien te taire ? reprit le gendarme. Où est ton uniforme de

général ? Le premier venu ne peut-il pas dire qu'il est général ?

Le général se fâcha de plus belle. Pendant ce temps les affaires allaient

beaucoup mieux dans la calèche.

Page 229: une tete bien faite

229

La comtesse faisait marcher les gendarmes comme s'ils eussent été ses

gens. Elle venait de donner un écu à l'un d'eux pour aller chercher du vin

et surtout de l'eau fraîche dans une cassine que l'on apercevait à deux

cents pas. Elle avait trouvé le temps de calmer Fabrice, qui, à toute

force, voulait se sauver dans le bois qui couvrait la colline. « J'ai de bons

pistolets », disait-il. Elle obtint du général irrité qu'il laisserait monter sa

fille dans la voiture. A cette occasion le général qui aimait à parler de lui

et de sa famille, apprit à ces dames que sa fille n'avait que douze ans,

étant née en 1803, le 27 octobre ; mais tout le monde lui donnait

quatorze ou quinze ans, tant elle avait de raison.

« Homme tout à fait commun », disaient les yeux de la comtesse à la

marquise. Grâce à la comtesse, tout s'arrangea après un colloque d'une

heure. Un gendarme, qui se trouva avoir affaire dans le village voisin,

loua son cheval au général Conti, après que la comtesse lui eut dit :

- Vous aurez dix francs.

Le maréchal des logis partit seul avec le général ; les autres gendarmes

restèrent sous un arbre en compagnie avec quatre énormes bouteilles de

vin, sorte de petites dames-jeannes, que le gendarme envoyé à la

cassine avait rapportées, aidé par un paysan. Clélia Conti fut autorisée

par le digne chambellan à accepter, pour revenir à Milan, une place dans

la voiture de ces dames, et personne ne songea à arrêter le fils du brave

général comte Pietranera. Après les premiers moments donnés à la

politesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se

terminer, Clélia Conti remarqua la nuance d'enthousiasme avec laquelle

une aussi belle dame que la comtesse parlait à Fabrice ; certainement

elle n'était pas sa mère. Son attention fut surtout excitée par des

allusions répétées à quelque chose d'héroïque, de hardi, de dangereux

au suprême degré, qu'il avait fait depuis peu ; mais, malgré toute son

intelligence, la jeune Clélia ne put deviner de quoi il s'agissait.

Page 230: une tete bien faite

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Elle regardait avec étonnement ce jeune héros dont les yeux semblaient

respirer encore tout le feu de l'action. Pour lui, il était un peu interdit de

la beauté si singulière de cette jeune fille de douze ans, et ses regards la

faisaient rougir.

Une lieue avant d'arriver à Milan, Fabrice dit qu'il allait voir son oncle et

prit congé des dames.

- Si jamais je me tire d'affaire, dit-il à Clélia, j'irai voir les beaux tableaux

de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom : Fabrice del

Dongo ?

- Bon! dit la comtesse, voilà comme tu sais garder l'incognito !

Mademoiselle, daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils

et s'appelle Pietranera et non del Dongo.

Stendhal, La Chartreuse de Parme, Chapitre V.

Page 231: une tete bien faite

231

Retrouvailles avec l’abbé Blanès

Fabrice entrait alors sur la petite place de l’église ; ce fut avec un

étonnement allant jusqu’au délire qu’il vit, au second étage de l’antique

clocher, la fenêtre étroite et longue éclairée par la petite lanterne de

l’abbé Blanès. L’abbé avait coutume de l’y déposer, en montant à la cage

de planches qui formait son observatoire, afin que la clarté ne

l’empêchât pas de lire sur son planisphère. Cette carte du ciel était

tendue sur un grand vase de terre cuite qui avait appartenu jadis à un

oranger du château. Dans l’ouverture, au fond du vase, brûlait la plus

exiguë des lampes, dont un petit tuyau de fer-blanc conduisait la fumée

hors du vase, et l’ombre du tuyau marquait le nord sur la carte. Tous ces

souvenirs de choses si simples inondèrent d’émotions l’âme de Fabrice et

la remplirent de bonheur. Presque sans y songer, il fit avec l’aide de ses

deux mains le petit sifflement bas et bref qui autrefois était le signal de

son admission. Aussitôt il entendit tirer à plusieurs reprises la corde qui,

du haut de l’observatoire ouvrait le loquet de la porte du clocher. Il se

précipita dans l’escalier, ému jusqu’au transport ; il trouva l’abbé sur son

fauteuil de bois à sa place accoutumée ; son œil était fixé sur la petite

lunette d’un quart de cercle mural. De la main gauche, l’abbé lui fit signe

de ne pas l’interrompre dans son observation ; un instant après il écrivit

un chiffre sur une carte à jouer, puis, se retournant sur son fauteuil, il

ouvrit les bras à notre héros qui s’y précipita en fondant en larmes.

L’abbé Blanès était son véritable père.

