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Le th éatre On ne cesserait pas de glaner dans le chapitre de l'Histoire des specta- cles de l'Encyclopédie de la Pléiade, intitulé : «Les spectacles de partici- pation. Rites et liturgies », qui montre comment la structure dramatique s'est peu a peu dégagée de la Fete religieuse, et qui, des précolombiens jusqu'a la cérémonie chrétienne, nous fait saisir une continuité axée sur un certain nombre de communs dénominateurs. L'Extreme-Orient, l'Égypte ancienne, la Grece classique, le judalsme,· !'Islam, nous offrent en effet des caracteres identiques a travers leurs singularités respectives, et permettent déja de définir sinon l'essence de la liturgie, au moins des lignes de force fondamentales de toute célébration. Ce n' est pas par gout du paradoxe que nous emprunterons a un texte de Jean Duvignaud sur la rete civique de la période révolutionnaire une approche qui nous semble résumer, pour peu qu'on le resacralise, le fonctionnement meme de l'action célébratrice. Commémorer un événement ou un héros en rassemblant une grande masse de citoyens, créer une communion autour d'un symbole 2 Que l' on accorde ou non a « l'événement » et au « symbole » une valeur surnaturelle, on rejoint le processus cérémoniel de toutes les civi- lisations, y compris la civilisation chrétienne. Les analyses d'un Mircea Eliade et de tous ceux qui son cités dans le numéro des Cahiers de I'Herne consacré a !'historien de Naissances mystiques recouperaient celles des spécialistes de telle ou telle période. Création d'un espace a la fois centripete (rassemblement et convergence des attentions) et centri- fuge (dilatation dans le temps et hors du temps jusqu'a la dimension mythique). Structuration vigoureuse d'une communion des assistants entre eux, qui doit etre indissoluble d'une communion avec les grandes présences perpétuées précisément par la mémoire religieuse. Réactualisa- 2. }ean DUVIGNAUD.

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Le théatre

On ne cesserait pas de glaner dans le chapitre de l'Histoire des specta­cles de l'Encyclopédie de la Pléiade, intitulé : «Les spectacles de partici­pation. Rites et liturgies », qui montre comment la structure dramatique s'est peu a peu dégagée de la Fete religieuse, et qui, des précolombiens jusqu'a la cérémonie chrétienne, nous fait saisir une continuité axée sur un certain nombre de communs dénominateurs. L'Extreme-Orient, l'Égypte ancienne, la Grece classique, le judalsme,· !'Islam, nous offrent en effet des caracteres identiques a travers leurs singularités respectives, et permettent déja de définir sinon l'essence de la liturgie, au moins des lignes de force fondamentales de toute célébration.

Ce n'est pas par gout du paradoxe que nous emprunterons a un texte de Jean Duvignaud sur la rete civique de la période révolutionnaire une approche qui nous semble résumer, pour peu qu'on le resacralise, le fonctionnement meme de l'action célébratrice.

Commémorer un événement ou un héros en rassemblant une grande masse de citoyens, créer une communion autour d'un symbole2

Que l'on accorde ou non a « l'événement » et au « symbole » une valeur surnaturelle, on rejoint le processus cérémoniel de toutes les civi­lisations, y compris la civilisation chrétienne. Les analyses d'un Mircea Eliade et de tous ceux qui son cités dans le numéro des Cahiers de I'Herne consacré a !'historien de Naissances mystiques recouperaient celles des spécialistes de telle ou telle période. Création d'un espace a la fois centripete (rassemblement et convergence des attentions) et centri­fuge (dilatation dans le temps et hors du temps jusqu'a la dimension mythique). Structuration vigoureuse d'une communion des assistants entre eux, qui doit etre indissoluble d 'une communion avec les grandes présences perpétuées précisément par la mémoire religieuse. Réactualisa-

2. }ean DUVIGNAUD.

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tion de quelque chose de fondamental (de totalement inoccultable, puisque son occultation entrainerait des chutes et des catastrophes abso­lues). Ce quelque chose appartient a la réalité mythique dans le monde préchrétien et a une réalité historique datée dans le monde christique, mais le caractere commun, c'est l'urgence de cela dans la vie du groupe et de chacun des participants. Enfin, orientation de la cérémonie vers l'hommage et vers le don. Avec ou sans intervention de sacrifice com­mémoratif et unifiant, cette attitude oblative et adoratrice assure la des­cente du divin parmi les hommes, et la transmutation de la substance mortelle en une vitalité soustraite a la mort.

Assurément 1a différence qui se manifeste entre les cérémonies de la Grece antique par exemple et celles du christianisme primitif (et qu'a élucidées de fa9on décisive un Mircea Eliade) ne doit jamais etre occultée. Mais pour nous c'est précisément la mention de cette diffé­rence indéniablement ontologique qui nous autorisera a souligner les éléments communs a toutes les formes de célébration. Jacques Lacar­riere dans l'Histoire des spectacles revient souvent sur le terme de « concentration ». Et il nous apparait que ses affirmations pourraient s'appliquer aux usages religieux de l'Afrique noire et d'autres continents :

L'efficacité du sacrifice, comme celle de la parole sacrée, comme celle de l'espace sacré, vient de ce que le sang de la victime est censé concentrer une certaine énergie qu'on libere grace au meurtre, et qu'on offre au dieu en échange de prestations diverses en rapport avec la nature du sacrifice : propitia­toire, purificatoire, funéraire, etc.

11 ne peut done y avoir assistance passive a la cérémonie ; de la (( procession solennelle ll a la (( possession dionysiaque )) c'est toujours une manifestation collective qui est ici impliquée et dont l'esprit se retrouve dans le chreur de la tragédie, tres proche en sa fonction comme en sa structure de la cérémonie liturgique. Mais c'est ici qu'il faut rap­peler que dans tout office antérieur au christianisme (religieux ou théa­tral) le tremblement devant les puissances cachées, le souci de respecter minutieusement le rituel et l'obsession de l'efficacité immédiate ne sont pas sublimés par ce qui composera l'essentiel de la priere de 1' Anden et du Nouveau Testament: l'amoureuse confiance en un Sauveur.

De ce fait subsiste a travers toutes les civilisations préchrétiennes une activité magique qui s'exprime par le désir violent, et allant parfois jusqu'a l'orgia mentionnée par Virgile, de régénérer l'univers dont les forces vives risquent de s'épuiser. Ce désir est commun a Sumer, a Babylone, a la Syrie, a la Grece, a Rome comme au monde africain. 11 peut etre comblé, selon la conviction des autochtones, par les pratiques

VISAGES DE LA CÉLÉBRATION 17

et les manifestations sacrificielles qu'un officiant impose aux vícttmes désignées, non sans s'etre soumis lui-meme a une mutation fondamen­tale. Au contraire, dans la tradition évangélique, ainsi que le mentionne Mircea Eliade dans !'ensemble de son reuvre, la restauration d'un Ordre origine!, qui ne doit pas obligatoirement passer par le chaos, se fait par l'intervention aimante et miséricordieuse du Seigneur, dont la puissance créatrice est présente a la fois au début du monde, tout au long du déroulement de l'Histoire, et au seuil de l'Apocalypse. Que cette divine volonté s'accomplisse, telle est la priere unique et globalisante du peuple chrétien.

En son príncipe, la Fete, depuis les cérémonies primitives jusqu'a « la manifestation empreinte d'un formalisme religieux en l'honneur de l'etre supreme », la rete (( princiere ll tout comme la rete populaire, n'est pas d'une autre nature que la célébration elle-meme. L'apparat qui s'y déploie n'est pas seulement inspiré par le goüt d'une somptuosité spec­taculaire. Quand J ean J acquot dit que la rete a pour principal e raison «de célébrer la continuité d'une société », il emploie le terme qui est au creur de notre enquete, et i1 !'explicite d'ailleurs quelques lignes plus loin en écrivant :

Elle est un spectacle complet ou l'ordre social représenté se trouve rattaché a un ordre providentiel par un réseau complexe de correspondances. .. Elle inscrit l'événement présent dans les perspectives chrétiennes de la Chute, de la Rédemption et du Jugement dernier3•

C'est bien ce meme mot qui revient a la fois sous la plume de Robert Flaceliere analysant les grands jeux grecs et sous celle de Bernard Gillet définissant le propos de Pierre de Coubertin. Dans le premier cas, i1 nous est rappelé que prieres, processions et sacrifices étaient centrés autour des quatre sanctuaires panhelléniques : « Le tombeau de Pélops restait au centre de la solennelle célébration. » Et dans le second cas, i1 y avait lieu de mentionner, comme le fait !'historien, que l'instigateur des jeux Olympiques modernes, instaurés en 1896, avait parlé d'une « célébration mondiale ».

Revenons au théatre grec pour rappeler que les plus compétents des exégetes de l'hellénisme, de Georges Méautis jusqu'a Jacqueline de Romilly, sans oublier Marie Delcourt et Jean-Pierre Vernant, ont relié la dimension tragique d'Eschyle, Sophocle et Euripide a une préoccupa­tion nettement métaphysique, entrainant a son tour une écriture et une mise en scene essentiellement liturgiques. L 'Orestie, CEdipe roi, Les

3. Jean }ACQUOT.

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Troyennes sont d'authentiques rituels ou la « catharsis » est a la fois esthétique et spirituelle.

Quelles pourraient etre en notre XX• siecle les reuvres théatrales qui, dans la foulée d'un Antonin Artaud (avec Le Théatre et son double il a été comme le prophete de la dramaturgie moderne), se situeraient au niveau célébrateur tant du point de vue de la réalisation scénique et du décor que sur le plan de l'inspiration dramatique? Celles que nous mentionnerons (et dont la liste ne prétend etre a coup siir ni exhaustive ni dépourvue de subjectivité) nous semblent offrir ce trait commun de s'éloigner du réalisme dans la tradition d'un Antaine - ce qui ne veut pas dire qu'elles sont étrangeres a la réalité contemporaine - et de rejoindre le hiératisme universel. Au hasard de nos souvenirs nous rencontrerons : Roger Blin (dont la disparition fut loin d'etre déplorée comme il eiit été juste) qui monta plusieurs reuvres de Beckett ainsi que Les Negres et Les Paravents, de Jean Genet; André Reybaz (Quoat­Quoat d'Audiberti et Pastes d'Enfer de Ghelderode); Jacques Mauclair (Le roi se meurt de Ionesco); Jeap-Louis Barrault (Histoire de Vasco de Schéhadé) ; Georges Vitaly (Les Epiphanies de Pichette et La Pete naire d'Audiberti); Antaine Vitez (Le Partage de Midi de Claudel); Jean­Marie Serreau (Le Cadavre encerc/é de Kateb Yacine): Jerzy Grotowski (Acropolis de Wyspianski); Patrice Chéreau (La Tétralogie). Bob Wilson a soulevé l'enthousiasme d' Aragon et de toute la presse avec Le Regard du Sourd, spectacle de sept heures monté a Nancy en 1971, et suivi l'an d'apres par A Story about a Pamily and some People changing, créé a Chiraz-Persépolis.

Si les créations du Théatre-Fran~ais concernant les classiques et cer­tains contemporains sont dans !'ensemble assez contestables (mis a part le magnifique Port-Roya/ de Montherlant et La Mort de Séneque de Tristan l'Hermite, atteignant au sublime du baroque), le travail mené par Jean Vilar en Avignon et au Théatre national populaire (T.N.P.) reste un grand moment de l'apostolat théatral, tout comme l'activité exemplaire de Jean Dasté inspiré par les Grecs et par le No japonais4

L'opéra

11 est remarquable de voir que le numéro de L 'Are consacré a l'opéra définit l'exécution des grandes reuvres musicales en termes tres rigou­reux, qui délimitent la part respective du metteur en scene, du chef

4. Nuremberg a été sous le nazisme la monstrueuse parodie d'une célébration, tout comme les films de Leni Riefenstahl.

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d'orchestre, de la troupe, du décorateur, et de tous ceux qui modelent l'espace comme lieu plastique et dramatique ... sans jamais prononcer le terme de célébration. Pourtant, ce dernier peut sembler sous-jacent aux analyses ici contenues de Bernard Dort, Michel Leiris, Marcel Moré, René Leibowitz, Nina Gourfinkel, etc. Retenons seulement a titre d'exemple l'excellente formulation de Michel Leiris:

Étroite alliance de la musique non seulement avec le monde fictif des situa­tions dramatiques et des caracteres assignés aux divers rersonnages, mais avec cette réalité concrete : la situation spatiale des interpretes .

Les multiples références aux grands metteurs en scene d'opéras tels Visconti, Strehler, Gunther Rennert, Wieland Wagner (auxquels il fau­drait ajouter naturellement Patrice Chéreau) révelent bien que la réalisa­tion finale est transfiguratrice. Des reuvres au premier abord aussi ancrées dans le sordide que les deux chefs-d'reuvre d' Alban Berg, Lulu et Wozzek, ont dégagé en leur exécution récente un coefficent de magie et (reprenons un mot baudelairien) de « surnaturalisme » qui nous situe bien au-dela du quotidien. Que la Messe soit noire ou blanche, c'est une autre affaire. Ici comme dans le théatre contemporain, on peut trouver une exaltation des forces souterraines. Mais qu'il s'agisse des ténebres ou de la lumiere, ne per~oit-on pas un commun dénominateur que Marcel Moré explicitait dans Verdi, mais qui, en fait, peut s'étendre a tous les opéras :

Le monde de la terreur sacrée apparait... avec cette m eme puissance de sug­gestion que ce monde n'avait pas eue sans doute au théatre depuis les tragiques grecs6

Si nous nous fions a nos impressions personnelles en meme temps qu'aux appréciations formulées par les éminents spécialistes, il semble qu'on pourrait établir sans trop de témérité une sélection initiale, a pre­miere vue un peu disparate, mais qui offrirait ce commun dénominateur de hausser et d'amplifier le lyrisme musical jusqu'a un point qui laisse entrevoir la relation de l'homme avec toute la Création visible et impal­pable, en le saisissant dans la plénitude de sa destinée terrestre et cos­mique. Citons tout de suite, pour justifier ce critere, des reuvres telles que l'Alceste de Gluck, La Flute enchantée de Mozart, Tannhauser de Wagner, Nabucco de Verdi, Boris Godounov de Moussorgski (et La Kovantchina du meme auteur), Prométhée et Pénélope de Fauré, Le R oi

5. Michel LEIRIS, op. cit. 6. Maree! MORÉ, op. cit.

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David et Jeanne au bUcher de Honegger, La Femme sans ombre de Richard Strauss, Porgy and Bess de Gershwin.

Dans la mesure ou chacune de ces reuvres offre soit dans son ensemble, soit dans des fragments une sorte d'hymne a une totalité vivante, ethnique ou transcendantale, elle rejoint l'orientation célébra­trice de telle symphonie classique, comme Les Saisons de Haydn, ou moderne, comme la huitieme de Dvofák dont on a pu dire qu'elle était une véritable « célébration » de la nation tcheque. N'en est-il pas ainsi de Boris Godounov ou les chreurs expriment avec une ampleur qu'on n'hésitera pas a qualifier de sacrée ce que Moussorgski écrivait a un de ses amis :

C'est le peuple russe que je veux peindre. Quand je mange ... , quand je bois, i1 passe devant mes yeux dans toute sa sévérité, grand, énorme, sans fard et sans clinquant ... Ce que je veux, c'est fouiller a ma guise un sol vierge; je ne cherche pas a faire connaissance mais a fraterniser avec le peuple.

De l'imploration du début jusqu'aux hourras finaux entonnés en l'honneur du « tsarévitch, sauvé par Dieu, épargné par Dieu », c'est un grave et vibrant office qui se déroule ici.

Le concert

Si, tout au long de son histoire, le concert a été, tout comme l'opéra, lié a un contexte, parfois futile et snob a maints égards, il reste que dans des circonstances privilégiées et en tout cas fort souvent depuis un siecle, l'audition d'une partition « célebre » a revetu tous les caracteres d'une célébration. En dehors meme des cités qui sont consacrées par les festivals, toute grande ville accueillant un orchestre ou un virtuose devient pour un soir le lieu d'une cérémonie, qui peut etre selon le cas intime ou grandiose, mais dont le déroulement est toujours l'occasion d'une effervescence, d'une exaltation pleine de ferveur et de gratitude. Ainsi de ce lundi de 1' Athénée en 1982 ou Gundula Janowitz tint pen­dant pres de deux heures les auditeurs envoutés par son interprétation du poeme de Rilke, Das Marienleben, mis en musique par Hindemith, et fut l'objet, apres quelques secondes de silence religieux, d'une ova­tion prodigieuse.

S'i1 est difficile d'établir une hiérarchie entre une grande chanteuse et une autre, tout comme entre un pianiste émérite et un autre de meme valeur, il semble bien que le pouvoir d'incantation et de solennisation d'une Gundula Janowitz l'emporte sur celui de telle cantatrice fran~aise ou espagnole qui a pu recueillir les témoignages les plus glorieux mais

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non pas la meme qualité d'attention quasi sacrée. Ainsi d'un Arthur Brendel par rapport a d'autres spécialistes de Liszt ou de Schubert. Mais la question est encore plus passionnante quand i1 s'agit d'un chef d'orchestre. L'intéret d'une émission comme la tribune des critiques de disques est qu'il apparait bien, a l'occasion d'un débat finalement con­vergent, que tel Maitre est sensiblement plus « célébrant » que tel autre, dont les qualités sont pourtant dignes de la meme admiration. Comment oublier cette investigation lucide et passionnée qui conduisit cet Aréo­page a confronter l'exécution d'une symphonie de Mozart sous les baguettes respectives de sir Thomas Beecham, Toscanini, Bruno Walter, Karl Bohm, Herbert von Karajan, le plus sacerdotal de tous peut-etre ?

Il faudrait interroger un grand nombre de musicologues pour se per­mettre d'amorcer une comparaison concernant le degré de puissance spi­rituelle et transfiguratrice de tel chef par rapport a tel autre, et i1 fau­drait surtout les écouter l'un apres l'autre dans l'exécution d'un mor­ceau qui selon le cas glisse vers le pathos ou s'éleve au sublime. Ainsi, la symphonie Pathétique de Tchai"kovski dégage de tout autres effiuves selon que son coefficient dramatique est seulement accentué ou au contraire sublimé et, si l'on ose dire, purifié. A qui donner la palme, quelle est parmi tant d'auditions auxquelles le mélomane a pu assister (et quand l'électricité se propageait dans tout le public, participer avec tout son etre) celle ou s'est pleinement accomplie la solennité liturgique ? Il faut encore tenir compte de la subjectivité et des préfé­rences de l'auditeur. Celui-ci pourra citer en fonction du choc qu'il aura re~u: Furtwangler, Charles Munch, Bruno Walter, Klemperer, Karajan, Ferenc Fricsay, Ozawa. 11 serait bien imprudent de continuer sur cette lancée. Au moins, l'idée est-elle émise, et l'orchestre sympho­nique attesté comme le médium privilégie d'une communication du Sacré.

Le flamenco

C'est apres avoir consulté des spécialistes et en particulier des organi­sateurs espagnols et fran~ais que nous nous hasardons a affirmer ceci: le flamenco ne prétend ni par ses actants ni par ses aficionados a institu­tionnaliser un mode de célébration, mais par ses racines, son chemine­ment et la mystique incluse dans sa texture, il peut etre considéré comme un art de vivre qui amene les uns et les autres a un degré de communion profonde en la meme aspiration, ce qui peut par certains cótés équivaloir a une célébration cultuelle.

Tout un pan de ce qu'on appelle le «cante jondo » (le chant profond) est directement lié a une thématique religieuse, avec les « saetas »,

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chants de procession de la Semaine Sainte. Dans sa totalité, il est imprégné d'une eschatologie de la connaissance que révele le terme : « la verdad ». La vérité est perpétuellement poursuivie, et meme tra­quée, avec un mélange remarquable de lucidité et d'ivresse. Vivre « jondo », c'est vivre authentiquement. En parlant d'un homme vrai, on dit « es un Flamenco ».

Il est un autre terme encore plus significatif; le « duende » ( qui fut magnifié par Lorca) est un état de dépassement de soi du cantaor qui se livre dans un total oubli de lui-meme, de nudité existentielle. La transe, loin d'etre suspecte, exprime ce dépassement et cet abandon, qui est aussi oblation.

Le « duende » selon le grand chanteur Pepe de la Matrona, mort en 1980 a quatre-vingt-treize ans, est a comparer a ce qu'on appelle le mys­tere, quelque chose que personne n'a vu, mais dont tout le monde parle, une dimension qu'on ne peut récuser. C'est sans doute ce sens du mystere qui permettrait de rapprocher les réunions d' aficionados des sociétés secretes de 1' Antiquité et de la franc-ma~onnerie. Non seule­ment en effet les grands artistes du flamenco sont entourés d'une sorte de respect religieux par leur entourage, mais le climat qui impregne ces cérémonies est quasi dévotionnel. Il en est ainsi en tout cas dans les cercles constitués en Andalousie. Il ne serait pas exagéré de parler ici d'esprit initiatique.

Nous avons recopié presque textuellement certains passages d'un texte de Frédéric Deval, organisateur pour toute la France de manifesta­tions consacrées au flamenco. Mais comment peut-on parler de ces moments de haute tension spirituelle sans y avoir assisté, au Zambra de Madrid, ou dans d'autres lieux ou souffie l'inspiration flamenca? On est tenté de reprendre, en lui donnant le sens qu'il avait au XVII< siecle, le mot de ravissement. Si peu initié qu'on soit, le fait de dépasser le niveau touristique (ici comme dans la corrida) permet, des la premiere approche, de sentir fortement la présence d'un « chant profond ». Et des lors c'est la communauté de vibration qui relie le myste a ceux qui céle­brent cette Fete a la fois tragique et exaltée. Il est certain que toute célébration n'est pas absolument réussie (et cela tient hélas ! aux specta­teurs le plus souvent) mais chaque fois que l'unité viscérale est accom­plie, on peut affirmer que le « duende» envahit d'abord le cantaor, sujet a un véritable « endieusement », et ensuite les participants qui, eux aussi, sortent d'eux-memes et vivent une transcendance, dont le vertige ne peut etre assurément baptisé, mais c;omporte un indéniable coeffi­cient de Sacré.

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La danse

En relisant L •Ame et la Danse, on est amené a se convaincre que la danse est la quintessence de la célébration. Et encore Valéry ne parle-t-il que d'une chorégraphie occidentale. Il faudrait (mais cela dépasserait les limites de cette étude) associer aux ouvrages de Maurice Emmanuel sur la danse grecque et a celui de J acques Chailley sur la danse religieuse au Moyen Áge les recherches effectuées sur l'époque du paléolithique et du néolithique. Relisons d'abord ces phrases éloquentes que le poete de Charmes prete a Socrate ému par la contemplation d 'une danseuse:

Elle était jeux et pleurs et feintes inutiles. Charmes, chutes, offrandes ; et les surprises et les oui et les non, et les pas tristement perdus. Elle célébrait (c'est nous qui soulignons) tous les mysteres de l'absence et de la présence ; elle sem­blait quelquefois effieurer d'ineffables catastrophes.

Et apres l'avoir assimilée a l'amour et a l'onde, cette formule décisive (que reprend Jean Mitry a propos du cinéma):

Ne sentez-vous pas qu'elle est l'acte pur des métamorphoses ?

Enrichi d'une excellente bibliographie, le livre de Paul Bourcier7

nous a paru un de ceux qui sous une forme succincte donne a la fois l'historique le plus heureux de la chorégraphie et le graphique spirituel le plus attachant de la danse. Aussi bien est-ce sur cet aspect qu' il nous convient d'insister, mais non sans avoir relié cette perspective a la fin de L •Ame et la Danse. Le premier chapitre de cette étude ne dit-il pas la meme chose que les dernieres lignes du traité poétique de l'écrivain, en rappelant les effets psychosomatiques (mais on peut extrapoler) de ce tournoiement :

La perte du sens de la localisation dans l'espace, le vertige, une sorte de dépossession de soi-meme, une extase au sens étymologique du mot .

Il est remarquable de voir qu'en dépit du long entracte et de la fasti­dieuse profanation que créera le ballet de cour il y a une belle conti­nuité depuis les danses antiques (égyptienne, hébraique, crétoise, hellé­nique) liées toutes a un acte cérémoniel jusqu'aux théories de la danse « made in USA», dont la technique meme et le propos qu'elle implique - tomber et se ressaisir - miment en quelque sorte une liturgi~. Le hiératisme était la marque des « adorants crétois » et aussi des Egyp-

7. Paul BOURCIER, Histoire de la danse en Occident, Éd. du Seuil, 1978.

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tiens, des danseurs dionysiaques, des Étrusques et on retrouve chez les soufis cette gestuelle adoratrice8

Martha Graham, dont l'activité culminera de 1944 a 1975 avec « les grands ballets mythiques », affirmait : « La danse a son origine dans le rite, cette aspiration de tous les temps a l'immortalité. » Or en définis­sant la danse académique, notre historien s'exprime dans des termes analogues:

L'impondérabilité, le saut hors de l'espace et du temps, la gratuité symboli­que sont aussi une liturgie qui met l'homme en accord avec son reve perma­nent d'aneindre au moins un instant l'illusion d'etre devenu immortel.

Doris Humphrey, Carolyn Carlson et quelques autres citées par Paul Bourcier se sont exprimées daos leurs propos comme dans leur art en termes identiques. Mais c'est évidemment jusqu'a Isadora Duncan (Vanessa Redgrave l'a incarnée a l'écran) qu'il faut remonter. Soucieuse, comme le sera sa disciple Ruth Saint-Denis, de faire émerger les pul­sions les plus profondes de la vie intérieure et de la participation a la vie cosmique, elle fit de la danse un acte essentiellement célébratoire, et notre critique (également historien de l'orchestique) rappelle que pour elle « le retour aux sources de l'etre est con0l··· comme la redécouverte de la parcelle de divinité que, croit-elle, tout homme porte en soi ».

C'est ce qu'elle déclare souvent en termes qui éclairent de fa~on déci­sive ce processus (celui que décrira a son tour Roger Garaudy9

) .

Le jazz

Ríen de plus facile que de citer les exégetes qui, en France, se sont acquis une inaltérable gratitude aupres des amateurs de jazz : de Hugues Panassié aJean Wagner, en passant par Michel Perrin 10

, André Hodeir, Robert Goffin, Luden Malson, sans oublier les tres nombreux chroniqueurs des revues spécialisées. Pourtant, quelles que soient les qualités dont ils ont témoigné dans l'historique du jazz et l'analyse musicale, il demeure dans leurs travaux une lacune, celle que regrettera précisément l'amateur de célébration. Or il nous semble bien que cette lacune est comblée par les deux premiers chapitres du livre de Gérard

8. Pour les sources et les modalités de la danse, voir le livre monumental d' André VIREL, Corps en Jete. Cf. aussi les films sur les derviches tourneurs.

9. Roger GARAUDY, Danser sa vie, Ed. du Seuil, 1973. , 10. Signalons l'intérét de son livre : Le jazz a cent ans, paru fin 1984 aux Editions

France-Empire.

