un bon ver - erudit.org

15
Tous droits réservés © Éditions Biscuit Chinois, 2009 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 7 fév. 2022 13:51 Biscuit Chinois Littérature pop Un bon ver Damien Fière Télécommandes Numéro 9, 2008 URI : https://id.erudit.org/iderudit/293ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Éditions Biscuit Chinois ISSN 1718-9578 (imprimé) 1920-7840 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Fière, D. (2008). Un bon ver. Biscuit Chinois, (9), 36–49.

Upload: others

Post on 08-Feb-2022

9 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Un bon ver - erudit.org

Tous droits réservés © Éditions Biscuit Chinois, 2009 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 7 fév. 2022 13:51

Biscuit ChinoisLittérature pop

Un bon verDamien Fière

TélécommandesNuméro 9, 2008

URI : https://id.erudit.org/iderudit/293ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Éditions Biscuit Chinois

ISSN1718-9578 (imprimé)1920-7840 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleFière, D. (2008). Un bon ver. Biscuit Chinois, (9), 36–49.

Page 2: Un bon ver - erudit.org

Damien Fière

L'élégance de ma mise, l'aisance de mon élocution et le magné­tisme séducteur de ma personne trahissent immédiatement mes origines françaises. Je suis né à Orange, ne me demandez pas dans quel quartier. J'ai des goûts exigeants, je vis à Montréal. Sept ans déjà, comme le temps passe. Après des études en sciences politiques, j'ai travaillé dans divers emplois liés à la communica­tion. Je continue dans cette voie harmonieuse et honorable. J'ai publié deux livres, traduit un livre de l'italien au français. J'écris deux romans, une poignée de nouvelles et des poèmes. J'ai fon­dé jadis le mouvement des Bombardiers idéalistes.

Page 3: Un bon ver - erudit.org

[37]

aun ÎÈxm. VCBIF

L'été de ses trente ans, Katsuo rentrait toujours chez lui bien après minuit, saoul et dans un état généralement lamentable. Une fois entre les murs de son petit apparte­ment, il rassemblait les ultimes parcelles de son énergie, grillait une dernière cigarette, ouvrait une dernière bière. Il branchait sa radio sans l'écouter, allumait sa télé sans la regarder, glandait en titubant d'une pièce à l'autre tout en marmonnant, télécommande à la main.

Comme Tokyo battait un record de chaleur et que son climatiseur était cassé, il s'aspergeait longuement, dans sa cuisine, avec la douchette de l'évier. Puis, il enlevait ses vêtements trempés, les jetait n'importe où et s'effon­drait, parfois sur son lit, parfois au pied. Dans un nuage de saké, le film de sa journée repassait en accéléré, de plus en plus vite. Ça commençait par les événements mar­quants survenus à son travail. Comme il y en avait peu, cette séquence passait rapidement. Il revoyait ensuite la sortie de son bureau, le choix rituel du menu avec ses amis, l'alcool dans divers bars, les visages éclairés et luisants, les grimaces et les rires, la musique tonitruante

Ingrédients : farine enrichie, huile modifiée, coût optimisé.

Page 4: Un bon ver - erudit.org

[38]

dont il gardait les pulsations dans son corps, confondues avec celles de son cœur. Puis il s'endormait.

Mais cette nuit-là, une chose inhabituelle se produisit. Allongé sur son lit, il tombait normalement, comme une pierre, vers une destination qu'il connaissait par cœur, désagréable, dure et profonde.

Au milieu de sa chute, il perçut soudain un flotte­ment discret et inhabituel, un murmure au fond de sa conscience. Comme une phrase qui semblait vouloir prendre forme, encore inaudible, mais articulée avec une insistance croissante. Puis, l'image d'un crochet se forma distinctement dans son esprit. Avec un sifflement strident, ce crochet le tira vers la surface, à toute allure.

Il s'éveilla brusquement, certain d'avoir été averti par un pressentiment exceptionnel. Il redressa la tête, tous ses sens mobilisés. Il n'entendit rien d'anormal, mais la pénombre de sa chambre, troublée par le cligno­tement d'une enseigne de la rue, ne lui permettait pas de voir facilement. Pourtant, son champ visuel était occupé par quelque chose, tout près de lui. Il reposa sa tête sur l'oreiller, respira. Il allongea la main et alluma sa lampe de chevet.

