un soldat de napolÉon

23
UN SOLDAT DE NAPOLÉON ouïs DE CAUMONT , duc de La Force, maréchal de camp, naquit à Paris le 22 avril 17C8. Il était le fils de Bertrand, 1 J marquis de La Force et de Caumont, premier gentilhomme de la Chambre de Monsieur, comte de Provence. Sa mère était Adélaïde de Galard de Brassac de Béarn, son aïeul Armand, duc de La Force, pair de France. Laissons-le nous conter ses débuts dans l'existence. « Mes parents, nous disent les Mémoires, malheureusement inachevés (1), qu'il écrivit en 1829, ayant perdu mes quatre frères aînés, qui tous avaient été nourris sous leurs yeux, crurent devoir changer de méthode et m'envoyèrent à Vincennes. Une robuste • charbonnière me donna le sein. Je fus, à ce que l'on m'a dit, assez mal nourri, mais cependant le régime devait être bon. J'ai soixante et un an et ma santé est très robuste. « Le premier événement qui ait laissé une trace assez profonde dans ma mémoire est mon baptême. Cela paraîtra d'abord un peu extraordinaire, mais tout s'explique dans ce monde. J'avais été ondoyé en naissant et les cérémonies voulues par l'Eglise n'eurent lieu qu'à l'époque où j'avais près de quatre ans. Mon parrain fut Monsieur, depuis Louis XVIII, et ma marraine Madame, morte en Angleterre avant la Restauration. Les augustes époux me tinrent en personne sur les fonts dans la chapelle de Versailles. L'officiant était M . de Coëtlosquet, évêque de Limoges, qui n'eut point à se louer de mes procédés. Au moment où il mit dans ma bouche le sel, appelé, dans le rituel, de la sagesse, trompé par l'ap- parence et croyant que c'était du sucre, je me laissai faire très volontiers, mais à l'instant où je m'aperçus que c'était du sel, le pauvre évêque reçut au beau milieu du visage tout le sel de ma sagesse. » (1) Archives de l'autour. LA REVUE N" 4 1

Upload: others

Post on 17-Jun-2022

3 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

UN SOLDAT DE NAPOLÉON

o u ï s D E C A U M O N T , duc de L a Force, maréchal de camp, naquit à Paris le 22 avril 17C8. I l é tai t le fils de Bertrand,

1 J marquis de L a Force et de Caumont, premier gentilhomme de la Chambre de Monsieur, comte de Provence. Sa mère é ta i t Adélaïde de Galard de Brassac de Béarn, son aïeul Armand , duc de L a Force, pair de France. Laissons-le nous conter ses débuts dans l'existence.

« Mes parents, nous disent les Mémoires, malheureusement inachevés (1), qu ' i l écrivit en 1829, ayant perdu mes quatre frères aînés, qui tous avaient été nourris sous leurs yeux, crurent devoir changer de mé thode et m 'envoyèren t à Vincennes. Une robuste

• charbonnière me donna le sein. Je fus, à ce que l 'on m'a dit, assez mal nourri, mais cependant le régime devait être bon. J 'a i soixante et un an et ma santé est t rès robuste.

« Le premier événement qui ait laissé une trace assez profonde dans ma mémoire est mon b a p t ê m e . Cela pa ra î t r a d'abord un peu extraordinaire, mais tout s'explique dans ce monde. J'avais été ondoyé en naissant et les cérémonies voulues par l 'Eglise n'eurent lieu qu ' à l 'époque où j 'avais près de quatre ans. Mon parrain fut Monsieur, depuis Louis X V I I I , et ma marraine Madame, morte en Angleterre avant la Restauration. Les augustes époux me tinrent en personne sur les fonts dans la chapelle de Versailles. L'officiant étai t M . de Coëtlosquet, évêque de Limoges, qui n'eut point à se louer de mes procédés. A u moment où i l mit dans ma bouche le sel, appelé, dans le rituel, de la sagesse, t r ompé par l'ap­parence et croyant que c 'étai t du sucre, je me laissai faire très volontiers, mais à l'instant où je m 'aperçus que c 'é ta i t du sel, le pauvre évêque reçut au beau milieu du visage tout le sel de ma sagesse. »

(1) Archives de l'autour.

LA REVUE N" 4 1

Page 2: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

578 LA R E V U E

Voué au blanc ju squ ' à l 'âge de cinq ans, l'enfant portait sou­liers blancs, pantalon blanc, petit habit blanc, écharpe blanche. Sa bonne, Mlle Charton, lu i apprenait avec soin « l'art difficile de la lecture ». C'est elle qui assista impuissante et consternée à l a petite aventure dont i l gardait, quarante ans plus tard, le souvenir amusé . '

E N L E V É P A R M A D A M E D U B A R R Y

« J 'é ta is , d i t - i l , à Fontainebleau. L a Cour y faisait ce qu'on appelait un voyage. Louis X V , qui ne se séparai t jamais de Mme du Barry , sa maîtresse en titre, l 'avait logée dans un appartement qui communiquait avec le sien par un escalier dérobé. Je me pro­menais un jour accompagné de ma bonne et passais dans le lieu désigné sous le nom de cour des Morues (la cour des Fontaines, dont l'eau jaillissait par des tê tes de dauphins, auxquelles on avait donné le sobriquet de Morues). Les fenêtres de l'appartement de la comtesse du Bar ry donnaient sur cette même cour. El le aper­çu t un enfant dont la tournure lui convint. L a fantaisie lu i prit de le faire monter dans son appartement. Aussi tôt que le projet est conçu, i l est exécuté. El le ordonne à un de ses grands laquais de procéder à mon enlèvement . L a chose s'effectue promptement. Je ne fis pas de résistance. M a bonne, qui trouve le procédé un peu brusque, veut s'opposer à notre séparat ion. Le domestique, croyant que le nom de sa maî t resse produirait un effet magique sur elle, lui dit qu ' i l me conduisait chez la comtesse du Barry . Ce nom fit un effet tout opposé à celui qu ' i l en-attendait... M a bonne alors pousse des cris épouvantab les . Mais rien n ' a r rê te le grand laquais. Elle me suit à la piste et est retenue dans une des antichambres qui précédaient la chambre à coucher de Mme la Comtesse. Quant à moi je fais mon entrée d'un air assez déterminé et je vois assise sur un canapé une dame qui me parut ce qu'elle é ta i t , ex t r êmemen t agréable. U n monsieur assez laid, que j 'appris depuis être le prince de Tingry, capitaine des gardes en quartier (1), é ta i t à côté d'elle. L a comtesse du Barry me prit sur ses genoux, m'embrassa, me caressa, me donna des bonbons, et au bout de cinq minutes, nous étions les meilleurs amis du monde.

« Les premiers moments passés, je fus quest ionné pour savoir

(1) Charles-François-Christian de Montmorency-Luxembourg, prince de Tingry, lieu­tenant gênerai (iT15-1787).

Page 3: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

UN SOLDAT DE NAPOLÉON 579

d'abord mon nom. Je satisfais à cet interrogatoire et je donne même des détai ls sur mon père, sur la charge qu' i l occupait à la Cour, etc, Mme du Barry s'informa de ce qui pouvait m'amuser. Je lui répondis que j 'aimais beaucoup à faire l'exercice ; je m'em­parai du b â t o n de commandement du prince de Tingry (1) et là je me mis à marcher fièrement d'un bout de la chambre à l'autre. Alors M . de Tingry me demanda si je connaissais le devoir d'une sentinelle et si j ' exécutera is bien la consigne qu'i l me donnerait. Sur mon affirmation, i l me plaça au bout de ce petit escalier qui aboutissait aux appartements du Roi , et me recommanda de ne laisser entrer personne. C'était l'heure où Mme du Bar ry savait que le Ro i , très ponctuel en tout, se rendait chez elle.

« Cinq minutes ne s 'étaient point écoulées que j'entendis le bruit que fait quelqu'un quand i l monte un escalier. Fidèle à exécuter ce qui m'avait été prescrit, je crie à tue- tê te : On ne passe pas. Le volume de ma voix n'inspirant pas une grande terreur la personne continue à monter et b ien tô t je vois une tê te bien poudrée qui n'avait plus que trois ou quatre marches à franchir pour arri­ver dans l'appartement.

