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LE BAROQUE Une esthétique de la vie Anonyme (17 e s.) D’après Les Cinq Sens : l'Ouïe, d’Abraham Bosse, Musée des Beaux-Arts, Tours. Droits réservés Actes du colloque organisé par Denise ESPÉRANDIEU et Laurent LANGLADE Professeurs en classes préparatoires Jeudi 25 mars 2010 Lycée Alphonse DAUDET, NÎMES

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LE BAROQUE

Une esthétique de la vie

Anonyme (17e s.)

D’après Les Cinq Sens : l'Ouïe, d’Abraham Bosse, Musée des Beaux-Arts, Tours. Droits réservés

Actes du colloque organisé par

Denise ESPÉRANDIEU et Laurent LANGLADE

Professeurs en classes préparatoires

Jeudi 25 mars 2010

Lycée Alphonse DAUDET, NÎMES

Table des matières

 

Remerciements ...............................................................................................................5 

Introduction ...................................................................................................................7

Édouard AUJALEU ........................................................................................................ 9 

L’esprit du baroque et son destin .................................................................................................................................11 

Claire MARRE ............................................................................................................... 19 

Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de William Shakespeare ........................................................................... 21 

Jean-Denis VIVIEN .......................................................................................................33 

Le baroque : vertige des apparences............................................................................................................................35 

Corinne GIRARD...........................................................................................................39 

Écritures baroques en France (XVIème - XVIIème siècles) ....................................................................................... 41 

Thomas GAYRARD........................................................................................................ 51 

Le Baroque dans le cinéma hollywoodien récent : l'art du mouvement et de l'illusion face à la mort ......................53 

Jean-Marie PULI...........................................................................................................73 

Le baroque : mouvements et passions......................................................................................................................... 75 

Remerciements

Parmi les personnes qui ont contribué à la réalisation de ce projet, nous remercions tout particulièrement :

- Mme UTURALD-GIRAUDEAU, Proviseur du Lycée Alphonse Daudet, qui l’a accueilli et accompagné avec enthousiasme et bienveillance ;

- les étudiants de la classe d’hypokhâgne BL de Dominique BRUNEL, qui ont analysé et mis en scène deux extraits de « L’illusion comique » de Corneille ;

- les étudiants des classes préparatoires économiques et commerciales qui ont présenté les intervenants et ont pris en charge l’organisation matérielle de la journée ;

- Philippe JOULIÉ, qui a fait un choix éclairé d’extraits de musique baroque ;

- Brigitte MAURIN, qui a proposé des photographies d’œuvres baroques de Prague, Rome et Paris.

Denise ESPÉRANDIEU et Laurent LANGLADE

Introduction

Le terme baroque vient du portugais « barroco », qui signifie perle d’une rondeur imparfaite, et de « baroco », ancien terme de la scolastique médiévale désignant un syllogisme peu rigoureux. Le Baroque représente la bizarrerie, le maniérisme, l’exubérance, les sentiments portés à leur acmé, une extase de la vie et de la mort, la douleur qui s’exprime sous les plis de la volupté, le sourire bienveillant de l’ange innocent mais aussi le rire grinçant du squelette macabre ou encore les gémissements silencieux d’une humanité pleine de vie. Expression de la Contre-Réforme, il a donné un nouvel essor à l’art sacré en renouvelant les thèmes de l’iconographie religieuse, du XVIe au XVIIIe siècle. Ce fut aussi un art de Cour caractérisé par le faste et l’opulence. Pour éblouir, le Baroque a recours à des effets de lumière, au mouvement des lignes courbes, aux décrochements, à l’emphase et au trompe-l’œil. L’esthétique baroque s’inscrit dans une manière de voir, de dire, de vivre et de penser le monde qui traduit la primauté des émotions sur l’idée et du mouvement sur la stabilité. Elle a inspiré des artistes d’Europe méridionale et centrale, d’Amérique latine, de Rome à Prague, de Vienne à Munich, de Madrid à Mexico, et continue de fasciner et d’inspirer historiens de l’art, musicologues, philosophes, spécialistes de littérature, de théâtre et de cinéma.

Devant un terrain d’investigation aussi ample, la tâche ne pouvait être que modeste : offrir aux étudiants des classes préparatoires et aux lycéens, des regards croisés sur le Baroque tout en posant la problématique d’une esthétique de la vie. Cet ouvrage rassemble les contributions au colloque : « Le Baroque : une esthétique de la vie » organisé le 25 mars 2010 au lycée Alphonse Daudet de Nîmes, où ont été évoqués et analysés les plis et les replis du Baroque européen avec une pluralité d’approches (philosophique, littéraire, artistique, cinématographique et musicale). Les différents intervenants ont donné en images, en paroles, en musique et au travers de courtes mises en scène, l’occasion de porter un nouveau regard sur ce précieux patrimoine culturel.

Denise ESPÉRANDIEU et Laurent LANGLADE

Edouard AUJALEU, L’esprit du baroque et son destin 9

Édouard AUJALEU

Professeur agrégé de philosophie Professeur honoraire en classes préparatoires

« Dans l’édifice baroque, l’œil ne sait plus où s’accrocher : il glisse, il dégringole, il s’épuise. La coupole baroque “ crève le plafond ”, elle aspire le regard dans une force ascensionnelle libérée. »

« Le baroque n’est, peut-être, que le nom donné à nos contradictions, à l’impossible conciliation de l’élan vital et de la fascination de la mort, de la jouissance et de la souffrance, du désir de pouvoir et du sentiment d’humilité, de l’ostentation des richesses et de la conscience de leur vanité ; il ne serait

que le théâtre de nos illusions. »

10 Edouard AUJALEU, L’esprit du baroque et son destin

Edouard AUJALEU, L’esprit du baroque et son destin 11

L’esprit du baroque et son destin

Introduction : Les ambiguïtés d’un terme

La détermination de l’idée de Baroque se heurte à plusieurs difficultés. Le terme « baroque » peut désigner un certain style historique, un ensemble de critères formels, ou la civilisation de toute une période. Mais il a pu devenir ensuite un mot magique signifiant à peu près n’importe quoi, une étiquette pour désigner tout ce qui semble insolite, bizarre, désordonné. Une autre difficulté tient au fait de savoir si les mêmes critères sont pertinents pour déterminer le baroque dans les différents arts : architecture, sculpture, peinture, musique ou littérature. Enfin, il faut préciser que le baroque n’est pas un mouvement ; il n’y a pas eu de « manifeste » baroque qui permettrait de cerner les intentions des artistes, comme ce fut le cas pour la Renaissance ou le néo-classicisme.

On évoque généralement une double étymologie possible : soit le « barroco » (irrégulier) portugais (qui s’appliquait notamment aux perles irrégulières), soit le « baroco » de la scolastique médiévale désignant un syllogisme imparfait.

Le baroque s’inscrit d’abord dans une question de goût. Le premier emploi du terme a une connotation dépréciative : il s’agit par là de désigner une déviance (ou une décadence) par rapport à un modèle absolu : le classicisme défini par la correction, l’harmonie, la convenance. Le baroque est alors le bizarre et l’extravagant. En France, au XVIIème et XVIIIème siècles, marqués par le « grand goût » et la « belle nature », le terme baroque est une étiquette qui sert à désigner ce que l’on veut rejeter. Pour Jean-Jacques Rousseau : « Une musique baroque est celle dont l’harmonie est confuse, chargée

de modulations et de dissonances, l’intonation difficile et le mouvement contraint. »1 Et pour Quatremère de Quincy : « Le baroque en architecture est une nuance du bizarre. Il en est, si l’on veut,

le raffinement, ou, s’il était possible de le dire, l’abus, il en est le superlatif. »2 Winckelmann, quant à lui, condamne le baroque au nom d’une morale : il serait le reflet d’une société corrompue et d’un gouvernement despotique opposés à la liberté et à la pureté d’une Grèce idéale. Ce point de vue dépréciateur, né au XVIIème siècle, se prolongera au XIXème avec Jakob Burckhardt, et au XXème avec Benedetto Croce.

Dès le XVIème siècle, certains édifices de l’architecture antique ainsi que les ordres grecs deviennent les modèles du grand art (avec Palladio en Italie ou Inigo Jones en Angleterre). Mais une voie alternative prône une certaine liberté vis-à-vis de ces schémas ; c’est celle qui est explorée par Michel Ange. En France, les tenants d’un classicisme rigoureux critiquent le « libertinage » architectural. Fréart de Chambray interpelle ces nouveaux architectes : « Pauvres gens qu’ils sont de croire qu’en fantastiquant une espèce de corniche particulière ou telle autre chose ils aient fait un

ordre nouveau. »3 Avant que les historiens d’art caractérisent le baroque, certains éléments stylistes – la bizarrerie des formes et l’abus d’ornements – avaient été déjà repérés par les gens du métier et les critiques. C’est entre la fin du XIXème et le début du XXème siècles, en Allemagne, que le terme de baroque va être utilisé de manière descriptive, et non plus normative, par les historiens d’art pour désigner l’art d’une certaine période : l’étude du style rejoint alors celle d’une époque.

Ma question portera sur la possibilité de donner un contenu conceptuel précis au terme « baroque » ou, à défaut, de caractériser « l’esprit » du baroque. Mais encore faut-il se demander si ce style est l’expression d’une époque donnée, ou s’il constitue une constante transhistorique, une certaine manière de voir le monde qui peut coexister – ou entrer en conflit – avec d’autres tendances.

Pour cela j’envisagerai successivement trois approches : formaliste, historique et philosophique.

1 J.J. Rousseau, article Musique du supplément de l’Encyclopédie (1776) 2 A. Quatremère de Quincy, Encyclopédie méthodique, Architecture ; article « Baroque » (1788) 3 R. Fréart de Chambray, Parallèle de l’architecture antique avec la moderne (1630), Paris, ENSBA, 2005, p.  

12 Edouard AUJALEU, L’esprit du baroque et son destin

I. Le baroque comme style (le baroque des esthéticiens)

C’est avec Jakob Burckhardt, Heinrich Wölfflin et Aloïs Riegl que se constitue, sous le nom de baroque un ensemble qui se veut cohérent de traits stylistiques et de personnalités artistiques.

Burckhardt, dans son Cicerone, repère des caractéristiques du baroque : l’expression de la force et de la passion, une recherche de la magnificence et du mouvement. Pour l’architecture, ces traits se manifestent dans les façades qui sont des « pièces de parade », la saillie ou le retrait du corps de muraille, les effets d’ombre, le jeu des courbes, les frontons brisés, la prédilection pour les espaces elliptiques ou ovales, le rôle de l’éclairage dirigé. Mais Burckhard reste critique vis-à-vis de ce style.

Avec les travaux de Wölfflin et de Riegl, le baroque est perçu comme l’expression du « vouloir artistique » d’une époque, dans le cadre d’une psychologie de la perception des formes. On dégage alors les traits d’un style baroque. Henrich Wölfflin va mettre l’accent non sur le contexte des œuvres, mais sur l’analyse des formes de la vision. Avec lui, le baroque accède à la dignité de style, c’est-à-dire « un ensemble cohérent d’éléments formels correspondant à une certaine façon de ressentir le

monde. »4

Dans Renaissance et Baroque (1888), il étudie l’évolution de l’architecture et des arts plastiques aux environs de 1520 (à l’époque de Raphaël, Michel-Ange, Corrège). Cette évolution s’opère selon quatre aspects :

1. Le pittoresque qui emprunte ses effets à la peinture, notamment dans les jeux de l’ombre et de la lumière) ;

2. La grandeur (la maniera grande de Vasari) qui repose sur la puissance de l’émotion, opposée à la « beauté paisible » ;

3. La masse : le souci de l’effet de masse supplante celui de l’ordonnance parfaite ; 4. Le mouvement : la poussée vers le haut, le ploiement des surfaces, la tension dans les

proportions, l’accentuation de la partie médiane.

Les raisons de ce changement résident dans les « tendances fondamentales » des hommes de cette époque, dans leur vision du monde et de la vie (Weltanschauung). Pour Wölfflin, la sensation joue un rôle fondamental dans la genèse d’un style qui exprime « l’être physique » de l’homme. Les œuvres d’art expriment une forme du sentiment vital. Une sensibilité nouvelle manifeste dans le baroque l’expansion de l’âme vers l’infini, dont témoignent les récits ou les représentations de scènes d’extases.

La thèse va être systématisée dans les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art (1915) ; l’art connaît un développement autonome que n’expliquent pas uniquement les tempéraments artistiques individuels ni les caractères nationaux. L’opposition du classique et du baroque est celle de modèles « optiques » : « Lorsqu’un artiste entreprend son œuvre, certaines conditions optiques s’offrent à lui, par lesquelles il est lié. Tout n’est pas possible en tout temps. La vision a son histoire et la révélation de

ces catégories optiques doit être considérée comme la tâche primordiale de l’histoire de l’art. »5 Wölfflin distingue cinq couples de catégories visuelles :

1. Le linéaire et le pictural : La vision classique repose sur la perception d’un contour net et stable qui détache chaque objet ; la vision baroque tend à brouiller les traits, à faire jouer la couleur, les ombres pour complexifier les rapports des figures.

2. Présentation par plans et présentation en profondeur : pour la vision classique, le peintre ou le sculpteur procèdent par plans successifs parallèles au plan du tableau. Le baroque oblige sans cesse le regard à avancer ou reculer : les effets de mouvement et de profondeur sont primordiaux.

3. Forme fermée et forme ouverte : une œuvre classique obéit à la « loi du cadre » qui l’enserre dans ses limites, elle est organisée selon un réseau d’horizontales et de verticales. Une œuvre baroque transgresse les principes de fermeture et d’équilibre : diagonales et courbes suggèrent un univers infini, les dissymétries introduisent l’instabilité, les personnages ne sont plus contenus dans le cadre.

4. Pluralité et unité : dans la composition classique, chaque élément participe d’un ensemble tout en étant parfaitement distinct (vision analytique), dans la composition baroque, un motif dominant crée l’unité qui tend vers un effet synthétique.

4 Définition d’Alain Mérot, Généalogies du baroque, Ed. Le Promeneur, 2007, p. 50 5 H.Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, G.Monfort, p. 12 

Edouard AUJALEU, L’esprit du baroque et son destin 13

5. Clarté absolue et clarté relative : l’esthétique classique suppose une pleine lumière et la visibilité des différents objets. Dans le baroque, l’ombre le dispute toujours à la lumière.

Cette typologie a l’avantage de fournir des critères de distinction parfaitement clairs. Mais elle peut être discutée dans son application : certaines œuvres comportent des éléments à la fois classiques et baroques et il est partiellement artificiel d’appliquer les mêmes critères aux différents arts.

Plus récemment, Yves Bottineau, dans son ouvrage sur L’art baroque6, a proposé cinq signes de reconnaissance du baroque : le dynamisme de la structure, l’importance de l’ornement, l’utilisation de la couleur, la relative indécision des limites et des parties au sein d’un ensemble unifié, et le caractère d’un art savant, en dépit de ses apparences de liberté et de fantaisie. Mais cette définition reste bien vague et n’est pas suffisamment opérante lorsqu’il s’agit d’analyser des œuvres singulières.

Les limites d’une analyse stylistique résident dans le fait qu’elle n’envisage pas clairement les rapports des structures à l’histoire.

II. La civilisation baroque (le baroque des historiens)

Dans cette perspective, il s’agit de déterminer les circonstances de l’apparition et de l’épanouissement du baroque. Pour caractériser cet « âge baroque », on a recours à la Contre-Réforme, à la structure du pouvoir politique, aux transformations des savoirs. Les divers arts apparaissent alors comme des symptômes qui permettent de mieux comprendre une époque.

A partir de l’ouvrage de Victor-Lucien Tapié, Baroque et classicisme (1957, 1972), la notion de baroque échappe aux seuls historiens d’art pour être replacée dans un contexte politique, religieux, social et économique. La méthode de Tapié consiste à « éclairer l’œuvre d’art ou de littérature par un

climat à la fois social et mental, dont seules les circonstances historiques rendent compte. »7 Le baroque n’est pas seulement un style mais essentiellement une phase de la civilisation. « Un style se trouve lié à des formes économiques, politiques et religieuses. Il se rattache aussi à une étape des connaissances humaines, à un état déterminé des techniques et du travail, aux conditions des différents groupes sociaux dans la société d’ensemble qui les réunit, même opposés parfois les uns aux

autres. »8

L’ouvrage de Tapié décrit une diffusion géographique en précisant les contextes locaux. Il relie le baroque aux pouvoirs forts – l’absolutisme monarchique – et soutient que ce style est plus favorablement accueilli par les seigneurs et les paysans que par la bourgeoisie des villes. On doit à Tapié l’idée du « croissant baroque » qui irait du sud de l’Italie au nord de la Pologne. La guerre de Trente Ans a renforcé le catholicisme et favorisé la pénétration des modèles italiens en Europe centrale. La compréhension du baroque suppose donc d’allier l’étude du contexte historique à l’analyse des formes. Tapié voit dans le baroque l’expression d’un ordre religieux, social et politique, un style monarchique, aristocratique, religieux et terrien qui s’est plutôt implanté dans des pays catholiques à société fortement hiérarchisée.

Quelles sont les conditions socio-historiques de la naissance et du développement

du baroque ?

A la fin du XVIème siècle, on assiste à la crise d’une vision du monde. La destruction, par la révolution galiléenne, d’un monde fini et ordonné met à mal l’idéal classique de la perfection. La fin du géocentrisme et l’idée d’un univers infini bouleversent la vision du monde. Dans un univers sans centre fixe unique, les repères sont fuyants :

6 Y.Bottineau, L’art baroque, Ed. Citadelles – Mazenod, 1986 7 V.L. Tapié, Baroque et classicisme, Livre de Poche, 1980, p. 49 8 Idem p. 65 

14 Edouard AUJALEU, L’esprit du baroque et son destin

« Cette pensée porte en elle je ne sais quelle horreur secrète : en effet, on se trouve errant dans

cette immensité à laquelle sont déniés toute limite, tout centre, et par là même tout lieu déterminé. »9

Les « grandes découvertes » des Portugais et des Espagnols élargissent l’horizon de l’humanité et encouragent un courant sceptique.

- Un état de guerre, qui entretient un climat d’instabilité, s’institue entre nations rivales, comme entre religions rivales. À la prépondérance des cités, se substitue celle des Etats territoriaux triomphant de l’émiettement féodal. La monarchie est religieuse en ce qu’elle cherche à susciter autour de la personne royale un sentiment de ferveur, d’admiration et de confiance proche de l’émotion religieuse. Le monde baroque est celui où domine encore la propriété foncière (ce n’est pas le monde de la bourgeoisie des villes) : ce sont des sociétés hiérarchisées où l’autorité s’entoure de fastes.

L’extension européenne du baroque s’est effectuée à la faveur de la guerre de Trente Ans ; celle-ci voit se succéder, de 1618 à 1648, batailles, invasions, ravages matériels et épidémies depuis les rives de la Baltique jusqu’au lac de Constance. Elle met aux prises les princes protestants d’Allemagne, l’empereur catholique, la France, l’Espagne, la Suède et le Danemark. Le résultat est la victoire du catholicisme dans l’Allemagne du sud et dans les pays de la maison d’Autriche, et sa consolidation en Pologne. Celui-ci a besoin d’églises pour une liturgie sensible faite d’images et de cérémonies rituelles afin de gagner le cœur des populations. Les ordres religieux reconstruisent leurs couvents et leurs collèges, au point qu’on a pu parler d’un « baroque des abbayes » : au XVIIème et XVIIIème siècles, divers ordres monastiques – carmes, théatins, franciscains – reconstruisent des abbayes où collaborent architectes, peintres sculpteurs et stucateurs. Le résultat, en Allemagne comme en Autriche est une surenchère de théâtralité décorative. La spécificité du baroque danubien réside dans une flamboyance qui s’éloigne de la sévérité du premier baroque. Pour caractériser l’aire géographique du baroque européen, on a employé l’expression de « croissant baroque » dont la pointe sud-ouest se situerait en Italie méridionale et la pointe nord-est au-delà de Prague, incluant Rome, Gênes, Turin, la Suisse orientale, Venise, l’Allemagne du sud, l’Autriche et la Bohême. Mais dans ce schéma on oublie l’Espagne, le Portugal et la Pologne. Quant à l’Angleterre et la Russie, elles n’ont pas été imperméables au baroque.

Mais l’un des facteurs essentiels du baroque est constitué par la Contre-réforme. Le baroque est-il un art de la Contre-Réforme ?

Cela suppose une articulation entre phénomènes religieux et artistiques. En réaction contre la Renaissance, dont l’art n’était pas toujours très religieux, la pensée chrétienne va s’emparer de l’art.

Le concile de Trente a duré près d’une vingtaine d’année de 1545 à 1563. L’un des enjeux du conflit du catholicisme romain avec les réformés fut la représentation du sacré : fallait-il faire des images un instrument de dévotion et d’édification populaire ? Les recommandations du concile étaient assez vagues, mais elles eurent pour conséquence le contrôle par les évêques de l’orthodoxie des figurations destinées aux lieux de culte et la nécessité d’employer un langage visuel simple et clair, pédagogiquement efficace qui devait faire appel à l’expérience et aux sentiments des fidèles. V.L.Tapié constate que « La propagation du baroque accompagne dans l’espace, les succès de la Contre-Réforme

catholique. »10 L’esprit de la Contre-Réforme se manifeste dans une religion sensible, à la fois ordonnée et mystique, où le divin imprègne la réalité. Les sacrements, les bénédictions, les images du culte, les objets de dévotion, les reliques concrétisent la foi. La Contre-Réforme rappelle l’efficace des prières pour les morts, ouvrant la voie à un renouveau de la liturgie funèbre. Les grandes pompes funèbres déploient dans les églises des décorations macabres et des mises en scènes qui allient la musique, les sermons et les constructions temporaires pour déployer les fastes de la mort

La réforme protestante posait la question du lien entre la créature et le créateur. L’Eglise romaine valorise les médiations par les hiérarchies. De là le recours aux intercesseurs : la Vierge, les anges ou les saints.

La Réforme affirme l’interdit de l’image religieuse, tandis que la Contre-Réforme célèbre le sacre de l’icône, organise son triomphe et proclame sa toute puissance, au point d’accorder un pouvoir miraculeux aux images de la Vierge. L’idée d’incarnation est au centre du débat. L’iconoclaste, en

9 Képler, Opere Omnia, t.1, ed. Frisch, 1859 p. 688 10 V.L.Tapié, ouv.cité, p. 174 

Edouard AUJALEU, L’esprit du baroque et son destin 15

détruisant les images, s’attaque au divin lui-même. La Contre-Réforme insiste sur l’incarnation sensible du verbe divin. Le culte de l’hostie est central ; l’eucharistie n’est pas une mise en scène, mais une répétition, une réactualisation de la cène originelle. Parce que notre humanité est finie et sensible, l’art doit donner corps et lieu à la divinité. La contemplation des images devient le support privilégié de l’amour de Dieu. Thérèse d’Avila peut écrire : «Ah ! Qu’ils sont malheureux ceux qui se privent volontairement d’un si précieux avantage ! On voit bien qu’ils n’aiment pas notre Seigneur. S’ils l’aimaient, ce serait une joie pour eux de contempler son portrait, puisque même dans le monde, on

trouve tant de plaisir à fixer les yeux sur celui d’une personne aimée. »11 L’essence du divin est accessible à la contemplation jouissive de ses représentations. L’esprit de la Contre-Réforme prône la nécessité de voir pour s’émouvoir : de là le théâtre religieux, l’art des tombeaux comme celui des pompes funèbres, mais aussi la vénération des reliques. On demande à l’art une efficacité rhétorique basée sur les émotions. Les œuvres, architectures, sculptures, tableaux s’allient pour constituer un espace théâtral nécessaire aux exercices spirituels. Dès lors se développent des discours qui ne portent plus sur les règles du beau idéal, mais qui fixent des normes morales et religieuses à la représentation. Il s’agit là d’une nouvelle « politique de l’image ».

La mystique espagnole a exercé une influence certaine sur l’esprit de la Contre-Réforme. L’expérience mystique se veut celle d’un contact direct avec le divin, dans un excès de présence où se rejoignent la souffrance et la jouissance. Il y a un désir morbide de l’âme mystique : la mort est posée comme excès de jouissance devant le dévoilement de l’objet du désir. L’expérience extatique est aussi celle d’un rapt : « ravissement, élévation, vol de l’esprit, enlèvement, c’est tout un, et ces différents

noms n’expriment qu’une même chose, et c’est l’extase. » écrit Thérèse d’Avila.12 Ascension et chute sont les deux modes d’être de l’homme, que les façades et les décors d’églises se chargent de manifester.

La Contre Réforme utilise aussi à foison l’imagerie du martyre dans une sorte de « fête sanglante » : « Il ne faut pas craindre de peindre les supplices des chrétiens dans toute leur horreur, les roues, les grils, les chevalets, la croix. » écrit le cardinal Paleotti et il ajoute : « L’Eglise veut de la sorte glorifier

le courage des martyrs, mais elle veut aussi enflammer l’âme de ses fils. »13

La méditation sur la mort s’appuie sur une iconographie spécifique : le crâne devient un instrument de piété au même titre que le chapelet. La tête de mort et le squelette envahissent les tombeaux, les chapelles et les cérémonies funéraires des « Grands ». Le cadavre pourrissant rappelle le caractère éphémère de la beauté de la chair :

« Mortel, pense quel est dessous la couverture

D’un charnier mortuaire un corps mangé de vers,

Décharné, dénervé, où les os découverts,

Dépoulpés, dénoués, délaissent leur jointure :

Ici l’une des mains tombe de pourriture,

Les yeux d’autre côté détournés de l’envers

Se distillent en glaire, et les muscles divers

Servent aux vers goulus d’ordinaire pâture ; »14

Certains historiens ont voulu relier l’art baroque aux jésuites. Les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola ne sont pas un livre à lire, mais un manuel à utiliser pour modifier sa façon de voir et de sentir :

11 Thérèse d’Avila, Vie, chap X, p. 100 12 Ibid. p. 179 13 Cardinal Paleotti, De imag. Sacris, 1594, chap. XXXV. 14 Jean‐Baptiste Chassignet, Le mépris de la vie et consolation de la mort, 1591 

16 Edouard AUJALEU, L’esprit du baroque et son destin

c’est une méthode pratique pour gagner son salut. Celle-ci consiste à mettre en scène une suite de mystères, d’organiser en soi un théâtre solitaire qui a pour objet les vies du Christ, de la Vierge ou des Saints. Dans les exercices spirituels, l’imagination doit nécessairement avoir recours à un décor sensible. L’art va servir à réactualiser les scènes religieuses ; mais le croyant ne se contente pas de contempler les images et les décors, il les vit. Les sermons des jésuites sont alors de véritables peintures des vices et des vertus. La parole est un théâtre d’images à l’unisson des décors des églises.