Redressant la tête, il vit cette fois, devant lui, immo­bile, un énorme ver de l'épaisseur d'un gros serpent. Le ver sortait directement de son derrière, il y était encore largement engagé, et Katsuo s'étonna de ne pas même le sentir. La peau du ver était luisante et fine, cannelée, légè­rement translucide, beige. Sa tête en forme d'ampoule était pourvue de deux protubérances qui faisaient penser à des yeux mais qui, assurément, n'en étaient pas.

^ ^ £ 3 3 .

Page 5: Un bon ver - erudit.org

[ 39 ]

Dressée avec une étonnante fermeté, la créature fixait Katsuo de tout son être, vibrante et réceptive comme une antenne. Elle rappelait ces aveugles qui, penchés en avant, voient, avec tous leurs sens, hormis la vue.

Katsuo s'étonna de rester si calme, comme si une part de lui-même avait attendu cet instant et le vivait sans surprise. En tout cas, il eut immédiatement l'intuition de connaître un moment décisif de sa vie. Son sixième sens l'avertissait.

Sans affolement ni colère il se mit à raisonner à voix haute tout en fixant cette créature frêle et pourtant impo­sante, à moitié sortie de son anus. « Plusieurs semaines déjà depuis - quel jour sommes-nous ? Ça me démangeait un peu... depuis combien de temps ? J'avais lu quelque chose là dessus... Je savais que quelque chose finirait par arriver. » Il se dit que le ver avait dû séjourner en lui un long moment - peut-être des mois -, avant de se mani­fester avec une si belle taille et une telle assurance.

Puis il engagea la conversation.

— C'est bien que vous soyez venu, commença-t-il d'une voix douce.

L'animal sembla l'écouter attentivement.

— Ici, c'est ma chambre, là, la cuisine, là-bas, les toi­lettes, poursuivit Katsuo en désignant de son bras tendu les différentes pièces.

— Laissez-moi vous chanter une petite chanson.

D'une voix assez juste, il entonna Haru ga kita1. Il sentait que c'était la chose la plus sensée à faire et que la créature apprécierait.

1 Le printemps est arrivé (chanson enfantine).

Honore tes parents et ta famille, ou vis avec des batraciens.

Page 6: Un bon ver - erudit.org

[40 ]

Lorsque Katsuo, épuisé, se sentit sur le point de retomber dans un sommeil sans rêve, le ver oscilla et fît une sorte de révérence pour le remercier et prendre congé. Il retourna doucement en lui en se laissant glisser à rebours, comme une murène dans son trou/Katsuo ne sentit presque rien, tant son corps et son hôte s'étaient déjà accoutumés l'un à l'autre. Ils passèrent tous deux une très bonne nuit, la meilleure depuis longtemps.

À son réveil, dès qu'il ouvrit les paupières, Katsuo se souvint distinctement de l'événement de la nuit. Tout restait parfaitement net et il ne douta pas un instant de la réalité de ce qu'il avait vécu, qui n'était ni cauchemar, ni rêve, ni hallucination.

Durant la journée, Katsuo songea souvent au ver. Il était certain de le revoir dès la nuit suivante.

C'est pourquoi, après son parcours nocturne habituel à travers les bars, il retrouva son lit avec plaisir, moins éméché que la veille et impatient. Lorsque la créature ressortit, des phrases de politesse vinrent très naturel­lement à Katsuo pour saluer son invité. Il s'enquit de savoir s'il se trouvait bien, s'il n'était pas trop à l'étroit et si les journées ne lui paraissaient pas un peu longues, parfois. Quand la glace lui sembla suffisamment brisée, il se lança dans une conversation détaillée, de celles qu'on tente lorsqu'on souhaite aller plus loin après une rencontre marquante et qu'on espère, ému, la naissance d'une amitié.

Bien sûr, Katsuo monologuait, mais par d'impercep­tibles changements d'attitude le ver démontrait qu'il réa­gissait aux paroles et même qu'il en comprenait le sens. Ainsi, à chaque changement de discours, dans le ton ou

•Jlfo"fa«tn.Lea

Page 7: Un bon ver - erudit.org

41]

le thème, le ver se figeait, attentif, pareil à ces cobras que la main et le regard du charmeur accaparent.

Il se demanda s'il fallait lui donner un nom.

— Vous appeler Raymond ou Ishiro, ce serait vous prendre pour quelqu'un d'autre, n'est-ce pas ? Je crois que je dois vous appeler « le ver », dit-il sur un ton à la fois détendu et respectueux.

