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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/6 Une nouvelle plainte relance l’affaire Rémi Fraisse PAR MICHEL DELÉAN ET LOUISE FESSARD ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 18 JANVIER 2017 Rémi Fraisse. © (dr) Une plainte pour « faux témoignages » visant des gendarmes mobiles vient d’être déposée par la famille de Rémi Fraisse. Aucune mise en examen n’a été prononcée après la mort du jeune homme en 2014 à Sivens, et l’enquête s’achève. Un gendarme vient en revanche d’être poursuivi pour « violences volontaires » après avoir blessé une jeune fille avec une grenade sur le même site. Un nouveau front judiciaire va s’ouvrir dans l’affaire Rémi Fraisse, qui est enlisée depuis maintenant plus de deux ans. Selon des informations obtenues par Mediapart, une plainte pour « faux témoignages » a été déposée au tribunal de grande instance de Paris, ce mercredi 18 janvier au matin, par les avocats de la famille de Rémi Fraisse. Cette plainte vise les dépositions successives effectuées par plusieurs gendarmes mobiles impliqués à des degrés divers dans la mort du jeune manifestant à Sivens (Tarn), le 26 octobre 2014. Affectés à l’escadron de gendarmerie mobile de La Réole (Gironde), ces militaires étaient déployés sur le site du projet de barrage la nuit des faits ; ils ont été interrogés par leurs collègues de la section de recherches de Toulouse, puis ceux de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) et, enfin, par les juges d’instruction. Cette nouvelle plainte (avec constitution de partie civile), rédigée par l’avocat parisien Arié Alimi, vise à empêcher un enterrement du dossier Rémi Fraisse, tué à 21 ans par la grenade offensive d’un gendarme mobile à Sivens. Elle est déposée quelques jours après que les juges d’instruction Anissa Oumohand et Élodie Billot, du tribunal de grande instance de Toulouse, ont fait savoir, le 11 janvier, qu’elles avaient achevé leurs investigations (article 175 du code de procédure pénale). Les différentes parties ont encore un délai de trois mois pour formuler des observations et faire des demandes d’acte, mais une prochaine clôture du dossier par une ordonnance de non-lieu des juges toulousaines semble très probable, selon les spécialistes du dossier. Par ailleurs, la famille Fraisse doit également déposer ce 18 janvier un complément de plainte au tribunal de Toulouse pour homicide involontaire à l’encontre de l'ancien préfet du Tarn, Thierry Gentilhomme, et de son ex-directeur de cabinet, le sous-préfet Yves Mathis. Cette plainte vise également un gendarme, le capitaine M., qui a conduit l’enquête sur la mort de Rémi Fraisse, et qui est accusé de subornation de témoin. Rémi Fraisse. © DR Aucune mise en examen n’a en effet été prononcée depuis la mort de Rémi Fraisse, dans ce dossier de « violence par une personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner », « meurtre », et « violence ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Les deux juges d’instruction toulousaines ont choisi de placer plusieurs protagonistes sous le statut de témoin assisté (à mi-chemin entre le mis en examen et le simple témoin). L’auteur du lancer de grenade létal, le maréchal des logis-chef J., a été interrogé sous le statut de témoin assisté le 18 mars 2016. « Je voudrais vous dire, avant de poursuivre et d'aborder la nuit des faits, toute la tristesse qui est la mienne suite à cet accident dramatique et qui me ronge tous les jours, ainsi que le sentiment d'injustice », a notamment déclaré le

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Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 1

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Une nouvelle plainte relance l’affaire RémiFraissePAR MICHEL DELÉAN ET LOUISE FESSARD

ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 18 JANVIER 2017

Rémi Fraisse. © (dr)

Une plainte pour « faux témoignages » visant desgendarmes mobiles vient d’être déposée par la famillede Rémi Fraisse. Aucune mise en examen n’a étéprononcée après la mort du jeune homme en 2014 àSivens, et l’enquête s’achève. Un gendarme vient enrevanche d’être poursuivi pour « violences volontaires» après avoir blessé une jeune fille avec une grenadesur le même site.