La compagnie de Jésus était puissante à Rome et l’architecture du Gesù a servi de modèle aux nouvelles églises. Dans ce contexte, l’art baroque est d’abord un art de propagande, il cherche le détail dramatique, sa théâtralité va de pair avec son souci pédagogique. En réalité, les Jésuites n’ont pas créé le style baroque, ils l’ont utilisé pour l’effet sur le public : il s’agissait d’adapter les édifices religieux aux intentions apostoliques de la compagnie. L’église doit avoir une acoustique favorable à l’audition des sermons, un éclairage tel que les fidèles ne perdent rien des détails des cérémonies. Mais si le modèle du Gesù est souvent imité (par ex, l’église de la maison professe de Paris – l’actuelle St Paul et St louis), d’autres types sont utilisés. En fait, « la Compagnie s’est ouverte aux tendances de son époque, à

la fois pour s’y adapter et pour les infléchir à son profit. »15 D’autres congrégations (les oratoriens, les théatins, les bénédictins en Allemagne et en Autriche) ont prôné la magnificence dans les lieux de culte. Comment les populations pauvres ont-elles pu accepter le luxe ostentatoire des églises baroques ? On peut invoquer le sentiment de participation, l’acceptation du prestige du pouvoir ecclésiastique, la disponibilité à une religion rituelle et à un art faisant appel à l’imagination. Ce luxe se comprend si on accepte qu’il doit signifier l’opposition de la pauvreté et du néant de l’homme à la gloire divine.

Dès lors, quelles sont les caractéristiques de l’art de la Contre-Réforme ?

1. Le goût du monumental : l’exaltation de l’effort humain pour s’élever vers Dieu 2. La volonté d’impressionner : agir sur les sens, l’imagination et l’affectivité par l’évocation des

miracles, extases et visions 3. L’exhibition de puissance matérielle par l’ostentation des richesses : c’est l’esprit des classes

improductives (aristocratie et clergé), à la différence de l’esprit de la Réforme centré sur l’activité et le travail.

4. L’importance des superpositions décoratives et le privilège des lignes torses. La ligne baroque accumule l’ellipse, l’ovale, les entrelacements et les effets de contraste.

5. Le goût du singulier et de l’insolite

Dans les façades baroques, les colonnes creusent des ombres autour d’elles ; niches, fenêtres, pilastres, balustrades introduisent des rythmes et du mouvement (par ex. Ste Suzanne de Carlo Maderna à Rome ou les façades de Borromini qui se font mobiles, s’avancent, se creusent, ménagent des replis, des zones d’ombres et d’incertitude.). La nouvelle conception de l’infini se traduit dans la forme de la spirale (colonne torse, plafond en trompe-l’œil). Dans l’édifice baroque, l’œil ne sait plus où s’accrocher : il glisse, il dégringole, il s’épuise. La coupole baroque « crève le plafond » elle aspire le regard dans une force ascensionnelle libérée.

Les retables répondent à une religion d’ostentation qui veut prêter le plus d’éclat possible et de solennité à ses rites. Ils sont aussi chargés d’instruire et d’édifier le paroissien. L’iconographie des retables commente le grand enseignement dogmatique : la Trinité, la Rédemption, l’eucharistie, le culte de la vierge et des saints intercesseurs.

S’il fallait résumer cet « esprit de la civilisation baroque », on dirait qu’il s’agit d’une phase tragique où l’homme a été confronté à un univers infini, où l’opposition d’un réalisme et d’un désir de transcendance traduit un déséquilibre intérieur. Mais c’est aussi l’exacerbation d’un désir de pouvoir. Au sein d’un monde incertain, le statut et la place de l’individu humain sont déstabilisés. De là le goût des illusions et des métamorphoses, mais aussi la fureur du paraître qui est censé compenser l’angoisse de la finitude du sujet. L’esprit du baroque oscille entre la conscience de la misère humaine et le désir d’absolu, entre démesure frénétique et mélancolie.

15 V.L.Tapié, ouv.cité, p. 113 

Edouard AUJALEU, L’esprit du baroque et son destin 17

Mais le baroque historique a eu une fin : cette civilisation était aristocratique et religieuse, reposant en grande partie sur une économie agraire. A la fin du XVIIIème siècle, l’essor de la liberté de pensée, de l’investigation expérimentale, l’appel à des droits de l’homme et du citoyen, la critique du pouvoir monarchique et féodal, la révolution industrielle, mais aussi la découverte archéologique des sites antiques, vont détourner les esprits de la sensibilité baroque. Le baroque tel qu’il s’est développé du XVIème au XVIIIème siècles a été l’expression d’un ordre religieux, social et politique et disparaît avec lui.

Toute analyse historique est soumise à révision ; celle du baroque n’y a pas échappé. La thèse de Tapié a été largement discutée : le baroque est aussi un style palatin et urbain. De même, l’application du terme baroque à toute une culture fait difficulté : cela pose le problème de l’autonomie de l’art. De plus les arts n’évoluent pas au même rythme et il n’y a jamais eu l’hégémonie d’un style dans une période. Quant à l’art religieux de la Contre-Réforme, il est composite : on y trouve un courant classicisant prôné par Charles Borromée, un courant réaliste qui entendait rénover l’art religieux par un naturalisme rigoureux, dont le Caravage est un bon exemple, et un courant proprement baroque. Il faudrait aussi distinguer l’imagerie catholique à visée apologétique et présente sous forme de gravures dans les nombreux ouvrages de piété (et notamment les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola) et les grandes réalisations artistiques (églises, sculptures ou tableaux). Si la première est susceptible d’être comprise comme propagande, les secondes relèvent d’intentions et de causes multiples dont font partie la culture du commanditaire et le génie propre de l’artiste.

III. Le baroque comme catégorie universelle (le baroque des « philosophes »)

Un facteur favorable à la renaissance du baroque à la fin du XIXème siècle a été constitué par l’apport des philosophies de Schopenhauer et de Nietzsche. L’apport de Schopenhauer est la reconnaissance, en-deçà de la raison, d’une Volonté, d’un vouloir-vivre aveugle et tout puissant, incoercible, dans une animalité qui se veut sans but conscient, sans finalité autre que sa propre satisfaction. Ce que Nietzsche traduira par la distinction de l’apollinien et du dionysiaque. Mais c’est aussi un lieu commun depuis le romantisme que d’opposer un rationalisme statique et un vitalisme dynamique. Dès lors la possibilité est ouverte d’envisager le baroque comme une catégorie universelle et transhistorique de l’esprit humain.

Déjà Aloïs Riegl, dans L’origine de l’art baroque (notes de cours publiées en 1908), considérait le baroque comme le sentiment intérieur qui tend vers l’union avec l’univers et à l’abolition de l’individu. Mais c’est surtout avec Eugenio d’Ors, dans Du baroque, 1935 que le terme baroque acquiert son autonomie. Pour lui, le baroque n’est pas le style d’une époque précise, mais une constante transhistorique, une entité abstraite et éternelle qu’il appelle un « éon » (terme gnostique). Au historiens qui limitaient le baroque à l’Italie des XVIIème et XVIIIème siècles, il présentait la cour du palais de l’Infantado à Guadalajara(v. 1483), de style plateresque, et la fenêtre du couvent de Thomar au Portugal (1510), de style manuélin qui ont déjà toutes les caractéristiques du baroque : pittoresque, profondeur, dynamisme, théâtralité, emphase.

Pour lui, le baroque n’est pas issu de la Renaissance italienne, mais est une création libérée de tout carcan académique, un dynamisme qui met en scène le flux de la nature. Il fait éclater les frontières temporelles et géographiques du baroque, mais au prix d’une imprécision du terme. Dès lors le baroque est décelable dans plusieurs périodes de l’histoire, débordant le strict domaine de l’art et constituant une forme « normale » de l’expression artistique. Il y a ainsi, des baroques alexandrin, bouddhique, gothique, manuelin, nordique, maniériste, tridentin, rococo, romantique, fin de siècle et même vulgaire.

Pour d’Ors, il y a une psychologie du baroque : celui-ci est polymorphe, insaisissable, emporté et séducteur, vigoureux et raffiné, fantasque et généreux, imaginatif, spontané, imprévisible, profondément vivant. Le baroque est du côté du rêve et de l’inconscient et sa découverte tient du choc émotionnel. L’opposition entre le baroque et le classicisme devient radicale ; elle recouvre l’opposition entre la raison et la vie.

Le baroque est « éternel », il n’a ni début, ni développement, ni fin. Il ne peut se réduire à un style. En fait, le baroque est un « esprit », il n’a pas besoin des œuvres d’art pour exister. La théorie de d’Ors est totalement idéaliste. Ce baroque renvoie à une série d’archétypes assez conventionnels : opposition

18 Edouard AUJALEU, L’esprit du baroque et son destin

de la liberté et de la contrainte, de la norme et de l’exception, du mouvement et de l’immobilité, de la raison et de l’instinct…

« À peine l'intelligence rompt-elle ses lois, que la vie recouvre son privilège. Dès que la discipline perd son caractère canonique, la spontanéité revêt une certaine divinisation. Tout classicisme étant, par la loi, intellectualiste, est, par définition, normal, autoritaire. Tout baroquisme étant vitaliste, est libertin, et traduit un état d'abandon et de vénération devant la force. C'est pourquoi le classicisme est aussi appelé humanisme, en dénomination presque synonyme. Le baroque, en revanche, a un sens cosmique, bien nettement révélé par le fait de son éternelle prédilection pour le paysage. Pour le paysage et pour le folklore. […] Le baroque est l'idiome naturel de la culture, celui où la culture imite les procédés de la nature. Le baroque contient toujours, dans son essence, quelque chose de rural, de paysan. Pan, dieu des champs, dieu de la nature, préside à toute œuvre baroque authentique. »16

Ce dualisme un peu sommaire a pu être repris par des historiens contaminées par le lyrisme : par ex. R. Huyghe : « Autant le classique se rallie aux représentations rationnelles, impassibles, et proscrit le trouble des « passions », autant le baroque fait appel à elles, à leur exaltation, pour sentir la vie dans

la nature même de son élan. »17

Le baroque peut aussi être inscrit dans une conception « évolutionniste » de l’art qui passerait par trois phases : archaïque (l’enfance), classique (l’âge mûr) et baroque (la « décadence »). C’est la thèse de Focillon, dans La Vie des formes, 1943. Ainsi, il y aurait un baroque héllénistique et un baroque gothique (flamboyant)

Pour Gilles Deleuze : « Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction

opératoire, à un trait… Le trait du Baroque, c’est le pli qui va à l’infini. »18 Ce sont à la fois les replis de la matière et les plis de l’âme ; c’est la gravité de la matière et l’élévation de l’âme. Et pour Lacan, le

baroque c’est « tout ce qui croule, tout ce qui délice, tout ce qui délire. »19 Quant à Dominique Fernandez, il voit « une chaîne mystérieuse et ininterrompue qui relie art baroque, opéra et pâtisserie

dans une ronde sensuelle et gourmande. »20

Cette vision du baroque comme catégorie mentale est séduisante, mais pèche par son extrême généralité.

Que faut-il conclure ?

De quoi le baroque est-il le nom ?

Est-ce un style, une civilisation ou une catégorie mentale ? Aucune de ces déterminations n’est satisfaisante en elle-même. Peut-être faudrait-il renoncer à cette notion si l’on veut être rigoureux. L’idée de baroque est plus le résultat d’un bricolage que d’une analyse logique, plus un concept opératoire qu’une essence.

Le baroque n’est, peut-être, que le nom donné à nos contradictions, à l’impossible conciliation de l’élan vital et de la fascination de la mort, de la jouissance et de la souffrance, du désir de pouvoir et du sentiment d’humilité, de l’ostentation des richesses et de la conscience de leur vanité ; il ne serait que le théâtre de nos illusions.

© Edouard AUJALEU

16 E.d’Ors, Du baroque, Folio, p. 100 17 René Huyghe, Sens et destin de l’art, vol. 2, 1967. P. 146 

18 Gilles Deleuze, Le pli, Ed. de Minuit, 1988 

19 Jacques Lacan, Le séminaire encore, 1972/73) 20 Dominique Fernandez, Le banquet des anges, Plon, 1984, p. 52 

Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare 19

Claire MARRE

Professeur agrégé d’anglais en classes préparatoires littéraires Lycée Bergson, Angers

« À une rhétorique agile et mutable — baroque — Shakespeare articule une structure dramatique tout aussi plastique et mobile, faite de dédoublements et de miroirs, de perspectives et de trompe-l’œil

— une structure dite spéculaire. »

« Comme des formes généreuses et échevelées ornent les piliers de marbre des églises baroques afin que le regard puisse se déplacer, la pièce de Shakespeare, faite de miroirs et de trompe-l’œil, repose

sur une architecture élaborée et solide : rendre compte de la “désorientation” n’est pas perdre le spectateur, c’est lui permettre de réfléchir aux illusions d’optique, aux aveuglements, qui entravent

l’accès au réel et dénaturent la vérité. »

20 Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare

Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare 21

Baroque et Vérité

dans La Nuit des Rois, de William Shakespeare

« Nous sommes nés pour quêter la vérité » Montaigne, Essais, III, 8, 1572/1592

« L’illusion : je veux parler de cette manie de nier ce qui est et d’expliquer ce qui n’est pas. »

E. A. Poe, Murders in the rue Morgue, 1841

« If truth is not to be found on the shelves of the British Museum, where, I asked myself, picking up a notebook and a pencil, is truth ? »

V. Woolf, A Room of One’s Own, 1929

Tout commence donc par un naufrage (étymologiquement, « une embarcation brisée »). Mer, ciel, tempête se déchaînent. Le monde n’est plus tout à fait reconnaissable.

En mer, une jeune femme – Viola, perd son frère jumeau Sebastian, i.e, son semblable - qu’elle pense noyé. Échouant sur les côtes d’Illyrie, elle se déguise en homme pour entrer au service du Duc Orsino, sous le nom de Césario (pour le spectateur élisabéthain, « caesar », « caesarian » : la césure et l’ouverture.) Premier indice baroque : le double-entendre !

À terre, Orsino, Duc d’Illyrie, aime une comtesse, Olivia, qui pleure la mort d’un frère et d’un père, et qui jure que le temps de tout amour est désormais fini.

Sur un même territoire cohabitent donc deux personnages que séparent des désirs opposés (Olivia, Orsino) et deux existences inaccessibles l’une à l’autre (Viola et Sebastian).

L’enjeu dramatique réside dans la mise en relation de ce qui est séparé ou dispersé - mise en relation d’emblée complexe et incertaine.

En effet, Césario, tout juste arrivé à la cour d’Orsino, est envoyé chez Olivia pour plaider la cause du Duc. Cesario joue si bien son rôle qu’Olivia revient sur sa décision de rester enfermée dans son deuil. Pas pour aimer le Duc, mais son messager, qui, en réalité, est une messagère, elle-même bientôt amoureuse du Duc.

Cette première intrigue est relayée par une seconde : la conspiration de Sir Toby, cousin d’Olivia contre Malvolio, l’intendant de la Comtesse.

Devenu l’enjeu d’une farce élaborée par Maria la servante, l’austère Malvolio se transforme en « lord of misrule » — « prince du désordre ». Transgressant les conventions que lui-même impose aux autres, il obéit au message d’une fausse lettre et s’habille en bas jaunes et en jarretières croisées - pensant ainsi se conformer aux désirs de sa maîtresse qui – croit-il - l’aime en secret.

Convulsions des éléments, désordres des sentiments, confusion des rôles et des identités : la Nuit des Rois met en scène ce qu’il faut bien appeler un vaste remue-ménage qui bouleverse équilibres et repères.

Mais les soubresauts de ce monde soudain à l’envers ne sont pas étrangers à la culture du spectateur du temps de Shakespeare. Familier du récit biblique des origines (le livre de la Genèse), il sait qu’il faut de la parole pour faire un cosmos à partir du chaos – c’est-à-dire un monde organisé, dans lequel les éléments et les personnages trouvent leur juste place : différenciée ET en relation les uns avec les autres. Monde organisé, qui selon l’étymologie du mot « kosmos », est aussi ornement, œuvre d’art. Possiblement donc, une pièce de théâtre !

22 Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare

Outre le récit biblique, les mythologies populaires servent de toile de fond à la pièce qui joue, à la fois sur le registre chrétien de la douzième nuit après Noël - l'Épiphanie (Twelfth Night), et sur la dernière nuit festive des Calendes de Janvier, fin des Saturnales romaines, dans l’Antiquité. Lors de ces festivités, des repas somptueux étaient servis et un « roi de la fête », un Feste, était élu.

Si donc la parole, ou logos - vient ordonner le chaos dans le texte biblique, quelle parole organisatrice, restauratrice d’une vie praticable, les spectateurs entendent-ils dans La Nuit des Rois ? Ou plutôt, comment Shakespeare met-il en œuvre tous les possibles du langage pour faire advenir un monde habitable ?

1. Ordre du monde, monde du théâtre : métaphysique et esthétique

Première étape dans notre traversée du sujet « baroque et vérité » : découvrir que, pour Shakespeare, la réalité du monde, sa compréhension, n’est jamais déliée de l’esthétique – en tant qu’expérience sensible dont rend compte le langage. Pour le dire autrement, le monde du théâtre se tient en dialogue constant avec le monde du réel pour tenter d’en manifester la vérité.

Concrètement : la tempête (réalité du monde) a pour contrepoint le déchaînement rhétorique (monde du théâtre). L’esprit baroque se dit dans cette tentative de rapprochement des deux univers, afin que soient travaillées les frontières et les contours de catégories, qui à l’époque, étaient bien délimitées. Il s’agit de pouvoir tenir ensemble surface et profondeur, lumière et obscurité, l’unique et le multiple. En d’autres termes, de « penser le dédoublement sans dédoubler sa pensée. »1

Ce rapprochement d’éléments dissemblables a pour effet de mettre en mouvement ce qui semblait immuable ou figé, ce qui faisait figure de « valeurs.»

1.1. Le Baroque ou la mise en tremblement des valeurs

Dès le début de la pièce, des événements tragiques (morts, naufrage, disparitions) viennent affecter des êtres dont l’avenir semblait parfaitement assuré, stable, prédictible. Des êtres pour lesquels le monde était pensable, concevable, constructible depuis une sûreté acquise. Orsino épris d’Olivia, du même rang qu’elle, avait prévu de l’épouser, de lier leurs familles, leurs maisons, leurs biens. Figure classique de l’amour courtois dans la tradition pétrarquiste du XIVe siècle. Viola et Sébastian, à l’issue de leur voyage en mer, devaient regagner leur terre et la maison familiale. Retour logique à l’ordre de leur monde.

Mais les détournements de trajectoire, les changements d’identité forcés, le temps qui se désarticule - « out-of-joint », viennent mettre en déséquilibre les certitudes - en même temps qu’ils ouvrent un espace inattendu.

Dans la construction de son intrigue, Shakespeare choisit, en quelque sorte, de sortir du « logos », de quitter les ressources raisonnables des articulations logiques de l’espace et du temps, du masculin et du féminin, des maîtres et des serviteurs, de la syntaxe ordonnée d’une langue saisissable immédiatement.

Il s’agit, pour lui, de manifester (« epiphaïneï »), c’est-à-dire de faire advenir la tempête, le tumulte, comme de dévoiler l’amour et le sens – depuis des sources que le théâtre doit explorer, découvrir, exploiter.

La perle polie du théâtre classique, devient entre les mains de Shakespeare, la perle irrégulière du théâtre baroque (du portugais « barroco »).

Il s’agit pour le dramaturge de pouvoir penser la déroute et la désorientation - inhérente à toute vie, et qui est la marque de son siècle, dans lequel découvertes scientifiques et explorations

1 Anne‐Laure Engoulevent, L’esprit baroque. Collection «  Que sais‐je ? ». Paris : PUF,1994. 

Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare 23

maritimes attestent que, soudain, la terre n’est plus le centre de l’univers, que l’homme civilisé de la Renaissance a des semblables, ailleurs, très loin, qui lui ressemblent très peu, qu’un autre monde est peut-être sur le point de voir le jour.

Mais en quoi ces réalités inédites du monde sont-elles signifiantes pour le théâtre ?

Elles viennent dire que, soudain, les modes d’accès à la connaissance, à la vérité, n’ont plus la validité d’hier. Que le bouleversement et la désorientation ont quelque chose à nous révéler de notre perception du réel. La révolution copernicienne (1472 – 1543) nous l’a montré – nos modes de lecture et de perception peuvent nous tromper, nous dé-router.

Se démarquant de la tradition des « Morality plays », pièces à valeur didactique qui exposaient sur scène des valeurs figées sous des masques – vice, vertu, repentance, salut - Shakespeare se fait explorateur du trouble et de ses représentations, de leur portée sur la vie de ses contemporains. Car après le temps des dissensions religieuses, la Réforme puis la Contre-Réforme, les longues années d’un pouvoir occupé par une reine (Elisabeth I) dont le père a tué la mère (Henri VIII – Ann Boleyn), d’intrigues politiques entre l’Angleterre et l’Espagne, des condamnations de la science par l’Église, des ravages de la peste, l’homme élisabéthain ne sait plus très bien où il en est.

Comment donc s’emparer au théâtre de cette question de la « vie désorientée », afin de s’approcher d’une interrogation plus universelle : « qu’est-ce qu’orienter sa vie ? »

Dans un premier temps, en donnant à entendre les possibles bouleversements du sens.

1. 2. Pour mieux explorer cette question, la rhétorique shakespearienne se fait

elle-même « désorientation »

Comment ?

1.2.1. Profusion des modalités interrogatives

« What country friends is this ? » I, 2, 1 ; « Whence came you, sir ? », I, 5, 169 ; « What is your parentage ? », I, 5, 267 ; « Where lies your text ? », I, 5, 214 ; « What means this lady ? », II, 2, 17 ; « Are you mad or what are you ? », II, 3, 81 ; « And what’s her history ? », II, 4, 109.

« Amis, quel est ce pays ? » ; « D’où venez-vous, Monsieur ? » ; « Quelle est votre naissance ? » ; « D’où tirez-vous votre texte ? » ; « Que veut donc cette dame ? » ; « Etes-vous fous ou quoi ? » ; « Et quelle est son histoire ? »

Les personnages, dès l’acte I, accumulent les questions - qui restent sans réponse : l’espace, le temps, la filiation, l’identité - en d’autres termes, les éléments qui fondent le sens de la vie du sujet, ne sont pas reconnaissables et sont laissés en suspens.

1.2.2. Abondance des figures d’équivoque : antithèses, métaphores, litotes, chiasmes

Ainsi, lorsque les personnages ont recours à des affirmations, celles-ci en réalité, n’en sont pas — soit parce qu’elle se transforment en négations :

Viola : « You’re not what you are »

Orsino : « I think the same of you »

V. « Then think you right, I am not what I am », III, 1, 137-139

« Vous n’êtes pas qui vous êtes » ; « je pense la même chose de vous » ; « vous pensez juste, je ne suis pas ce que je suis. »

Soit parce que, tautologiques, elles s’annulent :

24 Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare

V. « As I am man, my state is desperate for my master’s love (…)

As I am woman, now alas the day », II, 2, 36-38

« En tant que je suis homme, mon amour pour mon maître est voué au désespoir,

En tant que je suis femme, alors hélas … »

V. « I am all the daughters of my father’s house,

And all the brothers, too, and yet, I know not », II, 4, 120-121

« Je suis toutes les filles de mon père,

Tous mes frères aussi, pourtant je ne sais pas »

V. « Your servant’s servant is your servant, Madam », III, 1, 100

« Le serviteur de votre serviteur est votre serviteur, Madame »

Feste : « Nothing that is so, is so », IV, 1, 8

F. « What is ‘that’ but ‘that’, and ‘is’, is’ ?», IV, 2, 16

« Rien n’est de ce qui est » ; « qu’est-ce que « cela », sinon « cela » et qu’est-ce que « être » sinon « être » ?

Recours — aux antithèses et aux chiasmes :

V. « This fellow is wise enough to play the fool, (…)

For folly that he wisely shows is fit. », III, 1, 59, 66

« Ce drôle est assez sage pour jouer le fou » (…)

Car la folie qu’il arbore avec sagesse a du prix »

— aux oxymores :

O. « Farewell, fair cruelty », I, 5, 279

V. « How easy is it for the proper false », II, 2, 29

F. « Adieu, goodman devil», IV, 2, 133

« Adieu, belle cruauté »

« Comme il est facile pour un bel enjôleur »

« Adieu donc, diable bonhomme »

— aux homonymies :

V. « Sebastian was my father.

Such a Sebastian was my brother too. », V, 1, 226-227

« Mon père s’appelait Sebastien

Un autre Sebastien était mon frère »

Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare 25

Le tout culminant dans un vertige de logique inversée, chère à Sir Toby :

Sir Toby : « To be up after midnight and to go to bed then is early ; so that to go to bed after midnight is to go to bed betimes », II, 3, 7-9

« Etre debout après minuit, et aller au lit à cette heure-là, c’est être matinal : de sorte qu’aller au lit après minuit, c’est aller au lit de bonne heure »

Le rythme exalté et la subversion rhétorique en viennent littéralement à vider les signes de leur référent habituel : ce qui est juste est faux, ce qui est bon est cruel, ce qui est tard est tôt, ce qui est sage est fou – « Foul is fair and fair is foul », Macbeth. Le spectateur a de quoi être déboussolé.

Il est vrai que c’est la période festive de Noël : Shakespeare connaît la tradition des « libertas decembrica » - « la liberté de décembre » des Romains qui célébraient les Lupercales en l’honneur de l’équinoxe et laissaient des esclaves devenir maîtres de leurs maîtres.1 Période de renversement des hiérarchies, de décentrements, de désorientations.

Mais au-delà de la dimension comique des jeux de langage, demeure cet évidement du sens que créé l’accumulation des renversements, et que Sir Toby résume en une formule, « an unfilled can », II, 3, 6, « un cruchon vide » et que Viola nomme « blank », II, 4, 110 – « vacuité.»

Si les signes sont vidés de l’évidence de leur sens, alors,

Que penser ? Que croire ? Qu’envisager pour la suite ?

« I know not », dit Viola dans l’acte II, scène 5 - « Je ne sais.»

L’embarcation brisée est peut-être bien d’abord celle du sens – à tout le moins celle de sa représentation. Le signifiant, évidé de ses valeurs habituelles, devient vacant – « blank ». D’autres possibles peuvent alors se frayer un chemin et advenir.

À une rhétorique agile et mutable — baroque — Shakespeare articule une structure dramatique tout aussi plastique et mobile, faite de dédoublements et de miroirs, de perspectives et de trompe-l’œil — une structure dite spéculaire.

1.3. Structure spéculaire et mises en perspective

1.3.1. Dédoublements et échos

La pièce s’ouvre sur un premier dédoublement : le territoire d’Illyrie se déploie en deux mondes — d’un côté la cour d’un duc, muré dans sa mélancolie — de l’autre, le palais d’une comtesse, enfermée dans son deuil. Entre les deux, rien. Ces deux espaces, étrangers l’un à l’autre, n’entrent en relation qu’avec l’arrivée extérieure de Viola. A ce double figé Orsino — Olivia (avec le cercle fermé de leurs deux ‘O’), Shakespeare articule le double Viola — Césario :

Olivia : « One face, one voice, one habit, and two persons,

A natural perspective, that is and is not », V, 1, 209-210

« Un visage, une voix, un habit, et deux personnes,

Comme dans une illusion d’optique où ce qui est n’est pas. »

Ce double dynamique ouvre à Viola la cour d’Orsino, alors que cela lui serait interdit si elle n’était pas déguisée en homme. Puis, comme messager, Viola — Cesario ouvre une possible relation

1  Gisèle  Venet,  Présentation  et  annotations  de  La  Nuit  des  Rois.  Traduction  de  J‐M  Desprats.  Paris : 

Éditions Théâtrales, 2001, p. 120. 

26 Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare

entre Orsino et Olivia, qui, jusqu’à présent, n’existait pas. Reste que Viola est toujours la sœur jumelle de Sebastian, et que déguisée en homme, elle est le double du même qu’est son jumeau.

