un cuento de albert camus

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Albert CAMUS philosophe et écrivain français [1913-1960] (1957) JONAS Ou l’artiste au travail suivi de La pierre qui pousse Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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El cuento es Jonas

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Jonas ou l'artiste au travail.

Albert Camus, JONAS ou lartiste au travail (1950)39

Albert CAMUSphilosophe et crivain franais [1913-1960]

(1957)

JONAS

Ou lartiste au travailsuivi de

La pierre qui pousse

Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole,

professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

Courriel: [email protected] Site web pdagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"

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professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

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Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi et fondateur des Classiques des sciences sociales, partir de:

Albert CAMUS [1913-1960]JONAS ou lartiste au travail

suivi de

La pierre qui pousseParis: Les ditions Gallimard, 1957, 121 pp. Collection folio.Polices de caractres utilise:

Pour le texte: Comic Sans, 12 points.

Pour les citations: Comic Sans, 12 points.

Pour les notes de bas de page: Comic Sans, 12 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format: LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

dition numrique ralise le 18 septembre 2010 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

Albert CAMUS

philosophe et crivain franais [1913-1960]JONAS ou lartiste au travail

suivi de

La pierre qui pousse

Paris: Les ditions Gallimard, 1957, 121 pp. Collection folio.

Table des matiresQuatrime de couvertureNote de lditeurJonas ou lartiste qui pousseLa pierre qui pousseJONASou lartiste au travail

Quatrime de couverture

Retour la table des matiresQuoi qu'il puisse arriver, Jonas, peintre au talent reconnu, croit en sa bonne toile - jamais elle ne cessera de l'aider et de le guider. Pourtant la vie, ses proches, ses amis, ses disciples l'acculent peu peu la strilit artistique...

Un ingnieur franais, en mission au Brsil, est confront aux superstitions et au mysticisme des indignes. Mais l'amiti qu'il prouve pour l'un d'entre eux aura raison de son scepticisme.

Deux magnifiques nouvelles la fin mystrieuse et ambigu par l'auteur de L'tranger.

Ces nouvelles sont extraites de L'exil et le royaume (Folio no 78).

[7]

N Mondovi en Algrie en 1913, Albert Camus est d'origine alsacienne et espagnole. Son pre, ouvrier agricole, est tu au front durant la Premire Guerre mondiale et le jeune garon vit Alger avec sa mre qui fait des mnages. lve brillant, il obtient une bourse, passe une licence de philosophie et prsente son diplme d'tudes suprieures sur les rapports entre l'hellnisme et le christianisme travers Plotin et saint Augustin. Mais de sant fragile et craignant la routine, il renonce enseigner. Il s'oriente vers le journalisme. En 1934, il adhre au Parti communiste. Son premier essai L'envers et l'endroit livre l'exprience, dj riche, d'un garon de vingt-quatre ans: le quartier algrois de Belcourt, le misrable foyer familial et surtout l'admirable silence d'une mre et l'effort d'un homme pour retrouver une justice ou un amour qui quilibre ce silence. L'anne suivante, en 1938, il publie Noces qui confirme ses dons d'crivain. La guerre bouleverse sa vie: la censure interdit Alger rpublicain, le journal o il travaillait, et le jeune homme dbarque Paris o il rejoint la Rsistance dans le rseau Combat pour des missions de renseignements et de journalisme clandestin. En 1942, parat L'tranger, roman plac sous le sceau de l'absurde et dont il dgage la signification dans un essai, Le mythe de Sisyphe. Premiers succs, mais aussi premires critiques et premiers malentendus. Il entre au comit de lecture des ditions Gallimard et la Libration devient rdacteur en [8] chef de Combat. Il prend dsormais position sur les grands sujets du moment comme le colonialisme ou la bombe atomique. En 1947, La peste, tonnante chronique de la lutte d'une ville contre une pidmie, remporte un immense succs et le pousse abandonner compltement le journalisme pour la littrature. Il crit des romans, mais aussi des nouvelles remplies de doutes, comme L'exil et le royaume, du thtre et des essais. Son essai L'homme rvolt provoque une controverse avec des crivains comme Sartre ou Breton. Il adapte les oeuvres d'crivains trangers comme Faulkner, Buzzati, Caldern ou Dostoevski avant de publier La chute, la confession d'un avocat, en 1956. Il reoit le prix Nobel de littrature en 1957 et commence un nouveau roman, Le premier homme. Un accident de voiture le 4 janvier 1960 laissera ce roman inachev.

crivain majeur du XXe sicle, Albert Camus est l'auteur d'une oeuvre tout entire tourne vers la condition de l'homme et qui, partant de l'absurde, trouve une issue dans la rvolte. Aux passions mditerranennes a succd un humanisme inquiet et au lyrisme des premiers textes un style rigoureux et lumineux.

Dcouvrez, lisez ou relisezles livres d'Albert Camus

ACTUELLES. CRITS POLITIQUES (Folio Essais no 305)

ACTUELLES. CHRONIQUES ALGRIENNES (Folio Essais

no 400)

CALIGULA, suivi de LE MALENTENDU (Folio no 64)

CALIGULA (Folio Thtre no 6)

LA CHUTE (Folio no 10 et Folio Plus no 36)

DISCOURS DE SUDE (Folio no 2919)

L'ENVERS ET L'ENDROIT (Folio Essais no 41)

L'TRANGER (Folio no 2 et Folio Plus no 10)

L'TAT DE SIGE (Folie Thtre no 52)

[9]

L'EXIL ET LE ROYAUME (Folio no 78)

LES JUSTES (Folio no 477)

LETTRES UN AMI ALLEMAND (Folio no 2226)

L'HOMME RVOLT (Folio Essais no 15)

LE MALENTENDU (Folio Thtre no 18)

LE MYTHE DE SISYPHE (Folio Essais no 11)

NOCES, suivi de L'T (Folio no 16)

LA PESTE (Folio no 42 et Folio Plus no 21)

LE PREMIER HOMME (Folio no 3320)

Pour en savoir plus surAlbert Camus et son oeuvre

ROGER GRENIER, ALBERT CAMUS SOLEIL ET OMBRE (Folio no 2286)

OLIVIER TODD, ALBERT CAMUS, UNE VIE (Folio no 3263)

BERNARD PINGAUD COMMENTE L'TRANGER (Foliothque no 22)

JACQUELINE LVI-VALENSI COMMENTE LA CHUTE (Foliothque no 58)

JACQUELINE LVI-VALENSI COMMENTE LA PESTE (Foliothque no 8)

[11]Jonas

ou l'artiste au travailRetour la table des matires[13]

Jetez-moi dans la mer... car je sais que c'est moi qui attire sur vous cette grande tempte.

JONAS, I, 12.

Gilbert Jonas, artiste peintre, croyait en son toile. Il ne croyait d'ailleurs qu'en elle, bien qu'il se sentt du respect, et mme une sorte d'admiration devant la religion des autres. Sa propre foi, pourtant, n'tait pas sans vertus, puisqu'elle consistait admettre, de faon obscure, qu'il obtiendrait beaucoup sans jamais rien mriter. Aussi, lorsque, aux environs de sa trente-cinquime anne, une dizaine de critiques se disputrent soudain la gloire d'avoir dcouvert son talent, il n'en montra point de surprise. Mais sa srnit, attribue par certains la suffisance, s'expliquait trs bien, au contraire, par une confiante modestie. Jonas rendait justice son toile plutt qu' ses mrites.

[14] Il se montra un peu plus tonn lorsqu'un marchand de tableaux lui proposa une mensualit qui le dlivrait de tout souci. En vain, l'architecte Rateau, qui depuis le lyce aimait Jonas et son toile, lui reprsenta-t-il que cette mensualit lui donnerait une vie peine dcente et que le marchand n'y perdrait rien. Tout de mme, disait Jonas. Rateau, qui russissait, mais la force du poignet, dans tout ce qu'il entreprenait, gourmandait son ami. Quoi, tout de mme? Il faut discuter. Rien n'y fit. Jonas en lui-mme remerciait son toile. Ce sera comme vous voudrez, dit-il au marchand. Et il abandonna les fonctions qu'il occupait dans la maison d'dition paternelle, pour se consacrer tout entier la peinture. a, disait-il, c'est une chance!

Il pensait en ralit: C'est une chance qui continue. Aussi loin qu'il pt remonter dans sa mmoire, il trouvait cette chance l'uvre. Il nourrissait ainsi une tendre reconnaissance l'endroit de ses parents, d'abord parce qu'ils l'avaient lev distraitement, ce qui lui avait fourni le loisir de la rverie, ensuite parce qu'ils s'taient spars, pour raison d'adultre. C'tait du moins le prtexte invoqu par son pre qui oubliait de prciser qu'il s'agissait d'un adultre assez particulier: il ne pouvait [15] supporter les bonnes oeuvres de sa femme, vritable sainte laque, qui, sans y voir malice, avait fait le don de sa personne l'humanit souffrante. Mais le mari prtendait disposer en matre des vertus de sa femme. J'en ai assez, disait cet Othello, d'tre tromp avec les pauvres.

Ce malentendu fut profitable Jonas. Ses parents, ayant lu, ou appris, qu'on pouvait citer plusieurs cas de meurtriers sadiques issus de parents divorcs, rivalisrent de gteries pour touffer dans l'uf les germes d'une aussi fcheuse volution. Moins apparents taient les effets du choc subi, selon eux, par la conscience de l'enfant, et plus ils s'en inquitaient: les ravages invisibles devaient tre les plus profonds. Pour peu que Jonas se dclart content de lui ou de sa journe, l'inquitude ordinaire de ses parents touchait l'affolement. Leurs attentions redoublaient et l'enfant n'avait alors plus rien dsirer.

Son malheur suppose valut enfin Jonas un frre dvou en la personne de son ami Rateau. Les parents de ce dernier invitaient souvent son petit camarade de lyce parce qu'ils plaignaient son infortune. Leurs discours apitoys inspirrent leur fils, vigoureux et sportif, le dsir de prendre sous sa [16] protection l'enfant dont il admirait dj les russites nonchalantes. L'admiration et la condescendance firent un bon mlange pour une amiti que Jonas reut, comme le reste, avec une simplicit encourageante.

Quand Jonas eut termin, sans effort particulier, ses tudes, il eut encore la chance d'entrer dans la maison d'dition de son pre pour y trouver une situation et, par des voies indirectes, sa vocation de peintre. Premier diteur de France, le pre de Jonas tait d'avis que le livre, plus que jamais, et en raison mme de la crise de la culture, tait l'avenir. L'histoire montre, disait-il, que moins on lit et plus on achte de livres. Partant, il ne lisait que rarement les manuscrits qu'on lui soumettait, ne se dcidait les publier que sur la personnalit de l'auteur ou l'actualit de son sujet (de ce point de vue, le seul sujet toujours actuel tant le sexe, l'diteur avait fini par se spcialiser) et s'occupait seulement de trouver des prsentations curieuses et de la publicit gratuite. Jonas reut donc, en mme temps que le dpartement des lectures, de nombreux loisirs dont il fallut trouver l'emploi. C'est ainsi qu'il rencontra la peinture.

