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L ’anecdote avait pris valeur de condamnation. Consultée en mars 1848 sur l’organisation du suf- frage universel, l’Académie des sciences n’aurait livré qu’un diagnostic fantaisiste. Chargée de lever les dif- ficultés que présentait le dépouillement attendu de plus de neuf millions de voix 1 , elle se serait méprise en repre- nant le mode de décompte de la Monarchie censitaire. D’où un chiffre où l’ineptie le dispute à l’accablement : le dépouillement allait prendre jusqu’à trois cent cinquante- quatre jours. Caricaturée, l’expertise avait donné nais- sance à une idée aussi fausse que tenace : l’organisation du suffrage universel s’était faite grâce aux « juriscon- sultes » du ministère de l’Intérieur et par les seuls « répu- blicains de la veille ». Elle était leur grande œuvre 2 . Pour l’occasion, la romancière et prêtresse de la République, la comtesse Marie d’Agoult avait enfourché son cheval de bataille. Ceux qui juraient l’opération « matériellement impossible» n’étaient que des «habiles» – et de désigner pêle-mêle les hommes de l’Institut et les adversaires politiques du nouveau gouvernement 3 . Habiles : le mot revient sous la plume de l’ancien ministre de Louis- Philippe, Odilon Barrot, comme un chef d’accusation. Mais pour dénoncer cette fois « l’école logicienne, celle qui se formule en équation pour ainsi dire algébrique et qui poursuit l’absolu dans la politique, c’est-à-dire l’école la plus absurde et la plus dangereuse qui puisse exister pour un État 4 ». En dépit d’intentions opposées, les jugements finissaient par se rejoindre : ici dans la méfiance, là dans la défiance pour ces savants restés anonymes. L’historiogra- phie de la Seconde République n’est pas en reste. Pour UNE INGÉNIERIE POLITIQUE. AUGUSTIN CAUCHY ET LES ÉLECTIONS DU 23 AVRIL 1848 Olivier Ihl 1. Le gouvernement provisoire issu de la révolution de Février annonça, dès le 2 mars, la tenue d’élections générales pour nommer une Constituante. Les électeurs devaient élire neuf cents représentants au scrutin plurinominal majoritaire dans le cadre du département. Prévu d’abord pour le 9 avril, ce dernier fut repoussé au 23 avril sous la pression de « difficultés matérielles ». Sur son déroulement, voir Raymond Huard, Le suffrage universel en France, 1848-1946, Paris, Aubier, 1991, pp. 19 et suiv. 2. Voir Paul Bastid, L’avènement du suffrage universel, Paris, Puf, 1948, pp. 26 et suiv. 3. Daniel Stern [pseudonyme] Histoire de la Révolution de 1848, Paris, Charpentier, 1862, t. II, p. 193. 4. Odilon Barrot, Mémoires posthumes, Paris, Charpentier, 1872, t. II, p. 100. 4 DO SS IER Genèses 49, déc. 2002, pp. 4-28

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Genèses, 49, décembre 2002, p. 5-25.{numéro consacré aux "Formes et formalités du vote" et coordonné par Olivier Ihl et Nicolas Mariot}Cet article examine ce que recouvre l’expertise des mathématiciens et géomètres de l’Académie des Sciences dans l’organisation du suffrage universel lors du scrutin du 23 avril 1848. L’historiographie n’a cessé d’insister sur le rôle prééminent des juristes emmené par Cormenin dans ces préparatifs. Or, l’emprise des ingénieurs réformateurs fut essentielle. Et avec eux une « science de gouvernement » sur laquelle se penche l’auteur. Celle d’un savant : Augustin Cauchy, célèbre mathématicien français du XIXe siècle. Celle d’un réseau aussi : celui des Ponts et Chaussées et de l’Ecole Polytechnique. Analyser leur part dans les Instructions électorales d’avril 48 ne revient donc pas à réparer une injustice mais à analyser l’entrée en jeu d’une véritable ingénierie électorale.

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L’anecdote avait pris valeur de condamnation.Consultée en mars 1848 sur l’organisation du suf-frage universel, l’Académie des sciences n’aurait

livré qu’un diagnostic fantaisiste. Chargée de lever les dif-ficultés que présentait le dépouillement attendu de plusde neuf millions de voix1, elle se serait méprise en repre-nant le mode de décompte de la Monarchie censitaire.D’où un chiffre où l’ineptie le dispute à l’accablement : ledépouillement allait prendre jusqu’à trois cent cinquante-quatre jours. Caricaturée, l’expertise avait donné nais-sance à une idée aussi fausse que tenace : l’organisationdu suffrage universel s’était faite grâce aux « juriscon-sultes» du ministère de l’Intérieur et par les seuls «répu-blicains de la veille». Elle était leur grande œuvre2. Pourl’occasion, la romancière et prêtresse de la République, lacomtesse Marie d’Agoult avait enfourché son cheval debataille. Ceux qui juraient l’opération « matériellementimpossible» n’étaient que des «habiles» – et de désignerpêle-mêle les hommes de l’Institut et les adversairespolitiques du nouveau gouvernement3. Habiles : le motrevient sous la plume de l’ancien ministre de Louis-Philippe, Odilon Barrot, comme un chef d’accusation.Mais pour dénoncer cette fois «l’école logicienne, celle quise formule en équation pour ainsi dire algébrique et quipoursuit l’absolu dans la politique, c’est-à-dire l’école laplus absurde et la plus dangereuse qui puisse exister pourun État4». En dépit d’intentions opposées, les jugementsfinissaient par se rejoindre: ici dans la méfiance, là dans ladéfiance pour ces savants restés anonymes. L’historiogra-phie de la Seconde République n’est pas en reste. Pour

UNE INGÉNIERIE

POLITIQUE.

AUGUSTIN CAUCHY

ET LES ÉLECTIONS

DU 23 AVRIL 1848

Olivier Ihl

1. Le gouvernement provisoire issu de la révolution de Février annonça, dèsle 2 mars, la tenue d’élections généralespour nommer une Constituante. Les électeurs devaient élire neuf centsreprésentants au scrutin plurinominalmajoritaire dans le cadre du département. Prévu d’abord pour le 9 avril, ce dernier fut repousséau 23 avril sous la pression de «difficultés matérielles». Sur son déroulement, voir RaymondHuard, Le suffrage universel en France,1848-1946, Paris, Aubier, 1991, pp. 19 et suiv.

2. Voir Paul Bastid, L’avènement du suffrage universel, Paris, Puf, 1948,pp. 26 et suiv.

3. Daniel Stern [pseudonyme]Histoire de la Révolution de 1848, Paris,Charpentier, 1862, t. II, p. 193.

4. Odilon Barrot, Mémoires posthumes,Paris, Charpentier, 1872, t. II, p. 100.

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Charles Seignobos, le recours à l’Académie des sciencesn’a été que prétexte à d’erratiques performances mathé-matiques5. Une façon de dire que le gouvernement provi-soire avait relevé un défi que les savants, eux-mêmes,n’étaient pas parvenus à mettre en équation. Mémoria-listes et historiens n’ont pas osé mettre en doute unconstat aussi vigoureusement asséné. Sans doute ont-ilscraint de n’être pas assez versés dans les aspects tech-niques de la «mécanique électorale». Ou de mettre à maldes engagements qui en s’emparant de l’expérience enont pourtant fait oublier l’histoire. Car du coup, c’esttoute l’emprise des ingénieurs réformateurs sur l’organi-sation du suffrage universel qui s’en est trouvée occultée.Et avec eux une science de gouvernement, celle qui a traitau maniement des technologies du suffrage. Derrière lafigure décriée de la Science, il y avait des savants. Un enparticulier : Augustin Cauchy, l’un des plus célèbresmathématiciens français du XIXe siècle. Un réseau aussi :celui des Ponts et Chaussées et de l’École polytechniquequi, au sein du Bureau des longitudes, militait depuis desannées contre le ministère Guizot. Reconstituer leur rôledans les préparatifs des Instructions électoralesd’avril 1848 ne revient pas à réparer une injustice. C’estanalyser l’entrée en jeu d’une ingénierie électorale, enretrouvant le sens des concepts comme des savoir-faire,des transactions comme des concurrences qui en formentla trame.

Les énigmes du vote universel

Pourquoi s’intéresser à la disqualification de cetteexpertise électorale? Il y a, en fait, plusieurs raisons pourrouvrir, ou plutôt ouvrir un tel «dossier». La première, laplus évidente, ce sont les « obscurités » qui émaillent legrand récit des préparatifs du premier scrutin au « suf-frage universel » : pourquoi le gouvernement provisoires’est-il adressé à l’Académie des sciences et non à l’Aca-démie des sciences morales et politiques qui portait bienhaut le flambeau d’une « science de gouvernement » ?Quels problèmes posait exactement le dépouillement dece premier scrutin de masse? D’où viennent les formulesde calcul qui émaillent à partir de début avril 1848 les cir-culaires électorales du ministère de l’Intérieur, précisantet rectifiant de nombreuses dispositions initiales? Com-ment les autorités ont pu connaître pour le département

5. Charles Seignobos, La Révolution de 1848 et le Second Empire (1848-1859), in Ernest Lavisse (éd.), l’Histoire de la France contemporaine,Paris, Hachette, 1921, t. VI, p. 74. Même tonalité chez Georges Weil qui,rangeant « la docte assemblée» dans le camp des conservateurs et présentant l’expertise comme étantde sa seule initiative, écrit « les calculsde l’Académie furent déjoués», Les élections législatives depuis 1789,Paris, F. Alcan, 1895, p. 169.