Un nouveau front judiciaire va s’ouvrir dans l’affaireRémi Fraisse, qui est enlisée depuis maintenant plusde deux ans. Selon des informations obtenues parMediapart, une plainte pour « faux témoignages » aété déposée au tribunal de grande instance de Paris,ce mercredi 18 janvier au matin, par les avocatsde la famille de Rémi Fraisse. Cette plainte viseles dépositions successives effectuées par plusieursgendarmes mobiles impliqués à des degrés divers dansla mort du jeune manifestant à Sivens (Tarn), le 26octobre 2014. Affectés à l’escadron de gendarmeriemobile de La Réole (Gironde), ces militaires étaientdéployés sur le site du projet de barrage la nuitdes faits ; ils ont été interrogés par leurs collèguesde la section de recherches de Toulouse, puis ceuxde l’Inspection générale de la gendarmerie nationale(IGGN) et, enfin, par les juges d’instruction.

Cette nouvelle plainte (avec constitution de partiecivile), rédigée par l’avocat parisien Arié Alimi, vise àempêcher un enterrement du dossier Rémi Fraisse, tué

à 21 ans par la grenade offensive d’un gendarme

mobile à Sivens. Elle est déposée quelques joursaprès que les juges d’instruction Anissa Oumohand

et Élodie Billot, du tribunal de grande instance deToulouse, ont fait savoir, le 11 janvier, qu’elles avaientachevé leurs investigations (article 175 du code de

procédure pénale). Les différentes parties ont encoreun délai de trois mois pour formuler des observationset faire des demandes d’acte, mais une prochaineclôture du dossier par une ordonnance de non-lieudes juges toulousaines semble très probable, selon lesspécialistes du dossier.

Par ailleurs, la famille Fraisse doit également déposerce 18 janvier un complément de plainte au tribunalde Toulouse pour homicide involontaire à l’encontrede l'ancien préfet du Tarn, Thierry Gentilhomme, etde son ex-directeur de cabinet, le sous-préfet YvesMathis. Cette plainte vise également un gendarme,le capitaine M., qui a conduit l’enquête sur la mortde Rémi Fraisse, et qui est accusé de subornation detémoin.

Rémi Fraisse. © DR

Aucune mise en examen n’a en effet été prononcéedepuis la mort de Rémi Fraisse, dans ce dossier de« violence par une personne dépositaire de l’autoritépublique ayant entraîné la mort sans intention de ladonner », « meurtre », et « violence ayant entraînéla mort sans intention de la donner ». Les deuxjuges d’instruction toulousaines ont choisi de placerplusieurs protagonistes sous le statut de témoin assisté(à mi-chemin entre le mis en examen et le simpletémoin).

L’auteur du lancer de grenade létal, le maréchal deslogis-chef J., a été interrogé sous le statut de témoinassisté le 18 mars 2016. « Je voudrais vous dire,avant de poursuivre et d'aborder la nuit des faits,toute la tristesse qui est la mienne suite à cet accidentdramatique et qui me ronge tous les jours, ainsi quele sentiment d'injustice », a notamment déclaré le

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militaire. « Ce drame a touché un jeune de 21 ans quiavait tout l'avenir devant lui et qui avait trouvé sa voie,j'y repense tous les jours. Je suis entré en gendarmeriepour protéger les personnes, et c'est quelque chosequ'on ne souhaite pas voir se produire. »

Après lui, le major A., le capitaine J. et le capitaineL., tous membres du même escadron de gendarmeriemobile, ont également été placés sous statut de témoinassisté. Le lieutenant-colonel Rénier, qui commandaità l’époque le groupement de gendarmerie du Tarn,ainsi que son adjoint, le lieutenant-colonel Andreani,ont en revanche été entendus sous le statut de simpletémoin.