Le déguisement est donc bien plus qu’un ressort dramatique qui suscite une action : il est l’emblème, par excellence, de possibles réalités abritées sous une forme, sous un signe. Il est le « proper false » — le « vrai faux » Cesario — Viola, figure de la mise en tremblement de l’identité — « I am not what I am », I , II, 1, 139.

Ainsi, le déguisement maintient-il le spectateur dans un questionnement continu sur « qui est qui sur scène » ? Au double Orsino — Olivia, qui se fait face sans se questionner, Shakespeare articule le double Viola — Cesario qui interroge, et qu’il fait miroiter dans un double supplémentaire Olivia — Viola, dont les noms sont quasiment l’anagramme l’un de l’autre et dont la relation amoureuse n’eût pas été pensable dans le roman courtois :

Viola : « And I, poor monster, fond as much on him

And she, mistaken, seems to dote on me», II, 2, 34-35

« Et moi, pauvre monstre, je suis tout aussi folle de lui,

Tandis qu’elle, dans sa méprise, semble m’idolâtrer. »

La symétrie des vers (« and I/and she ») ne suffit pas à remettre de l’ordre. Et pour cause !

Le double impossible Olivia — Viola est réfléchi dans le double impossible Viola — Cesario, qui, dans ce monologue trompeur, dialogue, en réalité, l’un avec l’autre : « As I am man », v. 36 ; « As I am woman », v.37.

Faisant l’expérience de la désorientation — « what will become of this ? » ; « comment ceci va-t-il tourner ? », mais trouvant les mots pour la dire, Viola fait appel à un autre qu’elle-même — un tiers absent, en quelque sorte, pour y voir plus clair :

V. « O time, thou must untangle this, not I

It is too hard a knot for me to untie. », II, 2, 41

« O temps, c’est à toi, non à moi, de démêler tout ça,

Car c’est un nœud trop dur à dénouer pour moi. »

Viola fait appel au temps pour déplier la vérité de ce qu’elle est et s’inscrit ainsi dans le réel de l’humain qu’est le temps de l’histoire.

La temporalité est pour Shakespeare ce que l’espace est pour Holbein : elle est lieu d’anamorphose : c’est en progressant dans l’espace que l’objet s’accomplit dans une forme reconnaissable et nommable pour celui qui regarde. C’est en avançant dans l’intrigue que Viola trouvera sa véritable identité et les justes liens qui l’accompagnent.

La spécularité, par les doubles en cascade qu’elle entraîne, devient le mode esthétique du bouleversement du sujet — jusqu’à la défection de son identité. Ainsi le baroque prend-il en charge des questionnements très profonds et, avec eux, les ébranlements de la perception qui leur sont corrélés.

1.3.2. Duplicité des médiations

En effet, que voyons-nous ? Qui voyons-nous ?

D’abord des médiations à double détente : les déguisements, la bague, la lettre servent à la fois de principe de dissimulation ET de résolution de l’intrigue. Viola qui est Cesario devient le double identique de Sebastian dans l’acte V, et permet à Olivia d’aimer l’homme qu’elle croyait courtiser. L’illusion d’optique, en temps que « mode de perception », assure la manifestation de la vérité – « natural perspective » - dit Orsino, intégrant l’illusion comme mode d’accès au réel.

Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare 27

Ainsi, ce qui pourrait passer pour des fausses pistes, désordonnées et aléatoires, se révèle le fruit d’une construction savante au service de la mise en perspective.

Comme des formes généreuses et échevelées ornent les piliers de marbre des églises baroques afin que le regard puisse se déplacer, la pièce de Shakespeare, faite de miroirs et de trompe-l’œil, repose sur une architecture élaborée et solide : rendre compte de la « désorientation » n’est pas perdre le spectateur, c’est lui permettre de réfléchir aux illusions d’optique, aux aveuglements, qui entravent l’accès au réel et dénaturent la vérité.

2. Le théâtre baroque ou le paradoxe comme principe dialectique

Mais comment démasquer les illusions d’optique sans d’abord les exposer ? Comment libérer les voies d’accès à la vérité sans comprendre ce qui les obstrue ?

Deuxième étape dans notre traversée du sujet : saisir que le baroque est un lieu où s’expérimentent les figures du paradoxe, afin que par la structure mobile qui le caractérise, s’élabore une approche en mouvement - donc vivante - de la vérité.

2.1. Dissimuler pour mieux montrer

L’éducation au réel passe par un premier paradoxe : s’appuyant sur la réversibilité du vêtement, de la bague, des oxymores, des antithèses, Shakespeare pose l’endroit d’un signe et donne à entendre, en même temps, son envers qui lui est dissemblable.

Lorsque Viola prend ses fonctions à la cour d’Orsino, nous avons intégré qu’elle était une femme. Mais déguisée en Cesario, c’est en homme que nous la voyons agir et approchée par les autres personnages.

F. « Nothing that is so is so », IV, 1, 8

« Rien n’est de ce qui est » : si rien n’est de ce qui est, alors ce qui est, est possiblement autre.

La contiguïté de réalités dissemblables — « coincidentia oppositorum » - élaborée par Nicolas de Cues au XIVe siècle, est, pour Shakespeare, intrinsèquement opératoire : elle met en dialogue des éléments différents qui produisent une dynamique : Viola, restée femme, n’aurait pas attiré Olivia, qui serait restée enfermée dans son deuil. Cesario, par l’agilité de son esprit, n’aurait pas non plus séduit Orsino. Viola ne serait pu non plus tombée secrètement amoureuse de lui.

Dissimuler une vérité sous une forme qui congédie le connu revient ainsi à révéler de l’inconnu — ici, l’insoupçonné de l’amour.

Ainsi, le paradoxe cherche-t-il l’im-pensé, l’in-su, sous le connu. Feste assigne au langage cette capacité de faire advenir le vrai par simple retournement :

Feste : « A sentence is but a chev’rel glove to a good wit, how quickly the wrong side may be turned outward !», III, 1, 11-13

« Une phrase n’est qu’un gant de chevreau pour un esprit agile : comme il la retourne vite à l’envers ! »

Métaphore familière pour Shakespeare, dont le père, John, était gantier. Témoin des retournements envers-endroit d’une seule pièce de tissu, le jeune Shakespeare a transféré avec succès ce savoir-faire au théâtre :

Feste : « Better a witty fool than a foolish wit », 1, 5, 34, par exemple.

« Mieux vaut un fou qui a de l’esprit qu’un bel esprit qui est fou »

28 Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare

Malvolio incarne ce « foolish wit » : son déguisement grotesque ne recèle aucun double, sinon le double de lui-même. Tel Narcisse se reflétant dans son miroir — « sick of self-love », I, 5, 85 ; « malade d’amour-propre », il se retrouve enfermé dans une cellule obscure, métaphore de son aveuglement. N’en finissant pas de se perdre dans ses propres illusions, il répète à contre-temps : « first let me see, let me see, let me see », II, 5, 107 ; « d’abord, voyons voir … ».

Malvolio : « This is evident to any formal capacity », II, 5, 112,

« C’est évident pour toute intelligence ordinaire »

Lui dont les certitudes ne sont jamais éprouvées, sera le premier dupe et le premier trompé.

M. « If I could make that resemble something in me », II, 5, 115

« Si je pouvais déchiffrer cela de telle sorte qu’il y ait des analogies avec moi »

Ne pouvant penser l’autre, il ne peut penser autrement, ce qui fera dire à Feste devant la fenêtre de la prison :

« There is no darkness but ignorance », IV, 2, 43

« Il n’est pas plus noires ténèbres que l’ignorance »

2.2. Le voyage vers soi par l’autre

L’enjeu est décisif : au siècle de l’avènement du sujet qui, peu à peu, s’émancipe de la communauté, il s’agit de pouvoir penser une identité en mouvement ET en relation – celle d’un sujet non délié de l’humanité à laquelle il appartient.

Viola, Orsino, Olivia, Sebastian incarnent cette identité : sortant d’eux-mêmes en quittant leur situation initiale, ils deviennent ce qu’ils n’avaient jamais osé imaginer qu’ils seraient – « I am not what I am ». Ils accèdent à un réel qu’ils ont eux-mêmes ouvert.

Viola : « How easy is it for the proper false

In women’s waxen hearts to set their forms, (…)

For such we are made, such we be »,

« Comme il est facile pour un bel enjôleur

De graver son empreinte dans le cœur de cire d’une femme,

Car telles nous fûmes créées, telles nous sommes »

La métaphore des « waxen hearts » évoque des tablettes de cire sur lesquelles on ne peut rien écrire de nouveau si on n’efface pas ce qui est déjà écrit. En laissant venir à eux une vérité qui les dépasse, les personnages effacent les évidences qui les précèdent et défont une logique séculaire « for such we are made, such we be.»

Penser l’identité du sujet dans le temps le dénoue de la fatalité de l’histoire. La vérité du sujet attend, pour ainsi dire, son heure, son « kaïros » – insoupçonné et persistant.

Comme les terres du Nouveau Monde existaient, attendant d’être découvertes puis habitées, la vérité de l’être, pour Shakespeare, attend d’être explorée et reconnue pour faire son œuvre d’édification,

Orsino : « We will draw the curtain and show you the picture », I, 5, 222

She unveils.

Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare 29

« Nous allons tirer le rideau et vous montrer le portrait ». Elle se dévoile.

Ce que voit Viola n’est, pour l’instant, qu’une image – « picture » : la vraie Olivia reste à naître de sa rencontre avec Cesario qui l’entraînera hors de son deuil vers Sebastian.

2. 3. Révolution dans la représentation

La Nuit des Rois est donc l’histoire de la trajectoire d’une vie désorientée, vers « la représentation d’une chose qui réussit à être »1 – l’insaisissable naissance du désir.

Le désir d’Olivia pour un homme n’existe pas au début de la pièce. Le désir d’Orsino pour une autre femme qu’Olivia n’existe pas non plus. Le désir de Viola pour Orsino n’est même pas envisageable, puisqu’elle est Cesario. Sebastian, perdu dans la tempête, ne peut imaginer épouser une comtesse qu’il ne connaît même pas. Même Sir Toby n’a jamais vu Maria comme une épouse possible.

La force du théâtre shakespearien repose dans ce pli — « not to be », n’être pas ; « to be », être — dans le déploiement de ces deux réalités, dans la traversée de l’une vers l’autre. Traversée comme projet (« to »), ET comme destinée (« to »). La vie vivante se joue là.

Mais Shakespeare, penseur, est d’abord dramaturge : c’est donc sur le théâtre qu’il expérimente le passage de ce seuil toujours délicat entre « not to be » et « to be ».

Pour cela, il construit sa pièce, avec à l’intérieur, d’autres pièces possibles : à l’intérieur de la farce inventée par Maria, par exemple, se déploie une autre farce : celle de Malvolio accédant enfin à son grand rôle « en bas jaunes et en jarretières croisées ». Fabien qui le regarde ne manque pas de s’esclaffer :

Fabian : «If this were played upon a stage now, I could condemn it as an improbable fiction », III, 4, 122-123

« Si on jouait cela aujourd’hui sur une scène de théâtre, je taxerai cela d’improbable fiction. »

Mais la pointe de la mise en abyme du théâtre réside dans la rencontre entre Viola — Cesario et Olivia :

Olivia : « Give us the place alone (…)

Now sir, what is your text ?

(…) Where lies your text ?»

O. « In which chapter ? (…) O, I have read it,

(…) You are out of your text », I, 5, 209 – 222.

« Laissez-nous la scène (…) quelle est votre réplique ? … « Vous êtes sorti de votre texte » ».

Viola endosse ici le rôle d’Orsino — elle qui, déjà, joue celui de Cesario. En assignant à Viola les paroles de son maître et en ayant recours aux termes de l’écriture – « text, chapter, read » Shakespeare met en perspective le théâtre lui-même.

Mais à quelle fin ?

Afin que le théâtre, aussi, se représente ce qu’il est. Que les angles morts, les sens usés soient dévoilés et la vérité du jeu manifestée.

1  A.  Green,  Hamlet  et Hamlet,  une  interprétation  psychanalytique  de  la  représentation.  Paris :  Bayard, 

2003. 

30 Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare

La réplique, « you are out of your text », est une clé de La Nuit des Rois : elle est à mettre en regard avec le titre de la pièce Or What You Will. « Sortir de son texte », c’est-à-dire « sortir de sa vie propre », est, en réalité, ne pas y être entré. « Will » construit le sujet « you ». Il dit que la voie du désir singulier fonde le sujet.

« What you will » — « ce que vous voudrez », est aussi la possibilité offerte à chaque spectateur de traduire ce qu’il entend — à sa mesure, à son gré.

« What you will » est enfin le voyage de Viola vers la vérité d’elle-même : jeune femme exilée qui, de rivages qu’elle ne connaît pas au palais d’une comtesse en passant par la cour d’un duc, fait l’expérience de la dimension « itinérante » de la vérité — non pas d’emblée résolutive mais se manifestant « chemin faisant. »

Cette itinérance s’incarne dans les formes mobiles du baroque - comme si celui-ci était consubstantiel à la vérité. Parce que la vérité est vive, son langage est mutable, plastique, ambivalent. Il s’agit de s’approcher d’elle sans l’enfermer car la première vérité est que la vérité échappe.

Conclusion

1. L’épistémologie comme responsabilité

Ainsi, d’antithèses en mises en abyme, Shakespeare bouscule-t-il les « épistémè » et, ce faisant, fonde une épistémologie qui, sans cesse, s’assure que les voies d’accès à la connaissance — de soi, du monde, du théâtre — restent libres et ouvertes. L’esthétique shakespearienne est rapport-au-monde ET responsabilité.

Dans le monde troublé de la fin du XVIe siècle, il s’agit d’orienter le regard vers un mal qui ne dit pas son nom, qui avance masqué : celui dont Feste accuse Malvolio dans l’acte IV, 2, 43, « there is no darkness but ignorance. » Les forces obscures et trompeuses se tiennent dans l’allégeance aux évidences, au connu, que sont la naissance, la lignée, mais aussi les modes de compréhension érigés en système ou l’exercice du pouvoir perpétué à l’identique.

Le mal – c’est-à-dire ce qui entrave la manifestation d’une vérité qui fait vivre, sur le plan intellectuel, affectif, politique – vient d’abord toucher les voies d’accès de l’individu à sa condition propre – c’est-à-dire finie (Twelfth Night : la limite, le repère) ET libre (« what you will »).

La mal-veillance de Malvolio réside dans le mensonge qu’il s’impose. Privé de sa capacité d’interprétation, sa relation à l’autre est altérée. Il n’est pas plus grand qu’un autre, mais c’est ce qu’il croit. Sa lecture de lui-même est univoque. Feste, avec ironie, lui répète la phrase de la lettre qu’il ne comprend pas :

« Why, some are born great, some achieve greatness, some have greatness thrown upon them », V, 1, 360

« Eh, oui, certains naissent grand, d’autres parviennent à la grandeur, d’autres encore voient la grandeur s’imposer à eux »

L’accès à la grandeur connaît des voies plurielles.

La scène est donc espace éthique : les leurres, les trompe-l’œil sont autant d’artifices qui servent à démasquer — non pas les apparences : il faut du « voir », du « corps », du « monde » pour appréhender les profondeurs de l’être - mais tout ce qui procède de la répétition et de l’expansion du « même ». Il s’agit d’exposer tout ce qui prive le sujet d’une relation vitale à « l’autre ». Autre du langage, autre en soi, l’Autre.

Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare 31

2. Les possibles de l’amour ou « la vérité vous va comme un gant »

Qu’est-ce qui libère les voies d’accès au réel, sinon l’amour qui se donne à entendre dès le premier vers de la pièce ?

Orsino : « If music be the food of love, play on

Give me excess of it.» I, 1, 1-2

« Si la musique est nourriture d’amour, joue encore,

Donne m’en à l’excès »

Le spectateur, impressionné par la métaphore inaugurale, néglige parfois ce qui, dès ce vers, va se décliner tout au long sous des formes diverses : je veux parler de « give me ». L’autre — par l’adresse qui lui est faite à l’impératif — est d’emblée sollicité. Impératif du « don ». Impératif du « recevoir ». Impératif d’une circulation.

Ainsi, la pensée qui ouvre et libère est-elle une pensée qui donne et reçoit, qui « aime ». L’écriture shakespearienne, ardente, généreuse, vivifiante, qui traverse les questionnements les plus inquiets, est une écriture sur l’amour par amour.

Aimer, pour Shakespeare, passe par donner du sens et donner d’accéder au sens. Donner à percevoir une direction, ouvrir un avenir, est acte d’amour. La réplique de Viola — Cesario dans l’acte II, scène 4 est, à cet égard, remarquable : désemparée, qui l’aimera tant qu’il donnera sens à sa vie ?

V. « O time, thou must untangle this, not I »

Ne pouvant nommer celui qui donnera sens à sa vie, Viola en appelle à un tiers — « Time » : personnifié, celui-ci se voit attribué le modal « must » qui dit l’assignation éthique dont il est gratifié.

En effet, à quoi servirait le temps — « la durée d’habitation du sujet en ce monde » — sinon à désenchevêtrer le réel, à faire la vérité ? La longue série d’allitération en « t » - « time, must, untangle, not, it, too, knot, t’, untie » manifeste phonétiquement la difficulté de la tâche, le combat qu’elle engendre, l’aide extérieure qu’elle nécessite.

« Untangle » et « untie » pourraient être les maîtres mots de l’esthétique baroque : l’écart créé par les dédoublements défait ce qui semble figé et ouvre les impasses. Le déguisement de Viola — Cesario détourne le personnage de l’identité féminine en vigueur au XVIe siècle. Accédant à la cour d’Orsino , cette identité figée s’ouvre à un ailleurs. Ainsi le temps s’ouvre-t-il à la vérité et la vérité ouvre-t-elle le temps : « time », non qualifié dans l’acte II, devient « golden time », dans l’acte V.

Dé-routées d’un parcours tout tracé, Viola et Olivia deviennent disponibles aux possibles de l’amour dont la vérité, pourrions-nous dire, « leur va comme un gant.»

3. L’orientation d’une vie : promesse fragile et précieuse

Leur désir dévoilé, les personnages de la pièce sont faits Rois de la Nuit qu’ils ont traversée. Chacun trouve sa voie, le texte singulier de sa vie. Pour un dramaturge, sa voix. Feste, en acteur né, le sait :

F. « Your ladyship will have it as it ought to be

You must allow vox », V, 1, 287, 288. ( vox : italiques dans le texte)

« Si Madame veut que cela soit dit avec justesse,

32 Claire MARRE, Baroque et Vérité dans La Nuit des Rois, de W. Shakespeare

Elle doit me permettre d’y mettre le ton » — la juste voix.

Dans le récit biblique de l’Épiphanie, les Mages « s’en retournent chez eux par un autre chemin » Mt, 2, 12. Dans Twelfth Night, les personnages, s’en retournent aussi chez eux, c’est-à-dire vers eux-mêmes, « par un autre chemin ».

Par la force intranquille de détours signifiants « by indirections find directions out » Hamlet, II, 1, 66, d’une trajectoire irrégulière — baroque — Shakespeare s’affranchit de la forme idéale comme seule source du beau et du vrai : de naufrages en déroutes, d’aveuglements en quiproquos, jaillissent la beauté et la vérité de l’amour.

Amour des personnages entre eux, amour de Shakespeare pour l’humaine condition. En manifestant à l’homme de son temps la vérité de son être incertain et changeant, ET dans le même mouvement, dévoilant sa capacité de risquer son être aux possibles de l’amour et du sens, sa capacité de transformation et de conversion, Shakespeare rend le sujet à sa dignité d’humain dans le réel qui est le sien — fragile et précieux.

L’orientation de la vie pourrait se tenir là : comme le théâtre procède à une « mise en voix » plurielle de la vérité, répartie sur chacun des personnages et différée dans le temps de la pièce, faire la vérité - visiter et donner voix aux lieux irréguliers du monde et de soi – pourrait faire figure de sens et de destination.

Voyage au long cours qui, pour Shakespeare, protège le sujet d’un « achevé » de la vérité, dont l’essence est de « se manifester » en se dévoilant, dans un mouvement réciproque entre l’homme qui cherche la vérité et la vérité qui se donne à chercher.

Claire MARRE

Jean-Denis VIVIEN, Le baroque : vertige des apparences 33

Jean-Denis VIVIEN

Metteur en scène, comédien, scénographe, professeur d’histoire de l’art

« L’esthétique baroque est illusionniste, elle nous fait perdre nos repères jusqu’à l’ivresse ou l’extase : pour ce faire, chaque Art emprunte le langage d‘un autre Art. L’architecture se fait sculpture, la

sculpture se fait peinture, la peinture se fait architecture, la parole se fait musique et la musique se fait poésie. »

« L’explosion des formes architecturales semble défier le vraisemblable : colonnes, loggias, balcons, arcades, atlantes, blasons affolent le regard. »

34 Jean-Denis VIVIEN, Le baroque : vertige des apparences

Jean-Denis VIVIEN, Le baroque : vertige des apparences 35

Le baroque : vertige des apparences

Introduction

-1- L’esthétique baroque est illusionniste, elle nous fait perdre nos repères jusqu’à l’ivresse ou l’extase : pour ce faire, chaque Art emprunte le langage d‘un autre Art.

L’architecture se fait sculpture, la sculpture se fait peinture, la peinture se fait architecture, la parole se fait musique et la musique se fait poésie.

Le baroque, exubérant et rhétorique, provoque l’étonnement par ses effets dramatiques : courbes, contrecourbes, pleins, vides, débordements, saillies, niches, lumière, clair obscur, mouvement, métaphore, allégorie, paradoxe, contrepoint… L’art baroque n’est pas de tout repos ! Il trouvera l’acmé de son expression dans un art nouveau, suprême où tous les arts s’interpénètrent : l’Opéra, art baroque par excellence qui apparaît au XVIIe siècle et prend vie sur la scène du théâtre à l’italienne, lieu de tous les possibles.

L’Architecture se fait Sculpture

-2- Les façades des églises et des palais se couvrent de colonnes, de chapiteaux, de frontons, d’architraves, de moulures, de balustres, de volutes, de tables sculptées, se creusent de niches peuplées de personnages ; les statues dansent sur le ciel.

À Rome, la façade de l’église Ste Suzanne de Giacomo della Porta s’anime d’éléments architectoniques où la lumière le dispute à l’ombre.

Celle de San Carlino de Borromini ondule et semble danser.

-3- Au Portugal, la sculpture envahit la façade de l’église de Falperra près du Bom Jésus de Braga, renforcée par la bichromie de la pierre qu’elle en devient un immense bas-relief gris et blanc.

-4- Quant au Pavillon des remparts du Zwinger de Dresde de Matthaüs Popelman, sculpture et architecture forment un tout indivisible au service de la représentation de la fête dont le caractère tient du décor de théâtre ;

-5- Francisco Hurtad Izquierdo, architecte, sculpteur andalou, utilise tout le langage décoratif dérivé d’éléments classiques mais morcelés, démultipliés comme dans un prisme ; il conçoit le tabernacle du Sagrario de la Chartreuse de Paular comme un écrin où les sculptures, les colonnes salomoniques, les chapiteaux, les découpes produisent un effet d’équilibre par une harmonisation prodigieuse des couleurs et un mouvement ascensionnel.

-6- C’est dans l’œuvre de Luiz de Arevolo (1727) et du frère José Manuel Vasquez, la sacristie de la Chartreuse de Grenade que l’ornementation des stucs ciselés ou « yeserias », se déchaîne avec impétuosité, frénésie de courbes, de contrecourbes, de lignes brisées, de moulurations complexes, de chapiteaux surchargés dans un maëlstrom d’éléments fractionnés sans fin. La prolixité et la surabondance de l’ornement s’emparent de chaque espace pour le contorsionner dans un immense élan vital.

-7- Avec ses colonnes salomoniques jumelées qu’anime une intense végétation dont la polychromie se détache sur les ors, le retable du maître-autel de la Clerecia de Salamanque est l’archétype de l’art de la dynastie des Churriguera. Ces colonnes créent devant le fond du retable un effet de rideau cachant au regard les limites exactes de l’espace ; l’illusion est accentuée par les dorures

36 Jean-Denis VIVIEN, Le baroque : vertige des apparences

qui produisent un scintillement qui évoque l’éclat de la splendeur divine, immense sculpture du rayonnement théophanique.

-8- Pour la façade de l’église Saint Jean Népomucène à Munich, les frères Asam sculptent la roche première, brute qui semble surgir des entrailles de la terre et qui contraste avec le poli des couleurs jaspées des colonnes et des pilastres.

La Sculpture se fait Peinture

-9- En mélangeant les matériaux, Jean-Baptiste Pigalle conçoit deux socles asymétriques en forme de rocher en marbre clair, rappelant ceux de la fontaine du Bernin, piazza Navone à Rome, émergeant d’un ruissellement d’eau en marbre gris, comme supports aux deux valves du gigantesque coquillage que la République de Venise avait offert à François 1er. Ces 2 bénitiers de l’église St Sulpice à Paris mêlent des éléments illusionnistes et réels dont la polychromie n’est pas sans rappeler celle de :

-10- la chapelle Cornaro du Bernin dans l’église Santa Maria della Vittoria à Rome qui sert d’écrin à l’extase de Ste Thérèse. Le visiteur est le spectateur d’un mystère contemplé par d’autres, les membres de la famille Cornaro qui occupent les loges latérales. Toute l’architecture, la polychromie des marbres, des stucs, les bronzes dorés conduisent à la contemplation mystique :

-11- de la Sainte placée dans un espace irréel libéré de la pesanteur.

-12- L’ange porte torchère de Marcelino Aujo(1690-1769) à la sculpture nerveuse, au drapé mouvementé prend vie par sa dorure et sa riche polychromie.

-13- De même celle de la Madeleine pénitente de Pedro de Mena (1628 -1688) à l’imitation du réel, renforce l’expression intense et la dramaturgie de la statue.

-14- Là encore, pour le tombeau d’Alexandre VII à St Pierre de Rome, le Bernin emploie les différents marbres, le bronze, les dorures comme les pigments des couleurs d’un tableau en relief.

-15- Egid Quirin Asam dans cette assomption de la Vierge, mêle au stuc immaculé une fine dentelle dorée qui confère au groupe sculpté une réelle apesanteur.

-16- À l’inverse pour cette Pieta, dans la cathédrale de Gurk, Georg Raphaël Donner, paradoxalement, traduit la légèreté des plumes des ailes de l’ange par du plomb !

La peinture se fait architecture

-17- Chez Federico Barocci la fuite d’Enée portant son père et avec son fils, dans Troie en flammes s’inscrit dans une architecture puissante qui renforce le mouvement dramatique.

-18- Agostino Tassi (1580-1644) peint sur les murs de la grande salle du Palais Lancelotti ai Coronari à Rome, une architecture à arcades qui abolit les frontières du réel. La fresque est elle-même source de lumière. Cet espace feint est à la fois intérieur et extérieur.

-19- Il en est de même dans la cage d’escalier dans l’hôtel de Châteaurenard à Aix-en Provence. Pierre Daret prolonge la balustrade de la rampe réelle par une semblable peinte en trompe-l’œil ; l’architecture feinte nie l’espace en l’ouvrant sur l’extérieur.