Pour la premire fois, il se dcouvrit une ardeur imprvue, mais inlassable, consacra [17] bientt ses journes peindre et, toujours sans effort, excella dans cet exercice. Rien d'autre ne semblait l'intresser et c'est peine s'il put se marier l'ge convenable: la peinture le dvorait tout entier. Aux tres et aux circonstances ordinaires de la vie, il ne rservait qu'un sourire bienveillant qui le dispensait d'en prendre souci. Il fallut un accident de la motocyclette que Rateau conduisait trop vigoureusement, son ami en croupe, pour que Jonas, la main droite enfin immobilise dans un bandage, et s'ennuyant, pt s'intresser l'amour. L encore, il fut port voir dans ce grave accident les bons effets de son toile. Sans lui, il n'et pas pris le temps de regarder Louise Poulin comme elle le mritait.

Selon Rateau, d'ailleurs, Louise ne mritait pas d'tre regarde. Petit et rbl lui-mme, il n'aimait que les grandes femmes. Je ne sais pas ce que tu trouves cette fourmi, disait-il. Louise tait en effet petite, noire de peau, de poil et d'il, mais bien faite, et de jolie mine. Jonas, grand et solide, s'attendrissait sur la fourmi, d'autant plus qu'elle tait industrieuse. La vocation de Louise tait l'activit. Une telle vocation s'accordait heureusement au got de Jonas pour l'inertie, et pour ses avantages. Louise se dvoua d'abord la littrature, [18]tant qu'elle crut du moins que l'dition intressait Jonas. Elle lisait tout, sans ordre, et devint, en peu de semaines, capable de parler de tout. Jonas l'admira et se jugea dfinitivement dispens de lectures puisque Louise le renseignait assez, et lui permettait de connatre l'essentiel des dcouvertes contemporaines. Il ne faut plus dire, affirmait Louise, qu'un tel est mchant ou laid, mais qu'il se veut mchant ou laid. La nuance tait importante et risquait de mener au moins, comme le fit remarquer Rateau, la condamnation du genre humain. Mais Louise trancha en montrant que cette vrit tant la fois soutenue par la presse du cur et les revues philosophiques, elle tait universelle et ne pouvait tre discute. Ce sera comme vous voudrez, dit Jonas, qui oublia aussitt cette cruelle dcouverte pour rver son toile.

Louise dserta la littrature ds qu'elle comprit que Jonas ne s'intressait qu' la peinture. Elle se dvoua aussitt aux arts plastiques, courut muses et expositions, y trana Jonas qui comprenait mal ce que peignaient ses contemporains et s'en trouvait gn dans sa simplicit d'artiste. Il se rjouissait cependant d'tre si bien renseign sur tout ce qui touchait son [19] art. Il est vrai que le lendemain, il perdait jusqu'au nom du peintre dont il venait de voir les oeuvres. Mais Louise avait raison lorsqu'elle lui rappelait premptoirement une des certitudes qu'elle avait gardes de sa priode littraire, savoir qu'en ralit on n'oubliait jamais rien. L'toile dcidment protgeait Jonas qui pouvait ainsi cumuler sans mauvaise conscience les certitudes de la mmoire et les commodits de l'oubli.

Mais les trsors de dvouement que prodiguait Louise tincelaient de leurs plus beaux feux dans la vie quotidienne de Jonas. Ce bon ange lui vitait les achats de chaussures, de vtements et de linge qui abrgent, pour tout homme normal, les jours d'une vie dj si courte. Elle prenait charge, rsolument, les mille inventions de la machine tuer le temps, depuis les imprims obscurs de la scurit sociale jusqu'aux dispositions sans cesse renouveles de la fiscalit. Oui, disait Rateau, c'est entendu. Mais elle ne peut aller chez le dentiste ta place. Elle n'y allait pas, mais elle tlphonait et prenait les rendez-vous, aux meilleures heures; elle s'occupait des vidanges de la 4 CV, des locations dans les htels de vacances, du charbon domestique; elle achetait elle-mme les cadeaux que Jonas [20] dsirait offrir, choisissait et expdiait ses fleurs et trouvait encore le temps, certains soirs, de passer chez lui, en son absence, pour prparer le lit qu'il n'aurait pas besoin cette nuit-l d'ouvrir avant de se coucher.

Du mme lan, aussi bien, elle entra dans ce lit, puis s'occupa du rendez-vous avec le maire, y mena Jonas deux ans avant que son talent ft enfin reconnu et organisa le voyage de noces de manire que tous les muses fussent visits. Non sans avoir trouv, auparavant, en pleine crise du logement, un appartement de trois pices o ils s'installrent, au retour. Elle fabriqua ensuite, presque coup sur coup, deux enfants, garon et fille, selon son plan qui tait d'aller jusqu' trois et qui fut rempli peu aprs que Jonas eut quitt la maison d'dition pour se consacrer la peinture.

Ds qu'elle eut accouch, d'ailleurs, Louise ne se dvoua plus qu' son, puis ses enfants. Elle essayait encore d'aider son mari mais le temps lui manquait. Sans doute, elle regrettait de ngliger Jonas, mais son caractre dcid l'empchait de s'attarder ces regrets. Tant pis, disait-elle, chacun son tabli. Expression dont Jonas se dclarait d'ailleurs enchant, car il dsirait, comme tous les artistes de son poque, passer pour un artisan. L'artisan fut [21] donc un peu nglig et dut acheter ses souliers lui-mme. Cependant, outre que cela tait dans la nature des choses, Jonas fut encore tent de s'en fliciter. Sans doute, il devait faire effort pour visiter les magasins, mais cet effort tait rcompens par l'une de ces heures de solitude qui donne tant de prix au bonheur des couples.

Le problme de l'espace vital l'emportait de loin, pourtant, sur les autres problmes du mnage, car le temps et l'espace se rtrcissaient du mme mouvement, autour d'eux. La naissance des enfants, le nouveau mtier de Jonas, leur installation troite, et la modestie de la mensualit qui interdisait d'acheter un plus grand appartement, ne laissaient qu'un champ restreint la double activit de Louise et de Jonas. L'appartement se trouvait au premier tage d'un ancien htel du XVIIIe sicle, dans le vieux quartier de la capitale. Beaucoup d'artistes logeaient dans cet arrondissement, fidles au principe qu'en art la recherche du neuf doit se faire dans un cadre ancien. Jonas, qui partageait cette conviction, se rjouissait beaucoup de vivre dans ce quartier.

Pour ancien, en tout cas, son appartement l'tait. Mais quelques arrangements trs modernes [22] lui avaient donn un air original qui tenait principalement ce qu'il offrait ses htes un grand volume d'air alors qu'il n'occupait qu'une surface rduite. Les pices, particulirement hautes, et ornes de superbes fentres, avaient t certainement destines, si on en jugeait par leurs majestueuses proportions, la rception et l'apparat. Mais les ncessits de l'entassement urbain et de la rente immobilire avaient contraint les propritaires successifs couper par des cloisons ces pices trop vastes, et multiplier par ce moyen les stalles qu'ils louaient au prix fort leur troupeau de locataires. Ils n'en faisaient pas moins valoir ce qu'ils appelaient l'important cubage d'air. Cet avantage n'tait pas niable. Il fallait seulement l'attribuer l'impossibilit o s'taient trouvs les propritaires de cloisonner aussi les pices dans leur hauteur. Sans quoi, ils n'eussent pas hsit faire les sacrifices ncessaires pour offrir quelques refuges de plus la gnration montante, particulirement marieuse et prolifique cette poque. Le cubage d'air ne prsentait pas, d'ailleurs, que des avantages. Il offrait l'inconvnient de rendre les pices difficiles chauffer en hiver, ce qui obligeait malheureusement les propritaires majorer l'indemnit [23] de chauffage. En t, cause de la vaste surface vitre, l'appartement tait littralement viol par la lumire: il n'y avait pas de persiennes. Les propritaires avaient nglig d'en placer, dcourags sans doute par la hauteur des fentres et le prix de la menuiserie. D'pais rideaux, aprs tout, pouvaient jouer le mme rle et ne posaient aucun problme quant au prix de revient, puisqu'ils taient la charge des locataires. Les propritaires, au demeurant, ne refusaient pas d'aider ces derniers et leur offraient des prix imbattables des rideaux venus de leurs propres magasins. La philanthropie immobilire tait en effet leur violon d'Ingres. Dans l'ordinaire de la vie, ces nouveaux princes vendaient de la percale et du velours.

Jonas s'tait extasi sur les avantages de l'appartement et en avait admis sans peine les inconvnients. Ce sera comme vous voudrez, dit-il au propritaire pour l'indemnit de chauffage. Quant aux rideaux, il approuvait Louise qui trouvait suffisant de garnir la seule chambre coucher et de laisser les autres fentres nues. Nous n'avons rien cacher, disait ce cur pur. Jonas avait t particulirement sduit par la plus grande pice dont le plafond tait si haut qu'il ne [24] pouvait tre question d'y installer un systme d'clairage. On entrait de plain-pied dans cette pice qu'un troit couloir reliait aux deux autres, beaucoup plus petites, et places en enfilade. Au bout de l'appartement, la cuisine voisinait avec les commodits et un rduit dcor du nom de salle de douches. Il pouvait en effet passer pour tel la condition d'y installer un appareil, de le placer dans le sens vertical, et de consentir recevoir le jet bienfaisant dans une immobilit absolue.

La hauteur vraiment extraordinaire des plafonds, et l'exigut des pices, faisaient de cet appartement un trange assemblage de paralllpipdes presque entirement vitrs, tout en portes et en fentres, o les meubles ne pouvaient trouver d'appui et o les tres, perdus dans la lumire blanche et violente, semblaient flotter comme des ludions dans un aquarium vertical. De plus, toutes les fentres donnaient sur la cour, c'est--dire, peu de distance, sur d'autres fentres du mme style derrire lesquelles on apercevait presque aussitt le haut dessin de nouvelles fentres donnant sur une deuxime cour. C'est le cabinet des glaces, disait Jonas ravi. Sur le conseil de Rateau, on avait dcid de placer la chambre conjugale dans l'une des petites [25] pices, l'autre devant abriter l'enfant qui s'annonait dj. La grande pice servait d'atelier Jonas pendant la journe, de pice commune le soir et l'heure des repas. On pouvait d'ailleurs, la rigueur, manger dans la cuisine, pourvu que Jonas, ou Louise, voult bien se tenir debout. Rateau, de son ct, avait multipli les installations ingnieuses. A force de portes roulantes, de tablettes escamotables et de tables pliantes, il tait parvenu compenser la raret des meubles, en accentuant l'air de bote surprises de cet original appartement.

Mais quand les pices furent pleines de tableaux et d'enfants, il fallut songer sans tarder une nouvelle installation. Avant la naissance du troisime enfant, en effet, Jonas travaillait dans la grande pice, Louise tricotait dans la chambre conjugale, tandis que les deux petits occupaient la dernire chambre, y menaient grand train, et roulaient aussi, comme ils le pouvaient, dans tout l'appartement. On dcida alors d'installer le nouveau-n dans un coin de l'atelier que Jonas isola en superposant ses toiles la manire d'un paravent, ce qui offrait l'avantage d'avoir l'enfant la porte de l'oreille et de pouvoir ainsi rpondre ses appels. Jonas d'ailleurs n'avait [26] jamais besoin de se dranger, Louise le prvenait. Elle n'attendait pas que l'enfant crit pour entrer dans l'atelier, quoique avec mille prcautions, et toujours sur la pointe des pieds. Jonas, attendri par cette discrtion, assura un jour Louise qu'il n'tait pas si sensible et qu'il pouvait trs bien travailler sur le bruit de ses pas. Louise rpondit qu'il s'agissait aussi de ne pas rveiller l'enfant. Jonas, plein d'admiration pour le cur maternel qu'elle dcouvrait ainsi, rit de bon cur de sa mprise. Du coup, il n'osa pas avouer que les interventions prudentes de Louise taient plus gnantes qu'une franche irruption. D'abord parce qu'elles duraient plus longtemps, ensuite parce qu'elles s'excutaient selon une mimique o Louise, les bras largement carts, le torse un peu renvers en arrire, et la jambe lance trs haut devant elle, ne pouvait passer inaperue. Cette mthode allait mme contre ses intentions avoues, puisque Louise risquait tout moment d'accrocher quelqu'une des toiles dont l'atelier tait encombr. Le bruit rveillait alors l'enfant qui manifestait son mcontentement selon ses moyens, du reste assez puissants. Le pre, enchant des capacits pulmonaires de son fils, courait le dorloter, bientt relay par sa femme. Jonas [27] relevait alors ses toiles, puis, pinceaux en main, coutait, charm, la voix insistante et souveraine de son fils.