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de la Seine, le plus peuplé des départements français, lesrésultats avant même la fin du dépouillement qui duraquatre jours? Certains commentateurs du temps parlentde la «méthode probabiliste» mais sans donner d’indica-tion. Il est vrai que d’autres avaient fait plus : ils enavaient énoncé les règles. Ils s’étaient mis à la tâche. Unzèle pour lequel ils pouvaient espérer être récompensés.Seconde raison : cette disqualification, sentence restéesans jugement, a fait perdre de vue l’action des ingé-nieurs, statisticiens et géomètres dans l’«organisation» dusuffrage universel. Leur rôle fut assez semblable aux prac-titioners de l’Angleterre des Tudor s’élançant à l’assaut del’« arithmétique politique » grâce à leurs travaux sur leseffets d’escompte, les pompes à air ou les tables de morta-lité6. Il peut aussi s’analyser comme une revanche: celledes ingénieurs polytechniciens contre les promoteurs del’économie politique, hostiles aux modèles mathéma-tiques comme à l’interventionnisme des hommes de18487. Reste qu’avec les uns ou avec les autres, la compa-raison conserve sa part d’approximation. Il ne s’agissaitpas, en avril 1848, de fonder une nouvelle science, celledes élections, mais simplement de forger – et dans la préci-pitation – des techniques auxiliaires du pouvoir. D’abré-ger les opérations de collecte, de totalisation et de classe-ment des voix recueillies. Compter des bulletins : c’estmaintenant l’objet de cette instrumentation scientifiquequi paraîtra bien élémentaire. Livrer les résultats d’uneélection : n’est-ce pas, à l’heure des enquêtes « sortie desurnes » ou de l’informatique, le signe par excellenced’une science infuse? Sauf qu’en portant sur des millionsde votants, l’opération pouvait légitimement inquiéter(Illustration 1). Elle n’avait pas de précédent compa-rable, s’organisait en quelques semaines, portait sur desbulletins qui contenaient, selon les départements, entretrois et trente-quatre noms devant être lus à haute voixlors du dépouillement, avec les prénoms, noms et quali-tés de chaque candidat y compris ceux n’ayant jamaisfait acte de candidature puisqu’il n’était pas juridique-ment requis de se déclarer.

La difficulté était réelle. Par comparaison, en 1847, lamoitié des collèges comptait moins de cinq cents électeurset encore les votants n’égalaient pas les inscrits. À Paris,sur les douze arrondissements, deux députés seulementtotalisaient plus de huit cents voix8. Pour autant, il nes’agit pas ici de s’engager dans ce que les Anglo-saxonsappellent une disputed autorship. Nulle intention de

6. Sur ces figures de savants et d’artisans, voir Eva G. R. Taylor, The Mathematical Practitioners ofTudor and Stuart England, Cambridge,Cambridge University Press, 1954.

7. Ces hommes (Charles Dunoyer,Charles Dupin, Joseph Garnier ou Michel Chevalier) trouvaient soutienau Conservatoire des arts et métiers ou au Collège de France mais surtoutauprès du ministère Guizot, voir MartinS. Staum, «French Lecturers in PoliticalEconomy, 1815-1848 : Varieties of Liberalism», History of PoliticalEconomy, vol. 30, n° 1, 1998, pp. 95-120.

8. Le Moniteur du 22 octobre 1847. Lors du débat parlementaire de février 1831, l’argument du nombreavait servi à dissuader d’abaisser le censen deçà de 240 francs : «comment peut-on à Paris faire voter sans confusion 36 à 40 000 électeurs?»,cité dans G. Weil, Les électionslégislatives…, op. cit., p. 144.

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réhabiliter les hommes de science face aux hommes dedroit (à qui toutefois la plus belle part fut faite dans l’his-toriographie), encore moins de dévoiler les secrets defabrication d’une loi, simplement de mieux comprendreles conditions qui furent à l’origine de sa mise en œuvre.La rédaction du célèbre décret proclamant le suffrageuniversel fut, on le sait, le fait de deux juristes Louis deCormenin et François Isambert. Présenté à la séance du2 mars, au ministère des Affaires étrangères, le texte futmis aux voix et adopté par le gouvernement provisoire ;deux jours plus tard, la discussion reprit pour en préciserles articles principaux9. Mais l’on sent bien qu’entre cesquelques lignes, codifiées à la hâte, et les volumineusesinstructions (plus d’une centaine de pages) adressées auxcommissaires de la République et aux maires par le 1er

Bureau de l’administration générale du ministère del’Intérieur, un travail spécifique a été réalisé. En un mot,que d’autres hommes sont entrés en scène.

Au lendemain de l’adoption du décret du 5 marsconsacrant le principe du suffrage direct et sans conditionde cens, l’inquiétude était vive. Louis Garnier-Pagès enrend compte: «Le principe décrété, l’exécution serait-ellepossible ? L’expérience faisait défaut. On entrait dansl’inconnu10.» Le chef de cabinet d’Alexandre Ledru-Rol-lin, Élias Regnault, y revient : «Le suffrage universel, silongtemps contesté en droit, si longtemps signalé comme

9. Sur cette «écriture», voir Alain Garrigou, «Le brouillon du suffrage universel. Archéologie du décret du 5 mars 1848», Genèses, n° 6, 1991, pp. 161-178.

10. Louis Garnier-Pagès, Histoire de la Révolution de 48, 1-Avènement du Gouvernement Provisoire, Paris, Degorce-Cadot, 1868, t. II, p. 2.

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Illustration 1. Cette caricature intitulée le «Triage parlementaire » illustre l’incertitude de l’équationdémocratique. Qui passera à travers le tamis et atteindra le Palais Bourbon? Ouvriers ou bourgeois ?Certains sont trop gros pour passer à travers le tamis. La Silhouette n° 19, dimanche 13 mai 1848. © D.R.

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impossible même dans l’exécution matérielle, se présentaità beaucoup d’esprits comme un immense problème11. »C’est à ces difficultés que furent invités à répondre lessavants enrôlés par le gouvernement. Non pas à revenirsur les principes du décret mais à encadrer les circulairesd’application, celles qui l’ont suivi, mis en œuvre et plu-sieurs fois amendé.

La réunion du 4 mars lança le processus. Le motif enétait d’examiner le projet de loi : à cette occasion, il futsuggéré de délaisser la représentation des territoires auprofit d’une logique démographique qui se voulait résolu-ment égalitaire. Le gouvernement décida que la Franceserait divisée en autant de «cercles électoraux qu’il y avaitde représentants à élire ; que la population seule serviraitde base». Mais comme l’observe L. Garnier-Pagès : «LaFrance devant être divisée comme les cases d’un échi-quier, sans égards aux limites départementales, ce travaildemandait des calculs considérables. » Claude Mathieu,polytechnicien et beau-frère de François Arago, fut invitéà l’entreprendre. Pour cela, il lui fut accordé « la facultéde s’adjoindre toute personne qui pourrait l’aider dans lerapide accomplissement de cette œuvre12 ». Cependant, ilapparut dès le lendemain que le temps exigé par un teltravail empêcherait la publication immédiate du décret.Armand Marrast imposa alors le scrutin de liste pardépartement. Mais la mission de C. Mathieu ne fut pasannulée. Son objectif était dorénavant de découvrir desmoyens de rendre «plus prompt et plus sûr» le décomptedes voix.

L’expertise de M. le baron de Cauchy

Sollicitée, l’Académie des sciences avait activé sonréseau de correspondants. Une vingtaine de projets devaitlui être retournée dans les semaines qui suivirent. Charles Dupin et Urbain Le Verrier furent nommés com-missaires, A. Cauchy rapporteur pour examiner les pre-miers d’entre eux. Mais très vite, le mathématicien prit ladirection des opérations ; il multiplia les comptes renduset rédigea trois mémoires. Le premier fut lu lors de laséance du 20 mars 1848 et publié dans la livraison desComptes rendus de l’Académie des Sciences du 3 avril :c’est la synthèse de deux projets, l’un du capitained’état-major d’Avout sur «Un moyen de dépouillementrapide et susceptible de vérification des listesélectorales », l’autre d’un correspondant de l’Académie,

11. Élias Regnault, Histoire du gouvernement provisoire, Paris,V. Lecou, 1850, p. 353.

12. L. Garnier-Pagès, Histoire de la Révolution…, op. cit., p. 3.

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Auguste Naquet sur «Les difficultés d’exécution de l’opé-ration qui a pour objet les élections nouvelles et sur diversmoyens que propose l’auteur pour lever ces difficultés»13,les deux autres des contributions personnelles : «Note surun moyen de rendre plus rapide le dépouillement du scru-tin dans les élections nouvelles » (publiée le 3 avril) et« Note sur le recensement des votes dans les électionsgénérales» (publiée le 1er mai)14.

Pour en faire une question «digne par son importancede fixer l’attention de tous ceux qui s’occupent de calculet d’opérations arithmétiques15 », plusieurs précautionss’imposent. La première est de construire un chiffre depopulation crédible. Il n’échappe pas à A. Cauchy que lecorps électoral repose sur des valeurs estimées dont lesmodes de construction sont pour le moins lacunaires. Onpeut mesurer la portée de sa méthodologie en la compa-rant à celle du chef de la Division de la statistique géné-rale de la France et secrétaire perpétuel de la Société destatistique de Paris, Alfred Legoyt, dans La France etl’étranger : études de statistique comparée16 qui proposeune évaluation de la participation électorale de 1815à 1846 ainsi que de 1848 à 1857. Avec A. Legoyt, peu depréalables sur les principes de construction des« données » : celles-ci sont regroupées en séries longuespar un objectivisme de la mesure tout à la gloire d’unEmpereur auréolé du titre d’inventeur du suffrage univer-sel pour «son» décret de février 1852. Au contraire, chezA. Cauchy, on va le voir : si elle est bien un critère desélection, la « source » s’impose par un parcours ; elleconstitue l’attribut d’une démonstration prenant son sensdes relations logiques que structure l’univers dans lequelelle s’insère. Faut-il reprendre les données des servicesstatistiques ? Certes, depuis une loi de janvier 1821, lesrelevés transmis par les préfets servent à élaborer un«tableau officiel de la population» mais celui-ci ne com-prend que l’état civil et le sexe. D’où le problème: com-ment connaître le nombre d’électeurs français âgés deplus de vingt et un ans et résidant depuis six mois dans unecommune? Le principe du recensement quinquennal étaitjusqu’en 1836 une fiction: l’administration se contentantde prescrire aux préfets d’ajouter à cet état de populationl’excédent des naissances sur les décès. De plus, ce n’estqu’en 1851 que furent ajoutés l’âge, la profession, lanationalité et le culte17. Que se manifesta également lavolonté d’isoler le nombre d’aliénés à domicile ou dans lesasiles qui ne votaient pas. Autre difficulté: les hésitations

13. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences.Institut de France, Paris, Gauthiers-Villars, 1848, vol. 1, t. XXVI, pp. 399 et suiv. Par la suite, le titre sera désignépar l’abréviation CR.