La nouvelle plainte de la famille Fraisse est déposéeau tribunal de Paris en raison de sa compétencespécialisée en matière militaire. Elle vise troisgendarmes mobiles (le capitaine L., le major A. et lemaréchal des logis-chef J.) qui auraient dénaturé etomis des faits lors de leurs différentes dépositions,ce de façon intentionnelle, portant ainsi préjudice àl’établissement de la vérité et à la recherche d’une

bonne justice, selon la plainte de Me Alimi.

Le capitaine L. se voit ainsi reprocher d’avoir modifiésa version initiale des ordres reçus de la préfecturedu Tarn et du groupement de gendarmerie concernantl’utilisation de la violence légitime à Sivens, ce pourdégager sa propre responsabilité. Le major A. auraitpour sa part effectué un revirement délibéré, assumantdans un premier temps l’ordre donné de lancer unegrenade offensive vers les manifestants, avant de direfinalement qu’il ne s’agissait pas d’un ordre direct, cepour les mêmes raisons que son collègue. Enfin, lemaréchal des logis-chef J. se voit reprocher plusieurschangements de version sur l’ambiance qui régnaità Sivens, sur l’éclairage ainsi que l'observation dela zone où il a lancé la grenade offensive, sur lessommations, sur les ordres reçus et enfin, sur le lancerfatal lui-même.

Les avocats de la famille Fraisse (Arié Alimi, ClaireDujardin et Étienne Noël) avaient, le 28 juin 2016, déjàsoulevé auprès des juges d’instruction de Toulouse leszones d’ombre du dossier et des contradictions dansles dépositions des gendarmes, mais leurs demandes

d’acte avaient été rejetées par les juges le 22 juillet,puis par le président de la chambre de l'instruction le24 août.

La partie civile demandait une confrontation avecle gendarme J., qui a donné plusieurs versionsdifférentes de son lancer de grenade et des instantsqui l’ont précédé, notamment quand il a observé lesmanifestants avec des jumelles à intensification delumière. Certains témoins ont par ailleurs déclaré queRémi Fraisse avait ce soir-là une attitude pacifiqueet s’avançait les mains en l’air vers les gendarmesquand il a été touché mortellement par une grenadeoffensive.

Les avocats de la partie civile estiment en outre que sice gendarme a pu commettre une faute d’imprudenceou de négligence, c’est en raison des ordres reçus de sahiérarchie. Ils soutiennent que la responsabilité pénaledes sous-officiers et officiers qui étaient chargés dela manif de Sivens peut être recherchée. Or le majorA. a d’abord indiqué avoir donné l’ordre de lancerla grenade offensive, puis a indiqué, dans un secondtemps, qu’il ne s’agissait que d’un ordre indirect.

Les défenseurs de la famille Fraisse estiment enfin quedes contradictions sont apparues entre les consignes demaintien de l’ordre données ce soir-là par les officiersopérationnels, la préfecture du Tarn et la Directiongénérale de la gendarmerie nationale (ministère del’intérieur), et que le cadre juridique d’interventiondes gendarmes mobiles à Sivens n’était pas clairementdéfini, ce qui pourrait engager la responsabilité de lapréfecture du Tarn.

Dans un rapport du 25 novembre 2016, le Défenseurdes droits a pointé la responsabilité du préfet

du Tarn en poste fin 2014 : il constatait « lemanque de clarté et les incompréhensions entourantles instructions données aux forces de l’ordrepar l’autorité civile, préfet et commandant dugroupement de gendarmerie départementale, ainsique les incertitudes sur l’état d’esprit dans lequel ellesdevaient assurer leur mission : fermeté ou apaisement,entre défense de la zone ou riposte ou retrait desmilitaires »…

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Le Défenseur des droits estimait également « qu’enl’absence de l‘autorité civile, à partir de 21 h 30,le choix de l’adaptation des objectifs et du dispositifà mettre en œuvre, malgré ce flou, a été laissé à laseule appréciation de la hiérarchie opérationnelle surle terrain ». En clair, les gendarmes ont été placésdans une situation où ils ont fait usage de la force pourdéfendre une « zone de vie » qui ne présentait pasgrand intérêt, jusqu’au drame.

