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Trois ans plus tard … Des vies après AZF

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Trois ans plus tard …

Des vies après AZF

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PréfaceLe chaos total, le chaos « TotalFinaElf », voilà ce qu’a été l’explosion de l’usine AZF. Uncataclysme qui a déferlé en détruisant tout un quartier, comme l’aurait fait un tremblement de terre,un raz-de-marée, une éruption volcanique. Ce quartier avait son équilibre, fragile certes, mais cetteexplosion l’a détruit en un instant. Puis l’onde de choc a passé, ainsi que ses répliques, il y a eu unmoment d’effroi, et après bien des hésitations et des essais infructueux, lentement de nouveauxéquilibres ont émergé et ont fini par s’imposer, permettant ainsi la reprise de la vie.Comme pour une catastrophe naturelle, la nature a fini par reprendre ses droits, comme on dit, maissur de nouvelles bases, dans une situation dégradée pour les uns, et améliorée pour les autres.Certaines espèces ont disparu, et la nature ayant horreur du vide, de nouvelles ont surgi pourexploiter l’écosystème.Des gens sont morts, d’autres ont été blessés, plus ou moins gravement, des usines et descommerces ont fermé, des familles ont été évacuées. Circulez, y’a rien à voir.Des ouvriers ont perdu leur travail. Pas de place pour les perdants.Mais vive la modernité que diable ! De nouvelles espèces parasites sont apparues, et ont colonisérapidement la niche écologique. Certaines ont fait trois petits tours et s’en sont allées après avoir faitleur miel : psychologues, journalistes et caritatifs divers. D’autres ont mieux résisté : experts etavocats. D’abord en grappes, la sélection naturelle les a raréfiées au fur et à mesure que lesressources s’épuisaient.Les habitants indigènes ont fini par repeupler le secteur, mais à des conditions très différentes selonleurs habitats. Au Mirail, ils ont dû déployer des trésors d’ingéniosité pour recommencer à exister.Les plus faibles ont sombré, les autres ont dû accepter de vivre plus mal. Dans d’autres quartiers aucontraire, même si le traumatisme reste entier, les conditions matérielles sont très rapidementredevenues normales, voire supérieures à l’antérieur.Les règles de survie des espèces animales et végétales se sont appliquées directement à la sociétédes hommes : que les faibles crèvent, et que les forts grossissent.On apprend pourtant à l’école que nous vivons dans une société civilisée, où le faible est protégé dela loi de la jungle par la Loi. On nous apprend que la France est le pays des droits de l’Homme, oùpour la première fois le droit a triomphé de la barbarie. On nous apprend qu’ainsi l’homme a sus’élever au- dessus de l’animal par un effort de volonté. On nous apprend que l’égoïsme ne peutgouvernerconvenablement le monde, et que la Loi sert à faire triompher l’intérêt général, dont la défense desplus faibles fait partie intégrante.Mais on nous dit aussi qu’il y a des zones de non-droit, que les lois de la République s’arrêtent auxportes des cités. Ce serait donc vrai … Ainsi une entreprise multinationale pourrait détruire unquartier entier, et ne pas être inquiétée par la justice. Ainsi un maire pourrait évacuer une centainede famille d’un bâtiment, leur en interdire l’habitation au mépris de toute législation, et refuser d’enassumer les conséquences.Quel cauchemar ! Dites-nous que nous rêvons. Il n’y aurait plus d’Etat … Ce serait la loi de lajungle … Impossible au pays des droits de l’Homme.Rassurons-nous. L’Etat existe encore, le 21 septembre 2001, à 11 h du matin, dans l’œil du cyclone,l’Etat a su mobiliser des moyens pour faire le tour de tous les débits de tabac afin de soustraire lesstocks de tabac au pillage. Et nous payons toujours nos impôts, direct et indirects, nous regardonstoujours la télévision d’Etat, les forces de l’ordre expulsent les sans-papiers, contrôlent bien quenous ne dépassons pas les vitesses limites, que nous ne trichons pas avec les Assédic ou avec lasécu. L’Etat se développe même en se décentralisant, et les conseils régionaux et générauxconstruisent leurs modernes châteaux en brique rose.Oui l’Etat est bien présent, mais pour défendre Total Fina Elf, pas ses victimes.

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Sommaire

1 Impros

2 Les protagonistes3 Côté cour, côté jardin4 Avant-scènes5 Lever de rideau6 10 h 17 : l’enfer du décor

7 Changement de décor

8 Autres personnages

9 En coulisse

10 Rideau

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Avertissement

Les textes qui suivent sont des sous-produits de l’explosion de

l’usine AZF. Mais ils ont deux origines.

Il y a d’une part le travail d’un atelier d’écriture qui se veut

d’abord un témoignage sur une expérience d’exception, d’abord

celle de l’effroi de la catastrophe, puis celle de la lutte qui

reconstruit.

Et puis il y a d’autre part les témoignages des habitants de la Cité

du Parc tels qu’ils ont été recueillis dans un cahier de doléance

ouvert pour le premier anniversaire de l’explosion. Ces

témoignages ont pour la plupart été écrits sous la dictée.

Ils parsèment le texte et se reconnaissent parce qu’ils sont

encadrés, et écrit dans une police script, qui imite l’écriture.

Bonne lecture.

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Impros

1 Le choc

2 Le 21 juin

3 Les associations et collectifs

4 Les démarches

5 La rumeur

6 La médiatisation

7 Les travaux

8 L'entraide

9 Vision d’horreur

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Le choc

Karine

Je viens d'apprendre la nouvelle, j'avoue être complètement déconcertée. On se dit toujours que ça n'arrivequ'aux autres ou qu’ailleurs…Les premières questions qui me viennent à l’esprit sont : Pourquoi ? A qui attribuer la faute de l’explosionmeurtrière? Les médias s'en donnent à cœur joie pour nous fournir des réponses : Al Qaïda agissant par lebiais de cet ouvrier du bâtiment qui avait coutume, pour se protéger du froid, de se vêtir de plusieurscouches de vêtements, Total Fina Elf, la SNPE, le gouvernement corrompu … ? En tout cas, pasl’ouvrier aujourd’hui disparu à qui il semblait bien commode de faire porter le chapeau: encore une fois oncherche à faire passer la victime pour le criminel. C’est le monde à l’envers !

Bernadette

Un bruit sourd, la panique, j'ai une angoisse terrible au cœur. Un gigantesque embouteillage avec plus onapproche de la route d'Espagne des voitures recouvertes d'une affreuse boue marron et une forte odeuromniprésente qui me coupe la respiration.Comment retrouver ma fille ?

Juliette

Le choc personnel n'a pas été pour moi mon appartement détruit, ni les mois passés dans une seule chambreque nous prêtait, à mon mari et à moi, un ami. Le choc a été de me rendre compte que l'on me mentait quandon m'avait assuré que tout serait vite réglé, que tout serait payé, que tout serait réparé. J'ai dû mendier àl'Etat, à mes assurances, aux experts, à ma banque et mon interlocuteur me traitait toujours comme unpossible voleur.Isabelle

Une journée de stress et je rentre enfin chez moi : absence de fenêtres, chaudière explosée, fuite de gaz,portes fracassées. Je fais une place sur le canapé et m'assoie. Gilles un collègue commence à déblayer.Prendre des affaires pour aller dormir ailleurs. Prendre mes classeurs de prép. ,les projets pour mes élèvesen difficulté, un livre pour bouquiner : prendre l'essentiel et oublier sur la table basse mes chéquiers. Etredécalé.Ce n'est pas vrai, j'ai dû rêver !

Jean - François

Ce n'est que la seconde nuit à l'hôpital que j'ai compris que ce n'était que par miracle que j'étais encore envie. Ca vaut bien une insomnie. Et c'est là que j'ai dû admettre que j'étais une sorte de brute… puisque j'aipu traverser tout ça en gardant mon calme, en restant rationnel, et en faisant de l'humour (que j’étais peut-être le seul à trouver rigolo …)En fait je ne me serais effondré que si je n'avais pas pu reprendre le combat très vite.La lutte est bien la seule vraie thérapie.

BRAHIM 56 ans ex-cité du parc bât B1Rien n’a été fait. Chez moi, c’est le bâtiment B1. Lesmeubles ne sont pas remboursés, ni ceux de la cuisine, niceux de la salle de bain. J’habite à St-Alban, où je payeun loyer qui ne sera plus remboursé à l’anniversaire del’explosion.

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Le 21 juin

Jean - François

C'est la fête à la CitéTous les 21 ne se ressemblent pas. Le 21 juin c'est la fête de la musique, et on a eu envie que pour une fois,ç a se déroule aussi dans nos quartiers.Et ça a marché… Pas tout seul, mais ça a marché. Et pour une fois, les voisins des petites villas sont venus.Du haut de nos barres, ce n'étaient que des fourmis, et dieu sait ce que nous étions du bas de leurs préjugés !Et bien, ce 21 juin, on était tous là à manger une paella, français et arabes tous mélangés. La mondialisationavance.

Juliette

Je me suis engagée avec "le Collectif des Sans-Fenêtres" pour aider à l'organisation d'une fête de la musiquespéciale, après AZF. Le cancer qui me persécute m'a empêché de tenir ma parole, mais malgré cela, la fête aété une réussite.

Bernadette

Il faisait chaud ce 21 juin 2002 autour des grands plats dans lesquels cuisait la paella qui allait réunir pourun grand moment de fête et de convivialité tous les habitants de la cité du Parc et des environs.

Isabelle

Le premier 21 juin, je me suis retrouvée à Tabar à organiser la fête : "fenêtres ouvertes" avec les habitantsdu quartier : dire qu’avant je ne savais même pas où se trouvait Tabar !Musique, kermesse, danse, bref un quartier en fête ; un quartier soi disant " sensible " où tout s'est bienpassé.Changement de décor : le deuxième 21 juin, je me suis retrouvée parachutée à tourner la paella à la Cité duParc : hommes, femmes, jeunes et moins jeunes, habitants des barres et des villas : tous réunis autour d'unplat. Comme quoi tout peu changer le temps d'un instant, d'une parenthèse : ah, si celle - ci pouvait êtreéternelle.

Madame Uregin 32 ans (Cité du Parc, bât B1)J’étais enceinte de six mois. Heureusement j’ai gardé mon enfant. Justeaprès l’explosion, trois femmes de la Cité du Parc ont fait une faussecouche. Je suis resté un mois et demi chez ma belle-sœur, je dormais parterre avec mon mari et mon fils de deux ans. Après on m’a donné unmobile-home, et j’y suis encore, un an après.Quand l’explosion a eu lieu, mon mari a eu très peur, mais il ne me l’apas dit, pour ne pas m’inquiéter. Après il m’a dit qu’il avait mal àl’oreille, je l’ai amené chez le docteur, et là on s’est aperçu qu’ilavait perdu complètement une oreille. Heureusement le médecin expert adéclaré qu’il avait perdu son oreille dans l’explosion.Mon bébé de trois mois ne dort plus depuis trois mois, parce qu’il a peurqu’on enlève le mobile-home et qu’on se retrouve dehors. C’est lereprésentant de la mairie qui est venu nous le dire, en nous menaçant.C’est difficile de trouver une école pour lui depuis le mobile-home, quiest perdu à la campagne. Je ne lui ai trouvé une place que deux demi-journées par semaine, le lundi et le jeudi.

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Les associations et collectifs

Isabelle

Une affiche invitant les habitants du quartier à se réunir un soir : pourquoi pas. Et me voilà à la mairie duquartier de Lafourguette : paumée. Un homme à ma droite : assez vigilant avec une cicatriceimpressionnante au visage. Une adjointe au maire incompétente.Il est prof. Moi aussi. Discussion. Rendez- vous est pris pour le dimanche soir, même endroit : pourquoi pas! Le Collectif des Sans - Fenêtres était né grâce à Jean - François et aux autres. Un an de lutte acharnée, desbatailles gagnées et surtout beaucoup, beaucoup d'amitié.

Jean - François

Samedi dernier on s'est fait une bouffe chez Juliette. On était dix-sept du Collectif des Sans Fenêtres. Ca faitplus d'un an qu'on s'est auto-dissous, et pourtant au coup de sifflet on se retrouve. Pas de cartes, pas decotisations, mais plein d'instants partagés et d'amitiés profondes.On est sans doute les vrais gens dont parlent les journalistes aux politiciens. On est arrivé chacun avec sonhistoire et ses naïvetés, et on s'est mis au boulot. Et finalement on a réussi à défendre les sinistrés bienmieux que ceux dont c'est le métier.

Juliette

Une enquête a été menée auprès des sinistrés afin de leur demander quelle association leur semblait plusprès d'eux et 60% ont répondu "le Collectif des Sans-Fenêtres". Comment ne pas être content que tout letravail bénévole fourni par une vingtaine de personnes soit reconnu par les intéressés !

Bernadette

Moment de franche rigolade que ce jour où à deux nous sommes allées coller des affiches, avenue de Muret,afin de prévenir le plus de sinistrés possibles, d'une manifestation prévue par " le Collectif des Sans-Fenêtres", à l'hôtel des Impôts.

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Madame DEMIIR 35 ans (cité du parc bât B2)

Le soir de l’explosion, les CRS nous ont empêché de rentrer dans lamaison, parce qu’elle allait s’effondrer le jour ou le lendemain, et làj’ai eu très peur. On n’a pas pu aller chercher les affaires pour sechanger. Je n’ai pas voulu monter dans les cars de la mairie. J’ai eutrop peur d’aller chez ma sœur qui habite aussi à la cité du parc, aubâtiment D qui est tout contre le bâtiment B. Je suis allé quinze jourschez mes parents qui habitant à Colomiers. Après je suis rentrée chez mabelle-sœur au bâtiment D. Son appartement était saccagé. J’ai pleuré devoir que tout était cassé.J’étais assuré à la GPA, l’expert est venu, et au bout de huit mois j’aiété remboursé de 20.000 F.Le déménageur Fargues a accepté de déménager qu’une petite partie de mesmeubles et il les a porté dans le garage d’un de mes amis. Je ne pensaispas que ça y resterait aussi longtemps. Depuis ça a pourri, et j’ai toutperdu, ce qui est resté dans l’appartement du bâtiment B, et ce qui a étédéménagé dans le garage de mon ami. Ce qui n’a pas été déménagé parFargues a la cité du parc a été jeté par les fenêtres, « parce que ça nerentrait pas dans l’ascenseur ».Pour sauver quelque chose, il fallait que je monte avec ma pièced’identité et que je le descende moi-même par les escaliers.Je reviens très souvent à la cité du parc pour discuter avec la familleet les amis. Chaque fois, j’ai,les jambes qui tremblent.

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Les démarches

Juliette

Combien de temps perdu pour faire des dossiers- au syndic,- aux assurances,- au maire,- aux impôts,- aux experts,- à la croix rouge,- au secours populaire,Pour "prouver" la véracité de nos dires.Etre sinistré c'est un travail à temps plein.

Bernadette

Combien de démarches nous a - t - il fallu faire pour "être entendu ?"Sans arrêt demander, supplier pour ce qui aurait dû nous revenir de droit.Nous, victimes, avons été obligés de nous abaisser pour obtenir ce à quoi nous avions droit ... quand on l’aobtenu !

Isabelle

Les démarches, je ne peux plus entendre ce mot ! Les démarches pour prouver que nous ne sommes pas desvoleurs, pour faire comprendre que non, nous ne faisons pas cela pour nous enrichir.Deux ans de démarches pour obtenir une miette de ce qui nous revient de droit : demander, demander etdemander encore jusqu'au stade où l'on culpabilise.Arrêter de demander par honte et surtout épuisement, puis se redresser et demander car nous sommes dansnotre droit.

Karine

Comme c'est froid tout ce qui relève de l'administratif et pourtant, en France, il faut bien en passer par-là.Malgré tout, on sait qu'il aurait été possible de simplifier les démarches. Après tout, quand l'Etat veut, ilpeut. Là, il ne voulait pas. A chacun de s'en sortir par lui-même : la loi de la jungle pour certains, donc.

Jean-François

Sinistré, c'est un métier à temps complet, comme si la principale préoccupation des autorités était de nousatomiser dans un déluge de démarches individuelles.Dans l'appartement que l'on m'interdit d'habiter, j'étais abonné au câble. Je l'avais complètement oubliéquand j'aperçois sur mes relevés de banque que le prélèvement automatique continuait. Je téléphone, et onme dit que je dois envoyer une lettre avec accusé de réception si je veux me désabonner avant le terme.L'immeuble est évacué, l'électricité est coupée, mais les comptes continuent à être débité…Et c'est pareil pour tout, pour les assurances, les biens mobiliers, immobiliers, pour la voiture, les blessuresphysiques et morales. Et puis les démarches par rapport aux administrations, les impôts locaux et laredevance télé, EDF- GDF et France télécom.Un métier à temps complet, je vous dis.

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La rumeur

Juliette

Quand mon oncle m'a raconté que AZF avait explosé à cause d'un garçon arabe, habillé suspectement enplusieurs couches de jogging. Je me suis souvenue de "Mohamet" qui avait été obligé de changer de prénompour "Pierre", car dans son salon de coiffure les clients ne se sentiraient pas en confiance.

Bernadette

L'explosion de l'usine AZF avait besoin d'un coupable et la rumeur a vite fait d'en trouver un. Sansfondement, elle s'est propagée causant le plus grand tort à toute une famille innocente.

Isabelle

Quand elle a explosé, notre usine, on a cru à une bombe, à un avion, bref, à un attentat, après le 11septembre quoi de plus normal.Mais quand, 2 ans après, un certain type de média parle encore d'attentat, à qui cela profite t - il ?J'ai des sources sûres dont je ne peux divulguer le nom disent certains.Mais on le sait, la rumeur a toujours des sources sûres ; mais à qui profite t - elle?