14. CR, 1848, vol. 1, t. XXVI, pp. 404 et suiv. ; pp. 469 et suiv. Augustin Cauchy à qui revenait la tâchede rendre compte de ces projets cessad’y donner suite après la tenue des élections. Les projets du mois de juin se rattachent à des appareils de vote pour les séances de l’Assembléenationale.

15. Ibid., p. 399.

16. Alfred Legoyt, La France et l’étranger : études de statistiquecomparée, Paris/Strasbourg, Berger-Levrault, 1864, vol. 1, pp. 275 et suiv.

17. D’où la «mansuétude» de l’articlede la circulaire du 8 mars consacré à l’inscription des électeurs : « Il ne serabesoin de faire de vérifications, quant à l’âge de vingt et un ans, que lorsqu’ilpourra s’élever quelque doute à cet égard», Recueil complet des actesdu gouvernement provisoire (fév-mai 1848), éd. et pub. par Émile Carrey, Paris, A. Durand,1848, p. 80. Sur le problème du«découpage juridique du peuple», voir Michel Offerlé, «L’électeur et ses papiers. Enquête sur les listes et les cartes électorales 1848-1939»,Genèses, n° 13, 1993, notamment pp. 36 et suiv.

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réglementaires sur la population dénombrée : celle dite«domiciliée» valait pour les états de population de 1806,puis de 1821 à 1836. Mais, en 1841, un changement inter-vint obligeant à dresser l’état de la population de fait :celle qui a passé la nuit dans la commune à une datedéterminée, la même pour l’ensemble de la contrée. On levoit : intérêt statistique et intérêt administratif sont loind’aller de pair. C’est pourquoi, cette connaissance,A. Cauchy préfère la déduire plutôt que de s’appuyer surdes dénombrements particulièrement imprécis18.

Il part de l’exemple du département de la Seine ets’appuie sur le recensement de 183619. Sachant que ledécret relatif aux élections prend pour base «un représen-tant pour 40000 habitants» et attribue à ce départementtrente-quatre députés, il extrapole à partir de quelquesvariables empruntées à l’Annuaire du Bureau des Longi-tudes. Le nombre des individus âgés d’au moins vingt etun ans? Il le déduit d’un calcul effectué par C. Mathieu(« sur 10 millions d’habitants, le nombre des individusâgés de 21 ans et plus est de 5808267») ce qui, rapporté àla Seine, donne 789924; ensuite, il confronte ce nombreau rapport hommes/femmes. Au terme de ces évalua-tions, une fourchette est livrée sur le nombre d’hommesâgés de vingt et un ans et plus : il «doit surpasser 394962et différer de peu de 407233» mais «attendu qu’il y auratoujours des individus qui négligeront d’user de leursdroits, on peut supposer le nombre des électeurs réduit àtrois cent mille »20. On le voit : il s’agit moins de« données » que d’approximations reconstruites. C’est àpartir de là qu’il effectue un calcul du temps requis par ledécompte des suffrages, sachant que chaque bulletin com-prend trente-quatre noms et que le recensement consisteen une lecture publique de son contenu détaillé.

«Le scrutin pourra donc produire 300 mille fois 34 ou 10 mil-lions deux cent mille noms qui devront être prononcés distinc-tement par ceux qui seront appelés à faire le dépouillementdes votes […]. Or, dans les élections municipales, on était par-venu à faire le dépouillement de 100 listes composées de12 noms chacune en une demi-heure environ. D’après cetteexpérience, une demi-heure semblerait devoir suffire audépouillement de 1200 noms, et une heure au dépouillementde 2400. Donc 4250 heures, c’est-à-dire environ 177 jours de24 heures chacun, ou, ce qui revient au même, 354 jours de12 heures chacun devraient être employés au dépouillement de10200 000 noms.»

À cela s’ajoutent les candidats non sélectionnés par lesComités électoraux21 : « en sorte qu’on ne pourra guère

18. Sur l’inclination des mathématiquesà soumettre leur objet aux propriétésqui en sont attendues, voir Imre Lakatos, Proofs and Refutations, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1982. L’analyse porte sur une formule d’Eulerconcernant les polyèdres.

19. Une manière de faire de nécessitévertu : en 1848, personne ne disposeencore des résultats du recensementeffectué deux ans plus tôt ; de plus, la fiabilité de celui de 1841 n’inspire pasconfiance du fait des résistances très fortes qu’il avait suscitées et dont la presse s’était fait largementécho : dans les campagnes, il fut assimiléau recensement des valeurs locatives et combattu, parfois armes à la main.

20. Il indique également mais sans la préciser une autre méthode :ajouter aux individus qui composent la garde nationale ceux âgés de cinquante-cinq ans et plus.

21. Sur ces candidatures, voir Yves Déloye, «Se présenter pour représenter. Enquête sur les professions de foi de 1848», in M. Offerlé (éd.), La professionpolitique, XIX-XXe siècle, Paris, Belin,1999, pp. 231-254.

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appeler plus de douze ou quinze noms par minute» : lalongueur de l’opération sera donc «doublée, ou même tri-plée ». Cette construction par l’absurde est faite pourdémontrer l’impossibilité de reconduire le dispositif exis-tant lors des élections censitaires. Elle fournit aussi unebase d’expérience pour des paramétrages qui doiventposer dans toute son étendue la nature du problèmeauquel il va s’attaquer : trouver les moyens d’effectuer«en un petit nombre de jours un si prodigieux travail».Solution immédiate: partager le décompte entre un grandnombre de scrutateurs. Les premières circulaires de marsen avaient déjà accru le nombre par rapport à la loi de183122. A. Cauchy va plus loin: il livre les éléments d’unetabulation du rapport entre nombre d’heures, nombre debulletins et nombre de scrutateurs. Connaissant la popu-lation admise dans chaque section de vote, les commis-saires de la République n’auront plus qu’à en assurer laventilation ou l’interpolation entre les valeurs extrêmes.La circulaire du 8 avril sur « les opérations préparatoires àla tenue des assemblées électorales » s’en est inspirée :«l’expérience a prouvé que 500 à 600 noms peuvent êtrelus et notés dans l’espace d’une heure par un groupe dequatre scrutateurs c’est-à-dire que dans une assembléecomprenant 2 000 électeurs chargés d’élire 12 représen-tants (au total 24000 au maximum), 6 tables ou groupesde scrutateurs feraient le travail de dépouillement en 7 ou8 heures23 ». Tandis que la circulaire du 8 mars accumulaitles formules évasives (« il sera bon de préparer un assezgrand nombre de tables» pour le dépouillement, avec desscrutateurs «en nombre suffisant»24), celle-ci fournit plu-sieurs annexes dont une intitulée Durée présumée du scru-tin d’une assemblée cantonale où se présenteraient quatremille votants dans l’hypothèse où tous les bulletins porte-raient chacun autant de noms qu’il y a de représentants àélire et où le dépouillement serait réparti entre six tables ougroupes de quatre scrutateurs supplémentaires (Illustration 2).Cet outil, mis au point dans la deuxième quinzaine demars, offre le moyen d’anticiper le nombre de scrutateurssupplémentaires requis dans chaque bureau. Mesure desflux d’électeurs, anticipation des temps de dépouillement,durée prévue d’ouverture des bureaux, clefs de répartitiondes communes appelées à voter: l’élection était bel et biensoumise aux règles du calcul. Dès le 30 mars, une circulairevient d’ailleurs rectifier les dispositions initiales del’article 9 du décret du 5 mars et de l’article 18 de l’instruc-tion du 8 mars qui n’admettaient qu’une seule assemblée

22. Selon la loi du 19 avril 1831, le président du collège électoral désignépar le roi choisissait un bureauprovisoire puis le collège nommaitquatre scrutateurs au scrutin de liste et un secrétaire au scrutin individuel.Les circulaires du 8-10 mars 1848suppriment le bureau provisoire : les scrutateurs au nombre de six sontpris parmi les conseillers municipaux et le président n’est autre que le juge de paix du canton : ils choisissentensuite le secrétaire (art. 18) et ajoutent, en cas de besoin,des scrutateurs supplémentaires.

23. Recueil complet des Actes…, op. cit., p. 339.

24. Ibid., p. 86.

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électorale par canton (à l’exception de la ville de Paris).Évaluations mathématiques à l’appui, A. Ledru-Rollinannonce que ces dispositions présenteraient « d’assezgrandes difficultés » à raison du « nombre très considé-rable d’électeurs que [les cantons] renferment ». D’oùl’autorisation de partager en plusieurs sections ceux dontla population totale dépasse « 20 000 habitants » : unchiffre qui n’est autre que l’hypothèse sur laquelleA. Cauchy a effectué sa tabulation, le nombre moyen deParisiens par arrondissement. L’idée était que chaque sec-tion ne devait «pas dépasser 1000 électeurs chacune»: lechiffre conseillé par A. Naquet et que reprend A. Cauchydans le premier Mémoire25.