-20- Boulanger au Palais d’Este à Sassuolo s’amuse d’un mur peint qu’une porte fermée interdit de franchir alors que le faux rideau qui la dissimulait est tiré en vain. Inversement, l’évasion est possible par une fenêtre peinte par Andrea Sighizzi (1684) qui laisse entrer la lumière d’un jardin inexistant. Si la fenêtre reste définitivement close, on peut s’échapper par la porte dérobée et passer dans « l’au-delà du mur. »

-21- Colonna et Mitelli décorent les chambres d’audience du grand-duc Ferdinand II de Medicis dans le Palais Pitti à Florence, de fresques d’architectures peintes étouffantes de splendeurs où les murs fictifs se succèdent, se superposent créant un espace fermé par des coulisses où le regard se perd. L’explosion des formes architecturales semble défier le vraisemblable : colonnes, loggias, balcons,

Jean-Denis VIVIEN, Le baroque : vertige des apparences 37

arcades atlantes, blasons affolent le regard. Monumentale et dynamique, l’architecture peinte de Colonna et Mitelli devint la quintessence d’une nouvelle harmonie.

-22- Elégante et puissante, la vertigineuse architecture peinte par Giulio Benso pour la famille Grimaldi sur le plafond du salon du château de Cagnes-sur-mer, conduit le regard toujours plus haut vers le ciel. Or cette loggia peinte n’est pas obturée par un « plafond » qui n’est pas un « tableau » et son ouverture n’est pas un cadre ». L’épaisseur de son mur ouvre sur un ciel dégagé où se joue le drame de Phaéton. Le char se désagrège, chevaux et héros chutent implacablement sur nous : le trompe-l’œil conjugue un double mouvement ascensionnel et descendant à jamais suspendu.

-23- Que se soit la gloire de François-Xavier dans l’église de Mondovi ou

-24- la coupole peinte ou la glorification de San Ignazzio de Rome,

-25- le père Andrea Pozzo annihile les plafonds et les voûtes pour exécuter la plus grande architecture jamais peinte. Parfaitement reliés à l’architecture réelle, consoles, piliers, arcades forment une construction qui s’élance vers les hauteurs célestes où se joue le grandiose spectacle de la gloire des saints, lieu de communication entre le divin et le terrestre : l’irréel devient réalité, le réel transposé en vision.

-26- Dans la chapelle de l’Ecce Homo du Sacro Monte de Varallo, les architectures peintes sont rehaussées de reliefs, les personnages grandeur nature semblent vivants ; la réalité et l’illusion sont indissociables. L’architecture, la sculpture et la peinture découlent l’une de l’autre pour nous offrir une représentation sacrée.

L’architecture, la sculpture, la peinture, le théâtre et la musique,

Tous en scène !

-27- Paris au début du XVIIe siècle ne possède pas de véritable théâtre à l’italienne, mis à part l’Hôtel de Bourgogne. Il n’y a que des jeux de paume aménagés ou des scènes dressées dans des hôtels particuliers comme le théâtre du petit bourbon. La première vrai salle est celle que le Cardinal de Richelieu a fait construire dans son Palais qui deviendra le Palais Royal ; c’est là que le Dauphin Louis assistera avec ses parents le Roi Louis XIII et la Reine Anne d’Autriche en compagnie de Richelieu à l’inauguration du théâtre en 1641 où fut donné Mirame, tragi-comédie de Desmarets de Saint Sorlin.

-28-_Vue ancienne de la salle du théâtre Farnèse dans le palais de la Pilotta à Parme construite en 1618 par l’architecte Aleotti. Les gradins en fer à cheval sont inspirés du teatro olimpico da Vicenza de Palladio de 1580 mais en beaucoup plus grand.

-29- La scène du théâtre Farnèse avec son immense cadre de scène richement décoré. Hélas le théâtre fut partiellement détruit pendant la seconde guerre mondiale.

-30- Voici la salle telle qu’elle a été restaurée dans les années 80.

-31- Cette coupe du théâtre montre l’immense espace scénique avec les parties invisibles des spectateurs : dessous, cintres, coulisses.

-32- Cette illustration de la scène du théâtre San Salvador à Munich avec son lourd cadre de scène montre bien les différents espaces-temps d’un théâtre : la salle avec son architecture réelle où le temps est celui de la durée du spectacle, lieu de la réalité des spectateurs et la scène où tous les espaces sont possibles (palais, forêt, mer, cieux, enfers…) simultanément et où les temps anciens, présents ou futurs sont ceux de l’œuvre, offrant aux personnages de s’incarner pour nous dans ce lieu de la vérité et de l’immortalité.

-33- Cette coupe de la salle des Tuileries, créée pour le mariage de Louis XIV montre la disproportion entre l’espace scénique et la salle ; la machinerie de celle-ci était tellement importante pour faire apparaître les dieux célestes ou les divinités infernales qu’elle lui donna son nom : la salle des machines.

38 Jean-Denis VIVIEN, Le baroque : vertige des apparences

-34- La chute de Phaéton sur cette gravure de Lepautre nécessitait une machine complexe comme on le voit sur ce dessin de Bérain ;

-35- De même la complexité des dessous ou de « la gloire » du théâtre San Salvador de Venise permettent cette réalisation fantastique telle qu’on la voit sur le dessin de G.B.Lambranzi pour le « Germanico sul Reno ».

-36- Cette gravure montre la machine des cintres qui permet les vols, apparition des anges, des divinités…

-37- …ou encore cette gueule d’enfer due à Niccola Sabbattini, extraite de son ouvrage « Pratique pour fabriquer scènes et machines de théâtre », 1638.

-38- Comme on le voit sur cette maquette anonyme, la scène du théâtre à l’italienne permet aux hommes de côtoyer les Divinités célestes et infernales de façon vraisemblable.

-39- Une famille d’architectes scénographes va régner sur toute l’Europe pendant les 17e et 18e siècles : les Bibiena. Ils vont construire des salles de spectacles mais aussi inventer les plus fastueuses scénographies en magiciens de la scène. Pour la « Didone abadonnata » de Métastasio et Galluppi, Giovanni Paolo Bibiena conçoit une architecture baroque gigantesque.

-40- Cette peinture de P. Domien Olivera représente l’inauguration du théâtre royal de Turin le 26 décembre 1740. L’architecture feinte de la scène prolonge l’architecture réelle de la salle.

-41- Dans cette peinture Giovanni Paolo Panini (1621-1675) nous montre l’intérieur du théâtre du cardinal Melchior de Polignac à Rome pour la représentation de la Fête Théâtrale « la contessa Numi » de Metastasio et Leonardo Vinci (1690-1732) en 1729. La somptuosité de la décoration de la salle et la richesse des décors abolissent les frontières entre le réel et l’illusion.

-42- Cette gravure de Lepautre nous montre la salle que Vigarani a construite en 1683 pour les représentations des « Fêtes de Bacchus et de l’Amour » ; Louis XIV y assiste en compagnie de la famille royale et de toute la cour. La salle baroque est très richement décorée de colonnes, de bronzes, de statues, de tapisseries, de bas-reliefs, de corniches, d’un plafond à caissons fleurdelisés, d’un cadre de scène architecturé surmonté d’un fort blason flanqué de Renommées ouvrant sur un décor agreste formé d’une allée en perspective bordée de feuillus, fermée dans le lointain par une orangerie. Or, bien que cette gravure rende compte avec précision de cette manifestation, il n’y a eu aucune salle de spectacle construite à Versailles sous le règne de Louis XIV ! La vérité, c’est que Vigarani a dressé une gigantesque tente entièrement décorée en trompe-l’œil dont la scène était le véritable jardin avec ses vrais arbres, ses vraies statues, son vrai sable et sa vraie orangerie. Il en résulte que le Roi confine ses courtisans dans l’espace de l’illusion, réduits à des rôles et que les comédiens et les danseurs évoluent dans le monde réel dont le Roi est le metteur en scène. Par ce renversement du réel et de l’illusion, Louis XIV fait perdre tous les repères de la réalité devenant le démiurge du monde baroque.

Jean-Denis VIVIEN

Corinne GIRARD, Écritures baroques en France (XVIème - XVIIème siècles) 39

Corinne GIRARD

Professeur agrégé de lettres en classes préparatoires Lycée Daudet, Nîmes

« Dans “La Semaine”, de du Bartas, on voit l’univers surgir du néant, se gonfler à l’excès puis retourner au néant, comme une bulle baroque éphémère, comme une belle façade sur du vide. Le

poète nous offre un livre-tableau qui est l’équivalent rimé de la Chapelle Sixtine. »

« Le baroque ignore la stabilité, la fixité, le repos, au nom de la vie, du mouvement, de la succession infinie des phénomènes. »

40 Corinne GIRARD, Écritures baroques en France (XVIème - XVIIème siècles)

Corinne GIRARD, Écritures baroques en France (XVIème - XVIIème siècles) 41

Écritures baroques en France

(XVIème - XVIIème siècles)

Introduction : un baroque littéraire en France ?

La notion de baroque littéraire reste très controversée : elle est inventée dans les années 1950 pour définir rétrospectivement la littérature de la fin du XVIème siècle et du début du XVIIème, littérature située entre deux classicismes, celui de la Pléiade, au début du XVIème siècle et le grand classicisme français de la fin du XVIIème siècle, soit un siècle entier de notre littérature illustré plus particulièrement par Montaigne ou Agrippa d’Aubigné. C’est une notion qui serait peut-être une pure vue de l’esprit…puisque transposée de l’histoire des arts plastiques, où le concept est déjà problématique, à celle de la littérature, la transposition d’une forme d’art à l’autre n’allant pas forcément de soi…

Cette notion de baroque désigne d’abord, on le sait, une perle irrégulière, donc une liberté excessive des formes, une profusion ornementale particulièrement visible dans les retables jésuites du XVIIème siècle et les églises de la Contre Réforme. Cette idée de baroque est donc issue de l’histoire des arts, et est d’abord péjorative. Il faut attendre l’historien de l’art Wölfflin dans les années 1950 pour voir le mot prendre un sens positif, renvoyer en art à une esthétique particulière et non à un défaut de régularité. Cette notion n’a jamais été revendiquée par les créateurs, jamais non plus théorisée en des manifestes, elle risque donc ne n’être qu’une illusion rétrospective. Il n’y aurait pas eu de mouvement baroque en littérature, mais seulement des auteurs irréguliers, bizarres, que l’on ne saurait réunir, étant tous différents. Il est vrai qu’en France, la diversité des auteurs frappe plus que les similitudes.

Seulement, la notion de baroque s’avère féconde : elle permet de réhabiliter des auteurs considérés comme mineurs, excentriques, bizarres, ridicules ou ratés, comme de mauvais auteurs qui font mieux apprécier l’art classique qui s’épanouira après eux, mais qui n’ont aucune valeur en eux-mêmes. Refuser la notion de baroque littéraire, c’est refuser la dignité de ces auteurs qui sont, il est vrai, d’un abord rude : le grand Montaigne lui-même étant par exemple l’écrivain le plus difficile de notre littérature, Agrippa d’Aubigné restant un auteur terrifiant pour les étudiants comme pour leurs professeurs et le sieur Guillaume de Saluste du Bartas étant devenu un parfait inconnu dans son propre pays, alors que c’était un écrivain extrêmement lu, traduit, publié et aimé en son temps, ce sont les Américains qui nous ont restitué la connaissance de cet auteur au milieu du XXème siècle. De plus, par définition, le baroque est individualiste, comme volonté de se libérer des normes : les auteurs baroques diffèrent donc par définition et ces divergences singulières ne doivent pas empêcher de parler d’un mouvement littéraire reconnaissable.

Autre problème : Eugenio d’Ors soutient que le baroque serait trans-historique, qu’il serait un élément permanent de l’expression artistique toujours prêt à s’affirmer contre la tyrannie de la raison et qui fleurirait avec les grands bouleversements historiques, aux époques affaiblies qui permettraient les débordements imaginaires , les dérèglements de l’affectivité : le baroque naît de la crise de la conscience européenne de la fin du XVIème siècle, comme le romantisme de la Révolution française, et le surréalisme du traumatisme de la Grande Guerre. Et il est vrai qu’il y a beaucoup de points communs entre le baroque, le romantisme et le surréalisme.

Actuellement, tout le monde s’accorde cependant pour circonscrire précisément le baroque à la fin du XVIème et au début du XVIIème siècle, mais on se demande s’il y a un ou deux baroques. Il y aurait un premier baroque à la fin du XVIème s., baroque noir, angoissé, tourmenté, lié à un contexte de crise . Et un baroque blanc, né au début du XVIIème s. , qui serait abandon à la diversité du réel, inconstance blanche, poésie mondaine de poètes comme Jean de Sponde ou Théophile de Viau.

42 Corinne GIRARD, Écritures baroques en France (XVIème - XVIIème siècles)

Nous nous intéresserons au premier baroque et montrerons qu’il contient aussi de joyeuses célébrations de l’inconstance, chez des auteurs qui, comme Du Bartas ou Montaigne, réussissent à trouver leur paix au milieu du chaos.

Dans un premier temps, puisque le baroque naît d’une grave crise de la conscience européenne, nous allons évoquer ce contexte tragique et sombre qui fait naître d’étranges monstres littéraires. Dans un second temps, puisque, toute certitude faisant défaut dans le monde, nos auteurs se replient sur eux-mêmes et sur une œuvre qui leur est consubstantielle, nous étudierons successivement trois auteurs baroques de ce temps, auteurs chacun d’une œuvre unique et monumentale qui fut l’œuvre de toute leur vie. Nous entendrons ainsi montrer comment un contexte de crise suscite une certaine psychologie qui suscite une œuvre baroque, c'est-à-dire une œuvre unique, profondément originale et dont l’écriture ne manque pas d’évoquer les volutes, les lignes brisées ou serpentines, les façades, les voûtes des l’architecture baroque.

Des écritures baroques au pluriel, donc, puisque la dureté du contexte conduit à l’éparpillement des consciences et donc des écritures.

I. Un contexte de décomposition sociale et mentale

A la belle Renaissance du début du XVIème siècle, où, sous l’égide du bon roi François Ier, on s’adonnait en paix à l’humanisme avec un bel appétit de connaissances que symbolise l’appétit des géants de Rabelais, où les poètes de la Pléiade chantaient l’amour, la sensualité retrouvée, succède une époque tourmentée, l’une des plus sombres de notre histoire. Toute stabilité, toute certitude se perdent, les remparts traditionnels contre l’angoisse et le malheur s’effondrent : la religion dont le rôle traditionnel est d’endiguer par ses rituels la violence latente dans toute société, connaît une de ses plus graves crises : le schisme entre protestantisme et catholicisme. La religion devient ce qui suscite la guerre. La monarchie elle aussi perd beaucoup de son caractère sacré et la culture, dernier rempart contre le désarroi, montre elle aussi ses limites. L’Europe plonge dans la nuit. Et le vieux Ronsard n’écrit plus des Amours comme en son jeune âge, mais un Discours des Misères de ce temps.

1. Une époque tragique pour l’Europe

Les historiens de la période montrent qu’en Europe, de manière générale, on assiste à la fin du XVIème s. à une nette détérioration des conditions de vie : aux conflits armés endémiques en ces temps où la noblesse est de nature belliqueuse, s’ajoutent les conflits suscités par les questions religieuses et partout des bûchers fument pour brûler les hérétiques ou les sorcières, ce besoin de boucs émissaires montrant une terrible angoisse ; des massacres se commettent de toutes parts. Les Tragiques d’Aubigné contiennent un livre entier consacré aux « Feux » et un autre aux « Fers », ils s’ouvrent sur un livre intitulé « Misères » qui commence lui-même par l’évocation d’un souvenir personnel atroce, après un massacre, de corps agonisants dans un dernier râle, et d’une femme déchirant de ses mains le corps de son enfant pour le dévorer. Infanticide, cannibalisme deviennent monnaie courante puisqu’il y a aussi crise de subsistance, famines, disettes, épidémies, hivers particulièrement froids, inflation galopante et donc nette chute de la démographie et de l’espérance de vie.

La mort sous ses formes les plus violentes s’offre en spectacle quotidien : d’Aubigné montre encore, lors de la Saint Barthelemy la Seine rouge du sang des cadavres de protestants persécutés. La mort semble triompher des forces de la vie, envahir la vie : on assiste aux exécutions publiques, on fait amener des cadavres au milieu des banquets, Montaigne écrit que « Philosopher, c’est apprendre à mourir », il s’entraîne en son jeune âge, à vivre dans la pensée constante de la mort. On vit dans l’horreur, la peur, l’angoisse quotidienne, entourés d’une mort hurlante et convulsive. L’époque est tragique et désespérée, doloriste.

Le luxe et la pompe baroques constituent une belle façade dressée sur un fond de mort, d’horreur, de déception, de souffrance et de haine universelle. Quelque chose semble s’être détraqué en ce bas monde, Dieu semble avoir abandonné les hommes à toutes les horreurs et les angoisses de l’humaine condition. D’Aubigné écrit ainsi : « Il sauta de la terre en l’obscur de la nue/ La terre se noircit d’épais aveuglement, / Et le ciel rayonna d’heureux contentement ».

Corinne GIRARD, Écritures baroques en France (XVIème - XVIIème siècles) 43

2. … et pour la France en particulier

C’est au royaume de France en particulier qu’il semble bien y avoir « quelque chose de pourri », comme dirait Hamlet. La France est peinte par d’Aubigné en « mère affligée » au sein déchiré par ses deux nourrissons catholique et protestant, elle connaît huit guerres de religion, qui sont guerres civiles, intestines, et qui portent sur le fondement même de la vie sociale et politique. Le nord de l’Europe devient protestant, le sud reste catholique et en France il faut huit guerres atroces, où l’on se tue entre frères, pour décider du sort du pays. Et cela s’est joué à fort peu de choses : au soir d’une bataille, la reine mère Catherine de Médicis remarque que pour un peu le pays devenait protestant. C’est l’histoire de France elle-même qui devient baroque avec ces renversements possibles. Une même nuit, un village protestant envahit un village catholique , mais les hommes du village catholique ont eu la même idée et ont envahi le village protestant, donc au matin, il y a inversion complète ; le général catholique qui fait tout le jour le siège de la Rochelle, ville huguenote , passe toutes les nuits par un souterrain pour des pourparlers de paix avec les protestants et comme cela échoue, chaque jour, il recommence à se battre et chaque nuit à parlementer, il y a inversion, réversibilité, tournoiement dans l’histoire même, c’est l’histoire elle-même qui est baroque. En France, le baroque naît des errances de l’histoire.

Lors de la Saint Barthélémy, en 1572, le roi laisse tuer une partie de ses sujets, les nobles protestants attirés à la cour au prétexte d’assister à un mariage princier, par l’autre partie, les catholiques, en pleine nuit, en pleine fête, il use de ruse contre des hôtes, des gens endormis, sans défense ; à Paris, ville du droit, on assiste à un déni de tout droit, tous les nobles protestants sont tués, dans le lit des reines, tout semble possible, toute l’horreur, l’enfer semble se déverser sur la terre avec tous ses démons, ses supplices. Il semble qu’il n’y ait plus de limite à l’horreur, plus de garant, que tout désormais soit possible. Le roi lui-même est accusé d’avoir arquebusé ses sujets, alors qu’il doit assurer la sécurité des biens et des personnes de ses sujets. Le roi n’est plus le roi de tous ses sujets, il a dénoncé le contrat social, certains protestants, les « monarchomaques » disent que l’on a donc le droit de le mettre à mort.

De plus, après François Ier, les rois s’étaient succédés très vite sur le trône, ils étaient morts d’accident ou de maladie, sans descendance, ils étaient faibles. En ces temps superstitieux, on y voit le signe que Dieu ne bénit plus la famille royale, les ducs de Guise vont vouloir régner à la place du roi, ayant une lignée mieux établie, il y aura des tentatives d’assassinat sue la personne des rois, Henri III commanditera l’assassinat d’un Guise… Le monarque de droit divin , le roi puissant, incontesté, laisse la place à la naissance des premiers partis politiques : on peut être républicain, fidèle au roi ou aux Guise, Henri IV devra reconquérir son royaume de haute lutte et en attendant qu’il reprenne le pays en main et mette un terme aux guerres de religion, il y a un pluralisme politique à côté du pluralisme religieux, on peut être catholique modéré fidèle au roi de France, catholique extrémiste partisan des Guise, protestant modéré fidèle au roi ou protestant extrémiste monarchomaque.

Chacun doit prendre parti, ne pas décider est encore décider, chacun doit réfléchir, chacun est renvoyé à sa conscience, donc à soi, au milieu de la débandade générale. C‘est le siècle des extases mystiques où l’on échappe au déchaînement de l’histoire dans une vision de Dieu, seul refuge. Le moi devient la seule source des valeurs.

C’est la naissance de l’individualisme moderne, l’invention du sujet moderne renvoyé à lui-même, l’isolement des consciences dans une atmosphère générale de crise et d’exaltation. La religion protestante elle–même renvoie le chrétien à sa propre interprétation des écritures saintes, il a libre examen, donc finalement autant de protestantismes que de protestants et la foi catholique elle-même devient plus intériorisée et plus réfléchie.

La société devient incohérente, le pouvoir central, la religion unique en sortent considérablement affaiblis : ce ne sont qu’intrigues, sourdes menées, conflits, cabales. L’organisation centralisée de François Ier s’est décomposée et en attendant la reprise en main par Henri IV puis l’établissement de la monarchie absolue classique et le rétablissement de la religion unique, la multiplicité l’emporte sur l’unité.

Le moi se décompose lui aussi de l’intérieur, les pulsions se laissent libre cours, comme au Moyen Age : à quoi bon être rationnel, raisonnable, faire des calculs, des prévisions, patienter, penser sur le long terme si le pays est à feu et à sang, autant profiter de ce qui se présente, se réjouir quand on le peut, pleurer le reste du temps. Certes, l’affectivité n’est pas régulée avant le XVIIème siècle ; au XVIème siècle, on passe d’un extrême à l’autre cf. la poésie amoureuse de la Pléiade et ses

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intermittences du cœur. Mais tout cela va s’accentuer avec l’affaiblissement de la monarchie : sous François Ier, il y avait déjà des conflits armés, l’affaire des placards et la Sorbonne qui faisait déjà brûler des réformés, mais la présence de ce roi fort limitait ces débordements. Il faudra un roi fort, une société ramenée au calme, à la paix, à la sécurité, à l’unité d’une culture, qui sert de garde-fou contre l’angoisse pour voir le surmoi réguler les pulsions, les gens communier dans les mêmes valeurs, respecter les mêmes usages, être polis entre eux pour se prémunir contre un retour de la sauvagerie, de la barbarie. Avec le classicisme, on verra triompher un sujet unitaire qui aura réalisé la maîtrise de ses pulsions, mais à la fin du XVIème s., l’homme baroque se soucie seulement de lui-même, n’est renvoyé qu’à lui-même dans un état de chaos généralisé.

Et la culture elle-même devient angoissante.

3. Toute une culture entre en crise

Avec Galilée, l’astronomie nous fait passer « d’un monde clos à un univers infini » (A. Koyré), du géocentrisme à l’héliocentrisme, Dieu est encore plus puissant puisque créateur d’un « monde dont le centre est partout, la circonférence nulle part » (Pascal), mais il s’éloigne infiniment, il devient Dieu lointain, Dieu caché. « Le silence éternel des espaces infinis [nous] effraie » (Pascal). On assiste à la destruction du monde conçu comme un tout fini et bien ordonné dans lequel la structure spatiale incarne une hiérarchie de valeurs et de perfection, et on vit désormais dans un univers indéfini, voire infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle : les œuvres d’art n’auront plus à refléter un ordre cosmique extérieur aux hommes, une harmonie préexistante et éternelle qui serait celle du cosmos, comme c’était le cas jusque là, il n’y a plus de grandeur majestueuse du monde capable de s’imposer du dehors à des individus soumis, l’artiste ne sera plus celui qui saisissait en modeste intermédiaire un ordre divin extérieur, il se fiera désormais à sa seule inspiration subjective.

De plus, Christophe Colomb vient de découvrir le Nouveau Monde : « Notre monde vient d’en découvrir un autre, qui sait si c’est le dernier de ses frères ? », se demande Montaigne, or ce monde n’a été annoncé ni par les Pythies, les oracles des Anciens, ni par la Bible, à une époque où l’on révère les textes, les anciens récemment retrouvés et la Bible. La vie peut révéler du nouveau, de l’inattendu, de l’imprévu. La culture ancienne, les autorités, les sommes médiévales sont débordées, insuffisantes.

On découvre avec les Cannibales d’Amérique qu’il y a plusieurs façons d’être homme, la diversité culturelle, tout tourne, il n’y a plus de référent dans la culture, on a retrouvé d’un coup toute l’antiquité, toute sa diversité de pensée, de sensibilité, des versions de la Bible, la Renaissance italienne, et on a conservé tout l’acquis du Moyen Âge, on assiste à un accroissement inouï de culture qui se diffuse avec l’imprimerie, il n ‘y a jamais eu jamais tant de culture au monde et tous ces anciens, tous ces modernes se contredisent , on va pouvoir mêler sa voix peu à peu au concert des voix contradictoires, comme Montaigne, devenir auteur en copiant les auteurs, mais il faudra traverser une crise sceptique parce que tout tourne.

On assiste donc bien à une véritable révolution intellectuelle, avec Machiavel qui coupe le politique de son fondement religieux et en fait quelque chose de proprement humain, avec Galilée, qui décentre le monde et avec Montaigne qui enseigne la liberté par rapport à la culture, un rapport irrévérencieux à l’autorité : le premier Livre des Essais, très impersonnel, constitue un centon de citations des anciens sur des sujets surtout militaires qui siéent à un seigneur, on n’y rencontre presqu’aucun ajout personnel, l’auteur collationne les avis des autres, au second livre il commence à mêler sa voix au concert des voix parce qu’il voit les contradictions entre les plus grands auteurs : s’ils se contredisent les uns les autres et parfois eux-mêmes, c’est que la vérité n’est pas une, alors pourquoi ne pas essayer de dire ce que je pense aussi moi, Michel de Montaigne en mon particulier? Enfin le troisième livre est constitué d’essais de plus en plus longs et presque entièrement personnels et portent sur tout sujet, Montaigne ose penser par lui-même, sans se laisser écraser par toute la culture récemment exhumée, il ose lâcher les guides des modèles, devient un auteur à son tour, sera le précurseur de l’esprit critique, de la libre pensée et de Descartes qui lui devra beaucoup.

Avec la fin de la clôture culturelle, doctrinaire et idéologique, toutes les audaces deviennent pensables, les individus sont renvoyés à eux-mêmes et ils écrivent pour trouver le sens qu’ils entendent donner individuellement à leurs vies, ils sont les premiers à expérimenter que la modernité est nécessairement dialogique, qu’il faut utiliser les mots pour inventer le sens de sa vie et la justifier à ses propres yeux, au milieu de la crise de toutes les valeurs communes. La parole devient personnelle, neuve, convaincue.

Corinne GIRARD, Écritures baroques en France (XVIème - XVIIème siècles) 45

L’automne de la Renaissance constitue donc une époque d’individualités très fortes et d’œuvres très fortement individualisées. Les auteurs sont des nobles au moi volontiers rebelle et ostentatoire qui se passionnent pour cette liberté récemment acquise, au sortir d’un Moyen Âge exclusivement théologique, parlent de tout, examinent tout librement, et découvrent avec joie un monde assez inépuisable pour nous assurer le bonheur dans sa mouvante profusion.