– Je t’attendais, dit Blanès, après les premiers mots d’épanchement et de

tendresse. L’abbé faisait-il son métier de savant ; ou bien, comme il

pensait souvent à Fabrice, quelque signe astrologique lui avait-il par un

pur hasard annoncé son retour ?

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– Voici ma mort qui arrive, dit l’abbé Blanès.

– Comment ! s’écria Fabrice tout ému.

– Oui, reprit l’abbé d’un ton sérieux, mais point triste : cinq mois et demi

ou six mois et demi après que je t’aurai revu, ma vie ayant trouvé son

complément de bonheur, s’éteindra. Come face al mancar dell alimento

(comme la petite lampe quand l’huile vient à manquer). Avant le moment

suprême, je passerai probablement un ou deux mois sans parler, après

quoi je serai reçu dans le sein de notre père ; si toutefois il trouve que

j’ai rempli mon devoir dans le poste où il m’avait placé en sentinelle. «

Toi tu es excédé de fatigue, ton émotion te dispose au sommeil. Depuis

que je t’attends, j’ai caché un pain et une bouteille d’eau-de-vie dans la

grande caisse de mes instruments. Donne ces soutiens à ta vie et tâche

de prendre assez de forces pour m’écouter encore quelques instants. Il

est en mon pouvoir de te dire plusieurs choses avant que la nuit soit tout

à fait remplacée par le jour ; maintenant je les vois beaucoup plus

distinctement que peut-être je ne les verrai demain. Car, mon enfant,

nous sommes toujours faibles, et il faut toujours faire entrer cette

faiblesse en ligne de compte. Demain peut-être le vieil homme, l’homme

terrestre sera occupé en moi des préparatifs de ma mort, et demain soir

à 9 heures, il faut que tu me quittes.

Fabrice lui ayant obéi en silence comme c’était sa coutume :

– Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essayé de voir

Waterloo, tu n’as trouvé d’abord qu’une prison ?

– Oui, mon père, répliqua Fabrice étonné.

– Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton âme peut

se préparer à une autre prison bien autrement dure, bien plus terrible !

Probablement tu n’en sortiras que par un crime, mais, grâce au ciel, ce

crime ne sera pas commis par toi. Ne tombe jamais dans le crime avec

quelque violence que tu sois tenté ; je crois voir qu’il sera question de

tuer un innocent, qui, sans le savoir, usurpe tes droits ; si tu résistes à la

Page 233: une tete bien faite

233

violente tentation qui semblera justifiée par les lois de l’honneur, ta vie

sera très heureuse aux yeux des hommes…, et raisonnablement

heureuse aux yeux du sage, ajouta-t-il, après un instant de réflexion ; tu

mourras comme moi, mon fils, assis sur un siège de bois, loin de tout

luxe, et détrompé du luxe, et comme moi n’ayant à te faire aucun

reproche grave.

Stendhal, La Chartreuse de Parme, Chapitre VIII.

Page 234: une tete bien faite

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TABLE DES MATIERES

AVANT-PROPOS ................................................................... 5 Les failles des manuels de français actuels ............5 Les choix pédagogiques de ce manuel ............... 13

Vocabulaire........................................ 14 Haute langue orale .............................. 18 Haute langue écrite ............................. 21 Le texte littéraire à l’étude .................... 22

Limites de ce manuel................................... 23

VOCABULAIRE.................................................................... 24 1. Autour de la politesse ............................... 26 2. Autour de l’attention ................................ 26 3. Autour du respect ................................... 27 4. Autour du travail..................................... 27 5. Autour de la persévérance.......................... 28 6. Autour de l’apprentissage........................... 28 7. Autour de la connaissance.......................... 29 8. Autour de l’ignorance ............................... 29 9. Autour de l’intelligence.............................. 30 10. Autour de la bêtise................................. 30 11. Autour de la logique ............................... 31 12. Autour de la finalité ................................ 31 13. Autour du moyen................................... 32 14. Autour de la cause ................................. 32 15. Autour de l’idée .................................... 33 16. Autour du verbiage ................................ 33

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17. Autour de la précision.............................. 34 18. Autour de la justice ................................ 34 19. Autour de la vérité ................................. 35 20. Autour de l’analyse ................................. 35 21. Autour de la prévoyance........................... 36 22. Autour de l’opposition.............................. 36 23. Autour du secret.................................... 37 24. Autour de la réalité................................. 37 25. Autour du rêve...................................... 38 26. Autour du cheminement ........................... 38 27. Autour de la folie ................................... 39 28. Autour de la sagesse............................... 39 29. Autour de l’amélioration ........................... 40 30. Autour de la parole................................. 40 31. Autour de la mémoire.............................. 41 32. Autour de l’essentiel ............................... 41 33. Autour de l’apparence ............................. 42

