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Une lettre inédite (1140) de Bernard, prieur de San-Saturno, à Pierre, abbé de Saint-Victor La lettre de 1140 environ, jusqu'à ce jour inédite, que nous soumettons à l' attention du lecteur, présente un singulier intérêt, puisqu'elle éclaire à la fois un aspect de la vie monastique au sein de la congrégation victorine et quelques événements ou figures du temps (l). Bernard, prieur du monastère San-Saturno de Cagliari, écrit à Pierre, abbé de Saint-Victor de Marseille, de qui sa maison dépend, pour intercéder en faveur d'un moine, Hector, autrefois prieur d' Octon (2). Par suite de désaccords survenus entre lui et son abbé, ce moine, fuyant le Languedoc, est venu chercher refuge au sein de la communauté confiée aux soins de Bernard. La lettre de ce dernier, pleine d'humanité, témoigne d'un grand amour fraternel à l'égard du fugitif. Selon l'image que suggèrent les termes nlêmes de la nlissive, ne réussissant pas à vaincre les tempêtes de son coeur, Hector a préféré affronter les dangers d'une traversée hasardeuse vers le port il trouverait refuge et compré- 1. Cette lettre nous a été signalée par M. le professeur A. Boscolo, que nous remercions ; il l'a repérée dans un ms. de la Bibliothèque Nationale de Paris. Nous la publions en annexe à cette étude. 2. L'identification devenue traditionnelle depuis B. Guérard, d'Octobanium que nous remercions pour son aimable obligeance, suggère avec raison de voir en Octobianum la commune d'Octon, canton de Lunas (Hérault). Prieuré et église étaient situés alors SUT le territoire du diocèse de Lodève. En 1612 le prieuré appartiendra à l'abbaye de Saint-Pons de Thomières, à la suite sans doute d'un échange survenu entre l'abbaye de Vabres et cette dernière : Gallia christiana, t. VI, lnstr., col. 98. Cf. aussi Dictionnaire topographique de l'Hérault (Paris, 1865)1 au mot c Octon », p. 136.

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Une lettre inédite (1140)

de Bernard, prieur de San-Saturno, à Pierre, abbé de Saint-Victor

La lettre de 1140 environ, jusqu'à ce jour inédite, que nous soumettons à l'attention du lecteur, présente un singulier intérêt, puisqu'elle éclaire à la fois un aspect de la vie monastique au sein de la congrégation victorine et quelques événements ou figures du temps (l).

Bernard, prieur du monastère San-Saturno de Cagliari, écrit à Pierre, abbé de Saint-Victor de Marseille, de qui sa maison dépend, pour intercéder en faveur d'un moine, Hector, autrefois prieur d 'Octon (2). Par suite de désaccords survenus entre lui et son abbé, ce moine, fuyant le Languedoc, est venu chercher refuge au sein de la communauté confiée aux soins de Bernard.

La lettre de ce dernier, pleine d'humanité, témoigne d'un grand amour fraternel à l'égard du fugitif. Selon l'image que suggèrent les termes nlêmes de la nlissive, ne réussissant pas à vaincre les tempêtes de son cœur, Hector a préféré affronter les dangers d'une traversée hasardeuse vers le port où il trouverait refuge et compré-

1. Cette lettre nous a été signalée par M. le professeur A. Boscolo, que nous remercions ; il l'a repérée dans un ms. de la Bibliothèque Nationale de Paris. Nous la publions en annexe à cette étude.

2. L'identification devenue traditionnelle depuis B. Guérard, d'Octobanium

:rre~b~~~~n~~~r~~r J~~~~e;°v;~~~~e~~ ji~~~~~!rid~:' t"c~~~~) d:rt~v~:r~~~ que nous remercions pour son aimable obligeance, suggère avec raison de voir en Octobianum la commune d'Octon, canton de Lunas (Hérault). Prieuré et église étaient situés alors SUT le territoire du diocèse de Lodève. En 1612 le prieuré appartiendra à l'abbaye de Saint-Pons de Thomières, à la suite sans doute d'un échange survenu entre l'abbaye de Vabres et cette dernière : Gallia christiana, t. VI, lnstr., col. 98. Cf. aussi Dictionnaire topographique de l'Hérault (Paris, 1865)1 au mot c Octon », p. 136.