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Legrand 11 qui fut, on s'en souvient, corédacteur avec André Breton de L'Art magique avant d'etre l'esthéticien pénétrant de Cinémanie. 11 nous apparait done plus opportun de reprendre les vues contenues dans ce livre plutót que de dénombrer une fois de plus les éléments multiples d'une substance auditive née de la rencontre des rythmes africains et de la musique européenne. Legrand rappelle la part fondamentale prise non seulement par le blues, phrase musicale de douze mesures créant un climat de mélopée, mais aussi par le negro-spiritual, qui reste ontologi­quement, si l'on peut dire, la matrice royale. C'est le lien essentiel du jazz avec la rete qui permet sans doute d'aller au fond des choses. Le disque nous a familiarisés avec ces manifestations de caractere sacré qui vont des offices chantés et mimés par les communautés noires jusqu'aux cérémonies et plus particulierement aux cérémonies funebres se dérou­lant a la Nouvelle-Orléans, en parcourant toute une gamme de com­plaintes inspirées par un authentique esprit évangélique. Notre exégete voit tout cela dominé par ce qu'il appelle la magie :

Le jazz me semble présenter au moins trois caractéristiques de l'activité magique. .. agressivité, manifestations de sympathie par échanges énergétiques, dualité fonciere liée a des considérations physiologiques.

Peut-etre des historiens plus stricts récuseront-ils ces traces de « magie diffuse », pour la raison que les Noirs ont vu disparaitre, avec l'esclavage, les rites célébrés en commun et se sont en outre convertís au christianisme. Ce a quoi on peut répondre que, au-dela de l'impureté ethnique des danses et des retes ultérieures, celle de Congo Square par exemple, il demeure un résidu magique qui survivra meme dans le tuf le plus sordide de Storyville et dont la présence diffuse, si désacralisée qu'elle füt, anima les réjouissances de toute sorte de la Nouvelle­Orléans : bals, retes champetres, pique-niques, batailles d'orchestre, défilés.

En tout cas, la modalité de l'exécution jazzistique englobant naturelle­ment toutes les formes d'improvisation nous orienterait aux antipodes de la voie sécurisante et balisée de la musique dite classique (ce qu'a souvent moqué Panassié) et nous plongerait dans un monde dionysiaque : le mot est de Legrand qui, par ailleurs, a propos de l'intervention de Buster Bailey dans You can depend on me, s'exprime en ces termes :

Y sont entrelacées la notion d'attente et celle d'un émerveillement presque craintif, comme elles sont liées magiquement, daos les cas de participation

11. Gérard LEGRAND, Puissance du jazz .

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totale, a la vie cosmique (états paniques devinés par les Anciens) ou a la sexua­lité la plus insondable, celle qui tend au sacrifice et a l'anéantissement.

En fait on parcourt en ce domaine toute la gamme affective et lyrique du sortilege musical, mais nous voudrions privilégier !'admirable Jam­min 'the Blues réalisé en 1944 par Gjon Mili qui, sur un theme de Lester Y oung, a réalisé un court métrage qui líe la modulation du no ir et blanc aux développements sonores pour composer un office d'une beauté exceptionnelle.

La corrida

Il faut saluer chaleureusement le courage quand il s'unit a la lucidité : un chroniqueur de Télérama, Pierre Veilletet, a osé écrire dans un hebdomadaire qui doit compter des milliers de lecteurs hostiles a la corrida, des lignes succulentes qui dénoncent le sentimentalisme des bonnes gens qui par ailleurs se délectent sans remords du homard ébouillanté et de l'escargot grillé vif- on pourrait ajouter qu'il doit y avoir parmi eux bon nombre d'amateurs de peche et de chasse, bon nombre de fanatiques des combats de coqs, de la boxe, du catch et du rugby. Soyons sérieux comme nous y invite cet article et déplorons seu­lement que si les Méridionaux (comme le prouve la feria de Nimes) sont ouverts a la beauté de cette liturgie tout comme les Espagnols, et les citoyens du Mexique, du Pérou, du Venezuela, de l'Équateur, les Fran~ais du nord (en particulier les Parisiens) mais aussi ceux de la Cote d' Azur et la plupart des Européens témoignent d'une incuriosité et d'une allergie qui les cantonnent dans un registre culture} assez limité.

C'est ce qui s'est dégagé de fa~on quasi indécente de l'émission de télévision du 9 juin 1981 ou en dépit d'un tres beau montage de la prestation d'El Cordobes et d'une gerbe de témoignages pondérés et intelligents émis par des toreros comme celui que nous venons de signaler, épaulé par Ordonez, Frédéric Pascal, Simon Casas, directeur des arenes de Nimes et par des amateurs éclairés comme Jean Perrin et Catherine Clément, un nombre impressionnant d'auditeurs ont émis les plus vives protestations contre ce spectacle « barbare ». Ajoutons pour etre honnete que les pseudo-aficionados qui, a Dax comme a Madrid, vocirerent a contretemps et dégradent le grand rituel taurin par des interventions incongrues révelent un manque de gout tout aussi déplo­rable. On apprend a voir une corrida comme on apprend a écouter un Opéra ; on apprécie les passes d'un matador seulement apres avoir appris le code de la tauromachie. Mais cela ne suffit pas : Ernest Hemingway des 1932 rattachait ce rituel tragique a celui de la tragédie

VISAGES DE LA CÉLÉBRATION 27

grecque. Une connaissance sérieuse de L'Orestie ou d'(Edipe roí serait précieuse (au moins a des Fran~ais) pour éviter de choir soit dans le snobisme hatif, soit dans la cécité esthétique.

Il faut meme remonter plus loin ( comme le faisait Catherine Clément, parlant d'une pulsion lointaine et irrationnelle) et relire, pour mieux s'imprégner de la fonction immémorialement sacrificielle de ce spec­tacle, tout ce qui touche précisément aux sacrifices archa1ques, par exemple le livre de René Girard, La Vio/ence et le Sacré. Ne peut-on avancer aussi que la vision de la Médée de Pasolini nous met dans une meilleure condition mentale pour sentir la dignité fondamentale de cette cérémonie grandiose qui avait déja frappé Montherlant ?

Nombre de volumes consacrés a l'Espagne ont décrit les trois actes, ou plus exactement les trois « suertes » (mot intraduisible qui peut vou­loir dire chance, action du torero, moment), dont chacune ne doit pas durer plus de vingt minutes, ce qui est essentiel pour l'ordonnance et le maintien du rituel. On se souvient qu'elles sont précédées par le paseo ou défilé des trois matadores scintillants dans leur « habit de lumiere »

et de leurs quadrillas, défilé annoncé par une sonnerie de trompette. Des les passes de cape s'affirme la dualité dynamique de l'institution; d'une part, l'homme doit affirmer des qualités viriles de maitrise et de courage (il doit, comme le rappelaient Montherlant et Hemingway) atteindre au surhumain; d'autre part, l'enchainement des passes, en particulier dans la véronique, laisse place a la souplesse, a la distinction, au sens rythmique, de celui qui les signe en quelque sorte de son tem­pérament. Vaillance et technicité sont done bien au service d'une célé­bration.

La moto

Nous passons a un tout autre registre. Comment ne pas évoquer ici la derniere séquence de Fellini Roma qui a été transcrite minutieuse­ment dans L'Avant-Scene cinéma 12 ? Recopions-en au moins quelques passages, encore qu'il soit bien dommage de mutiler cette description. Mais nous la citons surtout pour interroger cette manifestation elle­meme, puisqu'on sait que depuis L 'Équipée sauvage jusqu'aux démons­trations multiples qui ont eu lieu, « pour de vrai », dans plusieurs cités du monde, il y a la quelque chose avec quoi il faut compter.

Sur le pont désen, les gros phares d'une cinquantaine de motocyclettes qui avancent a toute vitesse dans un bruit sourd, agressif... Les gros phares

12. L'Avant-Scene dnéma, n° 129.

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28 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

envoient des rayons de lumiere qui illuminent les fa~ades solennelles des vieilles maisons, les monuments, les églises... Les phares des motos trouent le brouillard. A Piazza del Popolo, les motards font plusieurs fois le tour de la fontaine avec l'obélisque Flaminio ... La statue de Marc-Aurele a cheval [ ... ] semble bouger frénétiquement sur elle-méme, assiégée par l'abrutissant vacarme des motards... L'incursion bruyante et nocturne continue. Vía des Forums impériaux. Sur l'asphalte la longue raie blanche comme avalée par le vacarme des motards ... En combinaison de cuir et casque d'acier, les motards avancent impassibles au milieu des lumieres aveuglantes des phares.

Cette parade folle et provocatrice, on l'a bien sur interprétée de mainte fa~on, et la plus tentante c'est d'y voir une vision prophétique ou, a tout le moins, un affrontement brutal du passé et du futur. Mais ce qui pour l'instant retient notre intéret, c'est qu'on ne peut pas ne pas trouver la une expression moderne (et pourtant indissociable des plus archaiques festivités) d'un éclatement dionysiaque aspirant a pulvé­riser toutes les transgressions et, de ce fait, a atteindre un au-dela de la vie qui eüt peut-etre tenté Rimbaud.

Sous le titre La Grande Messe de la moto, un journal du Midi com­mentait le 15 septembre 1979 le rassemblement de cent soixante motards qui, parmi les clameurs de milliers de jeunes spectateurs fana­tisés, le vrombissement paroxystique des machines, les odeurs melées de frites, de merguez et de pneus brülés, s'étaient lancés dans une compéti­tion a la fois frénétique et fraternelle (c'était le Woodstock de la moto). Une recension fidele en fut donnée dans J'informe13

• Mais ce n'est pas le pittoresque intense et troublant de la chose qui nous retient ici. 11 y a une authentique dimension mythique dans cet événement qui permet de le rattacher aux manifestations décrites par Georges Bataille14

, et, plus précisément encore, chez Jean Duvignaud15

• L'éminent sociologue rap­pelait le désir de plus en plus fort chez toute jeunesse d'échapper a un déterminisme social caractérisé par l'alliance du profit et du gaspillage. Le « ríen » ne va-t-il pas etre « sinon un antidote, a tout le moins une issue dans l'immédiat » ? Les études précédentes de Duvignaud avaient déja décelé dans la Fete une forme de subversion, un phénomene des­tructeur des sociétés, une négation insolente, mais si l'on peut dire méthodique, de l'institué, un ríen effa~ant le tout, ne füt-ce qu'un moment.

13. ]'informe, 0° 33. 14. Georges BATAILLE, La Part maudite, voir le premier chapitre, • La notion de

dépense ».

15. Jean DUVIGNAUD, Le Don du rien, 1977.

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Cette libération sans but de l'imaginaire, de l'affectivité, du geste, cet anéan­tissement (c'est moi qui souligne) des contraintes sociales, conféreraient une chance d'inventer le futur, seraient un parí sur l'impossible.

Voila qui définirait la « grande messe de la moto ». Comme on le voit, c'est d'une messe noire et tragique qu'il s'agit : nous en retrouve­rons d'autres avatars dans le courant nocturne du cinéma qui s'est manifesté en de multiples directions et semble aujourd'hui aussi fort que jamais.

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LA CÉLÉBRATION DES VALEURS

C'est une certaine solennisation de l'écriture qui fait qu'un épisode de guerre, l'évocation de la lutte entre l'homme et le cosmos, la pein­ture de la vie en communauté, un soulevement révolutionnaire, l'amour, la souffrance, le monde de l'enfance, la mort, qu'elle soit paisible ou tragique, le sacrifice des innocents, « enfin tout », comme dit Pierrot le Fou, acquierent a l'écran une seconde dimension. 1860 de Blasetti, L'Homme du Sud et Le Fleuve de Renoir, Le Courage du peuple de San­jines, Espoir de Malraux, Maria Candelaria d'Émilio Fernandez, Ton­nerre sur le Mexique d'Eisenstein, Pafsa de Rossellini, Le Chemin de la vie de Nicolas Ekk, L 'Enfance de Gorki de Donskoi, Los Olvidados de Buñuel, en seraient des exemples privilégiés. Mais alors, dira-t-on, tout le cinéma ? Pourquoi non, est-on tenté de répondre. Et si le coefficient de célébration était le critérium infaillible du degré de beauté, de force, d'efficacité d'un film ? ... Il y a peut-etre dans les grands classiques de l'écran comme dans des productions récentes (París Texas) que/que chose dont d'autres films sont dépourvus.

Eh bien, nous résisterons a cette tentation : il faut refuser de dire qu'il y a deux niveaux d'existence du cinéma dont l'un serait supérieur a l'autre. On doit se contenter d'affirmer qu'il a toujours existé deux catégories, deux orientations, de valeur et de qualité égales, mais qui diflerent par le propos et par le style. Parmi les chefs-d'reuvre de l'écran, on ne peut considérer comme célébrateurs des ouvrages tels que Les Rapaces, La Regle du Jeu, Citizen Kane, Les Raisins de la colere, L 'Avventura, Les Fraises sauvages, M. le Maudit, et plus pres de nous : Quand la vil/e dort, Salvatore Giuliano, La Maman et la Putain, Provi­dence, Nashville, L'Enfance nue, L'État des choses, Le Mariage de Maria Braun, Le Dernier Métro, L'Homme de marbre, Zelig et combien d'autres qui feront date sans aucun doute dans l'histoire du septieme art.

Évitons done toute équivoque au seuil de notre investigation : l. La liste des films « célébrants » qui se développera ici n'est pas exhaustive ... Et elle peut meme etre contestée. 2. Les productions qui nous paraissent ne pas relever de ce mode esthé­tique sont a nos yeux d'aussi grande valeur que les autres.

Le Fleuve de Jean Renoir ne se contente pas de montrer des célébrations . ....,. Par sa composition meme il est un film magnifiquement célébrateur.

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34 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

(( L'Homme d'Aran ,,

En 1960, Frances Flaherty, qui fut la compagne et la collaboratrice du grand cinéaste, écrivait dans The Odyssey of a Film-Maker ces lignes qui définissent non seulement toute l'reuvre du réalisateur de Nanouk, mais tout un aspect du septieme art :

L' Amour est une célébration. Roben Flaheny célebre !'esprit libre des peu­ples. Il célebre son propre combat pour la liberté de réaliser ses films. Mais avant tout il célebre un fait nouveau, étrange et peut-i!tre de mauvais augure dans l'histoire et dans l'histoire de l'art : a savoir que la libération de !'esprit qui vient de l'expérience de tout grand an vient a nous dans un « mass­medium " pour un age de la machine, a travers la médiation d'une machine.

Texte inspiré et inespéré pour tous ceux qui ont toujours regardé le cinéma comme autre chose qu'un divertissement, une forme de suspense ou un moyen de propagande. Telle est d'ailleurs la pensée profonde de Frances, qui, dans une conférence prononcée en 1964, dira :

Hollywood précon~oit ses films pour le « box-office ». Mais il y a d'autres films et parmi eux ceux de Flaheny, et ce qu'ils glorifient, ce qu'ils célebrent (notons au passage ce rapprochement si conforme a la signification du mot : célébrer) purement et simplement, spontanément et librement, c'est l'objet, l'événement lui-meme.

Une visite que je fis a Madame Flaherty et a sa fille au cours de l'année 1965 confirma ces affirmations et m'apprit que le cinéaste s'était senti de plus en plus attiré par la Grece, dans la mesure ou la lumiere de l'Hellade favorisait le sentiment d'un accord, d'une réconciliation avec le grand Tout. Cela ne veut pas dire que l'auteur de Moana se détournait (non plus qu'Homere ou Hésiode) des peines et des travaux des hommes. Au contraire, mais c'est précisément a travers les épreuves memes qui mettent l'individu aux prises avec les forces telluriques que s'accomplissait, pour le contemplateur émerveillé, que son épouse com­parait aux poetes des « Haiku », cette merveille exaltante et rassérénante a la fois : le déploiement de l'énergie humaine en contact avec les éner­gies cosmiques. Alors que la plupart des productions du cinéma occi­dental (et assurément quelques-unes des plus belles) inspirées par le sen­timent tragique de la vie (que définirent tour a tour parmi d'autres Nietzsche, Unamuno, Camus, Luden Goldmann, Maurice Blanchot) expriment l'opposition violente entre le monde et le moi, Flaherty, irréaliste peut-etre mais en tout cas incurablement poete, voulait dire que l'homme participe a l'accomplissement d'une harmonie globale. Il

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me faut citer une fois de plus ce texte de Barthélemy Amengual quí reste a mes yeux un des plus vrais que le cinéma ait suscités :

Comment chanter, célébrer (c'est moi qui souligne) un monde avec lequel on ne serait pas d'accord ? La dimension contemplative, « panthéistique », l'équi­libre du cinéma de présence, viennent de la. Les vrais réalistes, les chantres « viscéraux » de la réalité - Flaherty, Dovjenko, Renoir, Satyajit Ray, Donskoi, De Sica, Tarkovski (il est permis d'ajouter Mizoguchi et Ozu) - édi­fient toute leur reuvre a partir de cet accord de fond 1•

Parlant des conditions dans lesquelles a été amorcé le tournage de Louisiana Story, Frances Flaherty réunit trois mots qui sont pour elle le « Sésame ouvre-toi » de la réussite : découverte, exploration, émerveille­ment. Et c'est le dernier de ces termes que valorisait Richard Griffith dans The World of Robert Flaherty :

Un sens de l'émerveillement et de l'enchantement devant la création obligea Flaheny a avoir confiance en sa caméra avant qu'il n'ait confiance en lui.

Dix ans plus tard, Arthur Calder-Marshall intitulera son étude consa­crée au Maitre The Innocent Eye, et il faut donner a ce mot : « innocent >> une résonance semblable a celle qu'il avait sous la plume de Melville découvrant les primitifs. Par la suite, ou a la meme époque, Mario Gromo, Fuad Quinta, Marcel Martin ont dít en termes analogues la dignité mythique de cette reuvre; et le dernier, mettant en relief le theme du combat que les autres commentateurs ont peut-etre tendance a occulter, a vu en notre cinéaste « le chantre des valeurs morales éter­nelles de 1 'homme, un homme qui est a la fois Prométhée et Sisyphe ».

C'est a partir de cette phrase que l'on pourrait aborder L'Homme d'Aran. On sait que c'est a bord du bateau qui le ramenait en Angle­terre apres la réalisation d'Industrial Britain que le cinéaste apprit d'un jeune Irlandais de Cork ce qu'étaient les iles d' Aran, « rochers arides et sans arbres »... a quinze heures de Londres. Tous les hístoriens du cinéma ont raconté les difficultés d'acclimatation des Flaherty, les condi­tions archaiques de vie et de travail. Aujourd'hui, les choses ont bien changé, ne serait-ce qu'en raison de la vogue touristique suscitée par le film

2• Mais alors (nous sommes en 1932) le primitivisme du paysage et

des modalités d'existence qui font penser au chef-d'reuvre de Jean Eps­tein, Finis terrae, tout comme a Terre sans pain, était extraordinairement

l. Barthélemy AMENGUAL, Clés pour le cinéma. 2. Il faut voir le beau film de Georges Combe, Aran, qui confronte le présent et le

passé avec humour.

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36 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

inhospitalier. Et il faudrait le lyrisme d'un Hugo pour évoquer le mou­vement des vagues qui se brisent sur cette cote raboteuse et s'élevent parfois jusqu'aux quatre-vingt-dix metres d'une falaise avant de s'étaler sur la mer. Entre les soulevements de l'Océan et l'aridité de l'ile qui fait que piocher la terre est une entreprise quasi surhumaine, les insu­laires pourraient apparaitre comme des damnés. Et ce que reproche pré­cisément l'auteur de Documentary Film, Paul Rotha, a l'ouvrage de Fla­herty, ce fut de nous avoir livré au contraire «un documentaire idyllique ~. La sévérité de cef'iüstorien « engagé » est grande pour notre explorateur : « Les héros de Nanouk et de L 'Homme d'Aran étaient des figures de cire jouant le role de leurs ai:eux. » On ne peut dire plus cruellement combien ces films peuvent sembler inefficaces et inactuels. Mais le propos et surtout le tempérament de Flaherty étaient d'une autre sorte que ceux de l'éminent cinéaste de World of Plenty.

A u fond, ce qui sépare le réalisateur de L 'Homme d'Aran des docu­mentaristes britanniques des années 1928, c'est que le premier s'inté­resse davantage aux rapports interpersonnels qu'aux problemes de carac­tere collectif. Tout le film en fait est centré sur trois personnages : le marin que jouait un insulaire a la fois fermier, pecheur et constructeur; la « femme d' Aran » (Maggie Dillane); et le petit gar~on, son fils Mike

Dillane. La fiche de Jean-Louis Bory3 est doublement précieuse, d 'abord par

son intelligence, ensuite paree que, venant apres les multiples exégeses consacrées au cinéaste, elle permet au rédacteur tout comme au lecteur de faire le point. Une des notions les plus importantes de ce texte con-cerne les gestes des insulaires.

Ils sont justes, dit Bory, paree qu'ils répondent a une exigence née du maté­riau ou de l'élément - et ils sont beaux par surcroit paree qu'ils sont justes.

Or un des fondateurs de l'école du Documentary Film, John Grierson, écrivait en 1932 :

La beauté viendra au moment opportun pour habiter ce qui est honnete et lucide et profondément sen ti. ..

En fait, il y a lieu de se demander si un seul des documentaires bri­tanniques se soumet a cette ascese, fiit-ce parmi les plus accomplis comme Night Mail et Goal Pace. Pour L'Homme d'Aran comme pour Nanouk, le travail du cinéaste est, si l'on peut dire, d'une fidélité seconde, ce que notre critique exprime tres finement :

3. In Dossiers Casterman.

L'ÉCRAN CÉLÉBRA TEUR 37

La plupart du temps, il procede a une recréation des conditions naturelles, recréation qui lui permet l'exposition exemplaire, aussi parfaite que possible. La caméra n'épie plus, ne surprend plus, elle recompose par collaboration avec l'objet.

De la sans doute le reproche adressé a Flaherty de « truquer », ce qui ne serait pas inexact pour certains passages de Louisiana Story. Mais Bory répond implicitement a cette objection et d'une maniere d'autant plus remarquable qu'il a souvent affirmé son athéisme :

Nous passons ... a un autre ordre de vérité, ou le réel n'est plus que l'appa­rence d'une vérité qui lui est transcendantale. Nous passons du documentaire a l'art. Retour au sacré, si camouflé soit-il.

On ne peut mieux faire entendre que le film n'est pas un reportage, mais une célébration.

Le metteur en scene chante, ajoute Bory, la simplicité biblique de l'individu exilé du reste du monde, installé dans un milieu, qui le domine ou non, mais avec lequel il a fini par s'établir en symbiose done en harmonie, harmonie que Flaherty ne peut pas ne pas respecter. Harmonie intouchable, · immuable.

Qu'on qualifie ce regard de panthéiste, d'humaniste, il reste que nous ne sommes pas loin des analyses contenues dans le livre de Rudolf Otto, Le Sacré. Gardons-nous bien toutefois d'évangéliser le monde fla­hertien et rappelons-nous la fascination que la Grece a exercée sur ce contemplateur qui en un sens n'avait jamais quitté, comme le dira Gré­millon, «le monde enchanté de l'enfance ». Mais c'est une Grece préso­cratique dont releve l'univers recomposé par Flaherty et si on devait lui trouver des reperes, ce serait peut-etre du coté de Xénophane et de Par­ménide.

Que l'on associe ou non le cinéaste de L'Homme d'Aran a ces philo­sophes de l'Etre et de l'Unité, on ne peut nier que ce qui est propre­ment héllénique ici, comme dans Moana et dans les premieres images de Tabou (qui lui reviennent certainement autant qu'a Murnau), c'est cette capacité de transfiguration du quotidien en une substance que Marcel Martín a raison de caractériser par deux éléments inséparables dans toute son reuvre : la noblesse et la beauté. De son coté, Gilles Marsolais dans L 'Aventure du cinéma direct voit en lui un poete, un eth­nographe et un sourcier, et rejoint les dires de Frances Flaherty quand il écrit que l'explorateur lyrique de la planete qui marquera non seule­ment l'école anglaise, mais aussi le cinéma de Jean Rouch (La Chasse au !ion a !'are est a certains égards un film flahertien) était quelqu'un qui « dépassait le strict rendu documentaire pour atteindre une vérité

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Robert Flaherty, sa femme et Picasso.

plus profonde que la réalité immédiatement perceptible». Hugo aurait

admiré Man of Aran. Cette vérité « plus profonde » nous avons vu qu'elle est obtenue par

une certaine fa~on d'approcher et de rendre la gestuelle des autoch­tones. Mais la trouvaille du cinéaste c'est non pas d'avoir fait partager au spectateur la vie collective de ceux-ci, mais de l'avoir focalisée sur un groupe familial qui de ce fait donne au récit un caractere a la fois universel et intimiste. On a souvent confronté le film avec L '/le nue de Kaneto Shindo. Mais le Japonais n'a su éviter ni la mollesse plastique ni le pathos. Au contraire, Flaherty, chez qui l'expression de la ten­dresse se teinte toujours d'une pudeur virile, sait nous montrer avec une constante justesse comment l'épreuve existentielle partagée par les trois membres de la famille soude leur unité et fortifie leur amour. Le début du film est a cet égard comme une ouverture de style musical :

L'ÉCRAN CÉLÉBRATEUR 39

on voit d'abord le gamin pecher un petit crabe et le fourrer dans son béret. Puis c'est la mere vaquant aux soins du ménage. Et voici les marins rentrant de la peche ; la mere et le petit gar~on qui sont allés a leur rencontre les aident a tirer la barque et a remonter le filet. Plus tard, quand les hommes affronteront le monstre, la caméra nous mon­trera l'attente fébrile de la famille qui suit de loin ce combat. La séquence qui dure assez longtemps pourrait n'etre qu'un suspense, et c'est la que l'reil du cinéaste transfigure la réalité et lui donne une inté­riorité et une grandeur exceptionnelles. 11 nous fait voir en montage parallele la lutte des marins contre le « Pelerin » et, cadrée en plein ciel, la femme qui arpente anxieusement la falaise. L'alternance de ces deux images est donnée a plusieurs reprises, ce qui fait qu'a l'articulation eisensteinienne est substitué un déroulement d'une fluidité tres particu­liere. Le ralentissement et la solennisation du rythme sont dus a la lon­gueur des plans (qui sont souvent des plans d'ensemble) et au retour en leitmotiv des images qui finissent par relier les deux centres d'intéret l'un a l'autre si étroitement que c'est l'unité du groupe qui est célébrée, tout autant que le combat viril.

C'est a Homere que nous songeons car l'Iliade non plus que l'Odyssée ne sont des épopées au sens étroit, mais la tendresse du poete pour ses héros est indissociable des épreuves guerrieres qu'ils doivent assumer. Une fois encore nous pensons a Rugo et aux premieres strophes des Mages ou le poete nous dit que l'océan des idées, la mer pleine de tous les infinis

J ette aux rochers 1 'écume amere Et lave les pieds nus d'Homere Avec un flot d'éternité.

En relisant ces vers immenses, je vois se dessiner une scintillante constellation ou se rejoindraient l'lliade et L'Homme d'Aran. Assuré­ment on a le droit de parler de Sisyphe mais, tout comme Camus a la fin de son livre\ on peut récuser l'obsession de l'absurdité, car le theme qui se développe symphoniquement au long de ces images - qui sont en un sens comme une réponse a Terre sans pain et a Goémons - c'est que la vie apre et rigoureuse des gens de l'ile - casser des pierres dans un sol non arable, chercher de la terre dans les crevasses de rocher, essuyer des tempetes mortelles - prend son sens quand elle assure la survie d'un foyer dont les membres sont soudés par cette difficulté meme. C'est ce souffie exaltant qu'a senti Fran~ois Bardet écrivant dans

4. Albert CAMUS, Le Mythe de Sisyphe, 1942.

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sa fiche pour l'Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC): « Les personnages vivent dans un climat de charité. » Le mot étant entendu bien sur au sens d' agapé.