Ce fut le moment aussi o le succs de Jonas lui valut beaucoup d'amis. Ces amis se manifestaient au tlphone, ou l'occasion de visites impromptues. Le tlphone qui, tout bien pes, avait t plac dans l'atelier, rsonnait souvent, toujours au prjudice du sommeil de l'enfant qui mlait ses cris la sonnerie imprative de l'appareil. Si, d'aventure, Louise tait en train de soigner les autres enfants, elle s'efforait d'accourir avec eux, mais la plupart du temps elle trouvait Jonas tenant l'enfant d'une main et, de l'autre, les pinceaux avec le rcepteur du tlphone qui lui transmettait une invitation affectueuse djeuner. Jonas s'merveillait qu'on voult bien djeuner avec lui, dont la conversation tait banale, mais prfrait les sorties du soir afin de garder intacte sa journe de travail. La plupart du temps, malheureusement, l'ami n'avait que le djeuner, et ce djeuner-ci, de libre; il tenait absolument le rserver au cher Jonas. Le cher Jonas acceptait: Comme vous voudrez!, raccrochait: Est-il gentil celui-l!, et rendait l'enfant Louise. Puis il reprenait son travail, bientt interrompu [28] par le djeuner ou le dner. Il fallait carter les toiles, dplier la table perfectionne, et s'installer avec les petits, Pendant le repas, Jonas gardait un il sur le tableau en train, et il lui arrivait, au dbut du moins, de trouver ses enfants un peu lents mastiquer et dglutir, ce qui donnait chaque repas une longueur excessive. Mais il lut dans son journal qu'il fallait manger avec lenteur pour bien assimiler, et trouva ds lors dans chaque repas des raisons de se rjouir longuement.

D'autres fois, ses nouveaux amis lui faisaient visite. Rateau, lui, ne venait qu'aprs dner. Il tait son bureau dans la journe, et puis, il savait que les peintres travaillent la lumire du jour. Mais les nouveaux amis de Jonas appartenaient presque tous l'espce artiste ou critique. Les uns avaient peint, d'autres allaient peindre, et les derniers enfin s'occupaient de ce qui avait t peint ou le serait. Tous, certainement, plaaient trs haut les travaux de l'art, et se plaignaient de l'organisation du monde moderne qui rend si difficile la poursuite desdits travaux et l'exercice, indispensable l'artiste, de la mditation. Ils s'en plaignaient des aprs-midi durant, suppliant Jonas de continuer travailler, de faire comme s'ils n'taient pas l, et d'en user librement [29] avec eux qui n'taient pas bourgeois et savaient ce que valait le temps d'un artiste. Jonas, content d'avoir des amis capables d'admettre qu'on pt travailler en leur prsence, retournait son tableau sans cesser de rpondre aux questions qu'on lui posait, ou de rire aux anecdotes qu'on lui contait.

Tant de naturel mettait ses amis de plus en plus l'aise. Leur bonne humeur tait si relle qu'ils en oubliaient l'heure du repas. Les enfants, eux, avaient meilleure mmoire. Ils accouraient, se mlaient la socit, hurlaient, taient pris en charge par les visiteurs, sautaient de genoux en genoux. La lumire dclinait enfin sur le carr du ciel dessine par la cour, Jonas posait ses pinceaux. Il ne restait qu' inviter les amis, la fortune du pot, et parler encore, tard dans la nuit, de l'art bien sr, mais surtout des peintres sans talent, plagiaires ou intresses, qui n'taient pas l. Jonas, lui, aimait se lever tt, pour profiter des premires heures de la lumire. Il savait que ce serait difficile, que le petit djeuner ne serait pas prt temps, et que lui-mme serait fatigu. Mais il se rjouissait aussi d'apprendre, en un soir, tant de choses qui ne pouvaient manquer de lui tre profitables, quoique de manire invisible, dans son art. [30] En art, comme dans la nature, rien ne se perd, disait-il. C'est un effet de l'toile.

Aux amis se joignaient parfois les disciples: Jonas maintenant faisait cole. Il en avait d'abord t surpris, ne voyant pas ce qu'on pouvait apprendre de lui qui avait tout dcouvrir. L'artiste, en lui, marchait dans les tnbres; comment aurait-il enseign les vrais chemins? Mais il comprit assez vite qu'un disciple n'tait pas forcment quelqu'un qui aspire apprendre quelque chose. Plus souvent, au contraire, on se faisait disciple pour le plaisir dsintress d'enseigner son matre. Ds lors, il put accepter, avec humilit, ce surcrot d'honneurs. Les disciples de Jonas lui expliquaient longuement ce qu'il avait peint, et pourquoi. Jonas dcouvrait ainsi dans son oeuvre beaucoup d'intentions qui le surprenaient un peu, et une foule de choses qu'il n'y avait pas mises. Il se croyait pauvre et, grce ses lves, se trouvait riche d'un seul coup. Parfois, devant tant de richesses jusqu'alors inconnues, un soupon de fiert effleurait Jonas. C'est tout de mme vrai, se disait-il. Ce visage-l, au dernier plan, on ne voit que lui. je ne comprends pas bien ce qu'ils veulent dire en parlant d'humanisation indirecte. Pourtant, avec cet effet, je suis all assez loin. [31] Mais bien vite, il se dbarrassait sur son toile de cette incommode matrise. C'est l'toile, disait-il, qui va loin. Moi, je reste prs de Louise et des enfants.

Les disciples avaient d'ailleurs un autre mrite: ils obligeaient Jonas une plus grande rigueur envers lui-mme. Ils le mettaient si haut dans leurs discours, et particulirement en ce qui concernait sa conscience et sa force de travail, qu'aprs cela aucune faiblesse ne lui tait plus permise. Il perdit ainsi sa vieille habitude de croquer un bout de sucre ou de chocolat quand il avait termin un passage difficile, et avant de se remettre au travail. Dans la solitude, malgr tout, il et cd clandestinement cette faiblesse. Mais il fut aid dans ce progrs moral par la prsence presque constante de ses disciples et amis devant lesquels il se trouvait un peu gn de grignoter du chocolat et dont il ne pouvait d'ailleurs, pour une si petite manie, interrompre l'intressante conversation.

De plus, ses disciples exigeaient qu'il restt fidle son esthtique. Jonas, qui peinait longuement pour recevoir de loin en loin une sorte d'clair fugitif o la ralit surgissait alors ses yeux dans une lumire vierge, n'avait qu'une ide obscure de sa propre [32] esthtique. Ses disciples, au contraire, en avaient plusieurs ides, contradictoires et catgoriques; ils ne plaisantaient pas l-dessus. Jonas et aim, parfois, invoquer le caprice, cet humble ami de l'artiste. Mais les froncements de sourcils de ses disciples devant certaines toiles qui s'cartaient de leur ide le foraient rflchir un peu plus sur son art, ce qui tait tout bnfice.

Enfin, les disciples aidaient Jonas d'une autre manire en le forant donner son avis sur leur propre production. Il ne se passait pas de jour, en effet, qu'on ne lui apportt quelque toile peine bauche que son auteur plaait entre Jonas et le tableau en train, afin de faire bnficier l'bauche de la meilleure lumire. Il fallait donner un avis. jusqu' cette poque, Jonas avait toujours eu une secrte honte de son incapacit profonde juger d'une uvre d'art. Exception faite pour une poigne de tableaux qui le transportaient, et pour les gribouillages videmment grossiers, tout lui paraissait galement intressant et indiffrent. Il fut donc forc de se constituer un arsenal de jugements, d'autant plus varis que ses disciples, comme tous les artistes de la capitale, avaient en somme un certain talent, et qu'il lui fallait tablir, [33] lorsqu'ils taient l, des nuances assez diverses pour satisfaire chacun. Cette heureuse obligation le contraignit donc se faire un vocabulaire, et des opinions sur son art. Sa naturelle bienveillance ne fut d'ailleurs pas aigrie par cet effort. Il comprit rapidement que ses disciples ne lui demandaient pas des critiques, dont ils n'avaient que faire, mais seulement des encouragements et, s'il se pouvait, des loges. Il fallait seulement que les loges fussent diffrents. Jonas ne se contenta plus d'tre aimable, son ordinaire. Il le fut avec ingniosit.

Ainsi coulait le temps de Jonas, qui peignait au milieu d'amis et d'lves, installs sur des chaises maintenant disposes en rangs concentriques autour du chevalet. Souvent, aussi bien, des voisins apparaissaient aux fentres d'en face et s'ajoutaient son public. Il discutait, changeait des vues, examinait les toiles qui lui taient soumises, souriait aux passages de Louise, consolait les enfants et rpondait chaleureusement aux appels tlphoniques, sans jamais lcher ses pinceaux avec lesquels, de temps en temps, il ajoutait une touche au tableau commenc. Dans un sens, sa vie tait bien remplie, toutes ses heures taient employes, et il rendait grces [34] au destin qui lui pargnait l'ennui. Dans un autre sens, il fallait beaucoup de touches pour remplir un tableau et il pensait parfois que l'ennui avait du bon puisqu'on pouvait s'en vader par le travail acharn. La production de Jonas, au contraire, ralentissait, dans la mesure o ses amis devenaient plus intressants. Mme dans les rares heures o il tait tout fait seul, il se sentait trop fatigue pour mettre les bouches doubles. Et dans ces heures, il ne pouvait que rver d'une nouvelle organisation qui concilierait les plaisirs de l'amiti et les vertus de l'ennui.

Il s'en ouvrit Louise qui, de son ct, s'inquitait devant la croissance de ses deux ans et l'troitesse de leur chambre. Elle proposa de les installer dans la grande pice en masquant leur lit par un paravent, et de transporter le bb dans la petite pice o il ne serait pas rveill par le tlphone. Comme le bb ne tenait aucune place, Jonas pouvait faire de la petite pice son atelier. La grande servirait alors aux rceptions de la journe, Jonas pourrait aller et venir, rendre visite ses amis ou travailler, sr qu'il tait d'tre compris dans son besoin d'isolement. De plus, la ncessit de coucher les grands enfants permettrait d'courter les soires. Superbe, dit [35] Jonas aprs rflexion. - Et puis, dit Louise, si tes amis partent tt, nous nous verrons un peu plus. Jonas la regarda. Une ombre de tristesse passait sur le visage de Louise. mu, il la prit contre lui, l'embrassa avec toute sa tendresse. Elle s'abandonna et, pendant un instant, ils furent heureux comme ils l'avaient t au dbut de leur mariage. Mais elle se secoua: la pice tait peut-tre trop petite pour Jonas. Louise se saisit d'un mtre pliant et ils dcouvrirent qu'en raison de l'encombrement cr par ses toiles et par celles de ses lves, de beaucoup les plus nombreuses, il travaillait, ordinairement, dans un espace peine plus grand que celui qui lui serait, dsormais, attribu. Jonas procda sans tarder au dmnagement.