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hension. La prose de Bernard, une fois la part faite à une certaine emphase de style, est assez prenante dans la description de l'état d'âme du moine fuyant son monastère à la recherche d'un peu de paix.

Dans la letlre nous ne trouvons pas, il est vrai, des indications précises qui fourniraient un point de référence sûr à des faits bien déterminés, mais l'examen du cartulaire, tel que B. Guérard l'a édité, suggère une hypothèse qui fait du voyage d'Hector autre chose qu'une fugue banale causée par de simples oppositions de personnes.

Quels pouvaient être les motifs de dissension entre le religieux et son supérieur? Certainement des raisous graves pour justifier uue fugue jusqu'en Sardaigue, et par-dessus tout l'iuterveution de Bernard en sa faveur . Il est probable que commandant toute cette affaire il y a l'ancienne querelle d'intérêt jamais tout à fait réglée, entre les abbayes de Saint-Victor et de Vabres, duquel dépendait le prieuré d'Octon, querelle dont les chartes nous garden t quelques échos "'.

Nous tl'Ollvons là des documents qui remontent à 1127, treize ans avant notre lettre. Ils constituent un éloquent témoignage des viciss itudes qui troublèrent pour un long temps les relations entre les deux monastères. Dans la première qui est indiquée contme carta de difinicione conlroversiarum qune agebalur inter Bernardum abbalem Massiliensem el Ricaldum abbalem Vabrellsem, il est dit que ce dernier et ses moines avaient cherché à s'affranchir de l'obédience du monastère marseillais dont ils avaien t été un tcmps dépendants.

Sur l'intervention de l'archevêque d'Arles, Athon, et de l'évêquc de Rodez, Adhémar, responsable ecclésiastique de la région sur laquelle s'élevait l'abbaye de Vabres, le différend fut arrangé : l'abbé de Vabres et son monastère devaient, aux termes de l'accord, retourner sous l'obédience de l'abbé de Marseille, à laquelle ils s'étaient soustraits en invoquant le fait que l'abbaye de Vabres avait été fondée en 862 par Raimond J", comte de Toulouse, donc bien avant Saint-Victor (41. Par contre étaieut placées sous la juridiction

3. Cartulaire de Saint-Victor (édit. B. Guérard, Paris, 1857), t. II, chartes n" 785, 890, 891, 892.

4. Devie et Vaissette. Hist. gbl. de Languedoc (Toulouse, 1875), t. Il , nOI 159-160, col. 323-331.

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de l'abbé de Vabres les églises de Sainte-Marie d'Octon, de Sainte­Marie de Soumartre et celle de Lapeyre (6 ). L'acte en faveur de Ricauld, abbé de Vabres, délivré par Bernard, abbé de Saint-Victor, est contenu dans une charte de la même année 1127, où l'on peut lire comment étaient cédés, en même temps que ces églises, tau. les biens en dépendant.

Ces événements peuvent fournir une explication à la fugue du prieur Hector, et par-dessous tout à l'attitude de particulière bien­veillance du prieur de San-Saturno à son égard. En fait, treize ans seulement s'étaient écoulés depuis le moment où avait été reconnue, par l'accord intervenu entre les abbayes de Saint-Victor et de Vabres, la dépendance de l'église Sainte-Marie d'Octon par rapport à cette dernière. Aussi est-il probable que bien des moines ne voyaient pas d'un très bon œil ce transfert d'obédience. Ceci peut du reste se comprendre sans peine sous son aspect hunlain, la vieille controverse entre les deux abbés n'ayant pas manqué de créer un climat d'ani­mosité entre les religieux de l'un et l'autre parti. Voilà comment peut être située l'aventure d'Hector en conflit avec son abbé pour des motifs que Bernard, prieur de San-Saturno, et Pierre, abbé de Saint-Victor, devaient bien connaître. Quand donc Hector ne put plus trouver dans l'obéissance la force de résister, il s'enfuit, cherchant refuge à Cagliari.

Cette fugue en Sardaigne s'éclaire si nous pensons au trafic qui existait alors entre l'île et la Provence. Trafic d'une indéniable importance et Inêmc assez intense, lant pour le commerce du sel que pour d'autres marchandises (6), Les Viclorins étaient au premier chef intéressés par de tels échanges.