À partir de ce premier échange, ils se fréquentèrent chaque nuit très fidèlement. Lorsque le ver sentait le corps de Katsuo se préparer au repos, il s'agitait doucement et sortait avec confiance. Tous deux se saluaient d'abord silencieusement. Katsuo souriait avec bienveillance. Il racontait ensuite sa journée à son ami. Toujours sensible au son de la voix, le ver s'immobilisait souvent, comme pour mieux écouter ; lorsqu'une intonation de Katsuo laissait percer de l'énervement ou de la tension, il pen­chait la tête, semblant dire : « sois tranquille, je suis là ». Durant cette intense communication, non verbale pour le ver et remplie de mots pour Katsuo, chacun passait par des états d'esprit extrêmement variés: approbateurs, interrogateurs, dubitatifs ou rieurs.

En découvrant combien le ver était sensible au chant et à la musique, Katsuo testa ses goûts en lui faisant écouter de très nombreux morceaux. Le ver aimait The Police, Daft Punk, Billy Joël. Il était particulièrement électrisé par plusieurs chansons de Madonna. Il se balan­çait en écoutant des airs de techno industrielle, mais les chansons de Utada Hikaru2 lui plaisaient aussi beaucoup. Il fallut peu de temps à Katsuo pour enseigner à son ami à se servir des touches principales de la télécommande

2 Très jeune chanteuse superstar au Japon, mélangeant le R&B occidental et divers autres styles musicaux.

Choisis une ambition à ta mesure, apprends à jouer de l 'harmonica.

Page 8: Un bon ver - erudit.org

42]

de sa chaîne stéréo. D'une simple contraction de ses anneaux, le ver choisissait la programmation.

Bientôt Katsuo s'informa sur les vers : revues scien­tifiques, sites Internet, livres empruntés à la bibliothèque, rien ne lui échappait. Il racontait à son nouvel ami ce qu'il apprenait. Par exemple, que les vers solitaires s'étaient maintenus avec une remarquable stabilité durant 600 millions d'années; qu'ils partageaient la plus grande partie de leur ADN avec les humains ; qu'ils étaient, en proportion de leur taille, cent fois plus musclés qu'un homme et ainsi de suite.

Autrefois, certaines journées procuraient à Katsuo un indicible malaise : la vie lui semblait creuse et tout ce qu'il en avait fait, vain ou discutable. Dans ces périodes sombres, chaque nuit arrivait comme une lourde chape noire. Éteignant sa lumière avec d'horribles peurs, il pensait à la médiocrité de son passé, aux occasions per­dues, aux déconvenues que l'avenir lui réservait.

À présent, dès qu'une pensée déprimante venait frapper à la porte de son esprit, il se souvenait qu'il avait, en lui, un ami cher et fidèle. Katsuo disait bonsoir à cet ami, ils s'endormaient ensemble et leur amitié grandis­sait au rythme de la croissance régulière des anneaux du ver. Katsuo devenait plus heureux, plus sûr de lui. Il réalisa au bout de quelque temps que les ombres qui l'avaient assailli avaient pris les proportions ridicules de petites taches sans importance.

Au début de l'hiver, Katsuo fit la connaissance d'une jeune femme qui répondait au doux prénom de Hana-Keiko. Il avait trouvé le courage de l'aborder un soir et avait pris soin de l'écouter en buvant avec modération. Elle lui plaisait beaucoup.

w w w . b i s c u i l c h i n o i s . c o m

Page 9: Un bon ver - erudit.org

[43 ]

Peu après leur rencontre ils firent l'amour, avec cette alliance de bonne volonté et de ferveur appliquée qui compense si joliment le peu d'expérience. La première fois la chose dura une vingtaine de minutes. La deuxième fois, une nuit entière. Durant ces premières découvertes exaltantes, Katsuo apprécia la discrétion de son ami qui ne se manifesta pas. Néanmoins, il jugea qu'il fallait rapidement présenter le ver à Hana-Keiko.

Hana-Keiko manqua de défaillir lorsqu'elle vit pour la première fois, doucement éclairée par la lumière tamisée du salon, apparaître la tête du ver" puis la moitié de son corps. Ses cris et exclamations durèrent un long moment, en dépit des tentatives d'explications de Katsuo.

Puis, Hana-Keiko se souvint qu'elle était origi­naire d'Hokkaido et plus particulièrement de la ville de Koshimizu. Or, on ne s'en laisse pas conter facilement dans ces parages, comme le rappelle d'ailleurs le dicton populaire : « Le sang des filles de Koshimizu ne caille jamais ».