Un gendarme confondu par unenregistrement vidéo

Dans une autre procédure judiciaire, le gendarme V.,qui avait grièvement blessé Elsa Moulin, une jeunemilitante anti-barrage, a été mis en examen le 17janvier 2017 pour « violences volontaires avec armepar personne dépositaire de l’autorité publique ayantentraîné une ITT supérieure à huit jours », selon desinformations obtenues par Mediapart. Ce gradé étaitentendu par les deux juges d’instruction toulousainesdans le cadre d’une information judiciaire ouverte

en janvier 2015. La jeune femme blessée s'étaitréfugiée dans une caravane avec trois autres jeuneszadistes, avant qu'un gendarme du peloton desurveillance et d’intervention (PSIG) de Gaillac neprenne le risque fou de lancer une grenade dedésencerclement à l'intérieur (voir notre reportage).

Après huit mois d’enquête, l’Inspection générale dela gendarmerie nationale (IGGN) a conclu, dans unrapport de synthèse du 15 septembre 2016, que «l’infraction de violences volontaires aggravées peutêtre retenue à l’égard du maréchal des logis-chef V. ».« Aucun élément de l’enquête n’accrédite la légitimitédu jet de la grenade dans la caravane par ce gradé,note le rapport. Par ailleurs, il est indéniable que lesblessures subies par Elsa Moulin ne peuvent avoir étécausées que par l’explosion de la grenade, au momentoù elle a voulu la saisir. »

Les grenades DMP (pour dispositif manuel deprotection) projettent 18 palets en caoutchouc dansun rayon d'environ dix mètres, avec une détonationde 150 décibels. Disposant d’un retardateur de 1,5à 2,5 secondes, cette arme intermédiaire est prévue« pour s’extraire d’un encerclement ou d’une prise

à partie par des groupes violents ou armés ». Selonle capitaine de l’IGGN chargé de l’enquête, si sonutilisation « peut se justifier pour l’approche d’ungroupe de plusieurs opposants, tel n'est pas le cass'agissant de l'évacuation d'une caravane dont lesoccupants ne sont pas agressifs ».

Son rapport souligne cependant la « fatigue physiqueet morale des gendarmes du Tarn face au harcèlementmoral et physique continu » des zadistes. Âgé de 47ans, le gendarme exerce toujours au sein du PSIGde Gaillac, l’équivalent en gendarmerie des brigadesanticriminalité de la police. Alors que l'IGGN, dansson rapport du 2 décembre 2014, estimait qu'il avait« commis une faute d'appréciation qui doit êtresanctionnée au plan professionnel », il n'a subi aucune

sanction administrative, selon l'un de ses avocats, Me

Alexandre Martin. « Les faits reprochés sont très loinde son profil, et ses supérieurs ont estimé qu'au vude sa carrière exemplaire, il n'y avait pas lieu de lesuspendre », explique l'avocat.

Voir ci-dessous la vidéo qui a confondu le

gendarme :

Présente par intermittence sur la ZAD de Sivens,Elsa Moulin, une éducatrice spécialisée de 25 ans,s’était ce jour-là réfugiée dans une caravane avec troisautres militants. Elle avait tenté de rejeter la grenadelancée par le gendarme, pensant qu’il s’agissait d’unelacrymo. L’enquête de l’IGGN confirme point parpoint le récit des faits qu’elle avait livré à Mediaparten octobre 2014.

Quand les pompiers, appelés à 15 h 40 par unemilitante, l’ont prise en charge, la jeune femmepleurait « à la fois de douleur et d’émotion », sesouvient l’un d’eux. Souffrant d’un « traumatisme parblast de la main droite », la jeune militante avait étéopérée en urgence à Albi le soir même, puis transféréeà Toulouse. Elle a dû subir de multiples séances decaisson hyperbare et de kinésithérapie pour rééduquersa main. Elsa Moulin souffre toujours d’un « état destress post-traumatique », selon l’expertise réalisée ennovembre 2016, à la demande de la justice, par unmédecin légiste et une psychologue.