Dans son magistral ouvrage, A. Boscolo a très bien étudié les péripéties de la pénétration monastique marseillaise en Sardaigne, et montré quels effets bénéfiques résultèrent de l'activité victorine dans le domaine aussi bien des arts ou de l'agriculture que de la spiritualité (1) .

S. Notre-Dame de Somarde ou d'Essomarde doit être très probablement Soumartre. sur la commune de Faugères (Hérault), alors sur le diocèse de Béziers: Gallia christ., t . 1. 278 et t . VI, 408. Petra, ne peut être que Lapeyre, commune de Versols (Aveyron); la charte n° 890 du Cartulaire de Saint-Victor porte en effet pour cette dernière église la précision : « appartient au diocèse

de RO~D.e~~n~~o~~;n~~tutr~~fs J(c~~iWr~S 19ii)~ ~~l~ ~c;;.gua). 7. A. Boscolo, L'abbaziil di San Vittore, Pisa e la Sardegna (Padova, 1958),

p. 15, 19, 21.

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Comme il existait un courant commercial assez régulier entre la Provence et l'i1e 'B', il était relativement facile de s'embarquer à destination de Cagliari, où Hector selon toute probabilité dut débarquer au quai de Por/u salis "'.

En ceUe période le monastère de San-SatuJ'Oo était l'un des plus flori ssants et riches de la Sa" daigne, avec sa propriété foncière de vaste étendue, dont une partie était réservéc aux jardins, ou cultivée en grains ou plantée de vignes, l'autre partie étant réservée aux pâturages. En conséquence les envois ùe subsides en provenance du monastère de Cagliari et à destination de l'abbaye marseillaise étaient fréquents (10'. Camme on peut le voir, les r apports entre San-SatuJ'Oo et Saint-Victor n'éta ient pas en 1140 exclusivem ent de dépendance. Le monastère de Cagliari pesait alors d'un certain poids dans l'organisation de l'économie victorine. De toute évidence, compte tenu de tels rapports, une place première revenait dans la hiérarchie victorine au prieur de San-Saturno, qui était alors Bernard. Homme très actif, il prit une part importante dans divers conllits avec l'archevêque de Cagliari, Constantin, a u sujet de certaines don a lions. Conflits terminés par l'intervention de la curie romaine en faveur des moines (11 ) .

L'abbé de Saint-Victor et le prieur de San-Saturno ne pouvaient entretenir, pour ces motifs et pour bien d'autres encore, que des rapports de considération réciproque, qui expliquent aisémen t l'intervention de Bernard en faveur du fu gitif. Ce dern ier devait être un esprit inquiet. Une première fois n'avait-il pas cherché à se sonstraire par la fuite à l'autorité de son propre abbé, venan t delnander protection à celui de Saint-Victor? Bien que les motifs fu ssent certainement, répétons-le à sa décharge, d'une certaine gravité, dans sa leUre Bernard parle d'Hector comme de quelqu'un qui navigue au plus fort de la tempête, qui a subi l'influence de bien des malheurs, connu des vents contraires, e t qui n'a pu trouver un refuge sûr sinon en jetant l'ancre de son espérance en la misé­ricordieuse et paternelle compréhension de l'abbé Pierre.

8. E. Baratier, « Les relatÎons commerciales entre Marseille et la Sar-~:~~~~. ~a~:~~~ l~~~)~;~O~.n;it .Actes du VIe Congrès in ternational d'Etudes

10. A. B05colo, op. cil., p . 127, 129, 131. 11 . A. Boscolo, op. cil ., p. 56.

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A Cagliari Hector avait trouvé la paix et le réconfort de Bernard. Enfin, secoué par la gravité de J'action cOIDlnise, il ne demandait ricn d'au lre que de se SOUlucttre à nouveau à l'abbé de Saint-Victor et à exécuter ses ordres en toute fidélité. De ses intentions Bernard se porte garant, convaincu aussi que l'abbé ne manquera pas d'accorder son pardon au fugitif, montrant cependant une évidente et compréhensible préoccupation au cas Oil Hector serait renvoyé pOUf la troisième fois sous la juridiction de son précédent supérieur. C'est la raison d'être de l'ultime requête qui clôt la lettre.