« Ayan t l'avantage du terrain et voyant que j 'allais être forcé dans mon poste, je me sers de mon arme et je frappe sur le chef auguste qui se trouvait à portée de mon bras. Mes forces ne répon­dant point à ma bonne volonté, tout se réduisi t à déranger l'harmo­nie de la royale coiffure. Le prince de Tingry me prit dans ses bras, le Roi rit beaucoup de sa mésaven tu re . Mme du Barry é ta i t ravie et Louis X V , qui me connaissait, me dit : Mon cher La Force, je vois que par la suite tu feras un bon soldat.

« Comme l 'on s'ennuie de tout, à la Cour plus qu'ailleurs, l 'on me congédia et je reçus un cadeau, un joujou en or assez précieux. M a bonne reprit possession de mon petit individu et me ramena chez mes parents. El le n'eut rien de plus pressé que de raconter à ma mère ce qui venait de m'arriver. M a mère voulut faire de vifs reproches à ma pauvre bonne qui s'excusa sur la violence que l'on avait employée. Quant à moi, je fus très mécon ten t des suites de l'aventure ; le beau joujou fut enfermé et depuis je n'en ai plus entendu parler. » L a marquise de Caumont L a Force redoutait, en effet, que l 'on pû t croire qu'elle avait envoyé son petit garçon chez une femme aussi décriée que Mme du Barry.

(1) Le bâton d'ébène à pommeau d'ivoire, que portait le capitaine des gardes en quar­tier.

Page 4: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

580 L A R E V U E

L E R O I E S T M O R T ! V I V E L E R O I !

Nous le retrouvons, quelques trois mois plus tard, à Versailles, où le premier gentilhomme de la Chambre de Monsieur a suivi son ma î t r e . Le marquis de Caumont L a Force, à qui sa charge donne un logement au châ teau , a son fils aîné avec lui . . . Ce 22 jan­vier 1773, vers neuf heures du soir, avant de se coucher, Louis embrasse son père, qui vient de s'aliter à la suite d'un grand dîner chez M . de Boisse, ministre de la Marine, repas dont le menu com­portait une abondance de truffes et de champignons. I l y a à peine trois heures que l'enfant dort paisiblement, lorsqu'un violent coup de sonnette retentit à ses oreilles. Ce bruit strident part de la chambre de sa mère. L a pauvre femme s'est réveillée dans le l i t où elle reposait auprès de son mari inanimé, mort durant leur som­meil à tous deux.

Mais le corps n ' é t a i t pas encore refroidi et déjà l 'ambition avait les yeux sur la charge que le défunt laissait vacante. Ce fut le marquis de Noailles (1) qui eut la charge : « E n vain, nous dit le mémorial is te , au lever ostensible du Roi , M . le comte de Provence vint le solliciter en ma faveur, en vain le vieux et respectable marécha l de Laval-Montmorency (2), camarade de mon père, offrit-il de faire mon service j u s q u ' à ce que j'eusse atteint l 'âge de l'exercer moi-même, tout fut inutile, le Ro i dit que sa parole étai t engagée.

« Ains i cette affreuse nuit enleva à ma mère un mari adoré et à huit enfants, presque tous en bas âge, et leur appui et une somme de cent mille écus qu'avait coûté la charge, v u qu'alors un revenu éta i t a t t aché à toutes les grandes places. L a fortune de ma mère et celle de ses enfants n ' é t a i t pas alors ce qu'elle a é té depuis ; mon grand-père maternel, le comte de Béarn , v ivai t encore et a vécu assez longtemps après . M a mère ne jouissait donc que d'une portion de la fortune de sa mère et d'un douaire de vingt-quatre mille livres de rente qu'elle prélevai t sur mes biens. Les terres de Caumont, de L a Force, de Mussidan, de Castelnau des Milandes, de Masduran s la ville de Bergerac, formaient la substitution qu'avait établie le duc de L a Force (mon aïeul) et passait sur ma tê t e comme au mâle de la famille. L a légitime de mes sœurs devait être prise sur les biens restants.

(1) Emmanuel-Marie-Louis, marquis de Noailles, alors âgé de vingt neuf ans. (2) Gui-André-Pierre, duc de Laval-Montmorency (1723-1798), maréchal de Frwce

depuis 1783.

Page 5: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

U N S O L D A T D E N A P O L É O N 581

« Mon frère (François) se trouvait avan tagé par le contrat de mariage de ma mère, qui stipulait une clause part icul ière en cas qu ' i l y eût deux garçons et qui, sur le bien maternel, lui assu­rait une portion assez considérable. »

L a marquise de Caumont L a Force ' crut devoir emmener à L a Force, près de Bergerac, ceux de ses enfants qui n ' é t a ien t pas en nourrice. Elle y demeura près d'une année. Louis, François et leurs sœurs , le petit peuple, comme disait jadis le premier maréchal de L a Force, serviteur de sept rois, y avaient pour plaisir unique mais quotidien, d'y porter, après le dîner, à la porte extérieure du châ teau des corbeilles remplies de pain et de ce qui n'avait pas é té « consommé sur les différentes tables et d'en faire eux-mêmes la distribution aux pauvres ».

Mais voici qu'un grand événement rappelle toute la famille à Paris. Le Roi est mort ! Vive le Roi ! Louis X V I , le 10 mai 1774, succède à Louis X V . L a marquise de Caumont L a Force a reçu l'avis de sa nomination à la place de gouvernante des enfants du comte d'Artois. Les Mémoires du duc de L a Force commentent ainsi la nouvelle. « Dès que la grossesse de Mme la Comtesse d 'Ar­tois (1) fut connue, Louis X V I , sans être sollicité par personne, témoigna à son auguste frère que le choix de ma mère pour élever ses enfants lui paraissait réunir tous les avantages. M a mère fut nommée. Etre choisie parmi tant d'autres femmes qui toutes bri­guaient cet honneur, être choisie sans avoir fait la moindre démar­che ! C'est, je crois, le plus bel éloge que je puisse faire de ma mère.

« L a naissance de Mgr le duc d 'Angoulême, qui eut lieu le 6 aoû t 1775, enivra de joie toute la France. Le Roi n'avait point encore d'enfant. Les réjouissances qui eurent lieu à cette époque furent les mêmes qu ' à la naissance d'un dauphin. M a mère reçut dans ses bras le précieux dépôt . El le é ta i t venue, ainsi que nous, s 'établir au châ teau de Versailles depuis quelque temps. Mon âge — j'allais avoir sept ans — ne permettait plus de me laisser entre les mains des femmes. M a bonne passa en quali té de berceuse à Mgr le duc d 'Angoulême. »

" L A V I E D ' U N E N F A N T A U C H A T E A U D E V E R S A I L L E S

Quelque vingt ans avant la naissance du duc d 'Angoulême, i l y avait à Bordeaux, au collège des Jésui tes un professeur émi-

(1) Marie-Thérèse de Savoie.

Page 6: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

582 LA R E V U E

nent, le Père Géraudcau. Raymond de Sèze, le futur défenseur du Roi martyr, é ta i t l 'un de ses meilleurs élèves, l 'un de ceux qui lui étai'ent le plus a t tachés . « J 'a i toujours eu pour lui , devait dire, en 1817, le comte de Sèze, une t rès vive reconnaissance et une amit ié ex t r êmemen t vive, et i l é ta i t bien fait pour inspirer ces deux sen­timents. »

Ce fut ce religieux que la marquise de Caumont L a Force choisit pour être le précepteur de son fils qui, dans ses Mémoires, ne se montre pas moins reconnaissant que le comte de Sèze. « Qu ' i l me soit permis, écrira-t-il en 1829, de tracer ici le portrait de cet homme respectable que j 'aimais comme un père et qui avait pour moi un tendre attachement qui ne s'est jamais dément i j u squ ' à sa mort, arrivée il n'y a pas plus de quinze ans. »

« L ' abbé Géraudeau avait fait ses études au collège des Jésui tes à Bordeaux et étai t en t ré dans l'ordre. Mais la suppression dudit ordre (1773) eut lieu avant qu ' i l n ' eû t l 'âge requis pour professer ses v œ u x . Il passa néanmoins en Espagne très jeune encore et fit l 'éducat ion du duc de Montaliano, homme aussi remarquable par sa naissance qu'i l l 'a été depuis dans les lettres. Ren t r é en France, i l termina celle du comte de L a Tour-du-Pin-Gouvernet, maintenant pair de France, remarquable par la culture de son esprit et l 'aménité de ses mœurs .