Karine

Rumeur ou bêtise humaine. La nécessité de vérifier avant de dire ou d'exprimer des doutes quand on est passûr, n'est pas encore reconnue. C'est vrai qu'il y a une certaine jubilation à savoir quelque chose d'importantet d'être en mesure de la partager. Encore faut - il que ce soit vrai. Comme toujours, certains acquiescerontd'entrée, d'autres prendront la peine de vérifier.

Jean-François

Les rumeurs sont toujours de source sûre : c'est quelqu'un qu'on connaît bien qui en a été le témoin direct.On a rapporté ainsi une dispute qui aurait eu lieu deux jours avant l'accident entre un transporteur quiarborait un autocollant du drapeau américain et des sous-traitants bien sûr arabes. De là à imaginer unevengeance, il n'y a qu'un pas…Ainsi quelqu'un connaît un employé de la morgue qui a vu un cadavre avec un détonateur scotché sur lecorps.Quelqu'un connaît quelqu'un qui travaille à AZF qui lui a dit que deux jours avant le drame les plans desécurité ont été volé.Quelqu'un qui connaît, un vigile qui a vu deux individus s'introduire dans l'enceinte de l'usine la nuitprécédent l'accident, et quand il a voulu témoigner, la police a refusé d'enregistrer son témoignage !C'est bien la preuve…

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Médiatisation

Jean-François

Les journalistes sont des gens sympas… surtout quand vous êtes dans l'actualité. Quand vous n'êtes plus unsujet porteur, l'arrogance revient au galop. On a cependant vécu six mois d'œil du cyclone, avec desjournalistes qui sentent qu'ils ont un sujet.Le problème, c'est le réducteur en chef qui n'a pas à s'embarrasser de politesse. Les poubelles des télésdoivent être pleines de tranches de vie… que les téléspectateurs ne verront jamais.

Karine

On peut discuter de l'utilité des médias en général, mais le 21/09/01, ils ont été sacrement efficace. De notrepetite TV locale TLT, aux grandes chaînes nationales, le seul accès à une information vitale, c'était eux pourtous ceux qui étaient spectateurs.

Juliette

Ma famille était abonnée à la Dépêche, et je la lisais peu, mais après le 21/09/01, je n'ai pas manqué de lalire tous les jours. J'ai connu des journalistes et même j'ai essayé de leur donner des informations, maisquand j'ai voulu que soit publiée les informations sur le droit des sinistrés à demander l'exonération desimpôts pour l'année 2002,il m'a été impossible de faire publier ces renseignements pourtant d'une grandeimportance pour les sinistrés.

Bernadette

Durant la journée du 21 septembre 2001, les journalistes de TLT, ceux de FR3 ont donné le meilleur d'eux-mêmes. Ils ont été au plus près de la réalité pour nous permettre d'avoir le plus d'informations possibles.

Isabelle

Ma tante cantalienne a téléphoné à mes parents du même département. Elle avait entendu à la radio queToulouse avait explosé. Toute la famille s'est accrochée à la télé jusqu'à 13h.30, heure où ils ont su que nousétions vivantes avec ma sœur : la télé c'est bien ! Mais plus tard, quelques mois plus tard je m'aperçois queles informations sont tronquées, sélectionnées, déformées.L'info c'est bien, le respect de la personne humaine, c'est pas mal non plus.

KHADIDJA 36 ans cité du parc bât A4

J’habite au A4. Tous les volets ne sont pas mis. On nous a promis dechanger les sols plastiques, les tapisseries et les peintures. Mon maria refait les tapisseries et les peintures car j’en ai marre.d’attendre. Il y a des malfaçons sur les fenêtres, l’eau coule àl’intérieur. C’est mal fait. Je voudrais déménager, mais il n’y a rien.

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Les travaux

Isabelle

Une porte trouée,Cinq fenêtres brisées,Un toit envolé,Une vitre brisée,Un volet voilé,Du verre figé,Des bibelots éparpillés,Une chaudière exposée,Et deux ans après,Des murs fissurésEt presque rien de réparé.

Karine

Maintenant, 2 ans après, lorsque tu te promènes à Toulouse dans les quartiers sinistrés, le contraste est grandentre les habitations neuves et celles dont il ne reste plus que les murs. Drôle de mosaïque qui permet de lireles traces du passé, et de retrouver le travail des hommes au détour d'une rue.

Jean- François

Un transporteur me téléphone pour me demander où il doit livrer cinq tonnes de fenêtres qu'une associationn'envoie de Bretagne : pas de problème, chez monsieur Douste-Blazy, place du Capitole. Je suis pour latransparence…

Juliette

Ma famille au Pérou, ne pouvait pas croire qu'en France, un pays développé, on ne trouve pas des portes etfenêtres que même, un petit artisan du tiers - monde était capable de faire.Jusqu'à aujourd'hui, c'est un mystère que mes parents n'arrivent pas à accepter.

Bernadette

Tous ces travaux qu'il reste encore à faire ! Toutes ces ruines ! Tous ces terrains abandonnés aux herbesfolles ! Que de désolation 2 ans après !

SAMIA 40 ans cité du parc bât A2

Les fenêtres ne ferment pas bien. J’habite au 11ième étage, je suis seuleavec mes trois enfants. On n’a toujours pas les volets, on ne peut passe protéger du soleil. Entre les fenêtres et le mur on voit le jour. Lepropriétaire a fait les travaux intérieurs tout seul pour s’empocherl’argent de l’assurance. Les tapisseries et les sols ont été lacérés parles verres, cela fait un an et ils n’ont pas été changés. Pourtant jen’ai eu aucune réduction de loyer.

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L'entraide

Bernadette

Je me souviens de toute cette solidarité qui s'est mise en place juste après l'explosion. De l'homme quiréglait la circulation route de Seysses à ces personnes qui soignaient les blessés. De tous ceux que j'aicôtoyés ce jour-là ont donné le meilleur d'eux-mêmes.

Isabelle

Ce samedi 22 septembre 2001, il a fallu déblayer le verre, colmater et bâcher les fenêtres : des gens sinistréseux aussi, des amis de ma sœur que je ne connaissais pas sont venus, armés de pelles, de balais et de scotchdouble face. Ce sont aussi ces voisins du dessus qui, le 21, sont entrés chez moi pour me faire le plus beaucadeau : sortir ma chienne de cet appartement de désolation et l'installer dans l'enclos qu'ils avaientdébarrassé du verre : Ah ! Entraide quand tu nous tiens !

Karine

Même si dans ton quartier, tout était resté à sa place, tu ne pouvais pas ignorer la nécessité de participer(activement ou pas) aux sauvetages, déblayages, réconforts, aides morale ou financière…C'est le moment ou jamais d'agir, on n'est pas que des spectateurs.

Juliette

Ce jour-là l'indifférence a été totalement oubliée, les gestes d'entraide se sont multipliés et certains se sontpoursuivis les semaines qui ont suivi. Des collectifs et des associations se sont formés.Au "Collectif des Sans-Fenêtres", c'est ensemble que des solutions ont été trouvées, car lors de chaqueréunion il était question du suivi de chaque dossier. Plus de deux ans ont passé, cette entraide s'esttransformée en amitié.

Jean-François

Il y a l'entraide réelle des gens, et l'entraide affichée des autorités. Tous ceux qui ont proposé de m'héberger,et la mairie qui a envoyé ses bénévoles appointés en treillis militaire dans une tente vert de gris planté aucœur de la Cité. Ceux qui ont proposé de m'héberger et celui qui m'a interdit d'habiter mon appartement.Et c'est le maire qui m'a expulsé de chez moi qui a squatté deux mois durant les panneaux d'affichage depropagande exaltant la solidarité des toulousains.Campagne républicaine financée par l’argent de la solidarité.

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Vision d’horreur

Isabelle

J'étais là et je n'étais pas seule. Il y avait tous les autres que je n'ai connus que plus tard, ceux qui étaientencore plus près. Elfie du lycée Françoise, ensevelie sous le gymnase. Elfie que j'ai connu au Maroc et quim'a raconté son absence de souvenir : traumatisme crânien. Mes souvenirs sont ancrés, les siens sont cachéset nous nous comprenons. Je lui raconte, elle se tait. Elle se tait et j'écoute. Beaucoup de ses camarades n'ontpas voulu reprendre les cours ; elle après son bac n'a pas continué les études : " A quoi bon ? La vie est tropcourte."

Jean - François

Je travaillais à ma table, j'ai entendu un grand bruit, j'ai vu une cheminée de fumée blanche qui s'élevait auciel, sur l'usine AZF. Je me suis levé et je n'ai pu faire qu'un pas : la porte- fenêtre s'est arrachée et m'aemporté contre l'escalier. Je me suis extirpé des verres, et j'ai voulu me voir dans la glace de la salle de bain.Impossible c'était éboulé. Je suis sorti dans le couloir et j'ai lu l'effroi sur la tête des gens.J'étais léger, je n'avais pas mal et je devais décider d'une conduite. Un drap autour de la tête, je saute dans lavoiture, direction l'hôpital.

Juliette

Je me prépare pour partir de la maison. Je ferme toutes les fenêtres et les volets roulants, un dernier regardau miroir de l'entrée. C'est à ce moment là que toute la maison a explosé, avec le bruit des portes et fenêtresqui se cassent en tombant et les verres incrustés dans tous les murs : quand je pense que la veille j'avaisnettoyé toute la maison !

Bernadette

L'école de ma fille complètement détruite. Toits effondrés, vitres cassées : vision d'horreur. Pas un enfant àl'horizon. Où est ma fille ? Odeur terrible d'ammoniaque et ordres répétés, dans cette route d'Espagne, pourévacuer les lieux à cause de fuites de gaz.

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MOUSTAPHA 62 ans ex-cité du parc bât B1J’habitais au 5ième étage du bâtiment B. J’étais envacances au Maroc quand ça s’est passé. J’ai été relogédans un T3 à Mermoz alors que j’étais propriétaire d’unT6 à la Cité du Parc. Ma fille a donc du trouver aussi unappartement qu’elle loue et que l’assurance ne veut pasrembourser.

Le déménagement s’est très mal passé. Tous mes meublesont été mis en garde-meuble par la société Fargues. Quandj’ai voulu les récupérer, mes meubles étaient mélangésavec ceux de deux autres familles dans le même box. Etils étaient emballés dans des cartons qui n’étaient pasmarqués. Ils m’ont montré une ficelle qui selon euxséparait ce qui m’appartenait du reste. Je n’ai pasretrouvé un boîtage complet de plombier, un bureaud’écolier que je venais juste d’acheter à But, et unetable dont je n’ai retrouvé que les pieds et lesrallonges.

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Les protagonistesJuliette par Isabelle

Aïe, aïe, aïe, par où commencer !Juliette et son petit accent du Pérou ?Juliette et son énergie qui peut, tout chambouler sur son passage ?Juliette et son combat perpétuel pour les autres ?Juliette et son rejet de l'injustice, de l'intolérance ?Juliette toujours pleine de vie ?Juliette et son fameux petit plat bien de là-bas ? A celui- la ! Je l'adore vraiment.Juliette en organisatrice de repas, permettant aux sans- fenêtres de se retrouver de temps en temps ?Juliette s'inquiétant pour les autres, et faisant passer ceux-ci avant les aléas de la vie.Juliette combattant sa maladie, mais, pudique n'en parlant pas ?Juliette toujours en mouvement ? C'est pas vrai où recharge-t-elle ses batteries ?Juliette et son analyse juste des situations ?Juliette honnête avec les autres et elle-même, disant les choses quand il faut les dire ?Toujours bien habillé, un regard franc, toujours disponible.Bon, par où commencer pour décrire Juliette. Le mieux serait que vous la rencontriez. Je ne vous donne passon adresse mais si le hasard vous donne la chance de la croiser, ne vous inquiétez pas, vous la reconnaîtrez.

Juliette par Bernadette

Originaire d’Amérique Latine, un visage tout en rondeur, brune, des yeux pétillants et malicieux.Juliette est une personne rayonnante, agréable et souriante, possédant une très grande ouverture d’esprit.Curieuse de tout.C’est ma voisine, voilà un très grand nombre d’années que nous nous connaissons, sans avoir approfondinotre relation d’échange, mais l’explosion de l’usine AZF nous a rapprochées et nous a donné l’occasion defaire plus ample connaissance.Une amitié solide est née, faite d’échanges et de grandes discussions.Juliette est une femme très profonde, qui analyse toute chose et cherche le bien en tous et en tout.J’apprécie sa joie et sa bonne humeur, sa capacité à aller au-delà de l’apparence.Elle m’apporte énormément par sa richesse intérieure.A son contact je me sens devenir différente.

Jean-François par Juliette

C'est un homme qui a appris à se maîtriser. Il a compris que pour écouter et parler la réflexion et le calmesont nécessaires.C'est un professeur de professeur de mathématiques, mais à côté de son instruction et de sa culture, il y a latendresse et le respect pour son prochain.Jean-François est une personne qui fait : membre du Conseil Syndical, peintre en bâtiment, organisateur depaella géante pour 500 personnes, militant pour les sans-papier, stratège de nos manifestations AZF…Humour tendre pour ses amis, humour grinçant pour ses adversaires, la parole franche pour les uns et pourles autres.

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MOKTHAR 42 ans cité du parc bât A3

Les fenêtres sont mal posées. Quand il y a du vent, etc’est souvent à la Cité du Parc, ça siffle. Les nouvellespoignées ferment mal, et quand elles sont fermées, ellescoincent. Ils font les travaux à l’identique quand ça lesarrange. Sinon, c’est à l’économie, les placards en boisont été remplacés par des placards en plastique. Lestoilettes ne sont toujours pas réparées, et je n’aitoujours pas touché les 600 F que les impôts devaient merembourser.

Jean-François par Karine

Personnage énigmatique que Jean-François : tour à tour sérieux et drôle si ce n'est les 2 à la fois. En tout casengagé et généreux, un rebelle des temps modernes comme on n'en fait plus. A l'IUFM, il est "l'agitateur"toujours prêt à dénoncer les abus divers dont nous sommes victimes, et il est bien le seul.Il ne fait pas l'ombre d'un doute que cet homme courageux qui préfère privilégier l'intérêt général sur le sienpropre, n'est pas suffisamment reconnu, mais il est vrai que sa modestie l'empêche d'en faire étalage.Chez les bouddhistes, on dit que cette ligne de vie permet de se constituer un bon karma. Là n'est sûrementpas son objectif, à moins que…

Karine par Isabelle

Lieu :Prairie des FiltresDate :21 septembre 2003Evénement : 2ième anniversaire de l'explosion de l'usine AZF

Rencontre :

Petite pause au stand des Sans-Fenêtres, je me promène, m'arrête au stand d'info sur les conséquences deBhopal, j'écoute, je feuillette.Puis, je me mets à parler avec une personne assez volubile : le sujet de conversation part très vite surl'écologie, le respect des autres, l'éducation : elle est future enseignante, je le suis depuis près de 10 ans.Le hasard faisant bien les choses, elle participera à l'atelier d'écriture qui est en train de se monter.

Que dire d'elle : Brune, d'origine portugaise, elle est imprégnée de ses origines familiales.Entière elle l'est, je le crois ! Un caractère bien trempé ! L'hypocrisie n'a apparemment pas lieu d'être chezelle, je dois dire qu'elle m'impressionne un peu, j'ai souvent peur de mal faire. Ses mots semblent choisis,sont posés. Sa vie semble être stricte, bien rodée, moi si brouillonne.Mais, à travers ce qui me semble être une carapace, je sens pointer une sorte de fragilité si bien cadrée, ilfaudrait fouiller.6 mois que l'on se connaît et je m'aperçois que je la connais peu.

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Madame Gertrude OUADAH (cité du parc bât B2)

J’habitais à la cité du parc, au bâtiment B2 au premierétage. Les murs sont tombés sur ma petite fille qui a eutrès peur. Le soir de l’explosion je suis restée jusqu’àminuit dehors, je suis vieille, et je ne savais pas oùaller. Finalement des voisins m’ont pris pour dormirchez eux, dans le salon. Mais c’était gênant. Ensuitej’ai habité chez ma fille pendant un mois aux Minimes.Quand je suis retournée chez moi, on m’avait volé desmeubles, j’ai juste pu récupérer quelques bricoles ...après on m’a donné un logement deux pièces où lesfenêtres donnaient sur un mur : il n’y avait pas delumière, il était sale et humide, j’ai du refaire lapeinture.Je suis restée huit mois dans ce logement, ma santés’est dégradée, je ne connaissais personne. Jamais onm’a remboursé le loyer de ce logement, alors que j’étaispropriétaire à la cité du parc. J’ai 78 ans. Maintenantgrâce au docteur j’ai encore déménagé à la Reynerie,mais je veux revenir chez moi, à la cité du parc.

Karine par Bernadette

Brune, cheveux mi- longs, active, intelligente et ouverte à tout ce qui l'entoure. Karine est une jeune femmeréfléchie et secrète, se dévoilant avec prudence mais se donnant à fond dans tout ce qu'elle entreprend et quilui tient à cœur. Elle est douce mais énergique quand il le faut, attentive et calme.Dans son travail auprès des enfants, elle doit donner le meilleur d'elle-même.

Bernadette par Jean-François

D’abord madame S., copine de Juliette, elle est devenue rapidement Bernadette, quand elle a pris sa placedans notre groupe de Sans-Fenêtres. Elle n’est certes pas volubile comme Juliette, mais elle écoute très fort,sourit des yeux pour montrer son accord. Et quand elle parle, c’est d’or, on s’aperçoit qu’elle dit notresentiment général, et sans dédaigner deux doigts d’humour, mais oui !Aux temps forts de l’action, elle n’était pas la dernière à prendre sa part d’affichage et de distribution detracts. Après s’être occupée scrupuleusement de sa fille, avec laquelle on devine une tendre complicité.Elle est discrète, certes, elle n’est pas de l’espèce de ces frimeurs de réunion, elle ne change pas de sincéritécomme de chemise.Elle est discrète, mais elle fait ce qu’elle dit. Ni plus, ni moins. De l’espèce des gens qui gagnent à êtreconnus.

