un long chemin vers la liberte - vigile.quebec · magistrat envoya un message pour donner l’ordre...

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  • NELSONMANDELA

    Un long cheminVers la libert

    AUTOBIOGRAPHIE TRADUITE DE LANGLAIS

  • (AFRIQUE DU SUD)PAR JEAN GUILOINEAU

    FAYARD

  • Titre original :

    LONG WALK TO FREEDOMdit par Little, Brown and Company, Boston

    Je ddie ce livre mes six enfants :Madiba et Makaziwe(ma premire fille), quisont maintenantdcds, et Makgatho,

  • Makaziwe, Zenani etZindzi, dont le soutienet lamour me sontprcieux ; mes vingtet un petits-enfants et mes trois arrire-petits-enfants quimont apportbeaucoup de joie ; et tous mes camarades,mes amis et mescompagnons sud-africains au service dequi je suis, et dont lecourage, ladtermination et lepatriotisme restent ma

  • source dinspiration.

  • PREMIREPARTIE

    Une enfance lacampagne

    1

  • En plus de la vie, dune forteconstitution, et dun lien immuable la famille royale des Thembus, laseule chose que ma donne monpre la naissance a t un nom,Rolihlahla. En xhosa, Rolihlahlasignifie littralement tirer labranche dun arbre , mais dans lalangue courante sa significationplus prcise est celui qui cre desproblmes . Je ne crois pas que lesnoms dterminent la destine nique mon pre ait devin mon avenirdune faon ou dune autre mais,plus tard, des amis et des parentsattribueront en plaisantant monnom de naissance les nombreuses

  • temptes que jai dclenches etendures. On ne ma donn monprnom anglais ou chrtien plusconnu quau premier jour dcole,mais je vais trop vite.

    Je suis n le 18 juillet 1918, Mvezo, un petit village au bord de larivire Mbashe, dans le districtdUmtata, la capitale du Transkei.Lanne de ma naissance a marqula fin de la Premire Guerremondiale ; ce fut aussi lanne delpidmie de grippe espagnole quia tu des millions de gens dans lemonde entier, et du voyage dunedlgation de lAfrican NationalCongress (ANC) la confrence de

  • la paix Versailles pour y exprimerles dolances des AfricainsdAfrique du Sud. Cependant,Mvezo tait un endroit lcart, unpetit univers clos, loin du monde etdes grands vnements, o la vienavait pas chang depuis descentaines dannes.

    Le Transkei est situ 1 200 km lest du cap de Bonne-Espranceet 900 km au sud deJohannesburg, et stend de larivire Kei la frontire du Natal,entre les montagnes dchiquetesdu Drakensberg au nord et les eauxbleues de locan Indien lest.Cest un beau pays de collines

  • ondules, de valles fertiles o desmilliers de rivires et de ruisseauxgardent le paysage toujours vertmme en hiver. Le Transkei, quitait la plus grande divisionterritoriale lintrieur de lAfriquedu Sud, couvre une superficie peuprs gale la Suisse, avec unepopulation denviron trois millionset demi de Xhosas et une petiteminorit de Basothos et de Blancs.Cest la patrie du peuple thembu dela nation xhosa, auqueljappartiens.

    Mon pre, Gadla HenryMphakanyiswa, tait chef par lanaissance et la coutume. Il avait t

  • confirm chef de Mvezo par le roide la tribu thembu, mais sousladministration britannique, cechoix devait tre ratifi par legouvernement, qui Mvezo taitreprsent par le magistrat local. Entant que chef nomm par legouvernement, il touchait untraitement ainsi quune partie destaxes que le gouvernement prlevaitpour la vaccination du btail et lespturages communs. Bien que lerle de chef ft respect et estim,le contrle dun gouvernementblanc hostile lavait rabaisssoixante-quinze ans auparavantdj.

  • La tribu thembu remonte au roiZwide, vingt gnrations plus tt.Daprs la tradition, le peuplethembu vivait sur les contreforts duDrakensberg, et il sest dplac versla cte au XVIE sicle, o il a tincorpor la nation xhosa. LesXhosas appartiennent au peuplenguni, qui a vcu, chass et pchdans la rgion riche et tempre ausud-est de lAfrique du Sud, entre legrand plateau intrieur au nord etlocan Indien au sud, depuis aumoins le XIE sicle. On peut diviserles Ngunis en un groupe du nord les Zoulous et les Swazis et ungroupe du sud compos des

  • amaBaca, des amaBomyana, desamaGcaleka, des amaMfengu, desamaMpodomis, des amaMponde,des abeSotho et des abeThembuqui, ensemble, forment la nationxhosa.

    Les Xhosas sont un peuple fieret patrilinaire avec une langueexpressive et mlodieuse et unattachement solide aux lois, lducation et la politesse. Lasocit xhosa possdait un ordresocial quilibr et harmonieux danslequel chaque individu connaissaitsa place. Chaque Xhosa appartient un clan qui indique son ascendancejusqu un anctre spcifique. Je

  • suis membre du clan Madiba,daprs un chef thembu qui rgnaitdans le Transkei au XVIIIE sicle. Onmappelle souvent Madiba, monnom de clan, ce qui est un terme derespect.

    Ngubengcuka, un des plusgrands rois thembus, qui unifia latribu, est mort en 1832. Selon lacoutume de cette poque, il avaitplusieurs pouses des principalesmaisons royales : la GrandeMaison, o lon choisissaitlhritier du trne, la Maison de laMain Droite, et lIxhiba, unemaison infrieure que certainsappellent la Maison de la Main

  • Gauche. La tche des fils de lIxhibaou Maison de la Main Gauche taitde rgler les querelles royales.Mthikrakra, le fils an de la GrandeMaison, succda Ngubengcuka et,parmi ses fils, il y avait Ngangelizweet Matanzima. Sabata, qui dirigea leTranskei partir de 1954, tait lepetit-fils du premier, et KaizerDaliwonga, plus connu sous le nomde K.D. Matanzima, lancienPremier ministre du Transkei mon neveu daprs la loi et lacoutume , tait un descendant dusecond. Le fils an de lIxhibasappelait Simakade, dont le plusjeune frre sappelait Mandela,

  • mon grand-pre.Pendant des dcennies, des

    histoires ont affirm quejappartenais la ligne desuccession au trne des Thembus,mais la simple gnalogie que jeviens dexposer grands traitsmontre que ce nest quun mythe.Bien que membre de la maisonroyale, je ne faisais pas partie desrares privilgis forms pourgouverner. A la place, en tant quedescendant de lIxhiba, jai tprpar, comme mon pre avantmoi, conseiller les dirigeants de latribu.

    Mon pre tait un homme grand,

  • la peau sombre, avec un port droitet imposant dont jaime penserque jai hrit. Il avait une mchede cheveux blancs juste au-dessusdu front, et quand jetais enfant jeprenais de la cendre blanche et jenfrottais mes cheveux pour limiter.Mon pre tait svre et il nhsitaitpas chtier ses enfants. Il pouvaitse montrer dun enttementexcessif, un autre trait de caractrequi malheureusement est peut-trepass du pre au fils.

    On a parfois parl de mon precomme du Premier ministre duThembuland pendant le rgne deDalindyebo, le pre de Sabata, au

  • dbut des annes 1900, et celui deson fils, Jongintaba, qui lui asuccd. Cest une erreurdappellation parce que le titre dePremier ministre nexistait pas,mais le rle quil jouait ntait pastrs diffrent de ce quimpliquecette dsignation. En tant queconseiller respect et apprci dedeux rois, il les accompagnait aucours de leurs voyages et on levoyait en gnral leurs cts aucours dentretiens avec lesreprsentants du gouvernement.Ctait un gardien reconnu delhistoire xhosa, et cest en partiepour cette raison quon lapprciait

  • comme conseiller. Lintrt que jeporte moi-mme lhistoire est ntrs tt en moi et a t encouragpar mon pre. Bien quil naitjamais su lire ni crire, il avait larputation dtre un excellentorateur et il captivait ses auditoiresen les amusant et en les instruisant.

    Plus tard, jai dcouvert quemon pre ntait pas seulementconseiller de roi mais aussi unfaiseur de rois. Aprs la mortprmature de Jongilizwe, dans lesannes 20, son fils Sabata, le jeuneenfant de sa Grande Epouse, navaitpas lge daccder au trne. Unequerelle naquit pour savoir lequel

  • des trois fils les plus gs deDalindyebo et dautres mres Jongintaba, Dabulamanzi etMelithafa on devait choisir pourlui succder. On consulta mon pre,qui recommanda Jongintaba parcequil tait le plus instruit. Ilexpliqua que Jongintaba ne seraitpas seulement un gardien parfait dela couronne mais aussi un excellentguide pour le jeune prince. Monpre et quelques chefs influentsavaient pour lducation le grandrespect des gens sans instruction.La recommandation de mon preprtait controverse parce que lamre de Jongintaba tait dune

  • maison infrieure, mais finalementson choix fut accept la fois parles Thembus et par legouvernement britannique. Plustard, Jongintaba devait rendre lafaveur qui lui avait t faite dunefaon que mon pre ne pouvaitimaginer lpoque.

    Mon pre avait quatre pouses,dont la troisime, ma mre, NosekiFanny, la fille de Nkedama du clanamaMpemvu des Xhosas,appartenait la Maison de la MainDroite. Chacune de ces pouses, laGrande Epouse, lpouse de la MainDroite (ma mre), lpouse de laMain Gauche et lpouse de lIqadi,

  • ou maison de soutien, avait sonpropre kraal. Un kraal tait la fermedune personne et ne comprenait engnral quun simple enclos pourles animaux, des champs pour lamoisson, et une ou plusieurs huttescouvertes de chaume. Les kraals despouses de mon pre taientspars par plusieurs kilomtres etil allait de lun lautre. Au coursde ces voyages, mon pre engendratreize enfants, quatre garons etneuf filles. Je suis lan de laMaison de la Main Droite et le plusjeune des quatre fils de mon pre.Jai trois surs, Baliwe, qui est lafille la plus ge, Notancu et

  • Makhutswana. Bien que lan ftMlahwa, lhritier de mon precomme chef a t Daligqili, le fils dela Grande Maison, qui est mort audbut des annes 30. A part moi,tous ses fils sont maintenantdcds et tous mtaientsuprieurs, non seulement en gemais aussi en statut.

    Alors que je ntais encore

    quun nouveau-n, mon pre futimpliqu dans une querelle, ce quientrana sa destitution de chef deMvezo et rvla un trait de soncaractre dont, je crois, son fils ahrit. Je suis persuad que cest

  • lducation plus que la nature quifaonne la personnalit, mais monpre tait fier et rvolt, avec unsens obstin de la justice, que jeretrouve en moi. En tant que chef, ildevait rendre compte de sonadministration non seulement auroi des Thembus mais aussi aumagistrat local. Un jour, un dessujets de mon pre porta plaintecontre lui parce quun buf staitchapp. En consquence, lemagistrat envoya un message pourdonner lordre mon pre de seprsenter devant lui. Quand monpre reut la convocation, il envoyala rponse suivante : Andizi,

  • ndisaqula (Je nirai pas, je suisprt me battre). A cette poque-l,on ne dfiait pas les magistrats. Unetelle conduite tait considrecomme le sommet de linsolence et dans son cas, a ltait.

    La rponse de mon preexprimait clairement quilconsidrait que le magistrat navaitaucun pouvoir lgitime sur lui.Quand il sagissait de questionstribales, il ntait pas guid par leslois du roi dAngleterre, mais par lacoutume thembu. Ce dfi ntaitpas une manifestation de mauvaisehumeur mais une question deprincipe. Il affirmait ses

  • prrogatives traditionnelles en tantque chef et il dfiait lautorit dumagistrat.