« Le physique de l 'abbé Géraudeau n'avait rien de dis t ingué. Petit , assez gros, sa figure calme éta i t le miroir de sa belle âme, mais rien, dans sa physionomie, n'indiquait le poète enchanteur, l 'écrivain distingué, le savant profond et l'homme le plus aimable en société, et cependant l 'abbé Géraudeau réunissait toutes ces qual i tés . Bon helléniste, excellent latiniste, possédant à fond les langues anglaise, italienne et espagnole, ayant de toutes les sciences de fortes teintures, i l n ' é t a i t é t ranger à rien, si ce n'est au mal . Réunissant aux m œ u r s les plus sévères la gaieté la plus douce, i l faisait les délices de la société, quand ses occupations auprès de moi lui permettaient de s'y livrer.

« Le calme de son caractère étai t tellement inal térable que, pendant neuf ans que nous avons passés ensemble, couchant dans la même chambre et ne nous é tan t jamais qui t tés seulement pour vingt-quatre heures, je n'ai pu î n ' a p e r w v o i r ' l e la plus légère émo­tion sur sa figure et que ni un geste d'impatience ni de colère ne lui est jamais échappé. »

Après avoir esquissé le portrait de son maî t re , dont i l admire

Page 7: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

U N S O L D A T D E N A P O L É O N 583

la patience, l 'élève se dépeint ainsi : « Né avec assez de facilité pour le travail , saisissant promptement ce que l 'on voulait que je retinsse, doué d'une assez bonne mémoire pour conserver l'ensemble des choses, i l é ta i t néanmoins ex t r êmement difficile de me faire ap­prendre par coeur. Mais ma paresse innée paralysait en quelque sorte toutes mes facultés. Une t ê t e ardente, le germe des passions développé d'assez bonne heure, faisait beaucoup travailler ma jeune imagination. Semblable cependant au tonneau des Danaïdes , i l y entrait beaucoup de choses, mais i l n 'y restait presque rien.

« Assez doux habituellement, j 'avais, rarement à la véri té , des accès de colère qui faisaient craindre pour ma santé . L' imper-turbabi l i té du caractère de l 'abbé Géraudeau éta i t une digue oppo­sée à ma violence et l'attachement presque exclusif que je lui por­tais a r rê ta i t souvent la fougue de mon caractère . »

Que pensait de son fils aîné la marquise de Caumont L a Force ? El le préférait de beaucoup le cadet plus jeune de quatre ans, élève lu i aussi de l 'abbé Géraudeau, mais élève peu diligent. L'autre, se voyant moins aimé, n'en aimait que davantage son précepteur , pour qui i l ne nous cache pas qu ' i l avait « en quelque sorte un culte religieux. »

Devenue gouvernante du duc d 'Angoulême, la marquise ne pou­vait garder auprès d'elle tous ses enfants. Elle laissa chez ses belles-sœurs Caumont cinq de ses filles. Seule Anne, Mlle de L a Force, qui é ta i t alors âgée de seize ans, demeura, comme ses deux frères, au châ teau de Versailles.

L'élève de l 'abbé Géraudeau n'a pas t racé un tableau enchan­teur des années d'enfance qu'en ce temps de la « douceur de vivre » i l passa dans le palais bâ t i par le Grand Roi : « L ' o n m'obligeait de me lever de bon matin, lisons-nous dans ses Mémoires. Souvent j'eusse bien volontiers dormi une ou deux heures de plus. M a prière, dans laquelle i l é ta i t beaucoup plus question des autres que de moi, — car la litanie de ceux pour lesquels je priais étai t t rès é tendue, — durait passablement longtemps. Venait ensuite la toilette, qui, bien qu'assez promptement faite, m'occasionnait toujours une souf­france physique... L a mode, en tyran de la société, voulait que les racines des cheveux fussent découvertes et, pour obtenir ce résul ta t , l 'on relevait le toupet à force de coups de b â t o n — de pommade à la véri té , mais dur comme du bois. Celui qui me coiffait avait la main pesante et je ne sortais jamais de l 'opérat ion de ma parure que la t ê t e endolorie. L'affaire terminée, l 'on m'affublait d'un uniforme

Page 8: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

584 L A R E V U E

taillé à peu près comme celui d'un invalide de nos jours. Costume qui ne variait dans aucune saison et qui, par conséquent , é ta i t horriblement chaud en été et suffisamment froid en hiver. Quand je sortais, un petit chapeau à trois cornes ç t une épée, qui me battait dans les jambes, compléta ient mon équipement . »

Après la toilette, le déjeuner, ce que nous appelons aujourd'hui le petit déjeuner. « Une table et une nappe, racontait le duc de L a Force sous Charles X , eussent été un objet de luxe, car ledit déjeuner se composait, par ordonnance spéciale de ma mère , d'un morceau de pain sec et d'un ou plusieurs verres d'eau. L ' o n me laissait en t ièrement le maî t re sur ce dernier article.

« Ce frugal repas te rminé , le latin venait distraire mes loisirs et j u squ ' à une heure, je travaillais à faire des thèmes et des ver­sions. Alors je descendais dans la salle à manger, accompagné de mon frère et du bon abbé Géraudeau. Le dîner, plus somptueux que le déjeuner, n ' é ta i t cependant ni abondant ni recherché. U n potage froid, avec le bouillon sortant du pain ne pouvait charger notre estomac. Ledit bouillon étai t fort médiocre à trois heures, époque de la journée à laquelle ma mère se mettait à table. L ' o n peut juger de ce qu ' é ta i t le susdit bouillon, quand i l avait séjourné deux heures de moins dans la marmite. Une côtelet te de veau un jour et de mouton l'autre, un plat d'ép'inards presque toute l 'année et une pomme cuite pour dessert formaient l'ensemble de notre dîner. Les médecins p ré tenden t qu ' i l faut toujours sortir de table avec un peu d ' appé t i t ; l 'on me faisait outrer le précepte , car je puis dire que ma faim n ' é ta i t pas à moitié apaisée lorsque je déposais ma serviette.

« Comme nécessité n'a pas de loi , j 'allais tous les jours m'embus-quer dans un petit corridor obscur par où passaient les domestiques qui emportaient la desserte de ma mère et comme ils avaient les deux mains employées et ne pouvaient s'opposer à mes attaques, je sautais sur le plat venu et n'importe ce que cela p û t être, je m'emparais de la première chose que je rencontrais. Je me sauvais et allais dévorer le fruit de mon larcin dans une petite garde-robe peu éloignée. L a crème, que j 'aimais beaucoup, offrait peu de moyens de transport, je me rendais dans ma cache et me léchais les mains à la manière des ours, qui sucent leurs pattes l 'hiver, quand ils ne peuvent se procurer aucune nourriture. »

L 'après-midi n ' é ta i t guère plus divertissante. El le commen­çait par une heure de récréation. Mais voici les maî t res de danse,

Page 9: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

U N S O L D A T D E . N A P O L É O N 585

de dessin, de musique, de m a t h é m a t i q u e s ; un peu plus tard surve­nait le ma î t r e d'armes. L'enfant entendait sans déplaisir sonner quatre heures. « Quand le temps éta i t beau, nous di t - i l , une prome­nade champê t r e et pittoresque dans le grand parc de Versailles, le long du tapis vert, du canal et de ces allées tirées au cordeau qui inspirent, la première fois que l 'on s'y promène, de l ' é tonnement et qui b ien tô t vous fatiguent par leur insupportable monotonie. A six heures, nous retournions au châ teau . L ' é tude du latin recom­mença i t j u s q u ' à huit heures. U n souper analogue au dîner nous é ta i t servi. A neuf heures sonnantes, j 'allais me coucher.