On sait par ailleurs que notre cinéaste a toujours été extremement sensible au probleme de la communication humaine (de Nanouk a Loui­siana Story). Ce qui retient son attention ici comme ailleurs c'est le sens du rapprochement naturel, nécessaire et fécond. Il s'exprime la-dessus de fa~on tres précise :

Le sujet de mon film, c'est celui des combats fondamentaux de l'homme pour sa nourriture, qui donne une communauté de vie possible et qui construit la dignité de la tribu.

Il y a dans le film une séquence ou cette existence en quelque sorte spirituelle de la tribu est suggérée avec une délicatesse de touche qui ne se retrouverait guere que dans le cinéma de DonskoL Nous voyons l'enfant et les animaux domestiques dormir paisiblement et comme enveloppés par cette lumiere que fournit le foie du monstre, de ce monstre qui nous est précisément montré, en montage parallele, assailli par l'homme et ses compagnons. Je dis : l'homme, au sens quasi biblique du terme, car, une fois de plus, c'est au-dela de l'historicité et de la singularité que nous transporte Flaherty. La encare, la reprise des images en leitmotiv, le ralentissement de la cadence, la beauté du cadrage et de la clarté voilée conrerent a ce tableau une sorte de palpita­tion qui peut faire penser au début des Pauvres gens de Hugo. Rien de littéraire toutefois en ce passage, puisque c'est le glissement d'un plan a un autre qui crée la sensation de cette unité familiale qu'il faut défendre et préserver. Le montage ne donne pas seulement une relation de cause a effet, mais offre une modulation lyrique, un chant intime et sourd, qui célebre avec une ferveur retenue l'union d'etres unis par les liens de la tendresse et de la sollicitude les plus profondes.

Ainsi, la vie de la population d' Aran est résumée dans le comporte­ment et dans le groupement de trois protagonistes. Mais dans la mesure ou leur activité respective se réduit a quelques gestes élémentaires, et leur affectivité, a quelques dominantes simples, ils sont décantés (un peu comme les personnages du théatre grec) et réduits a un certain nombre d'éléments fondamentaux ou, plus exactement, magnifiés sans etre idéalisés, sans perdre leur vérité quotidienne. C'est précisément cela qui, en les simplifiant noblement, fait leur grandeur. Impossible de ne pas temer ici une comparaison entre Man of Aran et La Terra trema. Sans malice aucune, nous devons constater que les plus chauds admira­teurs de Visconti reconnaissent que le film se développe a la fa~on d'un opéra, « opéra du travail et de la nature », dit Freddy Buache. Et plus amplement André Bazin :

L'ÉCRAN CÉLÉBRATEUR 41

Les pecheurs de Visconti sont de vrais pecheurs mais ils ont la démarche des princes de tragéd~e ou d~s ~éros d'opéra, et la dig~ité de la photographie prete a leur haillon l'anstocraue d un brocart de la Rena1ssance5

Avec le recul du temps, n'est-il pas possible de retourner cet éloge comme un gant, et d'en tirer les éléments d'une critique portant sur l'artificialité ou, tout au moins, l'esthétisme du film ? Dans son analyse, Jean Cabourg6 se montre prudent et réservé, en rappelant que maint critique a dénoncé un élément plus idéaliste que marxiste dans cette reuvre. Notre propos est plus modeste. I1 nous parait qu'avec La Terra trema « déja Napoléon per~ait sous Bonaparte », en d'autres termes, que la somptuosité plastique de films comme Le Guépard ou Ludwig est peut-etre le vrai fond du cinéaste, et que, plutót qu'un modele d'équi­libre, ce film, qui est (Sadoul le reconnait) aux antipodes d'un néoréa­lisme a la fa~on de Rossellini, peut apparaitre comme une sorte de com­promis (d'ailleurs génial) entre le document polémique et la théatralité.

Est-ce a dire que L'Homme d'Aran échappe a cet esthétisme? On se souvient des critiques acerbes de Paul Rotha qui accusait l'auteur de ne point se soucier de l'analyse sociale et d'etre tout compte fait un « réactionnaire » . Si la peinture du protagoniste est aussi fonctionnelle que celle du Southerner de Renoir (on sait qu'a Hollywood on appelait les deux cinéastes : les « brothers » ), si la mise en scene privilégie opportunément tantót le labeur de l'homo faber, tantót les menaces de l'Océan, si les efforts démesurés de l'insulaire pour subsister sont souli­gnés de fa~on pertinente (mis a part l'accompagnement sonare parfois bien indiscret), si la rareté des paroles compase un élément remarquable d'authenticité, il reste que le reveur, l'amoureux des grands espaces syl­vestres, lacustres ou marins qu'était Flaherty n'a pas su toujours résister au plaisir de jouer avec le soulevement des vagues ou le scintillement des flots. Assurément, la composition est musicale plus que narrative et, pour reprendre les termes de notre propos, i1 s'agit d'une célébration de la vie (au fait, ne peut-on pas dire qu'a certains égards Terre sans pain est une célébration ambigue de la mort et nous fascine par une sorte de contradiction interne : ce qui est dénoncé est aussi magnifié). Assuré­ment, il s'agit dans L'Homme d'Aran d'une adhésion a la vie et la splendeur du monde, si terrible soit-il pour certains. Mais notre réserve serait d'un autre ordre: tout comme un musicien n'a pas su ou voulu r~trancher les « sublimes longueurs » ou il s'est complu, le cinéaste (il n :st pas le seul dans ce cas) s'est attardé sur le paysage marin au-dela meme d'une nécessité symphonique.

5. André BAZIN, Qu'est-ce que le cinéma ?, Éd. du Cerf, rééd. 1987. 6. Jean CABOURG, Antho/ogie du cinéma, t. 10.

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Ce grief une fois exprimé, on en est plus a l'aise pour aimer dans cette reuvre comme dans Louisiana Story et Elephant Boy l'approche fla­hertienne de l'enfance. N'y a-t-il pas un rapport a établir entre le gamin de Man of Aran et le petit Boggy du Fleuve? Tous deux vivent un accord privilégié avec leur environnement, avec l'immensité meme qui pourrait donner a d'autres le vertige. Il y a la encore une harmonie entre le paysage et cette petite silhouette qui semble parfois fragile et menacée. En fait le gar~on a déja les qualités de hardiesse et de patience du pere, mais en lui ces qualités gardent une fraicheur de source. Nous venons de parler de Renoir, mais il y a aussi un cousinage entre Flaherty et Satyajit Ray, et le petit Bengalais de Pather Panchali est un peu de la meme famille que le jeune pecheur accordé a son envi­ronnement.

Nous voudrions dore cette approche de L'Homme d'Aran par une des analyses les plus récentes (elle date de 1980) et les plus qualifiées, puis­qu'elle est due a Jean Mitry7

• Le grand historien admire sans réserve la description de la tempete océane qui est pour lui « une des visions les plus grandioses du cinéma universel ». Mais surtout il étudie minutieu­sement « le rythme répétitif-alternatif » qui amorce ici, dit-il, une cadence a trois temps8

• Cette lecture nous révélerait que, pour différent qu'il soit du montage d'Eisenstein, celui de Flaherty est tout aussi fine­ment modulé. Et je risque pour finir une extrapolation peut-etre bien hasardeuse, en partant de Mitry qui nous signale que « les plans qui reviennent nous sont offerts avec des cadrages et des points de vue chaque fois différents ». N'est-ce pas ainsi qu'a été composée La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer ? Il y aurait la une rencontre bien exaltante pour les amoureux du cinéma .. .

Je n'en ai pas encore fini avec L 'Homme d'Aran. Grace a la gentil­lesse du flahertien Fran~ois Bardet, j'ai pu récupérer la fiche qu'il avait rédigée pour l'IDHEC et qui a mystérieusement disparo du catalogue de l'Institut. Cette fiche m'appara1t d'autant plus précieuse qu'apres avoir étudié la composition et la structure dramatique du film elle sou­ligne un aspect que je n'ai peut-etre pas suffisamment mis en valeur : l'honneteté d'un artisanat exemplaire, unie a une süreté de cadrage et d'angles de prises de vues qui est un des caracteres majeurs du génie de Flaherty (encore qu'elles se retrouvent chez tels grands réalisateurs amé­ricains comme Howard Hawks ou Raoul Walsh).

7. Jean MITRY, Histoire du cinéma, t. IV, Éd. universitaires. 8. Id., p. 689 et suivantes.

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11 y a chez lui, lisons-nous dans la conclusion, un net mépris pour les astuces techniques, tant est grand son souci d'objectivité, d'authenticité et de simplicité.

Pour notre analyste ríen de didactique dans cette reuvre (c'est sans doute ce qui impatientait Paul Rotha), une description loyale et - il n'y a pas de mot en fran~ais pour le dire - « genuine » de ce que voit le cinéaste, témoin attentif et doué de sympathie. Cela serait vérifié en particulier par la belle séquence de la tempete :

La mer est immense, l'homme tout petit dans ces éléments furieux ... Dans cette disproportion énorme toute l'attention se porte - visuellement et senti­mentalement - sur le tout petit bateau ballotté dans les flots, seul signe tan­gible de la présence de l'homme dans cet univers, petit point perdu dans l'Océan a partir duque! rayonne toute l'humanité que veut exprimer Flaherty.

Serguei Mi.khai1ovitch Eisenstein

Si Alexandre Nevsky est un des chefs-d'reuvre les plus accomplis de l'écran, on peut dire sans hyperbole que le chapitre de Jean Mitry sur ce film est un des chefs-d'reuvre de l'exégese cinématographique. On ne peut isoler dans cet ensemble si serré un paragraphe plutót que l'autre; les intertitres (structure dramatique, structures plastiques, structures symboliques et dynamiques, construction audiovisuelle) soudent les ana­lyses au lieu de les atomiser. Et on ne peut pas ne pas etre d'accord avec les vues pénétrantes de !'historien qui dégage la « mythologie agissante )) du film (( a travers la transfiguration symbolique des élé­ments et des choses, a travers la transfiguration épique des individus et de leurs actes ». Mais ou il peut y avoir désaccord complet avec le grand esthéticien du septieme art (et je l'ai souvent constaté, pour avoir présenté le film une quarantaine de fois) c'est quand i1 affirme :

Par la grandeur et la signification d'un contenu constamment sublimé, il atteint a une sorte de mystique ou d'expression mystique, a un art « sacré », a ~ne véritable incantation, au travers de laquelle l'idée d' « extase ,., de participa­tlOn totale, prend son sens le plus noble et le plus élevé9•

Nous pourrons en revanche tomber d'accord, moyennant quelques réserves, avec Amengual employant les memes termes a propos de

9. Jean MITRY, S.M. Eisenstein, Éd. universitaires, 1955 ; nouv. éd., J.-P. Delarge, 1978.

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¡ Qué viva Mexico !, mais il nous semble impossible de voir dans Alexandre Nevsky une célébration authentique, comme le laisse entendre le texte que nous avons transcrit. Et cela pour trois raisons. l. L'esthétisme d'Eisenstein qui avait été absorbé de fac;:on géniale dans le Potemkine est ici apparent, au point que le film peut etre étudié presque uniquement en fonction de sa géométrie mouvante. L'excellente fiche IDHEC de Gaston Bounoure, tout comme l'analyse de Jean Mitry, peuvent etre ici une éclatante confirmation. 2. Le désir de signification est si poussé tout au long des séquences que le didactisme loin d'etre évité s'étale amplement, ce qui n'est d'ailleurs pas étonnant pour un film de commande. 3. Le nationalisme et l'agressivité sont ici tellement insistants que Bar­deche et Brasillach ont pu admirer en Nevsky un film « fasciste » . Ce qui est sur, c'est qu'il y a dans l'reuvre une sorte de haine concentrée, de ressentiment implacable, tempéré certes ici et la par un certain humour, mais cet humour lui-meme est assez pesant. L'un ou l'autre de ces trois caracteres suffit pour créer un malaise : les trois réunis don­nent a l'reuvre un aspect si oppressant que 1' « extase » invoquée peut apparaitre a la réflexion bien suspecte, et, en tout cas, fort éloignée d'une attitude émettrice-réceptrice qui se réclame de la célébration.

C'est précisément cette attitude qu'il faut bien considérer une fois pour toutes avec le plus grand soin. On pourra voir quelque inconve­nance a reprendre pour les contester les vues souvent magistrales qui de Léon Moussinac a Barthélemy Amengual ont été émises sur le théori­cien puissant et subtil de l'écran, dont les réflexions enfin traduites en franc;:ais ont elles aussi rec;:u un accueil chaleureux (j'ai envie de dire fétichiste) aupres de certains éditeurs et de certaines revues. Mon point de vue sera tout a fait fonctionnel : en dépit des affirmations de Jean Mitry qui a certes écrit le premier livre fondamental sur Eisenstein, je . pense que ni Alexandre Nevsky, ni La Ligne générale, ni surtout !van le Terrible ne relevent de la célébration. La confusion qui s'est établie du strict point de vue psychologique est due en partie au cinéaste lui-meme qui a commis des extrapolations auxquelles précisément Mitry et d'autres commentateurs ont souscrit.

Notre confrere qui a souvent parlé de ces questions des 1929 avec le réalisateur d'Octobre nous dit que toutes ses recherches avaient le « pathétique » pour objet, qu'il fallait déterminer chez le spectateur un état de béatitude ou d'extase afin d'entrainer les foules « dans une meme adhésion quasi religieuse ». Cela est déja fort ambigu, mais Mitry poursuit:

Ce qui l'attirait, ce qui le passionnait, c'était le coté liturgique hors de toute croyance, cette polarisation d'une mystique ou d'une foi en un ensemble de symboles sur lesquels se reportait - par transfert - l'extase.

Rigueur et plastique des cadrages dans La Li'gne générale.

Je veux bien que l'écrémeuse soit un des moments sublimes de La L igne générale, mais la description meme qu'en fait notre critique, par­lant a juste titre de « joie dionysiaque », rattacherait plutót ce moment éblouissant et éclaboussant aux grandes « orgies10 » sacrées qu'a une quelconque célébration liturgique, aussi bien celle des mysteres orphi­ques que celle de l'Église orthodoxe. Venons-en a !van le Terrible. Et sachons gré a Mitry de rejoindre Jean-Pierre Chartier dans son appréciation : « une reuvre écrasante et figée ». Mais alors pourquoi ajouter: « C'est moins un film au sens dramatique du mot qu'une céré­monie religieuse. Une transfiguration liturgique qui exalte la grandeur impériale ... » Ici on peut etre en désaccord sur tous les points : une cérémonie religieuse, une transfiguration liturgique, dans le monastere de Zagorsk comme dans une abbaye cistercienne de Fr_!lnce, n'ont rien d'écrasant ni de figé. Si la pompe théatrale a envahi l'Eglise catholique au XVII• et au XVIII• siecle, il y a eu par la suite une remarquable

10. Nous entendons naturellement ce mot au sens latin : orgía.

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mutation. En tout cas, ce que Romano Guardini appelait « !'esprit de la liturgie » n'a rien a voir avec l'écriture, par ailleurs passionnante a étu­dier, d'lvan le Terrible. Ensuite le film, comme l'a bien vu Louis Mar­corelles, est la a la fois réactionnaire et révolutionnaire « dans la mesure ou le pouvoir supreme apparait comme la mystification par excellence ».

Peut-etre toutefois serait-il plus exact de dire que ce film, a certains égards shakespearien, en meme temps qu'il exalte le pouvoir en montre le tragique et nous met ainsi de fa~on puissante devant !'insoluble. En tout cas, i1 nous semble tres téméraire d'affirmer que « les arcanes de l'art eisensteinien sont les memes que celles de la liturgie classique » .

Pour aller au bout de ma pensée, je dirai que c'est précisément la solen­nisation a outrance de la composition plastique qui fait de ce film une reuvre parfaitement anachronique ... et, en dépit des apparences, fort peu liturgique.

Le texte du grand historien de l'écran a été écrit en 1955 et repris en 1978. Barthélemy Amengual a publié une étude dans Premier Plan en 1962 et l'a considérablement enrichie dans le volume monumental a tous égards qU:'il a fait paraitre en 1980 : ¡ Qué viva Eisenstein !. Les deux éditions contiennent un chapitre intitulé : « Rapports avec le sacré ». Le point de départ de ce chapitre nous parait aller tout a fait dans le sens de notre recherche personnelle :

11 (le cinéaste) transrere le travail d'exaltation, de magnification, de poétisa­tion et de dépassement - religieux - de l'homme aliéné, déja produit par l'art sacré, sur le travail de dépassement - politique - de l' homme révolutionnaire.

Voila qui serait confirmé non pas seulement par le cinéma soviétique de la grande époque, mais aussi par les reuvres les plus fortes inspirées par les combats pour la liberté. Amengual poursuit en s'appuyant sur les films d'Eisenstein : ·

Ainsi entendu, le sacré n'est rien d'autre que la dimension << irrationnelle »,

poétique et tragique du mythe révolutionnaire. Mais le cinéaste va plus loin. Dans La non indtfférente nature il considere la cathédrale comme << l'incarnation de l'extase fixée dans la pierre ,, et cette extase qui pour les mystiques est fusion avec la divinité « devient (c'est Amengual qui commente) sentiment de participation a l'unité cosmique en perpétuelle mutation ».

Ne peut-on dire que ces vues pourraient etre rattachées a la vision géniale d'un Teilhard de Chardin ? Mais nous sommes bien obligés d'etre moins enthousiastes en voyant les choses de plus pres : le sacré pour le cinéaste entraíne « la vision agissante d'un monde social, pro­tégé, raisonnable jusque dans l'irrationnel, habitable, justifié-justifiable, et ou se structure une forme collective de destin ». Or rtous savons

¡ Qué viva Mexico 1 Les péons massacrés ou la célébration humaine d'un martyre.

aujourd'hui par des milliers de témoignages que le monde socio-poli­tique envisagé par le théoricien soviétique est a la fois injustifiable et inhabitable. En second lieu, nous devons bien constater qu'en dehors de ¡ Qué viva Mexico !, la plupart des productions eisensteiniennes ne répondent pas idéologiquement ni techniquement a son propos, mais sont au contraire d'une agressivité et d'une virulence qui ne peuvent étre assimilées a une attitude mystique, rut-elle profondément enracinée dans le concret. En fait des hommes comme Rossellini, les freres Taviani, DonskoY, Jancso me semblent illustrer de fa~on beaucoup plus convaincante le propos du grand architecte épique et symphonique qu'était le Maítre, dont l'inspiration fut une fois dans sa carriere curieu­sement renouvelée et fécondée par la civilisatiori r'nexicaine.

Aucun parti pris anti-eisensteinien, qu'on veuille bien le croire, dans notre prise de position. La preuve, c'est que voici maintenant une reuvre du cinéaste qui va susciter nctre admiration. De tous les grands classiques de l'histoire du cinéma, c'est une reuvre inachevée et non montée par son auteur qui apparait aujourd'hui a beaucoup comme une

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des plus célébrantes qu'il ait con~ues. Deux tres beaux textes se font écho a son sujet : l'un date de 1962 et a été rédigé par Barthélemy Amengual; l'autre écrit en 1980 est du a Claude-Michel Cluny. Com­men~ons par celui-ci. A partir du plan inoubliable des trois infortunés jeunes péons enfoncés dans la terre et « sculptés avec le ciel comme le Saint Sébastien d'Antonello de Messine ))' le critique définit de fa~on précise la perspective qui est celle d'Eisenstein.

Avec ce plan ... on est passé de la représentation religieuse a son corollaire politique, et de la symbolique chrétienne a la célébration (c'est nous qui souli­gnons) de l'homme.

Encore que le mot n'apparaisse plus dans la suite de cet article, l'exa­men de l'écriture eisensteinienne nous parait l'impliquer :

¡ Qué viva Mexico ! s'oriente alors naturellement vers une composition archi­tecturale de l'image, une recherche et une mise en valeur des contrastes, des oppositions du no ir et du blanc, de la plastique des volumes... La beauté, une vision sensualisée en meme temps que le sens d'une précarité de l'instant, qui n'était plus le temps de l'Histoire que convoquaient ses premiers films, font irruption dans l'univers d'Eisenstein - comme une soif soudaine d'accéder au monde sensible du Beau intemporel et délivré du dire (non du sens) qui fut si totalement investi par la Renaissance.

La célébration (impossible, on le voit, d'échapper au mot} n'y est pas com­mémoration pure ; elle est reprise sur un plan symbolique mais néanmoins réel, poursuite, prolongement de l'événement célébré.

Vingt ans apres, ¡ Qué viva Mexico! reste pour Amengual l'reuvre d'Eisenstein la plus accomplie dans l'approche «de ce merveilleux équi­libre entre... logique et poésie )) dont il a toute sa vi e tenté la réalisa­tion. Le commentateur, se référant a la fois aux pages d'Élie Faure sur · la cathédrale et aux définitions que saint Ignace de Loyola donne des « exercices spirituels ))' est amené a voir dans le sacré tel que le pense et le structure notre cinéaste la mise en forme d'un « ordre cosmique ramené a un centre, rassemblé autour d'un seul príncipe unificateur )). Mais ce ne sera pas le Dieu des croyants, ce sera l'actualisation la plus achevée du socialisme. On ne peut rappeler ici !'ensemble des textes parfaitement cohérents tirés par le critique du chapitre de La non indif­férente nature, intitulé « Le lion devenu vieux ». I1 est indéniable que les écrits théoriques d'Eisenstein, tout comme les grands moments de ses films, tendent a retrouver ce qu'il appelle soit le ravissement, soit l'extase, qui, tous deux, connotent une sortie de soi en faveur de l'adhé­sion a ce qui nous dépasse. I1 y a la certes une difficulté pour le lecteur chrétien qui s'efforcerait d'etre a la fois conciliant et fidele a sa foi : il

~~!!!!~!!:· .G·. ~-~ ..... ~

·-Alexandre Nevski: le sacré absorbé par l'historicité.

ne pourra s'empecher de penser que le commentateur des théories eisensteiniennes nous offre un discours qui s'attache a des conceptions, si l'on veut a des entités, de caractere religieux plutót qu'a des réalités transcendantes. Le sacré n'est pas entendu par le disciple du Christ de la meme fa~on que le socialisme, meme profondément vécu, par un lec­teur de Marx. Et la preuve que l'assimilation a l'extase se fait de l'exté­rieur, c'est la place réduite donnée a ce phénomene qui, selon tous les mystiques européens, est accidente! et accessoire dans la vie spirituelle. I1 y a au fond ici réduction de la foi a une idéologie, ce qui est peut­etre inévitable de la part de ceux qui ne saisissent pas de l'intérieur le processus de l'adhésion fervente a une Personne avec laquelle le mys­tique entretient des rapports d'amour et de gratitude. Confirmation de cette différence: suivant les analyses d'Erwin Panowski dans L'CEuvre d'art et ses sigmfications, Amengual peut écrire a propos de La Ligne générale:

Si le Graal fut toujours autre chose qu'une vaisselle espagnole c'est a l'art et a l'idéologie (religieuse) qui le sous-tendait, qu'on le doit . Ce qui manque a une écrémeuse pour devenir Graal soviétique, il faut done qu'Eisenstein le lui ajoute esthétiquement. Le theme prend corps glorieux dans un objet.

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Mais le Graal, tout comme le « corps glorieux », ne sont pas des élé­ments socio-mythiques, mais des réalités surnaturelles pour un croyant. I1 apparait bien que le passage de la notion marxiste a la notion mys­tique s'opere ici sans nul doute en pleine sincérité mais indéniablement de fa~on formelle quand Amengual écrit :

Tous les films d'Eisenstein [ ... ] sont des appels, des invites pressantes a nous intégrer par l'émotion et par la conscience a la réalité révolutionnaire toujours ouverte, toujours en marche, toujours a faire; de ce fait nous pouvons voir, dit-il, combien l'esprit de ces reuvres devait spontanément retrouver l'attitude et l'accord du sacré.

Toutefois, ne soyons pas sectaires : si l'extrapolation qui se dessine ici occulte la transcendance, tout comme la réalité historique et éternelle de l'Évangile (la-dessus, Mircea Eliade a pourtant fait une mise au point décisive a travers tous ses livres), i1 reste que le terme de sacré, au sens oii l'entend Jean-Claude Renard que nous retrouverons plus loin, peut contenir la localisation théorique de ce point idéal oii se rejoindraient les paralleles.

Cette absorption de l'Historicité dans une autre dimension qui appa­rait comme un au-dela du temporel, c'est bien ce qui permet aujourd'hui d'invoquer des historiens des religions comme Mircea Eliade a propos du grand cinéaste russe et meme de parler de la pré­sence charnelle du sacré dans ce film comme dans ceux qui le précéde­rent, ce que fait précisément Amengual, rappelant l'obsession eisenstei­nienne « du liturgique, du cérémonial, du processionnel et si l'on veut du sacré ». Et cela s'exprime a deux niveaux: humain et sociologique (le film n'est pas une épopée, car l'auteur « chante moins ceux qui se dépassent et qui luttent que ce vers quoi, ce pour quoi ils luttent et se dépassent »). Et aussi, et surtout au sens eliadien, mythique, puisqu'une fois de plus l'ceuvre dépasse le plan de la représentation et fait accéder a la participation.

La célébration (décidément le mot est ici inévitable) n'y est pas commémora­tion pure, elle est reprise sur un plan symbolique mais néanmoins réel, pour­suite, prolongement de l'événement célébré.

L'exégese fondamentale reste toutefois celle d'un homme dont nous sentons douloureusement la disparition et qu'a titre personnel nous tenons a saluer ici, d'autant plus chaleureusement que dans notre pre­miere édition des Grands Cinéastes nous avions mentionné l'importance de son texte sur Eisenstein u . Jean Domarchi a été tout au long de sa

11. Cf. Les Cahiers du cinima, n° 96.

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fervente activité critique un des esprits non seulement les plus profon­dément cultivés que nous ayons connus, mais un des plus libres et des plus ouverts. Dans une suite d'articles 12

, il écrivait ces lignes a notre sens décisives :

Ce conflit permanent du sacré et du prófane (qui est celui d'lvan) Eisenstein le vit a son tour... Ce conflit insoluble ne peut etre dépassé que symbolique­ment c'est-a-dire nié et affirmé dans l'reuvre d'art. Toute l'reuvre d'Eisenstein s'inscrit dans cette antinomie 13

Il y a done dans ¡Qué viva Mexico! (et c'est !'avis de !'ensemble des spectateurs de ciné-clubs qui découvrent le film) quelque chose qui échappe a la simple orchestration plastique d'un cérémonial qui aurait fasciné le cinéaste.

En fait on est loin d'en avoir fini avec cette fascination : le témoi­gnage d'un homme integre et loyal comme Jean Mitry ne coincide pas du tout avec les pages que Marie Seton a consacrées a l'évolution du cinéaste et qui rendent elles aussi un son véridique. Peut-etre a-t-on aujourd'hui un peu trop tendance a les occulter. Nous en rappellerons done quelques lignes qui s'accordent avec les vues de Domarchi:

Eisenstein déclara qu'il avait a ce moment éprouvé la « vérité » sur laquelle reposait la composition. La « colncidence » le persuada que certaines formes originelles, par exemple la pyramide ou le triangle, symbolique de la relation entre Dieu, l'Homme et l'Univers, sont le signe de cette supreme vérité.

Et ceci qui se rattacherait directement a un discours sur la célébration et embrasserait l'architecture, la peinture et le cinéma :

Ces formes étaient le moyen d'émouvoir les hommes jusqu'a leur faire éprouver les mysteres d'un univers ordonné, bien qu'ils n'aient pas une cons­cience claire des concepts métaphysiques sous-jacents 14•

Cette « révélation » aurait été pour Marie Seton au point de départ du sentiment que composer c'était suivre l'inspiration de !'Esprit. En allant dans ce sens et en étudiant la composition du film en fonction de figures fondamentales qui sont inscrites dans le paysage, l'architecture, les festivités du Mexique, on pourrait dire que la référence au cercle, a la pyramide, au triangle dans ¡ Qué viva Mexico ! releverait autant d'un systeme symbolique que d'une obsession thématique du créateur.