C'est ainsi que Hana-Keiko décida de ne pas s'em­barrasser de considérations désagréables. Elle rassura Katsuo, lui laissant comprendre que cette situation si particulière renforcerait certainement leur amour.

Les amis de Katsuo voyaient dans son idylle avec Hana-Keiko un signe favorable du destin, un présage d'une ère heureuse et une occasion à ne pas laisser passer, car à la vérité, si Katsuo était un bon garçon, la victoire n'était pas chose courante dans sa vie3.

Hana-Keiko, quant à elle, eut toujours la certitude de faire le bon choix. Même si elle commit l'erreur de parler

3 En japonais, le prénom Katsuo signifie « le victorieux ».

Le bon sirop gluant coupe la toux.

Page 10: Un bon ver - erudit.org

[44 ]

du ver à Hoseki, sa meilleure amie. Elle le fit trop tôt peut-être, ou d'une manière un peu trop brutale. Quoiqu'il en soit, lorsque le ver lui fut présenté, après une soirée passée à écouter de la musique, Hoseki crut d'abord à une plaisanterie de mauvais goût. Elle imaginait que le ver était une marionnette actionnée par Katsuo, comme dans certaines émissions pour enfants. Lorsqu'elle dût se rendre à l'évidence, ses rires se transformèrent en gémis­sements hystériques puis en cris d'indignation. Après avoir vomi, elle dit à Hana-Keiko qu'elle était cinglée, et ce fut la fin d'une belle amitié. « Ainsi va la vie », se dit sagement Hana-Keiko. Elle ne regretta rien, mais Katsuo et elle convinrent de garder pour eux l'existence du ver. Sur cette prudente décision, ils s'installèrent ensemble dans un nouvel appartement, sans envisager le mariage, mais plutôt un concubinage agréable et indéfini.

Emportés par le vaste courant de la vie et aiguillonnés par leur jeune amour, Hana-Keiko et Katsuo firent des plans. Ils s'achetèrent des meubles, des revues de déco­ration et de mode, des livres sur le cinéma. Ils eurent de nouveaux amis, partirent en vacances à Okinawa. Mais cette activité fébrile et amoureuse ne laissait pas de côté leur ami qui était associé, chaque fois que cela était possible, à ces « nouvelles avenues » de consomma­tions et d'expériences (Katsuo et Hana-Keiko aimaient beaucoup l'expression moderne « nouvelles avenues »). C'est ainsi que le ver fut pris en photo, peint, dessiné, flatté et magnifié de toutes les manières possibles. Pour couronner cette entente si harmonieuse, ils acquirent un ordinateur multimédia dernier cri avec lequel ils purent profiter des joies de la technologie, en particulier celles de la musique et du chat vidéo. À l'aide d'un fauteuil surélevé lui permettant d'adopter une position passa-

ffiiture i'"E. w w w . b i s c u i t c h i n o i s . c o m

Page 11: Un bon ver - erudit.org

[ 45 ]

blement confortable, Katsuo pouvait faire en sorte que son ami soit bien visible sur l'écran et qu'il puisse com­muniquer avec Hana-Keiko lorsqu'elle travaillait à son bureau, au centre-ville. Le ver pouvait non seulement charter confortablement, mais aussi orienter la caméra grâce à la télécommande et surfer sur la toile.

Un soir, Katsuo eut l'idée de rechercher des congé­nères pour son ami. En tapant « ver solitaire », il en trouva rapidement. Certains disposaient même de pages person­nelles avec des photos. Le ver semblait particulièrement sensible à la description d'un certain taenia_solum2005.

Une année entière passa comme le vent. Hana-Keiko et Katsuo faisaient tout ce que peut offrir une vie de couple moderne bien remplie. Tant d'occasions, tant de choses nouvelles à découvrir !

Certaines habitudes changèrent, ou plutôt il n'y eut plus d'habitudes. Tout allait pour le mieux.

Pourtant par un banal jour d'avril, Katsuo réalisa que pour la première fois le ver n'était pas sorti de lui depuis trois jours. Un quatrième jour passa, puis un cinquième, sans qu'il n'y ait aucune manifestation de sa part. Une sourde angoisse s'empara alors de Katsuo.

Après s'être résolu à un examen plus approfondi chez le médecin, Katsuo dût accepter cette terrible nou­velle : le ver avait disparu sans laisser de trace, il avait quitté son corps.

Katsuo et Hana-Keiko recherchèrent fébrilement leur ami, convaincus qu'il n'avait pu disparaître par accident, ni dans leur lit, ni dans la cuvette des toilettes. Ils ins-

Mouvement immobile, c'est possible. Cours dans ta tête.