    Quand le magistrat reut larponse de mon pre, il laccusaimmdiatement dinsubordination.Il ny eut aucune enqute ; ellestaient rserves aux fonctionnairesblancs. Le magistrat dposapurement et simplement mon pre,mettant fin ainsi auxresponsabilits de chef de la familleMandela.

    A lpoque, jignorais cesvnements, mais ils nont pas tsans effet sur moi. Mon pre, quitait un aristocrate riche daprs les

  • critres de son poque, perdit lafois sa fortune et son titre. Il futdpossd de la plus grande partiede son troupeau et de sa terre, et durevenu quil en tirait. A cause denos difficults, ma mre allasinstaller Qunu, un village unpeu plus important au nord deMvezo, o elle pouvait bnficier dusoutien damis et de parents. AQunu, nous ne menions plus sigrand train, mais cest dans cevillage, prs dUmtata, que jaipass les annes les plus heureusesde mon enfance et mes premierssouvenirs datent de l.

  • 2

    Le village de Qunu tait situdans une valle troite et herbue,parcourue par de nombreuxruisseaux et domine par de vertescollines. Il ne comptait pas plusdune centaine de personnes, quivivaient dans des huttes aux mursde torchis et en forme de ruche,avec au centre un poteau de boissoutenant un toit de chaumepointu. Le sol tait fait de terre defourmilire crase, cette terresche extraite du sol au-dessus

  • dune fourmilire, et onlaplanissait en y talantrgulirement une couche de bousede vache. La fume du foyerschappait par un trou du toit et laseule ouverture tait une portebasse quon ne pouvait franchirquen se penchant. Les huttestaient en gnral regroupes dansune zone rsidentielle quelquedistance des champs de mas. Il nyavait pas de route, seulement deschemins dont lherbe tait use parles pieds nus des enfants et desfemmes vtus de couverturesteintes en ocre ; seuls les quelqueschrtiens du village portaient des

  • vtements de style occidental. Lesvaches, les moutons, les chvres etles chevaux paissaient ensemble surdes pturages collectifs. Le paysageautour de Qunu tait presque sansarbres, sauf un bouquet depeupliers au sommet dune collinequi dominait le village. La terre elle-mme appartenait lEtat. Alpoque, en Afrique du Sud, partde rares exceptions, les Africainsnaimaient pas la proprit privede la terre, ils taient locataires etpayaient un loyer annuel augouvernement. Dans le voisinage, ily avait deux coles lmentaires, unmagasin et un rservoir pour y

  • baigner le btail afin de ledbarrasser des tiques et desmaladies.

    Le mas (que nous appelionsmealies), le sorgho, les haricots etles citrouilles composaientlessentiel de notre nourriture, nonpas cause dune prfrence quenous aurions eue, mais parce queles gens ne pouvaient pas sacheterautre chose. Les familles les plusriches de notre village ajoutaient cela du th, du caf et du sucremais, pour la plus grande partie desgens de Qunu, il sagissait deproduits luxueux et exotiques au-dessus de leurs moyens. Leau

  • quon utilisait pour la ferme, lacuisine et la lessive, on devait allerla chercher avec des seaux dans lesruisseaux et les sources. Ctait letravail des femmes et, en ralit,Qunu tait un village de femmes etdenfants : la plupart des hommespassaient lessentiel de lanne travailler dans des fermes loignesou dans les mines du Reef, lagrande crte de rochers et deschistes aurifres qui forme lalimite sud de Johannesburg. Ilsrevenaient deux fois par an, surtoutpour labourer leurs champs. Letravail la houe, le dsherbage et lamoisson taient laisss aux femmes

  • et aux enfants. Dans le village,personne ou presque ne savait lireet crire, et pour beaucouplinstruction restait une idetrangre.

    A Qunu, ma mre rgnait surtrois huttes qui, autant que je mensouvienne, taient toujours pleinesdes bbs et des enfants de mafamille. En fait, je ne me souvienspas davoir t seul pendant monenfance. Dans la culture africaine,les fils et les filles des tantes ou desoncles sont considrs comme desfrres et des surs et non commedes cousins. Nous ntablissons pasles mmes distinctions que les

  • Blancs lintrieur de la famille.Nous navons pas de demi-frres nide demi-surs. La sur de mamre est ma mre ; le fils de mononcle est mon frre ; lenfant demon frre est mon fils ou ma fille.

    Parmi les trois huttes de mamre, une tait utilise pour lacuisine, une autre pour dormir etune autre comme rserve. Dans lahutte o nous dormions, il ny avaitpas de meubles au sens occidentaldu terme. Nous dormions sur desnattes et nous nous asseyions parterre. Je nai dcouvert les oreillersqu Mqhekezweni. Ma mrecuisinait dans une marmite de fer

  • trois pieds installe sur un feu aucentre de la hutte ou lextrieur.Tout ce que nous mangions, nous lecultivions et le prparions nous-mmes. Ma mre semait et rcoltaitson propre mas. On le moissonnaitquand il tait dur et sec. On leconservait dans des sacs ou destrous creuss dans le sol. Lesfemmes utilisaient plusieursmthodes pour le prparer. Ellescrasaient les pis entre deuxpierres pour faire du pain, ou ellesle faisaient bouillir dabord pourobtenir de lumphothulo (farine demas quon mange avec du laitcaill) ou de lumngqusho (gruau

  • quon mange seul ou mlang desharicots). Contrairement au mas,qui manquait parfois, les vaches etles chvres nous fournissaient dulait en quantit.

    Trs jeune, jai pass lessentielde mon temps dans le veld joueret me battre avec les autresgarons du village. Un garon quirestait la maison dans les jupes desa mre tait considr comme unefemmelette. La nuit, je partageaismon repas et ma couverture avecces mmes garons. Je navais pasplus de cinq ans quand jaicommenc garder les moutons etles veaux dans les prs. Jai

  • dcouvert lattachement presquemystique des Xhosas pour le btail,non seulement comme source denourriture et de richesse, maiscomme bndiction de Dieu etsource de bonheur. Cest dans lesprairies que jai appris tuer desoiseaux avec une fronde, rcolterdu miel sauvage, des fruits et desracines comestibles, boire le laitchaud et sucr directement au pisde la vache, nager dans lesruisseaux clairs et froids et attraper des poissons avec un fil etun morceau de fil de fer aiguis.Jai appris le combat avec un bton un savoir essentiel tout garon

  • africain de la campagne et je suisdevenu expert ses diversestechniques : parer les coups, faireune fausse attaque dans unedirection et frapper dans une autre,chapper un adversaire par un jeude jambes rapide. Cest de cettepoque que date mon amour duveld, des grands espaces, de labeaut simple de la nature, de laligne pure de lhorizon.

    Les garons taientpratiquement livrs eux-mmes.Nous jouions avec des jouets quenous fabriquions. Nous faonnionsdes animaux et des oiseaux enargile. Avec des branches, nous

  • construisions des traneaux quetiraient les bufs. La nature taitnotre terrain de jeu. Les collines au-dessus de Qunu taient parsemesdnormes rochers que noustransformions en montagnesrusses. Nous nous asseyions sur despierres plates et nous nous laissionsglisser sur les rochers jusqu ceque nous ayons tellement mal auderrire que nous puissions peinenous asseoir. Jai appris montersur des veaux sevrs ; quand on at jet terre plusieurs fois, onprend le coup.

    Un jour, un ne rcalcitrant madonn une leon. Nous montions

  • sur son dos lun aprs lautre et,quand mon tour est arriv, il afonc dans un buisson dpines. Il abaiss la tte pour me faire tomber,ce qui est arriv, mais seulementaprs que les pines meurent griffet corch le visage, en mhumiliantdevant mes camarades. Comme lesAsiatiques, les Africains ont un senstrs dvelopp de la dignit, ce queles Chinois appellent ne pasperdre la face . Javais perdu laface devant mes amis. Ce ntaitquun ne qui mavait fait tombermais jai appris quhumilierquelquun, cest le faire souffririnutilement. Mme quand jtais

  • enfant, jai appris vaincre mesadversaires sans les dshonorer.

    En gnral, les garons jouaiententre eux, mais nous permettionsparfois nos surs de nousrejoindre. Les garons et les fillesjouaient des jeux comme ndize(cache-cache) et icekwa (chat).Mais le jeu auquel je prfrais joueravec les filles tait ce que nousappelions khetha, ou choisissez-qui-vous-plat. Ce ntait pas un jeutrs organis mais quelque chose despontan quoi nous jouionsquand nous rencontrions un groupede filles de notre ge et que nousexigions que chacune choisisse le

  • garon quelle aimait. Daprs nosrgles, le choix de la fille devait trerespect et, quand elle avait choisicelui qui lui plaisait, elle tait librede continuer son cheminaccompagne par lheureux garon.Mais les filles avaient lesprit vif elles taient bien plus astucieusesque les garons lourdauds et ellesse concertaient souvent pourchoisir le garon le plus simple,quelles taquinaient jusque chez lui.

    Le jeu le plus populaire parmiles garons tait le thinti, et commela plupart des jeux de garonsctait une imitation de la guerre.On plantait deux btons dans le sol

  • une trentaine de mtres lun delautre, et ils servaient de cibles.Pour chaque quipe, le but du jeuconsistait jeter des btons sur lacible adverse et la renverser.Chaque quipe dfendait sa proprecible et essayait dempcher lautrequipe de reprendre les btons quiavaient t jets. Quand noussommes devenus plus grands, nousavons organis des matches contreles garons des. villages voisins, etceux qui se distinguaient dans cesbatailles fraternelles taient trsadmirs, comme les gnraux quiremportent de grandes victoires laguerre.

  • Aprs ces jeux, je revenais, dansle kraal o ma mre prparait lerepas du soir. Alors que mon prenous racontait des batailleshistoriques et nous parlait desguerriers xhosas hroques, mamre nous enchantait avec lesfables et les lgendes xhosastransmises depuis dinnombrablesgnrations. Ces contes stimulaientmon imagination denfant et, engnral, ils contenaient une leonmorale. Je me souviens dunehistoire que ma mre nousracontait sur un voyageurquaborda une vieille femme avecune cataracte terrible sur les yeux.

  • Elle lui demanda de laide etlhomme dtourna le regard. Puisun autre homme passa que la vieillefemme aborda. Elle lui demanda delui laver les yeux et, tout entrouvant la tche dsagrable, il fitce quelle lui demandait. Alors,miraculeusement, les yeux de lavieille femme se dessillrent et ellese transforma en une belle jeunefille. Lhomme lpousa et devintriche et prospre. Cest une histoiresimple mais son message estternel : la vertu et la gnrositseront rcompenses dune faonque nous ne pouvons pas connatre.

    Comme tous les enfants xhosas,

  • jai acquis des connaissancessurtout par lobservation. Noustions censs apprendre parlimitation et lmulation, pas enposant des questions. Les premiresfois o je suis all chez les Blancs,jai t stupfait par le nombre et lanature des questions que lesenfants posaient leurs parents et par lempressement des parents leur rpondre. Chez moi, lesquestions taient considrescomme quelque chose dennuyeux ;les adultes donnaient simplementlinformation quils pensaientncessaire.