Sa rputation, par chance, grandissait d'autant plus qu'il travaillait moins. Chaque exposition tait attendue et clbre d'avance. Il est vrai qu'un petit nombre de critiques, parmi lesquels se trouvaient deux des visiteurs habituels de l'atelier, tempraient de quelques rserves la chaleur de leur compte rendu. Mais l'indignation des disciples compensait, et au-del, ce petit malheur. Bien sr, affirmaient ces derniers avec force, ils mettaient au-dessus de tout les toiles de la premire [36] priode, mais les recherches actuelles prparaient une vritable rvolution. Jonas se reprochait le lger agacement qui lui venait chaque fois qu'on exaltait ses premires uvres et remerciait avec effusion. Seul Rateau grognait: Drles de pistolets... Ils t'aiment en statue, immobile. Avec eux, dfense de vivre 1Mais Jonas dfendait ses disciples: Tu ne peux pas comprendre, disait-il Rateau, toi, tu aimes tout ce que je fais. Rateau riait: Parbleu. Ce ne sont pas tes tableaux que j'aime. C'est ta peinture.

Les tableaux continuaient de plaire en tout cas et, aprs une exposition accueillie chaleureusement, le marchand proposa, de lui-mme, une augmentation de la mensualit. Jonas accepta, en protestant de sa gratitude. vous entendre, dit le marchand, on croirait que vous attachez de l'importance l'argent. Tant de bonhomie conquit le cur du peintre. Cependant, comme il demandait au marchand l'autorisation de donner une toile une vente de charit, celui-ci s'inquita de savoir s'il s'agissait d'une charit qui rapportait. Jonas l'ignorait. Le marchand proposa donc d'en rester honntement aux termes du contrat qui lui accordait un privilge exclusif quant la vente. Un contrat [37] est un contrat, dit-il. Dans le leur, la charit n'tait pas prvue. Ce sera comme vous voudrez, dit le peintre.

La nouvelle organisation n'apporta que des satisfactions Jonas. Il put, en effet, s'isoler assez souvent pour rpondre aux nombreuses lettres qu'il recevait maintenant et que sa courtoisie ne pouvait laisser sans rponse. Les unes concernaient l'art de Jonas, les autres, de beaucoup les plus nombreuses, la personne du correspondant, soit qu'il voult tre encourage dans sa vocation de peintre, soit qu'il et demander un conseil ou une aide financire. mesure que le nom de Jonas paraissait dans les gazettes, il fut aussi sollicit, comme tout le monde, d'intervenir pour dnoncer des injustices trs rvoltantes. Jonas rpondait, crivait sur l'art, remerciait, donnait son conseil, se privait d'une cravate pour envoyer un petit secours, signait enfin les justes protestations qu'on lui soumettait. Tu fais de la politique, maintenant? Laisse a aux crivains et aux filles laides, disait Rateau. Non, il ne signait que les protestations qui se dclaraient trangres tout esprit de parti. Mais toutes se rclamaient de cette belle indpendance. longueur de semaines, Jonas tranait ses poches gonfles d'un courrier sans [38] cesse nglig et renouvel. Il rpondait aux plus pressantes, qui venaient gnralement d'inconnus, et gardait pour un meilleur temps celles qui demandaient une rponse loisir, c'est--dire les lettres d'amis. Tant d'obligations lui interdisaient en tout cas la flnerie, et l'insouciance du cur. Il se sentait toujours en retard, et toujours coupable, mme quand il travaillait, ce qui lui arrivait de temps en temps.

Louise tait de plus en plus mobilise par les enfants, et s'puisait faire tout ce que lui-mme, en d'autres circonstances, et pu faire dans la maison. Il en tait malheureux. Aprs tout, il travaillait, lui, pour son plaisir, elle avait la plus mauvaise part. Il s'en apercevait bien quand elle tait en courses. Le tlphone 1 criait l'an, et Jonas plantait l son tableau pour y revenir, le cur en paix, avec une invitation supplmentaire. C'est pour le gaz! hurlait un employ dans la porte qu'un enfant lui avait ouverte. Voil, voil 1 Quand Jonas quittait le tlphone, ou la porte, un ami, un disciple, les deux parfois, le suivaient jusqu' la petite pice pour terminer la conversation commence. Peu peu, tous devinrent familiers du couloir. Ils s'y tenaient, bavardaient entre eux, prenaient de [39] loin Jonas tmoin, ou bien faisaient une courte irruption dans la petite pice. Ici, au moins, s'exclamaient ceux qui entraient, on peut vous voir un peu, et loisir. Jonas s'attendrissait: C'est vrai, disait-il. Finalement, on ne se voit plus. Il sentait bien aussi qu'il dcevait ceux qu'il ne voyait pas, et il s'en attristait. Souvent, il s'agissait d'amis qu'il et prfr rencontrer. Mais le temps lui manquait, il ne pouvait tout accepter. Aussi, sa rputation s'en ressentit. Il est devenu fier, disait-on, depuis qu'il a russi. Il ne voit plus personne.Ou bien: Il n'aime personne, que lui. Non, il aimait sa peinture, et Louise, ses enfants, Rateau, quelques-uns encore, et il avait de la sympathie pour tous. Mais la vie est brve, le temps rapide, et sa propre nergie avait des limites. Il tait difficile de peindre le monde et les hommes et, en mme temps, de vivre avec eux. D'un autre ct, il ne pouvait se plaindre ni expliquer ses empchements. Car on lui frappait alors sur l'paule. Heureux gaillard! C'est la ranon de la gloire!

Le courrier s'accumulait donc, les disciples ne tolraient aucun relchement, et les gens du monde maintenant affluaient que Jonas d'ailleurs estimait de s'intresser la peinture [40] quand ils eussent pu, comme chacun, se passionner pour la royale famille d'Angleterre ou les relais gastronomiques. la vrit, il s'agissait surtout de femmes du monde, mais qui avaient une grande simplicit de manires. Elles n'achetaient pas elles-mmes de toiles et amenaient seulement leurs amis chez l'artiste dans l'espoir, souvent du, qu'ils achteraient leur place. En revanche, elles aidaient Louise, particulirement en prparant du th pour les visiteurs. Les tasses passaient de main en main, parcouraient le couloir, de la cuisine la grande pice, revenaient ensuite pour atterrir dans le petit atelier o Jonas, au milieu d'une poigne d'amis et de visiteurs qui suffisaient remplir la chambre, continuait de peindre jusqu'au moment o il devait dposer ses pinceaux pour prendre, avec reconnaissance, la tasse qu'une fascinante personne avait spcialement remplie pour lui.

Il buvait son th, regardait l'bauche qu'un disciple venait de poser sur son chevalet, riait avec ses amis, s'interrompait pour demander l'un d'eux de bien vouloir poster le paquet de lettres qu'il avait crites dans la nuit, redressait le petit deuxime tomb dans ses jambes, posait pour une photographie et puis: Jonas, [41] le tlphone! il brandissait sa tasse, fendait en s'excusant la foule qui occupait son couloir, revenait, peignait un coin de tableau, s'arrtait pour rpondre la fascinante que, certainement, il ferait son portrait, et retournait au chevalet. Il travaillait, mais: Jonas, une signature! - Qu'est-ce que c'est, disait-il, le facteur? - Non, les forats du Cachemire. - Voil, voil! Il courait alors la porte recevoir un jeune ami des hommes et sa protestation, s'inquitait de savoir s'il s'agissait de politique, signait aprs avoir reu un complet apaisement en mme temps que des remontrances sur les devoirs que lui craient ses privilges d'artiste et rapparaissait pour qu'on lui prsente, sans qu'il pt comprendre leur nom, un boxeur frachement victorieux, ou le plus grand dramaturge d'un pays tranger. Le dramaturge lui faisait face pendant cinq minutes, exprimant par des regards mus ce que son ignorance du franais ne lui permettait pas de dire plus clairement, pendant que Jonas hochait la tte avec une sincre sympathie. Heureusement, cette situation sans issue tait dnoue par l'irruption du dernier prdicateur de charme qui voulait tre prsent au grand peintre. Jonas, enchant, disait qu'il l'tait, ttait le paquet de lettres dans sa poche, [42] empoignait ses pinceaux, se prparait reprendre un passage, mais devait d'abord remercier pour la paire de setters qu'on lui amenait l'instant, allait les garer dans la chambre conjugale, revenait pour accepter l'invitation djeuner de la donatrice, ressortait aux cris de Louise pour constater sans doute possible que les setters n'avaient pas t dresss vivre en appartement, et les menait dans la salle de douches o ils hurlaient avec tant de persvrance qu'on finissait par ne plus les entendre. De loin en loin, pardessus les ttes, Jonas apercevait le regard de Louise et il lui semblait que ce regard tait triste. La fin du jour arrivait enfin, des visiteurs prenaient cong, d'autres s'attardaient dans la grande pice et regardaient avec attendrissement Louise coucher les enfants, aide gentiment par une lgante chapeau qui se dsolait de devoir tout l'heure regagner son htel particulier o la vie, disperse sur deux tages, tait tellement moins intime et chaleureuse que chez les Jonas.

Un samedi aprs-midi, Rateau vint apporter Louise un ingnieux schoir linge qui pouvait se fixer au plafond de la cuisine. Il trouva l'appartement bond et, dans la petite pice, entour de connaisseurs, Jonas qui peignait [43] la donatrice aux chiens, mais tait peint lui-mme par un artiste officiel. Celui-ci, selon Louise, excutait une commande de l'tat. Ce sera l'Artiste au travail. Rateau se retira dans un coin de la pice pour regarder son ami, absorb visiblement par son effort. Un des connaisseurs, qui n'avait jamais vu Rateau, se pencha vers lui: Hein, dit-il, il a bonne mine! Rateau ne rpondit pas. Vous peignez, continua l'autre. Moi aussi. Eh bien, croyez-moi, il baisse. - Dj? dit Rateau. - Oui. C'est le succs. On ne rsiste pas au succs. Il est fini. - Il baisse ou il est fini? - Un artiste qui baisse est fini. Voyez, il n'a plus rien a peindre. On le peint lui-mme et on l'accrochera au mur.

Plus tard, au milieu de la nuit, dans la chambre conjugale, Louise, Rateau et Jonas, celui-ci debout, les deux autres assis sur un coin du lit, se taisaient. Les enfants donnaient, les chiens taient en pension la campagne, Louise venait de laver la nombreuse vaisselle que Jonas et Rateau avaient essuye, la fatigue tait bonne. Prenez une domestique avait dit Rateau, devant la pile d'assiettes. Mais Louise, avec mlancolie: O la mettrions-nous? Ils se taisaient donc. Es-tu content? demanda soudain Rateau. Jonas sourit, mais [44] il avait l'air las. Oui. Tout le monde est gentil avec moi. - Non, dit Rateau. Mfie-toi. Ils ne sont pas tous bons. - Qui? - Tes amis peintres, par exemple. - Je sais, dit Jonas. Mais beaucoup d'artistes sont comme a. Ils ne sont pas srs d'exister, mme les plus grands. Alors, ils cherchent des preuves, ils jugent, ils condamnent. a les fortifie, c'est un commencement d'existence. Ils sont seuls! Rateau secouait la tte. Crois-moi, dit Jonas, je les connais. Il faut les aimer. - Et toi, dit Rateau, tu existes donc? Tu ne dis jamais de mal de personne. Jonas se mit rire: Oh! j'en pense souvent du mal. Seulement, j'oublie. Il devint grave: Non, je ne suis pas certain d'exister. Mais j'existerai, J'en suis sr.