12. Jean DOMARCHI, Les Secrets d'Eisenstein. 13. Jean DOMARCHI, op. cit., chap. 1, « L'ancien et le nouveau ».

14. Marie SETON, Eisenstein, Éd. du Seuil, 1957.

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D'autres Russes

11 est difficile de parler d'Eisenstein sans le rattacher a la production soviétique, celle de 1939 (Le Grand Citoyen, Pierre le Grand, Lénine en 1938} comme celle de 1946 et des années suivantes (Amiral Nakhimov, Le Serment, La Jeune Garde, Histoire d'un homme véritable, La Chute de Berlin).

Le numéro 55 de Cinématographe nous a paru tres précieux pour cla­rifier la question. 11 faut lire !'ensemble des textes d'Emmanuel Decaux, Renaud Bezombes, J acques Fieschi, J ean-Claude Bonnet, pour pouvoir tenter une meilleure approche d'une production qui s'est évidemment dégradée a partir de 1945, mais qui des l'époque héroi:que melait curieusement le didactisme, l'hymne lyrique de haute envolée, le triom­phalisme académique, et confondait constamment le fétichisme et le sens du sacré (a hauteur d'homme naturellement). On ne peut que sous­crire a l'affirmation de Decaux : « Lénine n'allait cesser d'etre embaumé une seconde fois dans la gélatine du cinéma. » En fait, tour a tour et en des styles différents mais qui comportent tous le meme coefficient de sincérité, Dziga Vertov, Mikhall Romm, Youtkevitch auront été les thu­riféraires d'un homme dont l'activité politique est aujourd'hui approuvée par les uns et contestée par les « jeunes philosophes » . Ce qui de toute fa~on serait plus intéressant a débattre, c'est de savoir dans quelle mesure un montage vertovien ou un découpage eisensteinien est conforme a ce que l'on peut entendre par célébration, car la liturgie, le tract, l'épopée, l'éclatement lyrique, la démonstration se fondent ici de fa~on souvent noble et puissante mais esthétiquement batarde. On pour­rait sans doute avancer que le partí pris de dramatisation qui par ail­leurs fait « dater » beaucoup de ces reuvres n'est pas en accord avec cet archétype qui se déroule, si l'on peut dire, de Dreyer a Mizoguchi. Dans le cycle des numéros consacrés pour la plus grande part a l'auteut du Potemkine et a la production russe, Les Cahiers du cinéma ont eu l'occasion de souligner un fait capital :

Le cinéma soviétique est des le début un cinéma jubilaire de la célébration et de la commémoration (J.-C. Bonnet).

Cela est vrai des meilleurs films signés par des hommes comme Dziga Vertov, Eisenstein, Kozintsev et Trauberg, Poudovkine, Dov­jenko, Donskoi, et maint autre. Toutefois, des que la commémoration, aggravée du virus dogmatique, submerge la poussée lyrique, la densité plastique faiblit nettement. Et cela prend des proportions regrettables des l'instant ou !'ensemble des artisans sont amenés a illustrer la con­signe donnée par Lounartcharski dont le projet éducatif était défini des

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1919 : «Le cinéma racontera l'histoire de l'humanité et célébrera les hauts faits de ses héros. » Jean-Claude Bonnet établit une heureuse dis­tinction entre les films d'Eisenstein et de Dovjenko ou les héros « fonctionnaient comme archétypes et comme emblemes », et les réalisa­tions signées par Guerassimov, Ermler, Kosintsev et Trauberg, parmi bien d'autres, dans lesquelles les héros « ont une fonction d'incitation et proposent aux spectateurs comme modele de réussite sociale d 'etre ins­crits au tableau des travailleurs méritants 15 ». Reste a savoir si, en Russie des 1920, le matraquage didactique n'était pas déja latent et iné­vitable dans les plus belles reuvres que produisait le cinéma russe de cette période.

Pour nous résumer, l'expression lyrique d'un tempérament plus vibrant que le tempérament latín, un messianisme idéologique incitant le peuple russe a se croire élu pour revigorer un monde pourrissant, un credo sociologique en accord avec la dialectique marxiste, tous ces élé­ments convergents furent fondus et magnifiés par une poussée géniale qui put s'incarner en quelques chantres exceptionnels : Eisenstein, Pou­dovkine, Vertov, Dovjenko. Ce dernier maintint jusqu'en 1958 avec Le Poeme de la mer (film posthume i1 est vrai et réalisé par Solnteseva) une ampleur et une magnificence qui avaient fait la splendeur de La Terre et d'Arsenal. Mais a cette époque, et cela malgré la beauté de certains films de Donskoi, Ermler, Raisman, Barnett, la production soviétique pouvait susciter une appréciation comme celle d' Albert Cervoni (le contraire d'un critique réactionnaire) :

Les remaniements exigés par la Censure stalinienne, la volonté d'un art monumental de prestige [ .. . ] avaient abouti a une véritable pratique mal­thusienne. Non seulement une alchimie bureaucratique prétendit tracer une sorte d'eugénisme culturel, mais encore une tatillonne limitation quasi policiere des naissances artistiques devait en résulter.

On voudrait espérer que les quelques beaux films qui nous viennent de l'Est depuis ces dernieres années révelent un assouplissement des conditions de production. Mais ce que nous avons a retenir ici, c'est la fa~on dont s'est dégradé en académisme et en monumentalité bétonnée un processus de célébration qui avait atteint les cimes. Puisque nous savons par mille témoignages et par nos séjours en Russie que sous les pavés la plage subsiste et que le creur continue de battre sous le carean, il y a lieu de penser que les reuvres d'un Tarkovski ne resteront pas

15. On ne peut généraliser ce manichéisrne : Ermler et Kosintsev par exernple ont ii leur actif de fort belles reuvres, d'une inspiration délicate.

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une douloureuse exception et que le chant profond continuera a se faire entendre envers et contre tout.

De toute fas:on, c'est dans le cinéma soviétique du muet et des pre­mieres années du parlant que nous pouvons admirer le summum d'une activité célébratrice. Nous laissons de coté les reuvres d'Eisenstein inter­prétées par ce tres grand acteur que fut Tcherkassov : la théatralité épique n'est pas la vraie célébration. Et c'est a notre sens a un tout autre niveau que se manifeste la splendeur mystique de la Russie. Dans La Nouve//e Babylone, de Kosintsev et Trauberg, ce n'est pas seulement le montage explosif qui fait de cette évocation de la Commune de Paris un monument glorieux et pathétique, c'est, en particulier dans les séquences qui nous montrent la fraternisation du peuple avec les soldats ou les premiers morts sur les barricades, une exploration des visages, de tous les visages, investis d'une sublimité déchirante. On peut en dire autant de ces plans d'acteurs anonymes qui, d'Arsenal au Potemkine et de Kino-Pravda a Turksib, en passant par La Terre de Dovjenko, font des documents et des évocations qu'on nous offre les grands mouve­ments symphoniques d'une musique de caractere sacré, qui se retrou­vera une quinzaine d'années plus tard dans les grandes compositions de Chostakovitch. C'est bien la que se vérifiera la prédiction de Lautréa­mont, selon laquelle la poésie « doit etre faite non par un, mais par tous >~ .

Il est intéressant de voir que c'est le terme « symphonie >> qui revient le plus souvent sous la plume des critiques qui ont revu La Nouvelle Babylone en 1971. Le numéro 217 de L'Avant-Scene cinéma contient un florilege des réactions enthousiastes suscitées par la redécouverte de ce chef-d'reuvre : il est exact que c'est a la fois une épopée, une composi­tion musicale, un tableau impressionniste, un torrent visuel, le produit d'un langage nouveau. Est-ce aussi une célébration ? Pour en revenir au jeu des interpretes - dont le travail s'inscrit dans la foulée de la FEKS (Fabrique de l'acteur excentrique) -, sa puissance contribue amplement a dépasser toutes les catégories esthétiques pour atteindre a une sorte de sublimité incarnée.

Un lyrique exceptionnel : Donskoi"

La sublimité slave est multiple. Aux antipodes de cette orientation dramatique, il est un cinéaste qui au moins de 1938 a 1959 a su main­tenir une qualité de témoignage qui le hausse au niveau des plus grands, c'est Mark DonskoY : avec la Trilogie, Are-en-cíe~ La Mere, Le cheval qui pleure, Thomas Gordefev, il a gagné l'admiration de tous les ciné-clubs et des critiques spécialisés parmi lesquels Roger Manvell, Jay

L'ÉCRAN CÉLÉBRA TEUR

En gagnant mon pain: l'enfance vue par DonskoY atteint toujours une plénitude lyrique.

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Leyda, Albert Cervoni, Philippe Haudiquet, Barthélemy Amengual, Jean Mitry . . Je n'aurai pas scrupule a reprendre les termes memes que j'employais 11 Y a quelques années dans Cinéma et nouve/le naissance a propos de La Mere. Tout d'abord il est bien évident que les références quasi explicites aux Livres saints ne comportent ici aucun élément transcendant mais sont, pour reprendre les analyses d' Amengual, la transposition, sur le plan humaniste et révolutionnaire, de l'Évangile. Ce qui compte, c'est la beauté d'une écriture qui magnifie une prise de conscience et un ~ombat pour la justice. La couleur est constamment exaltée et vibrante JUsqu'a l'irréalisme. Le montage d'une souplesse et aussi d'une ampleur

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prodigieuses fait alterner les plans rapprochés avec les espaces dilatés par de puissants mouvements de caméra. La musique prend ici autant d'importance que dans L 'Enfance de Gorki et contribue a donner a !'ensemble la solennité d'un office orthodoxe. La beauté et la limpidité des gros plans créent un intimisme qui dit pleinement la ferveur, l'amour fraternel, la foi en un avenir meilleur que l'on ne peut cons­truire que dans le don de soi-meme et la confiance. Oui, on accede vrai­ment et de tout autre fa~on que chez Eisenstein au registre du sacré, et le mouvement symphonique du film peut etre identifié avec celui d'une célébration.

Qu'il y ait ici, comme le notent des critiques soucieux de nuances, des relents d'académisme ou de conformisme, rien d'étonnant a cela, et en tout cas ce n'est pas ce qui empeche l'reuvre de trouver son souffie. De toute fa~on, avec Le cheva/ qui pleure, nous tenons un chef-d'reuvre absolu, ou s'exprime selon Jacques-André Bizet dans sa fiche pour les Dossiers du cinéma « le contenu latent, profond, inconscient de l'art de DonskoY ». Inconscient ou non, l'art du cinéaste atteint a ce point de perfection esthétique qui peut l'apparenter a Mizoguchi comme a Renoir. Une fois encore, l'orientation lyrique et meme onirique du film est indissociable de son contenu affectif.

Ce que nous aimons, nous l'aimons jusqu'a notre mort.

Cet exergue est emprunté a Gorki, mais il pourrait etre extrait aussi bien de Tristan et Yseut que du Cantique des cantiques. Et le féminisme de DonskoY, sensible dans toute son reuvre, atteint avec l'histoire de Salomia, héroine de l'amour fou, mais d'un amour fou qui conduit au sublime, une pureté, une transparence, qui, sans déréaliser les séquences élégiaques, épiques ou picaresques qui forment la trame du film, nous investissent comme une inoubliable mélodie.

« Transfiguration de l'impressionnisme », dit Marcel Martín. Et Ber­nard Cohn, « lyrisme essentiellement musical ». En définissant négative­ment les caracteres de l'reuvre, J.A. Bizet nous mene au seuil de son mystere:

Ríen n'est moins purement décoratif que la musique, les chants, le folklore et les paysages naturels qui donnent sa chair vivante au film.

Toute l'histoire est évoquée a travers le souvenir d'Ostape devenu un vieillard douloureux mais encore émerveillé par !'aventure qu'il a vécue. Le flash-back qui compose le récit est de ce fait investí d'un charme et d'une noblesse quasi féeriques. 11 devient un hymne, tour a tour tendre, grave, joyeux, déchirant.

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La dominante, c'est l'amour de la liberté, du pays natal, du corps et de l'ame de l'etre choisi et protégé. C'est cette dominante qui relie des épisodes qui pourraient sembler disparates comme le long et étincelant passage de l'hospitalité donnée par les Tziganes. Le coté rutilant et baroque du cinéaste, qui a toujours aimé les letes populaires, les rondes endiablées, les kermesses bariolées, se fond harmonieusement avec le frémissement qui donne a !'ensemble une densité grave et recueillie. Et une fois encore on ne peut pas ne pas penser au Mizoguchi des Amants cructfiés. La traversée nocturne d'une riviere, le sacrifice que fait Salomia de ses beaux cheveux dorés, la rencontre des pecheurs ravau­dant leurs filets, le bref et triste entretien de deux femmes seules der­riere un mur, qui fait songer a certains moments de la tragédie grecque : tout cela est a la fois d'un intimisme sacré et d'une ampleur cosmique, qu'élargissent encore les ciels pleins d'oiseaux et les marines mélancoliques. Je ne sais pas si cette splendeur peut etre sentie par tous comme une liturgie des forces de la vie et de la dilatation de l'etre dans le tout, mais i1 me semble qu'elle célebre une réalité dont l'or et la soie brillent d'un éclat inaltérable au regard de la mémoire fidele.

Mais le chef-d'reuvre reste L 'Enfance de Gorki : au-dela du petit Pechkov, de sa grand-mere, de Vania, l'artisan aux mains d'or, ce n'est pas seulement l'image pleine de tendresse qui nous est offerte de la Russie, mais l'incarnation des forces vives de la nature qui s'opposent aux puissances de destruction que sont l'inculture, la misere, l'égoisme. L'intégration souple et harmonieuse du paysage dans l'action donne la pleine mesure d'un regard contemplatif: le ciel, la campagne, le fleuve, enveloppés dans des chreurs incantatoires, ne sont pas un simple décor, mais le rappel des éléments de fraicheur et de fécondité qui l'emporte­ront sur les virus de dissolution. Le film devient un poeme, une reverie confiante sur le temps et sur la vie, un acte de foi dans la Création.

(( Dies lrae .,

Voila un des plus grands classiques de l'écran. Du simple point de vue psychologique, le film est extremement riche, chaque personnage offrant une ambiguité saisissante. Mais Dies /rae est essentiellement une méditation mystique dont le cheminement nous atteint a travers les structures selon lesquelles s'ordonne le film. 11 est caractérisé par une lenteur savamment rythmée et par un vif souci de composition plas­tique, qui lui conrerent un déroulement quasi processionnel. Le jeu de la lumiere, d'une harmonieuse rigueur, donne aux visages toute leur densité spirituelle et souligne par ses contrastes l'affrontement des forces antagonistes. Le décalage entre la clarté aigue des intérieurs et la gri-

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saille fluide des paysages, qui « déréalise » les personnages, est lourd de signification. La stylisation des costumes et des décors, en meme temps qu'elle accentue l'atmosphere de puritanisme, réduit au mínimum la localisation dans le concret et nous montre bien qu'il s'agit d'un conflit dont l'enjeu ne se con~oit pas en termes terrestres. Les références plasti­ques a Rembrandt, a Vermeer, loin d'alourdir le drame, lui font rendre une résonance encore plus désincarnée. On se meut ici dans un monde différent, ou les signes n'ont plus la meme valeur; c'est le glissement du quotidien dans une intemporalité mystérieuse et redoutable. Ainsi se communique a nous la reverie mystique de Dreyer tout aussi ambigue d'ailleurs que la psychologie des personnages. Ceux qui représentent la foi sont ici déshumanisés; humains (trop humains), au contraire, sont ceux qui incarnent la faiblesse et la faute. De quel coté penchera la balance divine ? Anne, le personnage central, est insaisissable dans sa vérité intime, tant son éclairage intérieur est changeant. Qui sera sauvé? Et que signifie la croix qui emplit l'écran a la fin (tout comme cela se produira pour la derniere image du Journal d'un curé de campagne)? Dreyer veut-il nous confier que cette croix, c'est la loi de la condition terrestre et que tout bonheur, simplement humain, est ici-bas un leurre et un égarement ? Veut-il dire que le mystere du Calvaire entoure toute destinée, que chacun l'assume a sa maniere et que la vérité n'est pas du coté de ceux qui se fient a la lettre? (11 y aurait alors une satire féroce du pharisaisme dans la peinture des juges de la sorciere et du foyer d' Absalon.) Le malaise qui persiste longtemps apres la vision de Dies !rae est comme le prolongement indéfini de ces inter­rogations que posent non pas le sujet meme ni le dialogue du film, mais sa coulée engourdissante et irréelle, la sourde retenue des gestes, des paroles et des sons, le leitmotiv du cantique chanté par des voix d'enfants. Ce malaise, en fin de compte, n'est pas seulement d'ordre spirituel. Assurément, Dreyer dégage ici avec force une présence du sacré, mais ne met-il pas une certaine complaisance dans la cruauté qui colore son histoire ? Dies !rae s'éleve a une esthétique, presque a une liturgie de la torture, et il est bien difficile de savoir si c'est seulement le souvenir de la Passion qui inspire les images de l'étrange alchimiste.

Apres avoir relu Sémolué, Parain, Perrin, Drouzy et quelques autres, j'ai été amené a me distancier de la lecture chrétienne de certains et a me trouver par avance d 'accord avec celle - catégoriquement antireli­gieuse - de Maurice Drouzy dont par ailleurs je refusais tous les pré­supposés. Mais c'est a Sémolué que je me sentais toujours le plus attaché. Ce qui me faisait dire, apres m'etre refusé a voir dans le con­sentement d'Anne a la mort l'aurore d'une nouvelle naissance, que j'imitais la prudence de l'éminent exégete de Dreyer et de Bresson qui, tout en reconnaissant que le demi-sourire d' Anne semble consta ter

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l'omnipotence et la liberté de Dieu, estime que l'interprétation reli­gieuse serait abusive. Au moins est-ce en ce sens que nous lisons son texte qui, par ailleurs, semble nous suggérer qu'il y aurait plus de chances de salut pour elle que pour Absalon et pour Martin. Mais le critique ne fait-il pas lui-meme une mise au point limitatrice en disant que le visage d'Anne s'accorde aux versets du Dies !rae que nous entendons :

Redemisti crucem passus Tantus labor non sit cassus.

Cette priere - Tu m'as racheté(e) sur la croix. Qu'un tel tourment ne soit pas vain - n'implique pas une aurore spirituelle et un renouvel­lement ontologique, simplement l'espoir du salut. Pourtant, on peut estimer, vu l'ambiguité amere de ce sourire ou l'amertume se teinte d'ironie et peut-etre de dérision, que c'est encore aller trop loin et qu'Anne se voit plutot comme la victime d 'un Dieu cruel, en tout cas énigmatique. La désinvolture élégante avec laquelle elle s'assied sur le coin du cercueil, tout comme cette expression désabusée du visage et des paroles, nous ferait presque songer a un murissement plus proche du dandysme que de la soumission. Et d'ailleurs (ici s'ouvrent de fort passionnantes perspectives) Dreyer pourrait-il l'approuver de céder a ce Deus absconditus, dont le caractere dominant semble etre l'implacabilité? Ne faisons point de notre cinéaste un cousin germain de Buñuel, mais demandons-nous au moins si le non-conformiste supérieur, que fut le réalisateur des Feuilles arrachées au livre de Satan, ne nous livre point avec Dies !rae une méditation sérieusement contestatrice.

L'impression commune aux commentateurs du cinéaste est bien que le concret n'a pas été occulté ni trahi par on ne sait quelle idéalisation, mais tout simplement épuré. C'est la pour nous un des éléments majeurs du caractere célébrateur de la mise en scene. Mais cette épura­tion a son tour peut se définir a partir d'un certain nombre d'opérations stylistiques, et Philippe Parain le dit a la fin de son étude (qui est, rap­pelons-le, celle d'un étudiant de l'IDHEC) :

Non seulement la pensée de Dreyer se fait jour dans son écriture ; elle est son écriture : la concentration, l'harmonie, l'équilibre supérieur, la clarté, la simplicité appartiennent aussi bien a !'une qu'a l' autre ...

Et de fa~on plus précise encore :

Les cadrages, les mouvements, suggerent au spectateur un point de vue supérieur qui crée une distanciation par rapport a l'action, tout en lui révélant de nouvelles significations.

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Le commentateur revient sur ce qui lui parait faire la force et la grandeur de Dreyer en disant : « point de vue supérieur a l'action et aux personnages ».

La clef de cet univers plastique et spirituel, c'est sans doute le rythme adopté ici par le réalisateur, et il est remarquable de voir la con­vergence de l'analyse de Sémolué et de celle de Parain. Le second dit en un passage qui va nous mener au seuil de cet indéfinissable qui a frappé si profondément les modernes, et en particulier Marguerite Duras : « Le rythme du film n'est pas celui de l'action : le metteur en scene le rend plus régulier, plus lent, plus monotone, interprétant le sujet dans le sens de l'abstraction et de la décantation, pla~ant le specta­teur devant une méditation, un poeme en forme d'incantation. » Encore un pas dans cette cl.irection, c'est Sémolué qui nous permet de le faire : « La solennité du déroulement général, véritable équivalent du chant grégorien, se résout dans le détail en souples et vivantes modulations. »

La derniere partie du chapitre de notre critique consacré a Dies !rae développe avec une tres pénétrante lucidité le caractere « musical et architectural » du film. I1 ne suffit pas en effet de parler des cadrages et de la lumiere qui sont assurément d'une efficacité constante dans la magnification. C'est le déroulement meme de cette tragédie (en fait elle devient tragédie par ce déroulement) qui, en fonction du statisme et de l'immobilisme savamment modulés, nous conduit a ce que Sémolué appelle un cérémonial a propos du proces et plus encore a propos de l'enterrement d' Absalon. J'ajouterai que dans cette reuvre exception­nelle, Dreyer tire du montage parallele des accents et des significations en accord avec le caractere terrible de cette histoire, indiqué par ailleurs des le générique. Je fais allusion au passage qui alterne la prise de cons­cience (authentique ou illusoire ?) de ses pouvoirs magiques par la jeune femme, et le retour dans le froid et la nuit d' Absalon qui soudain se sent frappé par une douleur annonciatrice de la mort. En reprenant lita­niquement ces deux éléments dramatiques, le cinéaste non seulement maintient l'ambiguité concernant la vraie nature de la jeune femme, mais encore i1 donne a cette coincidence (au sens plein du terme) une gravité et une intensité qui laissent entrevoir l'accomplissement de quelque chose qui nous dépasse.

Quand Anne avec un sourire empreint d'une ironie désespérée, apres s'etre reconnue « coupable », et en s'adressant a ce Deus absconditus dont l'ombre s'étend sur !'ensemble du drame, dit que « tout est accomplissement », elle ne prononce pas ces mots a notre avis sur le meme ton ni dans le meme esprit que la muette dont les levres se des­serrent a la fin du Septieme Sceau. Cette fin, Sémolué a raison de le souligner, a été préparée par « le rythme solennel et !'implacable dérou­lement antérieurs » . A cet égard, il est súr qu'on ne peut détacher des

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images la musique sombre et mystérieuse du début, le chant des enfants de chreur pendant la mise en place des personnages autour du cercueil d' Absalon, enfin le chant du Dies !rae qui commence doucement avec le long plan d' Anne au regard voilé de !armes et qui persistera jusqu'au mot Fin.

De toute fa~on, il n'y a pas lieu de s'attarder sur la « psychologie »

des personnages, d'abord paree qu'elle a été tres subtilement élucidée par Sémolué, ensuite paree qu'elle ne prend pleinement sa signification (tout comme le réquisitoire contre l'intolérance et le pharisaisme) qu'en fonction de « ces puissances redoutables >> que détecte le critique, et paree qu'a leur tour ces effiuves de !'invisible ne sont perceptibles que par la médiation d'une écriture incomparable, parfaitement consciente de la part de Dreyer et de son équipe, et sur laquelle il s'est souvent et nettement exprimé dans ses Réflexions sur mon métier. L 'éloignement du metteur en scene pour le naturalisme, son goút pour ce qu'il appelle l'abstraction, qui en fait n'abstrait jamais son écriture du réalisme, son souci de dépasser l'immédiat et le visible, permettent de le rattacher a un certain nombre de créateurs et d'esthéticiens, et, avant tous les autres, a l'auteur de La Vie des formes, Henri Focillon, qui s'est exprimé en ces termes : « Les formes ... se melent a la vie, d'ou elles viennent, traduisant dans l'espace certains mouvements de !'esprit. » Et encore : « La vie des formes définit des sites psychologiques sans les­quels le génie des milieux serait opaque et insaisissable. » N'est-ce pas la un commentaire anticipé de ce milieu dos, étouffant et glacé qu'est le presbytere et aussi de tout un environnement mystérieux, pénétré sans doute par des forces dont tour a tour Marte Herlofs et Anne seront les points de polarisation ?

Mais il faut aller plus loin et c'est Kandinsky qui nous le permettra avec son livre-somme 16

, ou nous lisons qu'on devine chez quelques grands peintres (( la tendance au non-réalisme, la tendance a l'abstrait, a l'essence intérieure ». Et un peu plus loin :

La forme, meme abstraite, géométrique, possede son propre intérieur ; elle est un etre spirituel, doué de qualités identiques a cette forme. un triangle ... est un etre. Un parfum spirituel qui lui est propre en émane.

Ce qui serait vrai a la fois de Lang et de Dreyer. En 1971, Jean Sémolué donnera un Dreyer a I'Anthologie du cznéma.

I1 insistera a nouveau sur cette scene ultime affrontant la mere en noir et la veuve en blanc « avec la rigueur d'un austere cérémonial ». Cette

16. Wassily KANDINSKY, Du spirituel dans l'art, 1911.

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De Dies /rae a Ordet : ou le passage du tragique au surnaturel.

composition en noir et blanc qui domine tout le film crée, dit-il, une atmosphere de deuil avant meme la fin. Le critique va plus loin (nous ne le suivrons pas jusque-la) quand il dit que les éléments du style sem­blent présenter « la plénitude du néant ». En revanche, l'inventaire de ces éléments nous semble de nature a susciter l'idée de célébration, d'une célébration qui se rattacherait a la catégorie du tremendum si bien mise en lumiere par Rudolf Otto dans Le Sacré. Ce sont << la pompe de l'appareil funebre, les candélabres, le chant des cloches ». Cette fois ce n'est pas la confiance en la miséricorde divine ou l'énergie humaine qui est exaltée, ce n'est pas l'amour, la gratitude ou la louange qui sont célébrés. Cette << pompe », qui est a certains égards judaique (selon 1' Anden Testament) ou protestante, n'est-elle pas d'ailleurs singuliere­ment ambigue ? 11 semble bien que, comme Buñuel, le cinéaste de Dies /rae (mais il faudrait relire la piece du Norvégien Wiers Jansen d'ou le film a été tiré) conteste ce qu'il magnifie par le style et en meme temps solennise ce qu'il dénonce !

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On peut aussi voir en cette reuvre l'illustration et la transposition du Dies /rae dont les paroles sont redoutables, chant qu'a utilisé de son coté Bergman dans Le Septieme Sceau. Et puisque nous citons le grand cinéaste suédois, rappelons que toute la critique est d'accord pour reconnaitre qu'il y a quelque chose de dreyerien dans Les Commu­niants. Faut-il pousser la comparaison plus loin et suivre Maurice Drouzy qui voit en Dreyer un agnostique de tendance antichrétienne, et pour qui l'image de la croix finale serait une dénonciation du caractere oppressif et funebre du christianisme ? Mais alors pourquoi avoir dix ans plus tard réalisé Ordet ? Questions sans réponses valables. Aussi bien, ce qui compte pour nous, c'est que le style de cette évocation est de bout en bout célébrateur.