    Ma vie, comme celle de la

  • plupart des Xhosas cette poque,tait faonne par la coutume, lerituel et les tabous. Ctait lalphaet lomga de notre existence et celaallait de soi. Les hommes suivaientle chemin trac pour eux par leurpre ; les femmes menaient lamme vie que leur mre avant elles.Sans quon ait besoin de me le dire,jai bientt assimil les rglescompliques qui dirigeaient lesrelations entre les hommes et lesfemmes. Jai dcouvert quunhomme ne pouvait pas entrer dansune maison o une femme avaitrcemment accouch et quunefemme nouvellement marie ne

  • pouvait entrer dans le kraal de sanouvelle demeure sans unecrmonie complique. Jai apprisque ngliger ses anctres attiraitmalchance et chec dans la vie. Silon dshonorait ses anctres, laseule faon dexpier sa faute taitde consulter un gurisseurtraditionnel ou un ancien de la tribuqui communiquait avec les anctreset leur transmettait de profondesexcuses. Toutes ces croyances mesemblaient parfaitement naturelles.

    Jai rencontr quelques Blancsquand jtais enfant Qunu. Lemagistrat local, bien sr, tait blanc,comme le commerant le plus

  • proche. Parfois des voyageurs oudes policiers blancs passaient dansla rgion. Ces Blancsmapparaissaient grands commedes dieux et je savais quon devaitles traiter avec un mlange de peuret de respect. Mais le rle quilsjouaient dans ma vie tait lointain,et je ne pensais pas grand-chose delhomme blanc en gnral ou desrelations entre mon peuple et cespersonnages tranges et lointains.

    La seule rivalit entre diffrentsclans ou tribus dans notre petitunivers de Qunu tait celle quiexistait entre les Xhosas et lesamaMfengu, dont un petit nombre

  • vivait dans notre village. LesamaMfengu arrivrent danslEastern Cape aprs avoir fui lesarmes zouloues de Chaka, unepriode connue sous le nomdiMfecane, la grande vague debatailles et de migrations, entre1820 et 1840, dclenche par lessorde Chaka et de lEtat zoulou, aucours duquel les guerriers zoulouscherchrent conqurir et unifiertoutes les tribus sous ungouvernement militaire. LesamaMfengu, qui lorigine neparlaient pas le xhosa, taient desrfugis de liMfecane et ils durentfaire le travail quaucun autre

  • Africain ne voulait faire. Ilstravaillrent dans les fermesblanches et dans les commercesblancs, autant de choses quemprisaient les tribus xhosas mieuxtablies. Mais les amaMfengutaient un peuple industrieux et,grce leur contact avec lesEuropens, ils taient souvent plusinstruits et plus occidentaux que les autres Africains.

    Quand jetais enfant, lesamaMfengu formaient la partie laplus avance de la communaut etcest deux que venaient nospasteurs, nos policiers, nosinstituteurs, nos fonctionnaires et

  • nos interprtes. Ils furent aussiparmi les premiers devenirchrtiens, construire demeilleures maisons, utiliser desmthodes scientifiques enagriculture, et ils taient plus richesque leurs compatriotes xhosas. Ilsconfirmaient laxiome desmissionnaires selon lequel trechrtien ctait tre civilis et trecivilis ctait tre chrtien. Ilexistait encore une certainehostilit envers les amaMfengu,mais rtrospectivement, jelattribuerais plus la jalousie quune animosit tribale. Cette formelocale de tribalisme que jai

  • observe quand jtais enfant taitrelativement inoffensive. A ce stade,je nai pas souponn les violentesrivalits tribales qui, plus tard,seraient encourages par lesdirigeants blancs dAfrique du Sud,ni nen ai t tmoin.

    Mon pre ne partageait pas leprjug local lgard desamaMfengu et il protgeait deuxfrres amaMfengu, George et BenMbekela. Ces frres reprsentaientune exception Qunu : ils taientinstruits et chrtiens. George, leplus g des deux, tait uninstituteur la retraite et Ben,sergent dans la police. Malgr le

  • proslytisme des frres Mbekela,mon pre resta lcart duchristianisme et garda la foi dans legrand esprit des Xhosas, Qamata, ledieu de ses anctres. Mon pre taitun prtre officieux ; il prsidaitlabattage rituel de chvres et deveaux et il officiait dans les ritestraditionnels locaux propos dessemailles, des moissons, desnaissances, des mariages, descrmonies dinitiation et desenterrements. Il navait pas besoindavoir t ordonn parce que lareligion traditionnelle des Xhosasse caractrise par une totalitcosmique et il y a peu de diffrence

  • entre le sacr et le sculier, entre lenaturel et le surnaturel.

    Si la foi des frres Mbekela nedteignit pas sur mon pre, elleinspira ma mre, qui devintchrtienne. En fait, Fanny tait sonnom chrtien au sens littral parcequon le lui avait donn lglise.Cest cause de linfluence desfrres Mbekela que jai moi-mmet baptis lEglise mthodiste ouwesleyenne et quon ma envoy lcole. Les frres me voyaientsouvent jouer ou moccuper desmoutons et ils venaient me parler.Un jour, George Mbekela renditvisite ma mre. Ton fils est un

  • garon intelligent, dit-il. Il devraitaller lcole. Ma mre restasilencieuse. Dans ma famille,personne ny tait jamais all et mamre ne semblait pas prpare entendre la proposition de Mbekela.Mais elle la transmit nanmoins mon pre qui, malgr ou causede son absence dinstruction,dcida immdiatement que son plusjeune fils irait lcole.

    Lcole se composait dune seulepice, avec un toit de styleoccidental, et tait situe de lautrect de la colline de Qunu : Javaissept ans et la veille de la rentremon pre ma pris part et ma dit

  • que je devais tre habillcorrectement pour aller lcole.Jusqu cette date, comme tous lesgarons de Qunu, je navais portpour tout vtement quunecouverture enroule autour dunepaule et pingle la taille. Monpre a pris un de ses pantalons et acoup les jambes au genou. Il madit de le mettre, ce que jai fait, et ilavait en gros la bonne longueurmme sil tait beaucoup trop large.Alors mon pre a attrap unmorceau de ficelle et me la serrautour de la taille. Je devais trecomique voir, mais je nai jamaist aussi fier dun costume que du

  • pantalon coup de mon pre.Le premier jour de classe, mon

    institutrice, Miss Mdingane, nous adonn chacun un prnom anglaiset nous a dit que dornavant ceserait notre prnom lcole. Acette poque, ctait la coutume,sans doute cause de la prventiondes Britanniques envers notreducation. Celle que jai reue taitbritannique et les idesbritanniques, la culturebritannique, les institutionsbritanniques taient censes tresuprieures. La culture africainenexistait pas.

    Les Africains de ma gnration

  • et encore ceux daujourdhui ont en gnral un prnom anglais etun prnom africain. Les Blancs nepouvaient ou ne voulaient pasprononcer un prnom africain, et ilsconsidraient quen porter un taitnon civilis. Ce jour-l, MissMdingane ma dit que monnouveau prnom serait Nelson.Pourquoi ma-t-elle attribu celui-len particulier, je nen ai aucuneide. Cela avait peut-tre quelquechose voir avec le grand capitaineLord Nelson, mais ce nest quunesupposition.

  • 3

    Une nuit, alors que javais neufans, je me suis rendu compte dunegrande agitation dans la maison.Mon pre, qui rendait visite tour tour ses pouses et qui, engnral, passait chez nous unesemaine par mois, venait darriver.Mais ce ntait pas sa datehabituelle et on ne lattendait quequelques jours plus tard. Je letrouvai dans la hutte de ma mre,allong par terre sur le dos, aumilieu de ce qui semblait tre une

  • quinte de toux sans fin. Mme avecmes yeux denfant, je me suis renducompte que ses jours taientcompts. Il avait une sorte demaladie pulmonaire, mais ellenavait pas t diagnostique parceque mon pre ntait jamais allvoir un mdecin. Il resta dans lahutte pendant plusieurs jours sansbouger ni parler et, une nuit, sontat empira. Ma mre et la plusjeune pouse de mon pre,Nodayimani, qui tait venuesinstaller chez nous, le soignaient ;tard dans la nuit, il appelaNodayimani. Apporte-moi montabac , lui dit- il. Ma mre et

  • Nodayimani se concertrent etdcidrent quil ntait pas prudentde lui donner son tabac dans cettat. Mais il continua le rclameret finalement Nodayimani luibourra sa pipe, lalluma et la luidonna. Mon pre fuma et se calma.Il fuma pendant une heure environ,puis, alors que sa pipe tait encoreallume, il mourut.

    Je me souviens non davoirprouv un grand chagrin mais demtre senti abandonn. Si mamre tait le centre de monexistence, je me dfinissais travers mon pre. Sa mort changeatoute ma vie dune faon que je ne

  • pouvais souponner lpoque.Aprs une courte priode de deuilma mre mapprit que je quitteraisbientt Qunu. Je ne lui demandaipas pourquoi ni o jirais.

    Jai emball les quelquesaffaires que je possdais et, unmatin de bonne heure, noussommes partis vers louest, vers manouvelle rsidence. Javais moinsde chagrin pour mon pre que pourle monde que je quittais. Qunu taittout ce que je connaissais et jelaimais sans rserve, comme unenfant aime le premier lieu o il avcu. Avant de disparatre derrireles collines, je me suis retourn et

  • jai regard mon village pour ce queje croyais tre la dernire fois. Jaivu les huttes simples et les gensoccups leurs corves ; le ruisseaudans lequel javais saut et jouavec les autres garons ; les champsde mas et les pturages bien vertso les vaches et les moutonsbroutaient paresseusement. Jaiimagin mes amis en train dechasser les oiseaux, de boire du laitau pis dune vache, ou de samuserdans le rservoir au bout duruisseau. Mais surtout, mes yeuxsont rests fixs sur les trois hutteso javais connu lamour et laprotection de ma mre. Ces trois

  • huttes, je les associais tout monbonheur, la vie elle-mme et jairegrett amrement de ne pas lesavoir embrasses avant de partir. Jene pouvais imaginer que lavenirvers lequel je marchais pourrait entous points se comparer au passque je quittais.

    Nous avons march en silencejusqu ce que le soleil descendelentement lhorizon. Mais lesilence du cur entre une mre etson enfant nest jamais celui de lasolitude. Ma mre et moi, nous neparlions jamais beaucoup maisnous nen avions pas besoin. Je naijamais dout de son amour ni de

  • son soutien. Ce fut un voyagepuisant, sur des chemins boueuxet pierreux, en remontant et endescendant les collines, entraversant de nombreux villages,mais nous ne nous arrtions pas.En fin daprs-midi, au fond dunepetite valle entoure darbres,nous sommes arrivs dans unvillage au centre duquel se dressaitune maison belle et spacieuse, quitait tellement plus grande que toutce que javais connu que je ne pusqutre merveill. Lensemble desbtiments comprenait deuxiingxande maisons carres etsept huttes imposantes, toutes

  • blanchies la chaux, ce qui lesrendait blouissantes mme dans lesoleil couchant. Il y avait un grandpotager et un champ de mas bordde pchers. Un jardin encore plusgrand stendait larrire avec despommiers, des lgumes, uneplanche de fleurs et un carr demimosas. A ct se trouvait uneglise blanche en stuc.

    Une vingtaine danciens de latribu taient assis dans lombre dedeux eucalyptus qui ornaientlentre de la maison principale.Autour de la proprit, un troupeaudau moins cinquante vaches et unecentaine de moutons broutait les

  • riches prairies. Tout taitmerveilleusement entretenu etcette vision de richesse et dordretait au-del de ce que je pouvaisimaginer. Ctait la Great Place, laGrande Demeure, Mqhekezweni, lacapitale provisoire du Thembuland,la rsidence royale du chefJongintaba Dalindyebo, rgent dupeuple thembu.