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Depuis sa première audition dans le cadre d’uneenquête disciplinaire, en novembre 2014, le gendarmeV., aujourd’hui âgé de 47 ans, nie avoir lancé lagrenade dans la caravane. Contre toute évidence, ilmaintient avoir visé un groupe de zadistes qui seraientarrivés à sa gauche « renforcer les occupants de lacaravane ». « Comme ils étaient trop près, j’ai pris uneDMP et je l’ai jetée en me déplaçant […] en directionde l’herbe, en direction des zadistes », assure-t-il faceaux deux enquêteurs de l’IGGN venus à Toulouse, enjuin 2016, l’entendre en audition libre. Il n’aurait pasvu où la grenade était tombée, ni où elle a explosé,« deux carences […] d’autant plus surprenantes quece militaire est présenté comme un bon professionnel», s’étonne l’IGGN. Les occupants de la caravaneseraient ensuite sortis sans aucune récrimination. Etil les aurait escortés hors de la Gazad, sans jamaisremarquer qu’une jeune femme avait été grièvementblessée à la main.

Le gendarme V. prétend, lui, n’avoir découvert cetteblessure qu’un mois plus tard, en novembre 2014.C’est-à-dire un mois après la plupart de ses collèguesqui, auditionnés, ont affirmé avoir appris le soir mêmequ’une opposante avait été blessée par une grenade.

À la suite de l’intervention des pompiers, la cellulede renseignement de la gendarmerie Midi-Pyrénéesest, quant à elle, informée dès 16 h 48 qu’« uneopposante a été blessée à la main par une grenadeDMP » et souffre d’un « gros traumatisme à la main ».Manifestement, les chefs de la gendarmerie prennentl’affaire très au sérieux. À 18 h 39, un lieutenant-colonel de la région gendarmerie Pyrénées demandeau PSIG de Gaillac un décompte des grenades tiréesdans la journée et, à 19 h 58, il fait appeler l’hôpitald’Albi pour s’enquérir de l’état de la jeune fille.

La version du gendarme V. est contredite par unevidéo de la scène, mise en ligne sur YouTubepar un zadiste, et les déclarations de plusieurs desautres gendarmes présents. L’analyse de la vidéo parl’Institut de recherche criminelle de la gendarmerienationale (IRCGN) est particulièrement cruelle pourle gendarme. Contrairement aux accusations deplusieurs gendarmes auditionnés sur les zadistes «

adeptes des montages vidéo », l’IRCGN dément toutemanipulation de la vidéo et conclut au passage àtravers la fenêtre de la caravane d’un « objet » avecune « légère fumée », puis d’un « flash lumineux »correspondant à une explosion.

« La vidéo ne montre pas le maréchal des logisobserver une menace venant sur la gauche », relèvel’IGGN. On entend en revanche à plusieurs reprises legendarme inciter les jeunes à quitter la caravane : «Allez, dégagez, à trois je vous laisse partir », avant desortir une grenade de son gilet tactique et d’entamerun décompte : « Trois, quatre, je vous laisse partir,vous avez le choix. […] Sept, huit, sortez ! » tandisque les occupants tentent de négocier et hurlent : «C’est pas expulsable, putain ! » Les occupants de lacaravane « se sont sentis directement menacés par lasortie de grenade et le décompte », constate l’IGGN.Et « le fait que les occupants de la caravane en soientsortis sans faire de récriminations est contredit par lavidéo », poursuit-elle. On y entend en effet clairementun cri de douleur juste après l’explosion, puis un jeunehomme hurler : « Nan mais ça va pas nan !!! Ça vapas nan !! Ça va pas la tête ? »

Sur la trentaine de gendarmes auditionnés parl’IGGN, aucun n’a vu d’opposants s’approcher dela caravane. « Le sens de progression des supposésopposants implique qu’ils aient transpercé la vaguede refoulement, souligne l’IGGN. Or celle-ci étaitétanche selon les gendarmes la composant. » Et lestrois gendarmes locaux, postés en arrière-garde, « dontla mission était justement de détecter toute menace,n’ont pas vu des opposants s’approcher », précisel’IGGN. En revanche, ces trois gendarmes ont bienentendu une forte détonation. L’un d’eux, qui a vusortir « en gueulant » les occupants de la caravane, s’enétonne auprès du maréchal des logis-chef V. « Il étaitassez tendu, il m’a répondu quelque chose comme “Jesais ce que je fais” », relate le gendarme, entendu enavril 2016 par les enquêteurs de l’IGGN.