Kenji Mizoguchi

lmpossible d'isoler un film plutot qu'un autre dans la production des six dernieres années de Mizoguchi. Et s'il faut absolument se limiter, on doit grouper dans une scintillante unité La Vie de O'Haru femme galante, les Contes de la !une vague apres la pluie, L '/ntendant SanshO, Les Amants cruczfiés, L'lmpératrice Yang Kwei-Fez~ La Rue de la honte. Un nombre sans cesse croissant d'exégetes a depuis trente ans en France situé le grand cinéaste nippon dans la perspective mystique impliquée par son écriture. Et c'est un pieux devoir que de rappeler ici alphabétiquement les noms d' André Bazin, Claude Beylie, Philippe Demonsablon, Jean Douchet, René Gilson, Jean-Patrick Lebel, Michel Mesnil, Luc Moullet, Philippe Pilard, Jacques Rivette, Éric Rohmer, Charles Rambaud, Daniel Serceau, Vé-Ho, Jean d'Yvoire, sans oublier ceux qui dans les fiches filmographiques et les articles d'Arts ou de Radio-Cinéma ont rendu hommage a la splendeur de cet univers. Cette floraison critique, qui va en se renouvelant sans cesse, nous dispense de redire ce que Mizoguchi doit a la littérature de son pays, au << nó » et au bunraku, a la peinture d'Extreme-Orient, au zen surtout, dont les grandes reuvres de 1950 a 1956 portent l'empreinte. Limitons-nous au rappel des dominantes esthétiques d'une mise en scene dont tous les commentateurs s'accordent a dire la noblesse et le hiératisme, qui ten­dent a une abstraction quasi dreyerienne, sans pour autant occulter l'enracinement de l'anecdote dans le tuf meme de la réalité.

Jean-Patrick Lebel a intitulé un des paragraphes de sa fiche de Radio­Cinéma sur L '/ntendant Sanshó : « La célébration de la vi e ». Et il s 'exprime en ces termes :

Tout le film se déroule ... comme la lente et douloureuse célébration de la vie

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au-dela de la souffrance et de la mort. Chaque image restitue au monde son unité et, par son implacable sérénité, le film para1t vouloir se fondre dans le cours de l'univers.

Ce qui atteint une intensité sublime dans la derniere séquence ratta­chant le groupe brisé par l'épreuve du fils et de la mere infirme a !'ensemble du paysage montagneux et marin qui les entoure. Comment s'accomplit done l'expression plastique de cette unité? Charles Ram­baud en analysant minutieusement les Contes nous permet de le sentir. L'usage privilégié du plan d'ensemble prolongé (qui culminera dans la mort de Myagi et l'évocation de la nuit ou elle est revenue d'entre les morts aupres de son mari) correspond, selon le dire meme de l'auteur, au souci d'~pprofondir et de prolonger la densité d'un moment drama­tique sans le morceler, sans en accentuer le pathos. Le plan d'ensemble, souvent uni (comme le note Charles Rambaud) au panoramique ou au mouvement de la grue, s'accorde avec le plan-séquence et sert « a pro­longer le plan d'une marge de silence et de contemplation ». Le sens exceptionnel d'un espace saisi en quelque sorte dans son intemporalité permet a Mizoguchi d'intégrer tour a tour l'écoulement d'une durée et la tension d'une minute dans un cadrage d'une précision et d'un unani­misme élevés, au-dela du fonctionnel, jusqu'a une majesté sacrée. Telle est la séquence des Amants crucifiés se trouvant seuls pour la premiere fois et i( cernés par l'eau invisible des rizieres », nous dit M. Mesnil, qui ajoute:

L'impression de beauté qui nous saisit ... batit un nouvel univers de rapports et de sensations ... Le temps s'arrete, c'est un instant de mystere et d'intensité quasi mystiques.

Mais on ne peut séparer ce moment, ou l'amour fou se décante et s'éternise dans la spiritualité la plus pure, de la marche au supplice finale qui est elle aussi l'expression d'un accomplissement solennel.

Charles Rambaud a fait un inventaire fervent des éléments plastiques dont l'équilibre produit cette impression proprement religieuse : compo­sition des images par un jeu spatial qui integre souvent la profondeur de champ ; luminosité ondoyante, préservée des pieges de l'expres­sionnisme ; place donnée aux plans fixes, animés avec délicatesse par des recadrages ou des mouvements d'appareil quasi insensibles (le regard de Mizoguchi n'est pas celui d'Ozu, encore qu'il y ait entre eux des affinités); opportunité et discrétions des plongées et des contre­plongées, narration fluide dont la dédramatisation est due au mode de récit qui privilégie la continuité bien plus que l'articulation. Assuré­ment, ce partí pris n'exclut ni les oscillations entre le calme et l'agita-

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tion ni les ruptures de ton; mais dans !'ensemble les Contes et surtout La Vie de O'Haru paraissent écrits davantage en signes d'eau et d'air qu'en signes de terre et de feu, comme le serait une diégese de caractere tragique. Ainsi la mort meme perd peu a peu son aiguillon comme i1 apparait au moins a deux reprises pour les Contes : dans la veillée noc­turne et dans la séquence finale du film.

Sur la premiere de ces séquences qu'on a pu comparer a une toile de Rembrandt, nous n'hésiterons pas a reprendre les termes memes que nous avons utilisés dans d'autres ouvrages. L'épouse est revenue d'entre les morts pour accueillir son mari qui l'a appelée au seuil de la cabane. Le voici qui s'endort confiant et apaisé aupres de Myagi occupée a recoudre sa tunique. Si l'image qui nous montre ce groupe en plan d'ensemble se prolonge au-dela d'une minute, ce n'est pas seulement pour suggérer que la nuit va s'écouler autour du couple vraiment réuni pour cette durée, c'est pour que nous sentions a travers cette image qui, au sens propre et créateur du terme, s'éternise sous nos yeux que s'accomplit ici l'effusion non pas du reve dans la réalité comme chez un Nerval, mais de l'outre-tombe dans l'ici et maintenant, ou mieux, de l'essence dans l'existence. C'est a propos de tels plans que se vérifierait l'affirmation de Jean Collet disant que l'écriture de Mizoguchi présente « telle ou telle scene d'un point de vue qui n'est plus celui de l'homme ». La « modulation » mizoguchienne, définie une fois pour toutes par Jacques Rivette, permet ainsi le glissement d'un registre dans un autre de fa~on insensible, ce qui, dilatant infiniment cette scene d'intimisme, abolit la frontiere entre le visible et !'invisible. Ajoutons que la composition lumineuse de l'image, la plasticité des volumes humains, leur solennelle et puissante immobilité, se conjuguent avec la longueur de ce cadrage pour hausser la narrativité au niveau d'un hymne a l'amour conjuga!, que fait entendre d'ailleurs tout le film mais qui s'exprime ici sur un ton profondément religieux.

11 en est ainsi de la derniere séquence et tout particulierement du mouvement de caméra qui clót l'histoire. De retour a son foyer brisé en apparence mais en réalité peuplé par la présence pleine de sollicitude d'une défunte, entrée dans une modalité d'existence qui sera soustraite a tout déclin, Genjuro ne cesse d'entendre sa voix exhortatrice. Le petit enfant qui lui reste se dirige vers le tumulus ou il apporte une offrande et prie. Et par un mouvement aussi naturel que celui qui élargit la der­niere scene de SanshO, la caméra panoramique verticalement pour joindre la terre au ciel. Notons au passage que tous les critiques, sensi­bles au féminisme tres intériorisé du cinéaste nippon - qui l'apparente a certains égards au Sarrois Max Ophüls -, soulignent au creur meme des Contes l'opposition entre la réalité fondamentale de l'amour conjuga! et le caractere illusoire du délire passionnel. Dans cette perspective, rap-

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Contes de la /une vague : le fantastique du tremendum.

pelons qu'il y a un piege pour le spectateur distrait ou superficie! dans le film. Au moment oil le délice amoureux qui s'est emparé de Wakasa et de son na1f amant semble atteindre a sa plénitude, au moment oil Genguro en extase se laisse aller sur le sol de la prairie inondée de lumiere et s'écrie : « Ah, c'est divin ! », la vue prise en plongée, le jeu titubant de l'acteur et l'artificialité meme du décor nous font com­prendre que tous les deux sont victimes de l'apparence et de la magie érotique. Tout s'écroule et glisse des ce moment dans un non-etre qui se révélera dans la terrible séquence oil la suivante (image japonaise d'une CEnone racinienne) avouera toute la vérité.

Tout au contraire, c'est a un merveilleux vrai suscité par une pro­fonde union des etres que nous participons dans la belle scene de Yang Kwei-Fei traitée en amples et doux mouvements de caméra qui nous fait voir la promenade heureuse et décontractée des deux amants. Et cette authenticité aboutira a la séquence qu'on a pu sans nul abus de langage qualifier de sublime, celle de la marche au supplice. Ici nous voyons s'accomplir aussi rigoureusement que chez Racine « la majestueuse tris-

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tesse de la tragédie ». Mais nous admirons surtout la perfection d'une mise en espace et en durée magnifiquement soutenue. Le jeu pudique et retenu de Machiko Kyo, le chatoiement des couleurs, le travelling tendrement déférent qui suit l'avancée de la jeune femme vers la mort, le cadrage qui va, en circonscrivant le champ visuel, privilégier a la fois la beauté des objets et des ornements l'un apres l'autre abandonnés, et la noblesse de cet abandon (dite aussi par l'élégance totalement intério­risée d'un style relié au « no » et a la peinture japonaise par ses accords les plus secrets) : autant de suaves et subtiles articulations d'un cérémo­nial qui est aussi dans une perspective orientale le récit d'une Passion qui milrit les destinées humaines et accomplit en elles un dessein mysté­rieux.

A cet égard ríen de plus éloquent que le film peut-etre le plus mysté­rieux, le plus dépouillé, le plus proche de la musique sacrée, La Vie de O'Haru. La fiche tres distanciée de Monique Tosello rejoint l'article d'un spiritualisme profond rédigé par Jean d'Yvoire a la sortie du film. Et au cours de ces vingt-cinq années, les analyses de Jean-Louis Tal­lenay, Claude Beylie et bien d'autres ont scellé cette convergence.

A qui ne posséderait qu'une faible idée de la civilisation japonaise ou de la mystique zen, et qui, par surcroit, serait trop habitué a un mon­tage discursif comme celui de la grande époque des États-Unis et de l'U.R.S.S., le chef-d'reuvre de Mizoguchi pourrait apparaitre comme un mélodrame (voire un mélo) languissant et interminable. C'est done en fonction du regard spirituel porté sur le monde par le cinéaste et en meme temps de son refus d'articuler en épisodes dramatiques, soumis a un clímax, l'odyssée de son héro!ne, que la portée de cette reuvre et son climat méditatif peuvent etre pleinement appréhendés. Le terme de méditation est celui qui revient le plus souvent chez les commentateurs. Et naturellement, des l'instant oil elle se structure en signes plastiques, cette méditation est célébratrice. Que célebre-t-elle ? La certitude que ríen de ce qui est terrestre, nous dit la fiche de Monique Tosello, n'a vraiment d'importance, « car les Japonais, peuple mystique, considerent les hommes et leurs avatars comme de petites parties du cosmos ».

Encore que dite de fa~on un peu schématique, cette affirmation est bien celle que vérifient nombre de films de notre cinéaste, celle en l'occurrence qui fait que la dimension sociologique de La Vie de O'Haru et sa dénonciation ophülsienne du sort victimaire des femmes sont enve­loppées dans une totalité cosmique et intemporelle, que définissent la dictanciation spatiale, la profondeur de champ, les travellings prolongés d'accompagnement (tel celui qui s'ouvre avec la premiere séquence et se poursuit avec la treizieme, a la fin du flash-back), l'accord de l'image avec la musique, la gestuelle de Kinuto Tanaka, d'une délicatesse et d'une retenue constantes (souvenons-nous du geste imperceptible de sa

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Yang-kwei-Fei: le sublime racinien.

main pour essuyer ses larmes), et d'une légereté quasi chorégraphique. Cette écriture dit a la fois la non-tension dramatique, le non-affronte­ment rythmique et l'acquiescement - qui ne sera pas toujours main­tenu par le cinéaste - a l'ordre du monde invisible. C'est ce que signale la fiche IDHEC rédigée par Gérard Martín sur Yang Kwei-Fei, dont ces lignes pourraient servir d'introduction au cycle mizoguchien des années 19 50 :

Cela n'implique pas une résignation béate et stérile, mais au contraire une adhésion positive aux lois qui régissent l'univers dont font partie les hommes, exprimée au travers d'une immédiate transposition esthétique en gestes, danses, musique et chants.

Simone Weil, citée par J. V. Hocquard dans son livre sur Mozart, disait que le beau est produit par l'attention fixée sur le réel, a condi­tion d'entendre par réel « ce qui, situé au-dela des apparences, permet seul de les ordonner dans l'harmonie totale 17 ».

17. Ozu, le plus japonais de tous, est-il célébrateur? Sans doute dans !'admirable Voyage a Tokyo. Mais pour moi la question reste en suspens.

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D 'autres ]aponais

Plus disparate, moins étroitement reliée a une stylistique orientale, l'reuvre de Kurosawa peut sembler participer a la fois d'un expression­nisme grandiose, d'un néoréalisme lyrique et d'une théatralité concertée qui, dans Rashomon par exemple, mele les traditions du kabuki a celles du « no». Rappelons que la vraie dimension de cette méditation drama­tique, celle qui l'éleve au niveau du jugement sur l'antagonisme du Bien et du Mal, est donnée par le dialogue, scandant toute l'histoire, entre un bandit, un pretre et un biicheron réunis par l'orage sous les colonnes d'un temple. Nourri de Shakespeare et de Dostoievski, le cinéaste les fond avec une belle puissance dans ses reuvres maitresses. C'est au rang de celles-ci que nous situerons Kagemusha, qui, au-dela d'un réseau complexe de significations convergentes, dit finalement la nouvelle naissance d'un personnage d'abord voué au non-etre, et aussi l'éternelle antithese entre les conquérants et les crucifiés. A nos yeux tout le film, malgré quelques concessions a l'esthétisme et au spectacu­laire, vole tres haut, et n'est-ce pas la référence a un style éélébratoire que nous pouvons lire en filigrane dans cette évocation par un critique de Cinéma 84 d'une des dernieres scenes :

La terre est labourée, un cheval roux se tord sur le sol, battant l'air de ses pattes ; un étendard brisé flotte au milieu des cadavres ; les corps se redressent, gesticulant avec des hurlements muets dans un silence ralenti qui dure de lon­gues secondes ; une sonnerie aux morts traine sur la plaine fumante.

C'est bien en ces termes qu'il faut parler d'une reuvre que ceux qui l'ont méconnue ont voulu ramener a des catégories épiques ou psycho­logiques, alors que, comme en d'autres productions de Kurosawa, le ton hiératique et solennel jusque dans la trivialité renvoyait a tout autre chose.

Que dire de l'énigmatique Kobayashi? Une seconde vision de son Harakiri (enrichi maintenant des souvenirs de Yukio Mishima et des analyses de Marguerite Yourcenar) nous induit a voir dans cette tra­gédie a la fois une exaltation du rite sanglant et une démystification impitoyable, d'ou certains membres de la chevalerie nippone ne sortent pas grandis. Quant au bizarre Kwaidan, qu'il est de bon ton de mini­miser, il contient au moins un épisode exceptionnel, celui qui nous montre les membres du clan Heike, jadis exterminés, surgissant de l'outre-tombe et se matérialisant par degrés devant le joueur de biwa, Hoichi, qui chaque nuit se rendait sous la conduite d'un samourai aupres des tombes de ce clan. La couleur du décor, tout comme la den­sité des plans d'ensemble et l'intensité des expressions permettent de

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Kagemusha : l'horreur de la guerre débouche sur une épopée du sacrifice.

rapprocher cette histoire de celles que nous a contées Eschyle, ce voyant titanesque, dont Hugo faisait une des colonnes de son temple idéal a coté de Job, IsaYe, l'auteur de 1' Apocalypse, Shakespeare et quel­ques autres.

Revenons un peu en arriere : en désaccord avec la quasi-totalité des critiques, je tiens L '/le nue de Kaneto Shindo pour le type meme de la fausse célébration, en dépit d'indéniables qualités plastiques et dramati­ques, le caractere appliqué, laborieux de !'ensemble, l'esthétisme confi­nant a la fadeur, le leitmotiv musical pour le moins discutable édulco­rent singulierement les bonnes intentions du metteur en scene.

•• Pather Panchali ,

C'est a un aspect contemplatif de 1' Asie que nous revenons avec le grand cinéaste indien, chaque jour un peu mieux connu, Satyajit Ray.

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Sur Pather Panchali, le film dont le ministere de 1' Agriculture détient une excellente copie ~t qu'~n t:ouvait d'ail~eurs en 1~mm assez _ facile­roent voici ~ne vmgt~me d ~nnees :- e~. , qm me per~mt de le presenter une soixantame de f01s -, 11 y ava1t deJa la fiche tres poussée de Télé­ciné, numéro 97, due a B_ernard Cuau ; il y a maintenant une excellente fiche de L 'Avant-Scene cznéma dont la préface a été rédigée par Henri Micciollo, qui est précisément l'auteur d'une magnifique étude sur Satyajit Ray 18

• Le dossier de presse de L'Avant-Scene cinéma contient des appréciations datant de 1961. Le livre de Micciollo nous permet a la fois d'approfondir et de nuancer ces appréciations. Mais ce sont sur­(out ces soixante projections qui m'ont appris a gouter le film et a le situer finalement dans un canton tres particulier de la célébration.

Revoyons d'abord ce qu'en disaient mes confreres de 1960. On peut rapprocher un article de Simone Dubreuilh d'un texte de Claude-Jean Philippe qui est comme l'approfondissement du premier :

Ce film, dit la regrettée journaliste [ ... ], se déroule lentement sous nos yeux au rythme de la vraie vie, celle des démarches éternelles de l'homme: manger, dormir, travailler, enfanter, survivre, aimer, protéger, trouver le riz quotidien, attendre le miracle qui survient rarement, se résigner, mourir.

Cela contient déja implicitement une résonance homérique, au sens le plus ample du terme. Et c'est ce que dit en d'autres termes C.-J . Phi­lippe parlant de la

pureté de ces images... pureté des mille gestes quotidiens, de la mere rapant un légurne ou coiffant son fils, de l'aYeule ber~ant l'enfant ou se versant de l'eau sur le crane, de Durga devant son miroir, étirant ses yeux d'une trainée noire dans un geste oii la coquetterie se méle au sens du sacré.

Pierre Marcabru, Louis Marcorelles, Michel Delahaye, Jean de Baroncelli (qui compare Satyajit Ray a Flaherty) avaient senti la gran­deur de cette reuvre qui, en 1956, avait obtenu a Cannes le prix du Meilleur document humain. Mais il me semble que c'est Michel Cap­denac qui avait été vraiment au fond des choses en écrivant :

Les minimes événements de la vie quotidienne, comme les plus tragiques, revétent une pathétique beauté, faite de simplicité et de noblesse.

Si l'on ajoute que ces dominantes s'expriment a travers la distillation d'une lenteur qui avait saisi tous les assistants et qui, encore

18. Henri M ICCIOLLO, Satyajit Ray, Éd. L'Áge d'homme, 1981.

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Pather Panchali : le regard émerveillé d'un enfant perc¡:oit l'éternel sous le quotidien.

aujourd'hui, émeut profondément dans les ciné-clubs scolaires, ne peut­on dire que ces témoignages nous menent au seuil de la célébration ? Mais cette fois-ci c'est a travers la mémoire - et la mémoire d'un enfant - que s'accomplit la transfiguration. Pather Panchali est le pre­mier volet de la trilogie intitulée Le Monde d'Apu qui, nous dit Mic­ciollo, retrace « l'apprentissage du métier d'homme ». Il y a lieu de penser que c'est l'adulte du Monde d'Apu qui revoit ces moments a la fois féeriques et douloureux, nous voulons dire devenus tels dans son souvenir. Mais i1 y a de la part du cinéaste une approche plus subtile de cette réalité en train de se faire et de devenir : au moment ou ils sont vécus, ces événements (techniquement reflétés par les gros plans ou les plans rapprochés du petit gan;on bengalais) prennent déja la patine de fixation et de consécration lyriques (le terme de lyrisme est de l'auteur lui-meme) qu'ils garderont tout au long de son existence. Nous comprenons, tout en restant contemporains de ces moments, quotidiens ou exceptionnels, que pour l'homme de demain ils germeront et dégage­ront une inexprimable beauté. De ce petit Apu, Bernard Cuau dit ce

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qu'on pourrait dire du gar~on de L 'Homme d'Aran, du jeune Pechkov de L 'Enfance de Gorki, de Boggy dans Le Fleuve : « Tout l'émerveille et tout }'intrigue. » Ces deux pauvres que sont Apu et sa sreur Durga, qui connaitront des frustrations et des humiliations de toute sorte, ont, comme le souligne Cuau, une tout autre richesse en eux que celle des nantis : la réfraction de la vie archaYque ou moderne a travers un regard dont l'immensité porte comme un infini. En s'identifiant avec l'reil du petit gar~on bengalais, la caméra s'offre a nous comme un appareil qui, loin d'enregistrer mécaniquement le spectacle du monde extérieur, en extrait au contraire la substance la plus précieuse. Elle mémorise, comme disent les philosophes, en donnant a cette fonction le role d'un révélateur, en conquérant, grike au génie d'un metteur en scene inspiré, une activité sélective qui fait, au-dela de ce qui passe, jaillir ou émerger ce qui demeure. Loin d'etre un art du passager, ou de la mobilité ondoyante des formes, comme l'ont cru certains, le cinéma, en ce qu'il a de plus élevé, s'oriente vers une appréhension de l'éternel.

M ais il faut a la fois serrer de plus pres la diégese et rattacher Pather Panchali a tout un ensemble filmique. Voici une quarantaine d'années, dans un numéro, hélas ! introuvable aujourd'hui de Fontaine, Roger Leenhardt s'interrogeait sur les possibilités d'équivalence a l'écran des temps de l'indicatif: présent, imparfait, futur, etc. Assurément la ques­tion a été reprise - sinon résolue - par la suite. Mais il m'apparait que le merveilleux film de S. Ray se conjugue sous nos yeux non pas au présent - disons pour etre objectif: non pas seulement au présent -, mais a l'imparfait et au passé simple. Prenons quelques séquences parmi les plus célebres : d'abord celle que Henri Micciollo commente en termes éloquents :

Apu et Durga se sont éloignés du village et, dans un immense champ de hautes graminées blanches, découvrent le train. .. On se souvient de la splen­deur de cette séquence, de l'intense poésie qui s'en dégage. Trois plans succes­sifs du champ de graminacées avec le train a l'horizon, puis de plus en plus proche, pendant qu' Apu court vers luí. Images quasi surréalistes.

Je dirais plutot : irréalistes. En tout cas, si cette séquence montre, selon notre critique, le passage du mythe a la réalité, l'épuisement d 'une valeur mythique, un anéantissement, on peut en la lisant au passé simple : « nous courümes vers la voie ferrée, soudain nous entendimes le bruit du train et je m'élan~ai pour le voir, etc. », - donner a la scene une ampleur, une beauté quasi oniriques, et elle devient quelque chose qui - cette fois je rejoins le commentateur - releve moins du néoréalisme que du pur lyrisme. ]'en dirai autant du passage consacré a l'étang ou circulent des araignées d'eau et ou frémissent les nénuphars.

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Si l'on pense, comme B. Cuau, que la surface de cet étang (cadrée en gros plans qui donnent aux insectes une taille insolite) est comme « l'image de la destinée, le symbole de la fragilité des choses humaines prises dans le cours du temps », ou mieux encore si l'on pense que, selon la philosophie du zen, tout cela : enfants, eau, bestioles, végétaux sont les éléments fondus et confondus d'une mystérieuse unité, alors le temps de l'indicatif qui gouverne ce passage ne peut-il etre l'imparfait ? Imparfait qui marque a la fois la continuité d'un regard méditatif et l'éternité d'un écoulement : « A la surface de l'eau des araignées allaient en tous sens, des nénuphars frémissaient et moi je me sentais tout melé a ce paysage. » (Nous ne sommes pas loin de l'inspiration et de l'écri­ture du Fleuve.) On peut aussi introduire le passé composé qui corres­pond a ce que Hugo appelait « la pente de la reverie >> chez le narra­teur. Henri Micciollo voit dans le geste d' Apu lan~ant dans l'étang le collier que sa sreur a volé (pour éviter le scandale et la honte que cause­rait cette découverte) ((un geste péremptoire autant que définitif: refuser la résurgence d'un passé rendu dérisoire et déchirant tout a la fois ». Peut-etre. Mais je propose une autre lecture : un plan a la fois réaliste (durée réelle) et lyrique (noir et blanc accentués par la photogra­phie) nous fait voir un creux provoqué par la plongée du collier, et peu a peu autour du point ou il est tombé, le resserrement progressif de la mousse aquatique qui, pour finir, redonnera a l'étang l'apparence qu'il avait et - sur un plan métaphysique - recréera cette unité qui est bien au creur du regard hindouiste sur le monde : « Ce fut un moment étrange et fascinant, pourra se dire plus tard Apu, la diversité du monde se résorbait dans 1 'Un. »

C'est au cours de la meme séquence et selon nous dans le meme esprit qu'est filmée la scene de l'orage, accompagné d'une pluie torren­tiene. Durga, dans une sorte d'extase, laisse la pluie inonder son visage et son corps. On sait que le froid qu'elle a contracté lui coütera la vie. Mais pour l'instant il s'agit de cet abandon ravi de la jeune fille aux forces cosmiques. La encore, la nombreuse littérature inspirée par le zen nous donne un précieux repere : l'acte sacré par excellence c'est de ne plus distinguer le moi du monde, le réel de l'imaginé, c'est d'échapper a la vie particuliere et transitoire en se fondant dans le Tout. Or ici encore l'eau est un élément privilégié. Durga sans doute aime la pluie non sans une violente sensualité, mais c'est une sorte d'instinct religieux qui l'incite a se plonger dans ce Brahman ou 1' Atman sera englouti. Peut-on parler de suicide mystique ? Ce serait encore un point de vue trop européen. Ce qu'on peut dire c'est que S. Ray nous fait sentir ici l'ivresse de se perdre. A l'époque, Claude-Marie Trémois, rapprochant elle aussi du Fleuve, Pather Panchali, écrivait dans Télérama :

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Dans tous ces films, aussi déchirante que puisse etre la mort, elle demeure en accord avec la vie. 11 n'y a pas de dissonance.

Ne peut-on en dire autant de la mort de la grand-mere en pleine foret ? En tout cas, l'écriture de cette séquence, centrée sur Durga mais reflétée par l'reil intensément curieux d' Apu, peut-on nier qu'elle est vue par le spectateur dans une sorte de durée mémorable qui la sous­trait a l'écoulement temporel (selon le vreu de Proust) pour la situer dans une zone dont le caractere fondamental est d'échapper a toute défi­nition grammaticale ? Pourtant, c'est bien le passé simple qui nous sem­blerait rendre compte de ces moments empreints dans le souvenir (( de sérénité douloureuse et du sens du sacré » (Bernard Cuau), ou, sinon le passé simple, un imparfait qui déroule toute cette scene selon un rituel qui l'apparente aux cérémonies initiatiques :

Durga laissait la pluie ruisseler dans ses cheveux. Elle s'abandonnait a une sorte d'ivresse et de ferveur a la violence dévastatrice mais purificatrice de l'orage. Elle demeura longtemps dans cette attitude d'oblation extatique. Et moi (Apu) je la regardais avec stupeur, avec le sentiment de voir quelque chose qui me dépassait.