Rateau demanda Louise ce qu'elle en pensait. Elle sortit de sa fatigue pour dire que Jonas avait raison: l'opinion de leurs visiteurs n'avait pas d'importance. Seul le travail de Jonas importait. Et elle sentait bien que l'enfant le gnait. Il grandissait d'ailleurs, il faudrait acheter un divan, qui prendrait de la place. Comment faire, en attendant de trouver un plus grand appartement! Jonas regardait la chambre conjugale. Bien sr, ce n'tait pas l'idal, le lit tait trs large. Mais la pice [45] tait vide toute la journe. Il le dit Louise qui rflchit. Dans la chambre, du moins, Jonas ne serait pas drang; on n'oserait tout de mme pas se coucher sur leur lit. Qu'en pensez-vous? demanda Louise, son tour, Rateau. Celui-ci regardait Jonas. Jonas contemplait les fentres d'en face. Puis, il leva les yeux vers le ciel sans toiles, et alla tirer les rideaux. Quand il revint, il sourit Rateau et s'assit, prs de lui, sur le lit, sans rien dire. Louise, visiblement fourbue, dclara qu'elle allait prendre sa douche. Quand les deux amis furent seuls, Jonas sentit l'paule de Rateau toucher la sienne. Il ne le regarda pas, mais dit: J'aime peindre. je voudrais peindre ma vie entire, jour et nuit. N'est-ce pas une chance, cela? Rateau le regardait avec tendresse: Oui, dit-il, c'est une chance.

Les enfants grandissaient et Jonas tait heureux de les voir gais et vigoureux. Ils allaient en classe, et revenaient quatre heures. Jonas pouvait encore en profiter le samedi aprs-midi, le jeudi, et aussi, longueur de journes, pendant de frquentes et longues vacances. Ils n'taient pas encore assez grands pour jouer sagement, mais se montraient assez robustes pour meubler l'appartement de leurs disputes et de leurs rires. Il fallait les calmer, [46] les menacer, faire mine parfois de les battre. Il y avait aussi le linge tenir propre, les boutons recoudre; Louise n'y suffisait plus. Puisqu'on ne pouvait loger une domestique, ni mme l'introduire dans l'troite intimit o ils vivaient, Jonas suggra d'appeler l'aide la sur de Louise, Rose, qui tait reste veuve avec une grande fille. Oui, dit Louise, avec Rose, on ne se gnera pas. On la mettra la porte quand on voudra.Jonas se rjouit de cette solution qui soulagerait Louise en mme temps que sa propre conscience, embarrasse devant la fatigue de sa femme. Le soulagement fut d'autant plus grand que la sur amenait souvent sa fille en renfort. Toutes deux avaient le meilleur cur du monde; la vertu et le dsintressement clataient dans leur nature honnte. Elles firent l'impossible pour venir en aide au mnage et n'pargnrent pas leur temps. Elles y furent aides par l'ennui de leurs vies solitaires et le plaisir d'aise qu'elles trouvaient chez Louise. Comme prvu, en effet, personne ne se gna et les deux parentes, ds le premier jour, se sentirent vraiment chez elles. La grande pice devint commune, la fois salle manger, lingerie, et garderie d'enfants. La petite pice o dormait le dernier-n servit entreposer [47] les toiles et un lit de camp o dormait parfois Rose, quand elle se trouvait sans sa fille.

Jonas occupait la chambre conjugale et travaillait dans l'espace qui sparait le lit de la fentre. Il fallait seulement attendre que la chambre ft faite, aprs celle des enfants. Ensuite, on ne venait plus le dranger que pour chercher quelque pice de linge: la seule armoire de la maison se trouvait en effet dans cette chambre. Les visiteurs, de leur ct, quoique un peu moins nombreux, avaient pris des habitudes et, contre l'esprance de Louise, n'hsitaient pas se coucher sur le lit conjugal pour mieux bavarder avec Jonas. Les enfants venaient aussi embrasser leur pre. Fais voir l'image. Jonas leur montrait l'image qu'il peignait et les embrassait avec tendresse. En les renvoyant, il sentait qu'ils occupaient tout l'espace de son cur, pleinement, sans restriction. Priv d'eux, il ne retrouverait plus que vide et solitude. Il les aimait autant que sa peinture parce que, seuls dans le monde, ils taient aussi vivants qu'elle.

Pourtant, Jonas travaillait moins, sans qu'il pt savoir pourquoi. Il tait toujours assidu, mais il avait maintenant de la difficult peindre, mme dans les moments de solitude. Ces moments, il les passait regarder le ciel. Il [48] avait toujours t distrait et absorb, il devint rveur. Il pensait la peinture, sa vocation, au lieu de peindre. J'aime peindre, se disait-il encore, et la main qui tenait le pinceau pendait le long de son corps, et il coutait une radio lointaine.

En mme temps, sa rputation baissait. On lui apportait des articles rticents, d'autres mauvais, et quelques-uns si mchants que son cur se serrait. Mais il se disait qu'il y avait aussi du profit tirer de ces attaques qui le pousseraient mieux travailler. Ceux qui continuaient venir le traitaient avec moins de dfrence, comme un vieil ami, avec qui il n'y a pas se gner. Quand il voulait retourner son travail: Bah! disaient-ils, tu as bien le temps! Jonas sentait que d'une certaine manire, ils l'annexaient dj leur propre chec. Mais, dans un autre sens, cette solidarit nouvelle avait quelque chose de bienfaisant. Rateau haussait les paules: Tu es trop bte. Ils ne t'aiment gure. - Ils m'aiment un peu maintenant, rpondait Jonas. Un peu d'amour, c'est norme. Qu'importe comme on l'obtient! Il continuait donc de parler, d'crire des lettres et de peindre, comme il pouvait. De loin en loin, il peignait vraiment, surtout le dimanche aprs-midi, quand les [49] enfants sortaient avec Louise et Rose. Le soir, il se rjouissait d'avoir un peu avanc le tableau en cours. cette poque, il peignait des ciels.

Le jour o le marchand lui fit savoir qu' son regret, devant la diminution sensible des ventes, il tait oblig de rduire sa mensualit, Jonas l'approuva, mais Louise montra de l'inquitude. C'tait le mois de septembre, il fallait habiller les enfants pour la rentre. Elle se mit elle-mme l'ouvrage, avec son courage habituel, et fut bientt dpasse. Rose, qui pouvait raccommoder et coudre des boutons, n'tait pas couturire. Mais la cousine de son mari l'tait; elle vint aider Louise. De temps en temps, elle s'installait dans la chambre de Jonas, sur une chaise de coin, o cette personne silencieuse se tenait d'ailleurs tranquille. Si tranquille mme que Louise suggra Jonas de peindre une Ouvrire. Bonne ide, dit Jonas. Il essaya, gcha deux toiles, puis revint un ciel commenc. Le lendemain, il se promena longuement dans l'appartement et rflchit au lieu de peindre. Un disciple, tout chauff, vint lui montrer un long article, qu'il n'aurait pas lu autrement, o il apprit que sa peinture tait en mme temps surfaite et prime; le marchand lui [50] tlphona pour lui dire encore son inquitude devant la courbe des ventes. Il continuait pourtant de rver et de rflchir. Il dit au disciple qu'il y avait du vrai dans l'article, mais que lui, Jonas, pouvait compter encore sur beaucoup d'annes de travail. Au marchand, il rpondit qu'il comprenait son inquitude, mais qu'il ne la partageait pas. Il avait une grande oeuvre, vraiment nouvelle, faire; tout allait recommencer. En parlant, il sentit qu'il disait vrai et que son toile tait l. Il suffisait d'une bonne organisation.

Les jours qui suivirent, il tenta de travailler dans le couloir, le surlendemain dans la salle de douches, l'lectricit, le jour d'aprs dans la cuisine. Mais, pour la premire fois, il tait gn par les gens qu'il rencontrait partout, ceux qu'il connaissait peine et les siens, qu'il aimait. Pendant quelque temps, il s'arrta de travailler et rflchit. Il aurait peint sur le motif si la saison s'y tait prte. Malheureusement, on allait entrer dans l'hiver, il tait difficile de faire du paysage avant le printemps. Il essaya cependant, et renona: le froid pntrait jusqu' son cur. Il vcut plusieurs jours avec ses toiles, assis prs d'elles le plus souvent, ou bien plant devant la fentre; il ne peignait plus. Il prit alors l'habitude de sortir [51] le matin. Il se donnait le projet de croquer un dtail, un arbre, une maison de guingois, un profil saisi au passage. Au bout de la journe, il n'avait rien fait. La moindre tentation, les journaux, une rencontre, des vitrines, la chaleur d'un caf, le fixait au contraire. Chaque soir, il fournissait sans trve en bonnes excuses une mauvaise conscience qui ne le quittait pas. Il allait peindre, c'tait sr, et mieux peindre, aprs cette priode de vide apparent. a travaillait au-dedans, voil tout, l'toile sortirait lave neuf, tincelante, de ces brouillards obscurs. En attendant, il ne quittait plus les cafs. Il avait dcouvert que l'alcool lui donnait la mme exaltation que les journes de grand travail, au temps o il pensait son tableau avec cette tendresse et cette chaleur qu'il n'avait jamais ressenties que devant ses enfants. Au deuxime cognac, il retrouvait en lui cette motion poignante qui le faisait la fois matre et serviteur du monde. Simplement, il en jouissait dans le vide, les mains oisives, sans la faire passer dans une oeuvre. Mais c'tait l ce qui se rapprochait le plus de la joie pour laquelle il vivait et il passait maintenant de longues heures, assis, rvant, dans des lieux enfums et bruyants.

[52] Il fuyait pourtant les endroits et les quartiers frquents par les artistes. Quand il rencontrait une connaissance qui lui parlait de sa peinture, une panique le prenait. Il voulait fuir, cela se voyait, il fuyait alors. Il savait ce qu'on disait derrire lui: Il se prend pour Rembrandt, et son malaise grandissait. Il ne souriait plus, en tout cas, et ses anciens amis en tiraient une conclusion singulire, mais invitable: S'il ne sourit plus, c'est qu'il est trs content de lui. Sachant cela, il devenait de plus en plus fuyant et ombrageux. Il lui suffisait, entrant dans un caf, d'avoir le sentiment d'tre reconnu par une personne de l'assistance pour que tout s'obscurct en lui. Une seconde, il restait plant l, plein d'impuissance et d'un trange chagrin, le visage ferm sur son trouble, et aussi sur un avide et subit besoin d'amiti. Il pensait au bon regard de Rateau et il sortait brusquement. Tu parles d'une gueule 1 dit un jour quelqu'un, tout prs de lui, au moment o il disparaissait.

Il ne frquentait plus que les quartiers excentriques o personne ne le connaissait. L, il pouvait parler, sourire, sa bienveillance revenait, on ne lui demandait rien. Il se fit quelques amis peu exigeants. Il aimait particulirement la compagnie de l'un d'eux, qui [53] le servait dans un buffet de gare o il allait souvent. Ce garon lui avait demand ce qu'il faisait dans la vie. Peintre, avait rpondu Jonas. - Artiste peintre ou peintre en btiment? - Artiste. - Eh bien! avait dit l'autre, c'est difficile. Et ils n'avaient plus abord la question. Oui, c'tait difficile, mais Jonas allait s'en tirer, ds qu'il aurait trouv comment organiser son travail.