La scène leur est confirmée par un ex-gendarme deRabastens : « On a entendu crier dans une caravane, jeme suis demandé ce que V. faisait tout seul là. […] V.me semblait très énervé […] le troisième gendarme qui

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était avec nous a demandé à V. ce qu’il avait fait. V. luia répondu “Je sais ce que j’ai à faire”.C'est là que jeme suis dit que V. était sur les nerfs. » Selon l’IGGN,ce « refus d’explication » du gendarme auprès de sescollègues « accrédite l’hypothèse d’un acte illégitime».

Un gendarme: «On faisait un peu n’importequoi»

Le gendarme V., entendu en audition libre en juin2016, reste droit dans ses bottes. « Rien ne corroborevotre version, s’agacent les enquêteurs. Commentexpliquez-vous les blessures occasionnées à uneoccupante de la caravane ? »« Je ne saurais vousdire, élude le gendarme. Ils fabriquaient tellementd’explosifs avec des canettes de bière que quand celaexplosait, ça faisait des vapeurs vertes, des cocktailsMolotov, des pétards, des tubes en PVC. » Quand lesenquêteurs lui demandent s’il n’existait pas une autresolution au tir d’une grenade de désencerclement, legradé se braque : « Désobéir à ma mission et partir encourant. Cela aurait été laisser le terrain aux zadistes.» Dans son rapport de synthèse, l’IGGN conclut quecette « attitude étonnante » du mis en cause, qui ne« cherche pas à expliquer ces contradictions », peutcorrespondre à « une stratégie de défense prédéfinie ».

Ce 7 octobre 2014, environ 35 gendarmes locaux et desPSIG de Gaillac, Albi et Castres avaient pour missiond’évacuer la zone dite de Gazad, en aval du chantierdu barrage, pour permettre l’enlèvement du camping-car d’un zadiste par un dépanneur. Les zadistes, dontElsa Moulin, qui dormaient à la métairie neuve, sesouviennent d’avoir été réveillés par l’arrivée desgendarmes braquant leur Flashball sur eux, alorsqu’ils étaient encore dans leur duvet. Scène ordinaired’une confrontation quotidienne entre gendarmes etopposants au barrage, qui s’était intensifiée avec ledébut du déboisement, fin août 2014.

L’enquête sur la blessure d’Elsa Moulin éclaire l’étatd’esprit des gendarmes et le degré de violence quiexistait à Sivens, une semaine avant la mort deRémi Fraisse. Les gendarmes des brigades territorialessoulignent l’« usure » de leurs collègues PSIGemployés depuis deux mois et demi en permanence

à Sivens et un « énervement des deux côtés ». «Tout le monde en avait plein les bottes. Nous devionstenir le terrain mais nous n’étions pas équipés, pasentraînés pour cela », résume un gendarme de labrigade territoriale de Rabastens. L’IGGN juge lestémoignages de ces gendarmes locaux « plus précis etobjectifs que ceux des PSIG » qui, confrontés depuisdes semaines au « harcèlement continu des opposantsles plus virulents », ont développé une « vision deschoses partiale ».