    Alors que je contemplais cettegrandeur, une norme automobilepassa en grondant la porte ouest etles hommes assis lombre selevrent immdiatement. Ilstrent leur chapeau et sautrentsur leurs pieds en criant : Bayete

  • a-a-a, Jongintaba ! (Salut,Jongintaba !), le salut traditionneldes Xhosas pour leur chef. Unhomme petit et trapu vtu duncostume lgant descendit de lavoiture (jappris plus tard que cevhicule majestueux tait une FordV8). Je vis quil avait lassurance etla stature dun homme rompu lexercice de lautorit. Son nom luiconvenait parfaitement, parce queJongintaba signifie littralement Celui qui regarde les montagnes et que ctait un homme avec uneprsence trs forte qui attirait tousles regards. Il avait une peausombre et un visage intelligent et,

  • dun air distant, il serra la main deshommes qui se trouvaient souslarbre, des hommes qui, comme jele dcouvris plus tard, composaientla plus haute cour de justicethembu. Il sagissait du rgent, quiallait devenir mon tuteur et monbienfaiteur pour les dix annessuivantes.

    A cet instant o je contemplaisJongintaba et sa cour, je me sentaiscomme une jeune pousse quonvient darracher de terre et quon ajete au milieu dun ruisseau que lecourant emporte irrsistiblement.Jprouvais un sentiment de craintemle dahurissement. Jusqualors

  • je navais pens rien dautre qumon plaisir, je navais eu commeambition que de manger ma faimet devenir un champion de combatau bton. Je navais jamais pens largent, aux classes sociales, lagloire ou au pouvoir. Brusquement,un nouveau monde souvrait devantmoi. Les enfants dorigine pauvrese trouvent souvent sduits par unemultitude de tentations quand ilssont soudain confronts la granderichesse. Je ne faisais pas exception.Je sentais quun grand nombre demes croyances bien tabliescommenaient scrouler. Lesfragiles fondations construites par

  • mes parents sbranlaient. A cetinstant, jai compris que la viepouvait me permettre dtre bienplus quun champion de combat aubton.

    Jai appris plus tard quaprs la

    mort de mon pre Jongintaba avaitpropos de devenir mon tuteur. Ilme traiterait comme ses propresenfants et jaurais les mmesavantages queux. Ma mre navaitpas le choix ; on ne refuse pas unetelle proposition venant du rgent.Je lui manquerais, mais elle taitnanmoins satisfaite de savoir queje bnficierais dune meilleure

  • ducation quavec elle. Le rgentnavait pas oubli que ctait grce lintervention de mon pre quiltait devenu chef suzerain.

    Ma mre resta un jour ou deux Mqhekezweni avant de rentrer Qunu. Nous nous sommes sparssans crmonie. Elle ne me fit pasde sermon, ne pronona aucunconseil de sagesse, ne me donna pasde baiser. Je pense quelle nevoulait pas que je me senteabandonn aprs son dpart et ellese conduisit donc comme tous lesjours. Je savais que mon pre avaitvoulu que je fasse des tudes et queje sois prpar pour un monde plus

  • vaste, et cela tait impossible Qunu. La tendresse du regard de mamre tait toute laffection et toutle soutien dont javais besoin et aumoment de partir elle se retournavers moi et me dit : Uqinisufokotho, kwedini ! (Soiscourageux, mon fils !). Les enfantssont souvent les moinssentimentaux de tous les tres, enparticulier sils sont absorbs parquelque plaisir nouveau. Mmequand ma chre mre et ma plusproche amie sen allait, javais latte qui flottait dans les dlices dema nouvelle maison. Commentaurais-je pu ne pas tre courageux ?

  • Je portais dj les vtements neufset lgants achets pour moi parmon tuteur.

    Je fus rapidement entran dansla vie quotidienne de Mqhekezweni.Un enfant sadapte rapidement oupas du tout et je mtais adapt la demeure royale comme si jyavais t lev. Pour moi, ctait unroyaume magique ; tout mesemblait enchanteur ; les corvespnibles Qunu devinrent uneaventure Mqhekezweni. Quand jenallais pas lcole, jaidais aulabour, je menais un chariot, jtaisberger. Je montais des chevaux et jetuais des oiseaux avec une fronde et

  • je trouvais des garons pour lutteravec eux, et parfois je passais lasoire danser tandis que lesjeunes filles thembu chantaient ettapaient des mains. Qunu et mamre me manquaient mais bienttje fus compltement absorb parmon nouvel univers.

    Jallais lcole, qui navaitquune seule classe, ct dupalais, et japprenais langlais, lexhosa, lhistoire et la gographie.Nous faisions nos devoirs sur uneardoise. Nos instituteurs, Mr.Fadana, et, plus tard, Mr. Giqwa, meportaient un intrt particulier. Jerussissais bien, moins par facilit

  • que par obstination. La disciplineque je mimposais tait renforcepar ma tante Phathiwe qui habitait la Grande Demeure et qui, chaquesoir, contrlait mon travail.

    Le village de Mqhekezweni,beaucoup plus volu etoccidentalis que Qunu, tait unemission de lEglise mthodiste. Lesgens portaient des vtementsmodernes. Les hommes taientvtus de costumes et les femmesimitaient la svrit du styleprotestant : de longues jupespaisses et des corsages boutonnsjusquau cou, les paulesenveloppes dune couverture et

  • une chappe noue lgammentautour de la tte.

    Si le monde de Mqhekezweni

    tournait autour du rgent, le mien,plus petit, tournait autour de sesdeux enfants. Justice, lan, taitson seul fils et lhritier de laGrande Demeure ; Nomafu tait safille. Je vivais avec eux et jtaistrait exactement comme eux. Nousmangions la mme nourriture, nousportions les mmes vtements,nous accomplissions les mmescorves. Nous fmes rejoints plustard par Nxeko, le frre an deSabata, lhritier du trne. Tous les

  • quatre, nous formions un quatuorroyal. Le rgent et sa femme No-England mlevaient comme sijavais t leur propre enfant. Ilssinquitaient pour moi, meconseillaient, et me punissaient,tout cela dans un esprit de justice etdamour. Jongintaba tait svremais je nai jamais dout de sonaffection. Ils mappelaient du nomfamilier de Tatomkhulu, qui veutdire grand-pre , parce quilsdisaient que quand jtais srieux jeressemblais un vieil homme.

    Justice avait quatre ans de plusque moi et, aprs mon pre, ildevint mon premier hros. Je le

  • respectais beaucoup. Il tait dj Clarkebury, une pension unecentaine de kilomtres. Grand,lgant, muscl, ctait un trs bonsportif, excellent en athltisme, encricket, en rugby et en football.Aimable et joyeux, ctait unvritable artiste qui rjouissait lesgens en chantant et en dansant. Ilavait toute une troupedadmiratrices mais beaucoup dejeunes filles aussi le critiquaientparce quelles le considraientcomme un dandy et un play-boy.Justice et moi, nous sommesdevenus les meilleurs amis dumonde et pourtant nous tions trs

  • diffrents bien des gards : il taitextraverti, jtais introverti ; il taitgai, jtais srieux. Il russissaitsans effort ; je devais travailler dur.Pour moi, il reprsentait tout cequun jeune homme devait tre ettout ce que je dsirais devenir. Bienquon nous traitt de la mmefaon, des destines diffrentesnous attendaient : Justice hriteraitdu rang de chef le plus puissant dela tribu des Thembus, tandis quejhriterais de ce que le rgent, danssa gnrosit, voudrait bien medonner.

    Chaque jour, je quittais lamaison du rgent pour aller faire

  • des courses. Parmi les corves, celleque je prfrais ctait repasser lescostumes du rgent, un travail dontje tirais un grand honneur. Ilpossdait une demi-douzaine decostumes de type occidental et jaipass de nombreuses heures fairesoigneusement le pli de sespantalons. Son palais se composaitde deux grandes maisons de styleeuropen avec des toits de tle. Acette poque, trs peu dAfricainsavaient des maisons occidentales etelles taient considres comme lamarque dune grande richesse. Sixhuttes taient disposes en demi-cercle autour de la maison

  • principale. Elles avaient desplanchers de bois, quelque choseque je navais jamais vuauparavant. Le rgent et son pousecouchaient dans la hutte de la maindroite ; la sur de la rgente danscelle du centre, et la hutte de lamain gauche servait de rserve.Sous le plancher de la hutte ducentre, il y avait une ruche et,parfois, nous soulevions une oudeux lames de parquet pour nousrgaler de son miel. Peu de tempsaprs mon arrive Mqhekezweni,le rgent et son pousesinstallrent dans luxande(maison du milieu) qui,

  • automatiquement, devint la GrandeDemeure. Tout prs, il y avait troispetites huttes ; une pour la mre durgent, une pour les visiteurs et uneque nous partagions, Justice et moi.

    A Mqhekezweni, les deux

    principes qui gouvernaient ma vietaient la chefferie et lEglise. Cesdeux doctrines existaient dans uneharmonie difficile, mais lpoqueje ne les considrais pas commeantagonistes. Pour moi, lechristianisme tait moins unsystme de croyances que le credodun homme : le rvrend Matyolo.Sa prsence puissante incarnait tout

  • ce quil y avait dattirant dans lechristianisme. Il tait aussipopulaire et aim que le rgent, etle fait quil ft le suprieur durgent pour les questionsspirituelles me faisait une trs forteimpression. Mais lEgliseconcernait autant ce monde quelautre : je voyais que,virtuellement, tout ce quavaientaccompli les Africains semblaitstre ralis grce au travailmissionnaire de lEglise. Les colesde mission formaient lesfonctionnaires, les interprtes et lespoliciers qui, lpoque,reprsentaient les plus hautes

  • aspirations des Africains.Le rvrend Matyolo tait un

    solide gaillard dans la cinquantaine,avec une voix grave et puissante quifaisait quil prchait et chantait lafois. Quand il disait un sermon lglise, lextrmit occidentale deMqhekezweni, la salle taitarchicomble. Lglise rsonnait deshosannas des fidles tandis que lesfemmes sagenouillaient ses piedspour lui demander le salut. Quandje suis arriv la Grande Demeure,on ma racont que le rvrendavait chass un dangereux espritavec comme seules armes une bibleet une lanterne. Je ne voyais

  • aucune invraisemblance ni aucunecontradiction dans cette histoire. Lemthodisme prch par le rvrendMatyolo tait du feu et du soufreassaisonns dune touchedanimisme africain. Le Seigneurtait sage et omnipotent, maisctait aussi un dieu vengeur qui nelaissait jamais aucune mauvaiseaction impunie.

    A Qunu, je ntais all lgliseque le jour o lon mavait baptis.La religion tait un rituel que jesupportais pour ma mre et auquelje nattachais aucune signification.Mais Mqhekezweni, elle faisaitpartie de la trame de la vie et,

  • chaque dimanche, jaccompagnaisle rgent et sa femme lglise. Lergent prenait la religion trs ausrieux. En fait, la seule fois o ilma donn une racle cest quand jene suis pas all au service dudimanche pour participer unebataille contre les garons dunautre village, une transgression queje nai jamais recommence.

    Ce ne fut pas la seulerprimande quon mait faite cause de ma dsobissance lgarddu rvrend. Un aprs-midi, je mesuis gliss dans son jardin pour yvoler du mas que jai fait griller etque jai mang sur place. Une petite

  • fille ma vu et est immdiatementalle le dire au prtre. La nouvellesest rapidement rpandue et lafemme du rgent a t mise aucourant. Ce soir-l, elle a attendulheure de la prire ce qui taitun rituel quotidien et elle mareproch davoir vol le pain dunpauvre serviteur de Dieu et davoirattir la honte sur ma famille. Ellema dit que le diable viendraitsrement me chercher pour mefaire expier mon pch. Jeressentais un dsagrable mlangede peur et de honte la peur derecevoir une punition cosmiquebien mrite, et la honte de ne pas

  • avoir t digne de la confiance dema famille adoptive.