II – Des œuvres absolument uniques en leur genre

Nous allons découvrir successivement trois œuvres majeures du baroque littéraire français, deux d’entre elles constituent les monuments les plus représentatifs du temps, le théâtre mis à part, plus spécifiquement baroque encore, mais déjà abordé aujourd’hui, et la troisième est tombée dans un profond oubli, mais connut un immense succès à sa parution avec de nombreuses traductions et rééditions, C’est une œuvre à part, par sa dimension et sa qualité et elle nous paraît très représentative du baroque. C’est …

1. La Semaine ou Création du Monde de du Bartas (1581)

Le sieur Guillaume du Bartas est un protestant convaincu qui choisit de se retirer sur ses terres, comme Montaigne, pour se livrer à l’otium cum litteris retrouvé avec les Anciens. Il passe le reste de ses jours à écrire La Semaine.

La Semaine est une vaste paraphrase, en quelque six mille cinq cents vers, des deux premières courtes pages de La Genèse. L’œuvre est monumentale, comme les Essais, comme Les Tragiques, comme les églises et les édifices baroques. L’inspiration est grandiose, cosmique, c’est le poème épique de la création du monde. On y voit l’univers surgir du néant, se gonfler à l’excès puis retourner au néant, comme une bulle baroque éphémère, comme une belle façade sur du vide. Le monde est une sphère immensément gonflée suspendue dans le néant.

Comme les beautés de ce monde s’avèrent inépuisables, la louange ne cesse de s’amplifier, avec une emphase proprement baroque. L’oeuvre est proprement foisonnante, voire boursouflée. Le poète a le sens de la diversité concrète du réel. Il décrit en leur multiplicité, en leur diversité, donc avec abondance et variété, les merveilles de la création, cela afin de glorifier le Créateur, selon le précepte de Calvin : c’est une œuvre ad majorem Dei gloriam, comme les églises jésuites.

Du Bartas, contrairement à d’Aubigné, est un protestant aimable, modéré, dénué de tout fanatisme. Comme Montaigne, il profite de la liberté récemment acquise de ne plus négliger le monde d’ici-bas en faveur de l’au-delà. Il se délecte de la surabondance des phénomènes qui réclament subitement son attention. Loin de dominer sa matière comme un écrivain classique, il court après elle :

« J’avais ancré déjà ma nef dedans le port

Et déjà je tenais un pied dessus le bord

Quand voici le Dauphin qui tout contre la rive

Pour taxer mon oubli, plein de dépit, arrive.

Tais-toi camus nageur, tais toi sacré poisson ;

Car je voue à ton los la fin de ma chanson. »

Le texte se décentre en permanence, ne cesse de s’auto générer. La structure ne fait que porter le décor qui se prend à vivre pour lui-même : le baroque est ennemi de toute forme stable, il défait sa forme au moment où il l’invente pour se déporter constamment vers une autre forme. L’œuvre semble se faire sous nos yeux et le texte poétique se rapproche du théâtre avec des entrées intempestives de personnages. Cette fuite en avant, cette poursuite haletante d’un point d’équilibre toujours différé, cette œuvre qui rompt ses propres marges en permanence, ces scènes qui ne cessent de proliférer à partir d’autres scènes évoquent la structure d’une pièce baroque comme L’Illusion comique ou Dom Juan. Le centre se déplace à mesure que l’on avance. Tout y prolifère à partir de tout.

46 Corinne GIRARD, Écritures baroques en France (XVIème - XVIIème siècles)

Ce qui aurait pu n’être qu’un plat recensement devient une découverte active et passionnante de l’univers. Ce tableau mouvant fascine l’imagination plus qu’il ne se laisse appréhender par la raison. L’art de du Bartas est tumultueux, profus, exubérant, désordonné en apparence, il est sans temps mort, sans surface vide par angoisse du vide, comme l’art baroque. Le poète nous offre un livre-tableau qui est l’équivalent rimé de la Chapelle Sixtine.

C’est que du Bartas échappe aux malheurs du temps par une sorte d’extase non proprement mystique, mais plutôt devant les merveilles de la création qui reflètent Dieu : on ne s’égare pas quand on est déjà à l’intérieur de l’essentiel, on peut tout explorer sans ordre puisque tout est d’égale importance et d’égale divinité. La notion de digression s’efface. Il construit un simulacre de vérité destiné à nous éblouir, avec une manière individuelle et créatrice. Il crée le genre de La Semaine comme Montaigne crée celui de l’essai, leurs œuvres, uniques, singulières sont leur propre genre. L’œuvre foisonne mais tend vers Dieu qui reste le point de fuite extérieur au tableau vers lequel tout tend.

L’œuvre fut considérée dès sa parution comme monstrueuse par certains, comme le fruit d’une imagination bizarre et désordonnée, d’une indépendance sauvage de barbare incapable de gouverner ses instincts. Il est vrai qu’elle mêle les registres, bafouant l’unité de ton qui reste la première règle de la poétique antique. Le poète passe allègrement du sublime au trivial en comparant le créateur Dieu à un oiseau couvant ses œufs. Il compare le Ciel à un grand paon faisant la roue et se pavanant pour courtiser la terre : « Comme un paon qui, navré du piqueron d’amour, /Veut faire, piafard, à sa dame la cour ». « Le firmament atteint d’une pareille flamme/ Déploie tous ses biens, rode autour de sa dame. » Le ciel est un beau décor mouvant qui tourne sans fin avec ostentation.

Le poète par le rythme et l’image recrée un univers divers et muable, une réalité livrée à d’incessantes métamorphoses. Il s’arrête de préférence sur les phénomènes extraordinaires pour impressionner, agir sur les sens et l’imagination. Il évoque toute une série d’animaux fantastiques dont ses prédécesseurs les moins avertis mettaient l’existence en doute. Le souci de stupéfaire, de troubler les habitudes, le goût du merveilleux passent avant celui du vrai. Il privilégie toujours les glissements d’une forme à une autre, comme la génération spontanée des grenouilles après la pluie : « Moitié vif, moitié mort, moitié chair, moitié boue ». Il se complaît dans l’évocation des formes intermédiaires, dans le spectacle des métamorphoses de la matière, celles du vers à soie, du phénix, du caméléon.

Il s’attarde à évoquer le déluge : hommes et bêtes perdent pied, la terre ferme se dérobe : « Plus il cherche la terre, et plus et plus hélas / Il la sent, effrayé se perdre sous ses pieds ». « L’estourgeon côtoyant les cimes des châteaux / S’émerveille de voir tant de toits sous les eaux. » L’écriture se fait dynamique, violente, tout est emporté par la violence des flots, les animaux marins sont sur les monts, les clochers sous les eaux, le loup côtoie l’agneau, le lion le daim, « flanc à flanc ». « Tout tout meurt à ce coup ». On note ce doublet expressif chez un poète connut pour ses néologismes qui tentent de dire l’inouï. Du Bartas est un des stylistes les plus originaux de notre langue. Ses néologismes, ses cascades verbales, tout son luxe de description montrent qu’il tente d’égaler par les ressources de l’écriture celles de la création.

2. Les Essais de Montaigne (dernière édition 1592)

Montaigne lui aussi se retire un beau jour « sur le sein des doctes Muses », en sa librairie pour trouver sa paix au milieu des troubles, or en sa retraite studieuse, il se rend compte que son esprit loin de se reposer se donne mille objets, engendre « monstre sur monstre », « fait le cheval échappé ». Pour endiguer ce flot de pensées, il commence à écrire ses Essais, où il collige toutes les citations rencontrées au cours de ses lectures et peu à peu toutes ses menues réflexions sur tout sujet. Cette œuvre écrite à « sauts et à gambades », devient sa « gardoire », il y consigne tout ce qui lui traverse l’esprit, sans souci des contradictions, des digressions incessantes, produisant un « monstre fantasque », une « marqueterie mal jointe », « une bigarrure », un texte fait d’ajouts successifs, qui ne cesse de s’enrichir au fil des éditions successives et qui ne s’achève qu’avec la mort, sans être vraiment fini, un texte infini, qui ne conclut pas, qui peut toujours être remis en cause par un ajout postérieur, l’auteur ajoute et ne retranche pas, il laisse les contradictions patentes, ne respecte pas même le principe de non contradiction : « C’est un contre-rôle de divers et muables accidents, et d’imaginations irrésolues et, quand il échoit, contraires, soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations. Tant y a que je me contredis bien parfois, mais la vérité […], je ne la contredis point. » (III,2).

Corinne GIRARD, Écritures baroques en France (XVIème - XVIIème siècles) 47

Il récite l’homme, tout le possible humain, « advenu, non advenu », c’est toujours un trait de l’humaine condition », ce qu’il lit, ce qu’il pense, ce qu’il voit ou entend dire, ce que lui dit son paysan, vrai ou merveilleux, tout l’intéresse, « tout homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition ». Il montre le même goût que du Bartas pour la singularité concrète, mais lui s’intéresse à l’homme et non à la nature.

Les Essais sont une écriture en liberté où les digressions sont constantes : dans l’essai « Des coches », il commence à parler des voitures à chevaux, delà des routes qui sont bien meilleures chez les Incas, de là des cannibales du Nouveau Monde et de leur extermination par les Espagnols, qui sont les vrais sauvages. Et Montaigne de décrire sur des dizaines de pages ces Indiens d’Amérique en véritable ethnologue avant la lettre. L’essai foisonne, se décentre. De même, le portrait qu’il nous fait de lui-même est en perpétuelle métamorphose ou anamorphose. Les Essais contiennent le tombeau de son ami Etienne de la Boétie, l’Apologie de l’œuvre de Raymond Sebond, transformée en vaste entreprise sceptique de démolition de la raison, ils contiennent un portrait du jeune homme stoïque qui s’entraîne à penser à la mort, un monument de scepticisme puis une acceptation sereine et épicurienne de la vie, quand il décide de s’installer dans le change, dans le branle permanent du monde sans angoisse et ces étapes successives se lisent, Montaigne ajoute et ne retranche pas. Sa devise est : « Que sais-je ? »

Montaigne, contre tout dualisme, ose dire préférer manger un bon ragoût plutôt que la possibilité de pouvoir philosopher une heure avec son philosophe antique préféré, Démocrite, il ose dire qu’il aime tant la vie qu’il voudrait survivre même sous la peau d’un veau. Il ose écrire que l’oison doit penser que Dieu est une oie, qu’il est lui-même le roi de la création, servi par l’homme qui le nourrit… Il ose penser qu’il ne sait si ce n’est pas sa chatte qui joue avec lui quand il croit jouer avec elle… Il aime créer ainsi des vertiges baroques qui humilient l’homme et sa raison. Il ose douter de tout, absolument et des choses les plus sacrées. Il s’installe sans angoisse, sans aucun tragique dans le change de tout qui lui est invitation à vivre pleinement l’instant : « Quand je danse, je danse. » « Qu’un tel homme ait vécu, vraiment, la joie du monde en a été augmentée », écrira Nietzsche. Il s’installe dans l’instabilité au point d’écrire en français, langue alors en pleine évolution, langue destinée à bientôt ne plus être comprise, alors que le latin est langue éternelle et sa langue maternelle.

« Si je pouvais prendre pied, je me résoudrai, je ne m’essaierai pas » : il ne peut prendre pied, il ne cesse de ruiner sa propre autorité comme auteur : essai où il critique le pédantisme et finit par dire que le plus pédant est celui qui écrit contre les pédants, sur le mépris de la gloire, où il remarque in fine que c’est encore pour la gloire qu’on écrit sur le mépris de la gloire, sur la vanité où il demande si celui qui écrit sur la vanité n’est pas de tous le plus vaniteux…Il ne s’exclut pas de sa propre critique, il n’y a aucun point de vue qui échappe à la critique, aucun point de vue absolu.

3. Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné (publiés en 1616)

D’Aubigné est lui aussi un homme cultivé, mais loin de se retirer des affaires du monde, il écrit pour continuer la lutte et manie la plume comme il a manié toute sa vie l’épée, avec panache et grande virulence. C’est un protestant fanatique, un homme qui a été proche du pouvoir, compagnon de captivité puis conseiller d’Henri de Navarre et qui refuse la fin des guerres de religion, qui veut continuer la lutte désespérément et vitupère contre ses coreligionnaires qui acceptent l’édit de Nantes. Il reste, lui, le bouc du désert, ferme parmi les fermes, déçu par Henri IV qui aurait dû faire du pays un pays protestant au lieu d’abjurer. Il veut continuer de croire et persuader les siens que Dieu n’a pas abandonné son petit peuple malgré les massacres. Il montre que c’est la France qui se renie, qui est le règne du faux, de la vilénie, de la fausseté, que toutes les valeurs féodales, nationales, chrétiennes et humanistes ont été bafouées, que la vérité et les valeurs restent du côté des réformés décimés ; le Christ lui-même n’a pas triomphé sur terre mais au ciel, que Dieu éprouve la fidélité des élus. Il veut continuer à espérer contre toute espérance, imposer une autre vérité comme plus vraie. Les anges, Dieu, les cieux que l’on peut rejoindre lors des extases mystiques sont plus vrais que les phénomènes. Les apparences sont trompeuses, la terre est un lieu de perdition, mais les élus sont à la droite de Dieu.

Ecriture fanatique, enflammée, inspirée, née d’une pâmoison en Dieu : « Tout meurt, l’âme s’enfuit, et reprenant son lieu / Extatique se pâme au giron de son Dieu. » On trouve une dynamique de la fuite en Dieu, c’est la fin de la foi tranquille en un Dieu proche. Il faut parier pour Dieu, seul référent, seul port, seul ancrage stable au milieu des errances de l’histoire, de la fin d’un monde ancien, fondé sur des valeurs et du basculement subi dans la modernité où l’homme mène l’histoire lui-même, où Dieu a quitté la terre et l’a laissée en pâture aux hommes. Les visions tragiques de l’histoire cèdent à

48 Corinne GIRARD, Écritures baroques en France (XVIème - XVIIème siècles)

la fin à une éblouissante vision de la Résurrection des corps au jour du Jugement dernier. Ecriture du contraste, des extrêmes, l’œuvre baroque est mal détachée de son auteur, elle reste toute secouée de ses mouvements contradictoires, éminemment subjective et donc moderne.

« Mais quoi! c’est trop chanté, il faut tourner les yeux

Eblouis de rayons dans le chemin des cieux.

C’est fait, Dieu vient régner, de toute prophétie

Se voit la période à ce point accomplie.

La terre ouvre son sein, du ventre des tombeaux

Naissent des enterrés, les visages nouveaux.

Du pré, du bois, du champ, presque de toutes places

Sortent les corps nouveaux et les nouvelles faces.

Ici les fondements des châteaux rehaussés

Par les ressuscitants promptement sont percés ;

Ici un arbre sent des bras de sa racine

Grouiller un chef vivant, sortir une poitrine.

Ici l’eau trouble bouillonne, et puis s’éparpillant

Sent en soi des cheveux et un chef s’éveillant.

Comme un nageur venant du profond de son plonge,

Tous sortent de la mort comme l’on sort d’un songe. »

L’image devient le visage du réel, on ne la distingue plus du réel. Les cieux, les anges, Dieu ne sont plus là comme des images, ils sont seuls vrais, plus réels que le réel. D’Aubigné se raidit dans une vigueur désespérée. Il veut maintenir les combattants dans la tension et l’exaltation en les fascinant par d’éblouissantes images, en agissant sur leurs sens et sur leur imagination, pour circonvenir la raison. La stabilité est à conquérir, elle est affaire de foi, l’œuvre tend vers un point de fuite extérieur. Ce baroque naît de l’histoire, il est noir et angoissé mais trouve le moyen de se réjouir.

Caractéristiques de l’écriture baroque :

1 Refus de l’unité de ton

2 Le goût de l’image expressive

3 La théâtralité

4 La luxuriance

5 Le choix de l’insolite

6 La monumentalité

7 Le dynamisme

Conclusion : le baroque, une écriture de la vie

À l’âge baroque, la certitude classique de dominer sa matière, de pouvoir connaître, dire et s’approprier les choses fait défaut, on préfère tâcher de rendre compte du mouvement même de la vie. Le baroque ignore la stabilité, la fixité, le repos, au nom de la vie, du mouvement, de la succession infinie des phénomènes. L’homme baroque est plongé dans l’histoire qui s’accélère prodigieusement, qui devient le fait des hommes, et dans un monde géographique en pleine expansion, au sein d’une

Corinne GIRARD, Écritures baroques en France (XVIème - XVIIème siècles) 49

planète elle-même mouvante. L’art ne reflète plus l’immuable beauté d’une création immuable, l’éternelle perfection de la nature dont la majesté en impose à tout modeste créateur : il se plaît plutôt à humilier la raison, incapable de rendre compte des phénomènes dans leur singularité et leur dynamisme. Le flot des images baroques renvoie à une faillite intellectuelle, on ne peut plus fixer, nommer, on se complaît dans les détours approximatifs, dans les images, dans les volutes. On fait l’expérience des limites d’une culture devant une réalité devenue complexe et fuyante et l’on découvre de nouvelles manières de dire, de nouveaux aspects de la vie, tout un dynamisme vital que la raison classique est bien incapable de suggérer.

Il n’est guère étonnant dès lors que notre époque, qui est celle de la mort de Dieu et de toutes les valeurs transcendantes, du règne de l’homme livré à lui-même, au milieu d’un univers en expansion et voué à la relativité universelle, se sente des affinités avec le baroque. La France fut longtemps réticente à reconnaître comme siens ces auteurs baroques qui occupent pourtant un siècle de son histoire littéraire (1560-1660) et l’on ne peut que se réjouir de voir le monde baroque longtemps englouti, sortir des eaux : il permet indéniablement un enrichissement de la culture et du goût français.

Corinne GIRARD

50 Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent

Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent 51

Thomas GAYRARD

Professeur et critique de cinéma, réalisateur, ancien élève de La fémis

« À travers les réalisations de Burton, Luhrmann, Verbinski, Wachowski…, Hollywood projette sur nos écrans intérieurs cette ombre de la mort, en réponse de laquelle le Baroque est “ une esthétique de

la vie” »

« Et après tout, le trucage, l’effet spécial cinématographique n’est-il pas l’équivalent cinématographique du trompe-l’œil, figure baroque par excellence ? »

52 Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent

Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent 53

Le Baroque dans le cinéma hollywoodien récent :

l'art du mouvement et de l'illusion face à la mort

I. En guise de prologue : où est le baroque au cinéma ?

1. Le cinéma, art baroque ?

1.1. Définitions du baroque

Pour évoquer le « baroque » au cinéma, on se confronte à deux difficultés, à deux paradoxes. D’abord, le baroque serait « nulle part » dans le cinéma, sans risquer l’anachronisme. Comment associer ce mouvement culturel, situé à la charnière du XVIème et du XVIIème siècles, à un art né en 1895 ? C’est dire qu’il faut oublier l’acception historique de ce terme très débattu, pour n’en garder que les définitions anhistoriques, fondées sur des concepts.

D’un côté, la définition stylistique : le baroque comme esthétique, comme forme du monde,

telle que WÖLFFLIN21 exemplairement en a identifié cinq critères optiques. Cette théorie, pensée au départ pour la peinture, s’adapte particulièrement bien au cinéma, art optique lui aussi. En reprenant les cinq couples opposant classique et baroque, on peut d’ores et déjà brosser le portrait robot d’un cinéma baroque :

- primauté du pictural, de l’exaltation des couleurs, de la lumière ou de l’ombre, sur le linéaire, la rigueur du contour net et précis délimitant des surfaces étales ;

- primauté de la profondeur (« de champ », dirons nous en cinéma), du premier au dernier plan, sur le plan et la surface ;

- primauté de la forme ouverte, où le sujet est en telle extension/expansion qu’il peut sortir du cadre, déborder et outrepasser le champ, sur la forme fermée, limitée par son cadre ;

- primauté de l’unité, au sens de la fusion, de la synthèse des éléments entre eux, sur la pluralité, c’est-à-dire la distinction, la séparation des différents éléments ;

- primauté de la clarté relative, du clair-obscur, de l’ombre, sur la clarté absolue, la pleine visibilité.

De l’autre, la définition philosophique : le baroque comme éthique, comme morale ou vision du monde, marquée historiquement par la « crise de la conscience européenne » au sortir de la Renaissance. Ce monde est fait d’impermanence et d’illusion, d’excès et d’artifice, car hanté par cette certitude de la mort que tous les jeux d’apparence et de pouvoir ne suffisent pas à effacer du tableau de nos vies.

21   Principes Fondamentaux de l’histoire de l’art, Heinrich WÖLFFLIN (Gérard Montfort, 2000). 

54 Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent

1.2. Fonctionnements du cinéma

À l’inverse, le baroque serait « partout » dans le cinéma. Il y aurait en effet une « nature » ou une « essence » baroque du septième art, inscrite dès l’origine dans son dispositif. Rappelons-nous ici qu’avant d’être création artistique, le cinématographe est machinerie technique, faite de processus proprement baroques :

- 24 images par secondes, première illusion : de la prise de vue à la projection sur écran, le cinéma n’est fait en réalité que d’images arrêtées. C’est cette succession de 24 photogrammes par secondes (18 à ses débuts, 25 en vidéo), qui par la magie de l’optique reconstitue une impression de continuité. Le cinéma, c’est l’artifice qui donne l’illusion du mouvement. Paradoxe baroque que ce fonctionnement technique : caractère éphémère, fugitif, insaisissable du défilement de la pellicule ; fixité du photogramme, image cristallisée et passée de la vie, trace qui suspend et interrompt le geste, qui en garde le fossile. Le cinéma, c’est aussi l’art de « la mort au travail », l’art des fantômes, mémoriel et morbide par excellence.

- La projection sur écran, seconde illusion. D’un côté, la « projection » désigne ce dispositif très technique d’une image rendue et élargie, à partir d’un photogramme de pellicule, sur la surface d’un écran, grâce à un faisceau de lumière. De l’autre, la « projection » relève de la psychologie de la réception : le public s’identifie aux personnages, s’investit dans les enjeux qui les tiennent et s’imagine dans l’univers du film. Fascinante hypnose, par laquelle l’art le plus « médiatisé », celui-là même qui passe par les artifices les plus nombreux et les plus complexes, est aussi l’art le plus « mimétique », qui nous fait le plus croire à ce qu’il montre.

- Et aussi et enfin, la surcharge du medium : à la manière de l’opéra, art baroque par excellence, le septième art serait « l’art total », la synthèse où se cumulent musique et théâtre, littérature et photographie, peinture et architecture, mode et design... L’analyse de films emprunte d’ailleurs à toutes ces disciplines ; étudier un plan ou une séquence, c’est prendre en compte à la fois le cadrage et la composition, la lumière et le décor, le texte du personnage et le jeu de l’acteur, le travail du son…

2. Une géographie du baroque au cinéma ?

2.1. Un baroque européen ?

Au-delà du dispositif, l’idée d’un « cinéma baroque » a déjà beaucoup été traitée par la critique. D’abord, à travers quelques ouvrages généraux sur le sujet, et l’on citera au premier chef Cinéma et Imaginaire Baroque d’Emmanuel PLASSERAUD (Presses Universitaires du Septentrion, 2007), ou encore la revue Etudes cinématographiques de 1960, consacrée à « Baroque et cinéma ». Mais surtout l’expression sert de caractérisant, presque de cliché, pour nombre d’auteurs d’importance. En simplifiant et en oubliant certains auteurs, on pourrait ainsi reconstituer, pour s’en tenir à notre continent, une carte assez précise d’un Baroque cinématographique européen :

le baroque italien de Federico Fellini, celui des comédies néo-réalistes à la Ettore SCOLA ou des westerns spaghettis à la Sergio LEONE ;

le baroque anglais de Peter GREENAWAY, sous influence shakespearienne évidemment ;

le baroque espagnol du maître ès movida, Pedro ALMODOVAR, ou des cinéastes fantastiques contemporains, tels que Alejandro AMENABAR et Alex DE LA IGLESIA ;

le baroque portugais de Raoul RUIZ ou Cesar MONTEIRO ;

le baroque slavo-gitan de Emir KUSTURICA ;

le baroque français de Max OPHULS.

Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent 55

2.2. Un baroque hollywoodien ?

Mais une telle approche risquerait d’atomiser la réflexion dans la particularité irréductible de chaque cinéaste. Elle porterait surtout à croire que le Baroque resterait l’apanage de ce que l’on appelle les « auteurs » : ces réalisateurs reconnus comme des artistes singuliers et spéciaux, pas toujours populaires, mais identifiés et valorisés par les élites culturelles. Au contraire, ces considérations m’ont amené à repenser et reformuler la question du cinéma baroque à l’envers, dans l’autre sens. Je veux interroger le baroque au cinéma comme expression d’une sensibilité de la culture populaire, d’une culture même devenue universelle et archétypale, à travers les productions de « l’usine à rêves » de la planète : Hollywood.

Je veux m’intéresser aux tendances et résurgences baroques dans des œuvres pensées et présentées comme des produits mainstream, fabriqués dans une industrie, celle de l’entertainment. Rappelons qu’aujourd’hui encore, Hollywood a tous les caractères d’une industrie. D’un côté, l’offre est portée par de grandes compagnies privées à vocation et à structure capitalistiques, les Studios, qui organisent encore largement le travail selon des modèles standardisés et taylorisés. Du côté de la demande, cette production se destine à une consommation de masse, celle du public mondial, et s’associe à d’autres produits de consommation, tels que l’alimentation ou la boisson proposées dans les cinémas, les jouets ou les jeux développés comme produits dérivés.

Cette « esthétique de la vie » qu’est le Baroque n’est donc pas le snobisme ou la coquetterie de quelques-uns, mais bien une sensibilité profonde et puissante de la conscience humaine (occidentale disons), à travers ses représentations les plus populaires. Elle outrepasse ainsi son contexte historique, son origine culturelle, puisque Hollywood tient surtout à la culture juive et protestante, et non à la culture catholique qui avec la Contre-Réforme a enfanté le Baroque en Europe. Je me concentrerai enfin sur un Hollywood assez récent, en m’intéressant aux vingt dernières années, les années 90 et 2000.

Néanmoins, alors comment inscrire le Baroque dans une Histoire du Cinéma, puisque le Baroque est censé relever d’une Histoire de l’Art qui lui est antérieure ?

II. Petite perspective historique : sources et résurgences du Baroque au cinéma

1. La dialectique Méliès / Lumière : le baroque contre la voie documentaire du réalisme

1.1. Méliès vs Lumière.

Pour comprendre tout cela, il faut revenir au tout premier « blockbuster » de l’Histoire du Cinéma, qui n’est pas américain (Hollywood n’existait pas encore), mais – cocorico – français. Il faut alors revenir aux origines du cinéma, et aux deux figures françaises, complémentaires plus que contraires, qui en ont tracé les deux voies possibles (même si, dans le détail évidemment, les choses s’avèrent plus complexes et contradictoires) :

• d’un côté, les frères LUMIÈRE, des industriels lyonnais, s’inscrivent dans la lignée savante des travaux des physiologistes Marey et Muybridge. Après bien des prototypes conçus par mille inventeurs de tout pays, ils parachèvent le « cinématographe » : c’est une technique scientifique, une boîte équipée d’une manivelle et d’une lentille, qui sert à la fois de caméra et de projecteur. Ils lancent ensuite des opérateurs-explorateurs à travers le monde, pour enregistrer et montrer des prises de vue, des scènes les plus banales aux plus exotiques. Auteurs aussi de très nombreuses fictions (dont le premier film comique, l’Arroseur arrosé), néanmoins les frères Lumière incarnent la voie du documentaire : le cinéma comme regard, enregistrement de la réalité, reproduction du monde ;

• de l’autre, le génialissime Georges MÉLIÈS, dessinateur de talent mais surtout prestidigitateur de génie, héritier du très grand illusionniste Robert Houdin dont il a

56 Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent

racheté le Théâtre à Paris et la collection d’automates, invente le cinéma de studio, les effets spéciaux et la plupart des genres de fiction. Dans l’héritage cette fois des lanternes magiques et des ombres chinoises, il invente le cinéma comme spectacle, art forain que des bonimenteurs vendaient dans des baraques. Ainsi, même s’il a lui-même tourné des actualités ou des publicités, Méliès incarne la voie de la fiction : le cinéma comme artifice, fabrication de l’illusion, création d’un monde.