Un idéalisme mathématique

Autre proposition que l’on doit à A. Cauchy : éviterque dans la capitale, le dépouillement ne se fasse dans lesmairies de chaque arrondissement26. Le 12 avril, le mairede Paris, A. Marrast, confie aux maires d’arrondissementle soin de créer des sections de vote par quartier et d’eninformer les électeurs par voie d’affiche27. A. Naquetproposait de faire correspondre les bureaux de vote aux

25. Circulaire du ministère de l’Intérieur du 30 mars 1848. Recueilcomplet des Actes…, op. cit., p. 265. Les commissaires de la Républiqueétaient invités, en l’absence de listesélectorales donnant le nombre attendud’électeurs, à effectuer ce sectionnementsur la «base approximative» d’un nombre de votants indiqué comme«le quart de la population totale».

26. Dans un arrondissement de trentemille électeurs, avec trente-quatrereprésentants à élire, on aboutirait à plus d’un million de noms decandidats à lire à haute voix. Or, en supposant une lecture publique de quinze noms par minutes (et donc de neuf cents à mille noms à l’heure),on aurait besoin, écrit-il, «de 100 jours à dix heures de travail par journée pour effectuer le dépouillement» (CR, op. cit., p. 402). Il s’agit d’une projection là encore effectuée sur la base du mode de décompte de la loi de 1831.

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Illustration 2. Une annexe dans la circulaire du 8 avril 1848 définissant le temps requis par le dépouillementdes bureaux de vote selon les standards calculés par A. Cauchy. © Archives départementales de l’Isère.

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compagnies de la garde nationale mais A. Cauchy sug-gère, lui, de les multiplier encore plus : «si l’on admettaitcette hypothèse [par compagnie], trois jours à dix heuresde travail par journée pourraient suffire au dépouillementdes votes dans chaque salle d’élection» et même «un oudeux jours si l’on établissait deux ou trois salles d’électionpar compagnie de manière à ce que chaque salle renfer-mât trois ou quatre cents électeurs»28. C’est finalement lasolution retenue dans les arrondissements les plus peu-plés. Dans la discussion sur le vote au chef-lieu de canton,le 29 septembre 1848, Jules Dufaure revient sur l’électiond’avril dans le 2e arrondissement qui est alors le plusimportant avec 36 000 électeurs : « il y a des sections devote presque dans chaque rue. On n’est obligé que dedescendre de chez soi pour aller porter son bulletin dansl’urne29 ». Grâce aux calculs effectués, le maire de Parisput annoncer – et ce avant même l’ouverture du scrutin,le 23 avril – que le dépouillement durerait trois jours (du25 au 27 au soir) et le recensement général à l’Hôtel deVille, une journée (le 28, essentiellement d’ailleurs pourexaminer les réclamations). Le point qui a tant étonnéL. Garnier-Pagès, son prédécesseur à la Mairie de Paris, àsavoir « la grande quantité des sections de vote» garde-fou contre toute «accumulation des électeurs»30 avait étémesuré et anticipé. À croire que les «foules électorales»pouvaient être domestiquées par la raison statistique.

La question des salles d’élections laisse toutefois unepart du problème en suspens: laborieux, le décompte desvoix s’annonce exposé aux erreurs. «Doit-on en conclure,se demande A. Cauchy, qu’il est impossible d’imprimer àl’opération électorale le caractère mathématique essentielà tout calcul qui offre quelque intérêt […] être non seule-ment praticable, mais encore exacte et porter sa preuveavec elle?31 » La réponse est évidemment dans la ques-tion. Pour assurer l’«exactitude» de ces opérations, il vas’inspirer de ce que les mathématiciens appellent desabaques, des tableaux graphiques qui facilitent les opéra-tions de calcul. La nomographie, ou sciences des abaques,est ancienne: elle s’est développée avec René Descartes,puis s’est professionnalisée avec les ingénieurs militaires.En ce milieu du XIXe siècle, elle passe pour une méthodetrès courue, notamment des polytechniciens qui en expor-tent l’usage vers les travaux publics (calcul des terrasse-ments), l’industrie, la banque ou l’assurance32. Le méca-nisme est le suivant : face à une difficulté, on élabore uneéquation qui la généralise, on classe graphiquement les

27. Arrêté du maire de Paris concernantles élections des représentants du peuple dans le département de la Seine, Recueil complet des Actes…, op. cit., p. 413. Même suggestion dans la circulaireministérielle du 6 avril pour les villesdensément peuplées : les électeursdevaient être regroupés par «quartiersou îlots de maisons» et des «avis placardés» devaient les informerde ces subdivisions.

28. CR, op. cit., p. 403.

29. Cité par G. Weil, Les électionslégislatives…, op. cit., p. 173.

30. L. Garnier-Pagès, Histoire de la Révolution de 48…, op. cit., p. 319.

31. C’est nous qui soulignons.

32. Historien des mathématiques, Ivor Grattan-Guiness rend compte des multiples composantes de ces procédures de formalisation dans une volumineuse thèse :Convolutions in French Mathematics,1800-1840. From the Calculus and Mechanics to MathematicalAnalysis and Mathematical Physics,Basel, Birkhaüser-Berlin, DeutscherVerlag der Wissenschaften, 1990, 3 t.

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solutions puis on fabrique un outil qui permette de lirerapidement le résultat. A. Cauchy n’«invente» donc rien.Il applique des techniques inventées ailleurs. D’autantplus qu’il dispose d’un «précédent», celui de M. Thoyer,employé à la banque de France dont il avait expertisé lemémoire, en 1841. Approuvée sur sa recommandation,améliorée par ses soins, cette étude visait à réduire letemps que la banque de France consacrait quotidienne-ment à la vérification des escomptes des effets admis :autrefois d’une demi-journée, il s’en trouvait ramené,grâce à l’introduction d’un abaque, à moins d’une demi-heure33. « Aujourd’hui ce n’est plus de la banque deFrance qu’il s’agit, c’est de la France elle-même. À lavérité, le problème à résoudre est toujours de rendre pra-ticable et facile une grande opération arithmétique ».Pour lutter contre les erreurs, surtout dans un pays dontla moitié des habitants ne savent ni lire, ni écrire, ni a for-tiori poser des multiplications ou des divisions, un paysqui continue à opérer des conversions avec les systèmestraditionnels de mesure associés aux biens ou à la mon-naie, l’aménagement de nouveaux formulaires dedécompte s’imposait.

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33. «Rapport sur une méthode abrégéede multiplication, présentée à l’Académie par M. Thoyer», CR, t. XII, p. 242 (1er février 1841). La version publiée dans ses ŒuvresComplètes, Paris, Gauthier-Villars,1878-1927, (par la suite désignées par OC), comprend deux illustrationsde tableaux mis au point par A. Cauchydans son Addition au Rapport. (OC, t. VI, op. cit., 1888, pp. 49 et suiv.).

Illustration 3. Une feuille de dépouillement proposée en modèle par la circulaire ministérielle du 6 avril 1848reprenant le système de pointage de M. Naquet discuté à l’Académie des Sciences. © Archives départementales de l’Isère.

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Le calcul est ici un moyen d’agir. Il mêle le regard del’ingénieur (qui instrumente des questions «pratiques»)au savoir-faire du mathématicien (qui « paramètre » lesopérations électorales) mais aussi aux «contraintes » del’administrateur (dont A. Cauchy prend soin de recon-duire les attendus réglementaires). Évidemment A. Cau-chy n’est pas sociologue. Il est aisé de mettre en évi-dence, dans ce projet ou dans d’autres, un idéalismemathématique. Son obsession ? Non pas de prévenir unvote de déférence ou de comprendre le rapport entreviolence et légalité. Non, simplement de prévenir destotalisations « disjointes », de contrer des résultats« incertains ». En somme, de « surmonter » des diffé-rences de convention et de confection. Pourtant, ce n’estpas tant le spécialiste de l’intégration des systèmesd’équations différentielles ou de la résolution des équa-tions algébriques de degré quelconque qui est mobiliséque l’ingénieur en mission. Lui qui, dans sa jeunesse,avait travaillé à la construction du port de Cherbourg enadopte la posture : inventer pour ses collaborateurs dessubstituts pratiques à des connaissances qu’ils n’ont pas ;les libérer de la sujétion qu’exercent de laborieux cal-culs. Pour cela, il s’oriente vers des tables de comptagesimplifiant les relations mathématiques auxquelles lesscrutateurs doivent recourir. Pédagogue, il conseille destechniques de numération élémentaires : écrire lenombre avec des points, disposer ces points selon desfigures géométriques ; affecter des attributs à desgroupes de bulletins pour, en les identifiant plus rapide-ment, les ajuster plus rigoureusement. Ce faisant, l’opé-ration se standardise, qu’il s’agisse du décompte des

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Les feuilles de pointage de M. d’Avout sont des tables à double entrée : les deux premièrescolonnes verticales renferment, avec les noms des candidats, des numéros d’ordre indiquant le rangdans lequel ces noms sont sortis. La première colonne horizontale renferme la suite des nombresnaturels. Chaque fois qu’un nom sort de l’urne, la première case vide qui suit ce nom est pointée et letravail terminé, le chiffre situé au-dessus de la dernière case pointée indique le nombre de voixacquises au candidat. Les feuilles de pointage d’A. Naquet correspondent, elles, à dix bandes verti-cales en tête desquelles s’inscrivent les noms de dix candidats. Chaque bande renferme des pointsrépartis entre plusieurs lignes horizontales superposées ; chacune d’elles renferme dix points divisésen deux groupes de cinq. Chaque fois que le nom d’un candidat sort, il est pointé («on couvre d’untrait de plume l’un des points qui appartiennent à la bande située au-dessus du nom prononcé»). Lesnombres 20, 40, 60 placés en avant de la seconde, de la quatrième et de la sixième ligne horizontalede points fournissent, le pointage terminé, le moyen de reconnaître immédiatement le total des voixobtenues par chaque candidat. C’est exactement la description des feuilles de dépouillement mises enplace par la circulaire ministérielle du 6 avril (Illustration 3).