« Jamais de vacances en septembre. Quant au dimanche, l 'après-midi m 'é t a i t acquise, car, le matin, l ' é tude du catéchisme, de l 'Evan­gile du jour et la messe m 'empêcha ien t de me livrer à l 'oisiveté. »

Ce séjour au châ teau de Versailles se prolongea j u s q u ' à ce que le jeune Louis de Caumont L a Force eût atteint l 'âge de quinze ans.

L E M A R I A G E

Par contrat des 2 et 8 mai 1784, le duc de L a Force épousa Sophie-Pauline d'Ossun, fdle unique du comte d'Ossun, brigadier des armées du Roi , mestre de camp du régiment de Royal-Vaisseaux-Infanterie. L a mère de la fiancée é ta i t Genevière de Gramont, dame d'atour de la Reine. Louis X V I , Marie-Antoinette et toute la famille royale signèrent le contrat. Le 11 mai, M . de Boisgelin, a rchevêque d ' A i x , donna la bénédict ion nuptiale en l'église Sàint-Sulpice. L a consommation du mariage fut renvoyée à plus tard. Le mar ié de quinze ans suivit les cours d'une académie et fut admis au nombre des cadets gentilshommes de l 'Ecole royale militaire : quant à la jeune duchesse de douze ans, elle fut présentée à Leurs Majestés par la comtesse d'Ossun, sa mère, et ne prit le tabouret chez la Reine que le 18 janvier 1788.

Nommé sous-lieutenant au régiment Royal-Vaisseaux, com­m a n d é par son beau-père , le duc de L a Force fut admis aux honneurs de la Cour le 23 janvier 1789.

Le 15 aoû t de la même année, Monsieur écrivait de Versailles à Mme de Balb i , à laquelle le liait « un tendre attachement » : « Je me suis donné aujourd'hui, Madame, un vér i table plaisir, ce qui ne m ' é t a i t pas ar r ivé depuis longtemps : la promotion de M . le baron de Sérocourt au grade de maréchal de camp et son remplacement en qual i té de colonel par M . le chevalier de Bernes ayant fait vaquer

Page 10: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

586 LA R E V U E

une place de major en second dans le corps des carabiniers, j ' a i pro­posé au Roi , M . votre frère pour la remplir, et sa Majesté a bien voulu l 'agréer. A u moment où je vous écris, je balance si j ' écr i ra i ou non à Mme d'Ossun pour lu i apprendre cette nouvelle. Je sais bien que, vis-à-vis de toute autre, cela serait plus poli ; mais vis-à-vis d'elle je n'en sais rien, parce que cela l'obligera à me répondre , ce qui est la chose qu'elle déteste le plus au monde (1). »

On est t en té de croire que l'existence d'un officier en temps de paix déçut quelque peu le major en second, qui, un demi-siècle plus tard, notait d'une plume désabusée : « Le jeune élève de l 'Ecole militaire, après un dur noviciat, porte enfin cette épaule t te , objet lointain de tous ses désirs. C'est un beau jour dans la vie, je m'en ressouviens. Bien jeune je l 'a i portée ; quarante-cinq ans et plus se sont écoulés depuis et cependant i l faut que ce jour soit une grande époque dans notre existence, car mon coeur, d'accord avec ma mé­moire, me le retrace bien vivement. Ce premier moment d'enthou­siasme s 'évapore promptement. Arr ive b ientôt le moment où l 'é tude la plus aride, le détail le plus minutieux, la monotonie la plus assommante, les gardes, les exercices remplissent les trois quarts de ses journées . Pour la plupart du temps, d'insipides dis­tractions de café, une promenade sur les remparts, un mauvais spectacle forment l'ensemble de ses plaisirs. E t souvent la chère la plus mesquine laisse à son estomac Je regret de quitter la table, car les sous-lieutenants ont tous bon appé t i t . Mais si la guerre éclate, tout grandit, s'embellit dans le cœur du jeune officier qui, plein d'un noble enthousiasme, brûle de s'élancer dans la carrière qui doit le mener à la gloire, car l'idée de la mort ne s'offre jamais à ses yeux qu 'en tourée d'un tel éclat qu'elle cesse de se présenter avec le lugubre appareil qui la fait considérer avec terreur par le com­mun des mortels. »

AIDE D E CAMP DE MONSIEUR, PUIS SOLDAT DE NAPOLÉON

L a Force échappa vite à l'ennui des garnisons, — qui n ' épa rgne pas toujours les majors, — mais pour quel triste motif ! I l est désormais aide de camp de Monsieur, car la Révolut ion l 'a contraint d 'émigrer. Les succès des alliés ne l'enthousiasment pas. L a défaite ne saurait le réjouir, — pas plus qu'elle ne réjouit son maî t re . El le

(1) Mes Dames d'autrefois, page 182.

Page 11: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

UN SOLDAT DE NAPOLÉON 587

attriste autant le frère de Louis X V I , au milieu des émigrés, que la bataille de la Hougue, gagnée par les Anglais, réjouissait Jacque II, le roi dét rôné d'Angleterre, au milieu des troupes de Louis X I V : « A h ! mon Dieu, s'écrie le comte de Provence en ce mois de mai 1792, la vilaine chose qu'une révolut ion ! » (1). L 'année suivante, L a Force, qui avait fait, en 1792, la campagne des princes, servait dans l 'armée de Condé. Le 28 juin 1793, de Ham, le futur Louis X V I I I mandait à Mme de Balb i : « Quant à M . votre frère, je suis sûr qu ' i l mène une triste vie loin de vous, mais je sais qu' i l n'est pas plus instruit que moi du moment où i l pourra se rapprocher de vous (2). »

L a Force servit à l 'armée de Condé avec son frère François , comte de Caumont, mar ié depuis 1788 à Constance de Lamoignon, fille du marquis de Bâville, garde des sceaux de Louis X V I . E n 1794, à l'affaire de Mons, i l reprenait aux Républicains trois canons du régiment de Barce, puis, dans le corps de Biron, qui fut succes­sivement à la solde de la Hollande et à celle de l'Angleterre, i l commanda un escadron.

Cependant Bonaparte, Premier Consul, autorisait tous les émi­grés qui n ' é ta ien t pas exclus nominativement à rentrer en France. L a Force, songeait à profiter de cette autorisation. U n soldat comme lui ne pouvait pas ne pas désirer de servir sous le plus grand capi­taine de tous les temps. Le 3 décembre 1804, sa sœur, Mme de Balb i , écrivait au comte de Caumont, alors en son châ teau de Chandai près de Verneuil-sur-Avre ces détails sur la bataille d'Austerlitz : « Rien de comparable à de semblables victoires ; ce matin on parle de onze mille Autrichiens et de deux mille Russes. Je suis charmée des Russes, car je commence à rebuter sur l 'Autrichien. Dites à ma (belle)-sœur, que je la prie de faire dans l'orangerie l ' i l lumination, elle ne trouvera jamais une plus belle occasion. E t tout de suite à Paris. I l faut nous arriver. Les nouvelles sont trop intéressantes pour rester à la campagne (3) ».

Mais l 'exil à quarante lieues de Paris avait b ien tô t rabattu quelque chose de cet enthousiasme. Mme de Balb i , infidèle à Louis X V I I I , qui lui avait écrit : « L a femme de César ne doit pas être soupçonnée », lui avait r épondu : « Vous n 'ê tes pas César et vous savez bien que je n'ai jamais été votre femme. » Mme de Balb i , mal vue de Napoléon, avait dû s 'exécuter le 19 aoû t 1804.

(1) Voir mes Dames d'autrefois, page 204. (2) Ibidem, p. 221. Ci) Ibidem, page 2S2.