1.2. Méliès baroque ?

Emblème et succès planétaire de cette veine-là, le Voyage dans la Lune (1902)22, identifié par cette image restée célèbre de l’astre nocturne à l’œil percé d’une fusée, révèle toute la sensibilité baroque de Georges Méliès. Rappelons l’argument, fantasque à souhait, inspiré de Jules Vernes et de Cyrano de Bergerac. Une bande de savants dissertent d’astronomie et visitent un atelier où se fabrique une fusée ; ils embarquent en grande pompe et accostent sur la Lune, terre inhospitalière et déserte, jusqu’à ce qu’ils rencontrent les Sélénites, des extraterrestres qui les enlèvent et les agressent ; ils prennent la fuite et retournent sur Terre, où ils sont accueillis en héros. Voilà déjà une œuvre qui, premier trait baroque, mélange allègrement - et invente largement - différents genres : science-fiction, fantastique, aventure, comédie…

De ce méli-mélo, émergent deux grandes formes du Baroque chères à Méliès. D’une part, chutes et combats, courses-poursuites et gags mettent en scène un Baroque burlesque, où corps, espaces, objets sont comme emportés dans le tumulte de la vie. Lui-même prompt à mettre en scène son corps, qu’il décompose, déforme ou démultiplie, Méliès se fait le roi de cette esthétique de l’agitation,. Il retrouve une certaine théâtralité physique, inscrite dans la tradition de la farce, du clown et de la Commedia dell’Arte. Ce Baroque burlesque sera ensuite repris et poussé jusqu’à la perfection dans le Hollywood primitif et muet : d’abord avec le slapstick, ce genre où gendarmes, voleurs et même nageuses légèrement vêtues se poursuivent et se menacent de coups de bâtons (ce genre trouvera un héritier tardif en la figure de Benny Hill) ; et ensuite avec les œuvres géniales des grands acteurs-

réalisateurs burlesques, Charlie Chaplin et Buster Keaton au tout premier chef23.

D’autre part, le film se peuple de créatures surnaturelles : les Sélénites bien sûr, mais aussi ces figures de Muses, qui se matérialisent dans les étoiles, comme autant de constellations, à la faveur du rêve des savants. Ces chimères relèvent d’un Baroque merveilleux, un registre qui sert de socle à toute l’œuvre de Méliès. Diableries et féeries, avec leurs cortèges de démons et de nymphes, y dominent en effet tous les autres genres. Ils mobilisent toute l’inventivité de Méliès, sa capacité à faire vivre un monde changeant et chatoyant : coloriage à la main image par image, faisant éclater les jaunes et les rouges des flammes et autres explosions ; accompagnement musical tout en sautillements et galipettes ; travail des effets spéciaux (notamment « le truc par substitution », qui permet de faire apparaître ou disparaître un personnage). Et après tout, le trucage, l’effet spécial cinématographique n’est-il pas l’équivalent cinématographique du « trompe-l’œil », figure baroque par excellence ?

Face à la simplicité sèche et frontale de l’Arrivée du Train en gare de La Ciotat ou de La Sortie des usines Lumière, les fantaisies et magies de Méliès font exister un cinéma de l’illusion, mouvementé et coloré. Cette dialectique traverse toute l’Histoire du cinéma, moins sous la forme d’un manichéisme entre Fiction et Documentaire, qu’en opposant des gestes, des rapports relatifs au réel et à l’imaginaire.

Ainsi, à l’échelle des années 1910-

1920, on pourrait opposer deux avant-gardes significatives : d’un côté, la fondation du documentaire moderne par le Canadien Robert Flaherty, à partir de Nanouk l’Esquimau (1922) ; de

22   In Méliès le Cinémagicien (Arte Vidéo, 2001), comprenant aussi le très bon documentaire de Jacques 

MÉNY, La Magie Méliès. Nous indiquerons, pour chaque extrait étudié, la référence de l’éditeur et l’année de parution du DVD. 

23   L’ouvrage critique de référence sur le burlesque hollywoodien, Le burlesque ou la morale de la tarte à la crème, de Petr Kràl, confirme cette analyse. Florilège de titres de chapitres de l’ouvrage, comme autant de manifestes baroques : « Un monde en mue », « Beau comme  la  rencontre d’un piano et d’un gorille  sur une passerelle de montagne », « L’envers de la fête », « Le concret en délire », « De l’accumulation à l’orgie », « Le monde et son double », « Vers un nouveau désordre », « Détrompe‐l’œil »… 

Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent 57

l’autre, l’expressionnisme allemand, à partir du Cabinet du Docteur Caligari (1916, Robert Weine), et à travers les œuvres de cinéastes comme Fritz Lang et Murnau. Même si chaque œuvre expressionniste reste singulière, le goût du contraste et de la dissymétrie, de la déformation et de la démesure, dans le

traitement des lumières, des décors, des costumes, a quelque chose de baroque24.

2. La dialectique Classiques / Modernes : le baroque contre l’idéal hollywoodien de la transparence

2.1 Le champ de la transparence

Est-ce à dire que se reconstitue ici la bonne vieille opposition Classiques / Baroques, comme quelque expression primitive du couple Classiques / Modernes ? Certes non, puisqu’on ne peut pas dire que la veine documentariste soit « classique », bien au contraire. C’est au sein même du cinéma de fiction, conçu et fabriqué comme artifice, que cette dialectique va renaître, avec la fondation d’un classicisme cinématographique.

Il s’agit évidemment d’Hollywood, tel qu’il s’est structuré, régulé, codifié dans le système des stars,

des studios et des genres, à partir des années 20/30 et jusqu’aux années 60/7025. En effet, le fantasme hollywoodien, c’est la transparence classique, tout à l’opposé de la surcharge baroque. Tout est fait pour que l’illusion du dispositif se fasse oublier, pour nous prendre et nous piéger à celle du récit et du personnage. La mise en scène et tous ses artifices ne nous apparaissent pas comme tels, mais au contraire nous projettent dans l’univers de la diégèse comme si nous y étions.

C’est l’enjeu même du découpage classique (le découpage désignant la série des plans qui constituent une séquence, et au final, un film). Il se fonde d’une part sur un rapport équilibré du cadrage des plans : valeurs larges pour le contexte, valeurs moyennes pour les personnages, valeurs serrées pour les visages et les objets. Il se fonde d’autre part sur un rapport équilibré du montage des plans, dans l’effet de réciprocité et de causalité d’un plan à l’autre. Chaque plan répond au précédent, et le suivant lui répond aussi : action / réaction, champ / contre-champ.

24   Il  est  révélateur ainsi que  la  séquence  fondatrice de  ce mouvement  cinématographique,  celle où  le 

bonimenteur éponyme invite la foule à entrer dans le Cabinet du Docteur Caligari, se situe au cœur d’une fête foraine. Dans le long plan large où les principaux personnages se succèdent au premier plan, le décor de la foire se  laisse  voir  en  arrière  plan,  et  l’on  est  surpris  de  sentir  combien  les  créateurs  assument  l’artifice  des maquettes et des peintures (rappelons que dans ce film, lumières et ombres portées sont peintes directement sur le décor, sans souci de vraisemblance). Manèges tournoyants et chapiteaux dressés s’accumulent dans des perspectives tronquées et délirantes, où les zones d’ombres et de couleurs tissent un costume d’Arlequin à ce fond.  

Plus de dix ans plus tard, Murnau, dans son chef d’œuvre hollywoodien l’Aurore, met en scène une autre fête foraine. L’homme et la femme, paysans partis à la découverte de la ville, s’engagent dans un long tunnel rond et entraînent le spectateur dans un monde de féeries et de diableries. Structurée par le jeu des spirales et des  sphères,  illuminée  de  lampions  et  de  lampadaires,  agitée  du mouvement  des  attractions  et  des  foules, cette longue séquence centrale fait écho à la scène de fantasme nocturne urbain, particulièrement déstructuré et  jazzy,  que  suscite  la  vamp  au  début  du  film.  C’est  d’ailleurs  au  cœur  de  ce  tourbillon,  situé  lui‐même  au centre  du  film,  que  le  couple  désuni  va  se  réconcilier  et  se  remettre  à  rêver  ensemble.  On  comprend l’importance  du  motif,  comme  si  cet  espace  de  la  foire  exprimait  la  vérité  baroque  de  l’esthétique expressionniste. 

25   On peut même accréditer  la  thèse  selon  laquelle  l’Amérique,  toute  jeune nation qui hérite de  trois mille ans de peinture, de  sculpture, de  littérature…  ,  se  serait  approprié  l’art de  son  temps,  le  cinéma, pour s’inventer  un  classicisme  ‐  ce  classicisme  dépassé  depuis  longtemps  en  Europe  dans  les  autres  Beaux‐Arts, passés depuis à leur ère moderne. Hollywood serait alors cette machine à produire des grands récits classiques, identitaires  de  la  nouvelle  civilisation  américaine,  tout  comme  le  Vieux  Continent  avait  eu  besoin  de  se raconter  à  travers  les  épopées  homériques  ou médiévales.  Le western  classique  en  serait  le  pur  équivalent, avec sa dramaturgie de la Frontière, à la fois marqueur historique et géographique du Nouveau Monde, mais aussi marqueur moral :  Frontière entre  le  sauvage et  le  civilisé,  entre  le Bien et  le Mal,  entre  le sheriff  et  le outlaw. 

58 Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent

Ce fantasme de transparence est aussi l’enjeu du jeu classique, ce que l’on appelle « l’underplay » : un jeu expressif mais retenu, pas théâtralisé comme le jeu expressionniste même s’il reste codifié par tout un système de signes du visage et du corps (la direction des regards notamment). C’est enfin l’enjeu de la lumière classique, marquée par la technique « high key », étale et intense, par opposition à une lumière « low key », très contrastée, opposant et sculptant zones d’ombre et éclats de lumière, sous forte influence expressionniste. Loin de la surcharge ou de l’asymétrie propres au Baroque, cette esthétique de l’« idéal hollywoodien » tend donc vers un certain équilibre, une certaine transparence.

2.2 Contre-champs à la « transparence »

Il faudrait dire cependant que cette transparence ne tient peut-être pas tant d’une mimésis du réel que d’une autre artificialité, un système de modèles et de conventions si fluide et prégnant qu’il devient transparent à son tour. Les grandes figures cinématographiques que posent Hawks, Ford ou Hitchcock, deviennent des archétypes culturels si partagés qu’ils composent cette « grammaire » du cinéma à laquelle les linguistes veulent réduire le champ parfois — aussi transparente que doit l’être l’orthographe pour le sens des mots et des phrases. Le système traditionnel hollywoodien de mise en scène se constitue en codification intégrée jusque dans la structure de l’expression, si structurante même qu’elle feint de s’oublier, et se retire pour laisser l’histoire, le personnage, l’action prendre toute la place, et donner l’illusion de sa présence, et permettre l’identification du spectateur. C’est le tour de passe-passe de tout classicisme, là où la sensibilité baroque préfère exhiber son propre masque, et se mirer dans sa puissance d’artifice efficace.

Mais attention, ce serait infiniment réduire la richesse d’Hollywood que restreindre ces productions et ces auteurs à cette seule ligne. La dialectique est bien interne à l’usine à rêves, puisque s’y sont exprimés de très grands réalisateurs qu’on peut qualifier de « baroques », par leur sens de la démesure, du mouvement, de l’artifice... N’en citons que trois parmi les plus fameux : le baroque exotisant & cabaret de Josef von STERNBERG (L’ange Bleu, Shanghai Gesture) ; le baroque dramatique d’Orson WELLES (Citizen Kane, La Soif du Mal) ; le baroque opératique de Brian de Palma (Phantom of the Paradise, Scarface).

Pour reprendre notre parallèle du début, force est de constater que ces auteurs sont considérés comme des « modernes », là où d’autres, plus sages en apparence, étaient au pire des faiseurs, au mieux des maîtres, comme Ford première période (il est resté un maître ensuite, mais John Wayne a vieilli et le western s’est modernisé). Disons-le, l’influence ou même l’exil des cinéastes et techniciens expressionnistes européens à Hollywood dans l’entre-deux-guerres n’est pas pour rien dans ce baroque hollywoodien, très évidemment pour Sternberg ou Welles, ainsi que nous aurons l’occasion d’y revenir.

Disons aussi qu’une des voies déterminantes de la modernité dans le cinéma américain ne fut pas l’œuvre du baroque, mais bien plutôt d’un retour au réel, de cette inspiration documentaire, d’un désir d’immersion sociale et de chair brute. Ainsi des contemporains de De Palma, les génies peu ou prou du Nouvel Hollywood (exemplairement chez Jerry SCHATZBERG, Sidney LUMET, John CASSAVETES) qui allèrent tourner « dans la rue », surtout après le doublé de 1968, Easy Rider (Henry FONDA et

Dennis HOPPER) et Bonnie and Clyde (Arthur PENN). Étrange et belle génération des seventies26, qui combine cette soif d’incarnation dans la vraie vie, cette rigueur et cette ampleur de récit toutes classiques, et cette aspiration baroque à la puissance spectaculaire, comme chez De Palma lui-même, ou ses confrères Martin SCORCESE et Francis Ford COPPOLA. Ce sont les limites de toute typologie cinéphilique, et la confirmation que le baroque n’est pas ici un mouvement mais une sensibilité, une potentialité du cinéma, une de ses tendances ou de ses tentations.

26   Nous  renvoyons  ici  au  chef  d’œuvre  critique  de  Jean‐Baptiste  THORET,  Le  cinéma  américain  des 

années  70  (Edition  des  Cahiers  du  Cinéma,  2006),  et  pour  la  petite  histoire,  au Nouvel  Hollywood  (Broché, 2002). 

Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent 59

III. L’hypothèse expressionniste / gothique : L’Étrange Noël de Monsieur Jack / The Nightmare before Christmas, Henri SELLICK / Tim BURTON (1993)

Sans doute, la réalisation est d’Henri SELLICK, auteur ensuite de James et la Pèche géante. Mais Tim BURTON, producteur, initiateur et designer du projet, plein de son imaginaire si singulier, a surtout fait appel à un « pro »de l’animation pour conduire une telle aventure hors norme. Formé à la chose, Burton met d’ailleurs lui-même en scène Les Noces Funèbres (2004) avec des techniques d’animation de marionnettes très proches, avec un univers et un style semblables à ceux de Mister Jack. Ce pourrait n’être qu’un truc de marketing sur l’affiche, mais tout le monde reconnaît dès la première séquence les féeries et diableries du plus rêveur des enfants surdoués hollywoodiens, l’auteur de Pee Wee, Beetle Juice, Edward aux Mains d’argent, Batman 1 & 2, Ed Wood, Les Noces Funèbres, Sweeney Todd, Alice au Pays des Merveilles.

Nous nous intéresserons à l’ouverture de L’Étrange Noël de Monsieur Jack27, délimitée ici en trois séquences :

- un prologue, porté par une voix off, nous invite au voyage vers les sources secrètes des fêtes traditionnelles (représentées par des arbres identifiés par un symbole), et plus particulièrement dans le monde d’Halloween (00 :00 :01 – 00 :00 :45) ;

- l’arbre magique s’ouvre sur le premier titre de ce musical animé, This is Halloween, où défile et chante tout un cortège de créatures horrifiques (00 :00 :46 - 00 :05 :00) ;

- ce carnaval noir s’achève sur la consécration de Jack Skeleton, maître du bal, mais triste maître, puisqu’il fuit l’enthousiasme de ses concitoyens d’Halloween et se retire dans le cimetière, où sous la lune, il pousse une complainte d’ennui et de solitude (00 :05 :01 – 00 :08 :54).

1. Une esthétique baroque – un univers baroque

Une telle séquence révèle aussitôt l’alchimie très spéciale d’un « baroque à l’américaine », qui passe par deux esthétiques qui lui sont propres.

1.1. L’esthétique « gothique »

Le terme renvoie d’abord à l’architecture médiévale du même nom, telle que Notre-Dame en offre un chef d’œuvre, avec les rosaces de ses vitraux, avec ses dentelles et ses démons de pierre. Depuis les maisons aux toits rehaussés de pignons et de tourelles, jusqu’aux stèles qui se dressent dans le cimetière, le film garde comme une trace de cette architecture. Il en cite même la figure la plus emblématique, lorsque Jack s’amuse à imiter une gargouille sur une tombe.

Mais le « gothique » renvoie surtout à la littérature anglo-saxonne du même nom, et à la production picturale qu’elle a suscitée. Rappelons-nous que le roman gothique du XVIIIème siècle va fortement influencer le Romantisme et le Fantastique européen du siècle suivant, hanté de spectres et de sorciers, plein de tombes et de cryptes. De l’œuvre originelle, le très ténébreux Moine (Matthew Gregory LEWIS, 1796), au Frankenstein de Mary SHELLEY (1817), s’élabore un imaginaire sombre et stylisé, porté par tout un monde d’illustrations, de gravures et de peintures.

C’est ici cette esthétique gothique qui est chantée et célébrée, littéralement, à travers sa forme la plus spectaculaire et la plus contemporaine : la tradition carnavalesque si typiquement américaine du Halloween. En ouvrant et en centrant le film sur cette fête, en donnant son nom à la ville où tout se passe, Burton fait presque œuvre de manifeste gothique. Ce qui est spécialement intéressant avec Halloween, c’est qu’il s’agit aussi d’un « carnaval », avec tout ce que Mikhaïl BAKHTINE nous a enseigné de ce phénomène en étudiant l’auteur de Gargantua et Pantagruel, dans L'œuvre de

27   Disney DVD, 2003. 

60 Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent

François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1965)28. À travers le défilé des créatures et des décors de l’extrait, on retrouve l’essentiel des caractéristiques de ce registre « carnavalesque » : inversion des valeurs et des statuts ; grotesque des corps et des formes ; éloge des excès et des vitalités. Halloween a ceci de singulier qu’il associe ces traits à son obsession toute gothique de la mort, incarnée par les figures morbides ou menaçantes dans la ronde desquelles nous entraîne la belle chanson inaugurale : sorcières, fantômes, vampires, golems, etc.

1.2. L’esthétique « expressionniste »

Cette esthétique, bien allemande à l’origine, s’est en effet importée à Hollwyood très tôt, par l’émigration des cinéastes et techniciens en Amérique, à la charnière des années 30, appelés pour leur talent (l’option MURNAU) mais aussi exilés à l’approche du nazisme (l’option LANG). Elle va irriguer bien des œuvres et des genres de l’usine à rêves, notamment dans le travail de la lumière, du décor, du costume. C’est frappant dans le film fantastique et le film noir des années 30 à 50 : opposition des gentils habillés de Blanc et des méchants vêtus de Noir ; souci d’un éclairage dit « low key », bien représenté par le cliché du bureau du détective privé, plongé dans la pénombre et éclairé de l’extérieur à travers les découpes des persiennes… Certains cinéastes vont se réapproprier cette vision du monde, en étendant les principes de déséquilibre et de démesure au cadrage du plan lui-même. On pense ici aux plans décadrés et aux contre-plongées vertigineuses, aux grands angles et aux courtes focales, jusqu’à déformer silhouettes et perspectives, qui caractérisent le regard d’Orson Welles dans Citizen Kane, La Soif du Mal, La Splendeur des Amberson, Macbeth…

C’est la même esthétique folle qui nous emporte dans son tourbillon, dès le lever de rideau de Mister Jack et le chœur de Halloween. Elle se manifeste dans le mouvement d’appareil qui ouvre le film, et sert aussi d’emblème au mouvement baroque historique : la spirale. Passé le titre au lettrage gothique, le rideau se lève sur un plan-séquence très chorégraphique : une plongée vertigineuse sur cette clairière magique où des arbres, disposés en cercle et marqués d’un sceau, donnent accès aux mondes parallèles des fêtes folkloriques, à la manière de portes dimensionnelles (on reconnaît ainsi un œuf de Pâques sur un des troncs).

La caméra descend d’abord face au sol, strié lui-même de cercles concentriques, en tournant sur son axe, elle se redresse ensuite vers les troncs et passe de l’un à l’autre en panoramique, toujours donc en tournant sur son axe, pour s’arrêter enfin sur l’écorce où grimace un masque de citrouille. Au son, s’associent une musique symphonique mystérieuse et la belle voix grave de conteur qui s’ouvre sur le sempiternel « It was a long time ago... » et s’adresse à nous, public. Cette séquence inaugurale est bien programmatique du genre du film, le conte, mais aussi de sa sensibilité baroque. La scène tient tout entière sur le mouvement de spirale de la caméra, comme si l’on s’enfonçait au cœur d’un secret, comme si l’on remontait le temps ainsi que l’annonce la voix off : « L’histoire que vous allez entendre vient du monde des fêtes tendres. Vous êtes-vous demandés d’où elles provenaient ? Jamais ? Il est temps de commencer! »

Le tronc de l’arbre s’ouvre, et la caméra nous propulse dans l’Autre Monde, comme dans une ronde de fées ou de sorcières, lancée par la musique alerte de la première chanson, à la fois manifeste et titre star de la comédie musicale : This is Halloween. Esthétique du tourbillon toujours, puisque la caméra, sans cesse en mouvement, travellings et panoramiques combinés, croise sa propre chorégraphie à celle des personnages, dans une fuite en avant où rien de stable ne s’installe. La scène fait alors office de générique aux personnages et nous présente la galerie des monstres qu’est la population d’Halloween. Pour ce, la mise en scène attribue, à chaque ligne de lyrics, sa créature, le monstre qui jaillit de la boîte du cadrage et se montre sur la scène filmique (retrouvant là d’ailleurs l’étymologie du « monstre »). Mais ces apparitions se font par toutes les directions, en jouant de la largeur et de la hauteur du cadre comme de la profondeur du champ. S’architecture ainsi un espace à trois dimensions pleines : nuée des fantômes qui envahissent l’écran par tous ses côtés, et se dissolvent d’eux-mêmes ; êtres de cauchemar qu’on va débusquer cachés dans l’ombre sous le lit ou l’escalier ; vampires qui surgissent de leurs cercueils mais aussi du plafond, depuis le haut de l’image… Au sein de ces décors de cimetières ou de manoirs hérissés de pignons, grilles, etc…, ce mouvement perpétuel, cette révolution permanente des plans et des personnages posent tout de suite une

28   Il  ya quelque  chose de « baroque », de  cette  folle  impermanence qui  s’oppose à  l’absolu  classique, 

dans  la  définition  que  Bakhtine  fait  du  registre  carnavalesque :  « Le  principe  du  rire  et  de  la  sensation carnavalesque  du  monde  qui  sont  à  la  base  du  grotesque  détruisent  le  sérieux  unilatéral  et  toutes  les prétentions à une signification et à une inconditionnalité située hors du temps ». 

Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent 61

esthétique de la saturation et de la surenchère, à l’image comme au son, qui fait manifeste baroque pour tout le film.

Parallèlement au cadrage, la lumière se fait aussi expressionniste, marquée par les zones d’ombre et l’importance des contrastes. Le trait s’accroît lorsque les personnages apparaissent et disparaissent sur un fond de néant. C’est frappant dès la toute première seconde où l’on a franchi le seuil de l’arbre. Après un instant infime de « trou noir », une tête de citrouille s’éclaire dans la nuit et s’approche vers nous, au rythme saccadé des violons et des cuivres. Son corps d’épouvantail sort de l’ombre à son tour, une nuée de feuilles mortes portées par le vent s’enroule autour. Et quand enfin l’épouvantail nous arrive dessus, il tournoie sur lui-même dans un souffle d’automne, l’objet regardé reprend pour lui-même le mouvement de spirale du sujet regardant. On retrouve cette même image fantomatique d’un corps détaché sur fond de nuit tout au long de la chanson. Mais elle revient nous hanter aussi plus tard, dans la scène du cimetière - notamment à cet instant de grâce où la silhouette de Jack Skeleton se découpe en contre-jour, ombre chinoise mouvante sur le disque de la lune.

Au fil de la chanson, aux figures fortes de la spirale et du contraste, s’ajoutent tous les autres motifs à la fois gothiques, expressionnistes et baroques, qui incarnent l’impermanence et l’inconsistance de l’univers : vent qui souffle donc ; cortège des ombres (celle des monstres sur les stèles, du chat sur le mur, du Boogie Man sur la lune…) et des ectoplasmes (ces corps translucides et spectraux, depuis les revenants des premiers plans jusqu’à Zéro, le chien fantôme qui accompagne Jack) ; nuage de fumée quand le clown sans visage disparaît dans une explosion, et vapeur d’eau de l’épouvantail en feu qui se jette dans la fontaine et en ressort en Roi Jack.

Au fil de ce parcours, Tim Burton réactive bien les cinq critères optiques de Wölfflin : jeu des couleurs et des lumières primant sur les contours ; importance de la profondeur de champ et de la forme ouverte, dont les éléments débordent et dépassent les bords du cadre ; fusion des décors et des créatures réunis dans la continuité du plan-séquence ou de la chorégraphie chantée ; éloge de l’ombre sur la lumière…

Le souvenir de l’expressionnisme à l’allemande se fait presque explicite dans une figure que cette esthétique a emprunté précisément à l’imaginaire gothique sus-cité, via Frankenstein : le savant fou et sa créature. Un siècle après le romantisme noir de Mary Shelley, les films expressionnistes sont comme obsédés par ce motif. Le Docteur Caligari est un mystérieux manipulateur, à la fois bonimenteur de foire et directeur d’asile. Il use de son hypnose pour réveiller et animer Cesare, une sorte de mort-vivant qui bouge à la manière d’un somnambule. Le second grand film de l’expressionnisme met en scène le Golem (Paul WEGENER et Carl BOESE, 1920), de cette vieille légende du folklore juif qui a inspiré Frankenstein, précisément. Pour se défendre des persécutions subies par son peuple, un rabbin fabrique et fait vivre un être fait de matières inanimées, qui va ensuite lui échapper. Le motif se retrouve aussi dans le Nosferatu de MURNAU – le maître vampire a une véritable emprise sur les corps et les consciences qu’il domine à distance – ou le Metropolis de LANG – toute l’intrigue tourne autour du personnage de Eve et de son double robotique, œuvre d’un autre savant fou… Le même Fritz LANG consacre une trilogie à un maître manipulateur et

hypnotiseur, le Docteur Mabuse, allégorie de plus en plus consciente du nazisme29.

Au fil de ces titres, on se rend compte de ce transfert de l’imaginaire expressionniste dans la production hollywoodienne, à travers le Fantastique. C’est la série des monstres mis en scène par le Studio Universal, Dracula et Frankenstein, mais aussi l’Homme Invisible ou le Loup-Garou (The Wolf Man, Robert WAGGNER, 1941)… C’est sans doute par ces grands classiques hollywoodiens, devenus références du genre, que Tim Burton a rencontré l’esthétique expressionniste. Il lui a d’ailleurs consacré un hommage, dans ce qui reste peut-être son chef d’œuvre, variation là encore sur Frankenstein, réadapté à l’Amérique WASP des Trente Glorieuses : Edward Scissorhands / Edward aux Mains d’Argent, interprété avec brio par Johnny Depp. Dans cette ouverture de Mister Jack, Edward et son maître trouvent un écho prolongé et inversé dans un couple dysfonctionnel : la pauvre poupée Sally et le savant fou qui lui sert de père fouettard, autoritaire et abusif.