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listes, du classement des candidats ou de la tabulation deleurs résultats.

Dernier apport explicite de cette expertise électorale :au lendemain des élections, A. Cauchy livre dans sa Notesur le recensement des votes dans les élections générales lesmoyens de calculer ce qu’on pourrait appeler un quotientde triage. La formulation générale en est la suivante:

«Après avoir appliqué le recensement général aux 34 ou aux42 ou aux 45… premiers candidats inscrits sur la liste d’unarrondissement très-populeux, et classé ces candidats dansl’ordre déterminé par le nombre total des suffrages acquis àchacun d’eux, cherchez celui de ces mêmes candidats qui occu-pera le 34e rang, puis divisez le nombre des votes qui lui ontété favorables par le nombre total des votants. Vous obtien-drez pour quotient un certain rapport et vous pourrez vouscontenter d’admettre dans la liste définitive les seuls candidatsqui, dans chaque arrondissement, auront réuni un nombre desuffrages supérieurs au produit du nombre des votants par lerapport dont il s’agit34.»

L’outil est destiné à répondre à un problème pra-tique : trouver un mode de recensement rapide et sûr àl’aide duquel on put, des procès verbaux qui donnaientles résultats du dépouillement des votes par circonscrip-tion, déduire avec facilité les noms des candidats appelésà représenter chaque département. Mais l’outil sera éga-lement utile pour anticiper sur le dépouillement desrésultats.

L’élection du 23 avril est faussement désignée commeun scrutin de liste. Il s’agit en fait d’un scrutin plurinomi-nal à un tour : les candidats arrivés en tête sont élus auprorata du nombre de sièges à pourvoir. L’électeur voteen composant sa propre liste qui n’est ni bloquée (lesbulletins qui comprennent moins de noms que d’élus àdésigner sont, par exemple, acceptés), ni encadrée parun régime de déclarations de candidatures (tous lesnoms mentionnés sont reçus et comptabilisés). D’où unproblème pour les scrutateurs : comment sélectionner lescandidatures susceptibles d’être élues sans avoir à fairede longs calculs sur l’ensemble des noms apparus dansles bureaux du département. L. Garnier-Pagès le note :« à Paris le nombre des candidatures dépassait touteprévision35. On l’évaluait à deux mille ; et l’appréciationrestait bien au-dessous du chiffre vrai ». Cette situationaccablait les organisateurs qui devaient pourtant se réunirà l’Hôtel de Ville pour le recensement général. D’oùl’intérêt du quotient proposé par A. Cauchy qui devaitfinalement jouer le rôle d’une probabilité conditionnelle.

34. CR, op. cit., p. 471.

35. C’est nous qui soulignons.

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Le procédé consiste à totaliser le nombre de votantsdans les quinze arrondissements de la Seine (le vote desmilitaires étant assimilé à un arrondissement supplémen-taire) et cela à partir des feuilles d’émargement. Parailleurs, le décompte effectué dans l’arrondissement leplus peuplé fournit une liste des trente-quatre candidatsarrivés en tête. Il suffit alors de calculer la quinzièmepartie du plus petit des nombres ainsi trouvés : « réunirau moins dans l’un des quinze arrondissements électo-raux un nombre de suffrages supérieur à cette quinzièmepartie sera évidemment une condition nécessaire pourqu’un candidat puisse être élu». Les listes correspondantaux quatre-vingts quartiers des quatorze arrondisse-ments (auxquelles s’ajoute le vote des militaires) ferontimmédiatement connaître les candidats pour lesquelscette condition est remplie.

Exemple : si l’on applique le recensement général desvotes aux quarante-deux premiers de la liste du plus« gros » arrondissement de votants de Paris, celui de laBourse qui couvre les quartiers Gaillon, Vivienne, Mailet Bonne-Nouvelle, on obtient pour le candidat qui, envertu de ce recensement, est placé en trente-quatrièmeposition, 104 871 suffrages. La quinzième partie de104 871 étant, en arrondissant, 6 991 suffrages, on peuten déduire qu’aucun candidat ne sera susceptible d’êtreélu sans réunir au moins dans l’un des quinze arrondisse-ments électoraux plus de 6991 suffrages. Et l’auteur depréciser :

«En augmentant d’un quart ou même d’un tiers le nombre descandidats que l’on choisit en tête de la liste d’un arrondisse-ment très populeux, pour leur appliquer le recensement géné-ral, c’est-à-dire en portant ce nombre de 34 à 42 ou même à 4536,on ne pourra qu’augmenter […] le nombre des suffrages acquisà celui de ces candidats qui deviendra le 34e en vertu du recen-sement général et, par suite, la quinzième partie de ce nombre.Par une conséquence nécessaire, on ne pourra que diminuer[…] le nombre des candidats portés sur la liste définitive.»

Ce seuil d’éligibilité mathématique réduisait considéra-blement le nombre des noms parmi lesquels le bureaudevait «chercher» les représentants élus. Mais le calculpouvait aussi s’orienter dans une voie probabiliste. CarA. Cauchy précise comment modifier le procédé pour lecas où il s’agirait d’«effectuer le recensement aussitôt quel’on connaît la plus grande partie des votes». En vertu dela loi des grands nombres, il suffit de « substituer à laquinzième partie du nombre total des suffrages obtenus 36. C’est nous qui soulignons.

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par un candidat, la quinzième partie du nombre des suf-frages émis en sa faveur et déjà connus ». Ce calcul, denos jours d’une grande banalité, a bel et bien servi pourles élections et dans des termes semblables à ceux poséspar le mathématicien. La liste des candidats élus pour laSeine le fait apparaître : elle s’ouvre avec Alphonse deLamartine qui a obtenu 259800 voix et se ferme avec Féli-cité de Lamennais, trente-trois places plus loin, avec104871. Mais fait notable : le mode de présentation offi-ciel des résultats (« Liste par ordre numérique des suf-frages obtenus par les candidats à l’Assemblée nationaleconstituante élus dans le département de la Seine ») selimite aux seuls 117 candidats ayant atteint ou dépassé5486 suffrages, 117 sur un total estimé à plus de 2 00037.Pourquoi s’être arrêté à un tel seuil? La stricte légalitéaurait voulu, comme l’annonçait d’ailleurs l’arrêté dumaire de Paris, que soient comptabilisés les scores de tousles candidats dont le total des voix était supérieur à 2000,c’est-à-dire ayant atteint le quorum pour être déclaré éludès le 1er tour38. Le seuil retenu correspond bien à l’appli-cation d’un quotient, comme l’avait conseillé A. Cauchy,quotient qui a restreint sensiblement le nombre des calculsopérés par les membres du bureau, à l’Hôtel de Ville, etqui fut établi sur la base de chiffrages intermédiaires. Dansson récit de la proclamation des résultats, L. Garnier-Pagès en fait incidemment l’aveu: «Le résultat des votesétait impatiemment attendu. Le moindre détail avait sonécho empressé à le répéter. Le calcul des probabilités anti-cipait sur la connaissance des faits. Mais le volumineuxdépouillement des scrutins exigeait un travail long etpénible39. » Il est vrai qu’il était difficile d’en rendrecompte publiquement : si la connaissance de la loi desgrands nombres se précise et se répand, elle heurte encorele sens commun. Donner des résultats avant leur procla-mation est chose suspecte : comment ne pas juger avecméfiance un suffrage universel victime d’une effractionmathématique?

Un homme du Bureau des Longitudes

Les mesures et comptages qui entrent dans les circu-laires d’avril envoyées par le ministère de l’Intérieur sem-blent sourdre d’un réservoir caché. Ceux qui ont cherchécette source perdue l’ont principalement fait – il faut lesouligner – pour alimenter des différends politiques. C’estle cas d’O. Barrot. S’en prenant à « l’école logicienne», il

37. Voir Armand Dayot, Journéesrévolutionnaires, Paris, Flammarion,1897, p. 134. Même structure de résultats chez L. Garnier-Pagès,Histoire de la Révolution…, op. cit.,p. 322.

38. Arrêté du maire de Paris…, Recueil complet des Actes…, op. cit.,p. 413.

39. L. Garnier-Pagès, Histoire de la Révolution…, op. cit., p. 320. C’est nous qui soulignons.

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n’eut de cesse de combattre ceux qui, détournant le mou-vement de Février (auquel il avait participé mais sur lethème de la Réforme) «réduisirent toute la science poli-tique à la supputation d’un chiffre40 ». L’attaque vise lespolytechniciens et géomètres qui, derrière la figure tuté-laire de F. Arago41, passaient pour vouer un «culte à lalogique42 ». Toutefois, le propos n’est pas dénué d’intérêt.Il exprime la crainte d’une marginalisation théorique,celle des « Sciences morales et politiques », devant lamathématisation croissante des catégories d’interventionbureaucratique. Il attire aussi l’attention sur un milieusocial : derrière cette ingénierie électorale, il y avait desingénieurs, ceux des Ponts et Chaussées tout droit sortisde l’École polytechnique. C’est le cas d’A. Cauchy quiétait l’un d’eux. Discret, l’homme est néanmoins un colla-borateur encombrant car peu conforme au modèle dusavant que la République souhaitait encenser. Cet austèrebourgeois en redingote, légitimiste fervent, tout pétri descertitudes de sa foi, pouvait difficilement devenir le héroséponyme des « inventions » du ministère. A fortiorilorsqu’avec la IIIe République, l’anticléricalisme passerapour un brevet de civisme. La question toutefois ne faitque se déplacer : quels puissants motifs poussaient às’adresser à un homme comme A. Cauchy ? Et lui à se«compromettre» avec un pouvoir qui se proclamait héri-tier de la Convention?