Il y a enfin la scene du retour de Harihar qui ignore encore la mort de Durga. Henri Micciollo décrit minutieusement les quatre plans de cette séquence, en insistant sur le fait que le cinéaste refuse tout pathé­tique a bon marché ...

Le moment qui frappe le plus (je l'ai souvent constaté) est celui ou le visage de Sarbojaya apparait, mordant le sari que vient de luí offrir Harihar et écla­tant en sanglots. Émotion exprimée musicalement par le sitar de Ravi Shankar qui intervient a ce moment précis avec une note aigue et prolongée comme un cri.

B. Cuau commentant ce passage dit que c'est le pere qui pousse ce cri déchirant, (( hurlement de bete blessée qui est repris et amplifié par quelques notes atroces, insoutenables, seules a la mesure du malheur qui le frappe ». En fait il n'y a pas vraiment glissement d'un son a l'autre mais identité de deux sons : a sa naissance meme le cri de dou­leur est devenu le son musical qui déchire l'ame du spectateur. Mais alors tout réalisme est transcendé : on est plus proche de la tragédie grecque que du documentaire. La douleur d'etre, la douleur d'aimer et d'etre privé de ce qu'on chérit, est célébrée avec un mélange de pudeur, d'intensité et de noblesse qui condense toute la beauté du film.

Ce qui frappe le plus les étudiants en cinéma, c'est qu'en dépit du caractere profondément dramatique de cette histoire, l'écriture - sauf

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76 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

dans la séquence de la longue agonie de Durga par une nuit d'orage _ est a peu pres constamment dédramatisée. Ainsi, sans rien méconnaitre de l'aspect contestataire et meme revendicatif de la pensée rayenne, pou­vons-nous avancer que l'écoulement du film est celui-la meme d'un morceau de musique tel que peut le concevoir et l'exécuter Ravi Shankar : par ce développement musical, litanique (que soulignent cer­tains leitmotive), par ce refus de l'articulation, du suspense, de syn­copes, de tensions rythmiques, Pather Panchali nous apparait comme l'expression magnifiquement soutenue d'une méditation en quelque sorte grégorienne, qui inclut certes, il faut le redire, la dénonciation d'un ordre de choses aussi monstrueux que celui qui est dénoncé dans Vidas secas, mais qui transcende ou, a tout le moins, équilibre cette ten­dance par la continuité mélodique d'une coulée plastique exception­nelle19.

lradj Azimi

Dans le numéro 243 de la revue Cinéma, Raymond Le!evre rappelait que le film Utopia d'lradj Azimi, Iranien fixé en France depuis 1960, ayant été présenté au stage de la Fédération fran~aise des ciné-clubs organisé a Sete, avait fait l'unanimité. Cette reuvre réalisée en 1978 avait été précédée quatre années avant par Les Jours gris que j'avais eu l'honneur de présenter a une session donnée a Évian, et dont les qua­lités poétiques et la noblesse d'inspiration avaient profondément ému les sessionistes. Si la troisieme réalisation d' Azimi, Les !les, tournée, comme les deux premieres, en Bretagne, a re~u ici et la dans la presse un accueil favorable, sa carriere a été plus que confidentielle. Le simple fait que J ean Tulard ignore ce metteur en scene dans son Histoire du cinéma sortie en 1982 me semble révélateur.

Dans le numéro de Cinéma mentionné plus haut, l'auteur s'exprime en ces termes :

Ce qui m'intéresse, c'est d'aller vers le permanent, qui inclut l'actuel... C'est précisément cette permanence que je trouve dans les films de Bresson, Stern­berg, Vigo ou Mizoguchi.

Notre session d'Évian étant consacrée a la « célébration », il apparut, sinon a tous, au moins a la plupart que Les Jours gris projeté et discuté en présence du réalisateur atteignait dans ce domaine une sorte de per-

------19. On retrouve ces caracteres - est-il besoin de le rappeler ? - dans le déroulement

du Salon de musique.

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. 11 ne se passe rien dans cette histoire qui nous fait voir un vieil fecuon. · d · d e (Jean Dasté) assumant sa sohtu e dans une ma1son e repos, en bolll~gnie d'une belle édition des Essais (qu'il finit par détruire) et ~= grand chale de couleur rou~e_. Clau~e-Michel Clu~y qui ~vai~ .con­sacré une chroniqu~ grave e~ def~rente ~ .ce .film loualt son ~~mhbre,

caractere épure, son onentatwn med1tat1ve. De notre cote, nous so:ons pensé a Klee et a Mondrian. De toute fa~on, il était sur que ce 8 écit absolument dédramatisé, ne reculant ni devant un extreme ralentis­~ment de la durée ni devant une composition répétitive, nous introdui­sait dans une autre épaisseur' donnait a toutes les choses et a tous les éléroents cosmiques une densité mystérieuse et, pour parler en termes un peu ambitieux, sacralisait le monde incarné.

Pour etre plus événementielle, l'reuvre suivante, au titre révélateur, Utopia, se situe dans la meme perspective, comme nous le fait entendre, des le début, la phrase de Ma1akovski dictée par un instituteur : « La vie, il faut la refaire et, une fois refaite, il faut la chanter. » Ce film lyrique et satirique a la fois (le protagoniste, interprété par Laurent Ter­zieff, sera la victime toute désignée pour le conformisme agressif et grossier du village) nous fait vivre dans un étrange univers qui peut etre soit surréel, soit fantasmatique. Le son est tantot modulé tantot éliminé et impose de ce fait une magie quasi epsteinienne. Nous pouvons assu­rément refuser cette alchimie poétique et ne pas nous mettre du coté du vieil instituteur (Jean Dasté encare) et des enfants conquis par cet étrange messie. Mais pouvons-nous échapper a l'envoiitement que crée la solennité presque liturgique du partage sensuel et spirituel qui unit Sylvie (Dominique Sanda) et Julien (Terziefl)? C'est a notre avis dans l'horreur et l'absurde, jusque dans le spectacle de la médiocrité et de la mesquinerie, que Utopia témoigne a contrario pour ce « mystérieux envers des choses » qui a été entrevu par tous les poetes. Le mois de décembre 1984 nous a permis d'entendre a la télévision des poemes de Milosz dits par Terzieff, qui d'ailleurs voici quelques années avait monté au Lucernaire en compagnie de Pascale de Boysson une soirée consacrée a celui qui fut certainement un des voyants les plus authenti­q~es de l'entre-deux-guerres. Il me semble que des liens subtils mais v1goureux unissent Azimi a Milosz et le ton « profond et vaticinateur » (cette formule est de Gide définissant le poete des Symphonies), qui leur e~t commun, dit bien a quelle hauteur respirent ces chantres d'un invi­Sible auquel le monde visible peut nous introduire.

J'~i été heureux de retrouver cette référence a Epstein dans l'article extremement substantiel que Michel Mahéo a consacré aux !les dans le n~~ro 292 de Cinéma. En fait, la concordance avec Ft"nis Terrae, film :eor~al~ste ~va~lt la lettre, ne peut etre disjointe des reuvres maitresses u cmema 1tahen. Forage, travail des moissonneurs ou des goémoniers

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deviennent des activités grandioses et solennelles, et il me semble que le critique est parfaitement justifié de dire :

Azimi sacralise sans emphase ni tricherie des gestes vus s1 souvent avec ennui dans les documentaires des années 50.

Cette sacralisation tient a la fois a la modulation de la lumiere et a ce que M. Mahéo appelle le respect d'un « quotidien en action », ce res­pect que nous admirons chez un Satyajit Ray comme chez un Mizo­guchi, et auquel la production européenne et américaine nous convie si rarement. Faut-il aller plus loin et voir comme notre exégete dans Les !les (et alors aussi dans Utopia) une parabole évangélique ? Il est sur que les personnages ont une dimension prophétique ou messianique qu'il est difficile de contester. Les femmes de leur coté ont une sorte d'aura qui les apparente aux héroines de 1' Anden Testament. Mais ce sont les « notations christiques : le pain et le vin » qui permettent sur­tout de dépasser le représenté pour accéder soit a un imaginaire mythique, soit au sacré.

On ne peut oublier qu' Azimi vient de l'Iran, c'est-a-dire d'une terre dont l'architecture religieuse, la magie colorée, la grace du dessin, la poésie des légendes composent un sortilege que ne peut amortir la culture européenne. Tout en assimilant les disciplines qu'il a su acquérir a l'IDHEC, le cinéaste de Jours gris (qui était déja un film ini­tiatique) a fait passer dans ses images cette ferveur célébratrice qui ne peut etre percrue des spectateurs qu'au prix d'un profond recueillement.

Le westem

Depuis 1919 jusqu'au moment présent le western a suscité chez la quasi-totalité des critiques fran~ais une ferveur dont les plus illustres témoins demeurent Louis Delluc, Robert Brasillach, Jean Mitry, Jean­Louis Rieupeyrout, André Bazin. L'équipe d'Études cinématographiques, celle du volume de 10118 consacré au western, Jean-Louis Leutrat, Christian Viviani, Christian Gonzalez, etc., la liste est loin d'etre exhaustive. Par son ampleur et sa minutie se détache l'étude de Georges-Albert Astre et Albert-Patrick Hoarau qui reprend certains themes et en amorce d'autres en faisant généralement prédominer deux orientations, l'épopée, le lyrisme20

Or il me semble bien étrange que les excellents analystes du genre en

20. G.-A. ASTRE et A.-P. HOARAU, L'Univers du western, Seghers, 1973.

~ Burt Lancaster dans un film de Robert Aldrich : Fureur apache.

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Dans Big Sky, on passe aisément du document revécu a l'épopée homérique.

question, ayant tous per~ ces deux dominantes, se soient uniquement comportés en historiens, mythographes, sociologues, sémiologues et, tout en soulignant la beauté, la noblesse, éventuellement la solennité qui caractérisent l'écriture du western classique, n'aient jamais dit explicite­ment ce qui pourtant me parait se dégager de leurs commentaires, a savoir que les meilleurs spécimens du genre, non seulement dans l'age d'or, mais meme en la période crépusculaire, ont été presque toujours en leur point de perfection la mise en espace d'une authentique célébra­tion.

11 y a lieu de faire une exception pour le texte d'Yves Kovacs con­tenu dans le cahier d' Études cinématographiques de 1962 : un sous-titre de ce texte s'intitule : « Les qualités de l'expression. » S'appuyant sur des films réalisés par King Vidor, John Sturges, Delmer Daves, Howard Hawks, Nicholas Ray, Anthony Mann, l'auteur en accord avec d'autres membres de l'équipe, comme Jean Gili (« Westerns et chansons de geste ») et Claude le Gallou ( « Les ressorts dramatiques du décor dans le western » ), souligne la dignité plastique donnée par les grands réalisa-

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teurs a la spatialisation et a la gestuelle des aventures de l'Ouest. Gili conclut son étude en admirant dans les classiques du genre la peinture de l'homme «en harmonie avec son milieu naturel » . Ce caractere tellu­rique est étudié en détail par Claude le Gallou, qui, énon~ant une idée qu'on retrouvera chez Astre et Hoarau, sur la dualité contemplation­mouvement, élargit son champ d'investigation en signalant combien la participation des éléments naturels (l'eau, le vent, le feu) amplifie les horizontales et les verticales d'un décor naturel. Bernard Dort21 en vient tout naturellement a reprendre ces vues en mentionnant a la fois l'itiné­raire en quoi s'accomplit la trajectoire westernienne, et l'accord entre un homme et un milieu naturel, qui donne aux a:uvres les plus muries du cycle toute leur grandeur mythique.

Mais i1 est un point qu'il y a lieu de mettre en valeur, car c'est vers lui que convergent les analyses menées par Dort. Leutrat. AstrP et Hoarau, c'est la notion (formulée explicitement ou non, at me:. et a. rituel. Dort emploie le terme dans son étude22

, et Leutrat écrit :

Tout ce qui le (le western) compose devient comme sacralisé paree que englobé dans un espace et une temporalité qui relevent du rite23•

Assurément, c'est la une approche a dominante sociologique, et l'auteur se situe des le début dans une perspective a la fois metzienne et soucieuse du cheminement socio-économique de la diégese westernienne. 11 est d'autant plus intéressant de constater qu'une analyse attentive avant tout a la « structure ,., a ses « modifications » et a ses « varia­tions » s'avance jusqu'au seuil du hiératisme westernien qu'elle entrevoit par ailleurs en maint passage. C'est le cas de ceux ou le critique parle de « la beauté certaine des impressionnantes processions de chariots »

(on pense a des dizaines de fi!ms depuis La Caravane vers /'Ouest jusqu'a Convoi de femmes) et, sur un autre registre, a propos de la « frontiere •., des « terres vierges de l'innocence et du Paradis perdu » en rappelant que la notion de J ardin prend sa signification en fonction de la Genese. Assurément le ton du scripteur demeure, si l'on ose dire, clinique: « l'Ouest parut a l'homme de l'Est étrange, romanesque et spectaculaire •, mais n'y a-t-il pas la des aper~s qui impliquent, on pourrait meme dire: entrainent un certain mode d'expression qui est loin d'etre uniquement descriptif?

Le livre écrit par Astre et Hoarau nous rappelle que « les westerns sont proches des cycles hérolques de toutes les littératures du monde ».

21. Bernard DORT, Cahiers co/lectifs sur le western, CoJI. « 10/18 •, Éd. Christian Bourgois.

22. Id., p. 59 et 60. 23. J.-L. L EUTRAT, Le Western, A. Colín, 1973, p. 38.

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82 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

Or le style d'Homere n'est pas celui d'Hérodote : l'héroisation du prota­goniste et des événements de toute saga est inévitablement appelée a etre dite avec un accent solennel, meme s'il est ici et la familier comme dans l'Odyssée ou dans les chroniques hawksiennes. Ces memes auteurs parlant de l'espace westernien écrivent :

Dans la mesure oii l'environnement comporte certaines dominantes de type cosmique, l'épopée et le lyrisme reviennent sans effort [ce qu'avait déja noté Claude Le Gallou] comme on le voit assez bien dans Shane et Man without a Star.

Et un peu plus loin :

Implications bibliques et nostalgies édéniques, hantises d'innocence et marche du pelerin font partie du western mythique.

Encore qu'ils le fassent un peu trop brievement a notre gré, la plu­part des critiques (sauf ceux qui consacrent une fiche détaillée a tel ou tel western) sont tout naturellement amenés a analyser l'écriture a propos de la structure spatio-temporelle des classiques du genre. Leurs aper01s portent essentiellement sur les cadrages, la fréquence des plans d'ensemble et les mouvements de caméra. Reprenant et nuan~ant les vues d'André Bazin2

\ les auteurs de L'Univers du western peuvent écrire :

L'espace ouvert ne se prete guere aux explorations fragmentaires de la caméra ; celle-ci se doit au contraire de manifester une totalité, de marquer a tout moment la relation complete du paysage et de l'homme.

Voila qui s'exprimait déja dans les films de Thomas Ince et qu'on retrouvera par la suite aussi bien chez un Vidor que chez un Hawks.

L'immobilité, poursuivent les deux historiens, la totalité du paysage impor­tent d'abord comme référence incessante, et il est plus expressif de suivre a partir d'une caméra immobile le déplacement d'un cavalier dans la plaine ... que de l'accompagner longtemps en travelling.

Ni Ford ni Daves ni Mann ne se dérobent a ce rituel qui se vérifie tout particulierement avec des reuvres comme Les Cheyennes, La Der­niere Caravane, L 'Homme de la plaine. Mais pourquoi done les deux

24. Et colncidant avec les vues que j'ai développées dans L'Espace cinématographique, Delarge, Éd. universitaires, 1978.

King Vidor reste a jamais, avec Ford, Hawks, Mann et quelques autres, un des maitres de la liturgie westernienne

(L'homme qui n'a pas d'étoile).

auteurs du volume précité se contentent-ils de l'épithete « expressif » ? Il me semble, en me remémorant aussi bien les cimes du genre que les productions de série B, que l'image initiale ou finale du cavalier se dépla~ant dans un grand espace atteint a un tel hiératisme que le spec­tateur - j'entends le spectateur qui a déja vu des dizaines de fois ce beau plan d'ensemble - participe vraiment de tout son etre au recom­mencement d'une célébration. On sait que les foules américaines ne prennent pas le genre avec le meme recueillement que le public fran­~ais, mais c'est celui-ci que je connais et pour lequel je parle. Or si l'on met a part les cas heureusement rarissimes des personnes totalement allergiques au western, il m'apparait que dans une salle de cinéma ou devant le petit écran la réitération d'un processus ou plus exactement d'un itinéraire (qui fait partie de notre subconscient socio-culture!) entraine une qualité de participation qui me semble bien etre non pas de la nature du divertissement ni de la consommation pure et simple,

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mais de l'adhésion viscérale et spirituelle a un rite dont les parametres seraient d'une essence immémoriale.

Astre et Hoarau disent-ils autre chose en écrivant que le récit réactive des mythes et des « significations primitives », ce qui fait de la narration westernienne, prise a son niveau le plus élevé, une « transfiguration quasi rituelle ». Nous estimons que c'est seulement a ce moment-la, et de par la sublimation stylistique, qu'on peut situer a leur vrai niveau des structures narratives constamment utilisées, comme l'a bien montré Leutrat: la quete, l'accomplissement d'une promesse ou d'un engage­ment, la résolution d'un antagonisme immémorial au profit de la solida­rité et de la liberté. C'est en ce sens que High Noon (Le train sifflera trois fois) est un surwestern qui, bien que rompant avec les conventions techniques du genre, atteignait une dignité plastique qui résorbait le suspense dans un cérémonial tragique25

Ici comme dans le thriller, cette dignité plastique n'est pas due seule­ment a la noblesse de la mise en scene mais précisément a l'enracine­ment des aventures non pas seulement dans un passé revisité, mais dans une mythologie déclenchée (comme Bazin l'a vu un des premiers) par le fonctionnement du cinéma. Si a maint égard la conquete de l'Ouest est l'histoire d'un génocide et d'un asservissement, il reste qu'elle a offert en elle-meme ou, en tout cas, a l'état latent, des éléments archétypaux, ne serait-ce que celui du cow-boy, cet homme centaure et demi-dieu dont Leutrat peut dire qu'il baigne « dans la magie des participations élémentaires », et aussi qu'il « fait revivre les plus anciens symbolismes, les rituels préchrétiens, les croyances immémoriales ». A cet égard on ne saurait trop remercier l'auteur de renvoyer au livre capital et quelque peu méconnu de Raymond de Becker, paru en 1959, De Tom Mix a James Dean. C'est une des plus vigoureuses contributions a une approche mythico-psychanalytique du cinéma.

C'est dans cette perspective qu'on peut revoir les chefs-d'ceuvre de Thomas Ince, Ford, Walsh, Nicholas Ray, Anthony Mann, Sydney Pol­lack, mais aussi ceux d'auteurs réputés mineurs comme Gordon Douglas auquel Jean Tulard rend un hommage judicieux et fervent dans son Dictionnaire. Impossible de parler ici en détail des ceuvres marquantes de ces réa1isateurs. Je me contenterai done de reprendre en le conden­sant le schéma d'une séquence de Big Sky (La Captive aux yeux clairs) que j'avais analysée dans L'Espace cinématographique. Certes, le pica­resque et l'épique se fondent tout au long de cet itinéraire sylvestre et nautique d'une équipe de trappeurs en route vers le haut Missouri,

25. Sylvie TESTUD, étudiante a l'université Paul-Valéry, a rédigé un excellent mémoire : Le Mythe de la quite dans le western.

L'ÉCRAN CÉLÉBRA TEUR 85

autour de 1830, pour le compte d'une Compagnie de fourrures, mais la rudesse et le suc meme de certains épisodes les élevent jusqu'a cette grandeur simple que le cinéaste d ' Hatari semble atteindre sans effort, et qui est bien l'indice du génie, d'un génie solennisant et magnificateur.

Dans le dernier tiers du film, nous voyons les courageux compagnons arretés dans leur traversée du fleuve par un obstacle quasi insurmon­table. Et voici qu'une circonstance supplémentaire vient aggraver leur situation. A l'horizon se profilent des cavaliers indiens. Alors s'accom­plit sous nos yeux le dynamisme meme de la pure célébration, qui est en son point de perfection réactivation d'un accord et d'une conver­gence, exaltation d'une festivité ou se rejoignent les puissances les plus hautes et les plus sacrées, proclamation d'un triomphe des forces créa­trices et libératrices, soudées en une union sérieuse et jubilante a la fois. Voila ce qu'est cette séquence qui nous fait voir un triple accord : celui des navigateurs entre eux, celui des Yankees et des Pieds-Noirs qui vont les aider, enfin le réaccordement a une nature qui cesse d'etre hostile. Ce n'est pas seulement le beau scénario de Dudley Nichols qu'il faut louer ici, mais l'écriture hawksienne, qui donne a cette séquence une éminente et quasi religieuse splendeur. On sait d'ailleurs que les grands moments de toute la production du cinéaste, dans le western comme dans le thriller, sont imprégnés de cette densité calme, décontractée et contemplative. Mais voyons de plus pres la séquence.

Les Yankees voient (en plan d'ensemble) des silhouettes, mena\=antes semble-t-il, se profiler au loin. lnquiétude du groupe ; mais voici en plan moyen avec profondeur du champ et vus de face les Pieds-Noirs emplissant tout l'écran, pacifiques et souriants, agitant des palmes. Des ce moment l'épisode est sacralisé : c'est la promesse de l'unité et de la fraternité (on devine que c'est la merveilleuse Teal Eye qui est allée chercher ses freres), c'est le symbole du mariage de deux civilisations, d'une entente confiante et jubilatrice. A cette avancée dilatante des Bons Samaritains répondent chez les hommes de l'équipage des cris de joie et des signes de bienvenue, captés en une série de plans moyens. Une structuration a la fois savante et aisée de cette approche (on peut dire: de ce rapprochement) va s'exprimer en une alternance de plans de dimensions multiples et en mouvements de caméra qui conserveront jus­qu'au bout la meme lenteur quasi liturgique. La justesse, la sfireté de la mise en scene, qui concilie le fonctionnel et le lyrique, nous permet de participer a l'accomplissement du remorquage et surtout d'embrasser dans une perspective sereinement contemplative (nous revenons au Grand Ensemble) la foret, l'eau, les Pieds-Noirs, les navigateurs. En pri­vilégiant dans la suite du découpage tantót les rapports interpersonnels, tantót les mouvements de foule, la narration unit intimisme et poésie cosmique. N'a-t-on pas le droit de penser aux aventures d'Ulysse? Per-

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sonnellement, Hawks a toujours évoqué pour moi cette grandeur homé­rique ou la majesté s'unit a l'humour et a la décontraction. Le point d'orgue est donné par un plan en plongée qui nous permet d'embrasser daos un meme regard les lointains, le fleuve, les cavaliers remorquant le navire enfin libéré. Ce que Bazin loue chez Mano « son infaillible sur e té daos 1' alliance de 1 'homme et de la nature, ce seos de 1' a ir qui est chez luí comme l'ame meme du western ,., c'est bien aussi le miracle du cinéma hawksien.

Si nous nous élevons a une vue plus générale non seulement des genres comme le western et le thriller, mais du cinéma daos son ensemble, il y a lieu de rappeler que toute histoire d'aventures magni­fiée par la caméra ou limitée a une image d'Épinal se définit (Fran~ois Truffaut le rappelait daos son beau livre sur Hitchcock) par le sus­pense. Mais il est des créateurs chez qui le suspense change de nature paree qu'ils utilisent une autre technique. Nous voulons dire qu'a la fragmentation drama tique courante ( celle par exemple de L 'homme qui en savait trop et des Oiseaux, celle aussi des films de Sergio Leone) cer­tains réalisateurs substituent un étirement voulu des plans, et que ceux­ci, par le prolongement meme qui leur est donné, acquierent une inté­riorité et une gravité susceptibles de nous introduire daos un autre domaine que celui de la dramatisation. C'est le secret d'un Mizoguchi, d'un Satyajit Ray, mais aussi celui de Howard Hawks daos des séquences comme celle que nous venons d'analyser. Il n'est d'ailleurs pas le seul a savoir passer de la narration dramatique a la contempla­tion. Si l'on reprend un des archétypes fondamentaux du western, le gunfight, il est aisé de voir que plus d'un metteur en scene américain a rejoint ici la tradition épique du IX• siecle avant J.-C.

Quand Achille, Rector ou un autre guerrier de 1' 1/iade sont sur le point de se mesurer avec un adversaire de leur trempe, ils prononcent un discours - et l'opéra en ce cas n'est pas loin! - véhément ou décontracté selon le cas, mais qui de toute fa<¡:on ritualise l'acte et magnifie en quelque sorte sa férocité. Il en est ainsi de la plupart des gunfights de l'écran : si le déroulement en est précédé par un suspense, il faut bien voir comment celui-ci est articulé, qu'il s'agisse de l'ultime affrontement de La Chevauchée fantastique (John Ford), de L'Homme de la plaine (Anthony Mano), de Reglement de comptes a O.K. Corral (John Sturges), de El Perdido (Robert Aldrich), de Le train szfflera trois fois (Fred Zinnemann) et de cent autres westerns, meme appartenant a la catégorie B ; le découpage - analytique ou synthétique -, la longueur de chaque plan, le cadrage dans un espace généralement désert, l'avancée des antagonistes, le geste décisif, le temps d'arret daos la nar­rativité qui suit l'affaissement de l'homme mort, voila autant d'articula-

Le gunfight final est aussi une liturgie de la mort violente (High Noon).

tions qui n'ont pas seulement pour but de nous tenir en haleine, mais dont le propos est indéniablement célébrateur.

Revu en novembre 1984, a l'occasion du Festival du cinéma méditer­ranéen a Montpellier, un western italien nous a paru contenir un des gunfights les plus célébrants de l'histoire du western : il s'agit de Colo­rado, tourné en 1967 par Sergio Sollima, artisan fort doué et qui témoi­gnait déja d'une maitrise a laquelle le Dictionnaire de Jean Tulard rend un juste hommage. Cet affrontement, qui clot un film riche en péripé­ties et rehaussé de beaux décors naturels, oppose un officier nazi a la solde d'un supercapitaliste sud-américain (les films de Sollima sont tou­jours explicitement engagés) et un chasseur de primes qui connaitra une authentique mutation spirituelle et qu'interprete avec sobriété Lee Van Cleef. Ici, les préparatifs du duel au pistolet sont détaillés avec une minutieuse solennité ; le découpage, articulé sur les deux adversaires, l'environnement humain, le fond de montagne, est distillé saos complai­sance mais précisément avec une gravité attentive et un souci plastique

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dénué d'esthétisme. L'élimination du nazi par l'aventurier converti se fait en plusieurs temps mais meme apres que le dernier coup de feu, le coup mortel, a assuré cette élimination, le film se poursuit et se pro­longe par un autre affrontement traité avec le meme sérieux. En fait, il s'agit d'un triomphe de la justice sur la corruption, et Colorado, devenu l'ami et le protecteur du péon injustement accusé, représente une cheva­lerie qui joue le role que joue bibliquement l'ange exterminateur. L'élargissement spatial des dernieres images, qui nous font voir les deux compagnons chevauchant cote a cote jusqu'a leur séparation fraternelle, dit bien qu'ici quelque chose d'essentiel s'est accompli qui cristallise la victoire de l'intégrité sur les forces du Mal.