    A cause du respect universel

    dont bnficiait le rgent de la part la fois des Noirs et des Blancs et du pouvoir apparemment sanslimites qui tait le sien, jeconsidrais que la place du cheftait le centre mme autour duqueltournait toute la vie. Le pouvoir etlinfluence du chef imprgnaientchaque aspect de notre existence Mqhekezweni et ctait le moyenessentiel par lequel on pouvaitobtenir un statut influent.

    Lide que je me ferais plus tard

  • de la notion de commandement futprofondment influence par lespectacle du rgent et de sa cour.Jai observ les runions tribalesqui se tenaient priodiquement laGrande Demeure et elles montbeaucoup appris. Elles ntaient pasprogrammes de faon rgulire, onles convoquait selon la ncessit eton y discutait des questionsnationales telles que la scheresse,le tri du btail, la politiqueordonne par le magistrat et lesnouvelles lois dcrtes par legouvernement. Tous les Thembustaient libres dy venir etbeaucoup le faisaient, cheval ou

  • pied.Lors de ces occasions, le rgent

    tait entour de ses amaphakhati,un groupe de conseillers de hautrang qui jouait le rle de parlementet de haute cour de justice durgent. Il sagissait dhommes sagesqui conservaient la connaissance delhistoire et de la coutume tribalesdans leur tte et dont les opinionsavaient un grand poids.

    Le rgent envoyait des lettrespour prvenir ces chefs de la tenuedune runion et bientt la GrandeDemeure grouillait de visiteursimportants et de voyageurs venusde tout le Thembuland. Les invits

  • se rassemblaient dans la cour,devant la maison du rgent, et cestlui qui ouvrait la runion enremerciant chacun dtre venu et enexpliquant pourquoi il les avaitconvoqus. A partir de ce moment,il ne disait plus rien jusqu la fin.

    Tous ceux qui voulaient parler lefaisaient. Ctait la dmocratie soussa forme la plus pure. Il pouvait yavoir des diffrences hirarchiquesentre ceux qui parlaient, maischacun tait cout, chef et sujet,guerrier et sorcier, boutiquier etagriculteur, propritaire et ouvrier.Les gens parlaient sans treinterrompus et les runions

  • duraient des heures. Legouvernement avait commefondement la libert dexpressionde tous les hommes, gaux en tantque citoyens. (Les femmes, jen aipeur, taient considres commedes citoyens de seconde classe.)

    Pendant cette journe, on servaitun grand banquet et jai eu souventmal au ventre pour avoir tropmang en coutant les orateurs. Jeremarquais que certains tournaienten rond et ne semblaient jamaisrussir dire ce quils voulaient. Enrevanche, dautres abordaientdirectement le sujet et prsentaientleurs arguments de faon succincte

  • et forte. Jobservais que certainsorateurs jouaient sur les sentimentset utilisaient un langage dramatiquepour mouvoir leur public, tandisque dautres restaient simples etsobres, et fuyaient lmotion.

    Au dbut, je fus stupfait par lavhmence et la candeur aveclaquelle les gens faisaient desreproches au rgent. Il ntait pasau-dessus de la critique en fait ilen tait souvent la cible principale.Mais quelle que ft la gravit delaccusation, le rgent se contentaitdcouter, sans chercher sedfendre et sans manifester aucunemotion.

  • Les runions duraient jusqu cequon soit arriv une sorte deconsensus. Elles ne pouvaient seterminer quavec lunanimit oupas du tout. Cependant, lunanimitpouvait consister ne pas tredaccord et attendre un momentplus propice pour proposer unesolution. La dmocratie signifiaitquon devait couter tous leshommes, et quon devait prendreune dcision ensemble en tant quepeuple. La rgle de la majorit taitune notion trangre. Une minoritne devait pas tre crase par unemajorit.

    Ce nest qu la fin de la

  • runion, quand le soleil se couchait,que le rgent parlait. Il avait commebut de rsumer ce qui avait t ditet de trouver un consensus entre lesdiverses opinions. Mais on nedevait imposer aucune conclusion ceux qui ntaient pas daccord. Silon ne pouvait parvenir aucunaccord, il fallait tenir une autrerunion. A la fin du conseil, unchanteur ou un pote faisait lepangyrique des anciens rois, et unmlange de compliments et desatire des chefs prsents, et lepublic, conduit par le rgent,clatait de rire.

    En tant que responsable, jai

  • toujours suivi les principes que jaivus mis en uvre par le rgent laGrande Demeure. Je me suistoujours efforc dcouter ce quechacun avait dire dans unediscussion avant dmettre mapropre opinion. Trs souvent, mapropre opinion ne reprsentaitquun consensus de ce que javaisentendu dans la discussion. Je naijamais oubli laxiome du rgent :un chef, disait-il, est comme unberger. Il reste derrire sontroupeau, il laisse le plus alertepartir en tte, et les autres suiventsans se rendre compte quils onttout le temps t dirigs par-

  • derrire. Cest Mqhekezweni quest n

    mon intrt pour lhistoireafricaine. Jusqualors je navaisentendu parler que des hrosxhosas, mais la Grande Demeurejai appris les noms dautres hrosafricains comme Sekhukhune, roides Bapedis, et celui du roi desBasothos, Moshoeshoe, et Dingane,le roi des Zoulous, et dautresencore comme Bambatha, Hintsa etMakana, Montshiwa et Kgama. Jaientendu parler de ces hommes parles chefs qui venaient la GrandeDemeure pour rgler des disputes

  • et juger des affaires. Bien quils nefussent pas hommes de loi, ceschefs prsentaient des affaires et lesjugeaient. Certains jours, ilsfinissaient de bonne heure etsasseyaient en rond pour raconterdes histoires. Je mapprochais sansrien dire et jcoutais. Ils parlaientun idiome que je navais jamaisentendu auparavant. Leur languetait formelle et hautaine, leursmanires lentes et assures, et lesclics traditionnels de notre languetaient longs et spectaculaires.

    Au dbut, ils mont chass endisant que jtais trop jeune.Ensuite, ils me faisaient signe pour

  • que jaille leur chercher du feu oude leau ou que je dise aux femmesquils voulaient du th, et dans cespremiers mois, jtais trop occup faire les courses pour suivre leurconversation. Mais, finalement, ilsmont permis de rester et jaidcouvert les grands patriotes quiavaient combattu la dominationoccidentale. La gloire de cesguerriers africains menflammaitlimagination.

    Le plus g des chefs quirgalaient les anciens avec descontes dautrefois sappelaitZwelibhangile Joyi, un fils de laGrande Demeure du roi

  • Ngubengcuka. Le chef Joyi tait sivieux que la peau ride de son dospendait sur lui comme un manteautrop grand. Il racontait ses histoireslentement et il les ponctuaitsouvent de quintes de toux quilobligeaient sarrter pendantplusieurs minutes. Le chef Joyitait la plus grande autorit surlhistoire des Thembus, surtoutparce quil en avait vcu une trsgrande partie.

    Mais aussi g quil paraissait,les dcennies le quittaient quand ilparlait des jeunes impis, ouguerriers, de larme du roiNgangelizwe qui luttait contre les

  • Britanniques. Le chef Joyi se lanaitdans une pantomime, il tirait sonpe et rampait sur le veld enracontant les victoires et lesdfaites. Il parlait de lhrosme deNgangelizwe, de sa gnrosit et deson humilit.

    Les histoires du chef Joyi neconcernaient pas toutes lesThembus. La premire fois o ilparla de guerriers qui ntaient pasxhosas, je me demandai pourquoi.Jtais comme un petit garon quiadore le hros de lquipe locale defootball et quune star nationalenintresse pas. Ce nest que plustard que jai t mu par

  • limmensit de lhistoire africaine,et par les exploits de tous les hrosafricains quelle que ft leur tribu.

    Le chef Joyi sen prenait lhomme blanc qui, croyait- il, avaitvolontairement divis la tribuxhosa, en sparant le frre du frre.Lhomme blanc avait dit auxThembus que leur vritable cheftait la grande reine blanche delautre ct de locan et quilstaient ses sujets. Mais la reineblanche navait apport que misreet perfidie au peuple noir et sictait un chef, ctait un chef dumal. Les histoires de guerre du chefJoyi et les accusations quil lanait

  • contre les Britanniques faisaientnatre en moi de la colre et je mesentais vol, comme si lon mavaitdj vol mon droit de naissance.

    Le chef Joyi disait que lesAfricains avaient vcu dans unepaix relative jusqu larrive desabelungu, les Blancs, venus sur lamer avec des armes qui crachaientle feu. Jadis, disait-il encore, lesThembus, les Pondos, les Xhosas etles Zoulous taient tous les enfantsdun mme pre et vivaient commedes frres. Lhomme blanc avaitbris labantu, la communaut, desdiffrentes tribus. Lhomme blancavait faim de terre et lhomme noir

  • avait partag la terre avec luicomme il partageait lair et leau ; laterre ntait pas faite pour quelhomme la possde. Mais lhommeblanc prenait la terre comme onprendrait le cheval dun autrehomme.

    Je ne savais pas encore que lavritable histoire de notre pays nese trouvait pas dans les livresbritanniques qui affirmaient quelAfrique du Sud commenait aveclarrive de Jan Van Riebeeck aucap de Bonne-Esprance en 1652.Grce au chef Joyi jai commenc dcouvrir que lhistoire des peuplesde langue bantoue commenait bien

  • plus au nord, dans un pays de lacs,de plaines et de valles vertes, etque lentement, au cours desmillnaires, nous avions descendujusqu la pointe extrme de cegrand continent. Pourtant, jaidcouvert plus tard que les rcitsque faisait le chef Joyi de lhistoireafricaine manquaient parfois deprcision.

    A Mqhekezweni, je ntais pas

    diffrent du proverbial garon de lacampagne qui arrive dans la grandeville. Mqhekezweni tait beaucoupplus raffin que Qunu, dont leshabitants taient considrs comme

  • arrirs par ceux de Mqhekezweni.Le rgent naimait pas que jaille Qunu, car il pensait que dans monancien village je rgresserais etretrouverais de mauvaisesfrquentations. Quand jy allaisquand mme en visite, je sentaisque le rgent avait fait la leon mamre car elle minterrogeait poursavoir avec qui jallais jouer. Mais,souvent, le rgent sarrangeait pourquon aille chercher ma mre etmes surs et quon les amne laGrande Demeure.

    Quand je suis arriv Mqhekezweni, certains des garonsde mon ge me regardaient comme

  • un campagnard dsesprmentincapable dexister danslatmosphre rarfie de la GrandeDemeure. Comme tous les jeunesgens, je me suis efforc dapparatrecourtois et la mode. Un jour, lglise, javais remarqu une joliejeune femme qui tait une des fillesdu rvrend Matyolo. Elle sappelaitWinnie et je lui ai demand desortir avec moi, ce quelle a accept.Elle tait amoureuse de moi, maissa sur ane, nomaMpondo, meconsidrait dune maladresserdhibitoire. Elle dit sa sur quejtais un barbare, pas assez bonpour la fille du rvrend Matyolo.

  • Pour prouver sa plus jeune sur quel point jtais non civilis, elleminvita djeuner au presbytre.Javais encore lhabitude de mangercomme chez moi, o nous ne nousservions ni de couteau ni defourchette. A la table familiale, cettemchante sur me prsenta un platsur lequel il ny avait quune aile depoulet. Mais au lieu dtre tendre,cette aile tait un peu dure et laviande ne se dtachait pasfacilement des os.