NOlis ne connaissons ricn des décisions prises par l'abbé de Saint-Victor, et partant quel fut le sort du moine fugitif; mais celte lettre nous est apparue comme devant retenir malgré tout l'attention. Elle s'insère en efTet dans tout un contexte de controverses entre lcs diverses communautés, controverses qui nous sont connues à travers les actes officiels conservés dans les cartulaires, et snr lesquelles notre docnment jette une lumière plus concrète.

Que l'hypothèse avancée ne soit en rien hasardeuse, bien que treize années se soient écoulées enlre la signature de l'acte qui terminait en principe la querelle entre les abbayes et l'épisode d'Hector, nOLIS en trouvons la confirmation dans la permanence des mêmes difficultés un siècle plus tard. Lc 12 janvier 1217 l'abbé de Saint-Victor, Bonfils, qui un an auparavant avait opéré une réforme dans la discipline de la congrégation ( 2), accOll1plit une visite canonique au monastère de Vabres Oll s'étaient élevées des dissen­sions enlre les moines et leur abbé. Une fois sa visite soigneusement accomplie, et les parties ayant été entendues, Bonfils admonesta l'abbé, l'invitant à plus de diligence et à un plus grand souci de maint enir la paix dans son monastère, décidant dans le même

12. A. Boscolo, op. cit., p. 75. Cet abbé Bonfils s'intéressa vivement aux questions sardes, suggérant de prudentes mais efficaces mesures pour sauve­garder les intérêts victorins face à la hiérarchie de J'île, ainsi que vis-à-vis de

À~s;au~t ~in~{e:arf:s s~v;:!;~i~~o~~ul~at~~~~b~ee ~;i~~e~~~o~n d~on~~l:;cih~ en Rouergue », dan~ Annqle$ d~ Midi, t. XyI (1904), p. 464-465.

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temps le transfert dans d 'autres maisons des moines dont la présence dans leur abbaye s'avérait indésirable, afin qu'ils puissent vaquer là plus efficacement au service de Dieu et au salut de leur âme 031.

Giancarlo SORGIA.

ANNEXE

Lettre de Bernard, prieur du monastère victorin San-Saturno de Cagliari, à Pierre, abbé de Saint-Victor de Marseille. pour lui recommander le moine Hector, ancien prieur d'Octon, qui a fui son prieuré.

Bibl. Nat. Parts, Ms nouv. acq. lat. 1304, f. 253-254.

Cagliari (1) circa 1140 '.

P[etrol, Del gratla, venerablll abbatl MassUiensl, B[ernardusl. Sanctl Saturnl prlor, et Hector, quondam abltus prlor Octoblanl, nec non et alll tratres, Meles oratlones et salutem perpetuam ln Domino. Sicut a nauta, ln tempestatibus poslto, diversas procellas passa hine notho tlante, in barea spirante, portus apetitur, anchora jacltur, sic supra­dlctus Hector, prlor Octoblanl, ln adversltate constltutus, ad vestram contuglt pletatem et in vobls, quasi ln tuto portu, spel anchora ponlt, karlsslme pater, quod alla jam vice persecutlonem abbatls sul fuglens Bub vestrum confuglt refuglum. Nunc vero secundo ab eodem 1l1ud idem Inluste sustinens ln tanta mestit1a cor elus devenlt ut eurn fugere et ultra mare recedere disponeret. Quo facto, dei mtserlcardla larglente, ad portum caralltanum navls apulsa est ubl cum ad nos venlsset allquan­tulam a nobls consolatlonem susclplens et jam Itlnerls sul penltens Ibidem nabis canslUantibus remanslt, Quia nabis pra sua banltate et honestate multum carus habetur culus voluntas est vobls per omnia et ln omnibus obedlre, servlre et precepta vestra flrmlter observare. Qua propter vestram pletatem prout possumus Ipse et nos Imploramus quate­nus mlserlcordle vestre oculls resplcere dlgnemlnl, et qulcquld vobts placuerlt Quad faclat tantum sub elus non redlgatur potestate nabis rogamus vestris literls culus deslgnetls. Valete. Pax.

13. Cartulaire de Saint-Vic tor, 1. Il, charte n" 891. p. 279.

* Notre lettre peut être approximativement datée des années quarante : une charte du petit cartulaire (Cartulaire de Saint-Victor, t. II, n" 1008 , p. 467) concernant San-Saturno de Cagliari, donne en effet Bernard comme prieur de ce monastère en 1141.