On a souvent remarqué (Edgar Morin l'un des premiers, me semble-t­il) que le western comme le thriller est dominé par l'imminence et la fatalité de la mort: or c'est la un élément fondamental - et comme une justification théologique - de la célébration ; et la encore une céré­monie patriotique, politique ou sociale, converge avec un office reli­gieux. L'hymne de Victor Hugo, trop souvent cité mais d'une justesse de ton incomparable, dit cela des les premiers vers :

Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie Ont droit qu'a leur cercueil la foule vienne et prie.

Et la fin de la premiere strophe est comme la synthese de tout ce qu'on pourrait exprimer a ce sujet:

La voix d'un peuple entier les berce en leur tombeau.

Si faibles que semblent en regard les vers de La Bouteille a la mer, il convient pourtant de les citer, car ils se rérerent aux memes traditions :

On va faire aujourd'hui de grandes funérailles. Lis ce mot sur les murs : « Commémoration ! "

C'est aussi un hyrnne que le fragment si souvent mentionné de 1' Eve, de Péguy, qui commence en ces termes:

Heureux ceux qui sont morts pour la terre chamelle.

Et ce n'est pas un hasard si la terre - the frontier, the land, the country - est aussi une des données mythiques et religieuses de l'épopée de l'Ouest.

Toute la suite de la litanie fait la jonction entre le monde biblique et paien d'une part, et l'univers du western d'autre part:

L'ÉCRAN CÉLÉBRA TEUR

Heureux ceux qui sont morts pour leur atre et leur feu Et les pauvres honneurs des maisons patemelles ... Heureux ceux qui sont morts car ils sont revenus Daos la demeure antique et la vieille maison.

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On sait d'ailleurs l'importance donnée daos le cycle westernien a l'ensevelissement, la tombe rut-elle réduite a un amas de pierres et a une croix rustique. On sait aussi quelles sont les racines bibliques du cinéma américain. Bien siir, i1 ne peut etre question de récupérer tout le western du point de vue religieux. Bien au contraire, le serial doit etre ici distingué de l'epic comme le fait Leutrat daos son livre. Et la liste des westerns de 1945 a 1960 (celle des Études cinématographiques en particulier) nous révele que si le genre a vécu pendant de longues années, c'est aussi en raison des produits stéréotypés, faciles a assimiler. Reste que les films qui permettent de situer le genre westernien au niveau de l'épopée et du tragique offrent une dimension naYvement ou intellectuellement sacrale qui s'exprime a la fois par la thématique, le ritualisme et la noblesse de l'écriture.

Daos la meme perspective, i1 faut donner, plus que ne le font la plu­part des exégetes (mis a part l'un des plus récents, Christian Viviani), une place vraiment royale a l'acteur westernien. 11 ne suffit pas de faire un rninutieux inventaire des constantes thématiques, des moments dra­matiques rituels, des affrontements ou des temps de pause qui structu­rent la narration : ce sont les « actants » qui conrerent a ces divers élé­ments du Tout une solennité telle qu'on peut se risquer a dire qu'ils officient, comme les hiérophantes des cérémonies paiennes ou les tenants d'un sacerdoce antique ou moderne. 11 y a lieu ici de dépasser le niveau d'une « héroisation " ou d'une mythification du protagoniste. John Wayne daos Rio Bravo et La Riviere rouge, James Stewart daos L 'Homme de la plaine, Gary Cooper en tous ses films et plus particulie­rement daos L 'Homme de l'Ouest et Le train sljjlera trois fois, Kirk Dou­glas daos El Perdido comme daos Big Sky ritualisent leur comporte­ment26. Le gunfight est a l'écran aussi hiératique, aussi fortement célébré qu'un tournoi de chevalerie ou un match de judo. 11 est bien naturel que Les Sept Samourai's soient devenus - rut-ce par une astucieuse ins­piration commerciale - Les Sept Mercenaires, puisque les interpretes du film de Sturges atteignent eux aussi une noblesse plastique et expressive qui les déréalise suffisamment pour que soit transcendée l'anecdote.

Mais i1 faut aller plus profondément daos cette analyse de la transfi­guration de l'acte par l'acteur. N'y a-t-il pas comme une convergence

26. ll en est de meme pour James Stewart dans L'Appiit, revu récemment a la T.V.

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Gary Cooper, l'archétype héroique

conduit jusqu'au sublime (High Noon).

entre l'allure lourde ou tendue selon le cas des authentiques conqué­rants de l'Ouest, rayonnant de par leur existence meme d'une énergie cosmique, et le tempo que les grands cinéastes exigent de leurs interpretes? De la qu'il ne se rencontre ici aucune théatralité, aucune emphase, que la gestuelle soit célébratrice et officiante au moment oii. elle est le plus conforme a une ethnie, a un ter ro ir... De William Hart a Robert Redford, ces hommes du désert, de la plaine, de la foret, du fleuve, chevaliers ou manants d'une quete toujours recommencée sont les incantateurs de l'Ouest. L'élégante massivité de John Wayne dans La Prisonniere du désert ou Rio Bravo, celle de Sterling Hayden dans Johnny Guitar, toute la gamme de la concentration dans la saga de Gary Cooper, la réserve patricienne de Randolph Scott: assurément, ce ne sont la que les points de perfection extremes d'une constante et il est bien d'autres interpretes - cow-boys, shérifs ou aventuriers - dont l'expressivité est plus explosive et moins distanciée. Il semble bien tou­tefois que la figure archétypique des hommes de l'Ouest soit une combi-

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naison de sto1cisme militaire et de dandysme westernien. Qu'il y ait 1c1 une rencontre privilégiée entre le « dressage » des acteurs hollywoodiens et la référence concrete a ce que furent - en leurs moments les plus nobles - les héritiers de Wyatt Earp ou ceux des freres James, nul doute a cet égard. Simplement le fait est la : une remarquable stylisation de la carrure et de l'allure de ces défricheurs et de ces justiciers éleve leur destinée cinématographique au rang d'une 1/iade qui, comme celle d'Homere, atteint a la beauté du rituel revécu et accompli dans toute sa plénitude.

Un f"dm de Job.n Ford

Je n'aurai pas scrupule a reproduire ici les lignes que je consacrais en 1956 a Qu'e/le était verte ma va/lée puisque trente ans apres mon senti­ment est resté le meme. A cette époque, Jean Mitry dans son étude27

exprimait une admiration analogue en se situant dans une perspective a peu pres identique. Nous allons le retrouver tout a l'heure. Ainsi, apres avoir comme maint autre critique noté le caractere biblique de plusieurs fi lms fordiens, j 'écrivais :

Quant a l'histoire de la famille des mineurs du Pays de Galles, si elle est contée en tableaux doués d'une poésie étrangement solennelle, ce n'est pas seu­lement paree que nous la revoyons a travers les souvenirs d'enfance du narra­teur, c'est paree que cette mémoire décantant ce qu'elle a re~ de tout le péris­sable n'en a retenu que la part éternelle. On pense au dernier vers de la Tris­tesse d'Olympio: « C'est toi qui dors daos l'ombre, o sacré souvenir. » Ce serait une erreur de chercher une vérité historique et littérale daos cette évocation du prolétariat des mines.

Ce que dit de son coté Mitry dans son Ford en un développement précis et tres pertinent. Quant a la référence hugolienne, je crois qu'elle est commune a tous les exégetes de Ford et en particulier a Claude Beylie, un de ceux qui ont le plus minutieusement exploré les divers aspects de la poésie fordienne.

Jean Mitry, admirant le film pour sa beauté pure et sa grandeur simple, voit a juste titre en ces images les fluctuations de la mémoire baignée d'une nostalgie de la pureté perdue :

C'est un long regard jeté sur la vallée souillée par les cheminées d'usines et sur la vie rustique et patriarcale d'autrefois.

11 insiste sur l'aspect profondément familia! de cette évocation.

27. Jean MITRY, John Ford, Éd. universitaires, 1954, 2 vol.; nouv. éd., 1964.

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Entre l'horizon verdoyant de cette vallée paradisiaque oii l'on peut encore vivre, mais dont l'espace chaque jour s'amenuise, et la mine qui est un enfer, la famille est un refuge possible.

Possible mais précaire puisque a son tour le groupe de ceux qui s'aiment, et sont unis par la peine et l'espoir, se disloquera et laissera le petit Huw seul avec son pere et sa mere. Oui, tout cela est dit a travers le souvenir de ce gar9on devenu adulte et qui commente avec un ton grave et familier a la fois !'inexorable écoulement des années, accomplis­sant leur sourd travail d'érosion par quoi tout est abimé ou détruit : l'unité de la famille, brisée par des querelles, des séparations, des morts; le progres industriel enténébrant la beauté d'un paysage sain et verdoyant ; la fraternité des consciences et la paix des ames grignotées par la sottise et la mesquinerie. Cette désagrégation des valeurs les plus pures, ce ternissement du beau royaume de l'enfance, faut-il done les accepter comme le lot de la condition terrestre ?

Non, car il y a en l'homme une faculté inaltérée qui permet de ne pas perdre la confiance ni l'espoir. En retrouvant ce passé, en le revi­vant a travers le regard tendre, attentif et souvent émerveillé de l'enfance, en le décantant de tout ce qui n'était pas le plus intense et le plus chaleureux, la mémoire de l'adulte le pare spontanément d'une poésie étrange et solennelle. Tout comme les toiles de Matthieu Le Nain élevent un repas de paysans a la hauteur d'une scene biblique, l'exercice du souvenir, gonflé d'amour et de piété, permet a celui qui se remé­more et a nous qui vivons cette histoire avec les yeux de l'ame d'entre­voir une grandeur sacrée dans la plupart de ces événements, humbles ou graves, de les arracher a la fugacité, de les replacer dans des perspec­tives éternelles. C'est bien ce qui se dégage des dernieres images : tous les hommes de la famille Morgan se retrouvant dans un autre espace au-dela de ce monde (on pense a la fois a Péguy et a Ramuz) et échan­geant un ample et joyeux salut. Ford reprend alors pour les brasser en un large mouvement symphonique quelques-uns des moments les plus heureux qui ont marqué cette enfance.

Le film évoque avec bonheur la fonction divinatrice et recréatrice de cette mémoire qui permet de voir dans leur lumiere spirituelle les réa­lités terrestres. Ne peut-on dire qu'il est un acte de foi en la semence d'éternité que contenaient la noblesse et la beauté intérieure de ces ins­tants illuminés, transfigurés par la clarté particuliere de l'image due a Ford et a son chef opérateur, Arthur C. Miller, et douée d'une photo­génie, tendre et comme apaisante, qui ne peut pas ne pas provoquer chez le spectateur un peu réceptif un recueillement quasi religieux ? ·

Mitry a raison de signaler que ce ton est brisé ou affaibli par cer­taines séquences dont le coté picaresque eüt davantage convenu a un

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film comme L 'Homme tranquil/e. Ainsi de la correction infligée par le boxeur au maitre d'école sadique. Mais ce qui demeure - dans notre mémoire comme dans l'histoire du cinéma - ce sont ces images graves et lyriques, dépourvues de tout académisme, comme celles du mariage de Bronween avec l'immense voile soulevé par le vent et les chreurs des petits enfants devant l'église; les premiers pas de Huw convalescent ; les soirées familiales chez les Morgan; l'accident dans la mine et la remontée des mineurs. 11 faut rappeler le plan de cette séquence qui nous montre M. Morgan étendu dans l'ascenseur et comme veillé par le pasteur qui s'appuie sur les deux montants de l'appareil si bien que ses bras forment une croix. Impossible de dissocier la solennité de ce pas­sage et de maint autre de la carrure et du jeu des interpretes : Donald Crisp (M. Morgan), Walter Pidgeon (M. Gruffydd), meme Maureen O'Hara (Anghead) - qui sera plus pétulante dans L 'Homme tranquille - ont, tout comme les autres (mis a part le picaresque Barry Fitzgerald), quelque chose de retenu ou d'imperceptiblement appuyé qui participe a la dignité plastique d'un style qui fait penser - et Ford l'a certainement voulu ainsi - aux grandes orgues de l' Anden Testament.

Les critiques ont le droit de dire que le cinéaste a su presque tou­jours éviter les poncifs sociaux et moraux qui mena9aient une adapta­tion du livre de Llewellyn : tout se déroule ici dans un style plus grave que celui du romancier. En fait - nous suivons toujours Mitry -, la peinture de ce milieu est fidele a un moment ou la famille unie autour du pere lisait chaque soir la Bible et n'avait pas encore fait éclater la tradition patriarcale. Certes, le film est aussi l'histoire d'une crise et d'un effritement, mais cet aspect socio-économique n'est pas au creur des préoccupations fordiennes. Georges Sadoul regrettait que dans Les Raisins de la co/ere Ford s'intéressat plus « au theme éternel qu'au sujet social particulier du roman ,._ Encore y a-t-il dans ce film un aspect réa­liste ou résolument dénonciateur. Qu 'elle était verte ma va/lée, sans affai­blir la dureté de la condition des hommes de la mine, n'en fait pas le point de polarisation de sa chronique. C'est - il faut le redire - le monde de la fin du XIX• siecle vu par les yeux d'un enfant sensible et tendre, et réanimé par le regard nostalgique d'un adulte qui restera tou­jours fidele a ces années. C'est peut-etre justement cette fidélité - qui est implicitement célébrée par le déroulement meme de l'histoire - a laquelle nous participons, et qui fait qu'a notre tour nous ressentons une émotion profonde, qui n'est pas de l'attendrissement. Ford qui n'a pas toujours la main tres légere quand il s'agit d'honorer l'armée et les exploits guerriers a ici manié judicieusement l'ellipse, le raccourci et le non-dit. Jean Mitry cite comme une des scenes les plus belles celle ou le petit Huw reste seul a table «non loin du vieux Morgan immobile et glacé ,._ Donald Crisp, qui fut au long de sa magnifique carriere -

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commencée en 1921 - a la fois acteur et metteur en scene et qui joua plusieurs fois pour Ford, apporte a l'expression d'une douleur muette une justesse, une tenue et aussi une grandeur en accord avec la domi­nante du film. On est reconnaissant a Beylie de rappeler au terme de son étude le mot de Steinbeck, cité par Louis Marcorelles dans Les Cahiers du cinéma: « Tout ce qui vit est sacré. » On peut ajouter qu'un des livres les plus singuliers et les plus denses de Steinbeck s'intitule : Au Dieu inconnu.

(( La Marquise d'O ... ''

Parmi les multiples exégeses ferventes et minutieuses inspirées par La Marquise d'O ... , je n 'en vois guere qu'une qui ait parlé du vrai sujet du film, celle de J oseph Marty qui, avant de consacrer un doctorat a Éric Rohmer, avait dans une communication pénétrante mentionné ce fait essentiel a savoir que l'héroine, d'abord aliénée par son éducation et sa religiosité en ce qui concerne l'éminente dignité du corps, était peu a peu amenée a se libérer de ce tabou et a assumer sa condition d'etre charnel dont la destinée normale est d'etre unie physiquement tout comme spirituellement a un autre etre charnel. C'est cette lecture qui nous paraí:t a meme de rendre compte de l'écriture du film. Et récipro­quement cette écriture (qui n'est ni académique ni théatrale au sens limitatif) permet d'accéder a la signification profonde de la tragédie.

C'est bien en effet d'une tragédie qu'il s'agit .. . , mais avec une fin heureuse et non pas seulement paree que « tout finit bien » : ce qui est surtout heureux, c'est précisément que la jeune femme soit désaliénée et passe de l'angélisme au sens profond de l'incarnation, en acceptant qu'un homme soit un homme et non pas un archange ni un dé!J}on. A cet égard, l'héroine dont Juliette est la plus proche, c'est peut-etre la Pauline de Corneille, et le personnage de Kleist pourrait dire comme l'épouse de Polyeucte : « Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée. »

Et notons tout de suite que la stature d'Édith Clever, le dosage de sensualité et de chasteté dont témoigne son jeu, la dignité plastique de toute sa personne, sont bien ceux d'une Pauline. Notre rapprochement entre ces deux protagonistes nous permet des maintenant de situer l'his­toire au niveau d'un itinéraire initiatique aboutissant a une nouvelle naissance.

« Je suis désabusée. » Vivant dans un milieu pétri de conventions et dont le moralisme traditionnel s'exprime ici par un je ne sais quoi de compassé, étrangement juxtaposé d'ailleurs a des pulsions violentes et pathétiques, Juliette doit, par une lente et douloureuse mutation, passer de cette immaturité psychique et sociale a la maturité spirituelle. Le

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comte, son sauveur, a d'abord été a ses yeux un personnage surnaturel, comme en témoigne pour nous le tableau qui nous montre un saint M ichel terrassant glorieusement le dragon. Une fois révélée la faiblesse toute humaine de celui qui est devenu biologiquement son époux durant le temps d'un évanouissement, elle se refuse au mariage et au moment ou i1 va pour l'embrasser, elle s'écrie, le visage inondé de !armes : « Allez ! Allez ! J'attendais un scélérat, mais non un diable. >> Et dans la scene finale, quand est venu l'apaisement, elle dit au comte : « Tu ne m'aurais pas semblé etre un diable si, a ta premiere apparition, je ne t'avais pas pris pour un ange. » Et ces mots sont suivis d'un long et ardent baiser.

11 y avait un blocage social et psychique (sinon physiologique) chez la jeune femme : elle devait done, pour guérir, accepter la « souillure » du cygne. Dans Mademoiselle Julie adapté de Strindberg par Alf Sjoberg, i1 y a aussi un volatile que nous voyons s'imprégner de boue tout comme le cygne taché dont il nous est ici parlé. Le signe de terre, pour parler un langage astrologique, est d'ailleurs un des reperes importants dans le cinéma métaphysique. Enfin, le fait est la : la mutation de Juliette Guliette de !'Esprit) c'est de se convertir au dogme de la résurrection de la chair.

Consentir a soi-meme, reconnaí:tre qu'une personne est une ame et un corps indissolublement liés dans la condition terrestre, c'est la un authentique voyage initiatique, correspondant d'ailleurs a la vérité ensei­gnée par l'Église et qui nous est rappelée ici par la séquence du mariage (dont le sacrement sera opératoire) et celle de la réunion fami­liale autour d'un bébé - qui n'est aucunement une scene attendrissante et lénifiante, mais l'aboutissement d'une union réussie que confirme pleinement le sous-titre final : « Une longue suite de jeunes russes suc­céda au premier. » Autrement dit : cet amour fut heureux et fécond. Kleist avait dit dans sa nouvelle : « Ils célébrerent de secondes noces. »

Nous voila done amenés tout naturellement a cette idée de célébration qui pourrait etre tenue comme l'ame du film. C'est dans la mesure ou il s'agissait ici non pas de narrer une aventure inouie, non pas meme de mettre en scene un épisode intrinsequement tragique, mais de déve­lopper un discours a la fois frémissant et solennel sur la découverte de la vérité intérieure, c'est dans cette mesure meme que la rigueur, la sévérité, la théatralité dominée et signifiante de l'ceuvre prennent toute leur portée. Et il nous apparaí:t que le plus bel articl~ écrit sur le film - celui de Claude Beylie dans le numéro de mai d' Ecran 76 - définit les dominantes de l'écriture rohmerienne dans ce film de telle fa~on qu'elles impliquent cette approche célébratrice. Nous recopions plu­sieurs passages de ce texte qui nous semble dire - sans que le mot soit prononcé - que toute la mise en scene va dans ce sens :

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96 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

D'un bout a l'autre de La Marquise d'O ... regnent l'équilibre des formes, la majesté des attitudes, la maitrise royale de l'expression. On serait tenté de mettre cette perfection de nature proprement intemporelle sur l'image souvent d'une beauté a couper le souffie: Nestor Almendros confirme ici l'étendue de ses dons ... On pourra imputer cette perfection au jeu tres pur des comédiens, sans cesse au bord de la grandiloquence, de l'hyperbole gestuelle, mais qui n'y cedent jamais.

Le critique remarque a ce propos, comme tous ceux qui ont été sensi­bles a l'humour enclos par moments dans le tragique du film, qu'il nous est loisible de sourire au moment ou un soup~on de dérision vient tempérer ce qui pourrait etre a part entiere soit un mélo, soit une « comédie larmoyante » .

Nous trouvons un ressouvenir (conscient ou non, peu importe) de la dignité cornélienne, quand l'analyste rappelle a quelle profondeur cor­respond la gestuelle et en particulier celle d'Édith Clever :

C'est la meme candeur languide (que celle des actrices allemandes du muet), le meme frémissement contenu, la meme emphase du geste qui friserait le ridi­cule si l'on ne pressentait au-dela une tension et une fierté qui n'appartiennent qu'aux grandes ames.

L'écartelement entre l'Éros et le surmoi qui n'a cessé de dominer le cinéma d'Éric Rohmer atteint id au sublime. Nous pronon~ons le mot sans exaltation et au sens que luí donnait Longin dans son Traité. Nous admirons, comme Beylie parlant des deux protagonistes, « l'espece d'enchantement glacé qui préside a chacun de leur face a face, ce climat oppressant qui les tient éloignés l'un de l'autre, alors meme qu'un lanci­nant désir les pousserait a s'étreindre ».

On a loué dans toute la presse cette exactitude sans cuistrerie qui caractérise la mise en place du décor, du mobilier, des costumes, des coiffures. On a parlé de Greuze, David, Vigée-Lebrun, et, pour une séquence capitale, de Fussli. Jean-Louis Bory avait loué avec justesse cette préoccupation du cinéaste qui ajoutait a la réalité historique « une autre esthétique, un surcro1t de dignité culturelle ». Mais il faut aller encore plus loin et voir en cette perfection, qui n'est jamais ni froide ni guindée, la recherche d'un accord fondamental: c'est le mot employé par Beylie :

On dirait qu'un accord secret, ineffable, régit le mouvement de l'image en liaison avec la fievre des corps et le tourment des ames. Aucune effraction, pas la moindre redondance visuelle, ni anticipation ni retard sur le geste et le sentiment : un synchronisme, une connexion spirituelle touchant a la magie.

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Nous ajouterons que c'est bien ainsi que l'on voudrait voir célébrer la messe jouer la tragédie fran~aise, chanter l'opéra.

Be;lie dans son analyse se rérere a Dreyer, Murnau (sur qui Rohmer a écrit un beau livre), Mizoguchi. Dans l'entretien du cinéaste et de Guy Braucourt qui suit cette analyse, appara1t une autre référence, celle qui crée une correspondance entre Kleist et Fritz Lang, « ce Fritz Lang dit Rohmer, qui construit son univers sans un seul trou dans son tissu :. Aucun laisser-aller en tout cas ni chez le dramaturge allemand, ni chez le metteur en scene fran~ais . L'accord quasi miraculeux entre une équipe d'interpretes germaniques et un créateur si profondément imprégné de sa culture nationale n'a certainement pu se faire qu'en raison du respect réciproque qui a dominé l'entreprise. Notons au pas­sage que Rohmer signale qu'il a pu sans difficulté « indiquer des choses qui concernaient la diction, l'articulation, le tempo : je leur ai demandé de parler beaucoup plus lentement ».

Ne craignons pas d'etre catégorique jusqu'a l'intolérance, nous en avons acquis le droit en présentant a plusieurs reprises le film. Eh bien, il est douloureux mais nécessaire d'avouer que trop souvent l'écriture de l'reuvre ne « mord » pas, meme sur le public d'une session ou d'un ciné-club, paree que celui-ci a perdu le sens de la célébration. Des lors, on voit ce chef-d'reuvre absolu ramené a un pastiche ou meme a une parodie de comédie larmoyante, a une exploration de nature psychanaly­tique, a un exercice plastique inspiré par David ou Greuze. Qu'il y ait un peu de tout cela dans ce film ou l'humour est assez présent pour qu'on ait le droit de sourire par moments, c'est indéniable. Mais que l'on ne sente pas a quel point ces divers éléments - et bien d'autres -sont intégrés dans une représentation cérémonielle ( et non certes céré­monieuse), c'est avoir perdu le sens d'une liturgie esthétique dont notre époque assurément n'a pas tres souvent favorisé la récupération.

(( Médée ,,

En dépit des réserves formulées par Marc Gervais dans son étude (par ailleurs fort pertinente) sur la Médée de Pasolini, nous tenons ce film pour un des tres hauts moments du cinéma pasolinien, car il est a la fois un discours, une recréation de la légende et un grandiose opéra. Et la prestation de Maria Callas, une des artistes les plus célébrantes de la scene (comme on a pu le constater une fois de plus en novembre 1981 dans la retransmission du concert donné en 1959 a Hambourg), contribue fortement a hausser le déroulement de l'histoire au niveau mystérieux ou se rejoignent la poésie, le tragique et !'oratorio. Sur ce filiil nous retiendrons la convergence d'un beau texte critique, celui de

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Médée: Un archaisme raffiné et somptueux.

Franc Ducros, paru dans Les Cahiers de la cinématheque de Perpignan pour l'été 1971, et d'un Mémoire d'études cinématographiques soutenu en 1981 par Alain Pailler a l'université Paul-Valéry. Laissons la parole au premier:

Medea se présente d'abord comme une réflexion sur la fonction sociale, morale, politique et en définitive révolutionnaire du sacré, ainsi que sur les causes et sur les effets de la « profanation » dont il est l'objet, chaque fois qu'institutionnalisé, ou réprimé ou trahi, il perd sa qualité de puissance anima­trice d'une civilisation.

Ce qui est grand dans la conception et la mise en images du film, c'est que cette réflexion s'exprime en un systeme de signes tel que la prégnance du signifiant gratifie le signifié d'un coefficient de densité charnelle et cosmique exceptionnelle. L'adéquation, qu'on peut dire géniale, entre la réflexion pasolinienne sur la tragédie de la désacralisa-

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Maria Callas dans Médée:

une présence magique.

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tion et l'écriture qui correspond pleinement a ce que le cinéaste appelle un « cinéma de poésie » est si constante et si soutenue tout au long de Médée que le film devient lui-meme, ainsi que le dit Alain Pailler, un rite sacrificiel comme l'était le rituel immémorial pour le paysan de Col­chide. Toute la séquence initiale, d'une sauvagerie a la fois grandiose et contrólée, s'oppose par avance aux fadeurs décadentes des épisodes situés a Corinthe. Préparation du sacrifice, déroulement de l'égorgement magique, rite de fertilisation, tous ces moments nous font sentir, mais non de fa~on gratuite et esthétisante, la présence de la caméra et nous montrent selon le mot de Pasolini que « le protagoniste est le style plus que les choses ou les faits ». Le martelement des gros plans, le tremble­ment de la caméra, la lenteur hiératique, miment cette « fabuleuse introspection du mystere du sang antique >> dont parle Tako Okamoto dans son livre-somme, L'Esthétique et le Sacré, auquel Alain Pailler se réfere souvent.

L'éclatement de l'écriture cinématographique, le recours a une musique dionysiaque, les temps de silence qui intensifient le suspens (et

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non le suspense), autant d'éléments célébrateurs correspondant pleine­ment a ce que confiera Pasolini lui-meme dans les entretiens tres nourris qu'il eut avec Jean Dufloe8

• L'enracinement terrien qu'il invoque se manifeste ici ( comme dans Porcherie) par les amples et majestueux panoramiques sur l'environnement cosmique. Quant a l'adaptation non conformiste de la piece d'Euripide, c'est exactement ce que disait ~ranc Ducros, comme en témoignent ces lignes du chapitre intitulé : « Enigmes ,. :

Médée, c'est la confrontation de l'univers archaique, hiératique, clérical, et du monde de J ason, monde au contraire rationnel et pragmatique.