    Jai regard les autres utiliserleurs couteaux et leurs couverts etjai pris lentement les miens. Jaiobserv mes voisins pendant

  • quelques instants puis jai essayde dcouper ma petite aile. Audbut, je lai simplement faittourner autour de mon assiette enesprant que la viande allait sedtacher toute seule. Puis, jaiessay en vain dy enfoncer mafourchette pour la couper, mais ellema chapp, et dans ma frustrationje ne faisais que cogner moncouteau contre mon assiette. Jairecommenc plusieurs fois et jairemarqu que la sur ane souriaiten jetant sa sur des regardsentendus qui signifiaient : Je telavais bien dit. Jai continu faire de grands efforts et jtais

  • couvert de sueur mais, ne voulantpas reconnatre ma dfaite, jaiattrap la chose infernale avec lesmains. Je nai pas mang beaucoupde poulet lors de ce djeuner.

    Ensuite, la sur ane a dit laplus jeune : Tu gcherais ta vie situ tombais amoureuse dun garonaussi arrir , mais je suis heureuxde dire que la jeune personne napas cout elle maimait, mmearrir. En fin de compte, nousavons bien sr suivi des cheminsdiffrents. Elle alla dans une autrecole et devint institutrice. Nousavons correspondu pendantquelques annes puis jai perdu sa

  • trace, mais ce moment-l javaisconsidrablement amlior mesmanires table.

    4

    En janvier 1934, alors que javaisseize ans, le rgent dcida quil taittemps que je devienne un homme.Dans la tradition xhosa, on nyparvient que dune seule faon : lacirconcision. Dans ma tradition, unhomme non circoncis ne peut

  • hriter de la richesse de son pre, nise marier, ni officier dans les rituelstribaux. Un Xhosa non circoncis estune contradiction dans les termescar il nest pas du tout considrcomme un homme mais comme unenfant. Pour les Xhosas, lacirconcision reprsentelincorporation formelle deshommes dans la socit. Ce nestpas seulement un acte chirurgical,mais un rituel long et labor deprparation lge adulte. En tantque Xhosa, je compte mon gedhomme partir de macirconcision.

    La crmonie traditionnelle de

  • lcole de circoncision futprincipalement organise pourJustice. Les autres vingt-six entout taient l surtout pour luitenir compagnie. Au dbut de lanouvelle anne, nous sommes allsjusqu deux huttes de paille dansune valle retire au bord de larivire Mbashe, connue sous le nomde Tyhalarha, le lieu traditionnel decirconcision des rois thembus. Ilsagissait de huttes de retraite onous devions vivre isols de lasocit. Ctait une priode sacre ;jtais heureux et combl deprendre part une coutume de monpeuple et prt au passage de

  • lenfance lge adulte.Nous nous tions installs

    Tyhalarha, au bord de la rivire,quelques jours avant la crmoniede circoncision elle-mme. Jaipass ces derniers jours denfanceavec les autres initis et jaibeaucoup aim notre camaraderie.Les huttes se trouvaient prs dechez Banabakhe Blayi, le garon leplus riche et le plus populaire delcole de circoncision. Ctait uncompagnon attachant, un championde combat au bton et un sducteurdont les nombreuses petites amiesnous fournissaient des friandises. Ilne savait ni lire ni crire mais

  • ctait un des plus intelligents dugroupe. Il nous racontait sesvoyages Johannesburg, un endroito aucun de nous ntait jamaisall. Il nous faisait tellement vibreravec des histoires sur les minesquil ma presque persuad quedevenir mineur tait plus allchantque devenir monarque. Les mineursavaient une mystique ; tre mineursignifiait tre fort et audacieux :lidal de lhomme adulte.Beaucoup plus tard, je me suisrendu compte que ctait leshistoires exagres par des garonscomme Banabakhe qui entranaienttant de jeunes se sauver pour aller

  • travailler dans les mines deJohannesburg o ils perdaientsouvent leur sant et leur vie. Acette poque, travailler dans lesmines tait un rite de passagepresque quivalent lcole decirconcision, un mythe qui aidaitplus les propritaires des mines quemon peuple.

    Une des coutumes de lacirconcision veut quon ralise unexploit audacieux avant lacrmonie. Autrefois, cela pouvaittre un vol de btail ou mme unebataille, mais notre poque lesexploits taient plus malfaisantsque martiaux. Deux nuits avant

  • notre arrive Tyhalarha, nousavons dcid de voler un porc. AMqhekezweni, un homme de latribu possdait un vieux cochonrouspteur. Pour ne pas faire debruit et ne pas donner lalerte, nousnous sommes arrangs pour que lecochon fasse le travail notre place.Nous avons pris des poignes dersidus de bire africaine artisanale,qui avaient une trs forte odeur etque les cochons aimaient beaucoupet nous en avons sem pour attirerlanimal. Le cochon tait tellementexcit par lodeur quil a russi sesauver de son kraal et il a suivi latrace lentement jusqu nous, en

  • soufflant, en grognant, et enmangeant les rsidus. Quand il estarriv, nous lavons attrap, mis mort, puis nous avons fait un grandfeu et nous lavons fait rtir sousles toiles. Aucun morceau de porcne ma jamais sembl aussi bon, niavant ni depuis.

    La nuit qui a prcd lacirconcision, il y eut une crmonieprs de nos huttes avec des chantset des danses. Des femmes sontvenues des villages voisins et nousavons dans tandis quelleschantaient en battant des mains.Alors que la musique devenait plusrapide et plus forte, notre danse est

  • devenue plus frntique et, pendantun moment, nous avons oubli cequi nous attendait.

    A laube, alors que toutes lestoiles brillaient encore dans le ciel,nous avons entam les prparatifs.On nous a escorts jusqu larivire pour prendre un bain dansleau trs froide, un rituel depurification avant la crmonie.Elle avait lieu midi, et on nous adonn lordre de nous mettre surune file dans une clairire quelque distance de la rivire o setrouvait la foule de nos parents, ycompris le rgent, ainsi que deschefs et des conseillers. Nous ne

  • portions quune couverture etquand la crmonie a commenc etque les tambours ont rsonn, onnous a demand de nous asseoir surune couverture pose sur le sol, lesjambes tendues devant nous.Jtais inquiet et incertain de lafaon dont je ragirais au momentcritique. Sursauter ou pleurer taitun signe de faiblesse et entachait lepassage lge adulte. Javaisdcid de ne dshonorer ni legroupe, ni mon tuteur, ni moi. Lacirconcision est une preuve decourage et de stocisme ; onnutilise aucun anesthsique ; unhomme doit souffrir en silence.

  • A ma droite, du coin de lil, jaivu un homme g sortir dune tenteet sagenouiller devant le premiergaron. Il y eut de lagitation dansla foule, et jai lgrement frissonnen sachant que le rituel allaitcommencer. Le vieil homme taitun clbre ingcibi, un spcialiste dela circoncision, venu duGcalekaland, qui se servait de sasagaie pour nous transformer dunseul coup denfants en hommes.

    Brusquement, jai entendu lepremier garon crier : Ndiyindoda ! (Je suis unhomme !), les mots quon nousavait appris dire au moment de la

  • circoncision. Quelques secondesplus tard, jai entendu la voixtrangle de Justice qui criait lamme phrase. Il restait deuxgarons avant que lingcibi arrive moi, mais mon esprit a d avoir unpassage vide parce que, avant queje men rende compte, le vieilhomme tait agenouill devant moi.Je lai regard droit dans les yeux. Iltait ple, et malgr la fracheur dela journe, la sueur faisait brillerson visage. Ses mains allaient si vitequelles semblaient contrles parune force dun autre monde. Sansun mot, il a pris mon prpuce, il latir et dun seul geste il a abattu sa

  • sagaie. Jai eu limpression que dufeu se rpandait dans mes veines ;la douleur tait si violente que jaienfonc le menton dans la poitrine.De nombreuses secondes ont passavant que je me souvienne du cri,puis jai retrouv mes esprits et jaihurl : Ndiyindoda !

    Jai baiss les yeux et jai vu unecoupure parfaite, propre et rondecomme une bague. Mais jai euhonte parce que les autres garonsmavaient sembl beaucoup plusforts et plus fermes que moi ; ilsavaient cri plus rapidement. Jtaisdsespr parce que la douleurmavait rduit limpuissance,

  • mme brivement, et je fis de monmieux pour dissimuler monangoisse. Un enfant peut pleurer ;un homme cache sa douleur.

    Javais franchi la principaletape de la vie de chaque hommexhosa. Maintenant, je pouvais memarier, fonder un foyer, et labourermon champ. Je pouvais tre admisdans les conseils de macommunaut ; on prendrait mesparoles au srieux. Au cours de lacrmonie, on ma donn mon nomde circoncision, Dalibunga, quisignifie Fondateur du Bungha ,lorgane dirigeant traditionnel duTranskei. Pour les Xhosas

  • traditionalistes, ce nom est plusacceptable que mes deux prnomsprcdents, Rolihlahla ou Nelson, etjtais fier dentendre prononcer cenouveau prnom : Dalibunga.

    Immdiatement aprs le coup desagaie, un assistant qui suivait lematre de la circoncision ramassa leprpuce et lattacha un coin de lacouverture. Ensuite, on appliquasur la blessure une plantecicatrisante dont les feuilles taientpiquantes lextrieur mais douces lintrieur, et qui absorbait le sanget les autres scrtions.

    A la fin de la crmonie, noussommes revenus dans nos huttes

  • o brlait un feu de bois vert quirpandait une fume supposeaider la gurison. On nous a donnlordre de nous coucher sur le dosdans nos huttes enfumes, avec unejambe allonge et une autre replie.Nous tions maintenant desabakhweta, des initis dans lemonde adulte. Un amakhankatha,ou tuteur, soccupait de nous et ilnous expliqua les rgles que nousdevions suivre pour entrer commeil faut dans le monde adulte. Lapremire tche de lamakhankathafut de peindre nos corps nus etrass, de la tte aux pieds, avec delocre blanche, ce qui nous

  • transforma en fantmes. La chauxblanche symbolisait notre puret, etje me souviens encore de la raideurde la terre sche sur mon corps.

    Au cours de cette premire nuit, minuit, un assistant ouikhankatha fit le tour de la huttepour nous rveiller doucement. Onnous dit de nous en aller petitspas dans la nuit pour enterrer nosprpuces. Daprs la tradition ilsseraient ainsi cachs avant que dessorciers puissent les utiliser pourfaire le mal, mais symboliquementnous enterrions aussi notrejeunesse. Je ne voulais pas quitterla chaleur de la hutte pour men

  • aller dans lobscurit ; mais je suisquand mme parti sous les arbres etaprs quelques minutes, jaidtach mon prpuce et je laienfoui dans la terre. Jai senti queje mtais dbarrass du dernierreste de mon enfance.

    Nous avons habit dans nosdeux huttes treize dans danschacune en attendant la gurisonde nos blessures. A lextrieur, noustions envelopps dans unecouverture car nous navions pas ledroit dtre vus par les femmes. Cefut une priode de calme, une sortede prparation spirituelle auxpreuves de lge adulte qui nous

  • attendaient. Le jour de notrerapparition, nous sommesdescendus trs tt la rivire pournous laver de la terre blanche dansleau de la Mbashe. Quand nousavons t propres et secs, on nous aenduits docre rouge. La traditionvoulait quon couche avec unefemme qui plus tard pouvaitdevenir votre pouse, et elleenlevait la terre rouge avec soncorps. Mais dans mon cas, on laenleve avec un mlange de graisseet de lard.

