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l?vol Psychiatr 2000 ; 65 : 611-4 0 2ooO kditions scientifiques et medicales Elsevier SAS. Tow droits rCservCs A propos de... A propos de... La question de I’Autre dans Federico Garcia Lorca de Michkle Ramond ** E ncore un livre embarque sur la scene de la psychanalyse appliquee a 1’Art. Encore une plume qui fait des pointes sur des concepts export&. L’Art avec un grand A. L’Autre avec un grand A. Maitre de ballet : Lacan. Examinons ce que nous reserve le spectacle. A priori, car l’editeur est prudent, rien d’inquietant. Le programme expose sur la quatrieme de couverture se veut engageant. . << Le desir et le souci de ce livre c’est d’arriver a voir de tres prbs la relation entre l’inconscient et le texte. D Trois aeuvres du poete Federico Garcia Lorca sont requises pour ce faire : la prose de jeunesse Zmpressions et paysages (1918), deux recueils poetiques : Romancero @tan (1928), Divan du Tumarit (1936). Michele Ramond est professeur de litterature espagnole a l’universite de Caen ; elle publie des ouvrages de critique litteraire et, qui plus est, de la fiction. Nous sommes en bonne compagnie. Pourtant, des l’introduction, quelle extravagance de la pensee ! l?tablir que se developpe, a travers le travail d’ecriture, un second inconscient, c’est-a-dire une Cconomie psychopoetique parallele et independante qui fonctionne a la faGon d’un autre inconscient, soit, on peut l’admettre ce second, cet autre avec un petit a. Mais en ce qui concerne la place et le statut, dans cette configuration, de valeurs axiomatiques comme 1’Un (Kristeva), et 1’Autre avec un grand A (Lacan), quel pas de deux ! Voyez la complication : Le textuel ne peut Ctre davantage la representation, le produit ni de 1’Un ni de 1’Autre (p. 21). L’Un est celui qui dispose la mat&e textuelle, qui l’agence, qui agence le corps de l’Autre, ce faisant il en dispose. Quant a l’Autre, il doit en quelque sorte a 1’Un sa * Docteur Michel Mathieu, psychiatre, psychanalyste, docteur en psychologie, 5, square de POpera, 75009 Paris, France. ** Ramond M. La question de I’Autre dans Federico Garcia Lorca. Paris : L’Harmattan ; 1999. 211 p.

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l?vol Psychiatr 2000 ; 65 : 611-4 0 2ooO kditions scientifiques et medicales Elsevier SAS. Tow droits rCservCs A propos de...

A propos de... La question de I’Autre dans Federico Garcia Lorca de Michkle Ramond **

E ncore un livre embarque sur la scene de la psychanalyse appliquee a 1’Art. Encore une plume qui fait des pointes sur des concepts export&. L’Art avec

un grand A. L’Autre avec un grand A. Maitre de ballet : Lacan. Examinons ce que nous reserve le spectacle.

A priori, car l’editeur est prudent, rien d’inquietant. Le programme expose sur la quatrieme de couverture se veut engageant. . << Le desir et le souci de ce livre c’est d’arriver a voir de tres prbs la relation entre l’inconscient et le texte. D Trois aeuvres du poete Federico Garcia Lorca sont requises pour ce faire : la prose de jeunesse Zmpressions et paysages (1918), deux recueils poetiques : Romancero @tan (1928), Divan du Tumarit (1936).

Michele Ramond est professeur de litterature espagnole a l’universite de Caen ; elle publie des ouvrages de critique litteraire et, qui plus est, de la fiction. Nous sommes en bonne compagnie.

Pourtant, des l’introduction, quelle extravagance de la pensee ! l?tablir que se developpe, a travers le travail d’ecriture, un second inconscient, c’est-a-dire une Cconomie psychopoetique parallele et independante qui fonctionne a la faGon d’un autre inconscient, soit, on peut l’admettre ce second, cet autre avec un petit a. Mais en ce qui concerne la place et le statut, dans cette configuration, de valeurs axiomatiques comme 1’Un (Kristeva), et 1’Autre avec un grand A (Lacan), quel pas de deux ! Voyez la complication :

Le textuel ne peut Ctre davantage la representation, le produit ni de 1’Un ni de 1’Autre (p. 21).

L’Un est celui qui dispose la mat&e textuelle, qui l’agence, qui agence le corps de l’Autre, ce faisant il en dispose. Quant a l’Autre, il doit en quelque sorte a 1’Un sa

* Docteur Michel Mathieu, psychiatre, psychanalyste, docteur en psychologie, 5, square de POpera, 75009 Paris, France. ** Ramond M. La question de I’Autre dans Federico Garcia Lorca. Paris : L’Harmattan ; 1999. 211 p.