Page 12: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

588 L A R E V U E

Elle vécut , pendant la durée de l 'Empire , à Caen puis à Montauban : « El le y éta i t , dit Mme de Boigne, dans la meilleure intelligence avec les autor i tés locales, év i t an t par là les tracasseries qu'elles auraient pu lu i susciter et y resta jusqu ' à la Restauration avec autant de calme que de dignité. »

I l est probable que L a Force n'ignorait pas le service que lui avait rendu le général Bonaparte au mois de décembre 1793. Capturés en octobre ou novembre sur la frégate qui les trans­portait d'Espagne en Angleterre, la marquise de Caumont, sa fille la marquise de Chabrillan, le petit Chabrillan son neveu, devaient la vie au futur empereur. Les malheureux, conduits à Toulon, avaient failli être massacrés : « L a manière dont nous avons été sauvés, répé ta i t la jeune sœur du duc de L a Force, tient du miracle ; mais i l faut dire la véri té , que, bien loin d'avoir ordonné les mas­sacres, Bonaparte les empêchai t de tout son pouvoir (1). »

L a Force se rendit en Périgord, dès l 'année 1808, chez M . de Lanause, pour tenter de recouvrer les terres qui lui avaient été confisquées. Toutes avaient été vendues comme biens nationaux. A L a Force, i l ne retrouva pas son châ teau , que le conventionnel Lakanal avait rasé et dont les vastes communs subsistaient seuls. Il ne put emporter qu'une chose, le poignard de Ravaillac qui, avant la Révolut ion, é ta i t conservé dans son cabinet de travail et qui, transféré à Bergerac lors de la destruction du châ teau , lui fut rendu par le sous-préfet.

L a Force fut n o m m é chevalier de l 'Empire par lettres patentes du 29 juillet 1808. Vers le même temps, un autre duc d'ancien régime devenait comte sous le régime nouveau et Talleyrand lui écrivait de sa plume ironique : « Je vous félicite, car i l faut espérer q u ' à la prochaine promotion vous serez baron. (2) »

L'émigré rent ré , reprend du service au débu t de l 'année 1809. Il est adjudant-commandant et méri te que l 'Empereur lui accorde une dotation de deux mille francs de rente sur le Tras imène . On le voit se distinguer aux campagnes de Prusse, d'Allemagne et de Russie. E n 1811, i l est élu au Corps législatif par le d ép a r t emen t de Tarn-et-Garonne. Blessé le 7 septembre 1812, il reçoit de la main de l 'Empereur les insignes d'officier de la Légion d'honneur sur le champ de bataille de la Moskowa.

(1) Voir mes Histoires et Portraits. VI) Louis Madelin.

Page 13: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

UN SOLDAT DE NAPOLEON 589

LES AMBITIONS F R A T E R N E L L E S D E MADAME DE BALBI

Napoléon t ombé , Louis X V I I I nomme L a Force "pair de France à vie le 4 juin 1814, maréchal de camp le 23 aoû t et b ientô t che­valier de Saint-Louis. Mais, le 20 mai 1815, le retour de l 'Empe­reur jette la Cour dans le désarroi. Le duc d 'Angoulème est à Nîmes, L a Force l 'y rejoint. I l est commissaire du Roi dans les dépar te ­ments de Tarn-et-Garonne, Lot-et-Garonne ainsi que dans le d é p a r t e m e n t du Lot .

C'est à sa randonnée à travers la France, qui se soulevait bien aveuglément en faveur de Napoléon, assez inconscient pour revenir de l'île d 'Elbe, que faisait allusion L a Force dans la lettre qu ' i l écrivait à Louis X V I I I le 1 e r décembre 1819 : « J 'a i , disait-il, fait à mes dépens douze cents lieues lors du déba rquemen t de l'usurpateur, soit pour rejoindre Mgr le duc d 'Angoulème, soit pour remplir les différentes missions dont i l a daigné m'honorer. J ' a i fini par perdre ma liberté à Cahors, j ' a i fini par être conduit de brigade de gendarmerie en brigade j u s q u ' à Paris, voyage exces­sivement dispendieux. Des dépenses ruineuses pour mon établisse­ment, l'achat d'uniformes civils et militaires, tout s'est réuni pour achever d 'épuiser mes faibles moyens... » E t le filleul du comte de Provence suppliait ainsi : « C'est à mon Ro i , à mon général, à mon parrain que j'ose adresser mon humble prière (1). »

Le 20 mai 1820, Louis X V I I I gratifia son filleul d'une pension de quatre mille francs. C'étai t peu pour satisfaire aux besoins d'un homme à qui la Révolut ion avait enlevé des biens immenses.

Mme de Balb i s'indignait du désintéressement de son frère. El le grondait le 4 mai 1821 : « Comme vous ne demandez rien, mon très cher, on ne vous donnera rien. Cependant je trouve qu' i l ne faudrait pas être indifférent aux grades militaires. Je crois qu'on vient de faire de vos cadets. Les choix ne peuvent pas servir d'ex­cuses. Par exemple, ce M . d 'Al ton a é té infâme pendant les Cent jours. Sa correspondance avec le général Loverdo est vraiment curieuse à lire dans ce moment. A votre place, j 'écr i rais à M . le duc de Richelieu (président du Conseil) qu ' i l ne vaut pas la peine d 'ê t re son ami au point d'avoir sacrifié, pour lui plaire, tout amour-propre en faisant nommer l'homme le plus bê te de France et qui est ici la risée de tout ce qui marche sur deux pieds (2). Enf in je

(1) Archives de l'auteur. (2) La passion fraternelle rend Mme de Balbi injuste pour le général comte d'Alton,

qui avait eu de brillants états de service sous l'Empire et que Louis XVIII nomma lieu­tenant général.

Page 14: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

590 L A R E V U E

lui demanderais de me faire promettre le premier gouvernement de maison royale vacant. Le duc de Coigny (gouverneur de Fontai­nebleau) se meurt ; M . d 'Autichamp (gouverneur du Louvre) ne tardera pas. E n outre, j 'écr i ra is aussi à Sa Majesté ; je prierais le premier ministre de remettre ma lettre. Autre missive à M . de la Tour Maubourg (ministre de la Guerre) pour me plaindre de n'avoir pas été compris dans la promotion des lieutenants généraux. Enf in le duc de L a Chât re (premier gentilhomme de la Chambre du Roi) ne peut aller loin : pourquoi, à sa mort, n'auriez-vous pas sa place ? Je suis, mon t rès cher, dans un accès d'ambition pour vous qui se calmera peut -ê t re à la campagne. Je pars mardi pour aller pas­ser quinze jours chez Mme la duchesse de Luynes (1) ».

El le n 'y oublia point son frère. Le 19 elle reprend la plume et commence par d'affectueux reproches : « Mon t rès cher, voilà mille ans que je n'ai eu de vos nouvelles. Peut -ê t re âvez-vous t rouvé que j 'avais raison, mais qu ' i l valait mieux garder le silence que de me l'avouer. Voilà le duc de Coigny mort. On dit que le gouvernement de Fontainebleau va être donné. . . devinez à qui. C'est à la demande de M . le duc de Richelieu, qui prend l ' in térê t le plus vif à M . le marquis de Bonnay, ci-devant ambassadeur, pair de France, ba rdé de cordons. I l est vrai qu ' i l a été aussi prés ident de l 'assemblée (2) qui nous a mis dans la position où nous avons été pendant trente ans. Je trouve que M . le Duc ferait mieux de donner le gouvernement à son ami le duc mon frère, qui a toujours été franc royaliste, qui a perdu toute sa fortune, dont le père é ta i t premier gentilhomme de la Chambre de Louis X V I I I , la mère gouvernante des enfants de M . le Comte d'Artois, et, enfin, puis­qu'on aime tant à parler d 'Henri I V , nos ancêtres ont rendu à cette époque des services pendant que les Bonnay faisaient peut-être la cuisine ou remplissaient quelque fonction plus basse. D u reste, je ne vois pas pourquoi je me laisse aller à mon humeur. Vous ne demandez jamais rien, vous ne voudriez qu'un peu plus de fortune et vous ne songez pas que c'est une manière honorable d'en obtenir.