Né à Paris en 1789, cet élève de Laplace et Lagrange,reçu dès l’âge de vingt-sept ans à l’Académie des sciences,n’a rien d’un républicain. Ni de «la veille», ni du «lende-main». Le mot évoque même pour lui de sombres souve-nirs : son père, avocat de Normandie, enrôlé avant 1789au service du lieutenant général de police de Paris,n’avait-il pas échappé de peu à la guillotine? Après Poly-technique dont il est devenu professeur de mécanique en1816, A. Cauchy a travaillé brièvement dans l’armée deNapoléon. Mathématicien prolifique (ses Oeuvres com-plètes publiées au lendemain de sa mort font vingt-septvolumes et comptent près de huit cents articles), il déploieune rigueur qui, dans l’histoire de cette discipline, passepour légendaire. Mais si l’homme est redouté, ce n’est passeulement pour son caractère bien trempé. Attaché auxBourbons, il a prêté serment à Charles X en 1815. Et untel acte pour un ultramontain dévot, voire bigot commeA. Cauchy, est définitif. Lorsque la Révolution de 1830éclate, il lui est sommé de faire allégeance au nouveau roi.Refus sans concession. Plutôt que de se dédire, il prend la

40. Friedrich Hayek présente l’Écolepolytechnique comme « the source of the scientifistic hubris». Toutefois, il prend soin d’en exclure la petiteminorité des enseignants catholiques :André-Marie Ampère, AlphonseGratry, Jules Lequier mais aussiA. Cauchy. The Counter Revolution of Science, Glencoe Hill, 1952, pp. 105-116.

41. Sur cette figure, voir le numérospécial «François Arago. Actes du colloque national des 20, 21 et 22 octobre 1986», Cahiers de l’université de Perpignan, n° 2, 1987.

42. Jean et Nicole Dhombres, Naissance d’un nouveau pouvoir.Sciences et savants en France (1793-1824), Paris, Payot, 1989.

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route de l’exil, abandonnant sa carrière académiquepour suivre « son» roi à travers toute l’Europe. Précep-teur du petit-fils de l’ancien souverain, le futur comte deChambord, il refuse tout compromis avec les hommes deFrançois Guizot qu’il déteste. Profondément antilibéral, iltrouve refuge chez les jésuites ou chez le roi du Piémontqui lui offre une chaire à Turin. En 1852, ce sera Napo-léon III qui exigera le serment. Mais devant l’oppositionrésolue du mathématicien dont l’empereur souhaitait tants’adjoindre, l’obligation sera finalement levée, fait rare àl’époque. Heureusement, la République qui s’installe en1848 ne requiert, elle, aucun serment de ses fonction-naires. Aussi l’accueille-t-il, comme le note l’un de sesrécents biographes, «sans déplaisir»43.

Comment expliquer la présence de trois Mémoiresconsacrés aux questions du dénombrement électoral aumilieu de cet océan de parutions sur les notions de«limite» ou de «convergence», les «équations linéaires àcoefficients périodiques» ou les «vibrations d’un systèmede molécules et d’éther dans les corps cristallisés ».Certes, le chemin avait déjà été frayé par quelquesillustres devanciers. Condorcet, redécouvert un an plustôt par les bons soins de F. Arago, n’appelait-il pas, endésignant les élections, à confronter « l’analyse métaphy-sique, les observations morales, les résultats de l’expé-rience » au « calcul des combinaisons et à la théoriemathématique des probabilités». Là aussi afin de forger« des moyens artificiels, en quelque sorte, d’abréger lesopérations44 ». Mais, contrairement, à ses collègues enga-gés dans la politique, comme le statisticien C. Mathieu oul’astronome U. Le Verrier ou même le géomètreCh. Dupin, membre de l’Académie des sciences moraleset politiques, avec qui il travaille sur les projets envoyés àl’Académie des sciences, rien dans ses Mémoires ne per-met de lire une quelconque inclination. Entre les groupesqui luttent au sein du gouvernement provisoire, le savantn’exprime aucune préférence. Ni en faveur des «hommesdu National » qui, derrière Lamartine et Dupont del’Eure sont en majorité ; eux voient dans l’avènement dusuffrage universel une innovation «radicale» qui imposedu coup une extrême prudence de réalisation. Ni pour lessocialisants, Louis Blanc et Albert, attentifs à ne pas selaisser déposséder des réformes sur le « rapport entrecapital et travail » par un légalisme mal inspiré. Ni endirection des hommes de la Réforme, ou comme on lesappelle alors de « la République sociale» ; emmenés par

43. Dans sa biographie qui relève de l’histoire des mathématiques, Bruno Belhoste mentionne d’unephrase l’action d’A. Cauchy en matièreélectorale : « [il] participa activement à la préparation des élections pour l’Assemblée constituante ; ce qui posait le problème du recensement des votes.» Voir B. Belhoste, Augustin Cauchy.1789-1857. Un mathématicien légitimiste,Paris, Belin, 1984, p. 198. On y trouveen revanche, outre une analyse de la portée de ses œuvres, des pagesprécieuses sur son entourageprofessionnel et confessionnel.

44. Œuvres complètes, publiées par Arthur Condorcet. O’Connor et François Arago, Paris, Firmin Didot,1847, t. XII, p. 639.

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A. Ledru-Rollin et Ferdinand Flocon, ils défendent unvolontarisme éclairé par une «science» dont ils délèguentvolontiers le flambeau, tantôt au groupe des avocats, tan-tôt au clan des géomètres. Difficile pourtant de serésoudre à parler d’inadvertance ou de simple bienséanceuniversitaire.

On évoquera alors une hostilité partagée (contre lafigure du libéralisme guizotien) ou les « valeurs » d’unsuffrage universel ralliant les Ultras qui, derrière lebaron de Genoude, croient en une commune inspirationde la voix de Dieu et de la voix du Peuple. Après tout,l’accord d’A. Cauchy avec les présupposés démocra-tiques de l’« opinion universelle » n’est guère étonnantdans le contexte d’un messianisme républicain salué parl’Église. Mais ces «valeurs» ne sont pas à elles seules laroue motrice d’une expertise restée fidèle jusque dansl’abnégation. La recherche d’une réhabilitation universi-taire a aussi prévalu. D’où les « services » rendus par lemathématicien. Le ministère de l’Instruction publiquene fut pas ingrat. Au début de l’été, la promotion oppor-tune d’U. Le Verrier permet de réintégrer A. Cauchy enlui confiant sa chaire, celle de professeur d’astronomiemathématique à la faculté des sciences de la Sorbonne.Pourtant, la commission de l’établissement s’y oppose.Elle ne voit pas d’un bon œil l’arrivée de ce légitimistefervent et propose « sa» liste de candidats. Le ministèreva alors s’employer à faire plier les récalcitrants. Le11 février 1849, une seconde liste de recrutement placeA. Cauchy en tête45. L’exilé allait enfin pouvoir retrou-ver un emploi à sa mesure. Mais la rétribution person-nelle n’est pas tout. Il y a également derrière cetteexpertise un processus académique : le mouvement desavoirs que des aspirations nouvelles portent à s’étendrevers les « sciences de gouvernement ».

« Les Sciences morales et politiques influent directe-ment parmi nous sur le sort de la société, elles modifientrapidement et les lois et les mœurs. On peut dire que,depuis un demi-siècle, elles ont joué un rôle dans notrehistoire. C’est qu’elles ont acquis pour la première fois cequi leur avait toujours manqué, un caractère vraimentscientifique»: c’est par cette formule que F. Guizot avaitobtenu auprès du roi, en 1832, le rétablissement del’Académie des sciences morales et politiques. Au nomd’une revendication de scientificité aux antipodes dumodèle défendu par les ingénieurs puisque cherchant sesbases théoriques dans l’économie politique et dans la

45. Sur cet épisode, voir B. Belhoste,Augustin Cauchy. 1789-1857…, op. cit.,p. 198. Sur la promotion de ces savoirsprofessionnels et techniques,notamment par l’Associationphilotechnique, si caractéristique du ministère d’Hyppolite Carnot, voir Paul Carnot, Hippolyte Carnot et le ministère de l’Instruction publique,24 février-5 juillet 1848, Paris, Puf, 1948,pp. 55 et suiv.

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philosophie de l’histoire. Au printemps 1848, de telles«Sciences» sont de l’autre côté de la barricade. Dans sonTraité d’Économie politique Jean-Baptiste Say le réaf-firme: les lois de la politique «dérivent de la nature deschoses, tout aussi sûrement que les lois du monde phy-sique; on ne les imagine pas, on les trouve; elles gouver-nent les gens qui gouvernent les autres et on ne les violepas impunément46 ». Contre une science qui se «découvri-rait », antérieure au savant et dont ce dernier viendrait«dévoiler» les plans, une science chargée de dresser unedigue aux «passions» et aux «utopies», les géomètres duBureau des longitudes défendent, au contraire, lesnotions d’essai et d’expérimentation47. Leur vocabulaire?Ils l’empruntent aux manuels de physique ou de méca-nique. Leurs idéaux ? Aux publications comme le Dis-cours sur le positivisme d’Auguste Comte, celles-là mêmequi poussent Deslaurier, dans L’Éducation sentimentale, àun retentissant « Il serait temps de traiter la politiquescientifiquement ! »48. L’administration des Ponts etChaussées est alors le lieu de recrutement privilégié deces «bons élèves» qui choisissent de faire carrière dansl’État, un État qu’ils travaillent à reconstruire à leurimage : non pas celui, lointain, dont rêvent les libéraux,réduit à rendre la justice ou à protéger l’ordre publicmais un État qui aménage, éduque, construit, finance49.Le suffrage universel est, de son côté, envisagé commeune mécanique, périodiquement remise en action par lepouvoir central. Une machinerie composée de procédésqui opèrent de concert et sans interruption pour pro-duire un même objet : le chiffre du vote. Si l’organisationdu suffrage est centralisée, c’est donc sur un autremodèle que celui de la surveillance imaginé par JeremyBentham : par le fait que des ingénieurs en « règlent » ledéploiement matériel, en calculent et améliorent sanscesse le rendement, grâce aux formules qu’ils « révèlent »aux scrutateurs50.