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vie textuelle. L’Un fonctionne comme un pant, un mediateur entre le systeme structure de la langue et le systeme entropique du texte. Sa fusion avec 1’Autre se celebre dans le texte (p. 23).

Puis Michele Ramond entre plus avant dam I’aventure, avec <q Psycho- textes 1 >>, panoramique biographique cerise expliquer psychanalytiquement le fonctionnement psychique et la creation litteraire de Federico Garcia Lorca. En resume : celui-ci devient rapidement, avec son premier livre, (< l’enfant-poete >) - contre la volonte du p&e, on s’en serait doute ! Trois situations successives vont alors contribuer a son rayonnement artistique, << le rapprocher de son Autre, resserrer son intimite avec son inconscient )). I1 s’agit a chaque fois de rencontres conflictuelles amoureuses avec un couple : Salvador Dali et sa premiere femme, une comedienne et un directeur theatral, I.S. Mejias et une chanteuse. Ces groupes (( ternaires )) sont le champ clos des peripeties du desir oti se joue, sur arriere-plan de frere cadet mort, l’affrontement du sujet a son destin.

Plus radicalement, c’est un (( quatuor parental nevrosant )) qui va Cclairer, expliquer, le chemin et de sa vie et de son owvre. N Pour l’inconscient, Lorca n’a pas un pere et une mere, mais un pere et une mere egalement dedoubles )>. Le p&e, Don Federico, Cpouse en effet en secondes notes Dona Vicenta, apres avoir et6 marie quatorze ans avec Mathilde Palacios, deckdee avant la naissance du poete. D’ou un schema a double topique : parent6 de l’ordre reel et parent6 de l’ordre symbolique, qui N permet une perception Claire de la coupure )> affectant << le sujet Lorca >,).

Apres (< Psychotextes 1 >> (evenementiels), << Psychotextes 2 >k (litteraires). Dans la premiere partie, Michele Ramond faisait appel a des textes de cir- constances tc 1CguCs par la tradition orale et familiale, conserves dans le cercle de famille ou la memoire collective F) etaient concern& des lettres, mais aussi des extraits du Livre de pogmes (1921), et la celebre DQdoration &rite en 1935 a la mort du torero Mejias.

Dans la seconde partie, ce sont les trois ouvrages annonces de Lorca qui sont Ctudies, au long de dix chapitres consacres chacun a un fragment textuel : prose ou poeme, selon le schema A-C-A-C-A-C-A-B-B-C-, oti A figure impressions et paysages, B Romancer0 @tan et C Divan du Tamarit. L’analyse decline ici toutes ses exigences :

L’Art lorquien n’a pas de but plus imperieux que de faire faiblir la force du p&e, que de faire crier g&e a son dCsir (p. 175).

En fait, le poetique n’est pas une metaphore, mais une usurpation qui subvertit l’ordre normatif du desir (p. 111-112).

Le lecteur de Michele Ramond peut s’etonner de la portee de cette derniere v&it& Cnonde comme verite premiere, tant il a le sentiment que c’est plutot la theorisation freudienne qui normalise la creation litteraire, et dans sa pretention a decrypter le sens ne reussit qu’a l’archiver dans les compilations de la pensee. Le malaise qui decoule de ce traitement dune ceuvre flamboyante se retrouve

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jusque dans les documents photographiques illustrant le texte : alors qu’ils pour- raient avoir la grace limpide de la presence, ils ne convoquent que des ombres, des fantomes, des ames mortes.

Avec Michele Ramond, nous nous situons resolument dans la mouvance dune psychanalyse textuelle qui, comme l’ecrit Jean Bellemin-Noel, s’est Cla- boree selon

une perspective matcrialiste pour ajuster et articuler ensemble une theorie de l’inconscient, une thcorie de la sexualit& une theorie du sujet parlant (et Ccrivant) t11.

Rien que cela ! Cette perspective necessite done l’hypothese d’un inconscient du texte, formulation inauguree dans les annees 1970 par le critique et romancier Bernard Pingaud, le psychanalyste Andre Green, et Jean Bellemin-No&l lui- meme.

Une telle position fait courir a la pensee un risque Cpistemologique majeur, dont un autre psychanalyste, Jean Laplanche, s’est bien avid, en rappelant fort a propos qu’au sens freudien il n’y a pas d’inconscient du texte, mais seulement un inconscient individuel ne se referant qu’au sujet humain. Plus dangereuse- ment, la primaute donnee a la demarche exegetique sur l’ceuvre de fiction, qui n’en est plus que le support indicatif, engage le discours dans la voie de l’auto- referentialit et de l’autosuffisance, saris le moindre incident de parcours, saris la moindre Ctincelle. Alors le lieu commun conceptuel Cvacue l’enigme, fait piece a l’inconnu.