(1) Archives de M. le marquis de Luppê. (2) Lieutenant des gardes du corps sous Louis XVI, député suppléant de la noblesse

du Nivernais aux Etats généraux, trois fols président de l'Assemblée nationale, pair de France sous Louis XVIII. Il ne manquait pas d'esprit. Si Mme de Balbi avait connu l'épi-taphe, qu'il avait improvisée un jour dans un salon, pour le prince de Ligne, elle en aurait été charmée : <>

Ici glt le prince de Ligne, Il est tout de son long couché, Jadis il a beaucoup péché, Mais ce n'était pas à la, ligne.

Page 15: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

U N S O L D A T D E N A P O L É O N 591

« M . de Sérent (le duc de Sérent , pair de France, lieutenant général), celui qui a été gouverneur des princes, a quatre-vingts et tant d'ans. Il est gouverneur de Rambouillet. I l y a a t t achée à ce gouvernement une maison de campagne, séparée du châ teau , au moins comme Chambord (1) l'est de Montauban. C'est la plus jolie chose du monde, à douze lieues de Paris. Laisserez-vous encore échapper cette occasion ? M . de Richelieu ne veut pas demander pour ses amis tout bonnement de l'argent, — et i l a peut -ê t re raison. Mais i l y a des appointements considérables a t t achés à ces gouver­nements et de cela i l ne se fait pas faute, puisqu'il a fait donner à M . de Poix (2) celui de Versailles et qu ' i l fera donner à M . de Bon-nay (3) celui de Fontainebleau. »

« Mon t rès cher, que pensez-vous des cordons bleus ? écrit-elle le 4 juin 1827. U n Peyronnet (4). L a ville de Bordeaux doit être bien é tonnée. Je ne sais pas pourquoi, mais Corbière (5) me para î t moins suffoquant. I l est donc décidé que vous ne voulez pas l 'ê tre. De grâce, écrivez une lettre au Ro i (Charles X ) ; mandez-lui que vous êtes navré , affligé si vous voulez, qu ' i l n'ait pas pensé à vous M . de L a Force, fils de la gouvernante de ses enfants, mari de Mlle d'Ossun, car votre belle-mère a péri sur l 'échafaud par respect pour les ordres de la Reine, i l y a mille raisons pour une. Mais on n'a pas le sens commun. Le mécon ten t emen t est plus fort que jamais (6). »

Celui de notre épistolière aussi. Pas plus que le duc de Saint-Simon à la cour de Louis X I V , elle ne se pique d' im­par t ia l i té : « El le est méchan te comme cinq cent mille diables, disait M . de Narbonne, mais elle a de l'esprit autant qu'eux ». Ses fureurs divertissaient tout le monde et n'avaient jamais con­vaincu personne. « Connaissez-vous rien de plus ridicule que cette promotion de cordons bleus ? M . le duc de Saint-Aignan est peut-être celui qui-choque le plus géné ra l emen t ; i l est poltron, a été interdit pendant vingt-cinq ans de sa vie pour sa mauvaise conduite. C'est l'homme le plus crapuleux que vous connaissiez malgré ses quatre-vingts ans. E n outre du cordon, le Roi lui a accordé le pouvoir de transmettre, à sa mort, son titre de duc à M . de la

(1) Villa appartenant au duc de La Force près de Montauban. (2) Philippe-Louis-Marie-Antoine de Noailles, prince de Poix, lieutenant général (1752-

1819). (M) Le marquis de Bonnay mourut en 1825. (4) Charles-Ignace, comte de Pevronnet (1775-1853). (5) Le comte de Corbière (1767-1853). (6) Archives de M. le marquis de Luppé.

Page 16: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

592 LA R E V U E

Roche-Aymori son neveu, ce Monsieur qui a été la maî t resse du prince Henri de Prusse (1). Dites-moi s 'il ne faut pas avoir perdu la t è te pour faire pareille chose ! M a foi, je ne m 'é tonne plus qu'on ne fasse rien pour vous, c'est être fort conséquent . Parlons d'autre chose, mon cher ami, car cela me donne de l 'humeur (2). » Quelque trois ans plus tard, le 11 mars 1830, Mme de Balb i semblait apaisée ; elle écrivait à son frère : « Heureusement que vous n'avez pas d'ambition. Pour moi, je commence à me consoler de ne pas vous voir le cordon bleu, ce ne serait pas une grâce nouvelle dans notre famille, et puisqu'il faut, même pour cela, que chacun ait son tour, vivons de souvenir et de reconnaissance pour les bontés d 'Henri I V et de Louis X I I I (3). »

Quoi qu'en dise Mme de Balb i , celles de Louis X V I I I et de Charles X mér i ta ien t quelque reconnaissance. Son frère avait été « réintégré dans le grade de marécha l de camp le 1 e r juillet 1815, créé pair hérédi ta i re par l'ordonnance du 19 août suivant ». Le Roi l 'avait n o m m é président du collège électoral de Tarn-et-Garonne le 26 du même mois et inspecteur général des troupes de la 10 e d iv i ­sion militaire en septembre 1816. « I l l 'avait confirmé dans le titre de duc pair hérédi taire par ordonnance du 31 août 1817 ; i l l u i avait donné le commandement de la 5 e subdivision de la 10 e division militaire le 21 avri l 1820 et l 'avait promu au grade de commandeur de la Légion d'honneur le 18 mai de la même année ». Sous Charles X , à la promotion du sacre, le 23 mai 1825, L a Force est commandeur de l'ordre de Saint-Louis puis cordon rouge du même ordre et grand officier de la Légion d'honneur.

LES LOISIRS D'UN MARÉCHAL DE CAMP

Les longs séjours qu ' i l faisait à Montauban le retenaient loin de la source des faveurs ; on ne le trouvait pas souvent au logis, 10, rue de la Paix. Ses fonctions l'appelaient dans le chef-lieu du dépa r t emen t de Tarn-et-Garonne et aussi la belle maison qu' i l y possédait , cet hôtel de style Louis X I V , «compose d'un corps cen­tral flanqué aux deux ext rémi tés par deux pavillons à frontons triangulaires ». E n t o u r é d'un t rès vaste jardin, que fermait une grille sur la promenade des Acacias, i l faisait face à l 'hôtel de

(1) La passion fraternelle égare une fois de plus Mme de Balbi. (2) Archives de M. le marquis de Luppé. i'à) Ibidem.

Page 17: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

U N S O L D A T D E N A P O L É O N 593

Mme de Balb i , « maison de pierre à large chaînage dont les trois étages s 'élevaient au-dessus d'un vaste rez-de-chaussée agrémenté de colonnes de pierre soutenant un balcon de fer forgé ». (1) L a Force habitait son hôtel avec sa femme et sa sœur Renée. I l le vendit en 1830. Celui de Mme de Balb i devint plus tard le Cercle du Commerce.

Notre maréchal de camp ne pouvait se passer de la société de Paméla , cette « créa ture divine, toute blanche, sans beaucoup de couleurs », veuve de lord Fitz-Gérald depuis 1798. El le se nommait en réalité Nancy Syms. Mme de Genlis, jadis gouvernante des enfants du duc d 'Orléans, l 'avait fait venir, en 1780, au couvent de Bellechasse, pour l 'élever auprès de Mlle d 'Orléans et de ses propres enfants.

Rappelons, à ce propos, que M . Amédée Bri tsch (2) a fait justice des sottises qui se sont débitées et se débi ten t encore sur Paméla , que tant de gens imaginent fille du duc d 'Orléans et de Mme de Genlis et qui, à l'île de Fogo, é ta i t née de Guillaume Br ixey et de Marie Syms. Mme de Genlis s'arrangea pour que l'enfant ne pû t être réclamée par sa mère : « Où Mme de Genlis ne suivait qu'un jeu de pédagogue, la nature se glissa et son cœur de femme fut surpris. El le resta captive de son élève. El le chéri t Paméla comme l'enfant de sa chair, car l'élève arrachait le cri maternel à celle qui é ta i t née institutrice. Cette passion n'a pas lieu de nous é tonner dans sa vie ; elle n'est qu'une fantaisie de sa touchante manie d'adoption... Toute une suite de lettres authen­tiques, extraites d'une abondante correspondance originale, dément la fable formée par la maligni té mondaine, rafraîchie par les men­songes de Pamé la et la vani té de ses descendants, qui, par une singulière inconséquence, maltraitent la mémoire de cette Genlis dont i l se réc lament à tout prix. »

Le 11 aoû t 1818, Mme de Balb i , alors au Moussoy près de Mantes, écrivait aux deux amoureux : « Mon cher Duc, vous êtes tellement enfoncé dans le bonheur que vous négligez un peu trop vos nombreux amis. Querellons un instant. Milady, je suis sûre, vous le trouverez bon, car je trouve bien simple que l 'on soit t rès occupé de vous ».