Bernadette par Juliette

Mince, cheveux mi- longs, yeux marron, un visage harmonieux et souriant, active, vaillante comme un petitsoldat, elle voit la vie en rose alors qu'elle pourrait la voir en noir. Consciente de ses devoirs de maman, elleen assume toute la responsabilité, elle garde toujours l'espoir que le meilleur reste à venir. Elle a horreur dese faire remarquer, signe de sa maturité, avide de savoir, responsable, vraie dans sa parole et dans sesactions. Selon des personnes qui la connaissent, elle est comme un diamant, la tendresse en plus. Son granddéfaut est de croire que les autres ont la même attitude qu'elle.

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Complicité est le maître mot de l'amitié qui nous lie.

Isabelle par Jean-François

C’était une réunion où la mairie essayait d’éteindre le feu. Une conseillère municipale poupée Barbie avaitété commise d’office, la pauvre.Isabelle était à côté de moi. On s’est tout de suite compris. Instit, plus une gamine, mais encore l’allureétudiante, directe, tout d’une pièce. Dans l’avalanche de problèmes provoqués par l’explosion, elle a choiside ne pas choisir.Elle a fait face, comme elle a pu, et dans ces conditions, ça sert d’être un peu caractériel …Chez elle, après avoir résisté aux assauts d’un caniche (d’un fox-terrier, Jean-François, d’un fox-terrier, je tel’ai dit cent fois …), un fauteuil vous accueillait avec un thé ou deux, et on commentait inlassablement lesmille coups bas de nos minuscules adversaires : Total Fina, la mairie, le préfet et leurs sbires.Elle a fait son chemin, et ça n’a pas été facile, et elle a appris avec nous. Elle a pris goût à l’actioncollective, aux manifs et aux réunions, même les plus chiantes.Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. La vie quoi !

Isabelle par Karine

La 1er fois que je l'ai rencontrée c'est lors du forum organisé pour les 2 ans de l'explosion à la Prairie desFiltres. Nous étions toutes les deux intéressées par le même stand. La discussion a vite glissé sur l'école.Elle m'a fait part, avec sa volubilité habituelle de son expérience de prof. Spécialisée travaillant en ZEP, etde son combat au sein du Collectif des Sans-Fenêtre. Cette histoire m'a choqué, je ne savais pas que desgens se battaient encore pour obtenir leur dû 2 ans après. Son côté généreux et tenace m'a vite impressionné,si bien que j'acceptai sa proposition de participer à un atelier d'écriture réunissant des personnes qui avaientété touchées par l'explosion de près ou de loin. C'est ainsi que je fus amené à connaître Juliette, Bernadetteet Jean-François, et à remplir le cahier de doléances. Je me suis même laissée tenter par un T-shirt.Je crois que ce qui la caractérise le plus pour moi est sa capacité à se montrer dure et sensible à la fois et àl'assumer entièrement, sans complexe. Elle a aussi cette faculté à vouloir considérer le bon côté des gens,quitte parfois à bien chercher, pour le mettre en valeur. Qualité rare, non ? En tout cas, moi, j'ai décidéd'essayer et d'y arriver aussi.

KELTOUMA 37 ans (cité du parc bât A2)

Ils m’ont remis les fenêtres. Mais ils n’ont pas fait lesjoints. L’air passe, et on voit le jour entre le mur etle bois qui porte les fenêtres. Une des fenêtres se fermetrès difficilement. Je suis obligée d’attacher les voletsavec une ceinture, car ils ne sont toujours pas réparés.Je n’ai pas osé partir en vacances, parce qu’uncambrioleur un peu alpiniste peut rentrer très facilementen cassant les vitres, puisque les volets ne ferment pas.Le tapisseries lacérées par le verre, et arrachées parendroit par les ouvriers pour réparer les placards n’ontpas été remplacées. Les lions de même, je mets des tapispour les cacher. Avec tout ça, on ne peut pas oublier. Jen’ai pas eu de réduction de loyer de la part de monpropriétaire, et je n’ai plus la force de faire lespapiers pour réclamer.

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Côté cour, côté jardinBernadette

J'aime

Ma filleLe silenceLa natureLes promenades au bord de la merLes repas entre amisLes vendredis soirsLe soleilLes bougies

J'aime pas

L'absence de dialogueLe bruitLe manque de respectL'intolérance

Isabelle

AdoJ'aimaisLes parties de belote dans un barBoire de la bièreLes sorties en boîteM'habiller tout en noirM'habiller trop grand

AdoJ'aimaisFaire du stopMes premières manies avec cette impressionDe liberté, de rébellion

J'aimeParler à des inconnusParler à des amisMe parler à moi mêmeMon copainLe poulet au curry

J'aimeMon litConduire viteLes repas entre pôtesLa mer et la montagneMon pays l' Auvergne

AdoJe n'aimais pasle bahut avec ces profsqui ne comprennent rienLes interdits sans explicationsLes sanctions trop lourdes

AdoJe n’aimais pasces grenouilles de bénitier qui fonttout pour que vous rentriez dansleur mouleLes C.R.S. qui ont tué MalikOussekine

Je n'aime pasLes consLes politiquesLes hypocritesQu'on se fiche de moiLes fruits de mer

Je n'aime pasLe bruitMon voisin d'en faceLes voitures mal garéesLa technoFaire des courses à l'heure de pointe

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Monsieur KHABOUZ 41 ans (cité du parc bât A1)

Hier le 21 septembre 2001 ? Demain le 21 septembre 2002. Et oui,le temps passe vite. C’est dommage que les travaux n’ont pas lamême vitesse.Le 21 septembre 2001, à 10 h 15, j’étais dans mon magasintranquille. Tout à coup le « Boum !! » est arrivé, et on a toutperdu. Depuis je suis privé d’emploi, et le magasin n’est toujourspas réparé : plus d’emploi, et pas d’indemnité ! comment on peutvivre dans cette situation ?Ma femme était dans la maison, elle a perdu la moitié de sonpouce. Moi, j’ai eu de la chance, je n’ai pas été blessé. En cequi concerne ses indemnités, maintenant ils nous disent que laprovision versée est définitive.Pour les travaux, ça traîne. Dans la maison, ce n’est pas fini.Les persiennes étaient mal calculées, ils les ont recoupées auniveau des boulons … on attend les finitions. Il y a toujours ducontreplaqué dans les halls. Comment on peur oublier ?Voilà, ça fait un an, et rien n’est réglé. C’est scandaleux !!! Etce n’est pas juste.Soyons nombreux le 21 septembre 2002 pour dire « Plus jamaisça ! » … et que les pouvoirs publics bougent !

Jean-François

J'aime pas les vacances obligatoires.J'aime pas les magasins remplis de choses inutiles et encore moins d'y perdre mon temps dans le projet naïfet toujours démenti de me faire plaisir par la consommation.J'aime pas le vent, le froid, la pluie et encore moins la neige.J'aime pas refuser de l'argent aux mendiants, alors que je ne peux pas leur en donner.J'aime pas la vulgarité de la télé, et encore moins zapper dans l'espoir toujours vain de trouver une émissionintéressante.J'aime pas les mensonges des discours officiels et je souffre des vérités des détresses sociales.J'aime pas qu'on me prenne pour un idiot, et encore moins qu'on puisse imaginer que je ne m'en aperçoispas.J'aime pas l'indifférence affectée et encore moins la détresse qu'elle cache.J'aime pas la connerie, et encore moins l'arrogance des gens intelligents.J'aime bien les sourires à peine ébauchés et encore plus le petit geste qui les prolonge.J'aime bien le violon tzigane et encore plus le cri du blues.J'aime bien me sentir en communion dans un groupe, même si c'est pour avouer notre impuissance face à cemonde de brutes.J'aime bien être sûr malgré tout qu'un jour "ça" changera.

Juliette

A 40 ans,J'aime les personnes capables de se battre pour défendre leurs idées.

Les individus qui font de leur vie un combat pour plus de justice et d'humanisme.Ceux qui ne baissent pas les bras pour qu'un monde plus fraternel voit le jour.

Je n'aime pas les personnes fades, qui n'ont pas d'opinions sur rien, j'ai entendu dire : "les endroits les pluschauds dans l'enfer sont réservés pour les personnes qui en période de crise n'ont rien fait, n'ont rien dit."

A 25 ans,J'aimais me lever très tôt au matin,

Prendre le premier bus pour arriver à la plage à 7 heures du matin,Faire du yoga devant la mer,Courir, boire de l'eau et après se reposer sans penser à rien,

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Repartir à la maison et ! Hop ! Partir au travail,La journée commence bien.

Je n'aimais pas mon travail au Palais de la Justice que j'appelais le "Palais de l'Injustice", parce que ce n'étaitpas la justice qui gagnait, mais la personne ayant le plus d'influence et d'argent.

A 20 ans,J'aimais danser dans les fêtes de mes amis jusqu'à épuisement,

commencer à 20 heures et finir à 5 heures du matin,pas manger, pas parler, seulement danser.

Je n'aimais pas de ne pas avoir de l'argent pour m'acheter des vêtements. Je devais finir d'user les vêtementsde mes sœurs, c'est comme ça que j'ai appris à coudre toute seule.

A 15 ans,J'aimais me gorger de soleil (comme un lézard), sur la terrasse de la maison de mes parents au Pérou, avecles yeux fermés.

Je n'aimais pas les garçons car je rougissais dès que l'un d'eux m'approchait.

A 10 ans,J'aimais quand mon père nous emmenait mes 3 sœurs et moi au restaurant où l'on se bourrait de nourritureet pour retourner à la maison, nous rentrions à pied car notre ventre était bien plein et mon père et ma mères'enlaçaient devant nous quatre.Je n'aimais pas partager le lit avec une de mes sœurs. Je rêvais du jour où je pourrais avoir mon propre lit.

Karine

J'aime, depuis que je suis toute petite, commencer par ce que j'aime le moins pour terminer par ce que jepréfère. On est nombreux dans ce cas, on est plutôt optimiste aussi quand on y réfléchit un peu parce qu'ilfaut avoir la possibilité de parvenir sain et sauf jusqu'à ce moment tant attendu. Nous, on croit qu'on yarrivera. On sait aussi se maîtriser pour ne pas céder à la pulsion première… mais il y aurait des choses à endire, sauf que, c'est pas ce qu'on m'a demandé alors la digression est terminée. Si cela ne vous dérange pas,j'appliquerai ici ce principe.

Je n'aime pas - j'y vais pèle- mêle - la douleur, le malheur, l'égoïsme, le néolibéralisme, l'ignorance sourced'intolérance, la fainéantise, la bêtise, le manque d'optimisme… et je m'arrête là parce que je n'aime pas nonplus les énumérations qui n'en finissent plus.

J'aime le soleil (excepté les jours de canicule sans une seule brise de vent que les Toulousains qui ne partentpas tout l'été connaissent bien), le chocolat noir, la mangue bien mûre, les pommes pas farineuses, et lescarottes croquantes, le café noir et le thé vert… Je sais, je suis bien compliquée, mais j'ai appris qu'il valaitmieux être exigeant dans la vie.

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Avant-scènesIsabelle

J'étais en classe de CM2, chez madame Delrieu. Elle en a bavé tout le premier trimestre avec moi. Jerefusais catégoriquement de lui adresser la parole. Il faut dire pour ma défense que l'on m'avait promis uneautre maîtresse : madame Revel.Celle-là était nouvelle dans l'école.En décembre 77, après quatre mois de dur labeur pour lui faire comprendre que je ne désirais qu'une chose :changer de classe, j'étais, semble-t-il fatiguée. Il fallait enterrer cette hache de guerre que moi seule avaitdéterrée et dont moi seule faut-il l'avouer faisais usage.Décembre 77, fin du premier trimestre, j'avais fait une collecte auprès de mes camarades pour acheter uncadeau à celle qui allait devenir un de mes meilleurs souvenirs de maîtresse.Cette journée fut merveilleuse en tout point. Cette enseignante hors du commun avait - elle deviné ou est- ceun simple fait de coïncidence, elle arriva en classe les bras chargés de jeu et de diverses friandises.L'année scolaire 77/78 se marqua dans ma mémoire en tout point : une enseignante patiente, gentille,inoubliable mais aussi la naissance en février 78 de ma petite sœur : (deuxième fille de la famille après moibien sur ).Voir mon père ne pas résister et passer le portail de l'école pour hurler à tous : " C'est une fille, c'est unefille".Me souvenir du regard du directeur ne sachant s'il doit rappeler le règlement scolaire ou féliciter mon pèreet enfin cette petite crevette dans son lit à l'hôpital à côté de ma mère.

77/78 fut vraiment un grand cru.Bernadette

Une ville tranquille, dans le Tarn, à une heure d'Albi.Il est très tôt dans la matinée, presque 4 heures.Une famille comme tant d'autres, mais ma famille.Un couple, leurs quatre filles assis, tous ensemble dans la salle à manger, de la maison familiale, devant leposte de télévision.Nous sommes le 21 juillet 1969, et un homme vient de marcher sur la lune.Ebahie, je regarde avec émerveillement cet exploit qui se déroule sous mes yeux. Cet homme habillé d'uneénorme combinaison qui avance sur le sol lunaire en sautillant comme s'il était tout léger.

Isabelle

Arrivée en Moselle

Septembre 93, une maîtrise de psychologie en poche je pars vers des horizons nouveaux.Arrivée à l'aéroport de Blagnac j’essaie de me dépatouiller comme je peux pour comprendre cettefourmilière et ne pas rater mon avion : direction Metz, ville dans laquelle je ne suis allée qu’une seule foiscinq ans auparavant pour rendre visite à mon oncle.Cette fois ci je vais m’inscrire à l’IUFM avec pour tout bagage le nécessaire pour passer cette fin desemaine et le week-end.

L’avion atterrit, il fait nuit, Bernard et sa femme Annette sont là, accueillants, souriants. En route pour leurgrande maison. Un repas et au lit.

Le lendemain, Annette me dépose devant l’immense bâtisse, lieu du Savoir ; il est neuf heures. Je grimpe lesmarches majestueuses, arrive au secrétariat, intimidée, me présente, précise que j’ai rendez-vous pourl’inscription. Explications compliquées de la secrétaire : descendre d’un étage, prendre le couloir de gauche,puis quatrième porte à gauche, frapper et attendre ; personne ne répond. Le seul bruit que j’entends meparvient au travers des portes qui se font face ; vague sentiment qu’à l’intérieur un prof parle…

NON, ce n'est pas possible, les cours n’ont pas commencé, je viens pour l’inscription, une sourde angoissecommence à m'envahir, un doute.

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ENTREZ !

Je pousse la porte, m’avance et me présente. La personne en face de moi me sourit, je me détends et remplistous les formulaires. Je suis alors prête à repartir pour découvrir la ville et accessoirement pour me chercherun appart quand Yves (le responsable de la scolarité) me tend mon emploi du temps et m’annonce que lecours de musique a commencé depuis un quart d’heure !!!« C’est la salle au fond du couloir. »

Je reste figée.

QUEL COURS ?

Et là j’apprends que les premières années ont commencé depuis quinze jours. Comment faire ? Toutesmes affaires sont à Toulouse : meubles, vêtements, je n’ai dit au revoir à personne.Devant la porte, ma motivation est au plus bas. Je frappe, j’entre, me présente, m’excuse de mon arrivéetardive, pars au fond de la classe et essaie de chanter «un renard aimait une rose ». Eclats de rire de mesfuturs collègues, mon accent fait déjà des ravages, le prof me demande de faire un effort de prononciation :impossible pour moi venant du Sud, négociations et encore éclats de rire, je n’arrive décidément pas à parlermosellan. Le reste de la journée l’on me prêtera feuilles et stylos.Le soir même je serai déléguée de classe, sans appart, avec une seule petite valise de vêtements, sansmatériel scolaire.Une aventure de sept ans commençait.

Monsieur KHELFAOUI 49 ans (cité du parc bât D4)

On m’a posé une porte d’entrée rafistolée et moisie surle côté. L’expert l’a vu, et j’attend toujours qu’onm’en mette une neuve. La porte-fenêtre est neuve, maisdès qu’il y a du vent, elle s’ouvre toute seule. Lesgarde-fous ne sont qu’à 90 cm au lieu de 1 m 20. Lesnouvelles fenêtres n’ont pas de ventilation. L’expertn’a pas pris en compte la porte cassée de la salle debain, ainsi qu’un placard dans la chambre.L’année dernière on m’a enlevé 500 F sur les 3500 de lataxe foncière. Cette année je viens de la recevoir àpayer sans déduction.

Jean-François

On l’a affublé physiquement d’une veste fluo, et moralement d’un Contrat Emploi Solidarité avec lamission de faire traverser les enfants au passage clouté qui mène à l’école.Mais l’orange fait rire les enfants, et personne ne la respecte. Les hommes traversent sans la voir et ellen’essaie même plus de leur rappeler la règle. Elle réussit même à regarder à côté pour ne pas perdrecomplètement la face.Les enfants calculent très bien ce curieux rapport de force où l’institution fait mine de donner les insignesdu pouvoir à quelqu’un qui ne peut l’exercer.Les gentils sont malheureux et les déjà petits cons machistes s’en donnent à cœur joie.Les mères de famille attendent sagement et disent bonjour.Par contre l'îlotier vêtu de son vrai uniforme traverse alors que le feu pour piétons est au rouge, «parce qu’ilest pressé, lui ». Il n’est pas affublé, il est le pouvoir.Il faut bien leur apprendre le respect de l’uniforme, à tous ces sauvageons des cités, et une veste fluo, cen’est pas un uniforme.

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Madame Martine QADER 37 ans (rue de Bruxelles)

Ca y est ! l’entreprise vient de me finir les travaux.Ca a été très long : un jour ils viennent, un jour ilsviennent pas. Maintenant ils veulent que je signe lepapier. Je suis une femme, je ne peux pas monter sur letoit pour voir si le travail a été bien fait. J’aibesoin de quelqu’un qui me conseille pour que je signeou pas.