Au hasard des jours et des verres, il fit d'autres rencontres, des femmes l'aidrent. Il pouvait leur parler, avant ou aprs l'amour, et surtout se vanter un peu, elles le comprenaient mme si elles n'taient pas convaincues. Parfois, il lui semblait que son ancienne force revenait. Un jour o il avait t encourag par une de ses amies, il se dcida. Il revint chez lui, essaya de travailler nouveau dans la chambre, la couturire tant absente. Mais au bout d'une heure, il rangea sa toile, sourit Louise sans la voir et sortit. Il but le jour entier et passa la nuit chez son amie, sans tre d'ailleurs en tat de la dsirer. Au matin, la douleur vivante, et son visage dtruit, le reut en la personne de Louise. Elle voulut savoir s'il avait pris cette femme. Jonas dit qu'il ne l'avait pas fait, tant ivre, mais qu'il en avait pris d'autres auparavant. Et pour la premire [54] fois, le cur dchir, il vit Louise ce visage de noye que donnent la surprise et l'excs de la douleur. Il dcouvrit alors qu'il n'avait pas pens elle pendant tout ce temps et il en eut honte. Il lui demanda pardon, c'tait fini, demain tout recommencerait comme auparavant. Louise ne pouvait parler et se dtourna pour cacher ses larmes.

Le jour d'aprs, Jonas sortit trs tt. Il pleuvait. Quand il rentra, mouill comme un champignon, il tait charg de planches. Chez lui, deux vieux amis, venus aux nouvelles, prenaient du caf dans la grande pice. Jonas change de manires. Il va peindre sur bois! dirent-ils. Jonas souriait. Ce n'est pas cela. Mais je commence quelque chose de nouveau. Il gagna le petit couloir qui desservait la salle de douches, les toilettes et la cuisine. Dans l'angle droit que faisaient les deux couloirs, il s'arrta et considra longuement les hauts murs qui s'levaient jusqu'au plafond obscur. Il fallait un escabeau qu'il descendit chercher chez le concierge.

Quand il remonta, il y avait quelques personnes de plus chez lui et il dut lutter contre l'affection de ses visiteurs, ravis de le retrouver, et les questions de sa famille, pour parvenir au bout du couloir. Sa femme sortait ce [55] moment de la cuisine. Jonas, posant son escabeau, la serra trs fort contre lui. Louise le regardait: Je t'en prie, dit-elle, ne recommence pas. - Non, non, dit Jonas. je vais peindre. Il faut que je peigne. Mais il semblait se parler lui-mme, son regard tait ailleurs. Il se mit au travail. mi-hauteur des murs, il construisit un plancher pour obtenir une sorte de soupente troite, quoique haute et profonde. la fin de l'aprs-midi, tout tait termin. En s'aidant de l'escabeau, Jonas se pendit alors au plancher de la soupente et, pour prouver la solidit de son travail, effectua quelques tractions. Puis, il se mla aux autres, et chacun se rjouit de le trouver nouveau si affectueux. Le soir, quand la maison fut relativement vide, Jonas prit une lampe ptrole, une chaise, un tabouret et un cadre. Il monta le tout dans la soupente, sous le regard intrigu des trois femmes et des enfants. Voil, dit-il du haut de son perchoir. Je travaillerai sans dranger personne. Louise demanda s'il en tait sr. Mais oui, dit-il, il faut peu de place. je serai plus libre. Il y a eu de grands peintres qui peignaient la chandelle, et... - Le plancher est-il assez solide? Il l'tait. Sois tranquille, dit Jonas, c'est une trs bonne solution. Et il redescendit.

[56] Le lendemain, la premire heure, il grimpa dans la soupente, s'assit, posa le cadre sur le tabouret, debout contre le mur, et attendit sans allumer la lampe. Les seuls bruits qu'il entendait directement venaient de la cuisine ou des toilettes. Les autres rumeurs semblaient lointaines et les visites, les sonneries de l'entre ou du tlphone, les alles et venues, les conversations, lui parvenaient touffes moiti, comme si elles arrivaient de la rue ou de l'autre cour. De plus, alors que tout l'appartement regorgeait d'une lumire crue, l'ombre tait ici reposante. De temps en temps, un ami venait et se campait sous la soupente. Que fais-tu l, Jonas? - Je travaille. - Sans lumire? - Oui, pour le moment. Il ne peignait pas, mais il rflchissait. Dans l'ombre et ce demi-silence qui, par comparaison avec ce qu'il avait vcu jusque-l, lui paraissait celui du dsert ou de la tombe, il coutait son propre cur. Les bruits qui arrivaient jusqu' la soupente semblaient dsormais ne plus le concerner, tout en s'adressant lui. Il tait comme ces hommes qui meurent seuls, chez eux, en plein sommeil, et, le matin venu, les appels tlphoniques retentissent, fivreux et insistants, dans la maison dserte, au-dessus d'un corps [57] a jamais sourd. Mais lui vivait, il coutait en lui-mme ce silence, il attendait son toile, encore cache, mais qui se prparait monter de nouveau, surgir enfin, inaltrable, au-dessus du dsordre de ces jours vides. Brille, brille, disait-il. Ne me prive pas de ta lumire. Elle allait briller de nouveau, il en tait sr. Mais il fallait qu'il rflcht encore plus longtemps, puisque la chance lui tait enfin donne d'tre seul sans se sparer des siens. Il fallait qu'il dcouvre ce qu'il n'avait pas encore compris clairement, bien qu'il l'et toujours su, et qu'il et toujours peint comme s'il le savait. Il devait se saisir enfin de ce secret qui n'tait pas seulement celui de l'art, il le voyait bien. C'est pourquoi il n'allumait pas la lampe.

Chaque jour, maintenant, Jonas remontait dans sa soupente. Les visiteurs se firent plus rares, Louise, proccupe, se prtant peu la conversation. Jonas descendait pour les repas et remontait dans le perchoir. Il restait immobile, dans l'obscurit, la journe entire. La nuit, il rejoignait sa femme dj couche. Au bout de quelques jours, il pria Louise de lui passer son djeuner, ce qu'elle fit avec un soin qui attendrit Jonas. Pour ne pas la dranger en d'autres occasions, il lui suggra de faire [58] quelques provisions qu'il entreposerait dans la soupente. Peu peu, il ne redescendit plus de la journe. Mais il touchait peine ses provisions.

Un soir, il appela Louise et demanda quelques couvertures: Je passerai la nuit ici. Louise le regardait, la tte penche en arrire. Elle ouvrit la bouche, puis se tut. Elle examinait seulement Jonas avec une expression inquite et triste; il vit soudain quel point elle avait vieilli, et que la fatigue de leur vie avait mordu profondment sur elle aussi. Il pensa alors qu'il ne l'avait jamais vraiment aide. Mais avant qu'il pt parler, elle lui sourit, avec une tendresse qui serra le cur de Jonas. Comme tu voudras, mon chri, dit-elle.

Dsormais, il passa ses nuits dans la soupente dont il ne redescendait presque plus. Du coup, la maison se vida de ses visiteurs puisqu'on ne pouvait plus voir Jonas ni dans la journe ni le soir. certains, on disait qu'il tait la campagne, d'autres, quand on tait las de mentir, qu'il avait trouv un atelier. Seul, Rateau venait fidlement. Il grimpait sur l'escabeau, sa bonne grosse tte dpassait le niveau du plancher: a va? disait-il. - Le mieux du monde. - Tu travailles? - C'est [59] tout comme. - Mais tu n'as pas de toile! -je travaille quand mme. Il tait difficile de prolonger ce dialogue de l'escabeau et de la soupente. Rateau hochait la tte, redescendait, aidait Louise en rparant les plombs ou une serrure, puis, sans monter sur l'escabeau, venait dire au revoir Jonas qui rpondait dans l'ombre: Salut, vieux frre. Un soir, Jonas ajouta un merci son salut. Pourquoi merci? - Parce que tu m'aimes. - Grande nouvelle! dit Rateau et il partit.

Un autre soir, Jonas appela Rateau qui accourut. La lampe tait allume pour la premire fois. Jonas se penchait, avec une expression anxieuse, hors de la soupente. Passe-moi une toile, dit-il. - Mais qu'est-ce que tu as? Tu as maigri, tu as l'air d'un fantme. - J'ai peine mang depuis plusieurs jours. Ce n'est rien, il faut que je travaille. - Mange d'abord. - Non, je n'ai pas faim. Rateau apporta une toile. Au moment de disparatre dans la soupente, Jonas lui demanda: Comment sont-ils? - Qui? - Louise et les enfants. - Ils vont bien. Ils iraient mieux si tu tais avec eux. - Je ne les quitte pas. Dis-leur surtout que je ne les quitte pas. Et il disparut. Rateau vint dire son inquitude Louise. Celle-ci avoua qu'elle se tourmentait elle-mme [60] depuis plusieurs jours. Comment faire? Ah! si je pouvais travailler sa place! Elle faisait face Rateau, malheureuse. Je ne peux vivre sans lui, dit-elle. Elle avait de nouveau son visage de jeune fille qui surprit Rateau. Il s'aperut alors qu'elle avait rougi.

La lampe resta allume toute la nuit et toute la matine du lendemain. ceux qui venaient, Rateau ou Louise, Jonas rpondait seulement: Laisse, je travaille. midi, il demanda du ptrole. La lampe, qui charbonnait, brilla de nouveau d'un vif clat jusqu'au soir. Rateau resta pour dner avec Louise et les enfants. minuit, il salua Jonas. Devant la soupente toujours claire, il attendit un moment, puis partit sans rien dire. Au matin du deuxime jour, quand Louise se leva, la lampe tait encore allume.

Une belle journe commenait, mais Jonas ne s'en apercevait pas. Il avait retourn la toile contre le mur. puis, il attendait, assis, les mains offertes sur ses genoux. Il se disait que maintenant il ne travaillerait plus jamais, il tait heureux. Il entendait les grognements de ses enfants, des bruits d'eau, les tintements de la vaisselle. Louise parlait. Les grandes vitres vibraient au passage d'un camion sur le boulevard. Le monde tait encore l, jeune, [61] adorable: Jonas coutait la belle rumeur que font les hommes. De si loin, elle ne contrariait pas cette force joyeuse en lui, son art, ces penses qu'il ne pouvait pas dire, jamais silencieuses, mais qui le mettaient au-dessus de toutes choses, dans un air libre et vif. Les enfants couraient travers les pices, la fillette riait, Louise aussi maintenant, dont il n'avait pas entendu le rire depuis longtemps. Il les aimait! Comme il les aimait! Il teignit la lampe et, dans l'obscurit revenue, l, n'tait-ce pas son toile qui brillait toujours? C'tait elle, il la reconnaissait, le cur plein de gratitude, et il la regardait encore lorsqu'il tomba, sans bruit.

Ce n'est rien, dclarait un peu plus tard le mdecin qu'on avait appel. Il travaille trop. Dans une semaine, il sera debout. - Il gurira, vous en tes sr? disait Louise, le visage dfait. - Il gurira. Dans l'autre pice, Rateau regardait la toile, entirement blanche, au centre de laquelle Jonas avait seulement crit, en trs petits caractres, un mot qu'on pouvait dchiffrer, mais dont on ne savait s'il fallait y lire solitaire ou solidaire.