L a Force acquit, en 1821, une grande maison à la porte de Montauban. Les communs abr i tè ren t ses nombreux chevaux. I l

(1) Voir Vicomte de Relset, Anne de Caumont La Force, comtesse de Balbi, p. 372-373. (2) La Jeunesse de Philippe Egalité, p. 279.

Page 18: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

594 LA R E V U E

mit à la disposition de L a d y Fitz-Gérald un appartement de cette v i l l a ; et, comme une souscription nationale venait d'offrir au Duc de Bordeaux le châ teau de Chambord, i l en donna le nom à son petit châ teau de Montauban.

L a d y Fitz-Gérald devait parfois se sentir réléguée dans l 'élégant Chambord. Mme de Balb i lui écrivait un jour : « Vous qui aimez beaucoup mon frère, mais médiocrement la distance de Mon­tauban à Paris, vous ne seriez pas fâchée que Chambord n'en fût q u ' à dix ou vingt lieues (1). »

Les Mémoires de Mme de Genlis parurent en 1825. Nous ne savons ce que L a Force en disait à lady Fitz-Gérald, mais i l ne nous laisse pas ignorer ce qu ' i l en pense : « Croirait-on, nous di t - i l , que l'auteur des Souvenirs de Félicie, de Mlle de Clermont, des Veillées du Château et de tant d'autres ouvrages qui ont acquis une répu ta t ion l i t téraire si bien méri tée à Mme la comtesse de Genlis, ait écrit les Mémoires ?... Que reste-t-il, quand on est péni­blement arr ivé à la fin du dernier volume ? Pas autre chose que le regret d'avoir employé à cette lecture des heures précieuses. Que dit-elle dans ces huit volumes ? (2) Beaucoup de mal des autres, et beaucoup de bien d'elle. Son indulgence ne porte sur personne, elle la concentre en t iè rement sur elle ». E n quoi elle diffère peu de la plupart des mémorial is tes . L a Force l'oublie et se montre trop sévère.

I l é tai t moins content encore des Mémoires de Philippe de Ségur (3) sur la campagne de Russie. Ecoutons ses critiques : « Si le charme de la diction, si la chaleur descriptive des beaux faits d'armes, si l 'élégance recherchée des phrases sonores, si des peintures animées des horreurs qui se sont accumulées dans cette tristement mémorable campagne, forment à elles seules l'essence des Mémoires, ceux de M . le comte de Ségur occuperaient une place excessivement dist inguée. Mais que désirent trouver l'immense quan t i t é de lecteurs et surtout les militaires dans des Mémoires destinés à retracer les événements principaux et même secondaires d'une guerre quelconque ? Ils veulent que les faits soient narrés avec autant d'exactitude et de simplicité qu ' i l est possible ; ils veulent que le but de chaque opérat ion soit indiqué ; ils désirent ê t re instruits des motifs qui ont porté le général en

(1) Archives de M. le marquis de Luppê. (2) Il y en a neuf. (S) Histoire de Napoléon et de la Grande Armée, parue en 1810.

Page 19: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

UN SOLDAT DE NAPOLÉON 595

chef à faire tel ou tel mouvement ; ils souhaitent connaî t re les résul ta ts qui en ont été la suite. Ils ont un intérê t majeur à savoir les positions qu'occupaient ses troupes et celles des ennemis, leurs forces respectives, les pertes qu'ont faites, dans les différentes batailles, les deux armées, les actions d'éclat qui ont signalé l'exis­tence militaire des principaux officiers, les traits d 'héroïsme qui ont honoré tout homme dans quelque rang de l 'armée qu ' i l se t r o u v â t placé. Les Mémoires de M . de Ségur sont bien loin de satisfaire les justes exigences de ceux qui ont lu ou qui liront cet excellent ouvrage. Placé au quartier général, dans un grade qui ne lu i per­mettait d'aucune espèce de manière d 'être initié dans les grands mystères des opérat ions, i l donne souvent ses conjectures pour des réalités et parle excessivement légèrement de tout ce qui a dépassé le cercle de sa lunette d'approche. E n cela i l fait bien, mais i l a souvent puisé à de mauvaises sources ; i l ne dit rien des faits impor­tants, des affaires sanglantes qui ont eu lieu au-delà de Moscou, quand, sous les ordres du roi de Naples, nous avons soutenu et livré plusieurs combats. I l s'épuise en éloges sur le compte d'indi­vidus assez heureux pour avoir conquis son amit ié ; i l verse sou­vent un b lâme non mér i té sur des hommes de m é r i t e ; je puis juger bien impartialement, car mon nom ne se trouve dans aucune page de ses deux gros volumes. »

L a Force é ta i t plus sévère encore pour les Mémoires sur Sainte-Hélène rédigés par M . de Las Cases : « Beaucoup de gens, disait-i l , en parlent et n'ont peut -ê t re pas eu comme moi le courage de les lire jusqu'au bout. Quelle prolixité, quel style lâche et diffus, que de détails insignifiants, tandis que si une plume vigoureuse avait t racé les pages destinées à recueillir les paroles, les faits et gestes de l'homme innocent enchaîné sur son rocher, cet ouvrage eût passé à la postér i té la plus reculée et se serait rangé à côté des Commentaires de César ! Mais bien loin de là. Comme l 'on s'aper­çoit bien vite que la plupart de ces conversations que M . de Las Cases pré tend avoir eues si f réquemment avec Napoléon le Grand ne sont que des causeries insignifiantes sorties presque toutes du génie étroit du comte de Las Cases ! E t comme i l est aisé de voir que les grandes idées qui fermentaient continuellement dans le cerveau orageux et gigantesque de Napoléon ont été mal comprises par le comte de Las Cases ! Il nous eût fallu Tacite et M . de Las Cases n ' é t a i t qu'un chambellan. »

Les onze volumes où Walter Scott raconte à ses compatriotes

Page 20: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

596 LA R E V U E

la vie de l 'Empereur avaient paru en 1827 et Chateaubriand devait écrire : « Excep té dans deux ou trois endroits, l 'imagination do l'auteur de tant d'ouvrages si brillants lui a failli, i l est ébloui par le merveilleux de la gloire... Débarrassé des grandes scènes, i l retombe avec joie dans son talent. »

On peut imaginer à Montauban L a Force ne craignant pas de dire à Milady ce qu' i l nous dit à la fin de ses Mémoires : « Qu' i l me soit permis de dire comme Français , comme soldat de Napoléon l 'indignation que tout cœur sensible à la gloire de notre illustre patrie éprouve quand, séduit par la réputa t ion , — si bien méri tée à d'autres égards, — de l'auteur de tant d'ouvrages qui ont com­mencé une nouvelle ère dans la l i t té ra ture , i l ouvre ce libelle dégoû­tant int i tulé Vie de Napoléon Bonaparte. Par qui ? Par Walter Scott. Il doit s'attendre que l'antipathie nationale pourra al térer quelque fait, déguiser quelques vérités, mettre sur le pinacle les généraux anglais — dont, certes, ce n'est pas la place — enfler les succès des armées anglaises, a t t énuer autant que possible ces tra­vaux immenses, ces conquêtes , — on pourrait dire fabuleuses, — exécutés par des bras français ayant pour guide le génie de Napo­léon. U n historien devrait prendre pour fanal l ' impart ia l i té ; l'esprit de patriotisme peut servir d'excuse jusqu ' à un certain point. Mais déna ture r , comme Walter Scott, tous les faits, mais avilir conti­nuellement le grand homme qui a fait trembler sur leurs t rônes tant de souverains d'Europe, lorsqu'il ne les a pas précipités, mais attaquer l'honneur français dans ce qu ' i l a de plus cher, je ne balance pas de le dire, c'est une infamie. Sûrement l 'Empereur a fait de grandes fautes, errare humanum est; mais, s'il ne les eût pas faites, quelle place lui assigner dans l'histoire, quelle place occuperait-il maintenant dans le monde ! Car si le lion n ' e û t pas été enchaîné sur le rocher de Sainte-Hélène, i l vivrait encore. Les païens lui eussent dressé des autels et l 'Europe entière serait maintenant sous sa vaste domination. »

Cependant à Mautauban les loisirs du maréchal de camp éta ient parfois t roublés . Ce fut ce qui advint vers la fin du mois de juin 1830.