Il ne faut pas sous-estimer la portée de cette courte séquence tragi-comique où Sally échappe à la main-mise de son concepteur (00 :04 :20 – 00 :04 :42). Pour se défaire de son emprise, Sally délace les points de suture de son corps de poupée (ou épouvantail, elle aussi ?), et ne lui laisse que son bras.

29   C’est toute la thèse du critique allemand Siegfried Kracauer dans De Caligari à Hitler, publiée dès 1947  

: maîtres  et monstres  de  ce  cinéma  fantastique  si  sombre  annoncent d’autres maîtres  et monstres,  les  fous fascistes du IIIème Reich.  

62 Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent

Dans un geste baroque, Burton fait ici exister l’illusion du spectacle dans ce qu’elle a de fascinant, tout en révélant son artifice, et le dispositif lui-même. Le moment nous fait sourire aussi parce que Sally est effectivement une marionnette. Elle est faite de morceaux assemblés et animés ensemble, comme tous les personnages de ce film : c’est un film d’animation, de marionnettes animées précisément! Au détour d’un gag, Burton retrouve toute la profondeur réflexive de ce motif expressionniste, puisque chez WIENE, MURNAU ou LANG, l’emprise hypnotique du créateur sur la créature nous parle déjà de cinéma, du rapport du réalisateur à ses acteurs ou à ses spectateurs.

2. Une éthique baroque – une dramaturgie baroque

Mais ce serait rater l’essentiel que d’en rester à ce jeu des surfaces et des reflets. Dans cet extrait, le tourbillon baroque tient en effet moins à la dynamique et à la surcharge de la comédie musicale gothique, qu’à une inversion constante des valeurs et des vérités. Cette ouverture articule presque un discours dialectique, fait de paradoxes logiques successifs :

1. Dans le monde d’Halloween, le cauchemar est une fête, et le roi est un squelette.

2. Mais pour le roi d’Halloween, cette fête est un ennui, et ce qui relève des peurs-surprises (effroi, panique, frayeur…) constitue une monotonie.

Non seulement chaque proposition se formule comme un paradoxe, mais la seconde fait contradiction à la première. En ce monde baroque d’Halloween, il n’est de certitude si sûre qu’elle ne peut s’inverser. Reprenons point par point, et rendons-nous compte des innombrables motifs baroques qui soutiennent ce début de film.

2.1. Dans le monde d’Halloween, le cauchemar est une fête

Le titre This is Halloween a bien prétention à faire exposition d’un univers, fût-il aux dimensions d’une ville magique imaginaire : « Garçons et filles de tous genres, voulez-vous voir un monde étrange ? / Suivez-nous, venez visiter notre magnifique cité. » Or ce monde a les attributs carnavalesques à la fois d’un cauchemar (relisons le titre original de l’œuvre, The Nightmare before Christmas) - c’est-à-dire une forme particulière du rêve — et d’une fête — et il y a quelque chose de forain là aussi dans le manège tournoyant de la première chanson.

On sent la proximité philosophique d’une telle représentation avec les formules-chocs de l’esprit et de la création baroques historiques. La Vie est un Songe, nous dit Calderon pour titrer la pièce majeure du baroque espagnol. C’est aussi ce que paraphrase en substance le Mercutio de Shakespeare, dans Roméo et Juliette, lorsqu’il fait, en un monologue resté fameux, la description de la Reine Maab, cette fée qui préside aux rêves de tous. Pour revenir à l’oxymore cauchemar / fête, il s’incarne certes dans cette imagerie gothique et expressionniste, à la fois si morbide et si vivante, mais aussi dans le langage. Ainsi de la collection d’expressions paradoxales que le dialogue enfile comme des perles irrégulières : « Bravo, ce fut terrifiant! / tu fais un vrai scandale … »

Pour présider à cette fête, la cité d’Halloween a son roi (à distinguer du maire de la ville, cette figure de « double-face » obèse et chapeauté). Ce roi, c’est l’épouvantail qu’à la fin de la chanson, on brûle selon la tradition. Plongé dans une fontaine aux eaux glauques phosphorescentes, comme quelque liquide placentaire alchimique, il ressort en Jack Skeletton, avec costume noir rayé et nœud-papillon de rigueur (nœud-chauve-souris plutôt!). Son corps émerge de la fontaine et se dresse au-dessus, tandis que la caméra descend et le filme en contre-plongée : par ce mouvement contraire, la mise en scène intronise le personnage en figure de souverain, grand et tout-puissant.

2.2. Mais pour le roi d’Halloween, cette fête est un ennui

Or ce roi est une vanité, du nom de ces crânes et ossements qui peuplent les tableaux de la Renaissance finissante et de la Contre-Réforme triomphante. Dans les natures mortes et les portraits surtout, objets et attributs se font allégorie du pouvoir des hommes sur le monde : puissance de la science dans les livres et les instruments de mesure ; puissance de l’art dans les œuvres ou les instruments de musique ; puissance de l’argent dans les bijoux ou les pièces de monnaie… Mais, placée au centre de la toile ou dissimulée comme un détail dans l’ombre, la tête de mort vient rappeler que

Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent 63

cette puissance n’est rien face à la certitude de la mort, tant il est vrai que la poussière retournera à la poussière, et que rien ne distingue le cadavre de l’empereur de celui de l’esclave. La peinture la plus célèbre en cette matière reste les Ambassadeurs de Hans HOLBEIN LE JEUNE. Il y a quelque chose aux pieds de Jean de Dinteville et Georges de Selve (nom original du tableau), chargés de pouvoir par leur statut mais aussi par la richesse des habits qu’il porte et des artefacts qui s’accumulent entre eux sur un meuble. À leurs pieds, s’étale une étrange tache indistincte, longtemps identifiée comme « os de sèche », et qui se révèle être l’anamorphose d’un crâne humain. Tout est vanité.

Là où la peinture hollandaise du XVIème siècle développe et crypte son discours en deux temps (1. Regardez ces maîtres tout « en puissance » ; 2. Ce ne sont que des cadavres « en puissance »), le héros de Burton contracte la dialectique en une seule figure : un roi-squelette à la tête d’Halloween, dont la tête est vanité. L’interprétation est légitimée par le film lui-même. En effet, dans la séquence du cimetière, il cite l’occurrence la plus célèbre de la vanité en littérature, l’équivalent textuel du tableau d’Holbein : la scène où le Hamlet de Shakespeare contemple et interroge un crâne. Il médite sur ce qu’il reste de la tête de Yorick le bouffon dont enfant il partageait les farces et les rires. De même que Jack se figeait un instant pour imiter la gargouille dressée sur un tombeau, il prend la pose, ôte sa propre tête et s’offre un champ / contre-champ à lui-même en citant le « To be or not to be ».

Pourquoi alors une telle figure de Jack Skeleton, roi de la fête et image de sa vanité ? C’est chez PASCAL, dans la plus marquante des liasses qu’il a laissées de ses Pensées, celle consacrée au Divertissement, qu’il faut trouver la réponse : « un roi sans divertissement est un homme plein de

misères. »30 Certes Pascal parlait de la peur de la mort dont le roi a besoin de se faire diversion, peur d’autant accrue que son poste lui fait craindre soulèvements, trahisons, meurtres – bref, tout ce que met en scène Shakespeare dans ses tragédies noires consacrées à des souverains maudits (Macbeth , Othello,…). Si Jack n’a pas peur de perdre la vie (il est lui-même un squelette!), il craint cette forme de mort réservée aux morts-vivants et aux consciences modernes : l’ennui. La fête d’Halloween, a priori le maître divertissement américain, n’est plus pour lui un divertissement qui l’arrache à l’absurde de l’existence. Au contraire, la répétition du même éternel rituel fait sentir combien elle manque de sens : « Mais, jour après jour, c’est la même déprime, et je me fatigue des mêmes bobines. Et moi, Jack l’épouvantail, suis fatigué de la même bataille. Car au fond de ce vieux squelette, un vide se creuse et se détecte… »

Voilà donc l’épouvantail campé en dandy dépressif, frappé de ce que l’on appelait « mélancolie ». Sur cette situation initiale, le film va continuer le jeu de l’inversion des valeurs et des vérités, et y fonder l’élément déclencheur qui sert d’enjeu dramatique à tout le film. Jack découvre en effet un autre monde parallèle : celui de la fête de Noël, avec son paysage de neige, ses rennes et ses lutins, aussi blanc, illuminé et guilleret, qu’Halloween est une nuit sans fin. Fasciné par cet univers merveilleux, miroir inversé du sien, Jack Skeleton croit y trouver le sens qui manquait à sa vie. Il décide donc de s’approprier la fête de Noël, quitte à enlever le Père Noël et à y convertir toute la population de Halloween.

Mais on ne lutte pas avec sa nature, et dans une séquence plus profonde qu’il n’y paraît, à l’instant d’acmé du film, Mister Jack grimé en Père Noël révèle, sans le vouloir, la nature morbide, maléfique, monstrueuse de la fête. Les cadeaux offerts aux enfants se transforment en monstres qui les effraient ou les engloutissent, une chaussette rayée devient un serpent venimeux, une belle boîte recèle son vrai diable, etc. Par contraste, le film dévoile ce que la « magie de Noël » peut avoir de mièvre, de consensuel et de convenu. Évidemment, Jack Skeleteon finira par comprendre qu’il s’est trompé de réponse à sa question : à l’horreur, il ne fallait pas substituer un rituel incompris et contre-nature, mais l’amour que Sally est prête à lui donner depuis longtemps.

On l’a compris, ce travail d’inversion est aussi un travail sur l’ « envers », l’envers de nos coutumes et de nos certitudes, les coulisses où se préparent les spectacles de nos vies. Arbre qui s’ouvre comme un coffre sur le secret de nos fêtes, parade qui s’achève sur les félicitations de ses participants,

30   « Quelque condition qu’on se figure où l’on assemble tous  les biens qui peuvent nous appartenir,  la 

royauté  est  le  plus  beau  poste  du  monde,  et  cependant  qu’on  s’en  imagine  accompagné  de  toutes  les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne les soutiendra point ; il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables, de sorte que s’il est  sans ce qu’on appelle divertissement,  le voilà malheureux, et plus malheureux que  le moindre de ses sujets qui joue et se divertit. » 

64 Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent

préparatifs sans fin de la célébration à venir : si le masque est un motif baroque, l’ôter pour révéler qui s’y cache est un geste plus baroque encore.

3. La lignée gothique / expressionniste.

Sur ce modèle gothique/expressionniste, nous aurions pu citer bien d’autres films hollywoodiens contemporains, à commencer par quasiment tous les films de Tim BURTON, de Edward aux Mains d’Argent à Alice aux Pays des Merveilles, en passant par Sweeney Todd. Il faudrait faire un sort au Bram Stoker’s Dracula, de Francis Ford COPPOLA (1992), qui reprend cette figure de vampire consacrée par le Nosferatu de MURNAU.

Ce n’est pas tant que Coppola en reprenne l’esthétique expressionniste, car là où l’affrontement du jour et de la nuit a une certaine sobriété chez Murnau, rigoureuse, austère, sèche (c’est peut-être le moins baroque des films expressionnistes, le plus protestant), elle passe au contraire par une débauche opératique et presque grand-guignolesque d’effets chez Coppola. Jeu des split-screens et des surimpressions, saturation des couleurs et des décors, monstres numériques et trucages artisanaux : toutes choses qui culminent dès l’ouverture, dans la flamboyante et furieuse scène de bataille en ombres chinoises, où le rouge sang, couleur baroque par excellence, s’affirme comme le motif majeur du film, la nappe qui menace de recouvrir toute l’image. Coppola est bien revenu au réalisateur Murnau, plus qu’à l’écrivain Stoker comme le prétend le titre légitimiste, car il a compris que représenter le maître vampire, c’est tendre un miroir au metteur en scène lui-même. Derrière son apparence kitsch, Coppola a eu l’intelligence d’en faire un grand film réflexif sur le cinéma et tous ses artifices, ces effets qui sont les pouvoirs du vampire : maîtrise du champ et ubiquité de l’un à l’autre, hypnose des personnages comme des spectateurs…

Deux sagas de blockbusters s’imposent aussi particulièrement. Il s’agit de deux trilogies qui se sont passé le relais, et travaillent cette esthétique comme cette éthique baroques. Elles ont en commun le genre naturellement polymorphe du film d’aventures, relevant à la fois ici du cinéma d’action et du fantastique :

la Momie (la Momie / The Mummy, Stephen SOMMERS, 1999 ; le Retour de la Momie / The Mummy Returns, Stephen SOMMERS, 2001 ; Le Roi Scorpion / King Scorpio, Chuck RUSSEL, 2002) ;

Pirate des Caraïbes / Pirates of the Caribbean, Gore VERBINSKI (la Malédiction du Black

Pearl / the Curse of the Black Pearl31, 2002 ; Le Secret du Coffre maudit / Dead Man's Chest, 2005 ; Jusqu’au bout du Monde / At World's End, 2006).

Cette dernière série fait même figure de manifeste baroque, tant tout y relève d’un jeu de mouvements, de masques et de mensonges. Directement inscrit dans la lignée Méliès, Pirates des Caraïbes a triomphé en retrouvant le génie des effets spéciaux propre au « cinémagicien » - mais il faut entendre « effets spéciaux » dans toutes ses acceptions.

Il y a d’abord les effets spéciaux au sens propre : trucages optiques et numériques, explosions et cascades, combats et batailles… Le film devient ainsi une gigantesque attraction foraine, assumant et revendiquant là son origine. Pirates des Caraïbes est en effet la première et la seule œuvre cinématographique connue qui soit une adaptation… d’une attraction de parc – de Disney en l’occurrence, évidemment producteur et distributeur de la série (c’était jusqu’ici plutôt l’inverse, avec par exemple la fameuse attraction mettant en scène King Kong au Parc Universal, et bien sûr toutes les attractions Disney inspirées par leurs dessins animés). C’est un signe, l’attraction elle-même renvoie à l’imaginaire des automates dont Méliès faisait collection, ayant acheté celle du prestidigitateur Robert Houdin en même temps que son théâtre. Il s’agit en effet d’une croisière sur des embarcations sur rail : on est conduit, par un parcours chaotique de glissades et de cascades, à travers des tableaux animés où des pantins de pirates, de soldats et de squelettes s’agitent et s’affrontent dans des décors hauts en couleurs.

Gore Verbinski a conçu sa mise en scène, tout en mouvements de caméras et de personnages, de foules et de bateaux, comme un grand spectacle opératique, un roller coaster que le public vivrait rivé dans son fauteuil, grisé d’un vertige d’images et de sons. Fidèle à la dynamique baroque de la

31   Nous concentrerons notre analyse sur ce premier opus : Disney, Buena Vista International, 2004.  

Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent 65

surenchère, la série, forcée d’en rajouter d’un épisode à l’autre, atteint même une frénésie paroxystique dans le dernier opus. On se souvient de cette scène de course-poursuite et de duel sur la plage d’une île, où les personnages se croisent et se heurtent en tout sens jusqu’à l’absurde, et où certains détails précis de l’action relèvent directement du manège de parc d’attraction (ainsi d’une grande roue sur laquelle les héros courent pour rester en équilibre).

Mais le principal effet spécial de la série n’est pas dû aux pyrotechniciens ou aux informaticiens, mais aux scénaristes. Au-delà du show bigger than life, le succès et la saveur de la série tient à cette dramaturgie du mensonge, de la manipulation, de la manigance, qui voit les personnages sans cesse changer de camp, d’avis, de direction, selon là où leurs intérêts du moment les portent. C’est la morale des pirates, enjeu humain central de la série, et allégorie d’une morale moderne, libérée et

individualiste, contre la tradition qui aliène32. Les trois personnages principaux sont en effet enfermés par le monde de la norme et de la loi : l’héroïne Elizabeth Swann (Keira Knightley), dans son destin d’aristocrate engoncée dans son corset et condamnée au mariage avec un gentleman officier premier de la classe ; le héros Will Turner (Orlando Bloom), dans son statut d’homme du peuple à qui les armes et les femmes de rang sont interdites ; l’antihéros Jack Sparrow (Johnny Depp), dans le cachot où corsaires et flibustiers attendent leur tour pour être pendus.

D’une ruse et d’une volte-face à l’autre, c’est le parcours proposé aux deux personnages positifs, que de devenir ce qu’il détestent et craignent le plus au premier abord : des pirates, c’est-à-dire des êtres libres, l’un en assumant sa nature, son sang (Will Turner va apprendre que son propre père était pirate) et l’autre en écoutant sa pulsion, son cœur (Elizabeth Swann va s’échapper de sa prison dorée pour une vie aventureuse). Rarement film hollywoodien aura ainsi fait valoir une éthique baroque aussi franche et aussi euphorisante. Dans ces dramaturgies où les personnages changent ou s’échangent, où chacun devient un pion ou une carte dans le jeu de l’adversaire, où la vérité est comme une pièce que l’on retourne et relance sans cesse à pile ou face, il n’y pas de certitude qui vaille, pas d’absolu ni de définitif.

Ce sont donc les pirates qui donnent leur nom au titre et leurs lettres de noblesse au baroque. Et ce sont donc ces figures mythiques et mystificatrices qui constituent à elles seules des « effets spéciaux ». Ainsi, le premier opus trouve son sous-titre et son prétexte scénaristique dans une malédiction, un mauvais sort lancé sur tout l’équipage du Black Pearl, désormais vaisseau fantôme (sur le modèle du Hollandais volant). Pour s’être emparé d’un trésor aztèque sacré, chacun de ceux qui se sont approprié une pièce du magot a été métamorphosé en mort-vivant. Il est devenu une sorte de zombie, un cadavre animé, un squelette dont on tirerait les fils à la manière encore des automates. Mais cette nouvelle et véritable nature ne se révèle qu’à la lueur de la lune, car tout ici n’est que masque. Le reste du temps, les damnés ressemblent à des pirates comme d’autres, avec les attributs et stéréotypes folkloriques d’usage.

La séquence de révélation du secret est prodigieuse, tant elle retrouve une essence profonde et

originelle du sentiment baroque33. La jeune et jolie héroïne, dame de classe et de goût, s’est donc faite kidnapper par le Black Pearl et son capitaine, le machiavélique capitaine Barbossa (Geoffrey Rush). Dans l’intimité d’une cabine et d’un repas de luxe, il lui confie l’histoire de sa malédiction, et la raison de sa capture : pour se libérer de leur faute, ils auront besoin de sacrifier une femme comme elle. Elizabeth ne croit rien de la légende, mais craint tout de son geôlier, elle tente de s’échapper et comme Barbossa s’interpose, elle lui plante un couteau en pleine poitrine. Le capitaine la retire comme on le ferait d’une écharde, et dans sa terreur, Elizabeth fuit la cabine… pour se retrouver sur le pont du Black Pearl, peuplé de marins-zombies qui font leur boulot de matelot en chantant dans une belle ambiance bleutée.

Gore Verbinski projette alors son héroïne et son spectateur dans une autre attraction célèbre, la Maison hantée / le Train fantôme / le Palais des Horreurs /etc : chaque squelette surgit à la face d’Elizabeth et à la faveur d’un mouvement de caméra, dans un moment très réussi de grotesque gothique et d’humour horrifique. Comme le touriste pris au piège dans le noir du manège, Elizabeth se cogne d’un monstre à l’autre, bascule d’un manège/piège à l’autre, et atterrit entre les bras du capitaine Barbossa. Et celui-ci d’enfoncer le clou, dans un des plans les plus purement baroques

32   Il  se  joue  là  sans doute  la bonne vieille opposition qu’Hollywood aime à mettre en scène, entre  les 

valeurs de la Vieille Europe, marquée par la hiérarchie des ordres et des classes d’Ancien Régime, et celles du Nouveau Monde, promesse de liberté et de prospérité pour tous, au prix du mérite de chacun.  

33   00 :52 :35 – 00 :58 :20. 

66 Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent

qu’Hollywood nous ait donnés à voir. En avançant vers nous, le capitaine Barbossa sort de la lumière de la torche pour entrer sous la lueur de la lune, et dans la durée du plan, par le fondu d’un morphing, le visage de Geoffrey Rush révèle le crâne cadavérique qui se cache derrière. Le capitaine devient « vanité », le masque tombe et se dévoile la pourriture à l’œuvre sous l’apparence de la vie. Le film rejouera plusieurs fois de cette vertu révélatrice de l’astre lunaire, notamment dans la grande séquence finale, la bataille entre pirates et soldats. Exempts des nécessités des mortels, l’armée des maudits approche les bateaux adverses en marchant sous l’eau, sur le sable du fond ; entre les ombres des

navires ou des nuages, la lune qui se découvre fait émerger par intermittence leur nature de zombie34.

Enfin, et c’est sans doute la plus forte performance du film, et sans aucun doute une clef de son triomphe au box-office, il est un personnage / acteur qui est un effet spécial à lui tout seul, et la plus baroque des figures du cinéma hollywoodien récent : le capitaine Jack Sparrow, interprété avec un génie certain par Johnny Depp35. Éternel loser magnifique (il s’est fait usurper son statut de capitaine du Black Pearl par Barbossa, il erre d’un naufrage et d’un cachot à l’autre), éternel winner frustré, il représente le pirate par excellence, menteur à toute heure, prêt à vendre les uns et les autres pour retrouver son titre et son argent. Johnny Depp a surtout inventé une créature improbable, inspirée de l’icône rock Keith Richards (le guitariste des Rolling Stones, qui vient d’ailleurs jouer en guest le père de Sparrow dans le troisième opus, en hommage à l’hommage qui lui a été fait).

Aux caractères synthétiques et doubles des damnés, il faut opposer cet être syncrétique: halo noir autour des yeux qui lui met un masque en permanence et lui creuse morbidement les orbites comme ceux d’un crâne ; crinière de dreadlocks et teinte de cuivre nous suggérant le métissage ; déhanchés, mimiques et soliloques lui conférant un dandysme de la crasse, une poésie d’ « aristocrasseux ». Ni mort ni vivant, mi-mâle mi-féminin, ni Blanc ni Noir, il incarne un spectacle baroque perpétuel. En effet, la première de ses caractéristiques est qu’il bouge toujours, pas en avant, pas en arrière, oscillation de la tête ou du bassin, chorégraphie sans fin des mains et des bras…

Johnny Depp fabrique de toutes pièces une nouvelle figure mythique, grâce à une performance sur la corde raide, en constant déséquilibre, toujours menacé d’en faire trop, de révéler l’artifice du jeu d’acteur et de chuter, et se reprenant toujours in extremis, se rétablissant par la justesse et la grâce du trait. Sans doute peu d’acteurs se sont risqués à pareil exercice de funambule, à pareille épreuve du baroque dans l’interprétation. Je porte un masque, je vous montre même que je porte un masque, mais je vous convainc que ce masque est ma vérité.

IV. L’hypothèse post-moderne : Roméo + Juliette / Romeo + Juliet, Baz LUHRMANN (1996).

Pour explorer une autre hypothèse baroque de la production hollywoodienne récente, intéressons-nous à l’adaptation d’une œuvre du Baroque historique et littéraire, et pas la moindre : la tragédie

Roméo et Juliette, de William SHAKESPEARE, telle que mise en scène dans le Roméo + Juliette36 de Baz LUHRMANN (1996). Si le réalisateur (et co-producteur) est bien australien (et pour cause, auteur d’Australia, crypto-western mélo identitaire), la distribution (Leonardo Di Caprio et Claire Danes, dans les rôles-titres au premier chef) et la production (le film est porté et distribué par la Twentieth Century Fox) sont très largement hollywoodiennes, comme s’en ressentent les moyens et les effets de l’œuvre.

Si le film peut agacer ou laisser indifférent par son jeunisme MTV kitsch à la première vision, nous montrerons qu’il propose une réactualisation, une modernisation cohérente et intelligente du mythe, précisément dans sa dimension baroque. C’est d’ailleurs le trait premier associé à Baz LUHRMANN. Après Roméo + Juliette, il réalise ainsi Moulin Rouge, fresque musicale et mélodramatique

34   Cette crypto‐biologie baroque se complique dans les épisodes suivants, à mesure que la malédiction 

se  métamorphose  :  de  zombies,  les  pirates  maudits  deviennent  des  créatures  aquatiques  chtulhiennes  (en référence  aux  dieux‐monstres  de  la mythologie  imaginée  par  l’auteur  fantastique  américain  H.P.  Lovecraft), incrustées de coquillages, de ventouses et de tentacules.  

35   Première apparition tout en ironie à 00 :08 :30. 36   Twentieth Century Fox, 1996.  

Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent 67

flamboyante où une passion tragique se déploie sur la scène et derrière le rideau du cabaret parisien éponyme, avec un sens de l’excès et de l’artifice rares.

Pour revenir au couple shakespearien, posons immédiatement que Baz Luhrmann comme nous-mêmes, spectateurs ou critiques, avons dû faire avec quelques prestigieux précédents, et notamment deux références :

* On pourrait dire que Roméo + Juliette renie la version « pré-seventies » réalisée par Franco ZEFFIRELLI en 1968, date charnière de l’Histoire du cinéma emblématique du film lui-même, pris dans une sorte de compromis entre académisme et modernité. Académisme dans la fidélité pointilleuse au texte et au contexte, avec tout un travail très impressionnant de reconstitution historique - décors (le premier métier du réalisateur lui-même), costumes et même us et coutumes, avec notamment les danses et musiques d’époque lors de la scène du bal -, académisme aussi peut-être dans le traitement très « mélo » de la romance. Modernité dans un certain traitement de la sensualité et de la violence, dans un rapport libéré aux corps qui anticipe sur la décennie suivante de cinéma américain, notamment lors des scènes d’affrontement en extérieur, filmées dans un tourbillon de chaos et de poussière avec une belle caméra épaule.

* À l’inverse, Roméo + Juliette prolonge et fait imploser la grande adaptation hollywoodienne, le coup de génie du musical West Side Story, du cinéaste polymorphe Robert WISE, en 1961. Au conflit fatal entre Montaigu et Capulet, Wise substitue la violence urbaine entre immigrants portoricains et voyous WASP, sublimée dans l’incroyable ouverture chorégraphique à travers blocks et streets. Ce déplacement de la tragédie shakespearienne, à la fois dans le genre hollywoodien de la comédie musicale et dans le cadre social des gangs ethniques et des quartiers populaires du New York de l’époque, a déjà connu plusieurs succédanés. Quelques décennies plus tard, le cinéaste new-yorkais Abel FERRARA (China Girl, 1987) oppose les maffias italiennes et chinoises dans le Little Italy de Manhattan en voie de Chinatownisation, avec une esthétique et une musique très « eighties ». Plus proche de nous mais sans doute moins intéressant, Romeo Must Die (Andrzej Bartkowiak ; 2000) confronte les communautés afro-américaine et chinoise, mais le film est surtout là pour valoriser sa star kung fu Jet Li.