Jean-François

André, c’est le Français du bâtiment, et tout le monde l’aime bien.Dans le bâtiment il retrouve un peu de l’Algérie qu’il a connu par la guerre qu’il a faite comme boulanger.Boulanger, c’est pas le pire pour faire la guerre, et il en a ramené quelques mots qui facilitent le contact, etle goût du thé à la menthe, qui ne concurrence quand même pas le pastis …C’est un pécheur. Il a ses lignes rangées dans la cuisine, et a la bonne saison, tous les week-ends, il s'en vaen Ariège «faire la truite ».De temps en temps, son voisin lui apporte la soupe, et ce mardi il s'inquiète, car ça ne réponds pas. Alors, ilvient me voir : "André répond pas, peut-être il est malade…" On va voir. On frappe, on demande auxvoisins. Personne ne l'a vu. Pourtant, y’a sa voiture sur le parking de derrière. C'est pas normal çà.Tous les soirs à cette heure il est là. Des fois il s'arrête au bistrot, mais pas jusqu'à 7 heures !Peut-être il faudrait appeler la police, ou alors les pompiers. Ou alors il faudrait demander à son copain auD4. Ils partent ensemble à la pêche, oui, mais pas en milieu de semaine, il peut pas quitter son travailcomme ça.Des gens sortent. "Qu'est ce qu'il y a ?" - "C'est André, le Français, il répond pas" - "Il est pas Français, ilest Italien" - "Français, italien, c'est pareil, d’abord c'est ses parents qui étaient Italiens, lui, il est français."C’est vrai que ça fait deux jours qu'on l'a pas vu. " C'est pas normal. D'ailleurs, il a des médicaments pour lecœur, et quand l'ascenseur est en panne, bien qu'il habite qu'au troisième, il lui fallait un quart d'heure pourmonter.On entend les pompiers. Quelqu'un les a prévenus. Alors, ça va très vite. On descend, on leur explique. Ilsmontent la nacelle, cassent une vitre, et pénètrent à l'intérieur, et rien, ils font chou blanc. Il n'y a rien nipersonne...Il faudrait pas maintenant que quelqu'un en profite pour cambrioler. Chacun est entré chez lui avec saversion des faits, certains rassurés et d'autres encore plus inquiets.Et le lendemain quand André est rentré de la pêche en Ariège, après avoir profité de 3 jours de chômagetechnique et qu'il a trouvé sa fenêtre fracturée, il a eu un sentiment mitigé. D'accord, il allait falloir réparerla fenêtre, mais aussi il était quand même plutôt content de voir que les gens s'inquiétaient ainsi pour lui.

Juliette

Nous sommes le 09 novembre 1989, à Kuala-Lumpur, la chaleur humide de cette après-midi est de 47°.C'est la première "fête" que j'organise pour mes nouveaux amis qui sont de diverses nationalités. Hansarrive "différent", je suis étonnée de le voir si excité car en général il est plutôt flématique, il demanded'alumer la télévision.Les chaînes malaysiennes informent qu'en Europe un mur tombe à Berlin, Hans pleure, malgré ses 60 ans etnous avec lui, il nous raconte ses souvenirs, sa sœur qu'il a pu voir seulement 4 fois. On comprendl'importance de ce mur dans la vie de tout être humain qui aime la liberté.Ma soirée a été un échec, le silence a étouffé la musique, les assiettes sont restées remplis, mais de ce jour-làje me souviendrais toujours.

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Famille DIAKITE-TOURE (cité du parc bât B1)

On habitait à la Cité du parc, à côté de chez Jean-François. Là on habite dans un mobile-home, route deLaunaguet. On y a beaucoup de problèmes. Les enfantssont très énervés. Cet hiver les canalisations ontgelé. On avait très froid, et pas d’eau. Maintenant lefroid va commencer, et on nous a averti qu’on allaitpayer le gaz. Il y a des radiateurs qui ne chauffentrien, et puis on n’a pas de voiture pour aller chercherle gaz. Le voisin turc qui nous aidait à aller chercherle gaz va déménager. Mon dernier a trouvé une place àune école maternelle qui est à plus d’un kilomètre oùil faut aller à pied.On nous a fait qu’une proposition de relogement àBagatelle. Les toilettes et les douches étaientdangereuses pour les enfants, on n’a pas pu accepter.

Karine

Ca me revient vaguement, comme dans un rêve : c'était pendant les grandes vacances, nous étions aurestaurant pour déjeuner dans une grande ville du Portugal, avec mes parents et mon petit frère Jérôme. Jedevais avoir 15 ans. Au détour d'une conversation, mes parents ont évoqué la dictature dans ce pays quandils étaient enfants. On avait beaucoup de mal à les croire mais ils n'avaient pas l'air de vouloir rire. Alors ons'est mis à poser des questions sur ce temps-là et pour toute réponse on a eu : " Chut, ne parlez pas si fort !On pourrait nous entendre." Bizarre pour nous puisque c'était fini. Mais il ne s'agissait pas d'être logique iciet vu leur attitude, on a mis un terme à notre questionnement. Il ne fallait pas en parler ici, pourquoi ? onverrait plus tard, peut-être quand on serait assez grand pour comprendre, comme disent les adultes.Je n'ai repris ma recherche que bien plus tard et j'ai appris à comprendre pourquoi 20 ans après la mort deSalazar on n'osait toujours pas parler de lui dans un lieu public. La peur qu'il inspirait prendra du temps às'effacer peut-être moins que la durée de son régime de 1933 à 1968, un des longs de l'histoire européenne etun des plus méconnus des Français aussi.

KOUADIO 46 ans

J’étais propriétaire au bâtiment B d’un appartementtrès bien qui était loué. Le locataire n’a plus ledroit d’y habiter. J’ai été remboursé de deux foistrois mois de loyer, et depuis plus rien.

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Lever de rideauSaïd

Je me souviens du jour de l'explosion AZF. Je me souviens de mon patron, qui après 30 ans de travail et deloyaux services, ne s'intéressait qu'à son matériel.Je ne compte en rien pour lui.Je me souviens que j'ai découvert la face cachée de mon patron. Argent, rien que l'argent.Je me souviens de mon arrivée chez moi, vers les 13h.30, les larmes aux yeux.Je me souviens de mon appartement avec les encadrements et les fenêtres sortis de la maison.Je me souviens que j'habite à la cité du parc où l'on croit que n'habitent là que des vieux et des étrangers, etc'est peut-être, pour cela que les réparations ne sont pas encore faites.Je me souviens aujourd'hui, 07.10.03, avoir vu encore un encadrement de fenêtre sur les branches d'un arbre.Je me souviens que même les dégrèvements des impôts n'ont pas été justes. C'est à la tête du client.

Juliette

Je me souviens de la joie dans le visage des gens, le 21 septembre 2002, la dame habillée en "nature" touteverte et des ballons dans la tête.Je me souviens de mon beau-père qui malgré ses 74 ans était infatigable pour essayer d'arranger les portes-fenêtres tombées. Quand on a pu enfin manger à 23 h. il a dit : "on est vivant et c'est le principal !".Je me souviens de Mme G., les jambes abîmées parce qu'elle essayait de grimper le long de la grille duportail des " Lorettes" pour pouvoir sortir chercher ses enfants.Je me souviens de moi, contente d'avoir vécu dans un pays secoué régulièrement par des tremblements deterre :

- Alors habituée,- Alors sans tranquillisants.

SYLVETTE (cité de le place du Milan bât B4)

Dans ma résidence, seules les fenêtres ont étéremplacées, mais elles ne jointent déjà plus. Lesvolets n’ont pas été remplacés. J’ai mis unthermomètre dans la chambre de mes enfants, hier ilfaisait quarante degrés en fin de journée … sanscompter tout le reste.PS : la semaine dernière, ma propriétaire m’a laisséun message sur mon répondeur, elle voulait savoir simes volets étaient convenablement installés …

Isabelle

Je me souviens d'un réveil difficile, une fois de plus : 6h30, je ne m'y ferai jamais, c'est trop tôt. Allez, unquart d'heure de plus au lit à "déguster" la première cigarette de la journée.Sept heures, ça y est, je vais être en retard. Une douche (rapide), sortir Gala ma petite chienne pour sapromenade matinale.7h 45 : vérifier mon cartable, il m'est arrivé tellement souvent de me présenter à l'école en ayant oublié unepréparation de classe.7h 50 : départ en voiture pour Bagatelle ; on est vendredi, les enfants vont être particulièrement énervés(comme tous les vendredis) et en plus je suis de service de récréation.

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Le temps est radieux, le ciel est bleu, bref une belle journée de fin septembre comme on en connaît dans lepays toulousain.

Je me souviens avoir préparé le café pour tout le monde.

Je me souviens être entrée dans ma classe comme tous les matins pour en sentir l'atmosphère ;m'imprégner : c'est un besoin.

Je ne me souviens pas particulièrement de l'état d'esprit des enfants en ce début de matinée.Puis,

Puis, je me souviens d'avoir crié : "sous les tables", mais je ne me souviens pas de l'heure.

Je me souviens des élèves rampant au sol pour me rejoindre.

Je me souviens de leurs pleurs, de leur pâleur, de leurs peurs.

Je me souviens avoir chanté avec eux : "Au clair de la lune", première chanson apprise en classe.

Je me souviens de Didier, un collègue venant me dire de sortir, ne pas vouloir, penser à l'attentat, au cratèredans la cour ; puis sortir sous la menace de voir l'école s'écrouler sur nos têtes.

Je me souviens de la flaque de sang dans le couloir, de ce collègue gravement blessé.

Je me souviens de ce ciel étrange et de cette pluie de boue qui nous tombait dessus.

Je me souviens avoir pensé à la possibilité d'une bombe dans le métro et à ma sœur certainement dedans.

Je me souviens du commissariat où allait tout un chacun.

Je me souviens d'une journée sans dispute ni punition dans la cour de récréation.

Je me souviens de tous ceux et de toutes celles qui n'osaient pas allumer une cigarette de peur que celaexplose.

Je me souviens que j'ai peur.

Je me souviens de tellement d'autres choses qu'elles hantent mes journées et mes nuits depuis maintenantdeux ans.

Jean-François

Je me souviens avoir pris ma voiture après m’être enturbanné la tête de haut en bas.

Je me souviens d’un gars l’œil exorbité qui attendait sur le bord de la route. Il était avec deux autres jeunesde l’AFPA de Bordelongue, aussi ensanglantés que lui.Je me souviens qu’ils ont décliné mon offre de covoiturage en expliquant qu’une ambulance arrivait.Je me souviens avoir fait demi-tour découragé par les embouteillages.Je me souviens du docteur qui a fait «ouh lala, c’est sérieux » en desserrant un instant le drap autour de moncou.Je me souviens notre trajet sur la bande d’arrêt d’urgence vers Muret.Je me souviens qu’arrivé à la clinique ils étaient tous affolés, je me demande bien pourquoi.Dans la salle d’opération, je me souviens les avoir compté, ils étaient douze. Et je me souviens leur avoir ditavec un demi-sourire que c’était beaucoup trop pour moi, qu’il y avait beaucoup d’autres blessés.Je me souviens qu’ils ont découpé au ciseau mon polo préféré, celui avec les bandes bleues.Je me souviens de mon voisin de chambre qui avait perdu un œil dans l’occasion.On s’était promis de se revoir, peut-être un jour dans un bus. C’est un chauffeur de la SEMVAT

Bernadette

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Je me souviens que cette journée avait commencé comme une journée agréable.Je me souviens de cet homme, qui le 21 septembre 2001 faisait la circulation, entre la route de Seysses et larue Lalanne.Je me souviens de toutes ces voitures recouvertes d'une espèce de boue.Je me souviens des policiers, route d'Espagne, cloîtrés dans leurs voitures et protégés par des masques àgaz.Je me souviens des enfants de l'école des "Oustalous", terrorisés sous de minuscules couvertures censéesles protéger d'éventuelle explosion de gaz.Je me souviens de ces mamans infirmières donnant les premiers soins.Je me souviens de l'entraide faite grâce aux portables.Je me souviens du silence qui régnait, route de Seysses, aux alentours de 16 heures. Pas de voiture, pas depassants et au bout de la rue 4 personnes hébétées.Je me souviens du café pris à notre retour à la résidence avec une voisine, vers 16 heures. Seul repas de cettejournée.Je me souviens de ce voisin venu essayer en vain de m'aider à fermer mes fenêtres abîmées.Je me souviens de la peur.Je me souviens des sentiments forts et puissants qui unissaient les personnes ce jour-là.

Madame RABAH (cité du parc bât A3)

Dans la cuisine, le plafond est tombé. On ne veut pasme le réparer. On me dit que c’est à cause de l’eau,alors que c’est tombé avec AZF. Ils m’ont changé lesportes, mais ils ne les ont pas peintes. Rien n’estfait correctement.

Karine

Je me souviens de ce fameux jour-là et je m'en souviendrai sûrement jusqu'à la fin de ma vie.Je me souviens que je voulais faire la grasse mat. Chez Mike mais les travaux dans sa rue faisaient trop debruit.Je me souviens être partie pour rejoindre mon lit chez mes parents.Je me souviens : discuter avec ma mère, déjeuner et regarder la télé qui s'est éteint toute seule deux fois.Je me souviens de la sécurité du canapé, le chien à côté et tout à coup le bruit immense.Je me souviens ouvrir la porte d'entrée, ne rien voir de spécial et demander à ma mère si je n'avais pashalluciné.Je me souviens des coups de téléphone, des mensonges sans réponses et seulement des nouvelles donnéespar la TV.Je me souviens du soulagement d'apprendre que les miens allaient bien et du sentiment d'impuissance etd'incompréhension.Je me souviens du malaise lorsque j'ai compris que certains proches n'avaient pas jugé utile de prendre demes nouvelles.Je me souviens du désintérêt général qui allait grandissant et, deci, delà, quelques marques d'empathie etl'envie de changer les choses.Je me souviens de l'impression d'être au centre du monde et de la rancœur vis à vis de l'Etat.Je me souviens des prises de tête avec ceux qui ne voulaient pas admettre l'énormité.Je me souviens que c'est ce jour-là que j'ai su que cette usine était dangereuse et que l'on ne m'avait rien dit.Plus jamais ça si possible : cette inhumanité pas acceptable.

Bernadette

Je me souviens que cette journée avait commencé comme une journée agréable.Je me souviens de cet homme, qui le 21 septembre 2001 faisait la circulation, entre la route de Seysses et larue Lalanne.Je me souviens de toutes ces voitures recouvertes d'une espèce de boue.

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Je me souviens des policiers, route d'Espagne, cloîtrés dans leurs voitures et protégés par des masques àgaz.Je me souviens des enfants de l'école des "Oustalous", terrorisés sous de minuscules couvertures censéesles protéger d'éventuelle explosion de gaz.Je me souviens de ces mamans infirmières donnant les premiers soins.Je me souviens de l'entraide faite grâce aux portables.Je me souviens du silence qui régnait, route de Seysses, aux alentours de 16 heures. Pas de voiture, pas depassants et au bout de la rue 4 personnes hébétées.Je me souviens du café pris à notre retour à la résidence avec une voisine, vers 16 heures. Seul repas de cettejournée.Je me souviens de ce voisin venu essayer en vain de m'aider à fermer mes fenêtres abîmées.Je me souviens de la peur.Je me souviens des sentiments forts et puissants qui unissaient les personnes ce jour-là.

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10 h 17 : l’enfer du décorIsabelle : à Céline

Ce Vendredi 21, je savais que j’allais être sur les charbons ardents : Céline, petite dernière de la famille, tuallais passer ton mémoire de maîtrise à la fac du Mirail. La majorité de mes pensées convergeaient vers toi,si stressée.Puis, il y a eu cette déflagration et cette recherche incessante, presque obsessionnelle d’avoir de tesnouvelles. Des images m’assaillent : une bombe, toi déchiquetée. Les images des attentats de Paris, lesvisages des toulousains impudiques se bousculent dans ma tête.Ma petite sœur, mon amie, où es tu?Communications rompues, impossibilité d’aller vers les hôpitaux.13h30, un coup de fil, j’apprends, grâce à cette technologie, si fragile, que tu es vivante, légèrement blesséemais bel et bien vivante. Je veux te voir, te toucher, te parler ; ressens tu ce que je ressens comme si tu étaisla chair de ma chair, le sang de mon sang ?18 h, tu m’appelles, je te raconte tout mais surtout pas mes peurs de t’avoir perdue à jamais.19 h, je suis chez toi dans cet appart’ intact du centre ville, tu me racontes : la fac au Mirail : la soutenancede ton mémoire, l’explosion, l’évacuation de ce lieu de cauchemars, les pompiers. Tu es là, tu parles, tu esblessée et toujours non soignée. Aucun médecin ne peut se déplacer ; on t’oriente vers les urgences où unrépondeur annonce l’absence de personnels compétents.Je fulmine, tu es calme.Minuit, nous voilà dans la voiture direction « le Busca » où un généraliste t’attend, je ne me souviens pas deson nom mais merci à lui. Tu auras tes points de suture et un évanouissement en prime.Retour chez toi, Mario ton ami est là avec une de tes amies « SDF ».Le téléphone sonne une fois de plus, on prend des nouvelles, on pleure.Cette usine t’a brisée les côtes, a lacérée dans chair, du verre y restera incrusté !Céline, toi que l’immonde Total a failli massacrer.