    A la fin de notre retraite, on a

    brl les huttes et tout ce quelles

  • contenaient, dtruisant ainsi nosderniers liens avec lenfance, et unegrande crmonie eut lieu pournous accueillir dans la socit entant quhommes. Nos familles, nosamis et les chefs locaux serunirent pour des discours, deschansons et des cadeaux. On medonna deux gnisses et quatremoutons, aprs quoi je me sentisplus riche que je ne lavais jamaist. Moi qui navais jamais rienpossd, javais soudain quelquechose. Ctait une sensationenivrante mme si ce que javaisreu reprsentait bien peu ctdes cadeaux de Justice, qui avait

  • hrit de tout un troupeau. Jentais pas jaloux. Il tait fils deroi ; jtais, moi, destin devenirseulement conseiller du roi. Cejour-l, je me suis senti fier et fort.Je me souviens que je marchaisdiffremment, je me sentais plusdroit, plus grand, plus sr de moi.Jtais plein despoir et je pensaisquun jour jaurais peut-tre de larichesse, des proprits et une placeimportante dans la socit.

    Le principal orateur de lajourne fut le chef Meligqili, le filsde Dalindyebo, et aprs lavoircout, mes rves gaiement colorsse sont brusquement obscurcis. Il

  • commena de faonconventionnelle, en remarquantquil tait bien que nouscontinuions une tradition qui duraitdepuis plus longtemps quepersonne ne pouvait sen souvenir.Puis il sadressa nous et soudainson ton changea. Et voici nos fils,dit-il, jeunes, robustes et beaux, lafleur de la tribu xhosa, lorgueil denotre nation. Nous venons de lescirconcire dans un rituel qui leurpromet de devenir des adultes, maisje suis ici pour vous dire quil sagitdune promesse vide et illusoire,une promesse qui ne pourra jamaistre remplie. Car nous, les Xhosas,

  • et tous les Noirs dAfrique du Sud,nous sommes un peuple conquis.Nous sommes esclaves dans notrepropre pays. Nous sommeslocataires de notre propre terre.Nous navons aucune force, aucunpouvoir, aucun contrle sur notrepropre destine dans le pays denotre naissance. Ils iront dans lesvilles o ils vivront dans des taudiset o ils boiront de lalcool frelatparce que nous navons pas de terre leur donner sur laquelle ilspourraient prosprer et semultiplier. Ils cracheront leurspoumons au fond des entrailles desmines de lhomme blanc, en

  • ruinant leur sant, sans jamais voirle soleil, pour que lhomme blancpuisse mener une vie de richessesans pareille. Parmi ces jeunesgens, il y a des chefs qui nedirigeront jamais parce que nousnavons pas le pouvoir de nousgouverner ; des soldats qui necombattront jamais parce que nousnavons pas darmes pour lutter ;des lves qui ntudieront jamaisparce que nous navons pasdendroit o les envoyer. Lescapacits, lintelligence, lapromesse de ces jeunes gens serontgaspilles car ils gagneront leurmaigre pitance en accomplissant les

  • tches les plus simples, les plusstupides pour lhomme blanc. Lescadeaux que nous leur faisonsaujourdhui nont aucune valeur,car nous ne pouvons leur offrir leplus grand de tous les cadeaux,cest--dire la libert etlindpendance. Je sais trs bienque Qamata voit tout et ne dortjamais, mais je me demande siQamata ne somnole pas un peu. Sicest le cas, plus tt je mourrai etmieux a vaudra parce que quand jele rencontrerai, je le rveillerai et jelui dirai que les enfants deNgubengcuka, la fleur de la nationxhosa, sont en train de mourir.

  • Lassistance tait devenue deplus en plus silencieuse tandis quele chef Meligqili parlait, et je croisque sa colre montait. Personne nevoulait entendre les mots quilpronona ce jour-l. Je sais quemoi-mme je ne voulais pas lesentendre. Jtais plus mcontentquenflamm par les remarques duchef, et je les rejetais comme lesremarques injurieuses dunignorant, incapable dapprcier lavaleur de lducation et lesavantages que lhomme blanc avaitapports notre pays. A lpoque, jene considrais pas lhomme blanccomme un oppresseur mais comme

  • un bienfaiteur et je pensai que lechef tait dune ingratitudecolossale. Ce petit chef arrogantavait gch ma journe et ma fiertavec ses remarques perverses.

    Mais sans comprendreexactement pourquoi, ses parolesont bientt agi en moi. Il avait semune graine et, bien que je laielaisse dormir pendant une longuesaison, elle finit par germer. Aubout du compte, je me suis aperuque, ce jour-l, lhomme ignorantce ntait pas le chef mais moi.

    Aprs la crmonie, je suisrevenu au bord de la rivire quiallait se jeter, des kilomtres de l,

  • dans locan Indien et je lairegarde serpenter. Je ne lavaisjamais traverse et je ne savais pasgrand-chose du monde qui setrouvait au-del, un monde qui mereconnaissait ce jour-l. Ctaitbientt le crpuscule et je me suisprcipit vers nos huttesdisolement. Il tait interdit deregarder en arrire pendant que leshuttes brlaient mais je nai pas pursister. Quand je suis arriv, il nerestait que deux pyramides decendre ct dun grand mimosa.Dedans, il y avait un mondemerveilleux et perdu, le monde demon enfance, le monde des jours

  • tendres et irresponsables de Qunuet de Mqhekezweni. Maintenantjtais un homme et je ne joueraisplus jamais au thinti, je ne voleraisplus de mas et je ne boirais plus delait au pis dune vache. Je portaisdj le deuil de ma jeunesse. Quandjy repense, je sais que ce jour-l jentais pas encore un homme etque je ne le serais pas encorependant de nombreuses annes.

    5

  • Contrairement la plupart deceux avec qui javais t lcole decirconcision, je ntais pas destin travailler dans les mines dor duReef. Le rgent mavait souventdit : Tu nes pas fait pour passer tavie travailler dans les mines dorde lhomme blanc sans savoir crireton nom. Mon destin tait dedevenir conseiller de Sabata et pourcela je devais tre instruit. Aprs lacrmonie, je suis retourn Mqhekezweni mais pas pour trslongtemps, car je devais traverser larivire Mbashe pour la premirefois afin daller en pension Clarkebury dans le district

  • dEngcobo.Je partais nouveau de chez

    moi, mais javais envie de voircomment je me comporterais dansun monde plus grand. Le rgent lui-mme me conduisit Engcobo danssa majestueuse Ford V8. Avantnotre dpart, il avait organis unefte pour mon passage enquatrime et mon admission Clarkebury. On tua un mouton, ondansa et on chanta ctait lapremire fte en mon honneur etcela ma beaucoup plu. Le rgentme donna ma premire paire debottes, le signe que jtais unadulte, et ce soir-l, je les cirai alors

  • quelles brillaient dj. Fond en 1825, le collge de

    Clarkebury tait situ sur une desplus anciennes missionswesleyennes du Transkei. Alpoque, Clarkebury tait lemeilleur tablissement pourAfricains du Thembuland. Le rgentlui-mme y tait all et Justice lyavait suivi. Il sagissait la foisdun collge et dune cole normaledinstituteurs mais il donnait aussides cours pour former dans desdisciplines plus pratiques :charpente, artisanat du vtement,travail du fer-blanc.

  • Au cours du voyage, le rgent medonna des conseils sur ma conduiteet sur mon avenir. Il insista pourque je me comporte dune faon quinattirerait que du respect Sabataet lui-mme, et je lui assurai quejagirais selon son dsir. Puis il meparla du rvrend C. Harris, ledirecteur de lcole. Il mexpliquaque ctait un homme unique : unThembu blanc, un Blanc qui, auplus profond de son cur, aimait lepeuple thembu. Le rgent me ditque quand Sabata serait plus grand,il confierait le futur roi au rvrendHarris, qui le formerait la foiscomme chrtien et futur dirigeant.

  • Il dit que je devrais apprendreauprs du rvrend Harris parceque jtais destin guider le chefque le rvrend formerait.

    A Mqhekezweni, javaisrencontr beaucoup decommerants et de fonctionnairesblancs, y compris des magistrats etdes policiers. Il sagissaitdhommes de haut rang et le rgentles recevait avec beaucoup dgards,mais sans obsquiosit ; il lestraitait sur un pied dgalit commeeux avec lui. Parfois, mais trsrarement, je lavais mme vu lesrprimander. Javais trs peudexprience dans des rapports

  • directs avec les Blancs. Le rgent nemavait jamais dit comment mecomporter avec eux, et je lavaisobserv et je suivais son exemple.Mais en parlant du rvrend Harris,pour la premire fois, le rgentmexpliqua longuement commentje devais me comporter. Il me ditque je devais manifester aurvrend le mme respect et lamme obissance qu lui-mme.

    Clarkebury tait beaucoup plusgrand que Mqhekezweni. Lcoleelle-mme se composait dunedouzaine de btiments lgants destyle colonial qui comprenaient lafois des maisons individuelles, des

  • dortoirs, la bibliothque etdiffrentes salles de classe. Ctaitle premier endroit de styleoccidental o je vivais, et jai eulimpression de pntrer dans unnouveau monde dont les rgles nemtaient pas encore claires.

    On nous fit entrer dans lebureau du rvrend Harris, qui lergent me prsenta. Je lui serrai lamain, ctait la premire fois que jeserrais la main dun Blanc. Lervrend Harris se montrachaleureux et amical et il manifestaune grande dfrence lgard durgent. Ce dernier lui expliqua quilfallait me former pour que je

  • devienne conseiller du roi et ilesprait quil me porterait unintrt particulier. Le rvrendapprouva ; il ajouta qu Clarkeburyles lves devaient faire des tchesmanuelles aprs les heures declasse et quil sarrangerait pourque je travaille dans son jardin.

    A la fin de lentretien, le rgentme dit au revoir et me donna unbillet dune livre comme argent depoche, la plus grosse sommedargent que javais jamaispossde. Je lui dis au revoir et jelui promis de ne pas le dcevoir.

    Clarkebury tait un collgethembu, construit sur une terre

  • donne par le grand roi thembuNgubengcuka, et je supposais quony accorderait la mme dfrence un descendant de Ngubengcuka quecelle laquelle je mtais habitu Mqhekezweni. Mais je me trompaislourdement, car on ne me traita pasdiffremment des autres. Personnene savait ni nattachaitdimportance au fait que jtais undescendant de lillustreNgubengcuka. Le matre dinternatme reut sans faire sonner lesfanfares et mes camarades nesinclinrent pas devant moi. AClarkebury, beaucoup taientdascendance remarquable et je

  • ntais plus unique. Je reus l unebonne leon parce que je pense qulpoque jtais un peu imbu demoi-mme. Je me suis vite renducompte que je devais faire monchemin en fonction de mescapacits et non de mon hritage.La plupart de mes camarades declasse me dpassaient en sport et enclasse et je devais faire un groseffort pour les rattraper.

    Les cours commencrent lelendemain matin et, avec les autres,je montai au premier tage, o setrouvaient les salles de classe. Lantre avait un plancher bien cir.Javais mis mes bottes neuves. Je

  • nen avais jamais port et, cepremier jour, je marchais commeun cheval quon vient de ferrer. Jefaisais un fracas pouvantable enmontant et je faillis glisserplusieurs fois. Quand jentrai enbotant dans la classe, mes bottesretentissant sur le parquet cir, jevis deux filles au premier rang quime regardaient clopiner avecbeaucoup damusement. Lunedelles, la plus jolie, se pencha verssa voisine et lui dit, assez fort pourque je puisse entendre : Ce petitpaysan na pas lhabitude de porterdes bottes , ce qui fit rire son amie.La colre et la honte maveuglrent.