Producteurs d’instruments de comptage51, les ingé-nieurs de Février ont un lieu où s’opéraient retrouvailleset sélection: le Bureau des longitudes. Établie par la loidu 25 juin 1795 pour contribuer aux progrès de l’astrono-mie et de la navigation, cette institution, sur laquelleveille jalousement F. Arago, se compose d’une dizaine degéomètres et d’astronomes. Ses publications sont trèsrecherchées par les services administratifs, notammentson Annuaire dont l’ingéniosité et la rigueur doiventbeaucoup à la figure de C. Mathieu52. Lorsque de Prony

46. Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, Paris,Guillaumin, 1841, p. 12.

47. Sur cette figure sociale, voir I. Grattan-Guiness, «The Ingénieur-savant, 1800-1830 : a Neglected Figure in the History of French Mathematics and Science»,Science in Context, n° 6, 1995, pp. 405-433.

48. Gustave Flaubert, L’Éducationsentimentale, Paris, Éditions Club de l’honnête Homme, 1971, p. 237.

49. Dans son Mémoire sur les secoursque les sciences de calcul peuvent fourniraux sciences physiques ou même aux sciences morales, A. Cauchy en reprend les attendus. CR, t. XXI, pp. 134 et suiv. (15 juillet 1845),republié dans OC, op. cit., premièresérie, t. IX, 1896, notamment p. 241.

50. On retrouve cette vision mécanicistedu suffrage universel, «machine de forces» qu’il convient de faire« fonctionner», dans l’article du Dictionnaire du XIXe siècle dePierre Larousse, p. 214.

51. Exemple : la notion de densité de population, que Claude Mathieudésigne par l’expression de «populationspécifique», permet d’isoler des rapports de proportion en neutralisant certaines des difficultésrencontrées par le gouvernementprovisoire, notamment dans sa réuniondu 4 mars, pour définir des «cerclesélectoraux» de valeur égale. «Le mouvement de population enFrance pendant 44 ans, de 1817 à 1860»,Annuaire pour 1869 : avec des noticesscientifiques publiées par le Bureau des Longitudes, Paris, 1869, Gauthier-Villars, p. 250.

52. Elle fut séparée en 1854 de l’Observatoire de Paris, avant de se spécialiser dans la préparationscientifique des missions de voyageurset de géographes et de subir la concurrence des commissions de statistique crées dans chaque chef-lieu de canton par le pouvoirimpérial.

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meurt en 1839, A. Cauchy, de retour d’exil, lui succède,soutenu par ses condisciples de Polytechnique. Il yretrouve Joseph Liouville ou Gaspard Coriolis, tousélèves de Laplace. F. Arago, secrétaire perpétuel del’Académie des sciences en 1830 en est la figure tutélaire.Membre du gouvernement provisoire président de laCommission exécutive qui le remplace, il a la réputationde ne pas oublier ses collaborateurs. C’est lui qui obtientqu’A. Cauchy soit nommé, et à l’unanimité. Toutefois,n’ayant pu prêter serment, ce dernier en restera officielle-ment à l’écart plusieurs années durant. Ce qui ne déplaitpas vraiment. Lié à la fondation de l’Institut catholiquecomme à la Société Saint-Vincent de Paul, l’homme a laréputation de heurter ses collègues par son emportement,notamment lorsqu’il s’agit de réconcilier religion etscience. En quoi finalement se lit une volonté de «chan-ger le monde» mais sans consentir aux «méthodes» de lapolitique.

Le savant et le politique

Inutile de chercher dans les Mémoires d’A. Cauchy desappréciations sur les usages ou le «sens» du vote. On n’ytrouve qu’une représentation abstraite de l’opérationélectorale, celle finalement qui fut reprochée aux der-nières Instructions préparées par l’équipe du 1er Bureau(Dénombrement et élections) du ministère de l’Intérieur.De plus en plus sophistiquées, ces Instructions s’éloignentde l’énoncé strictement juridique ou de la simple «procla-mation» de principe pour des formalisations qui, guidéespar « l’expérience », n’y reconduisent qu’avec difficulté.La rationalité de l’élection est désormais conçue commeune rationalité sur l’élection. Partant, le suffrage universeln’était plus incommensurable. Des outils et des tech-niques avaient été élevés au rang de garants, sinon de cri-tères de son organisation.

On s’est beaucoup préoccupé de la dimension politiquedes circulaires envoyées par A. Ledru-Rollin aux commis-saires, celles par lesquelles il tentait de galvaniser les sou-tiens à la République. On a moins interrogé leurs condi-tions techniques d’élaboration. Certes, la tâche estrendue délicate par la disparition archivistique des«volumineux documents» qu’évoque A. Ledru-Rollin àla tribune de l’Assemblée lors du débat du 6 mai 1848 :ceux-là mêmes qui avaient servi aux préparatifs du scru-tin. Le silence de l’ancien ministre de l’Intérieur sur le

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travail de ses collaborateurs participe de la même diffi-culté : la légende de l’« inventeur» du suffrage universel yfait constamment écran à la confidence53. Mais le pro-blème est ailleurs : la discontinuité entre politique et tech-nique est largement fictive. Les dispositifs du vote ne res-tent pas inertes. Mis en forme à des fins fonctionnelles, ilsviennent infléchir les pratiques électorales54. Ainsi, lacélèbre description que donne Alexis de Tocqueville deces villageois partis voter « en file par deux, par ordrealphabétique » ne répond pas à l’initiative de notablesdont elle illustrerait la faculté de sujétion. Elle répond àl’appel d’une circulaire, celle du 6 avril, et vise à discipli-ner des comportements pour des besoins de standardisa-tion bureaucratique: «pour mettre plus de régularité dansl’arrivée des électeurs». C’est pourquoi la logique arith-métique qui a prévalu mérite tant de retenir l’attention. Siles Instructions d’avril entrent dans un luxe de «détails»,jusqu’à définir, sur des dizaines de pages, la taille desmodèles d’urnes ou les marges et espacements des lignesde feuilles de pointage, c’est parce qu’elles sont portéespar une commune inquiétude: comment régler et régulerdes opérations électorales sans précédent ni référence?

Quotient, rapport, proportion : les abstractions dessavants promettaient justement de rendre prévisible untel acte de vote. De neutraliser les « fluctuations » et« accidents » liés à la dispersion des bureaux ou aux« mœurs électorales ». Les jurisconsultes du gouverne-ment pouvaient se faire du souci : l’objectivation mathé-matique livrait une concurrence directe à une codificationélectorale encore balbutiante, celle, pour ne prendrequ’un exemple, de la Jurisprudence électorale parlemen-taire d’Alphonse Grün qui se contente de colliger les déci-sions de l’Assemblée nationale depuis 1831 en matière devérifications des pouvoirs55. Les hommes du Bureau deslongitudes forgeaient, eux, des ratios susceptibles de jouerface à la variabilité des pratiques de vote le rôle d’unefonction arithmétique, à la fois stable et impérieuse. Ensomme, l’ingénierie politique était, en 1848, ce pouvoirextérieur dont le gouvernement attendait qu’il régule, aunom d’une philosophie ordonnatrice, celle de l’objectivitéscientifique, un mode de domination prétendant à l’instarde Pierre Louis Roederer « réduire la politique etl’éthique à des règles aussi certaines et évidentes quecelles de la géométrie56 ». Les formalisations proposéesheurtaient pourtant une partie du gouvernement. On leurreprochait leur statut d’objets mathématiques alors

53. «J’ai préparé et organisé en trois semaines l’application du suffrage universel ; et cependantpermettez-moi de vous dire que, si l’on s’est attaché à m’accuser de quelques erreurs de détail [c’est nousqui soulignons], on ne m’a pas asseztenu compte du travail infini,persévérant, à l’aide duquel j’ai pu, sur toute la surface de la république,faire fonctionner un mode d’électionqui, il y a trois mois encore, étaitdéclaré impossible», Discours commecompte rendu de l’administration du ministère de l’Intérieur (6 mai 1848),in Discours divers et écrits politiques,Paris, Baillière, 1879, t. II, p. 25. Même constat dans les écrits ultérieurs :comme cette Adresse au Peuple à l’occasion de l’anniversaire de février 1848, envoyé de l’exillondonien en 1850 (p. 597) ou lors du débat sur « l’épuration» du suffrage,au printemps 1874, à l’Assembléenationale (p. 476).

54. Sur l’incidence sociale des «dispositifs d’accès et d’expression»,Olivier Ihl, Le vote, Paris, Montchrestien,2001 (2e éd.), p. 34.

55. Alphonse Grün, Jurisprudenceélectorale parlementaire, Paris,Guillaumin, 1850.

56. Cours d’organisation sociale, in Œuvre du comte de P. L. Roederer,(éd. A. M. Roederer, an VIII) Paris,1857, p. 194.

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qu’elles n’en étaient que des dérivés techniques, sem-blables sous ce rapport aux pendules, tubes à mercure oupompes à air de l’Angleterre des Stuart. Jules Favre crai-gnait qu’elles ne demeurent « inaccessibles» ou «imprati-cables». Non sans raison car certaines l’étaient. Le voteuniversel avait aussi ouvert la carrière aux spéculationsles plus audacieuses. L’inventivité des collaborateurs del’Académie en donne une idée.