Isabelle

Onze heures ! onze heures quinze ! Un peu moins, un peu plus, qu’importe l’heure, seuls lessouvenirs restent.Onze heures ; tous les enseignants de l’école (sauf un collègue gravement blessé et sa femme) ainsique les enfants restants (une bonne trentaine sur cent) sommes seul au monde.Direction le commissariat le plus proche : à croire que les représentants de l’autorité ont étéépargnés !Moment d’hébétude, le commissariat est, lui aussi, mal en point, les policiers sont aussi stupéfaitsque nous pouvons l’être.Aussitôt dit, aussitôt fait nous nous installons et prenons racines dans un monde de fous.Le commissariat, bâtiment peu apprécié dans les quartiers de zone d’éducation prioritaire ; estenvahi : par nous tout d’abord mais aussi par les habitants du quartier qui viennent chercher icil’information et surtout du secours.Secours dérisoire qu’est cette trousse à pharmacie dans laquelle se trouvent quelques bandages.Les dernières informations arrivent par talkie-walkie ; celui-ci grésille et tous nous rapprochons del’îlotier pour écouter : attitude somme toute très banale car celui-ci ne nous repousse pas.« ça à explosé au Capitole, à la FNAC... »Combien de bombes ont étés posées à Toulouse ?Des voix s’élèvent ; « ils font chier, on n’est pas la capitale. » « Oui, ils sont nuls : ici c’est unquartier maghrébins. »Regards de suspicion.Des voitures pare choc contre pare choc, certaines sans pare brise, certaines avec des passagersensanglantés.Tout est bouleversé ! On ne retrouve plus ses marques.

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- Place du commissariat, place non fumeur où chacun tourne et retourne son paquet de clopes, maisn’allume rien de peur de l’explosion.- Place de l’îlotier qui allume sa tige : en service ; « hé oui » ! et que tout le monde imite.- Place de la peur où une collègue, s’éloignant de son cartable, fait crier à une passante : « unebombe, une bombe » !- Place déserte où tous nous avons couru pour nous mettre à l’abris.- Place de la télévision qui hurle dans un bureau et que tous le monde regarde : policiers,enseignants et enfants ; c’est plus réaliste qu’un dessin animé.- Place du cambriolage : la banque juste à côté est visitée ; un seul sac de pièces sauvé.- Place des anniversaires et du partage où des policiers ont nourri nos élèves en achetant ce qu’ilstrouvaient : des boissons, des sandwichs et des gâteaux sur lesquels ils ont disposé des bougies.- Place de l’irréel où jeunes et uniformes se sont parlés.- Place du désert à 17 h où tous l’on se quitte après avoir été remercié ou insulté par des parentsinquiets.- Place de la solidarité où un collègue me suit pour aller chez moi : Maison de la désolation.

Monsieur RACAUD 76 ans (cité du parc bât A4)

Je suis victime d’une surdité très poussé. Mon appareilest tombé et a été enfoui sous les gravats pendantl’explosion. Je suis toujours en suivi médical aprèsune opération à la clinique du château.Pour mes meubles cassées, et tous les dégâts de monappartement, la MATMUT m’a remboursé 7800 F. Ils ontfait ça par téléphone, et m’ont dit qu’ils ne sedéplaçaient que pour les sinistres importants.

Isabelle

Six heures trente, comme tous les matins la sonnerie stridente du réveil se fait entendre. Les yeux encorepleins de sommeil je tâtonne pour m’octroyer encore quelques minutes, appuyer sur le bouton de la sonnerieet repartir dans les doux bras de Morphée pour un quart d’heure de plus.Il est maintenant temps de se lever pour attaquer la dernière journée travaillée de la semaine. Le vendredi,jour que je redoute le plus : je suis fatiguée, les enfants sont énervés, les récréations souvent plusmouvementées.Une bonne douche pour se mettre d’attaque, un thé (pas trop chaud), écouter les dernières informations à laradio, vérifier son maquillage et aussi son cartable (il n’est tellement souvent arrivé d’oublier unepréparation et je n’aime pas l’improvisation).Ah oui, j’allais oublier, sortir le chien pour sa promenade matinale, il faut se dépêcher. Aujourd’hui, j’ai prisdu retard il est déjà sept heures trente.Le temps est merveilleux, un soleil radieux brille déjà dans le ciel toulousain ; il faudra que je pense àprendre mes lunettes de soleil.Huit heures moins le quart, le moteur de la voiture ronronne, la circulation est encore fluide à cette heure ci,je devrais donc être dans les premières à l’école.L’école : premier acte quotidien, faire passer le café pour les collègues, faire mes photocopies, puis passagerapide dans la classe afin de m’imprégner du silence ; regarder les emplacements des élèves, bref me mettreen condition pour que la journée soit belle.Petit à petit, l’école s’emplit : de collègues tout d’abord, d’enfants ensuite. Il règne un brouhahasympathique et familier, somme toute rien que de très banal.A huit heures trente la journée commence vraiment, la sonnerie a retenti dans la cour, les rangs se sontformés et chacun s’apprête à rejoindre sa salle de classe.

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Installation et temps d’accueil : on regarde son service pour la journée, on sort les affaires de son cartablepuis, la date est écrite au tableau et enfin tout le monde découvre l’emploi du temps. Fameux tempsd’accueil où chacun à sa manière se prépare à se mettre au travail.Il est déjà neuf heures moins le quart. Certains enfants relisent la lecture de la veille : une enquête policière« La cloche a disparu »,pendant ce temps les six élèves d’un autre groupe répondent par écrit aux diversesquestions de compréhension de lecture sur le texte : « La dent de Pierre ». Je m’assieds donc avec mes troisélèves restants qui commencent d’amblé à grimacer, et oui la lecture ce n’est pas ce qu’ils préfèrent. Laséquence est mal partie, leur corps se raidit, on est qu’en début d’année scolaire et les échecs successifsqu’ils ont rencontrés ne les laissent pas enthousiastes. Que faire ? Un petit jeu d’écoute musicale devraitpermettre de détendre l’atmosphère. La lecture viendra plus tard, ça marche !Neuf heures quinze, je quitte les enfants du groupe trois, fais un détour par le groupe, pardon, par les enfantsdu groupe deux et file voir mes « trois grands ».Tout le monde a effectué son travail. Le groupe classe se reconstitue. Chacun va dire aux autres ce qu’il afait.Vers neuf heures trente une nouvelle activité est lancée.- Olinda et Edisson se retrouvent en autonomie, ils travaillent sur la numération.- Patrick, Sylviane, Smaïn et Wassim se mettent par deux pour essayer de résoudre un problème : rayer lesmentions inutiles, élaboration de schémas...- Anaïs, Fitoré, Fouzi, Jessica, Sara et Rachid se retrouvent avec moi pour le difficile passage au nombre 70.A dix heures, dix heures cinq les activités mathématiques sont finies. J’ai eu une réunion la veille à labibliothèque municipale pour monter un projet sur la lecture en réseau autour d’un thème : cette année cesera la mer avec pourquoi pas une classe découverte au mois de mai.Je commence à parler du projet aux enfants qui semblent assez enthousiastes ; de plus chacun d’entre euxobtiendra une carte de bibliothèque s’ils remplissent correctement leur fiche. Les lecteurs changent donc deplace pour aider les non lecteurs, une effervescence règne dans la classe, chacun y allant de soncommentaire ou de ses questions : quel jour irons nous à la bibliothèque, quand faut - il amener la photo,pourrons nous prendre des livres à la maison, se baignera - t on quand nous serons à la mer...Quelle joyeuse pagaille, et quel entrain ! Enfin ces enfants vont avoir un projet, ils vont pouvoir anticiper etparticiper activement. Finalement ce vendredi risque d’être merveilleux.Dix heures dix sept minutes cinquante huit secondes.Un tremblement de terre, une première explosion suivie d’une deuxième, des vitres qui volent en éclats, desenfants qui crient, qui hurlent, qui pleurent.On se retrouve tous sous les tables en train de chanter « Au Clair de la lune » Mes bras ne sont pas assezlongs pour les serrer tous, je dois en lâcher un pour en prendre un autre.Mais que se passe - t il ?Didier le collègue du CLAP entre en courant dans ma classe, « Isabelle, il faut sortir ».Je ne peux pas. La cour doit être un cratère géant, on a posé une bombe devant les fenêtres de ma classe.« Sors avec tes élèves hurle -t - il, l’école va s ‘écrouler ».« Rangez vous deux par deux »Je les recompte et nous sortons en pleurant et en chantant.Dans le couloir, une mare de sang, je n’arrive même pas à y prêter attention. Dehors, c’est la désolation, desenfants partout hurlant, pleurant, courant. Des instits hagards essayant tant bien que mal de rassurer alorsque nous avons tous la peur au ventre.Pierre - Yves le collègue du CP saigne abondamment, le sang dans le couloir c’est le sien. Il continue, assissous le préau et blême comme un mort, à réconforter ses petits élèves malgré son bras en lambeau et sonartère sectionnée.Un semblant de calme est en train de revenir quand subitement un nuage rouge orangé passe au-dessus denos têtes et déverse sans aucun sentiment une pluie de boue et répand une odeur nauséabonde.L’affolement a atteint son summum : « c’est l’ONIA qu’a pété hurle un collègue, nous allons tous mourir ».Des enfants se sont déjà enfuis vers d’autres horizons.Se confiner, il faut se confiner, mais où ?Tout a explosé.La cantine semble l’endroit le plus protégé, rapatriement de toutes les troupes.Les pleurs continuent, les cris s’apaisent, des parents complètement affolés arrivent pour récupérer leursenfants, certains ne les trouveront pas dans les locaux, quelques menaces de mort envers les enseignants :LE CHOC !L’odeur s’infiltre dans la cantine de plus en plus. On ne peut plus rester ici, c’est trop dangereux. Lesenfants ont été nettoyés de la boue et c’est ainsi que chacun muni d’une serviette en papier humidifiéedevant la bouche sort dans la rue.« Il faut partir vers le nord , ce sont les dernières informations de la police. » nous dit Hélène la directrice.Il nous reste peu d’enfants, c’est jouable avec nos voitures personnelles, et chacun de se renseigner poursavoir où est le nord .

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« Changement, tout le monde au commissariat, toute la ville est bouclée par les bouchons »Et tous comme un seul homme, traversons le boulodrome pour nous réfugier au commissariat. A croire queles représentants de la loi ont été épargnés.Là aussi, c’est un spectacle de désolation qui nous attend, là non plus il n’y a plus de vitre et aucunestructure pour nous protéger.Et nous attendons dans la rue ou à l’intérieur les dernières informations.« Ca a pété au centre ville »« C’est une bombe dans le métro. »« Ils font chier, on n’est pas la capitale. »« Ils sont nuls, ici c’est un quartier maghrébin. »Chacun essaie de joindre sa famille avec l’indispensable portable. Mais là aussi le désarroi arrive : aucunecommunication ne passe : Toulouse est seule devant son malheur.Il est quatre heures, nous n’avons toujours pas vu de secours et quelques enfants restent encore avec nous.Je n’en peux plus, Céline ma sœur est elle encore en vie ?Elle est sensée se trouver à quelques mètres demon lieu de travail. Dans quel état vais-je retrouver mon appartement et ma chienne : J’habite à côté del’usine.Un collègue m’amène à la maison, le spectacle de désolation continu, Gala est en vie mais plus aucunefenêtre n’existe : tout a été soufflé, les cloisons ont bougé, les rideaux sont lacérés et le verre a envahi toutl’espace.Je récupère Gala, et retourne à «l'école ».Encore une heure d’attente, ça y est tous les enfants sont partis, mais nous n’avons pas de nouvelle de PierreYves.Je repars chez moi, récupère quelques affaires pour la nuit avec l’aide d’un collègue et m’en vais chez masœur. Ha, oui, j’ai oublié, elle est vivante et que très légèrement blessée.La ville est bouchée, il me faut deux heures pour parcourir deux kilomètres.Arrivée en centre ville je m’écroule dans ses bras : je n’ai plus d’école, je n’ai plus de maison.Ce jour-là, je ne m’endormirai que vers les quatre heures du matin, effectivement l’appartement de Célinedeviendra rapidement un hôtel où chaque copain sinistré viendra loger et pleurer.Tard dans la nuit viendront pour certains les cauchemars, pour moi se sera d’un sommeil sans rêve et desurvivant que je réalisais que j’étais vivante.Drôle de journée que ce vendredi 21 septembre 2001 à Toulouse, jour où dans la cour de récréation, il n’y euaucune bagarre et aucune punition.

Cela fait plus de sept mois maintenant que cette fameuse journée c’est déroulée La vie reprend son courtpetit à petit, vie qui depuis plus de sept mois est faite de démarches, d’anecdotes, de colères, de batailles, dedécouragements, d’amitiés, de fou rires, de négociations...Sept mois où chaque sinistré quel qu’il soit doit faire entrer deux journées en une : c’est à la mode le deuxen un de nos jours.Il faut essayer de vivre normalement et nous sommes tous de très bons comédiens. Peu de stigmates sontvisibles à l’œil vu pour un simple étranger, tout au plus quelques cicatrices et quelques phrases qui peuventparaîtrent pour certains anecdotiques et pour d’autre épuisantes et lassantes.Voici en raccourci, mais toutefois avec quelques longueurs le récit de cette aventure qui est loin d’êtreachevée.Samedi 22 septembre, réveil matinal dans le dortoir improvisé qu’est ce fameux deux pièces du centre ville.Tout le monde dort encore du sommeil du juste et je n’ose nullement réveiller ce «melting pot »en prenantune douche voire pourquoi pas un bain qui me détendrai si bien.Dehors le soleil brille impunément comme si rien ne s’était passé. Je prends Gala et comme la veille là sortpour sa promenade matinale. Effectivement pour l’instant cette journée ressemble étrangement à celled’hier. Au passage, achat de croissants et chocolatines (pain au chocolat pour les non toulousains) pour tous.C’est ainsi que j’arrive sur la place mythique d’Arnaud Bernard qui déjà commence à s’animer. Fameuseplace où toute la scène toulousaine se retrouve régulièrement même si je ne citerai qu’un groupe qui metiens à cœur : Zebda ».Devant le kiosque à journaux, «nous » faisons la une, tant sur le plan local que national. Et une forceirrépressible me force à tous acheter, il faut que je me soûle de cet événement, et c’est ainsi que j’achète,j’achète, j’achète encore jusqu'à plus soif, jusqu'à être rassasiée, jusqu'à remplir ce vide que je sens en moi,jusqu'à me persuader que je n’ai pas rêvé mais que j’ai bien vécu tout ça.Dans l’appartement, les «échevelés » se sont réveillés. Dans leurs yeux encore emplit de sommeil, je peuxtoujours lire la peur, l’insécurité.Mes yeux reflètent - ils la même chose ?Le petit déjeuner s’achève, convivial, chacun essayant de plaisanter, mais les journaux sont là de manièreindécente dépassant de leur poche (entendez leur sac plastique). Ils sont là comme un affront et quelques

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larmes silencieuses coulent, doucement, lentement, sûrement qu’un simple revers de main discret vient fairedisparaître et un sourire timide se redessine. Irréalité de la scène.A ce rythme là, le ballon d’eau chaude va être vide car les douches se succèdent à un rythme effréné. Maisla solidarité continue de se mettre en place, il n’y a plus aucun espace pour l’égoïsme : de l’eau chaude toutle monde en profitera.

Jean-François

En même temps, un tremblement de terre et un bruit assourdissant qui me prend de l'intérieur.Je me lève comme un ressort et je m’avance vers la fenêtre à la vitesse de la fusée blanche que je voisbondir vers le ciel, pour s’arrondir en champignon atomique, là-bas au milieu de l'usine AZF.Et dans le même temps le vacarme de l'explosion se redouble en se matérialisant dans l'explosion de monappartement avec le cadre de la porte- fenêtre qui s'arrache et m'emporte contre l'escalier de mon duplex.Je me relève instantanément à travers les vitres qui se sont fracassées sur moi, avec une douleur terrible quipourtant ne compromet aucune de mes fonctions vitales : je me tiens debout, je pense.Il y a du sang partout, de mon sang. C'était chaud et lisse.J'essaie de monter dans le noir par l'escalier défoncé pour me voir dans le miroir de la salle de bain del’étage. Impossible, alors je redescends aussitôt et je sort dans le couloir.Ma voisine laotienne est assise par terre. Je me penche sur elle pour la consoler et je ne réussis qu’àl'asperger de mon sang.Je lis son effroi, et je ne l’oublierai pas. C’est cet effroi qui fait que depuis ce jour-là chaque fois qu'on serencontre au détour d'un marché, on a envie de pleurer doucement du bonheur d'être encore là.

Juliette

Il était 10 heures 17, ce vendredi 21 septembre 2001.Je suis prête pour me rendre à un rendez-vous chez ma kiné, quand une terrible explosion fait éclater toutesles vitres de toutes les fenêtres et portes-fenêtres de mon habitation. Mon appartement ressemble à unemaison en construction. Sous le choc le mur porteur du salon se fissure du sol au plafond.Ma première angoisse passée, je ne peux que constater les très nombreux dégâts : dans chaque pièce latapisserie déchirée est recouverte de morceaux de verre, la porte-fenêtre de la cuisine est tombée sur la tablede marbre dont un morceau a cassé le carrelage du sol, tous les volets roulants que j’avais dû changerl’année dernière sont enroulés à terre ; partout des objets des objets et des morceaux de verre sont répandus.Une question m’obsède : « que s’est-il passé ? »Après l’assourdissant bruit des portes s’écrasant au sol, le silence qui règne est effrayant, même les oiseauxse sont tus.Je pense à mon beau-père qui habite une maison en face, je sors rapidement mais je ne peux arriver chez lui,le portail électrique qui permet de sortir de la résidence est bloqué en position fermée. Nous sommes,comme tous les quartiers sinistrés, privés d’électricité.J’aperçois mon mari qui a pu quitter son travail. Inquiet, il vient aux nouvelles, et rassuré sur ma santé il serend auprès de son père qui fort heureusement n’a pas été blessé.

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Madame RBNARD 59 ans (cité du parc bât C3)

On a changé les fenêtres, mais elles ferment mal. Cellequi donne sur le balcon s’ouvre tout seul avec le vent.Je ferme toujours les volets avec une ficelle pour lescaler, car ils ne ferment plus. Les cloisonsintérieures sont fendues, on a peur qu’elles tombent.On m’a changé la porte d’entrée qui avait été arrachée.Mais ce n’est plus la même porte, elle est beaucoupplus légère. La porte de la chambre a été mal mise :pour la fermer, il faut la claquer. Quand ils ontchangé la porte d’entrée, ils ont mis à jour des filsélectriques qui pendent toujours.Depuis un an, je n’ai plus de chauffe-eau, je n’ai quede l’eau froide. Pour se laver, on chauffe l’eau augaz. Ca a bougé au niveau des toilettes, il y a unefuite permanente.J’ai fait une démarche avec mon assistante sociale pouravoir une réduction des impôts fonciers : je n’ai rieneu. Il faut donner des factures de travaux. Je n’avaispas d’assurance, donc je suis passé par Equad quirefuse de me donner les factures, donc les impôtsrefusent de me croire.