Qu’en est-il du texte ? Qu’en est-il de sa chair ? Qu’en est-il de son souffle ? Qu’en est-il d’abord du contexte litteraire, c’est-a-dire de l’epoque ou se situe

l’ecrivain ? Qu’est-ce qui est specifique a l’auteur, et qu’est-ce que son Ccriture doit a son temps ?

Federico Garcia Lorca, on le sait, utilise un langage indeniablement marque par le surrealisme. Si ce langage lui permet de mieux entrer en contact avec son inconscient, ce n’est pas pour autant que son inconscient lui-mCme le produit.

Federico Garcia Lorca, comme heros d’ecriture, perpetue un r&e d’auto- engendrement. Mais ils sont tant a incarner ce mythe : Shakespeare (<c celui qui n’est pas nC dune femme )p), Rimbaud (c< je suis saris mere, saris pays )>), Michaux (<< je suis nC trout5 >>),...

Federico Garcia Lorca est, selon le mot de Nietzsche, (c un hallucine de l’arriere-monde >> [2]. Mais que sa propre mort se signale ou non comme suicide est une interpretation aporetique, qui n’affirme ni n’infirme rien quant au sens de l’ceuvre.

Ce que l’on peut en revanche regretter, c’est de ne pas trouver de reference, dans le livre de Michele Ramond, a la fameuse conference du printemps 1930 : <( Theorie et jeu du Duende >> [3]. Le poete y donne en effet de precieuses indi- cations sur l’organisation de son monde fictionnel. Le dramaturge aussi. Redigde peu apres le bouleversement createur de Pobe d New York, elle montre exem- plairement comment une atmosphere, le << Duende >>, mieux encore, comment

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une dimension de la pr&ence, loin d’&re seulement identifiable, dans I’Ccriture, avec I’inspiration IibCratoire du surrCalisme, renvoie B une autre rCalitC, tragique cette fois, celle de la mort. Cette confCrence est &+latrice du travail stylistique de Federico Garcia Lorca, travail de la forme sur le fantasme. Car le (c Duende B (en franqais : (< lutin >), en langage socratique : dalinon) est toujours mis en rela- tion avec deux autres forces, celle de la (c Muse X> et celle de I’<< Ange )>, parce qu’il importe qu’elles se distinguent mais qu’elles se melent. De la << Muse ‘> dicoulent la puret6 et l’ordonnance de la composition ; du <( Duende )k, la transe hallucinatoire, << obscure et frdmissante j> : de I’(< Ange B, I’Cquilibre, la lumiere. Chaque euvre s’alimente de fac;on diffkrente B ces trois sources, mais peut-&re le <X Duende B est-il en fin de compte l’affluent le plus puissant, le plus fertile, lui qui charrie dans son courant de glace et de feu tout le soleil de 1’Espagne. tout le sang de I’instinct.

Parce que, chante 1’Andalou dans la solitude du Nouveau Monde :

je ne suis pas un homme, ni un pobte, ni une feuille, mais une pulsation blessCe qul sonde I’autre c&C des chases [4]

C’est dans Le Public (1930) qu’est mise en sdne le plus exemplairement cette << pulsation bless6e B, et que << l’autre cBtC des chases j> apparait dans son ultime v&it6 : non seulement I’homosexualitC personnelle de Lorca, mais radicalement la fiction de toute identitC. Au-deli, bien au-de18 du Songe d’rme nuit d’Pt& de Shakespeare dCployant les jeux de masque et de hasard du Moi, le courant d&as- tateur et fCcondant du <c Duende >> bouleverse h travers Le Public les structures du thCbtre,

systkmatisant en thCorle ce qui chez le grand po&te anglais n’Ctalt que fantaisie, et le poussant ?i I’extrCme ([S], p. 1052).

Oti l’on retrouve la douloureuse hantise de l’unit6, dont l’auteur n’a cessC de rCaliser I’irrCalitC dans l’ceuvre.

1 Bellemin-Not1 J. Psychanalyse et littCra- ture. Paris : PUF, COIL CC Que Sais-je ? )) ; 1989. 3e 6d.

2 Nietzsche F, citC par A Belamich In : Fede- rice Garcia Lorca. CEuvres compl&es. t. I. Paris : Gallimard, toll. CC La PlClade )> ; 1987.

3 Garcia Lorca F. ThCorie et jeu du Duende. In: Euvres complbtes. t. 1. Paris: Galli- mard. colt. es La PlCiade )) ; 1987.

4 Garcia Lorca F. Pot-te a New York. In (Euvres completes. t. I. ParIs. Gallimard, toll. XC La PlCiade )> : 1987.

5 Belamich A. Notices, notes et variantes. In Garcia-Lorca F. CEuvres complittes. t. II. Paris : Gallimard, toll <C La Pliiade >> : 1990.