Pour faciliter les opérations électorales, l’un d’eux sug-gère de remettre à chaque électeur, avec sa carte, un bul-letin divisé en cases sur lesquelles apparaîtraient les nomsdes candidats ; puis à l’aide d’une machine à découper, deles détacher et de les regrouper pour accélérer ledécompte. Avantage: faciliter la lecture des bulletins pardes regroupements mécaniques. D’autres proposent desfeuilles de pointage se présentant comme un tableauunique mais sur lequel chaque nom de candidat seraitsuivi de trois ou quatre dizaines de points placés danstrois ou quatre colonnes verticales ; chacune d’elles cor-respondant aux unités, dizaines, centaines, se remplit aufur et à mesure par un jeu d’épingles de couleur s’enfon-çant dans le tableau lui-même posé sur un tapis : la posi-tion des épingles indique à chaque instant le nombre desvoix obtenues et cela sans calcul57. Un dénommé Valzécrit à A. Cauchy pour demander que soient placés sousles yeux des électeurs des cadrans en bois divisés en centparties et portant deux aiguilles liées l’une à l’autre pardes quadratures d’usage en horlogerie ; la première indi-querait les unités et les dizaines la seconde les centaines etles mille. Chaque cadran serait surmonté du nom d’uncandidat et muni d’un déclic à cordon, voire d’un timbrequi résonnerait lorsque l’aiguille des unités passe d’unedivision à la suivante58. A. Cauchy, lui-même, avait pro-posé d’affecter un numéro d’ordre à cinq chiffres àchaque liste collective pour indiquer de quelle façon elles’était présentée la première fois dans l’opération dudépouillement. Des feuilles blanches divisées encolonnes verticales, en tête desquelles seraient inscritsces numéros d’ordre permettraient du coup de détermi-ner plus rapidement leur nombre59. Il suffirait de lire lenuméro d’identification en le signalant par un trait sur lafeuille de dépouillement. Une manière de remplacer lalecture à haute voix des noms portés sur une liste collec-tive par l’énonciation du seul nombre qui caractérisechaque liste. Et ainsi de réduire le temps de l’opérationde trente-quatre noms à l’unité, pour un département

57. CR, 10 avril 1848, op. cit., p. 429.

58. CR, 17 avril 1848, op. cit., p. 448.

59. Les « listes collectives» modifiéespar l’électeur seraient constatées par les divers remplacements opérés,comme «s’il s’agissait de la conscriptionmilitaire» indique-t-il, et de charger les scrutateurs de relever sur des feuillesspéciales «combien de fois chaquecandidat aura été ou remplacement ou remplacé».

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comme celui de la Seine, soit environ d’une demi-heureà une minute.

Une circulaire faisait écho à ces «inventions». Rédigéesous la houlette du secrétaire général du ministère, l’avo-cat J. Favre, elle faisait allusion à la présence des ingé-nieurs mais sans les nommer directement: «Différents sys-tèmes [de comptage] ont été proposés soit pour ledépouillement, proprement dit des bulletins, soit pour lemode de notation de suffrages obtenus. Plusieurs de cessystèmes sont fort ingénieux» mais n’ayant pas tous reçu«la sanction de l’expérience» ou supposant des «connais-sances de calcul qui peuvent ne pas se rencontrer chez lescitoyens appelés à faire fonction de scrutateurssuppléants», ils ne pouvaient être «recommandés»60. Onle voit : le suffrage universel fut bel et bien une «épreuve».Le mot est employé dans plusieurs circulaires et revientsans cesse dans l’historiographie. Épreuve politique, biensûr, avec la menace de susciter de nouvelles « journéesrévolutionnaires»: les émeutes meurtrières de Rouen oude Limoges en ont souligné l’intensité, même si biend’autres «désordres» ont été observés61. Épreuve adminis-trative aussi : parviendrait-on à recueillir et dépouillersimultanément les millions de suffrages attendus? Les cir-culaires de l’époque bruissent toutes de cette hantise :devant le « grand nombre » des participants, devant la«longueur possible» des opérations, devant la «célérité»qu’appelaient les dispositifs auxquels le gouvernementavait dû recourir. Il fallait tout faire pour accélérerl’accomplissement matériel de l’acte de vote. Au besoin ensacrifiant le principe du secret du vote (pourtant « pro-clamé» le 4 mars) : c’est le sens de l’interdiction, dans lesdernières circulaires, de la confection du bulletin dans lebureau lui-même62. C’est-à-dire, comme s’en plaignait àA. Ledru-Rollin un correspondant, en renonçant à le pla-cer à l’abri des pressions sociales63.

Face au péril, les savants du Bureau des longitudes etde l’Académie des sciences formaient comme unrecours. A. Cauchy fut l’un d’eux. Certes, ses Exercicesd’analyse et de physique mathématiques en quatrevolumes, publiés entre 1840 et 1847, lui avaient valu dela notoriété. Certes encore, les hommages au « grandhomme » ouvrent rétrospectivement la tentation del’hagiographie. Charles Renouvier le qualifie «de grandgéomètre de l’impossibilité d’existence de l’infini numé-rique64 ». Sainte-Beuve y voit l’incarnation du scientifique« inspiré» : de celui qui «n’hésite pas à sentir, à chaque

60. Circulaire du 8 avril relative à la réunion des assemblées électorales,Recueil complet des Actes…, op. cit.,p. 339.

61. Sur les pratiques électorales en 1848,voir A. Garrigou, Histoire sociale du suffrage universel en France, 1848-2000, Paris, Seuil, 2002,notamment pp. 122 et suiv.

62. L’instruction du 6 avril dans son article 20 est significative : « le grand nombre de votants, le tempsque prendrait l’inscription des premiersnoms, la célérité qui doit être apportéedans l’opération, ne permettent pas qu’il soit écrit aucun dans la salled’assemblée».

63. Et de défendre l’idée d’un papier de vote uniforme, estampillé par l’État,pour lutter contre ceux de couleur qui trahiraient les suffrages. Lettre d’un conseiller municipal et avocat de Château-Gontier (Mayenne) du 23 mars 1848. Archives nationales, F 1 C II 97.

64. Charles Renouvier, Essais de critique générale, Paris,Ladrange, 1864, p. 29.

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point de chaque ressort général ou particulier, à chaquepoint de chaque fil de l’immense tapisserie, le divin doigtprésent, invisible à qui n’y croit pas65 ». C’est pourtantailleurs que du côté de l’inventeur ou même de l’alibi qu’ilfaut chercher les raisons de cette effraction mathéma-tique. Du côté de ces industriels, ingénieurs et chefsd’administration croisant le calcul avec les exigences deprévisibilité et de standardisation. Car la légalité, elle-même, n’y suffisait pas. La règle électorale ne se déployaitpas encore dans le registre de la «prescription» ou danscelle de l’«obligation». Le vote lui-même – les historiensl’ont montré – restait éloigné des représentations juri-diques de la démocratie dont il est aujourd’hui tributaire.Il faudra attendre la fin du siècle pour que, l’intérêt à s’ysoumettre se développant (notamment sous l’intensifica-tion de la concurrence et la professionnalisation des cam-pagnes électorales), la formalisation juridique ne s’auto-nomise. En attendant, la règle mathématique est enmesure d’y suppléer. Après la Révolution de février, labureaucratie d’État est devenue un laboratoire. Et chacuns’empresse de trouver sa place dans la nébuleuse des

65. Charles Augustin Sainte-Beuve,Port Royal, Paris, Hachette, 1860, t. V, p. 259.

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Illustration 4. Portrait en forme d’hommage réalisé pour le bicentenaire de sa naissance. © La Poste.

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«conducteurs» appelés à la barre66. Que l’on songe à lagestion des ateliers nationaux confiée, après un premieréchec, à un ancien élève de l’X, membre du corps desPonts et Chaussées, Léon Lalanne67.

Dédaignées par l’histoire des idées ou des sciences,ignorées par la sociologie des élites, ces figures de savantset de bureaucrates auront contribué à transformer lemode de fonctionnement de l’État. Rares sont pourtantles travaux qui ont permis d’en appréhender concrète-ment l’action, si l’on excepte l’invention de l’ingénieurmoderne étudié par Antoine Picon68 ou plus encore lessciences camérales (Kameralwissensschaften) sur les-quelles Michael Stolleis ou Pierangelo Schiera ont attirénotre attention69. S’intéresser à ces figures, mais aussi àces instruments d’enquête, formulaires ou théoriesaujourd’hui sans sépulture, ce n’est donc pas céder à unepassion érudite. C’est œuvrer à une sociologie historique:celle des revendications de scientificité dont s’est continû-ment nourrie, parfois enorgueillie, la conduite du pouvoirpolitique. C’est se donner les moyens de comprendrecomment se font puis se défont les modèles d’action gou-vernementale. Ceux qui ont accompagné l’extension desinterventions de l’État. Ceux qui ont permis de les mettreen forme sinon d’en promouvoir la valeur spécifique etqui, affublés ou non du titre de «sciences de gouverne-ment», oubliés ou toujours actuels, décriés ou pourvus detitres académiques, ont participé d’une véritable ingénie-rie du politique.

66. Sur ce processus des « relèves réformistes», voir Christian Topalov (éd.),Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseauxen France, 1880-1914, Paris, EHESS,1999.

67. Il fut lui-même le créateur d’un «planomètre» destiné à « réduire à de simples lectures sur des tableauxgraphiques […] les calculs qui interviennent nécessairement dansla pratique des divers arts techniques ».Voir Léon Lalanne, Essai philosophiquesur la technologie, Paris, Bourgogne et Martient, 1840, p. 50.

68. Antoine Picon, L’invention de l’ingénieur moderne L’École desPonts et Chaussées 1747-1851, Paris,Presses de l’École nationale des pontset chaussées, 1992.

69. Michael Stolleis, Histoire du droitpublic en Allemagne. La théorie du droitpublic impérial et las science de la police,1600-1800, Paris, Puf, 1999 ; PierangeloSchiera, Il camerismo e l’assolutismtedesco : Dall’arte di governo alle scienzedello stato, Milan, Dott. AntoninoGiuffre, 1968.

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