Karine

Révélations

N°1 : " - Le bruit immense, c'était quoi en fait ? Ben Laden a encore frappé ? Ou peut-être est-ce la centralenucléaire de Golfech qui a explosé ?- C'était une explosion venant de l'usine où travaillait René le voisin, qui par chance était de repos ce jour-là".N° 2 : " - C'était connu qu'elle était dangereuse, tu savais pas ? Eh oui ! Ça pouvait péter à tout moment.- C'est pas vrai ! Vous saviez et vous avez rien fait ? Pourquoi vous n'avez rien dit ?N° 3 : On ne peut pas avoir de nouvelles, une seule solution : attendre et relativiser les infos reçues.N° 4 : Papa, ça va, Sandrine, Fred, Nathalie, Sadia…. aussi et Lilia, David, Fatiha, Marie, Frank, et tous lesautres qu'on ne connaît pas ?… Non, toujours pas de nouvelles de Marie… Peut-être que…N° 5 : Même les cousins d'Espagne ont appelé. C'est beau la famille quand même !N° 6 : En fait, Marie allait bien, ce que je n'ai su que quelques jours plus tard après m'être pas malinquiété… pour rien ! Elle n'avait tout simplement pas perçu l'urgence de prendre, ni de donner, desnouvelles. Quelle journée révélatrice des priorités de chacun… de l'état français et son appétit immodéré del'argent pour les prétendus besoins de la croissance, au cas individuel comme celui de Marie, qui après passéle plus dur de l'épreuve, m'a amené à effectuer un tri salutaire parmi mes "proches". Beaucoup derévélations difficiles à digérer en une seule et même journée, mais ça m'a aidé à réaliser qu'il vaut mieuxessayer de savourer chaque minute parce qu'au moins "jusqu'ici tout va bien".

Bernadette

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Ce vendredi 21 septembre 2001, a commencé comme une journée tranquille, très agréable. Il fait beau, trèsbeau même. Levée à 6 heures, comme tous les matins. Petit déjeuner, douche et sonnerie du réveil de mafille Aurore,de 10 ans.Elle se lève sans difficulté et c'est avec plaisir que nous partons, toutes les deux en voiture, en direction deson école " les Oustalous", située tout près, trop près de l'usine AZF.Nous sommes bien et le trajet se passe agréablement.Je la dépose, un gros bisou, un dernier regard et me voilà route d'Espagne pour rejoindre l'Ircefs de Saint-Simon, afin de suivre une formation d'Aide Médico-Psychologique.Arrivée au rond point de Langlade, je m'aperçois que j'ai oublié de rappeler à ma fille que je ne pourraivenir la récupérer à l'heure du déjeuner et qu'elle devra manger à la cantine.Demi-tour, retour à l'école. Tout heureuse de me voir, elle me rassure, me dit qu'elle se souvient et retournejouer avec ses camarades.Je repars en direction de Saint- Simon, retrouver mes collègues de formation.

La matinée a fort bien commencé. Tout est parfait jusqu'à ce 10h 17 où l'horreur s'abat sur nous, où lapanique et la peur s'emparent de nous pour longtemps.

Madame Safia SADAOUI 32 ans (cité du parc bât D5)

Je suis locataire au bâtiment D5 dans un appartementde la ville de Toulouse géré par l’OPAC. Le fenêtresn’ont été changées qu’en juin. Un vitre est arrivéedéjà cassée dans le transport, et une autre a étécassée dans le montage. On m’a demandé de faire laréception des travaux, ce qui n’est pas normal. J’aicependant émis des réserves. Depuis je téléphone àl’OPAC pour que le travail soit fini, et on merépondait que la réception a été faite. Finalement uneentreprise est venue prendre les côtes, une est mêmevenue avec une vitre trop grande qu’elle a remporté.

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Changement de décorIsabelle

Avril 2004 en plein conflit social.La foule commence à s’agglutiner place Arnaud Bernard. Les banderoles apparaissent : celles des syndicats,celles des écoles avec des slogans, celles d’EDF...C’est dans cette foule que je dois retrouver mescollègues : devant le bar de « l’Autan » semblait alors une bonne idée. Mais voilà, apparemment tous lescorps de métiers et toutes les écoles se sont donnés rendez-vous devant ce bar. Il faut jouer des coudes pouravancer. L’humeur est joyeuse, c’est la troisième manif d’une série qui sera longue.Le cortège se met en route avec ½ heure de retard, je n’ai encore trouvé personne, je me décide donc et memêle à la foule. Tiens ! Domi en train de parler comme d’hab, puis plus loin Jérôme et Emmanuel avec leursvélos, toujours en train de faire les manifs à vitesse grand V.Max, Maryline, Danielle et les autres, on se retrouvera tous, on se reperdra.Un téléphone sonne : prise de renseignements pour connaître la longueur du cortège.Fin de la manif, on boit un coup, on ne cédera pas. Rendez-vous pris le lendemain en assemblée générale.

Avril 2004, soit 31 mois après l’explosion de l’usine, je me retrouve encore dans la rue. Pour combien detemps encore ? Est-ce qu’un jour, je pourrais regarder le monde dans lequel je vis en me disant que tout vabien, que chaque être humain est heureux et ne manque de rien, que tout ce qui est fait est juste ?Rêvons, tout est permis depuis ce 21 septembre 2001.

Madame Nadia DJAFFAR 39 ans cité du parc bât B1

Je suis relogée à Lardenne. Les enfants ont fini parchanger d’école, après avoir fait pendant deux mois lestrajets en bus quand on était au centre d’hébergement dupetit capitole. Ils partaient du petit Capitole à 7 h dumatin,avec le minibus de la mairie. Il les amenait devantl’école Buffon détruite. Là ils attendaient les autresjusqu’à 10h. Alors l’autre bus les amenait à l’école deremplacement à Fonbeauzard. Ils y arrivaient à 11h, 11 h30 et en repartaient à 3 h pour arriver au petit capitoleà 18 h. Et la mairie râlait quand on n’était pas là àattendre.Maintenant le problème, c’est l’assurance. A Lardennel’appartement est vide. Il faut tout recommencer à zéro.C’est les meubles, je n’ai rien comme meuble. Il me fautune chambre pour moi et ma fille de 8 ans et demi.L’assurance m’a fait signer un reçu de 3000 F pour mesmeubles, et je croyais que c’était une avance. J’ai toutdépensé pour manger. Emmaüs m’a donné un meuble, mais ilest tombé.Le 11 septembre, il est passé pour les américains, maisnous on est des pauvres.

Jean-François

Les journalistes et le photographe étaient là, j’avais les clés, on pouvait y aller.

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J’ouvre la porte blindée posée par la mairie, l’humidité et le moisi nous sautent à la figure. On y voit mal,mais je m’arrête sur ma boîte aux lettres, en bas et à droite de la batterie : elle est toujours là, fidèle auposte. Alors me revient en flash cette journée où on a repeint l’escalier six mois avant l’explosion, ainsi quele repas pris en commun à cette occasion dans ce hall redevenu sordideJe monte l’escalier dans le noir, en décrivant les obstacles, matelas, cuisinière et lavabo, pour que mescompagnons se guident au son de ma voix.Les deux premiers étages passés, la lumière revient, et les souvenirs se bousculent : le bâtiment B encoredebout après l’explosion avec des gens qui courent partout, les pompiers qui débarquent à 15h, cinq heuresaprès la catastrophe, à 19h l’évacuation musclée par les CRS, et l’interdiction définitive d’habiter prise parla mairie de Toulouse.Et puis le souvenir de ce lundi de Pâques qui s’impose à tous les autres. On s’était organisé pour repeindrel’escalier du B1, parce qu’on ne voulait plus vivre dans les graffitis haineux. En remontant je vois tous lesdéfauts : des coulures, des manques de touche qui laissent voir des inscriptions, et des coins oubliés.Derrière chaque défaut je vois un voisin qui travaille. C’est le défaut qui lui redonne vie. « C’est nous qu’onl’a fait … »A la réunion de préparation, un peintre professionnel était venu me voir. Il avait discuté avec les cinqpeintres professionnels qui habitaient ce bâtiment décidément très prolétaire. Ils voulaient faire le travailseuls, parce que ce serait bien plus propres que «si les femmes et les enfants prenaient les pinceaux …»J’avais eu beaucoup de mal à les convaincre de se transformer en chef, en responsable d’une équipe de brascassés, une pour le gris des protes en bois, une pour le blanc des plafonds, et trois pour le saumon des murs.Alors ça a bavé, mais maintenant que le bâtiment a été condamné à la peine capitale par les bureaucrates dela mairie, quelle importance ? Et on en a bavé nous-mêmes bien plus …On monte encore, et je me rappelle un coin de mur d’où on n’arrivait pas à faire disparaître les graffitis.C’est un grand Zaïrois qui s’en été occupé, ça n’avait pas fait un pli …On arrive à mon appartement, je revois ma voisine laotienne assise dans le couloir qui pleurait, et je revoismon sang qui curieusement reste un peu rouge un an après les faits.Je m’aperçois que je n’arrête pas de parler, et que le journaliste m’enregistre. Je revois la cheminée AZF parla fenêtre. Elle m’est familière et paradoxalement rassurante.Je revois les peintres qui avaient sorti le pastis. Ils se moquent : « Ici on est au chantier, faut pas choquer lesFrançais, on boit le pastis. On boira le thé à la mosquée pour compenser ». Je me rappelle mon discours, oùtout d’un coup le silence s’était fait. On était fier.Oui, «c'est nous qu’on l’a fait ». Mais aujourd’hui c’est Total qu’a tout cassé.

Jean- François

" François, il faut que je te parle…"Ils sont une dizaine assemblés en bas de l'immeuble interdit d'habitation. C'est sale, désolé, battu par lesvents, glacial, mais c'est à eux. Chaque fois que je passe en vélo, ils me font un petit signe pour me direbonjour. Et bien sûr, je leur réponds. Mais cette fois, il y en a un qui m'appelle, un que je connais pas. Moi,je suis toujours pressé, j'ai trop de choses à faire, eux ils ont tout leur temps, ils n'ont jamais rien à faire. Jedois donc m'arrêter, discuter, quitte à être en retard à mon rendez-vous." François, j'ai un projet. Pour la salle, tout ça. On est dehors, à faire des bêtises. Moi, j'ai un projet. Si on ala salle on sera plus calme, on jouera aux cartes, on sera tranquille. On peut aller voir les gens, leurexpliquer. Là, il fait froid, on demande pas grand chose".Le projet… qui leur a foutu dans la tête que c'était le mot magique pour ouvrir la boite à subventions ?Langue de bois officielle contre langue de bois populaire. Je leur dis que je suis d'accord avec eux, etd'ailleurs ils le savent. Mais que tout seul je ne peux rien. A part les bonnes paroles du prophète, il n'y a rienqui tombe du ciel prêt à consommer.Il faut qu'on se mobilise, qu'on se bouge pour "les" bouger, qu'on manifeste, et pour commencer qu'ilsviennent à ma réunion de jeudi prochain.Cette fois, ils m'écoutent. D'habitude, il y en a toujours qui chahutent sur les bords, certains qui ricanent ouqui provoquent en balançant des grossièretés pour bien montrer qu'à eux, on ne la fait pas. Cette fois c'est lecalme, et il y a même Abdel qui rigole de tout, tout le temps qui me regarde soudain très sérieux.- " On a déjà manifesté, ils nous ont tout promis avant les élections municipales. Et à quoi ça a servi.Regarde la cité. On va mettre une bombe. C'est ce qu'ils veulent. On n'existe pas pour eux. Et toi tu nousdemandes de recommencer encore une fois. C'est comme au tennis, nous on est les balles, eux ils jouent, etles gens regardent ça à la télé. On est déjà mort alors on s'en fout de comment on sera enterré."

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Madame Zohra HAROUCHI 35 ans cité du parc bâtiment D1

« Ils » ont rien fait, à part les fenêtres. Maiselles ne sont pas aux normes. Ils ont posé desportes-fenêtres de jardin, avec la partie fixe quis’arrête à 90 cm du sol. Il n’y a pas de sécuritépour les enfants, car je suis au 4ième étage. J’ouvreles fenêtres quand les enfants sont partis, sinonj’ai peur. En plus elles ne peuvent être qu’ouvertesou fermées, on ne peut pas les mettre àl’espagnolette. Dans mon bloc seuls deux appartementsont les fenêtres qui commencent à 1 mètre 20. Ce sontles deux derniers à être réparés. Ils se sont arrêtésquand ils ont vu qu’ils ont fait ça. Le syndic penseque c’est une malfaçon, mais l’expert pense que c’esttout à fait normal.Les volets sont cassés, ils tiennent par desficelles, et on ne peut pas les empêcher de claquerquand il y a le vent d’autan. J’ai demandé à lapréfecture le relogement au moment de l’explosion.J’attends qu’on me propose.

Jean-François

Chérifa habite au 12ème étage du bâtiment A1. Quand l'ascenseur est en panne, elle est incapable de remonterseule pat les escaliers. Elle vit avec ses trois enfants de 17 à 22 ans, pas pire que les autres jeunes, justesdésœuvrés comme la moyenne.Depuis AZF, son appartement a été à peine bricolé, une pièce est encore condamnée, les portes des placardstombent et il faut les accrocher avec des ficelles. Ni les sols, ni les murs n'ont été repris. On n'arrive pas àsavoir si son propriétaire s'est fait escroquer par les artisans ou si c'est lui qui a voulu escroquer sonassurance. Toujours est-il qu'au bout de la chaîne, c'est Chérifa qui soufre.Elle ne rêve que de vivre en HLM. Elle est devenue une professionnelle des dossiers de demandes delogement. Elle a des demandes à jour pour les 13 organismes HLM de l'agglomération. Toutes ces demandessont classées dans un porte-vue par ordre alphabétique. Dans un autre classeur, elle a tous ses courriers, ettoutes les réponses qui forment un tas beaucoup moins épais.C'est quasiment un travail à temps complet, qui demande de l'ordre, de la conviction, on pourrait dire del'entêtement, et beaucoup de temps, pour aller démarcher, et obtenir les pièces indispensables qu'on neréussit pas à avoir par courrier.Elle se déplace en métro et en bus, et il faut une demi-journée pour aller chercher une pièce au centre-ville,délais d'attente compris. Elle sollicite également des rendez-vous auprès des élus pour expliquer sa situationet demander qu'on appuie son dossier.Les dossiers de demande de logement HLM ne sont valables que deux ans, parfois un an et demi. Et deuxmois avant l'expiration un courrier est envoyé pour demander si on souhaite renouveler la demande, auquelcas il faut instruire un nouveau dossier avec des pièces actualisées. Sinon on est radié. C'est d'ailleurs le seulcourrier qu'on est sûr de recevoir de la part des organismes HLM.Comme elle a treize dossiers en cours, c'est relativement souvent qu'elle doit actualiser ses pièces. Et danscertains bureaux, on ne la voit pas arriver avec le sourire. " Elle est agressive, elle veut tout, tout de suite…"Ainsi, le syndic n'arrive pas à comprendre pourquoi elle tient tant à ce qu'on lui refasse sans arrêt la mêmedéclaration sur l'état d'insalubrité de son appartement, avec juste un changement pour la date.Elle n'a aucune chance d'obtenir un logement. Immigrée, femme seule avec trois grands enfants dont aucunne travaille régulièrement, même avec un piston long comme le bras, elle n'aura jamais l'appartement dont

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elle rêve. Dès sa réception, son dossier doit être mis directement en bas de la pile ou dans un tiroir spécial,avec marqué en gros "rebut". Et on ne le ressort que pour lui dire que le délai a expiré.Mais elle ne tient que grâce à cet espoir parfaitement vain, alors il vaut mieux dans ce cas manquer un peude lucidité.

Juliette

Ils viennent, mandatés par Equad, pour faire la contre expertise des bâtiments. La pluie battante, la visite deces cinq hommes est des plus rapides. Pour eux, tous les dégâts ont une origine très lointaine, rien à voiravec l'explosion, les bâtiments de 14 ans sont selon leurs dires vieux. Ils ne veulent pas voir les fissures quicourent le long des murs et du sol. A chacune de nos remarques, ils nous jettent à la figure : " Si vous saviezle nombre de sinistrés qui se sont enrichi sur notre dos".Ils visitent plusieurs appartements, comme si c'était un hall de gare, se permettant d'entrer sans dire bonjouret avec des chaussures pleines de boue, systématiquement, ils contestent toute notre première expertise.Je demande à M. S : " Vous ne devez pas être suisse ? " ; Etonné, il me répond : " Madame, je suisfrançais", et j'enchaîne : " mais, c'est parce que vous devriez être neutre, Monsieur". A t- il compris monallusion ?A leur départ, nous nous retrouvons, les trois membres du Conseil Syndical, dépités, avec le sentiment denous être fait rouler dans la farine

Saïd NEGRACHE cité du parc bât A3

J’ai des problèmes avec l’expert qui trouve des prétextespour refuser de payer des travaux. Il trouve toujours uneautre raison aux dégâts. C’est le chauffage qui a dégradéles sols, la faïence de la salle de bain était déjàcassée, les meubles sont vétustes …Il a fini par serappeler de l’accord avec le préfet où les assurancesacceptaient de ne pas tenir compte de la vétusté. Pour les75 m2 de l’appartement, il m’a donné 4000 F pour le lino,en estimant que je pouvais le poser tout seul.J’ai des problèmes avec les malfaçons sur les portes etles fenêtres. S3P est parti avec l’argent, et on ne saitpas comment faire pour faire reprendre les fenêtres.Pour les impôts j’ai du y aller cinq ou six fois, et j’aipayé un tiers pour le foncier et la taxe d’habitation.Mais il n’y a aucune règle, c’est à la gueule du client.Quand on a été reçu avec les sans-fenêtres par le chef ducentre Basso Cambo, il nous a expliqué que c’était lepouvoir discrétionnaire de l’inspecteur des impôts. Jeviens de recevoir le foncier 2002 qui a augmenté de 200 F.