Nous nous intéresserons ici aussi à l’ouverture du film, délimitée encore en trois séquences :

- une première fois, le Prologue nous est déclamé sous la forme d’un journal télévisé, où une présentatrice noire, parlant dans un téléviseur sur fond noir, annonce la tragédie à venir (00 :00 :20 – 00 :01 :07) ;

- une seconde fois, le même Prologue est déclamé par une voix off archétypale, dans un montage kaléidoscopique proche d’une bande-annonce (00 :01 :08 – 00 :02 :09) ;

- le film s’ouvre sur la scène d’exposition, la dispute entre Montaigu (version surfeurs californiens) et Capulet (version maffiosi latinos), située dans une station-service qui finit par exploser (00 :02 :30 – 00 :08 :54).

1. Un baroque du monde : la société post-moderne

Trente-cinq ans après West Side Story, ces quelques minutes fulgurantes peignent le tableau d’une société mutante, marquée par la richesse et la contradiction de ses composantes, comme « saturée ». On retrouve d’abord cette proximité de la sexualité et de la violence, de l’amour et de la haine, qui s’impose dès l’ouverture de la pièce de Shakespeare, dans la conversation grivoise entre valets qui tourne à l’affrontement armé, et structure ensuite toute sa dramaturgie. En accélérant et en radicalisant les représentations, Baz Luhrmann rend plus fort ce contraste. Ainsi, à l’instant même où un valet Montaigu s’avance avec un geste obscène envers un groupe de nonnes dans un « combi », celui-ci démarre en contre-champ et, comme sous l’effet d’un lever de rideau, révèle Abra, le valet Capulet qui va déclencher le combat.

C’est aussi, loin d’un monde monolithique et monocolore, le portrait d’une société extrêmement mélangée qui nous est brossée, tant socialement qu’ethniquement. C’est au premier chef le déplacement de terrain opéré entre les clans rivaux : des prototypes de surfeurs californiens white trash roux ou blonds pour les Montaigu ; des caricatures de maffiosi latinos classes pour les Capulet. On y ajoute aussitôt les visages de Noirs de la présentatrice, du Prince et de Mercutio, fussent-

68 Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent

ils entrevus ici. Mais le microcosme sociétal concentré dans l’espace-temps de la station-service élargit le spectre et complète la typologie avec les nonnes

Au final, c’est la ville elle-même qui incarne cette société post-moderne faite du mélange des classes et des races, composée comme un copié-collé d’influences et d’origines, puisque cette « Vérona », qu’on ne peut identifier à la cité italienne historique ni formellement à aucune autre ville, semble construite en synthétisant et en syncrétisant les éléments de plusieurs métropoles différentes. On croit reconnaître Los Angeles, pour l’imagerie des gangs et des émeutes ; Miami pour le cocktail tropical surfeurs / latinos / palmiers ; Rio de Janeiro pour la statue évoquant le Christ Rédempteur. C’est d’ailleurs une ville baroque au sens architectural de sa « bruxellisation », puisque églises et monuments chrétiens voisinent avec des immeubles modernes. Baz Luhrmann invente ainsi une Babel contemporaine, un Global village / ghetto dont la population et l’architecture racontent la mondialisation.

2. - mais un monde d’images (et de sons / musiques) : le baroque de sa représentation

Mais le baroque ne tient pas tant au monde représenté qu’à sa représentation, d’autant que, en nous projetant dans un flux d’images et de sons très référencés, le film semble suggérer que le monde lui-même n’est qu’une représentation. Cette notion de « flux » nous permet de préciser ce baroque de la représentation.

2.1. Le flux des représentations – le mouvement

Il faut d’abord lire le « flux » comme « mouvement », mouvement ininterrompu et rapide des images et des sons. Luhrmann retrouve ainsi la vitalité dynamique et dramatique de l’œuvre de Shakespeare. Rappelons combien la pièce est portée par une langue aux sacs et aux ressacs très contrastés, se ployant et se déployant entre stichomythies et monologues, passant d’un registre et d’une humeur à l’autre - mais portée aussi par l’importance toute baroque accordée aux mouvements des corps, ces élans des personnages vers les étreintes amoureuses comme vers les agonies sanglantes, tout ce que la tragédie classique se refuse et condamne.

Cette hystérie de cinéma tient d’abord au montage, singulièrement syncopé avec l’accélération presque orgasmique du second prologue. Portées par la grande musique opératique, les visions s’enchaînent et s’accumulent à la limite du subliminal, à la manière d’un bouquet final dans un feu d’artifice – qui fait d’ailleurs partie de ces visions, et ce n’est pas un hasard. La rythmique même des plans et des coupes crée la dynamique d’un tourbillon, d’une folle spirale audiovisuelle dans laquelle est propulsé le spectateur, jusqu’à l’instant d’acmé et de suspension du carton-titre. Mais à peine est-il lu qu’un effet de balayage par volet ouvre la séquence suivante, comme si dans le monde médiatique instable du film, aucune image n’avait droit à la durée, comme si tous les plans n’avaient de vie qu’éphémère, le temps d’un battement de cœur.

Ce travail sur la durée, qui met en valeur l’impermanence des choses, se radicalise avec le travail sur la vitesse elle-même, la vitesse de défilement de l’image. L’extrait alterne en effet accélérés et ralentis, deux effets spectaculaires, deux manières complémentaires de nous rendre sensibles au temps qui passe, et qui change tout.

L’expérience va même jusqu’à l’arrêt sur image, figure récurrente et frappante, doublée du titrage des noms et statuts des personnages. On l’a compris, Baz Luhrmann joue là d’une convention de cinéma pour donner forme à la page qui, au début de chaque œuvre dramatique, liste et identifie les protagonistes. Mais il joue aussi d’un effet puissamment baroque, et ce pour deux raisons. D’abord, en arrêtant le temps du cinéma pour retrouver celui de la photographie, dans cet instant de suspension, il rend d’autant plus sensible le défilement qui précède et qui suit. Il rappelle combien le cinéma n’a pas l’éternité devant lui, mais relève au contraire de la fuite en avant, d’une course éperdue et perdue d’avance. D’autre part, en rappelant le photogramme, il révèle l’artifice du dispositif technique, il déshabille l’illusion mimétique de la vie, il décolle le spectateur de sa projection fantasmatique. Ce ne sont que des clichés assemblés les uns aux autres. Temps qui s’emballe jusqu’à la saturation, temps qui se ralentit jusqu’à la stase : c’est ainsi que Luhrmann travaille cette matière baroque du cinéma art du mouvement, art en mouvement.

Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent 69

La frénésie du montage se double aussi d’une agitation du cadrage. Sans cesse soulignés par des effets sonores lourds, panoramiques, travellings, zooms, vues d’hélicoptères, caméras épaules… ne permettent pas non plus au plan de se poser, de se fixer une bordure, une taille, un centre de gravité. Le premier prologue constitue ainsi un plan-séquence, certes installé dans la longueur du texte, mais animé par l’avancée du zoom. D’autant que c’est un zoom extrême, écartelé entre l’échelle très large de la première image (une télé toute petite sur un grand fond noir) et la valeur très serrée de la dernière image, puisqu’après s’être arrêté un instant, le zoom ne peut s’empêcher de reprendre, jusqu’à rentrer dans le poste et perdre la visibilité. Un effet spécial visuel nous projette alors dans Vérone, et concrétise une sorte de vortex où nous serions aspirés, en guise de raccord entre le premier et le second prologue. Si nous avons pénétré dans le téléviseur et son vortex, le film ne nous annonce-t-il pas ainsi qu’il nous embarque pour un voyage dans le monde de nos images et sons contemporains ?

2.2 Le flux des représentations – le recyclage

Une telle réflexion nous oblige à ré-interroger le « flux » comme un flot de représentations, un débit dont il faut originer la source. Le texte de Shakespeare était lui-même issu d’influences multiples et métissées, associant le souvenir lointain d’Ovide à celui, plus proche, de Pétrarque, mêlant le parler populaire à la faconde aristocratique, entrechoquant le badinage galant avec la rhétorique religieuse, intégrant dans le dialogue de théâtre une liste d’invités, un sonnet à deux voix, une chanson paillarde… À travers Shakespeare, ce sont mille autre voix qui parlent, dans la polyphonie qu’il orchestre : telle est aussi l’esthétique baroque, synthèse de genres et de registres, de niveaux de langue et de champs de référence. Quatre siècles plus tard, Luhrmann adapte et modernise l’entreprise, et alimente son style de matières cinématographiques et télévisuelles importées de partout.

Reprenons les trois séquences successives qui composent l’extrait. Il faut d’abord à Luhrmann donner forme contemporaine au prologue, cette ouverture de la pièce sur l’annonce tragique que fait le chœur hérité de la tradition antique. Luhrmann va avoir, non pas une bonne idée, mais deux idées assez géniales qu’il articule coup sur coup.

Première idée géniale : puisque le chœur donne les nouvelles, explique les situations et annonce les catastrophes, c’est qu’il a le visage d’une présentatrice de JT. À cette première image télévisuelle, vont s’agréger d’autres, au fil du second prologue. Ce sont des images données comme documentaires, qui relèvent d’actualités ou de reportages : flashs sur des archives de scènes d’émeute ou de répression, mise en scène des sections policières héliportées sur un mode documentaire, avec caméra épaule, montage syncopé et zooms « coup de poing ». Ce faisant, Baz Luhrmann assume que le cinéma s’alimente aussi à la source de la télévision, puisque c’est ce medium, et l’objet-téléviseur qui le diffuse, qui ouvre le rideau sur la scène de la pièce.

Seconde idée géniale : puisque le chœur présente le cadre et l’intrigue, le registre et le genre, et jusqu’aux personnages, puisqu’il nous fait entrevoir la fatalité, la catastrophe qui s’annonce, c’est qu’il a la forme d’une bande-annonce. Face à l’ordre classique, la séquence fait exploser un beau chaos baroque, comme un concentré incontrôlé, anarchique, débordant, des violences à venir, amoureuses et/ou mortelles. L’assimilation de formes audiovisuelles diverses monte encore d’un cran, puisque se mélangent ici tous les supports et tous les statuts d’image : lettres, cartons, titre, imprimés et photos de journaux, extraits du film à venir, archives télévisuelles encore.

Quand le troisième rideau se lève (effet de volet), le film peut commencer et continuer l’empilement des références, plus cinématographiques désormais. On reconnaît très vite la marque Sergio Leone, telle qu’elle a pu transiter aussi par ses héritiers - le Hong-Kongais John WOO de The Killer, les Américains Quentin TARANTINO, avec Pulp Fiction, et Guy RITCHIE, avec Snatch (ces deux derniers incarnant sans doute l’hypothèse post-moderne du film de gangsters). Très gros plans sur les visages ou les objets ; grands angles qui déforment les perspectives et les têtes ; cartons génériques qui s’inscrivent sur des images arrêtées ; imaginaire & attributs du western spaghetti ou du film de gangster contemporain (le revolver, forme contemporaine de l’épée médiévale) ; effets de ralenti ou d’accéléré doublé d’effets sonores lourds ; chorégraphie des gun fights et esthétique des corps mâles : chaque seconde est comme un clin d’œil de cinéphile, à cette esthétique partagée, aussi mondialisée désormais que la Vérone globale. Dans cette première « vraie » séquence, le film continue à ne pas s’appartenir, tant il semble citationnel, recyclant, crypté de mille autres plans, mille autre séquences, mille autre films.

70 Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent

Cette esthétique du mélange incite à la réflexion quant aux registres d’image et aux positions du spectateur, parfois jusqu’au brouillage ou au paradoxe. Ainsi de cette TV montrée comme une TV, comme nous l’avons déjà décrite en ouverture, ou plus déstabilisant, le premier plan placé après le double prologue. Le personnage de valet Montaigu rasé, montré de dos dans la voiture, se retourne, fixe et interpelle le spectateur, avec un de ces regards-caméras qui ne sont jamais un effet innocent ni léger. En nous prenant ainsi à partie, le film casse sa propre illusion narrative, il nous arrache au mirage de l’image et nous tend le miroir de son dispositif.

Une telle provocation interroge et interpelle, mais plus subtilement aussi, le mélange des genres et des registres finit par provoquer une « confusion des sentiments » pour le public. Le second prologue, qu’on identifie aussitôt comme une fausse bande-annonce, est comme contaminée par les images de news, d’émeute et de répression, qui n’ont a priori pas leur place dans un teaser de fiction. À vrai dire, c’est comme si tout le film était contaminé par l’imagerie MTV, et la musique qui va avec – puisque la BO a fait date, avec son mélange de tubes rock, hip-hop et électro. D’où cette impression parfois pénible, mais profondément signifiante comme baroque réactualisé, d’un vidéoclip géant.

3. La lignée post-moderne

Dans ce jeu de mise en abyme, de codage et de décodage des images ou des sons, le monde n’existe que comme le kaléidoscope de ses représentations, il n’est que représentation. Telle est la vérité baroque de Roméo + Juliette : la vie est un songe, c’est-à-dire aujourd’hui, un vidéoclip. Une autre trilogie importante de l’histoire hollywoodienne récente, la saga Matrix des frères WACHOWSKI (1999-2002), reformule encore l’adage baroque à sa manière : la vie est un songe, c’est-à-dire aujourd’hui, un jeu vidéo.

Rappelons l’argument. Néo (Keanu REEVES), un cyber-pirate très doué, est contacté par Morpheus (Laurence FISHBRUNE), le pape des hackers, qui lui fait la plus folle des révélations. Notre monde n’est qu’une illusion, une réalité virtuelle, un programme informatique envoyé à notre cerveau, car dans la vraie vie, dans un futur apocalyptique, nous autres humains sommes enfermés dans un caisson en état de coma, car notre énergie nerveuse et organique, stimulée par la réalité virtuelle, sert de carburant aux machines qui ont pris le contrôle de l’univers!

Des philosophes37 ont déjà fait valoir combien ce scénario reformule le titre et l’idée de la pièce de Calderon, en inversant ou en brouillant les catégories du réel et du virtuel, de l’illusion et de la vérité, du sommeil et de la veille. Il le reformule dans le langage geek de la technologie mondialisée, et même de la culture mondialisée, notamment cinématographique. Comme Roméo + Juliette, Matrix est conçu comme un grand kaléidoscope post-moderne, fait de formes populaires globalisées. S’y métissent l’influence majeure du jeu vidéo et du cinéma de kung fu de Hong Kong ; une certaine esthétique gay dans le typage « lesbien » de l’héroïne ou le typage « métrosexuel » du héros, sans parler du trip cuir noir sur les costumes ; la mémoire de la SF et de l’anticipation anglo-saxonne (les fictions paranoïaques de Philippe K.Dick au premier chef) ; le design bio-mécanique à la Gigger, le peintre qui a concu les créatures d’Alien, etc.

Il faudrait revenir aussi sur d’autres cinéastes hollywoodiens qui s’inscrivent dans cette lignée post-moderne, au premier rang duquel un éternel adolescent a marqué l’esthétique contemporain : Quentin TARANTINO. Avec la chorégraphie qu’orchestre le montage, d’un personnage fantasque et d’une situation extrême à l’autre, Pulp Fiction (1994) semble à son tour réécrire la formule. La vie est un pulp, un de ces comics bon marché et feuilletonesques qui racontent mille péripéties improbables. Quelques années plus tard, Kill Bill (I, 2003 ; II, 2004) s’offre comme une entreprise méthodique de variation cinéphilique sur un même thème, à la manière d’une boule réfléchissant la lumière par toutes ses facettes. Cristallisés autour de la figure d’Erynie fortement incarnée par Uma THURMANN, s’y déclinent tous les cinémas de la vengeance et de la violence, séquence par séquence, mort par mort. Le mélange des genres et des références est impressionnant : version western crépusculaire à la Clint EASTWOOD ; version manga ou chambara japonais ; version horreur italienne seventies ; version film de zombie à la Georges ROMERO ; version kung fu, à mains nues ou au sabre…

Le cinéma comme costume d’Arlequin, puzzle de références qu’on cite et qu’on compile, qu’on retravaille comme des matières premières, comme si le cinéma lui-même, et sa sœur ennemie la

37   Matrix, machine philosophique (éditions Ellipses, 2003). 

Thomas GAYRARD, Le baroque dans le cinéma hollywoodien récent 71

télévision, plus que le réel, en devenaient la matière première : telle est l’hypothèse post-moderne de la sensibilité baroque.

V. En guise d’épilogue : Le baroque hollywoodien pour dévisager la mort

Qu’avons-nous appris de ce parcours ? D’un extrait et d’une œuvre à l’autre, nous avons vu se déployer des formes puissantes et fascinantes, si prégnantes qu’elles emportent le spectateur dans leur tourbillon… Révélé par sa part baroque, le grand cinéma américain serait ce geste de diversion qui peut servir de divertissement au roi. La vie est un carnaval, une attraction de foire, un clip musical, un jeu vidéo, une bande dessinée… En reprenant l’expression d’ entertainment, Hollywood nous apparaît comme une industrie du divertissement pascalien : fuite en avant des images et des sons, sans frontière de genre ni de registre, de support ni d’origine ; flux sans fin qui « anime » la vie, la rend plus ample, plus intense, plus pleine ; jouissance du chaos, tentation de l’art comme feu d’artifice, qui éblouit, aveugle, occulte. On retrouve là une certaine critique marxisante d’Hollywood comme « opium du peuple », hypnose de la spirale qui endort les consciences. Il s’agit de dé-visager la mort, et toutes les négativités de l’existence - au sens de ne pas envisager la mort, fuir le réel pour des mondes imaginaires et des séductions formelles.

Mais, dans toutes les productions analysées, les figures de l'illusion et du mouvement, de la surenchère et du mélange, ne sont que des masques, des voiles destinés à cacher le crâne dans le tableau — et à d’autant mieux le révéler aussi ou ensuite. Pour plaisants que sont ces spectacles, ils mettent finalement tous en scène la hantise de la mort, l’obsession du néant, et avec, cette intuition d'un univers inconsistant et d'une vérité impossible. La vie est un cauchemar éveillé, une malédiction morbide, une tragédie frénétique, un coma trompeur, une overdose bordélique…

Il s’agit en réalité de dévisager la mort, c’est-à-dire de lui redonner visage et de la regarder en face. Crâne de Jack Skeleton ou de Jack Sparrow, monstres ou machines de cauchemar, fantômes et mutants, grandes orgues funéraires et grandes croix funèbres de Roméo + Juliette, tueurs professionnels ou passionnels, et toujours, appel de l’abîme : ce sont autant de visages possibles donnés à la mort, et ses variantes existentielles, vides ou douleurs (l’ennui, la dépression, la maladie …). Dans un Occident où la mort est très largement désocialisée, déritualisée, désacralisée, voilà aussi comment les sociétés continuent à la représenter, l’interroger, la confronter à nos certitudes et nos habitudes. À travers les réalisations de Burton, Luhrmann, Verbinski, Wachowski…, Hollywood projette sur nos écrans intérieurs cette ombre de la mort, en réponse de laquelle le Baroque est « une esthétique de la vie ».

Thomas GAYRARD

72 Jean-Marie PULI, Le baroque : mouvements et passions

Jean-Marie PULI, Le baroque : mouvements et passions 73

Jean-Marie PULI

Professeur de clavecin et de basse continue au Conservatoire de Musique d’Avignon, organiste titulaire du Temple Saint Martial en Avignon,

chef de chœur

« Pour attirer l'attention de l'auditeur et exciter ses passions, le musicien baroque utilise le mouvement : soit le mouvement mélodique, soit le mouvement rythmique, et bien sûr la combinaison des deux, articulant ainsi son discours avec une fausse régularité qui entretient l'attention par un jeu

constant de lignes musicales dialoguant entre elles »

74 Jean-Marie PULI, Le baroque : mouvements et passions

Jean-Marie PULI, Le baroque : mouvements et passions 75

Le baroque : mouvements et passions

1) Tout d'abord, une remarque qui sera aussi une évidence : je me limiterai à parler de la musique pour clavier.

Et un poème :

Au bord tristement doux des eaux, je me retire, Et vois couler ensemble et les eaux et mes jours, Je m'y vois sec et pâle et si j'aime toujours Leur rêveuse mollesse où ma peine se mire.

Au plus secret des bois je conte mon martyre, Je pleure mon martyre en chantant mes amours, Et si j'aime les bois et les bois les plus sourds, Quand j'ai jeté mes cris me les viennent redire.

Dame dont les beautés me possèdent si fort, Qu'étant absent de vous je n'aime que la mort, Les eaux en votre absence et les bois me consolent.

Je vois dedans les eaux, j'entends dedans les bois, L'image de mon teint et celle de ma voix, Toutes peintes de morts qui nagent et qui volent.

Un sonnet de Jacques Davy Du Perron, un vrai homme du baroque, protestant qui finira cardinal de l'Eglise romaine (et recevra l'abjuration d'Henry IV, autre protestant "fluctuant").

Un sonnet, donc une forme poétique stricte, codifiée : deux quatrains et deux tercets. L'obligation d'une chute, d'une "pointe" finale. Un déroulement soumis aux règles de la rhétorique littéraire.

L'invertio : le thème de l'absence de la Dame (le thème, le fil conducteur).

La dispositio : après la "captatio benevolena" (l'accroche : "Au bord tristement doux des eaux je me retire"), la confirmatio avec un quatrain sur les eaux (symbole de la fuite du temps), un sur les bois, le premier tercet d'apostrophe à la Dame, le second avec la finis, la chute : "l'image de mon teint et celle de ma voix/toutes peintes de mort qui nagent et qui volent".

L'elocutio : tout ce jeu d'images, de miroirs, d'échos qui construisent le texte.

"Je me retire Et vois couler... et les eaux et mes jours Je m'y vois sec et pâle (contraste avec l'élément liquide) Je pleure... en chantant mes amours

...les bois les plus sourds

.... me les viennent redire (thème de l'écho, thème de Narcisse se mirant dans la fontaine alors que la nymphe Echo se meurt d'amour pour lui).

Je n'ose continuer, car nous pourrions analyser des heures durant les procédés mis en œuvre! Les poètes baroques, pétris d'humanités grecques et latines recouraient à tous les procédés de la rhétorique apprise ; les musiciens baroques à tous les procédés de la "musica poetica" (l'art de la composition).

2) Après cet exordium, le corpus : une approche de la musique baroque. Peut-être avez-vous lu ce curieux texte de René Descartes, datant de 1649, Les passions de l'âme ? En deux cent douze

76 Jean-Marie PULI, Le baroque : mouvements et passions

articles, le philosophe discourt sur le siège des passions (non pas le cœur ou l'estomac des Anciens, mais la glande piréale), sur les passions primitives ou principales, au nombre de six : l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie, la tristesse, et sur les trente quatre passions particulières qui s'y rattachent : estime ou mépris, générosité ou orgueil, humilité ou bassesse, etc.

Pour exciter les passions, le musicien dispose tout d'abord d'un premier outil : les modes musicaux (ou la distribution des tons et demi-tons dans une gamme, une succession de notes données). Choisir un mode, c'est déjà annoncer ses intentions, l'éthos dans lequel on va évoluer. A cette époque, l'accord des instruments étant non-tempéré, les tensions harmoniques sont plus fortes qu'aujourd'hui. Ainsi, pour ne parler que des modes dans lesquels sont composés les exemples choisis, Ut Mineur est "obscur et triste", Ré Majeur est "joyeux et très guerrier", Ré Mineur "grave et dévot", Si Mineur "solitaire et mélancolique".

Le deuxième outil du musicien, les figures, la manière d'illustrer une idée, de peindre une action ou un état d'âme. Plutôt que risquer un lynchage (ces figures vont de 26 à 190 selon les traités), un exemple parlant : Paris 1652.

Tombeau fait à Paris sur la mort de Monsieur Blancheroche : lequel se joue fort lentement, à la discrétion, sans observer aucune mesure, J.J. Froberger (1616-1667). [Exemple de style phantasticus]

M. de Blancheroche est un luthiste (d'où le jeu en arpèges choisi, le style dit "brisé") qui se tue un soir d'ivresse en chutant dans un escalier et mourant sans les sacrements de l'Eglise.

Ton et mode : ut mineur "obscur et triste".

Figures : prédominance des figures descendantes (la chute, les amis qui dévalent l'escalier, la gamme infernale de qui n'a pas droit à un office funèbre, juste le glas qui signale sa mort.)

FROBERGER.

Pour attirer l'attention de l'auditeur et exciter ses passions, le musicien baroque utilise le mouvement : soit le mouvement mélodique, soit le mouvement rythmique, et bien sûr la combinaison des deux, articulant ainsi son discours avec une fausse régularité qui entretient l'attention par un jeu constant de lignes musicales dialoguant entre elles — ce que l'on appelle le contrepoint en terme technique. Le plus parfait exemple de ces rhétoriqueurs subtils : J.S. Bach, et des extraits de la suite française en si mineur ("solitaire et mélancolique").

J.S. BACH Allemande

Sarabande

Menuet

Et pour le plaisir du contraste, le début d'une sonate de Scarlatti en ré majeur ("joyeux et très guerrier"), bon exemple d'ivresse rythmique et d'accumulation de procédés.

SCARLATTI, Sonata K33

3) Un dernier point important pour que vous écoutiez différemment de la musique des XVIIème et XVIIIème siècles ; il y a la forme et le déroulement du discours musical, le jeu des lignes mélodiques et rythmiques qui le structurent et, lié au choix du mode "affectif", la structuration harmonique (par structuration harmonique, j'entends cette superposition de notes, ces agrégats que l'on nomme accords, qui vont être peu à peu théorisés à cette époque et que nous avons dans nos oreilles aujourd'hui encore, ne serait-ce que dans le jazz et la musique de variété). L'ère musicale baroque est aussi appelée ère de la basse continue, ce système qui fait réaliser au clavecin, au théorbe ou à l'orgue des enchaînements d'accords qui soutiennent le discours du soliste et irriguent toute l'œuvre. Aussi, comme finis de cet exposé qui, je l'espère, n'aura pas été trop abscons, je vous propose d'écouter une Passacaille, une forme basée sur une basse contrainte, donc une série de variations ; et c'est une passacaille ou une chaconne qui clôturait les tragédies lyriques ou les opéras-ballets.

PASSACAILLE de Krieger

Jean-Marie PULI, Le baroque : mouvements et passions 77

J'ai failli oublier la pronunciatio , la proclamation du discours par l'orateur, l'exécution par le musicien. Il existe des traités d'époque, dans tous les pays d'Europe, indiquant la manière d'agrémenter le discours (l'époque baroque est l'époque de l'ornementation, du désir autant que du décorum) et aussi les différentes vitesses d'exécution (adagio, allegro, vivace) autant que la manière de toucher l'instrument (en France, tendrement, languissamment, hardiment). Sauf rarissimes exceptions, ne sont pas précisés les contrastes d'intensité ; le pianoforte de Cristofori date de 1706, mais ne sera vulgarisé que vers les années 1770, mais là nous changeons d'époque musicale : s'ouvre le règne de la musique dite classique.

Jean-Marie PULI

Cet ouvrage rassemble les contributions au colloque : « Le Baroque : une esthétique de la vie » organisé le 25 mars 2010 au lycée Alphonse Daudet de Nîmes, où ont été évoqués et analysés les plis et les replis du Baroque européen avec une pluralité d’approches (philosophique, littéraire, artistique, cinématographique et musicale). Les différents intervenants ont donné en images, en paroles, en musique, et au travers de courtes mises en scène, l’occasion de porter un nouveau regard sur ce précieux patrimoine culturel.

Les Cinq Sens : l'Ouïe, d’Abraham Bosse, v.1638. Eau-forte. Musée des Beaux-Arts, Tours. Droits réservés