  • Elle sappelait Mathona etctait un peu mademoiselle je-sais-tout. Je me jurai de ne jamais luiadresser la parole. Mais tandis quemon humiliation disparaissait (etque japprenais marcher avec desbottes), je fis sa connaissance et elledevint ma meilleure amie Clarkebury. Cest la premire filleavec qui jeus une vritable amitisur un pied dgalit et pus partagerdes secrets. A bien des gards, ce futun modle pour les relationsamicales que jeus par la suite avecdes femmes, car jai dcouvert queje pouvais me confier aux femmeset leur avouer des faiblesses et des

  • peurs que je naurais jamaisrvles un homme.

    Je madaptai rapidement la vie

    de Clarkebury. Je participais auxactivits sportives aussi souventque je le pouvais mais avec demdiocres rsultats. Jy participaispour lamour du sport, pas pour lagloire, car je nen obtenais aucune.Nous jouions au tennis sur gazonavec des raquettes que nous nousfabriquions nous-mmes, et aufootball, pieds nus et dans lapoussire.

    Pour la premire fois, javais des

  • professeurs bien forms. Plusieursdentre eux avaient un diplmeuniversitaire, ce qui taitextrmement rare. Un jour, jetravaillais avec Mathona et je luiconfiai que javais peur de ne pasrussir mes examens danglais etdhistoire la fin de lanne. Elleme dit de ne pas minquiter parceque notre professeur, GertrudeNtlabathi, tait la premireAfricaine avoir obtenu sa licence. Elle est trop intelligente pournous laisser chouer , me ditMathona. Je navais pas appris feindre des connaissances que je nepossdais pas, et comme je navais

  • quune vague ide de ce qutaitune licence, je posai la question Mathona. Oh, oui, bien sr, merpondit-elle. Une licence, cest unlivre trs long et trs difficile. Jela crus sur parole.

    Ben Mahlasela tait un autreprofesseur africain qui avait unelicence. Nous ladmirions nonseulement pour ses succsuniversitaires mais aussi parce quele rvrend Harris ne lintimidaitpas. Mme les enseignants blancsse comportaient de manire serviledevant le rvrend Harris, mais Mr.Mahlasela entrait sans crainte dansson bureau, et parfois il oubliait

  • mme dter son chapeau ! Ilparlait au rvrend sur un pieddgalit, en exprimant sondsaccord l o les autres secontentaient dapprouver. Jerespectais le rvrend Harris,cependant jadmirais lecomportement de Mr. Mahlasela. Acette poque, on sattendait cequun Noir avec une licence courbela tte devant un Blanc qui navaitque son bac. Quel que ft le rangauquel accdait un Noir, on leconsidrait toujours commeinfrieur au Blanc le plus bas.

    Le rvrend Harris dirigeait

  • Clarkebury dune main de fer etavec un sens absolu de la justice.Clarkebury fonctionnait pluscomme une cole militaire quecomme une cole normaledinstituteurs. La moindreinfraction tait immdiatementpunie. Dans les runions, lervrend Harris avait toujours uneexpression trs svre et ne selaissait jamais aller la moindrelgret. Quand il entrait dans unepice, les membres du personnel, ycompris les directeurs blancs delcole normale et du collgesecondaire et le principal noir ducollge technique, se levaient.

  • Parmi les lves, on le craignaitplus quon ne laimait. Mais chezlui, je voyais un rvrend Harristout diffrent.

    Travailler dans son jardinreprsentait un double avantage :cela me donna un amour dujardinage qui dure encore, et celamaida connatre le rvrend et safamille la premire familleblanche avec laquelle jaie eu desliens intimes. Cest ainsi que je merendis compte que le rvrendHarris avait un visage public et desfaons prives trs diffrents.

    Derrire le masque de svritdu rvrend, il y avait un homme

  • doux et tolrant qui croyait avecferveur limportance delducation des jeunes Africains. Jele trouvais souvent au jardin, perdudans ses penses. Je ne ledrangeais pas et je lui parlaisrarement, mais il reprsentait pourmoi le modle de lhommegnreux qui se consacre unebonne cause. Sa femme tait aussibavarde quil tait taciturne. Elletait trs belle et venait souvent aujardin pour discuter. Je suisabsolument incapable de mesouvenir de quoi nous parlions,mais jai encore le got desdlicieux petits pains chauds quelle

  • mapportait laprs-midi. Aprs des dbuts lents et

    mdiocres, jai russi maccrocheret jai mis les bouches doubles, cequi ma permis de passer monbrevet en deux ans au lieu de trois.

    Javais la rputation davoir uneexcellente mmoire mais en faitjtais simplement un lveappliqu. Quand jai quittClarkebury jai perdu la trace deMathona. Elle tait externe et sesparents navaient pas les moyens delui faire poursuivre ses tudes. Elletait trs intelligente et trs douemais les ressources insuffisantes de

  • sa famille ont limit sespossibilits. Une histoire sud-africaine malheureusement tropcourante. Ce ntait pas le manquede capacit, qui limitait monpeuple, mais le manque de moyens.

    Les annes passes Clarkeburyont largi mon horizon mais quandje lai quitt, je ne dirai pas quejtais un jeune homme sans partispris ni prjugs. Javais rencontrdes tudiants de tout le Transkeiainsi que quelques-uns deJohannesburg et du Basutoland,comme on appelait le Lesotho, etles manires raffines et urbainesde certains dentre eux me

  • rendaient conscient de tout ce quily avait de provincial en moi. Je lesimitais mais je ne pensais pasquun campagnard pouvait rivaliseravec eux. Et pourtant, je ne lesenviais pas. Mme en quittantClarkebury jtais toujours, au plusprofond de moi, un Thembu fier depenser et dagir en tant que tel. Mesracines taient ma destine, et jecroyais que je deviendrais unconseiller du roi des Thembus,comme le voulait mon tuteur. Monhorizon ne stendait pas au-deldu Thembuland et je pensaisqutre un Thembu tait le sort leplus enviable du monde.

  • 6

    En 1937, alors que javais dix-neuf ans, jai retrouv Justice Healdtown, le lyce wesleyen deFort Beaufort, environ 260kilomtres au sud-est dUmtata. AuXIXE sicle, Fort Beaufort tait undes nombreux avant-postesbritanniques construits pendant lesguerres dites de la Frontire aucours desquelles les empitementsdes colons blancs dpossdaientsystmatiquement les diffrentestribus xhosas de leurs terres.

  • Pendant un sicle de conflits, denombreux guerriers xhosas ontacquis la gloire par leur courage,des hommes comme Sandile,Makhanda et Moqoma, dont lesdeux derniers furent emprisonnssur Robben Island o ilsmoururent. A lpoque de monarrive il restait peu de traces desbatailles du sicle prcdent, sauf laprincipale : l o autrefois seuls lesXhosas avaient vcu et cultiv leschamps, il y avait maintenant uneville blanche.

    Situe au bout dune routesinueuse qui surplombait unevalle verdoyante, la ville

  • dHealdtown tait beaucoup plusbelle et beaucoup plusimpressionnante que Clarkebury. Alpoque, sy trouvait le plus grandlyce africain au-dessous delquateur, avec plus dun millierdtudiants, filles et garons. Sesbtiments coloniaux lgants,couverts de lierre, et ses coursombrages donnaient la sensationdune oasis universitaireprivilgie, ce quil taitprcisment. Comme Clarkebury,Healdtown tait une cole demission de lEglise mthodiste olon dispensait un enseignementchrtien et libral fond sur le

  • modle anglais.Le directeur dHealdtown tait le

    Dr. Arthur Wellington, un Anglaisrobuste et collet mont qui sevantait de liens avec le duc deWellington. Au dbut des runions,il montait sur lestrade et disait desa voix grave de basse : Je suis ledescendant de lillustre duc deWellington, aristocrate, hommedEtat et gnral, qui a cras leFranais Napolon Waterloo et aainsi sauv la civilisation pour lesEuropens et pour vous, lesIndignes. Nous devionsapplaudir avec enthousiasme,profondment reconnaissants

  • quun descendant de lillustre ducde Wellington prt la peinedduquer des indignes commenous. LAnglais duqu tait notremodle ; nous aspirions devenirdes Anglais noirs , comme onnous appelait parfois par drision.On nous enseignait et nous tionspersuads que les meilleuresides taient les ides anglaises,que le meilleur gouvernement taitle gouvernement anglais et que lesmeilleurs des hommes taient lesAnglais.

    A Healdtown on menait une vierigoureuse. La premire clochesonnait 6 heures. Nous

  • descendions au rfectoire 6 h 40pour un petit djeuner de pain secet deau chaude sucre, surveillspar un sombre portrait de GeorgeVI, le roi dAngleterre. Ceux quiavaient les moyens de mettre dubeurre sur leur pain en achetaientet le gardaient dans la cuisine. Jemangeais mon pain sec. A 8 heures,nous nous rassemblions dans lacour, devant notre dortoir pourl inspection , en restant augarde--vous pendant que les fillesarrivaient de leurs dortoirs. Nousrestions en classe jusqu 12 h 45 etnous prenions un repas de gruau,de lait caill et de haricots avec

  • rarement de la viande. Puis nousretournions en classe jusqu 17heures, ensuite il y avait une heurede rcration pour le sport et ledner, puis tude de 19 21 heures.Extinction des feux 21 h 30.

    Des lves de tout le pays ainsique des protectorats du Basutoland,du Swaziland et du Bechuanaland{1 }venaient Healdtown. Il sagissaitdun tablissement essentiellementxhosa mais il accueillait aussi deslves venant dautres tribus. Aprsla classe et pendant les week-ends,les lves se regroupaient partribus. Mme les membres desdiffrentes tribus xhosas restaient

  • ensemble, les amaMpondo avec lesamaMpondo et ainsi de suite. Jefaisais de mme mais cest Healdtown que jai eu mon premierami de langue sotho, ZachariahMolete. Je me souviens de mtresenti tout fait audacieux davoirun ami qui ntait pas xhosa.

    Notre professeur de zoologie,Frank Lebentlele, tait lui aussi delangue sotho et les lveslaimaient beaucoup. Trs beau ettrs simple, Frank ntait pasbeaucoup plus g que nous et semlait librement ses lves. Iljouait au football dans lquipepremire du lyce dont il tait la

  • vedette. Mais ce qui nous tonna leplus, ce fut son mariage avec uneXhosa dUmtata. Les mariagesintertribaux taient extrmementrares. Jusqualors, je navais jamaisconnu quelquun qui se ft marien dehors de sa tribu. On nous avaitappris que de telles unions taienttaboues. Mais le spectacle de Franket de sa femme branla mon espritde clocher et lemprise dutribalisme qui memprisonnaitencore. Je commenai ressentirmon identit en tant quAfricain etpas seulement en tant que Thembuni mme Xhosa.

    Notre dortoir comptait quarante

  • lits, vingt de chaque ct dune allecentrale. Le matre dinternat, lemerveilleux rvrend S.S. Mokitimi,devint plus tard le premierprsident africain de lEglisemthodiste dAfrique du Sud. Luiaussi tait de langue xhosa et seslves ladmiraient parce que ctaitquelquun de moderne et dclairqui comprenait leursrevendications.

    Il nous impressionnaitgalement pour une autre raison : iltenait tte au Dr. Wellington. Unsoir, une querelle clata entre deuxprfets dans lalle principale dulyce. Les prfets taient chargs

  • dempcher les disputes, pas de lesprovoquer. On appela le rvrendMokitimi pour quil rtablisse lapaix. Le Dr. Wellington, quirevenait de la ville, apparut soudainau milieu de toute cette agitation etson arrive cra un chocconsidrable, comme si un dieutait descendu du ciel pourrsoudre un problme bienmodeste.

    Il prit les chose