HAUTE LANGUE ORALE ...................................................... 43 Critères d’évaluation pour une lecture à haute voix. 43 La vérité ................................................. 45 Des pauvres fous… ..................................... 46 Esclave à ton tour....................................... 47 Déplaire est mon plaisir ................................ 48 Insomnie générale ! .................................... 49 Apostrophe .............................................. 50 Une voix sans personne….............................. 51 Seul entre les mortels… ................................ 52 Ô rage ! .................................................. 53 Hésitations............................................... 55 L’âne ..................................................... 56 Content de soi........................................... 57 Jetez-vous sur l’avenir.................................. 59 Grand âge, nous voici. ................................. 61 Les voix .................................................. 63 Utilité de l’agriculture................................... 65 Mon pauvre argent !.................................... 67

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Assez de deuil ! ......................................... 68 Les porteurs de germe ................................. 70 Cuisinier !................................................ 72 Un mot…................................................. 73 Diseurs de Phébus...................................... 75 J’accuse…................................................ 76 Ampoulé ................................................. 78 C’est un cap ! ........................................... 79 Les rocs.................................................. 81 Un grand changement ................................. 86 Le bien et le mal ........................................ 88 L’étrange peine !........................................ 90

HAUTE LANGUE ECRITE ...................................................... 93 Accentuation ............................................ 95

Exemple tonifiant ................................ 97 Sourire séraphique .............................. 98 Les défauts des autres… ....................... 99 Séparation ........................................ 100 Au bord de l’eau… .............................. 101 Nihilisme .......................................... 102 Procrastination .................................. 103 Recettes........................................... 104 Ressemblances familiales .................... 105 François le Champi ............................. 106 La métamorphose du docteur Cottard..... 107 Minuit .............................................. 108 Il n’est plus un enfant…....................... 109 Qualités et défauts ............................. 110 Privés de lumière…............................. 111 Aubépines et Coquelicot ...................... 112 Présentation ..................................... 113 La mémoire et l’oubli .......................... 114 Fascinante Duchesse........................... 115

Ponctuation............................................. 116 La virgule ......................................... 117 Le point virgule.................................. 117

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Le point final .....................................117 Le point d’exclamation ........................118 Le point d’interrogation .......................118 Les points de suspension......................118 La parenthèse....................................119 Le tiret .............................................119 Un moine abruti .................................120 A un tyran.........................................121 Une vocation pour le dessin ..................122 Un jardin potager ...............................123 Monsieur Lerebours ............................124 Une belle soirée .................................125 Impressions d’Italie ............................126 L’amitié et l’amour..............................127 Une déclaration d’amour ......................128 Un vieux reître ...................................129 Affecté naturellement..........................130 Extase de l’amour ...............................131 Une folle ambition ..............................132 Bons conseils.....................................133 Costumes féminins .............................134 Un jeune seigneur à la mode .................135 Les mystères du chemin.......................136 Aimer le bien, le beau, le bon, le vrai ......137 Une femme artificielle .........................138 La bonne solitude ...............................139 Une figure de revenant ........................140 Douloureux souvenir ...........................142 Poser devant les mouches ....................143 Incendie ...........................................144 Une fontaine de la Renaissance .............145 Autosatisfaction .................................147

Conjugaison ............................................148 Le verbe ...........................................148 L’accord du verbe avec le sujet ..............150 Les temps .........................................151 Les modes.........................................152

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La conjugaison du verbe ...................... 154 Le verbe Avoir ................................... 156 Le verbe Etre..................................... 156 Les trois groupes du verbe ................... 157 Les verbes du premier groupe ............... 158 Les verbes du deuxième groupe ............ 159 Les verbes du troisième groupe ............. 159 Conjugaison du verbe AVOIR. ............... 161 Conjugaison du verbe ETRE. ................. 164 Conjugaison du verbe PERSEVERER - 1er groupe ............................................. 167 Conjugaison du verbe ADOUCIR (2ème groupe). ........................................... 170 Conjugaison du verbe CONSTRUIRE (3ème groupe). ........................................... 173

Dictées.................................................. 176 Le grillon .......................................... 177 Le chat et les rats ............................... 179 L'aveugle et le paralytique ................... 181 La fable et la vérité............................. 183 Le chien coupable............................... 185 Le château de cartes ........................... 188 Le crocodile et l’esturgeon ................... 190 La jeune poule et le vieux renard ........... 192 Le vacher et le garde-chasse................. 194 La carpe et les carpillons...................... 196 Le paysan et la rivière ......................... 198

LE TEXTE LITTERAIRE A L’ETUDE ...................................... 200 Le Romantisme ........................................ 203

« Orages désirés » ............................. 205 Le lac............................................... 207 « Malheur à qui me touche ! »............... 210 « Un ange sans rayon » ....................... 212 « De purs sanglots » ........................... 214

La Chartreuse de Parme .............................. 216 Milan en 1796.................................... 218 Le lac de Côme .................................. 222

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Fabrice à Waterloo..............................224 Première rencontre… ..........................226 Retrouvailles avec l’abbé Blanès ............231

TABLE DES MATIERES .......................................................234