Karine

Lorsqu'on est de la région toulousaine et qu'on n'a pas été touché directement par l'explosion, on vitforcément les choses avec plus de distance au sens propre et au sens figuré. Dans mon cas, j'ai vécu cetévénement comme un révélateur de manques dans ma vie m'invitant à me préoccuper des affaires de l'Etat,parce que ce sont aussi par définition les miennes et les vôtres, et à jouir de chaque jour. Le 11 septembre2001 nous avait déjà choqué à des degrés divers - je connais des gens qui ont été sérieusement perturbés - etl'on s'en remettait à peine que l'impossible s'est réalisé. Mais cette fois-ci, c'était plus proche de nous. Le

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malaise vient du fait que l'on s'est majoritairement comporté vis-à-vis des sinistrés comme pour lesvictimes du World Trade Center : la compassion a vite laissé place à l'indifférence, et encore, quand il y a eucompassion. Sauf que là, il suffisait d'aller dans certains quartiers de Toulouse pour être frappé par ladétresse de certaines personnes et que l'on n'avait plus l'excuse de la distance géographique pour ne rienfaire. Mais là est le problème encore aujourd'hui : on ne va pas si facilement dans le ghetto toulousain.Vous croyez que les choses auraient été les mêmes si le centre de Toulouse avait été touché parl'explosion ?

Bernadette

Septembre 2002, un an près l'explosion de l'usine AZF, je me lève de bonne heure afin de préparer mapancarte et celle de ma fille ; ce matin là, nous allons participer à la manifestation qui célèbre le tragiqueanniversaire.Avec des voisins, nous partons en voiture jusqu'au quartier croix de pierre afin de retrouver le début de lamanif. Nous courrons pour rattraper le gros de la troupe. L'absence de voitures dans l'avenue de Muret nousla montre d'une autre façon. Aux fenêtres, des personnes regardent les manifestants, prennent des photos,certaines témoignent leur sympathie en accrochant des draps, des drapeaux aux couleurs des associations.Ma fille, avec des rollers, a retrouvé une amie avec laquelle elle décide de porter les pancartes. Elle est toutejoyeuse.Jamais auparavant, nous n'avons participé à une manifestation.Je rencontre des voisins, des personnes que je côtoie quotidiennement sans faire attention à eux. Des adulteset des enfants portent fièrement une pancarte où est inscrit "Cité du Parc", la peinture achetée à Midica, etdont on m'avait assuré qu'elle ne coulerait pas, ne tient aucunement ses promesses. La pancarte visible deloin, a l'apparence d'un gribouillage d'enfant, mais tenue avec dignité jusqu'à la fin de la manifestation.Des photographes, des journalistes de télévision sont présents afin de retransmettre cette marche.Après l'avenue de Muret, le cortège se dirige vers les Allées Charles de Fitte, s'arrête devant la caserne depompiers afin de saluer leur courage : des enfants offrent des roses ; puis il poursuit sa route jusqu'à laplace du Capitole où un cordon de sécurité mandaté par le maire nous empêche d'entrer comme si nousétions des voyous. Ensuite nous nous dirigeons vers "la prairie des filtres" pour un pique-nique géant, et toutl'après-midi un forum animé par diverses associations se tient afin de sensibiliser le public aux risquesindustriels.C'était la première fois que je participais à une manifestation et j'ai appris beaucoup sur l'importance d'êtreuni.

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Autres personnagesElisabeth par Bernadette

Comment décrire Elisabeth, si ce n'est en parlant d'elle comme d'une personne pour qui le mot altruisme àune valeur importante.Elisabeth est brune avec un visage agréable, pas très grande, douce mais très énergique. Elle est maman dedeux enfants.Institutrice à l'école des " Oustalous ", c'est sans se ménager qu'elle s'est occupée des uns et des autresdurant la journée du 21 septembre 2001, prenant soin de chaque enfant comme s'il était le sien, rassurantchacun de ses élèves malgré sa peur et ses craintes, donnant à chacun le meilleur d'elle-même comme elle lefait chaque jour.

Isabelle

Solide comme un roc, dirigeant sa petite équipe d'une main de maître, arrivant toujours une heure avant toutle monde et quittant le travail près de deux heures après le maximum syndical, elle sait être à l'écoute de sescollègues, des enfants et des parents.Grande, cheveux courts, rousse, teint buriné, toujours bien habillée.C'est un pilier !Le 21 septembre, la tête froide elle a géré la situation d'une façon extraordinaire, calmant tout le monde,écoutant, consolant et prenant les bonnes décisions.Une semaine après l'explosion, je l'ai vu s'écrouler comme un château de cartes, se mettant à pleurer,doutant de son efficacité le jour fatidique.Elle a accepté ma petite aide : l'accompagner à une consultation à Purpan.Deux ans ont passé, je la revois parfois égale à elle-même : solide comme un roc et dirigeant sa petiteéquipe d'une main de maître : c'est Hélène mon ancienne directrice à qui je tiens à dire : " Merci ! ".

Didier par Isabelle

Didier, collègue de travail à l'allure de nounours avec sa barbe et à l'allure d'un gros poupon quand il la rase.Didier, fou de tennis, jouant et entraînant les autres dont son fils.Didier qui adore sa femme et ses enfants.Didier dont la classe est à côté de la mienne, je dois souvent couvrir sa voix avec mes vociférations, lediable si je l'entends que deux fois l'an.Didier avec, pour trousse, une boîte de cassettes vidéo et n'écoutant en réunion que si la directrice lui en faitla remarque.Didier, enseignant supplémentaire sur l'école ; il va de classe en classe de la maternelle au CM2.Didier, avec qui je fais les surveillances de cour, le lundi étant consacré aux divers commentaires de la série" Urgence ", lui parlant surtout des actrices, moi des acteurs.Didier, que rien ne semble atteindre.

Puis,Il y a eu ce fameux 21 septembreEt…

Didier, qui passe de classe en classe pour vérifier qu'il n'y a personne sous les décombres : il me demandegentiment d'évacuer : je l'écoute.Didier, avec qui je reviens à l'école, pour mettre à l'entrée des bandes de chantier afin d'indiquer que le siteest dangereux.Didier avec qui j'enjambe les gravats : on pousse la porte de la salle de matériel dans un silence de mort ;elle claque derrière nous.Didier, qui, me voyant pâle comme une morte me dit que, bloqués ici, nous allons passer un week-endd'enfer.

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Didier : humour, toujours humour.Didier, la gentillesse incarnée qui m'accompagne chez moi pour voir les dégâts.Didier, comme je ne l'avais jamais imaginé : responsable et efficace.

24 septembre, retrouvailles devant l'école, inaccessible, tous choqués, tous avec des yeux humides, à boiredu café sur le boulodrome.Un avion passe au-dessus de nous, près des tours du quartier : instant figé et un seul d'entre nous qui fait del'humour à deux sous en disant : " Zut ! Loupé ".

Et oui…

C'est Didier, qui, avec sa nonchalance, redonne pour un moment un sourire indigné aux troupes valeureuses.

SOFIANE (dix ans) cité du parc bât C3

Les volets ne sont pas mis, et en plus j’habite au rez-de-chaussée. Heureusement on a gardé les volets anciens,et ils servent pour cacher le jour et la nuit pour queles gens voient pas.

Gertrude par Jean- François

Elle a un drôle d'accent. Elle est née en Allemagne il y a très longtemps, et a vécu la majeure partie de sa vieen Algérie. Elle est petite, mais tient la place d'un pilier de rugby. Elle a les joues d'une personne en bonnesanté qu'elle n'a pas. Chaque fois que l'on s'est retrouvé pour manifester, elle reprenait des forces, et c'estelle qui trouvait les mots les plus appropriés pour la télé : oublié l'accent et les fautes de grammaire. Parfoisla conviction emporte tout.Et on se rappelle sa maladie, ses injections d'insuline, ses visites en ambulance tous les deux jours àl'hôpital, et on se prend à craindre qu'elle ne puisse pas dire tout ce qu'elle sait, et dont on a tant besoin.

Charles par Juliette

Je remarque un homme portant un béret noir avec une barbe blanche, il parle plus lentement que les autres,qui le chambrent pour la longueur de ses explications, chose qui me gêne car tout ce qu'il dit est censé etréfléchi ce qui ne me semble pas le cas de toutes les personnes présentes.Grand, mince, la soixantaine, un corps tout en muscle dû à une vie au grand air et à beaucoup d'activités.Un visage doux, toujours souriant, prêt au moindre éclat de rire, respirant la tranquillité et la paix, c'estpresque l'image de l'Abbé Pierre. Voilà, ma première impression de Charles, lors d'une réunion du"Collectif des Sans-Fenêtres".Professeur à la retraite, toujours à bicyclette, il ramasse tout ce que notre société jette pour le récupérerafin d'aider les personnes moins favorisées.Plus jeune, le temps de ses vacances, pendant trois ans, il est parti au Nicaragua pour aider à la constructionde puits.Bénévole à plusieurs associations caritatives et défenseur des droits de l'homme, il s'est même présenté auxdernières élections présidentielles pour essayer de faire passer ses idées d'un monde plus juste.Fais ce que je dis mais ne fais pas ce que je fais, n'est pas sa devise, car il s'engage vraiment dans l'aide qu'ilapporte aux autres. Il est de tous les combats. Dans son bâtiment c'est l'unique personne qui a fait unrecours auprès de la justice pour dénoncer les malfaçons et il a dû payer 1300 euros de sa poche. Il estmembre actif de l'association de quartier "Candie".Pour ses amis, ses connaissances et même les inconnus, il est toujours présent, peu de personnes savent quecet homme si actif souffre d'une leucémie et d'un diabète insulino-dépendant.Cet homme au grand cœur pense que les autres sont comme lui, et il n'imagine pas que même parmi lespauvres et les étrangers, il peut exister des gens malhonnêtes prêt à profiter de sa générosité.

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Karine

Je voudrais vous présenter René, mon voisin. Il travaillait en tant que technicien à l'usine AZF, il frôlait lacinquantaine et il commençait à s'en lasser. Ce qui le ravissait, c'était les week-ends à la montagne : à lapêche, aux champignons, et aux châtaignes selon les saisons.Puis, l'explosion. Il était de repos. Forcément les "3 huit " ça use. Retour précipité. Collègues touchés.Retraite anticipée. Après cette période noire, et malgré le deuil, il a bénéficié de la possibilité d'échapper à lamonotonie d'un travail qui lui pesait grandement. Néanmoins, comme beaucoup de rescapés, il ditaujourd'hui se rendre mieux compte qu'il faut profiter de chaque minute. Il offre plus souvent des fleurs à safemme et il a plus d'attention pour les autres en général. En bref, il a essayé de prendre un nouveau départ,mais d'autres ne s'en sont pas aussi bien remis. Le plus difficile est de tourner la page définitivement maisc'est presque impossible depuis que l'on entend parler du groupe AZF qui fait chanter le gouvernement enposant des bombes sur les chemins de fer français.

Monsieur Hassan BEN ALI ancien habitant du B1

J’ai vécu pendant 15 ans à la Cité du Parc. D’abordlocataire, j’ai acheté l’appartement quand c’étaitcher, puis j’ai fait construire à la campagne, et j’ailoué l’appartement. Après l’explosion, plus delocataire, puisque la mairie a muré le bâtiment. Etaprès six mois plus de loyer, alors que les traitescontinuent. Mais je viens de recevoir la taxe foncière2002. Ils me réclament 532 euros.

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En coulisseIsabelle

Papa : il a eu si peur, ses deux filles étaient à Toulouse dans les quartiers « explosés ».Il a appris la nouvelle par Alice, ma tante ; elle écoutait la radio en faisant son repassage comme tous lesmatins, et c’est à ce moment là que la nouvelle est tombée : explosion à Toulouse ; elle décroche sontéléphone et appelle mes parents tous deux retraités qui resteront rivés devant leur poste de télé sur unechaîne d’info jusqu'à 13h30, tant qu’ils n’auront pas de nouvelles.Je l’imagine, lui si imposant, si impressionnant, lui qui a mis ses premiers cheveux blancs en 1993 àl’annonce de ma tumeur.Je l’imagine devant ce poste de télé qui montre à la France entière des images d’horreur, des images deguerre.Je l’imagine ne disant rien, écoutant simplement, figé comme une statue.Ma mère doit partir en Dordogne rejoindre mon frère et sa petite famille : c’est le cœur lourd qu’elle s’enira. Elle manquera de se tuer sur la route.Papa, le soir même a proposé de venir, j’ai refusé : que pouvait-il faire, tout le monde allait bien, il ademandé des nouvelles du chien.A partir de ce moment là, il a été pris entre deux sentiments : la fierté de me savoir militante et le désir devoir les choses se calmer.Il annonce fièrement au quartier et à ses frères que je me bats becs et ongles, que je ne baisse pas les bras,que je fais partie d’un collectif.Il regarde les médias pour me voir à la télé, écoute la radio pour m’entendre, en bref je peux dire qu’il faitde la promotion.Mais, le soir venu, inexorablement le téléphone sonne, il vient faire ses commentaires :

« Non, le phosgène n’explose pas mais se répand. »« Tu as un accent du Sud trop marqué. »« Ta coiffure part à tout va. »

Puis il finit invariablement de la même façon : « courage, ne baisse pas les bras. »La lutte continuait, toujours plus haut, toujours plus beau : boulot, écolo et non démago.Il est fier mais ne le montre pas.Il est inquiet mais ne le laisse pas transparaître.Il faut que ça s’arrête.Discussion sur l’élimination de la tour, je suis pour, il n’est pas sûr que ce soit bien, elle me manquera, il enest certain.Discussion sur la manif des deux ans, on m’a filmé en gros plan en train de pleurer : inadmissible, il appelleça de l’info : conflit ouvert.Deux ans ont passé, j’en parle toujours, pour ne pas oublier et pour que personne n’oublie. Il ne comprendpas, lui qui ne dit jamais rien, lui si mystérieux, lui l’écorché vif que l’on ne peut que difficilementapproché. Pourtant, il a voulu voir les cassettes vidéo, lire les articles.Nous aurions pu échangé nos vécus douloureux, non pour les comparer mais pour nous rapprocher. Nous nele ferons pas.-Je suis blessée dans mon âme, il me dit qu’il est heureux de n’avoir pas vécu ça, qu’il ne sait pas s’il l’auraitsupporté, lui qui pourtant a fait la guerre d’Algérie.

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Madame ZERKOUI cité du parc bât A3

Ils ont du refaire les fenêtres trois fois. La premièrefois tout a été arraché par le vent, elles étaient fixéessur le bois arraché des anciennes. La seconde fois, çaruisselait à l’intérieur, ils se sont aperçus qu’elleétaient montées à l’envers.Je ferme toujours mes volets avec une ficelle, et çaclaque toute la nuit, ça m’empêche de dormir, surtout lesenfants.La tapisserie et le sol lino qui ont été déchirés par leverre ne sont toujours pas remplacés. J’ai mis du scotchpar terre pour essayer de protéger.

Jean-François

Je voudrais dire un mot à mes frères et à mes sœurs militants anonymes.Le monde roule avec des roues carrées, mais il reste supportable grâce à vous.Vous avez des convictions simples et définitives, et cela suffit à provoquer la haine de classe de tous ceuxqui vivent de l’exploitation. Vous avez envie de pleurer devant les massacres ritualisés par la télé, et vousn’acceptez pas cette banalisation.Ca vous donne parfois des insomnies, parce que vous ne savez plus comment arrêter tout ça. Et ça ne vousconsole pas de savoir que le baron Seillères en aussi.Lui, c’est le spectre de la révolte des opprimés qui le réveille parfois. Et il a beau se dire que Sarkosy veille,il a du mal à se rendormir.On est des millions vous savez. On est dans tous les pays, à résister contre l’injustice et l’humiliation.Parfois on peut se regrouper, et ça se voit. Parfois on se retrouve qu’à deux ou trois, mais on n’a pas moinsraison. On se sait pas qu’on est aussi nombreux partout dans le monde, et c’est pour ça que des fois on sedécourage un peu.Mais ils ne nous auront pas. On n’est pas dupes.Alors je vous remercie, et je vous aime.

Bernadette

Je connais Marie-Hélène et Marc depuis un certain nombre d'années.A mon arrivée à Toulouse, nous avons toutes les deux travaillées dans une chaîne de restauration rapide.Nous nous sommes connus là et nous avons rapidement sympathisé pour devenir des Amis.Les mêmes horaires de travail nous permettaient de nous voir régulièrement et de partager ensemble desfous rire.Quand Marie-Hélène et moi avons changées d'entreprise, nous avons continué à nous voir, à sortirensemble tous les quatre avec mon mari au restaurant, au cinéma…La vie suivant son cours, un enfant est venu apporter la joie au sein de chacun de nos deux couples : ungarçon pour elle, une fille pour moi.Nos sorties se sont fait plus rares, les enfants, plus le travail, accaparant beaucoup de notre temps, mais nousnous réservions de grandes ballades, tous ensemble à la mer ou à la montagne.Les enfants grandissant et nous demandant moins d'attention, nous avons pu toutes les deux nous ménagerdu temps pour aller au théâtre, faire du lèche-vitrines…Nous avons vécu de manière différente l'explosion de l'usine AZF, mais nous nous sommes entraidées etsoutenues mutuellement. Quand une craquait, l'autre la motivait et vice-versa. Nos maris nous épaulaient etnous secondaient merveilleusement.Le sentiment d'avoir pu tout perdre nous fit apprécier plus encore les moments passés ensemble.Notre amitié y gagna en force et nos couples en amour.La vie étant toujours la plus forte et reprenant le dessus, nos amis ont décidé d'avoir un second bébé et ilsont eu au cours de l'année 2003, le bonheur d'accueillir une petite Léa.