[63]

La pierrequi pousse

Retour la table des matires[65]

La voiture vira lourdement sur la piste de latrite, maintenant boueuse. Les phares dcouprent soudain dans la nuit, d'un ct de la route, puis de l'autre, deux baraques de bois couvertes de tle. Prs de la deuxime, sur la droite, on distinguait, dans le lger brouillard, une tour btie de poutres grossires. Du sommet de la tour partait un cble mtallique, invisible son point d'attache, mais qui scintillait mesure qu'il descendait dans la lumire des phares pour disparatre derrire le talus qui coupait la route. La voiture ralentit et s'arrta quelques mtres des baraques.

L'homme qui en sortit, la droite du chauffeur, peina pour s'extirper de la portire. Une fois debout, il vacilla un peu sur son large corps de colosse. Dans la zone d'ombre, prs de la voiture, affaiss par la fatigue, plant lourdement sur la terre, il semblait couter le [66] ralenti du moteur. Puis il marcha dans la direction du talus et entra dans le cne de lumire des phares. Il s'arrta au sommet de la pente, son dos norme dessin sur la nuit. Au bout d'un instant, il se retourna. La face noire du chauffeur luisait au-dessus du tableau de bord et souriait. L'homme fit un signe; le chauffeur coupa le contact. Aussitt, un grand silence frais tomba sur la piste et sur la fort. On entendit alors le bruit des eaux.

L'homme regardait le fleuve, en contrebas, signal seulement par un large mouvement d'obscurit, piqu d'cailles brillantes. Une nuit plus dense et fige, loin, de l'autre ct, devait tre la rive. En regardant bien, cependant, on apercevait sur cette rive immobile une flamme jauntre, comme un quinquet dans le lointain. Le colosse se retourna vers la voiture et hocha la tte. Le chauffeur teignit ses phares, les alluma, puis les fit clignoter rgulirement. Sur le talus, l'homme apparaissait, disparaissait, plus grand et plus massif chaque rsurrection. Soudain, de l'autre ct du fleuve, au bout d'un bras invisible, une lanterne s'leva plusieurs fois dans l'air. Sur un dernier signe du guetteur, le chauffeur teignit dfinitivement ses phares. La voiture et l'homme disparurent dans la [67] nuit. Les phares teints, le fleuve tait presque visible ou, du moins, quelques-uns de ses longs muscles liquides qui brillaient par intervalles. De chaque ct de la route, les masses sombres de la fort se dessinaient sur le ciel et semblaient toutes proches. La petite pluie qui avait dtremp la piste, une heure auparavant, flottait encore dans l'air tide, alourdissait le silence et l'immobilit de cette grande clairire au milieu de la fort vierge. Dans le ciel noir tremblaient des toiles embues.

Mais de l'autre rive montrent des bruits de chanes, et des clapotis touffs. Au-dessus de la baraque, droite de l'homme qui attendait toujours, le cble se tendit. Un grincement sourd commena de le parcourir, en mme temps que s'levait du fleuve un bruit, la fois vaste et faible, d'eaux laboures. Le grincement s'galisa, le bruit d'eau s'largit encore, puis se prcisa, en mme temps que la lanterne grossissait. On distinguait nettement, prsent, le halo jauntre qui l'entourait. Le halo se dilata peu peu et de nouveau se rtrcit, tandis que la lanterne brillait travers la brume et commenait d'clairer, au-dessus et autour d'elle, une sorte de toit carr en palmes sches, soutenu aux quatre coins par de [68] gros bambous. Ce grossier appentis, autour duquel s'agitaient des ombres confuses, avanait avec lenteur vers la rive. Lorsqu'il fut peu prs au milieu du fleuve, on aperut distinctement, dcoups dans la lumire jaune, trois petits hommes au torse nu, presque noirs, coiffs de chapeaux coniques. Ils se tenaient immobiles sur leurs jambes lgrement cartes, le corps un peu pench pour compenser la puissante drive du fleuve soufflant de toutes ses eaux invisibles sur le flanc d'un grand radeau grossier qui, le dernier, sortit de la nuit et des eaux. Quand le bac se fut encore rapproch, l'homme distingua derrire l'appentis, du ct de l'aval, deux grands ngres coiffs, eux aussi, de larges chapeaux de paille et vtus seulement d'un pantalon de toile bise. Cte cte, ils pesaient de tous leurs muscles sur des perches qui s'enfonaient lentement dans le fleuve, vers l'arrire du radeau, pendant que les ngres, du mme mouvement ralenti, s'inclinaient au-dessus des eaux jusqu' la limite de l'quilibre. l'avant, les trois multres, immobiles, silencieux, regardaient venir la rive sans lever les yeux vers celui qui les attendait.

Le bac cogna soudain contre l'extrmit d'un embarcadre qui avanait dans l'eau et [69] que la lanterne, qui oscillait sous le choc, venait seulement de rvler. Les grands ngres s'immobilisrent, les mains au-dessus de leur tte, agrippes l'extrmit des perches peine enfonces, mais les muscles tendus et parcourus d'un frmissement continu qui semblait venir de l'eau elle-mme et de sa pese. Les autres passeurs lancrent des chanes autour des poteaux de l'embarcadre, sautrent sur les planches, et rabattirent une sorte de pont-levis grossier qui recouvrit d'un plan inclin l'avant du radeau.

L'homme revint vers la voiture et s'y installa pendant que le chauffeur mettait son moteur en marche. La voiture aborda lentement le talus, pointa son capot vers le ciel, puis le rabattit vers le fleuve et entama la pente. Les freins. serrs, elle roulait, glissait un peu sur la boue, s'arrtait, repartait. Elle s'engagea sur l'embarcadre dans un bruit de planches rebondissantes, atteignit l'extrmit o les multres, toujours silencieux, s'taient rangs de chaque ct, et plongea doucement vers le radeau. Celui-ci piqua du nez dans l'eau ds que les roues avant l'atteignirent et remonta presque aussitt pour recevoir le poids entier de la voiture. Puis le chauffeur laissa courir sa machine jusqu' l'arrire, devant le toit carr [70] o pendait la lanterne. Aussitt, les multres replirent le plan inclin sur l'embarcadre et sautrent d'un seul mouvement sur le bac, le dcollant en mme temps de la rive boueuse. Le fleuve s'arc-bouta sous le radeau et le souleva sur la surface des eaux o il driva lentement au bout de la longue tringle qui courait maintenant dans le ciel, le long du cble. Les grands Noirs dtendirent alors leur effort et ramenrent les perches. L'homme et le chauffeur sortirent de la voiture et vinrent s'immobiliser sur le bord du radeau, face l'amont. Personne n'avait parl pendant la manoeuvre et, maintenant encore, chacun se tenait sa place, immobile et silencieux, except un des grands ngres qui roulait une cigarette dans du papier grossier.

L'homme regardait la troue par o le fleuve surgissait de la grande fort brsilienne et descendait vers eux. Large cet endroit de plusieurs centaines de mtres, il pressait des eaux troubles et soyeuses sur le flanc du bac puis, libr aux deux extrmits, le dbordait et s'talait nouveau en un seul flot puissant qui coulait doucement, travers la fort obscure, vers la mer et la nuit. Une odeur fade, venue de l'eau ou du ciel spongieux, flottait. On entendait maintenant le clapotis des eaux [71] lourdes sous le bac et, venus des deux rives, l'appel espac des crapauds-buffles ou d'tranges cris d'oiseaux. Le colosse se rapprocha du chauffeur. Celui-ci, petit et maigre, appuy contre un des piliers de bambou, avait enfonc ses poings dans les poches d'une combinaison autrefois bleue, maintenant couverte de la poussire rouge qu'ils avaient remche pendant toute la journe. Un sourire panoui sur son visage tout pliss malgr sa jeunesse, il regardait sans les voir les toiles extnues qui nageaient encore dans le ciel humide.

Mais les cris d'oiseaux se firent plus nets, des jacassement inconnus s'y mlrent et, presque aussitt, le cble se mit grincer. Les grands Noirs enfoncrent leurs perches et ttonnrent, avec des gestes d'aveugles, la recherche du fond. L'homme se retourna vers la rive qu'ils venaient de quitter. Elle tait son tour recouverte par la nuit et les eaux, immense et farouche comme le continent d'arbres qui s'tendait au-del sur des milliers de kilomtres. Entre l'ocan tout proche et cette mer vgtale, la poigne d'hommes qui drivait cette heure sur un fleuve sauvage semblait maintenant perdue. Quand le radeau heurta le nouvel embarcadre, ce fut comme si, toutes amarres rompues, ils [72] abordaient une le dans les tnbres, aprs des jours de navigation effraye.

terre, on entendit enfin la voix des hommes. Le chauffeur venait de les payer et, d'une voix trangement gaie dans la nuit lourde, ils saluaient en portugais la voiture qui se remettait en marche.

- Ils ont dit soixante, les kilomtres d'Iguape. Trois heures tu roules et c'est fini. Socrate est content, annona le chauffeur.

L'homme rit, d'un bon rire, massif et chaleureux, qui lui ressemblait.

- Moi aussi, Socrate, je suis content. La piste est dure.

- Trop lourd, monsieur d'Arrast, tu es trop lourd, et le chauffeur riait aussi sans pouvoir s'arrter.

La voiture avait pris un peu de vitesse. Elle roulait entre de hauts murs d'arbres et de vgtation inextricable, au milieu d'une odeur molle et sucre. Des vols entrecroiss de mouches lumineuses traversaient sans cesse l'obscurit de la fort et, de loin en loin, des oiseaux aux yeux rouges venaient battre pendant une seconde le pare-brise. Parfois, un feulement trange leur parvenait des profondeurs de la nuit et le chauffeur regardait son voisin en roulant comiquement les yeux.

[73] La route tournait et retournait, franchissait de petites rivires sur des ponts de planches bringuebalantes. Au bout d'une heure, la brume commena de s'paissir. Une petite pluie fine, qui dissolvait la lumire des phares, se mit tomber. D'Arrast, malgr les secousses, dormait moiti. Il ne roulait plus dans la fort humide, mais nouveau sur les routes de la Serra qu'ils avaient prises le matin, au sortir de So Paulo. Sans arrt, de ces pistes de terre s'levait la poussire rouge dont ils avaient encore le got dans la bouche et qui, de chaque ct, aussi loin que portait la vue, recouvrait la vgtation rare de la steppe. Le soleil lourd, les montagnes ples et ravines, les zbus famliques rencontrs sur les routes avec, pour seule escorte, un vol fatigu d'urubus dpenaills, la longue, longue navigation travers un dsert rouge... Il sursauta. La voiture s'tait arrte. Ils taient maintenant au japon: des maisons la dcoration fragile de chaque ct de la route et, dans les maisons, des kimonos furtifs. Le chauffeur parlait un japonais, vtu d'une combinaison sale, coiff d'un chapeau de paille brsilien. Puis la voiture dmarra.

- Il a dit quarante kilomtres seulement. O tions-nous? Tokyo?

[74]- Non, Registro. Chez nous tous les Japonais viennent l.

- Pourquoi?

- On ne sait pas. Ils sont jaunes, tu sais, monsieur d'Arrast.

Mais la fort s'claircissait un peu, la route devenait plus facile, quoique glissante. La voiture patinait sur du sable. Par la portire, entrait un souffle humide, tide, un peu aigre.