Mme de Boigne a écrit, dans ses Mémoires à propos des « élec­tions pour une nouvelle Chambre qui se faisaient dans un sens de plus en plus hostile au ministère » du prince de Polignac : « Les 221 qui avaient voté l'adresse (du 15 mars) au discours du Trône éta ient tous réélus par acclamations et, dans les autres collèges, les députés sortants é ta ient en assez grand nombre remplacés

Page 21: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

UN SOLDAT DE NAPOLÉON 597

par des députés l ibéraux. L ' inquié tude commençai t à gagner le cabinet et on attendait avec anxiété les nominations successives dont le courrier ou le té légraphe apportait la nouvelle. Lorsqu ' i l avait appris dans la journée un choix qui lui semblait favorable, le Roi donnait généralement pour mot d'ordre le nom de la ville où l'élection avait eu lieu, en l'accompagnant d'une épi thète obli­geante. Le collège de Montauban nomma M . de Preissac (1), qui avait vo té la fameuse adresse. Mais la canaille de la ville, soulevée par quelques ultras, attaqua M . de Preissac, força sa maison, insulta sa vieille mère, blessa ceux qui la voulaient défendre et M . de Preissac ne dut son salut qu ' à la fuite et à la fermeté du duc de L a Force, qui protégea sa retraite. Tout le monde fut fort indi­gné de cette violation de tous les droits constitutionnels. Charles X inventa de donner pour mot d'ordre le nom de la ville de Montauban et ne se refusa pas le sourire de satisfaction. Le duc de Raguse se redressa avec l 'air si blessé que le Roi devint fort rouge, balbutia Mont... Mont... Montpellier. — Oui, Sire, j'entends Montpellier, reprit le duc. Ils n 'a joutèrent rien, mais tous deux s 'é taient com­pris ; tous deux é ta ient méconten ts l 'un de l'autre. »

Le 29 juin, Mme de Balb i écrivait à son frère cadet, alors à Montauban auprès de son aîné : « Je vois que vos royalistes de Montauban sont pires que les l ibéraux ; j ' espère qu'on aura ar rê té quelques-uns de ces brigands et qu'on les mettra en jugement, je trouve que M . de Preissac a t rès bien fait d'aller à Agen, pour calmer l'effervescence. Le train aurait pu recommencer le lende­main, ses amis auraient voulu le soutenir, voilà un genre de guerre civile dans sa ville natale qu' i l a t rès bien fait d 'éviter. Le général (duc de L a Force) a très bien fait aussi de réprimer cette popu­lace (2). »

Mme de Balb i , en cette lettre, ajoutait : «Les nouvelles d'Alger m'enchantent (3). » Le 22 juillet 1830, sur le point de s'en aller à Dampierre passer quelques jours chez la duchesse de Luynes, elle mandait à son neveu L a Grange, alors premier secrétaire de l'ambassade de France à L a Haye : «-Je m'en vais de Paris dans un moment bien intéressant . Rassemblera-t-on les Chambres ? Y aura-t-il des coups d 'Etat ? Moi , je crois qu'on rassemblera les Chambres, qu ' i l n 'y aura pas de coups d 'Etat (4). » Moins clair-

(1) Le comte de Preissac, ancien préfet du Gers, député de Montauban. (2) Archives de M. le marquis de Luppé. (3) Ibidem. (4) Capitaine à Montauban de la compagnie des vétérans.

Page 22: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

598 LA R E V U E

voyantes que la duchesse de L a Force, sa belle-sœur, et la duchesse des Cars. Dans son Histoire de Charles X, Pierre de L a Gorce nous montre l'une et l'autre annonçan t au baron de Damas, gouverneur du duc de Bordeaux, qu'elles viendront, certain dimanche de juillet, déjeuner avec lui et disant à peine arrivées : « Nous avons voulu une dernière fois contempler les traits de notre prince, car b ientôt nous ne le verrons plus. »

L E N D E M A I N DE RÉVOLUTION

Le 9 aoû t 1830, Louis-Philippe venait d 'ê t re , au Palais-Bourbon, proclamé roi des Français , deux jours plus tô t , L a Force, ren t ré à Paris depuis peu, et descendu à l 'Hôtel du Danube, 7, rue Richepanse, essayait de se consoler de la révolut ion. I l avait écrit au capitaine Murâ t (1) : « Le signe de ralliement des ultra­l ibéraux ou républicains est à Paris un chapeau gris. Je n'ai vu j u s q u ' à . p r é s e n t que deux individus portant la cocarde et à peine un sur cent avec un chapeau gris. L a Répub l ique 'n ' e s t nullement à la mode (2) ». Plus optimiste encore le 17, i l déclarai t : « Paris veut — et i l a une grande voix au chapitre — la t ranqui l l i té , le retour du commerce, qui languit un peu moins depuis quelques jours ; Paris déteste les émeutes (3). »

Bientô t allait commencer la longue série des attentats qui devaient faire dire à Louis-Philippe : « Je suis le seul gibier dont la chasse soit ouverte en toute saison. » Bergeron, dès le 19 novembre 1832, tira sur le Roi qui passait en voiture sur le Pont-Royal , pour aller au Luxembourg ouvrir la session de la Chambre des Pairs. Le coup de pistolet par bonheur n'atteignit pas Louis-Philippe. Le 30 décembre, L a Force ne manquait pas de faire part de ses impressions au capitaine Murâ t : « Etant de la grande dépu-tation de notre Chambre, je. me suis t rouvé au moment où le Roi descendait de voiture. Jamais je n'ai rien v u de plus calme que la figure de Sa Majesté et de ses trois enfants. Le Roi n 'a témoigné une vive émotion que lorsque des explosions d'allégresse de voir qu' i l n'avait pas succombé sous le plomb des assassins, et de cris mille fois répétés de Vive le Roi! ont témoigné à notre auguste monarque qu'une bande d'obscurs scélérats en voulaient à ses

(1) Archives de l'auteur. (2) Ibidem. (3) Ibidem.

Page 23: UN SOLDAT DE NAPOLÉON

UN SOLDAT DE NAPOLÉON 599

jours précieux et si nécessaires pour la prospéri té de notre belle patrie (1). »

Ce n'est pas que L a Force se fût rallié à la Monarchie de juillet. Tout en conservant son titre de pair de France, i l se trouva exclu de la Chambre pour avoir refusé de prêter serment.

E n cette année 1832, i l n'avait pas été épargné par la terrible épidémie de choléra, mais i l avait échappé à la mort. Mme de Balb i mandait le 3 aoû t à sa nièce Mme de L a Grange : « Saviez-vous que mon frère avait eu cette affreuse maladie ? L a duchesse l'a soigné en perfection, i l est bien. On lui a ordonné l 'air de la campagne, i l a loué quelque chose à Saint-Mandé, ne voulant pas s'éloigner (2). »

L a duchesse perdit son époux, le 22 octobre 1838, à Saint-Brice (Seine-et-Oise) ; elle mourut elle-même à Paris le 31 décembre 1845.

L A F O R C E .

(1) et (2) lies Dames d'autrefois,