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Madame PUJOL cité du parc, bât D4

Il n’y a eu rien de fait à part les fenêtres qui ont étéfaites par S3P qui est parti en faillite. On ne sait pasà qui s’adresser pour que les malfaçons soient reprises.Tout le reste, persiennes, sols, peintures et tapisseriessont en attente …

Juliette

Jeannot, mon beau-père, sait que j'accomplirais toutes les démarches possibles qu'il me sera nécessaire defaire pour lui et pour sa maison. Françoise, sa femme, avant de mourir m'a demandé de veiller sur son mari.Le 21 septembre 2001,tout le travail, l'énergie et les efforts que Jeannot et Françoise ont investis dans cettemaison, pendant plus de 20 ans, ont été anéanti par l'explosion de l'usine AZF.Le 15 février 2002, la première expertise concernant la maison a lieu et, pour mon beau-père il a été très durde supporter qu'une assurance pour laquelle il cotise depuis plus de 40 ans, soit représentée par un expertqui a mis sa parole en doute.Qu'on lui dise que beaucoup de sinistrés " trichent", ça l'a blessé.Il nous a demandé à son fils et à moi-même de ne pas réclamer, de ne faire aucune démarche et malgré nosprotestations, Jeannot a été inflexible.- " J'ai de l'argent à la banque " nous a t- il répondu quand nous avons essayé de le convaincre.Le travailleur infatigable qu'il a été et qu'il est encore s'est senti trahi par ce manque de respect à un citoyenqui n'a jamais rien demandé à personne, qui n'a jamais esquivé ses obligations.Les réparations de la serre en verre, les portes qui ne se ferment plus qu'avec de gros claquages, le fer àrepasser tombé lors de l'explosion, les fissures dans le carrelage, le mur tombé : tout a été réglé par Jeannot.Peut-être a t- il fait le bon choix car il a récupéré sa bonne humeur, son allégresse, et surtout il arecommencé à faire du jardinage qui, comme il dit soigne toutes les maladies.

Karine

L'impact d 'AZF sur ma vie relationnelle a été, il me faut bien le reconnaître, bénéfique dans l'ensemble.Cela peut paraître paradoxal mais le message était : "CARPEDIEM" ou "profites-en tant que tu es là et neperd pas ton temps". Du coup, malgré le fait qu'on était dans le creux de la vague, avec Mike, notre couple aen été revigoré car "tout de même, on s'en est sorti, c'est le plus important, oublions ces petits détails quituent l'amour peu à peu (même s'ils allaient revenir nous troubler bien vite) et bâtissons nos projets d'avenirensemble "! De même, avec les proches je m'efforçais de ne voir que le meilleur qui existe en chacun denous, comme on dit.Cependant, si cet événement m'a fait reprendre conscience de la brièveté de la vie pour la seconde fois, lapremière étant un accident de la route dont j'ai été l'auteur et qui est resté inscrit sur mon visage, il a sansdoute précipité mon amie dans une longue dépression qui s'annonçait déjà.Mais à ce moment-là, ses problèmes étant noyés dans le vacarme général.Ainsi, AZF aura eu dans ma vie l'effet de ce baume bien connu que l'on applique sur une jambe de bois.Mais aussi, ça a été l'occasion renouvelée de croquer la vie à pleine dent puisque "jusqu'ici tout va bien".Enfin, un conseil m'était délivré : Méfie-toi des politiques et implique-toi plus dans les affaires qui nousregardent tous". Celui-ci, je m'étais dit que je le suivrai quand j'aurai un peu plus de temps et c'est ce que jem'efforce de faire aujourd'hui.

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RideauBernadette

Madame B.

Après la catastrophe d ' AZF, j'ai eu le plaisir de vous rencontrer et j'ai admiré en vous le calme et ladétermination dont vous avez fait preuve pour arriver à résoudre tous les problèmes qui se sont présentédans votre résidence.Comment garder son calme quand on vit dans le noir, cloîtré, dans le froid et sans savoir quand les portes etfenêtres seront installées. Comment ne pas perdre courage lors de tous ces travaux avec leur lot de bruits,poussière, déménagements ?Comment dénouer tous les pièges que nous ont tendu les assurances et le syndic qui se renvoyaient sansarrêt la balle, chacun évitant de vouloir régler les dépenses occasionnées par cette explosion ?Vous avez su m'éclairer, me faire profiter de vos compétences et j'ai apprécié toutes les informations quenous avez pu me fournir et le temps que vous avez pu me consacrer.Vous m'avez appris cette maxime :" Attendez d'être arrivé en sécurité sur la rive avant d'insulter les crocodiles ", qui m'a fait comprendre qu'ilest nécessaire d'être bien avisé pour trouver une solution aux problèmes !A vos cotés, j'ai beaucoup appris et j'ai pu arriver à apporter des solutions à certains problèmes rencontréslors de mes différentes démarches auprès des assurances et du syndic de copropriété.De tout cela Madame B. je voulais vous remercier et vous dire l'immense plaisir que j'ai de vous connaître.

Isabelle

Cela fait si longtemps que l’on ne s’est ni vu ni écrit, par où commencer? Est ce que je dois te raconter mavie par ordre chronologique, par faits événementiels, ou par petits bouts, comme çà en fonction de ce quime vient à l’esprit? Ma décision n’est toujours pas prise.

A l’heure actuelle, je suis prof d’école à Toulouse. Toi qui m’as connue, traînant des pieds pour aller aucollège, n’étant pas une mauvaise élève mais pas une lumière non plus. Tu te rappelles ! J’arrivais chez toi,ma « boge » pleine de bouquins incompréhensibles, effilochée et remplie d’inscriptions criant à qui voulaitbien les lire mon mal de vivre et ma haine du système dans lequel on m’enfermait. C’est toi qui a été aucourant pour ma première cigarette, mon premier chagrin « d’amour ». C’est encore chez toi que j’allais meréfugier quand tout allait mal et me voilà prof.Le chemin pour y arriver fut chaotique comme tu peux te l’imaginer, le lycée fut pire que le collège, mais,après deux redoublements, je suis arrivée à la fac : lieu d’expression « libre » lieu du savoir choisi. Cinq ansà vivre, à bûcher, sans oublier non plus de faire la fête, de rencontrer des gens d’horizons différents mais nesachant toujours que faire de ma vie. C’est alors, qu’avec une maîtrise de psycho, je décidais de quitter laville qui commençait à m’étouffer pour partir en Lorraine dans un haut lieu du savoir : j’allais devenir profd’école moi qui avais tant souffert de ce système.Et me voilà partie pour sept ans avec, en prime, une formation d’instit spécialisée.Ah, j’allais oublier ! Pendant tout ce temps, je me suis payée le luxe de m’offrir deux tumeurs à la moelleépinière mais maintenant tout va bien, quelques douleurs au dos, le matin, en me réveillant le temps demettre la machine en route.Ma vie sentimentale fut bien tristounette et les journées défilaient lentement, puis plusieurs dépressionsfirent leurs apparitions : « pétages » de câbles dont moi seule possède le secret, remise sur les rails, re« déboulonnage » et ainsi de suite. J’expérimentais, je me cherchais, je continuais cette quête incessante quej’avais commencée à l’adolescence, je me suis mise alors à chercher les réponses en suivant unepsychothérapie qui fut, je dois le reconnaître, efficace.

Mais sept ans, tu sais, c’est long quand on est loin de chez soi dans une région où les codes culturels ne sontpas les mêmes. Il me fallait alors repartir dans le Sud ne serait ce que pour y trouver le soleil et surtout desindividus plus ouverts. Et me voilà refaisant mes bagages direction Toulouse, ville que j’avais fuie mais qui,petit à petit, recommençait à m’obséder.

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Septembre 2000, un apart (un T3, mon rêve), un poste dans une école de la banlieue je suis installée, mapsychothérapie terminée, je vais bien, très bien même, je touche du doigt le bonheur tant recherché, je mesens chez moi. Bref, je repars sur de nouvelles bases nettement plus solides que les précédentes ; il faut direque j’ai mis plusieurs années à en établir les fondations. Heureuse, tu te rends compte, je suis heureuse !J’enseigne, les week-ends où il fait beau je vais chez Béa à la mer, nous nous voyons régulièrement.J’oubliais depuis 1992 je suis directrice de centres de vacances et de camps d’ados. Malgré la difficulté del’exercice je prends un réel plaisir à visiter des pays ; au fait, tu sais, Céline me suit toujours, c’est sympa debosser en famille. En août 2001, après des désaccords avec l’asso qui m’embauchait, je décide de me payerun voyage en Turquie. Jeannine devait venir avec moi, mais une pneumonie l’a clouée à l’hôpital, ellelaissera sa place à Béa. Quinze jours féeriques dans un pays extraordinaire mais avec l’angoisse que mémédécède, ses jours sont comptés , elle nous quittera début août.En septembre, une usine a explosé, détruisant tout sur son passage, mon appart et mon école faisaient partiedu lot. A partir de ce moment là, la lutte s’est organisée. Tu sais, j’étais défaite mais j’ai rencontré des gensextraordinaires, de compagnons de lutte ils sont devenus amis indispensables à mon équilibre : ne dit-on pasque c’est dans le malheur que se forgent les liens les plus forts.Depuis ce jour fatidique, j’ai acheté l’appart toujours sinistré. Toulouse est entrée dans ma chair et m’amarquée à jamais, je ne pourrai plus partir. Mes amis étaient là quand un an après, ne sachant plus où j’étaisni ce que je faisais j’ai dû être hospitalisé. Grâce à eux j’ai lentement remonté la pente si abrupte.

Je finirai ce courrier par une nouvelle qui j’en suis sûre te fera plaisir : 2003 fut pour moi une année demanifestations pour sauver des acquis sociaux primordiaux et pour faire en sorte que l’éducation nationalereste nationale et ne soit pas une éducation à deux vitesses ; deux mois de manifs avec des collègues pour laplupart motivés. Parmi ceux là, il y avait Max : on travaillait ensemble à l’école mais là on s’est vraimentrencontré et nous voilà tous les deux amoureux.Tu vois ma vie telle quelle est, et telle quelle fut, je ne l’échangerai pour rien au monde ; mon seul regretsoit que tu ne sois plus là depuis maintenant 20 ans et que tu ne puisses pas connaître tes futurs arrièrespetits enfants.

Je t’aime, à plus tard dans l’au-delà.

Isabelle : janvier 2004

Madame Mira BEKOUKKA cité du Parc bât D3

Je n’ai pas de volets qui ferment convenablement dansles chambres, et je n’en ai pas du tout au séjour.C’est difficile comme j’habite au rez-de-chaussée avecquatre enfants. Le lino, la tapisserie, le carrelagede la salle de bain n’ont pas été remplacés. On ne m’atoujours pas dit quand les travaux arriveront. On m’achangé la porte d’entrée, normal sinon tout le mondeserait entré chez moi, mais elle bouge toute seule,car elle a été mal fixée.Je n’ai eu aucune réduction de loyer de la part de mapropriétaire.

Jean-FrançoisMonsieur Desmarets

Président Directeur Général de Total Fina ElfPrésident du conseil de surveillance de Grande Paroisse

Monsieur

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Je sais que vous êtes très occupé, à régler pour le mieux toutes sortes de problèmes aux quatre coins de laplanète, mais je dois distraire un peu de votre temps pour réparer une atteinte à la propriété privée. J’aioublié dans mon appartement un morceau de ferraille que je dois vous rendre, car je ne peux plus contesterqu’il vous appartient.J’ai eu un peu de mal à obtenir un rapport d’expertise sur mes pertes mobilières, en particulier parce que lesexperts n’ont pas voulu en démordre : ce méchant morceau de métal ne saurait faire partie de mon mobilieret ouvrir un quelconque droit à dédommagement. Pire, ne pouvant produire une preuve d’achat de cetélément de production de chimie lourde, ils m’ont mis en demeure de le restituer séance tenante.J’avais la tête ailleurs, un peu déconstruite, et je suis parti un peu précipitamment, je l’avoue, ce vendredi 21septembre 2001. Aussi, 32 mois après, maintenant que j’ai retrouvé mon sang froid, je dois faire la paixavec ma conscience, et rendre cet objet volant enfin identifié à son légitime propriétaire.Par contre le bâtiment étant toujours interdit d’habitation, il m’est difficile d’y retourner. Pourriez-vousdonc demander au maire de Toulouse de régler rapidement cet ultime petit détail, de manière à ce que vouspuissiez récupérer votre ferraille, et moi mon appartement.En vous remerciant pour votre diligence, …

Mohamed KASSOUS cité du parc bât B2

Je n’ai rien eu à part les 9000 F d’aide pour la famillenombreuse. On m’as mis à Jolimont dans un appartementinhabité qui avait des trous partout. Mais c’est un F4,alors qu’à la cité du parc on avait un F6. On a toutrefait en trois week-ends en appelant tous les maçons dela famille. Le nouveau propriétaire n’a pas voulu payerles frais de matières premières : béton, plâtre,peinture et tapisserie. Il dit qu’il a fait ça pour nousrendre service.

Juliette

Chère maman,

Depuis l'explosion AZF, 27 mois viennent de passer, dans l'appartement il reste beaucoup de choses à fairecomme la fissure du mur porteur du salon qui communique avec celui de mon voisin et qui s'agrandit deplus en plus, le Syndic a reçu l'argent depuis le mois d'avril mais les travaux n'ont pas encore commencé.J'attends encore l'accord de l'assurance pour le plafond de l'entrée et pour celui de la cuisine. Heureusement,j'ai eu l'argent pour le carrelage de la cuisine mais, je dois attendre que les travaux pris en charge par lacopropriété soit réalisés pour pouvoir débuter les miens.Maman, je sais que tu te demande encore comment un pays "si développé" comme la France, qui construitdes avions et des fusées, n'arrive pas à finir de simples maisons. Je n'ai pas la réponse mais je dois te direqu'ici on passe plus de temps à faire des démarches administratives, et à prouver ses dires auprès desassurances qu'à faire travailler les artisans.Comme tu le sais, j'ai dû partir de mon appartement pendant 6 mois. Aujourd'hui, je fais encore la navetteentre l'appartement et la maison de mon beau-père, car, les ouvriers sont passés pour la peinture desnouvelles portes-fenêtres et l'odeur que cela dégage est très forte.Comme tu me connais, tu dois savoir que cette situation n'est pas plus effrayante pour moi que tout ce quenous avons traversé ensemble. Les rudes épreuves que nous avons connues m'ont aidé à surmonter cettecatastrophe. De plus, dans les associations j'ai rencontré des personnes formidables, qui sont un exemple devie. ! Quelle merveille de pouvoir dialoguer avec des êtres humains qui n'ont pas pour seul intérêt, leurpropre personne !

Juliette

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Madame BEZAOUCH cité du parc bât C3

Les prises électriques ont sauté avec l’explosion, et elle n’ont pas étéréparées correctement. Il y a encore des fils à nu. Le meuble de lasalle de bain a été cassé par les ouvriers qui oint réparé, et il n’apas été remplacé. Il s n’ont refait que la peinture du couloir, pascelle de la cuisine, de la salle de bain et des WC.

Karine

Monsieur Le président de la République française,

Comment vas-tu ? Si tu permets, on se tutoie, après tout ce que l'on a vécu ensemble depuis ton électionquasi unanime, on peut bien se l'accorder, et puis ça me facilitera la tâche quand j'aborderai des sujetsdélicats…C'est vrai, on a failli tomber dans l'extrême droite et dire adieu à notre bel idéal républicain, on a échappéaux attentats du World Tarde Center le 11/09/2001 même si on en frissonne encore et enfin, on a vécu le 21de ce même mois, la terrible explosion d'AZF, mais toi comme moi on n'a pas été directement touché.En fait, je voulais te demander si tu étais au courant du danger qui nous guettait ou si tu nous croyaisprotégé de ce type de catastrophe, un peu comme lorsque certains de tes collègues ont dit que le nuage deTchernobyl s'était arrêté à la frontière française. Mais peut-être n'étais-tu pas conscient du problème. Alorslaisse-moi te dire que pour le Président de la 4e puissance mondiale, c'est pas très sérieux. Une autrehypothèse me vient à l'esprit : une certaine complaisance vis-à-vis des multinationales toutes puissantes.Cependant, je n'ose considérer cette idée plus avant. Non, il s'agit seulement d'un accident, un simpleaccident comme il en arrive parfois.Certaines mauvaises langues diront qu'il y avait eu des signes annonciateurs mais laissons-les dire.Deuxièmement, là où j'avoue rester perplexe, c 'est face au désarroi des sinistrés littéralement livrés à eux-mêmes face aux interminables démarches qui les attendaient l'explosion. Comment se fait-il que l'Etatfrançais ne les ait pas accompagnés dans cette épreuve ? Il semble que le fait que certains se soientretrouvés sans fenêtres ou même sans habitation, ne t'a pas, semble-t-il, empêché de dormir. Bien sûr, onpeut compter sur la solidarité des français mais en général, tout le monde n'en profite pas de la même façon.Encore faut-il avoir de la chance. Cela peut te paraître un tableau plutôt noir mais pour ma part, je le trouveassez ressemblant. De là à dire que toi, Jacques, qui a pour mission de garantir le respect de notre belledevise "Liberté, égalité, fraternité " serait coupable… Non, car j'estime que le chef de l'Etat partage cedevoir avec les autres représentants élus comme dans toute démocratie représentative. Je dirais seulementque l'Etat s'est désengagé des devoirs de prévention, d'assistance et de répression qui sont entre autres lessiens. Et si l'Etat c'est nous, je ne m'y reconnais pas. Si tu désires me démentir, n'hésite pas, j'adore le débatdémocratique.

Une citoyenne toulousaine.

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