- Tu sens, dit le chauffeur avec gourmandise, c'est la bonne mer. Bientt Iguape.

- Si nous avons assez d'essence, dit d'Arrast.

Et il se rendormit paisiblement.

Au petit matin, d'Arrast, assis dans son lit, regardait avec tonnement la salle o il venait de se rveiller. Les grands murs, jusqu' mihauteur, taient frachement badigeonns de chaux brune. Plus haut, ils avaient t peints en blanc une poque lointaine et des lambeaux de crotes jauntres les recouvraient jusqu'au plafond. Deux ranges de six lits se faisaient face. D'Arrast ne voyait qu'un lit dfait l'extrmit de sa range, et ce lit tait vide. Mais il entendit du bruit sa gauche et se retourna vers la porte o Socrate, une bouteille d'eau minrale dans chaque main, se [75] tenait en riant. Heureux souvenir! disait-il. D'Arrast se secoua. Oui, l'hpital o le maire les avait logs la veille s'appelait Heureux souvenir. Sr souvenir, continuait Socrate. Ils m'ont dit d'abord construire l'hpital, plus tard construire l'eau. En attendant, heureux souvenir, tiens l'eau piquante pour te laver. Il disparut, riant et chantant, nullement puis, en apparence, par les ternuements cataclysmiques qui l'avaient secou toute la nuit et avaient empch d'Arrast de fermer l'il.

Maintenant, d'Arrast tait tout fait rveill. travers les fentres grillages, en face de lui, il apercevait une petite cour de terre rouge, dtrempe par la pluie qu'on voyait couler sans bruit sur un bouquet de grands alos. Une femme passait, portant bout de bras un foulard jaune dploy au-dessus de sa tte. D'Arrast se recoucha, puis se redressa aussitt et sortit du lit qui plia et gmit sous son poids. Socrate entrait au mme moment: toi, monsieur d'Arrast. Le maire attend dehors.Mais devant l'air de d'Arrast: Reste tranquille, lui jamais press.

Ras l'eau minrale, d'Arrast sortit sous le porche du pavillon. Le maire qui avait la taille et, sous ses lunettes cercles d'or, la mine d'une belette aimable, semblait absorb dans [76] une contemplation morne de la pluie. Mais un ravissant sourire le transfigura ds qu'il aperut d'Arrast. Il raidit sa petite taille, se prcipita et tenta d'entourer de ses bras le torse de M. l'Ingnieur. Au mme moment, une voiture freina devant eux, de l'autre ct du petit mur de la cour, drapa dans la glaise mouille, et s'arrta de guingois. Le juge! dit le maire. Le juge, comme le maire, tait habill de bleu marine. Mais il tait beaucoup plus jeune ou, du moins, le paraissait cause de sa taille lgante et de son frais visage d'adolescent tonn. Il traversait maintenant la cour, dans leur direction, en vitant les flaques d'eau avec beaucoup de grce. quelques pas de d'Arrast, il tendait dj les bras et lui souhaitait la bienvenue. Il tait fier d'accueillir M. l'Ingnieur, c'tait un honneur que ce dernier faisait leur pauvre ville, il se rjouissait du service inestimable que M. l'Ingnieur allait rendre Iguape par la construction de cette petite digue qui viterait l'inondation priodique des bas quartiers. Commander aux eaux, dompter les fleuves, ah! le grand mtier, et srement les pauvres gens d'Iguape retiendraient le nom de M. l'Ingnieur et dans beaucoup d'annes encore le prononceraient dans leurs prires. D'Arrast, vaincu par tant [77] de charme et d'loquence, remercia et n'osa plus se demander ce qu'un juge pouvait avoir faire avec une digue. Au reste, il fallait, selon le maire, se rendre au club o les notables dsiraient recevoir dignement M. l'Ingnieur avant d'aller visiter les bas quartiers. Qui taient les notables?

- Eh bien! dit le maire, moi-mme, en tant que maire, M. Carvalho, ici prsent, le capitaine du port, et quelques autres moins importants. D'ailleurs, vous n'aurez pas vous en occuper, ils ne parlent pas franais.

D'Arrast appela Socrate et lui dit qu'il le retrouverait la fin de la matine.

- Bien oui, dit Socrate. J'irai au jardin de la Fontaine.

- Au jardin

- Oui, tout le monde connat. Sois pas peur, monsieur d'Arrast.

L'hpital, d'Arrast s'en aperut en sortant, tait construit en bordure de la fort, dont les frondaisons massives surplombaient presque les toits. Sur toute la surface des arbres tombait maintenant un voile d'eau fine que la fort paisse absorbait sans bruit, comme une norme ponge. La ville, une centaine de maisons a peu prs, couvertes de tuiles aux couleurs teintes, s'tendait entre la fort et [78] le fleuve, dont le souffle lointain parvenait jusqu' l'hpital. La voiture s'engagea d'abord dans des rues dtrempes et dboucha presque aussitt sur une place rectangulaire, assez vaste, qui gardait dans son argile rouge, entre de nombreuses flaques, des traces de pneus, de roues ferres et de sabots. Tout autour, les maisons basses, couvertes de crpi multicolore, fermaient la place derrire laquelle on apercevait les deux tours rondes d'une glise bleue et blanche, de style colonial. Sur ce dcor nu flottait, venant de l'estuaire, une odeur de sel. Au milieu de la place erraient quelques silhouettes mouilles. Le long des maisons, une foule bigarre de gauchos, de japonais, d'Indiens mtis et de notables lgants, dont les complets sombres paraissaient ici exotiques, circulaient petits pas, avec des gestes lents. Ils se garaient sans hte, pour faire place la voiture, puis s'arrtaient et la suivaient du regard. Lorsque la voiture stoppa devant une des maisons de la place, un cercle de gauchos humides se forma silencieusement autour d'elle.

Au club, une sorte de petit bar au premier tage, meubl d'un comptoir de bambous et de guridons en tle, les notables taient nombreux. On but de l'alcool de canne en [79] l'honneur de d'Arrast, aprs que le maire, verre en main, lui eut souhait la bienvenue et tout le bonheur du monde. Mais pendant que d'Arrast buvait, prs de la fentre, un grand escogriffe, en culotte de cheval et leggins, vint lui tenir, en chancelant un peu, un discours rapide et obscur o l'ingnieur reconnut seulement le mot passeport. Il hsita, puis sortit le document dont l'autre s'empara avec voracit. Aprs avoir feuillet le passeport, l'escogriffe afficha une mauvaise humeur vidente. Il reprit son discours, secouant le carnet sous le nez de l'ingnieur (lui, sans s'mouvoir, contemplait le furieux. A ce moment, le juge, souriant, vint demander de quoi il tait question. L'ivrogne examina un moment la frle crature qui se permettait de l'interrompre puis, chancelant de faon plus dangereuse, secoua encore le passeport devant les yeux de son nouvel interlocuteur. D'Arrast, paisiblement, s'assit prs d'un guridon et attendit. Le dialogue devint trs vif, et soudain le juge trenna une voix fracassante qu'on ne lui aurait pas souponne. Sans que rien l'et fait prvoir, l'escogriffe battit soudain en retraite avec l'air d'un enfant pris en faute. Sur une dernire injonction du juge, il se dirigea vers la porte, de la dmarche oblique du cancre puni, et disparut.

[80] Le juge vint aussitt expliquer d'Arrast, d'une voix redevenue harmonieuse, que ce grossier personnage tait le chef de la police, qu'il osait prtendre que le passeport n'tait pas en rgle et qu'il serait puni de son incartade. M. Carvalho s'adressa ensuite aux notables, qui faisaient cercle, et sembla les interroger. Aprs une courte discussion, le juge exprima des excuses solennelles d'Arrast, lui demanda d'admettre que seule l'ivresse pouvait expliquer un tel oubli des sentiments de respect et de reconnaissance que lui devait la ville d'Iguape tout entire et, pour finir, lui demanda de bien vouloir dcider lui-mme de la punition qu'il convenait d'infliger ce personnage calamiteux. D'Arrast dit qu'il ne voulait pas de punition, que c'tait un incident sans importance et qu'il tait surtout press d'aller au fleuve. Le maire prit alors la parole pour affirmer avec beaucoup d'affectueuse bonhomie qu'une punition, vraiment, tait indispensable, que le coupable resterait aux arrts et qu'ils attendraient tous ensemble que leur minent visiteur voult bien dcider de son sort. Aucune protestation ne put flchir cette rigueur souriante et d'Arrast dut promettre qu'il rflchirait. On dcida ensuite de visiter les bas quartiers.

[81] Le fleuve talait dj largement ses eaux jaunies sur les rives basses et glissantes. Ils avaient laiss derrire eux les dernires maisons d'Iguape et ils se trouvaient entre le fleuve et un haut talus escarp o s'accrochaient des cases de torchis et de branchages. Devant eux, l'extrmit du remblai, la fort recommenait, sans transition, comme sur l'autre rive. Mais la troue des eaux s'largissait rapidement entre les arbres jusqu' une ligne indistincte, un peu plus grise que jaune, qui tait la mer. D'Arrast, sans rien dire, marcha vers le talus au flanc duquel les niveaux diffrents des crues avaient laiss des traces encore fraches. Un sentier boueux remontait vers les cases. Devant ces dernires, des Noirs se dressaient, silencieux, regardant les nouveaux venus. Quelques couples se tenaient par la main et, tout au bord du remblai, devant les adultes, une range de tendres ngrillons, au ventre ballonn et aux cuisses grles, carquillaient des yeux ronds.

Parvenu devant les cases, d'Arrast appela d'un geste le commandant du port. Celui-ci tait un gros Noir rieur vtu d'un uniforme blanc. D'Arrast lui demanda en espagnol s'il tait possible de visiter une case. Le commandant en tait sr, il trouvait mme que c'tait [82] une bonne ide, et M. l'Ingnieur allait voir des choses trs intressantes. Il s'adressa aux Noirs, leur parlant longuement, en dsignant d'Arrast et le fleuve. Les autres coutaient, sans mot dire. Quand le commandant eut fini, personne ne bougea. Il parla de nouveau, d'une voix impatiente. Puis, il interpella un, des hommes, qui secoua la tte. Le commandant dit alors quelques mots brefs sur un ton impratif L'homme se dtacha du groupe, fit face d'Arrast et, d'un geste, lui montra le chemin. Mais son regard tait hostile. C'tait un homme assez g, la tte couverte d'une courte laine grisonnante, le visage mince et fltri, le corps pourtant jeune encore, avec de dures paules sches et des muscles visibles sous le pantalon de toile et la chemise dchire. Ils avancrent, suivis du commandant et de la foule des Noirs, et grimprent sur un nouveau talus, plus dclive, o les cases de terre, de fer-blanc et de roseaux s'accrochaient si difficilement au sol qu'il avait fallu consolider leur base avec de grosses pierres. Ils croisrent une femme qui descendait le sentier, glissant parfois sur ses pieds nus, portant haut sur la tte un bidon de fer plein d'eau. Puis, ils arrivrent une sorte de petite place dlimite par trois cases. L'homme marcha vers [83] l'une d'elles et poussa une porte de bambous dont les gonds taient faits de lianes. Il s'effaa, sans rien dire, fixant l'ingnieur du mme regard impassible. Dans la case, d'Arrast ne vit d'abord rien qu'un feu mourant mme le sol, au centre exact de la pice. Puis, il distingua dans un coin, au fond, un lit de cuivre au sommier nu et dfonc, une table dans l'aut