Les agents des PSIG auditionnés racontent « un rythmede travail très difficile » – des « journées de 17à 18 heures » – et l’absurdité de leur mission –reprendre chaque matin le terrain perdu la nuit. « Ils’agissait de mission de maintien de l’ordre et parfoisde rétablissement de l’ordre, c’est-à-dire les mêmesmissions qu’en gendarmerie mobile sans le matériel,ni la formation », regrette un sous-officier du PSIGd’Albi. « Sur ce coup-là, j’ai eu le sentiment quenous avons travaillé pour une entreprise plus que pourl’État, déplore un gradé de la brigade de recherche deGaillac. Nous repoussions les zadistes pour que lesentreprises puissent travailler et le soir on laissait leterrain aux zadistes. Cela tous les jours, à force c’estlassant. »

Le 5 novembre 2014, une longue cicatrice marquait la main d'Elsa Moulin, à caused'une incision réalisée par le chirurgien pour éviter une nécrose des tissus. © LF

Désormais retraité, un gendarme de Rabastens se lâcheet reconnaît qu’un tipi a été saccagé le 7 octobre parses collègues. « Je me demande même si un gars duPSIG n’y a pas mis le feu. C’est là que je me suis ditqu’on faisait un peu n’importe quoi. » Le même jour,le commandant du PSIG d'Albi est filmé en train dedonner des coups à un opposant se trouvant au sol.

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La hiérarchie elle-même prend ses aises avec lalégalité. Appelé le 7 octobre pour réaliser la mise enfourrière du camping-car, un gendarme de Rabastensobjecte à son supérieur que sur un terrain privé ilexiste une longue procédure à respecter, avec lettrede mise en demeure au propriétaire du véhicule,qui dispose alors d’un délai de dix jours pourréagir. « Le chef d'escadron n'était pas d'accord surcette procédure, relate le gendarme, spécialiste desinfractions routières. Du coup, le chef d'escadron L.[commandant de la compagnie de gendarmerie deGaillac – ndlr] a appelé le procureur, monsieur Derens[le procureur d’Albi – ndlr], qui lui dit “allez-y, je vouscouvre” ».

C’est ce même supérieur qui, ensuite, n’a pasjugé utile de sanctionner le gendarme V., allantjusqu’à nier l’évidence pour mieux le soutenir. «Le chef V. m'a indiqué, après la diffusion de lavidéo, les circonstances dans lesquelles il avait dûemployer cette grenade, à savoir l'arrivée d'un grouped'opposants se dirigeant vers Gazad, tranche le chefd’escadron L., entendu par l’IGGN en mars 2016. Jen'ai pas de raison de mettre en doute ce qu'il dit. » Trèsapprécié par ses chefs et ses collègues, le gendarme de47 ans est décrit comme « professionnellement carré etrigoureux ». « Avec lui, je partirais à la guerre, lâcheun de ses subordonnés du PSIG de Gaillac. Il travailletoujours en sécurité. Je ne l’ai jamais vu faire preuvede violence gratuite. »

Ses supérieurs, le chef d’escadron L. et le lieutenant-colonel Rénier, commandant du groupement degendarmerie du Tarn, ont même soutenu au départque la vidéo montrant V. en train de lancer lagrenade aurait été tournée le 8 octobre, et non le 7.« L'évacuation par les pompiers d'une femme blesséeà la main par une grenade étant datée du 7 octobre2014, le colonel Rénier est en conséquence dubitatifsur le fait que la jeune femme visible sur la vidéoait été blessée », note l’IGGN. S’agit-il une tentatived’enfumage pour minimiser le geste fautif de leursubordonné ?

Curieusement, le décompte des munitions, remispar la gendarmerie du Tarn aux enquêteurs del’IGGN, affirme qu’aucune grenade DMP n’aurait été« consommée » le 7 octobre. Quant à la caravane,elle a été enlevée dès le 8 octobre par un dépanneurdu coin, puis détruite sans plus de formalités. Selonle responsable de la casse, la gendarmerie leur auraitsimplement demandé de « foutre cela en l’air ». Ledépanneur, lui aussi entendu par l’IGGN, se souvientd’avoir reçu la réquisition d’enlèvement de la caravane« seulement trois ou quatre mois après », un délaiinhabituel. N’en restent que les images filmées le soirmême et jamais diffusées par deux journalistes pourM6, montrant un matelas perforé par une explosion etdes galets en caoutchouc. Sans l’émoi provoqué par lavidéo filmée par un zadiste, la gendarmerie s’en seraitdonc fort probablement tenue à la version mensongèredu gendarme incriminé.

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