Page 12: Un bon ver - erudit.org

[46]

pectèrent les moindres recoins de leur logement, de leurs bureaux. Ils refirent, pas à pas, les différents parcours effectués par Katsuo au cours des derniers jours. Après une courte hésitation, ils décidèrent même d'afficher un avis de recherche dans leur immeuble. Leurs voisins et leur gardien leur causèrent des ennuis et les sommèrent de s'expliquer devant la police. Au bout de quelques jours, Katsuo s'aperçut de la stérilité de leurs efforts et traversa une crise de culpabilité : comment ne s'était-il pas rendu compte du départ de son ami ? Devenu acariâtre et iras­cible, il nourrit des soupçons contre Hana-Keiko. Elle avait peut-être, par jalousie, ourdi la disparition du ver. Peut-être lui avait-elle fait boire un vermifuge spécial à son insu. Qui sait ? Un de ces philtres anciens et redou­tables que les Aïnus d'Hokkaido connaissent et utilisent encore souvent, paraît-il. À moins qu'elle ait persuadé le ver de partir après que Katsuo se soit endormi. « Qui peut connaître, au fond, les pensées d'une fille ? », se demanda-t-il amèrement. Excédé, il finit par lancer ses soupçons au visage de sa conjointe.

Hana-Keiko fut profondément blessée de se voir accusée. Une intense colère la saisit à son tour, lui fit proférer des paroles tranchantes qui l'étonnèrent elle-même : elle dit à Katsuo qu'il ne devait s'en prendre qu'à lui, que son indifférence, son égoïsme sournois et son imbécillité avaient sûrement poussé le ver à disparaître et à commettre l'irréparable.

Durant les jours qui suivirent, ils s'installèrent dans une sorte de vie commune minimale. Ils s'étaient assez vite réconciliés, mais leur violente dispute avait laissé des traces dans leurs cœurs.

««•MB*»*""" " ' w w w . b i s c u i t c h i n o i s . c o m

Page 13: Un bon ver - erudit.org

[ 47 ]

Surtout, l'injuste absence de leur ami était difficile à supporter. Pouvait-on cacher la tristesse, faute de la chasser ? Hana-Keiko sortait autant qu'elle le pouvait et rentrait tard, énervée, les bras chargés d'emplettes futiles qu'elle laissait ensuite traîner ici et là, avant de retourner s'isoler dans sa chambre. Katsuo, lui, passait le plus clair de son temps libre devant l'ordinateur, surfant au hasard sur Internet, discutant avec des inconnus ou jouant jusqu'à une complète hébétude.

Deux mois passèrent.

Un soir, Katsuo reçut sur son écran une invitation pour un vidéo chat d'un certain Daiki_221. Il l'accepta machi­nalement, tout en poursuivant son jeu. Abruti et épuisé par une longue partie de World ofWarcraft, il sentait son horloge intérieure lui commander d'aller au lit. Puis, ce fut un choc électrique. En un instant, il reconnut son ami. L'image était de très bonne qualité. Le ver semblait jouir d'une santé éclatante. On pouvait distinguer derrière le ver, à l'arrière-plan, une véranda de bois sombre recou­verte de nattes, entourée d'arbres hauts et denses. À l'horizon, une montagne se détachait sur un ciel d'aube très pur. En fond sonore, une musique d'inspiration zen. Hana-Keiko rentrait, justement. Katsuo s'empressa de l'appeler. Dès qu'elle vit l'image du ver, elle poussa un cri et sauta sur place. Ils jubilèrent ensemble et se mirent à chanter au ver ses airs favoris. Puis, la communication fut interrompue. Le ver était parti. Ils se regardèrent et ressentirent une profonde paix intérieure.

Katsuo et Hana-Keiko sortirent plus forts de cette expérience. Ils se redécouvrirent comme s'ils émer­geaient d'un long sommeil, avec un amour entièrement

Le sexe est comme un chat. C'est quand on ne l'appelle pas qu'il vient.

Page 14: Un bon ver - erudit.org

[48 ]

renouvelé. Ils ne tardèrent pas à avoir un ravissant premier enfant, un garçon qu'ils décidèrent d'appeler Chihiro4, pour rendre un juste hommage à leur compagnon.

4 « Très profond ».

j j j g ^ i'."£ w w w . b i s c u i t c h i n o i s . c o i

Page 15: Un bon ver - erudit.org

Penser à acheter les livres de Damien Fière.