En combinant le géométrisme plastique et le staccato quasi stravins­kien, Pasolini a composé un des offices les plus proches de ce « tremendum », défini par Otto, et que magnifie encore le jeu panique de Maria Callas, sublimant la théatralité de l'opéra jusqu'a la frémis­sante dignité du tragique.

Médée pose aussi une question qui d'ailleurs est celle qu'on retrouve­rait dans maint western et dans maint documentaire sur 1' Afrique noire : signification et portée de l'investissement du visage soit par le masque, soit par la coloration et la broderie qu'on lui impose. L'office, qui retient si longuement l'attention du cinéaste et qui est comme un commentaire anticipé du livre de René Girard, La Violence et le Sacré, nous fait voir les célébrateurs sacerdotalement transfigurés par ces artifi­cielles et ardentes pigmentations. lmpossible de ne pas évoquer les études consacrées au masque dont la plus célebre reste celle de Georges Bureau mais dont la plus poussée semble bien etre celle de Jean-Louis Bédouin qu'il faut compléter par le somptueux et fascinant volume composé en l'honneur du rite par André Virel et intitulé signi­ficativement : Corps en Jete. De ces ouvrages tout comme du film se dégage non seulement la notion de métamorphose, mais surtout celle d'une sortie de soi, d'une identification a un personnage ancestral et mythique. En Afrique, en Égypte ou en Asie et aussi chez les Dogons et les peuples de l'Amérique primitive, le port d'un masque ou le bar­bouillage savant de la figure permet d'atteindre ce Soi que tout homme porte en lui et qui le replonge dans « la nuit originelle d'ou l'etre mys­térieusement a été tiré au commencement >~ . Les fonctions de ce traves­tissement sacré sont multiples, comme le rappelle Jean-Luc Bédouin : moyen de protection, acquisition d'un signe distinctif, manifestation d'une entité surnaturelle. De cela, les dégénérescences carnavalesques

28. Entretiens parus sous le titre: Les Dernieres Paro/es d'un impie, Belfond, 1981.

La Marquise d'O : L'épreuve qui aboutira a une seconde naissance spirituelle.

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conservent quelques fulgurations comme c'est le cas dans le carnaval de Río que Marcel Camus a tenté d'évoquer (assez maladroitement) dans son Orfeo Negro. Il y a meme dans les maquillages comme dans les outrances de toute sorte que comporte cette rete étrange, en Europe aussi bien qu'au Brésil, un élément de terreur qui disparait, en revanche, dans la Kermesse funebre d'Eisenstein, ou on peut voir le lieu de la grande réconciliation. C'est également un accord - si sanglant et redoutable qu'il puisse apparaitre - qu'a voulu manifester Pasolini dans cette évocation puissamment célébratrice.

Nous souscrivons pleinement aux vues exprimées par Henry Chapier:

Pasolini évoque a travers le sacrifice rituel et la barbarie de Médée une huma­nité qui avait le sens du sacré. Comme dans les films de Jean Rouch - Les Maftres fous, par exemple - on assiste a une « intronisation » des forces occultes, l'etre communique avec les éléments (l'eau, le feu, le ciel et la terre) a travers des pratiques et des signes initiatiques. [Et le critique peut ajouter :] Pasolini découvre un sens du sacré antérieur a !'ere chrétienne29

Ce sacré d'essence pa'lenne est extraordinairement centrifuge dans la mesure ou nous sommes ici non dans un lieu déterminé, mais dans un site en quelque sorte mythique, dans des lieux éclatés, comme dit juste­ment Claude Beylie, « pulvérisés aux quatre vents de l'Histoire et du Mythe30 ».

Meme si Pasolini, comme le pense Marc Gervais, n'a pas su toujours résister a la tentation du spectacle, meme si Médée est loin d'etre son film le plus cohérent, il reste qu'il y a bien la une célébration ardente et austere a la fois qui est en meme temps un avertissement :

Médée en délaissant sa culture primitive et son univers magique - ou toute la nature en fait est sacrée - pour une culture plus « contemporaine >> perd tout contact avec le sacré.

De ce fait, la référence mystique - ou mythique - et la dénoncia­tion convergent en ce poeme étrangement prophétique dont l'envoute­ment, si disparate qu'il puisse paraitre est loin d'etre inactuel et ineffi­cace.

Nous souscrivons pleinement a l'analyse menée par Dominique Noguez : le critique, rappelant que Pasolini est a la fois esthete, familier

29. In Combat, 30 janvier 1970. 30. In Cinéma 79.

Le Cuirassé Potemkine : le massacre de la foule sur les escaliers d'Odessa.

du Quattrocento et néoréaliste terrien, met en valeur la déclaration placée dans la bouche du Centaure « Tutto e santo». Et il ajoute:

Oui tout est saint pour ce marxiste hanté par le sacré ... mais saint d'une sainteté panthéiste : Pasolini est le premier cinéaste paien du monde moderne31 •

Ajoutons que ce paganisme tragique et glorieux a la fois s'exprime en une écriture délibérément baroque par le truchement de laquelle « ce bric-a-brac du tiers monde » acquiert une densité liturgique exception­nelle.

Pour etre beaucoup plus réticente, l'étude de J.-P. Amette signale la recondité du souci pasolinien de tout resacraliser qui suscite ici un style étonnant:

31. In Dossiers Casterman.

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La poussiere ocre, la beauté cireuse des corps, les couchers de soleil d'or sur les reliefs de l'écran, forment une sorte de cérémonial grandiose jusqu'a la

grandiloquence32•

Célébration impure peut-etre, mais combien fascinante !

Le cinéma politique : quelques classiques

Loin de moi la pensée de solliciter les films de caractere politique groupés par Michel Esteve dans la premiere partie de Cinéma et Condi­tion humaine. Mais il me semble bien que le détail meme de son exé­gese et les témoignages critiques qu'il évoque (y compris ceux des auteurs sur leur reuvre) nous conduisent a une transfiguration de la réflexion socio-historique que constitue chacun de ces films en célébra­tion de l'amour, de la vie, de la liberté, de l'espoir. Et c'est bien la que se rejoignent une orientation soucieuse de provoquer chez le spectateur une prise de conscience aigue et une autre, celle-la d'ordre spirituel, semblable a ce que peuvent offrir un hymne, un oratorio, un requiem. L'auteur ayant tres éloquemment parlé des films suivants, nous nous contenterons de quelques mots a propos de chacun d'eux: Slaves, de Herbert Bibermann (insuffisamment apprécié en France, car le public voulait sans doute qu'il recommen~at Le Se! de la terre) et dont l'écri­ture noble et dense est encore haussée par les negro-spirituals ; Les 10 000 Soleils de Ferenc Kosa ou la structure spatiale magnifie « l'enracinement du paysan hongrois dans sa terre natale » ; Andrei' Rou­blev de Tarkovski, symphonie tragique et hymne passionné qu'étudiera longuement le numéro des Études cinématographiques consacré au grand cinéaste russe; Le Courage du peuple de Jorge Sanjines qui s'élt:ve au niveau du Potemkine au moins dans son « ouverture >> évoquant le mas­sacre des innocents par l'armée; La Terre promise de Miguel Littin que Michel Esteve compare en certains points a Psaume rouge et qui trans­cende la chronique pour aboutir a des {( chants de douleur et d'espé­rance confondus » . Sur le «cinema novo» et sur Psaume rouge nous reviendrons un peu plus longuement. Mais alors, pourrait dire quel­qu'un non sans ironie, si on adopte cette lecture, il n'y a pas de film important d'hier ou d'aujourd'hui qui ne soit en quelque mesure

célébrant? Tout au contraire, il est remarquable de voir qu'un certain nombre

de grands metteurs en scene, attachés a peindre la réalité sociale de leur

32. In Dossiers Casterman.

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Tout comme Pai'sa, Rome vil/e ouverte est un hymne a la solidarité et a la confiance.

temps, n'ont a aucun degré recherché le style de la célébration. Et - redisons-le - cela n'implique de notre part aucune hiérarchie; simplement nous sommes en présence de deux orientations du cinéma. Des exemples pris dans le deuxieme groupe ? Francesco Rosi, sauf pour Le Christ s'est arricé a Eboli qui doit d'ailleurs le plus sur de sa gran­deur au beau livre de Carlo Levi ; Billy Wilder pour une moitié de son reuvre ; Richard Brooks ; Elia Kazan (Viva Zapata aurait pu etre une célébration); Pabst (qui meme dans son Atlantide n'a pas été tenté de célébrer); John Huston, un des plus grands certes mais qui, lui, a raté sa célébration avec Moby Dick et avec Au-dessous du volean; De Santis, hésitant toujours entre l'épopée, la chronique et le poeme baroque. Et combien d'autres ! Quitte a faire frémir les inconditionnels du tandem Straub-Huillet, je pense que leur film - passionnant par ailleurs -consacré a la Chronique d'Anna Magdalena Bach est plus un théoreme disons mallarméen qu'une reuvre célébratrice. Quant a la production d' Abel Gance et en particulier a son Napoléon, je reste attaché a l'opi­nion sévere de Sadoul (et cela en dépit du battage qu'on a fait a l'occa­sion d'une nouvelle sortie du film revu et complété). La sincérité du cinéaste, son imagination technique souvent géniale, sa science du mon­tage et son indéniable sens de l'épopée, n'ont a mon sens préservé cette

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106 UN ART DE LA CÉLÉBRA TION

entreprise ni de l'emphase ni de la redondance, ni meme d'une sorte de fascisme anticipé. On comprend que Lelouch et Coppola admirent ce Napoléon!

Pour le critique cinématographique qui se sent aussi « citoyen du monde ~ (les deux choses ne sont-elles pas d'ailleurs inséparables ?) c'est une joie de pouvoir unir dans un meme regard trois films qui célebrent la fraternité, l'amour de la justice, le sacrifice volontaire pour la conquete de la liberté. Ces trois films ou plutot les trois extraits qui retiendront notre attention sont : le rassemblement de la foule autour du mole qui abrite le cadavre de Vakoulintchouk dans le troisieme mouve­ment symphonique du Potemkine; l'affiux des paysans allant grossir le cortege qui suit le convoi des combattants blessés a mort a la fin d' Espoir; l'exécution des partisans de la vallée du Po dans la derniere séquence de Pafsa. En fait, ce dernier fragment n'est pas absolument conforme a la structure des deux autres, mais !'esprit qui !'anime et le symbolisme implicite des images nous semblent de nature a le situer dans la meme perspective.

Le récit a la fois fidele et dépouillé que Georges Sadoul a donné du Potemkine nous incite a retranscrire le passage ou il décrit la séquence en question :

La foule grossissait sur les escaliers. Tout Odessa descendait vers le mole. Des corteges descendaient les marches, passaient les ponts, parcourant la chaussée en are de cercle de la grande digue. Le long des quais la foule se diri­geait vers le mole pour y saluer le marin assassiné. Devant la tente-catafalque, le peuple défilait. Un béret de marin avait été posé sur un tonneau. Un petit gar~on y jeta un kopek et regarda Vakoulintchouk assassiné qui gisait sur le pavé ...

On arrivait des usines, des docks, des ateliers, des bureaux, des magasins. La foule déferlait toujours plus dense. Les marins, les dockers, les ouvriers, les hommes, les femmes, les vieillards, défilaient devant le corps étendu, le regar­daient un instant, puis reprenaient leur route, car d'autres les suivaient tou­jours plus nombreux ( ... ]33•

Ce récit nous semble exemplaire, car Sadoul laisse bien percevoir le découpage d'Eisenstein axé a la fois sur le caractere litanique de la dié­gese, et sur l'insertion de plans individualisés dans les vues du grand ensemble. 11 en sera ainsi de la séquence final e d' Espoir bien que le découpage en apparaisse moins fragmenté.

Ce découpage a été analysé de pres par Michel Esteve dans Cinéma

33. Georges SADOUL, Histoire du cinéma mondial, Éd. Flammarion . Voir aussi Ciné­c/ub, n° 6 et Cinéma 60, n° 46.

Espoir: la lutte des hommes est elle aussi un « antí-destin ».

et Condition humaine. Et le critique cite en note un passage de Louis Chauvet34 qui mérite la plus vive attention :

11 y a la, pour escorter cette longue marche, des visages dignes de la Passion. La scene évoque par son ampleur un pelerinage a la gloíre de l'héroYsme sans gloire. .

Texte qui recoupe les lignes remarquables écrites en 1957 par René Micha35

La séquence finale, la descente de la montagne, nous para1t une gigantesque procession vouée au culte du héros rédempteur, un hommage de la foule a des etres quasi surnaturels.

La aussi l'ampleur des plans de tres grand ensemble est enrichie et comme personnalisée par des plans rapprochés qui isolent quelques

34. Cf. Le Figaro, 10 mars 1970. 35. René MICHA, Nos film~, Bruxelles, 1957.

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personnages : « noblesse et fierté des visages rugueux des paysans »

(Esteve) ; propos échangés entre le commandant et l'aviateur blessé ; groupes échelonnés dans la montagne et qui saluent en silence ce cor­tege héroique. La lumiere captée par Louis Page, le laconisme du dia­logue, les silences, la simplicité éloquente de la musique de Milhaud, ponctuent cette célébration. Rappelons un mot qui pourrait résumer toute la séquence et qui est la réponse d'un paysan a ceux qui lui demandent ce qu'il veut accomplir en suivant le défilé des paysans et des aviateurs blessés : « Leur faire honneur. » Sommes-nous ici dans la postérité de Gance ou a l'aube du néoréalisme? Peu importe au fond : nous sommes étreints par une émotion qu'on peut sans doute qualifier de sacrée... et qui correspond a une obsession de Malraux.

Encore qu'elle soit infiniment plus breve, la séquence de Pafsa qui nous fait voir les partisans précipités dans la mer par les nazis rejoint les deux films antérieurs sur le plan d'une sorte de sacré immanent, qui ne figure point dans d'autres films inspirés par le combat pour la liberté. Au moment ou le troisieme corps est précipité dans la mer (en un plan rapproché qui nous éclabousse et nous fouette), nous entendons cette phrase : « Six mois plus tard, l'Italie était libérée. » En sentant (car il y a quelque chose de tactile et de musculaire dans ces images) les corps de ces combattants obscurs choir si pres de nous, il apparait bien que nous est donnée la certitude que la mort de ces martyrs compose la substance de la liberté retrouvée - nous le savons - dans le futur. Nous appliquerions de fa~on tres précise a ce passage ce que Claude Mauriac a dit de !'ensemble du film : « L 'éphémere dans Pafsa coagule en éternité36

• »

Nous sommes done pleinement d'accord avec Jean de Baroncelli écri­vant dans Le Monde qu' Espoz"r tenait a la fois du cinéma russe de la grande époque et du Rossellini de Rome vil/e ouverte. Mais ce qui nous semble le plus attachant, c'est que le critique emploie un terme qui sera aussi celui d'Henry Chapier dans Combat, le terme de pur, de pureté. Voila le miracle des grandes reuvres de l'écran. Tout en s'enfon~ant

profondément dans le moment historique, elles s'élevent a une grandeur universelle. Tout en s'offrant comme des chroniques ou des documents dramatisés d'événements dont le souvenir continue a saigner dans le creur de milliers d'hommes, elles résonnent comme un oratorio ou un requiem, comme par exemple le morceau de Penderecki, Threne a la mémoz"re des victimes d'Hiroshima. Voila bien la vraie pureté, voila le point privilégié ou l'action d'une noblesse dépouillée fond l'historique

36. L'Amour du cinéma. Comparer avec les analyses d'A. AYFRE dans Conversion aux images ?, col!. • 7< Art •, 0 ° 39, Éd. du Cerf, 1964.

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et l'éternel. Eisenstein, Malraux, Rossellini : trois moments de cette célébration dont le titre pourrait etre : Sanguis Martyrum.

Pourquoi parle-t-on si peu actuellement de Bo Widerberg alors que de 1967 a 1971 il est apparu comme un des grands cinéastes européens et surtout comme un témoin attentif, chaleureux et pudique de la condi­tion ouvriere et de la lutte du prolétariat pour survivre ? Sans meme tenir compte des films postérieurs, Le Quartier du corbeau, Elvira Madtgan, Ada/en 31, Joe Hi/1 suffiraient pour situer le cinéaste suédois au premier rang des réalisateurs engagés qui sans rien trahir de l'histori­cité se haussent au plan des valeurs fondamentales qui composent la dignité humaine.

C'est plus particulierement Ada/en 31 (grand prix spécial de Cannes en 1969 et objet de l'enthousiasme de la presse dont un numéro de L 'Avant-Scene cinéma donne une juste idée) qui nous a paru etre écrit dans un style qui, unissant la chaleur a la sobriété et le souci d'exacti­tude a la noblesse de l'expression plastique, fit de Widerberg, selon le mot de Pierre Billard, « le peintre pacifique et méditatif des mouve­ments révolutionnaires ». Nous tenons a joindre aux séquences du Potemkine, d' Espoir et de Pafsa mentionnées plus haut celle de la greve d'Adalen : «La marche des deux cents grévistes aux accents de L 'lnternationale », dit Guy Hennebelle qui voit la une des scenes les plus belles du film. En effet, ce moment atteint une tenue et une inté­riorité si remarquables qu'on peut y reconnaitre une célébration de la dignité ouvriere. Fran~ois Maurin de son coté y voit « le sommet du film aussi bien du point de vue dramatique que de celui de la maitrise du style ».

Le sujet du scénario, c'est simplement «une greve ou les forces de l'ordre tirerent sur la foule en 1931 dans le nord de la Suede ». En fait, l'reuvre comporte au moins quatre degrés de signification, mais profon­dément unis l'un a l'autre : une famille suédoise pauvre mais dilatée par l'amour; une manifestation ouvriere pacifique, réprimée odieusement par un pouvoir inhumain ; une époque et un tournant dans la prise de conscience collective ; un poeme tragique mais confiant pourtant ou s'affrontent les forces de vie et celles de la mort. Voila pourquoi la greve qui est bien le centre diégétique et spirituel du film mérite une attention particuliere. Utilisant de fa~on sobre et lyrique a la fois les virtualités du CinémaScope, Widerberg abandonne la fragmentation dra­matisante du découpage ordinaire au profit d'une sorte de linéarité qui se développe tout au long de la séquence. Pendant quelques minutes qui nous semblent chargées d'un poids et d'une solennité extraordi­naires, nous accompagnons ces hommes et ces femmes qui ont décidé d'aller jusqu'au bout dans une revendication qui reste par ailleurs grave et pudique. De ce fait nous sentons unis et indissociables l'engagement

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110 UN ART DE LA CÉLÉBRA TION

historique de l'année 1931 et la grandeur intemporelle de ceux qui comme leurs prédécesseurs et comme leurs· freres de tous les pays du monde veulent etre les témoins des valeurs. les plus hautes. La fusillade qui répond a cette manifestation pacifique, le sang qui coule, les corps qui s'abattent sur le sol, ríen ne peut faire dévier ces martyrs de leurs propos ni modifier le tempo qu'ils se sont assignés.

(( Psaume rouge ,

Dans le chapitre de son beau livre, Le Pouvoir en question, consacré a Jancso, Michel Esteve rappelle l'intéret des analyses inspirées par le cinéaste des Sans-Espoir a Yvette Biro et aux rédacteurs des deux numéros de la revue Études cinématographiques37

• Encore que tous les critiques ne soient pas d'accord sur les connotations de Psaume rouge, nous ne retenons, au moment d'étudier ce film, que ce qui releve non des ambiguités politiques, mais de la transcription symbolique dont Michel Esteve parle au cours de son travail :

Qu'il s'agisse de la structure de l'a:uvre, des personnages, des situations, des couleurs Uancso] suggere une transcription poétique de combat livré pour l'idéal socialiste en situant son propos non sur les registres du réalisme, mais au contraire, de la métaphore, de l'allégorie et du symbole.

C'est précisément cette écriture symbolique qui permet au critique de voir en Psaume rouge un « indiscutable rituel religieux », ce qui est d'ailleurs en accord avec les déclarations du cinéaste lui-meme 38

• Ce n'est pas seulement la présence de Psaumes révolutionnaires et du Pater socialiste qui peut conduire a cette affirmation. Certes, dit Esteve,

l'idéologie socialiste originelle dans sa soif de justice, son refus de l'oppression, son combat communautaire pour la dignité et la liberté de l'homme entretient un indéniable rapport avec le christianisme primitif, espoir des humbles, des pauvres, des esclaves, avec le véritable esprit du christianisme.

Mais c'est l'esthétique du réalisateur ou, plus exactement, sa fa~on de structurer l'espace, de manier sa caméra, d'utiliser le plan-séquence, de

37. Études cinématographiques, nos 73 et 104. Nous y ajouterions volontiers la fiche des Dossiers du cinéma des Editions Casterman rédigée par Jean-Louis Bory et la chro· nique de Claude Beylie du n° 10 d'Écran 72.

38. Déclarations publiées dans le n° 10 d'Écran 72.

L'ÉCRAN CÉLÉBRA TEUR 111

faire rendre aux couleurs toutes leurs potentialités significatrices qui éleve !'ensemble au niveau d'une célébration mystique39

Tel est bien d'ailleurs le point de vue de l'auteur de Pouvoir en ques­tion, puisque des le début de son analyse il rappelle que le cinéaste éleve son propos - dénoncer l'inhumanité du pouvoir sous toutes ses formes- «en modelant l'espace au gré de figures géométriques en per­pétuel mouvement », ce qui recoupe l'analyse de Beylie parlant du « fantastique ballet de courbes, de spirales, de cercles concentriques et homocentriques », et encore de tout ce qui constitue cette fascinante géométrie « avec ses points d'intersection multiples, ses rayons vecteurs enchevetrés, ses lignes brisées, ses courbes, ses ellipses et ses lignes de fuite ». Ce n'est pas toutefois cet aspect du film qui retiendra principa­lement notre attention, encore que nous admirions la stratégie esthé­tique de Jancso qui arrive a suggérer les notions les plus opposées : ce qui nous frappe, c'est que la composition plastique de Psaume rouge rejoint les moments les plus hauts d'un office liturgique. Le génie spa­tial du cinéaste a su choisir et harmoniser les figures utilisées par luí de telle maniere que fussent célébrées - comme dans une Eucharistie rigoureusement modulée - les deux valeurs fondamentales qui permet­tent aux opprimés de ne pas abandonner la lutte : la foi dans la réalité spirituelle de la justice; l'espérance en un monde qui ne sera plus celui d'une tyrannie sournoise et d'un ordre meurtrier.

En 1982, une étudiante de l'université Paul-Valéry, Marie-Christine Labat, a mené a terme une étude minutieuse du film. Elle a analysé tour a tour les divers éléments qui peuvent etre considérés comme inté­grés dans la célébration en soi : rameau de verdure, colombe, vin, blé, couteau, faucille. Puis la couleur ; polyvalence du rouge, du jaune, du noir. Le jeu des horizontales et des verticales. L'importance du cercle (longuement étudié déja par Michel Esteve40

). Enfin les figures géomé­triques qui sont d'autant plus hiératiques, si l'on peut dire, que depuis des temps immémoriaux la pensée mystique et sacerdotale les a con~ues comme les signes archétypiques des relations visibles et invisibles entre l'homme et le cosmos. Par exemple, la structure circulaire est fonda­mentale dans Psaume rouge : le cercle se retrouve partout dans le film (forme du pain, contours féminins signifiant la plénitude et la tendresse, rondes des danses enfantines et des danses de femmes, etc.). On pour­rait se reponer au livre capital de Georges Poulet41

, analysant l'ambi­guité de cette figure dont nous intéresse ici le caractere positif:

39. Cf. pour tous les détai1s plastiques le Dictionnaire des symboles, Seghers. 40. Cf. le numéro d'Études cinématographiques consacré a Jancso. 41. Georges POULET, Les Métamorphoses du cercle, 196:.

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112 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

Symbole de perfection, d'homogénéité, d'absence de division ... sans commen­cement ni fin, il représente l'éternité.

La ronde des paysans toujours reformée « affirme l'unité et la frater­nité de la lutte pour la liberté en meme temps qu'elle souligne le carac­tere infini de cette liberté ii conquérir ». Et i1 faut souligner l'impor­tance de l'affirmation suivante : « Image de l'harmonie, de l'union, il possede ici une fonction sacralisatrice » (M.-C. Labat).

Prenons un temps d'arret : Claude Beylie déclarant que le film offre une vision contemporaine de la Passion au sens médiéval du terme reprend le schéma religieux dans une orientation délibérément agnos­tique. J e prérere de beaucoup le mot « pa1en » utilisé dans la Maitrise sur Psaume rouge. Paganisme qui se lie fortement ii l'anticléricalisme explicite du cinéaste. Du strict point de vue de la célébration, il y a lieu de souligner l'ampleur et la beauté de certaines séquences :

Apres le désordre conséquence de la mort du comte, dit Marie-Christine Labat, la caméra s'arrete sur une table garnie de poivrons, carottes, raisins, noix, pain, choux, tomates, saucisses, lard, vin, fruits. Tous ces produits de la terre disposés comme dans un tableau exaltent la vie et son lien avec la terre· mere, avec la fécondité. Ils affirment déja la valeur sacramentelle mais pourtant paYenne de la cérémonie qui va suivre : une femme impose les mains sur une miche de pain et s'en empare respectueusement avant de la passer au pretre qui la bénit en essayant de récupérer le pain comme symbole religieux, c'est+ dire, dans le contexte de Psaume rouge, comme symbole de l'ordre (nous l'avons déja dit, dans le film, l'Église participe a l'oppression du peuple) mais la femme, en marquant le pain a son chiffre, l'aura en quelque sorte immunisé contre l'action du Pouvoir représenté par le curé.

De meme, les Psaumes et le Pater socialistes désacralisent sur le plan chrétien, remplacé par l'orthodoxie socialiste, mais contiennent une sacralisation esthétique. Jancso lui-meme a défini son Pater comme « conception scientifique, messianique et biblique de la révolution ».

Tout cela s'applique ii la déclaration du paysan affirmant son enracine­ment dans la terre-mere, et aux chants qui sublimisent la veillée funebre du vieillard.

De meme encore dans « la confession et le bapteme socialistes » ou sont utilisés les termes de contrition et de repentir mais dans une pers­pective d'eschatologie matérialiste. Le rite en lui est en quelque sorte religieux quand les femmes bénissent Nagy «en marquant sa tete de la fleur rouge symbolique >>. Assurément - i1 faut le redire - il y a dans toutes les séquences «un contre-fonctionnement du rituel chrétien ».

Cependant les chants - « carmen, dit Marie-Christine Labat, signifie :

L'ÉCRAN CÉLÉBRATEUR 113

chant sacré, tragique » - sacralisent l'action et peuvent etre rapprochés de la fonction de la danse et du verbe.

I1 y a dans !Out cela un processus sur lequel Jancso s'est nettement exprimé dans Ecran 72 : le rite ici concerne le spectateur mais aussi les « pauvres gens » dont on évoque l'histoire et qui trouveront dans cet accomplissement un élément médiateur : « Ce sont des rites positifs qui doivent aider au déchiffrage de la réalité. » Quant au public, Yvette Biro a bien montré que la technique est ici « la forme solennisée de la transmission ». Cette formule : « forme solennisée », nous semble situer tres exactement le genre du film qui récuse ii la fois les dangers de l'esthétisme (que le cinéaste n'évite pas toujours dans le reste de son reuvre) et du militantisme qui peut altérer la noblesse et l'universalité du message.

Mais finalement ici comme dans toutes les grandes reuvres de l'écran, c'est l'utilisation de l'espace qui est déterminante, et sur ce point, !'ensemble de la critique serait sans doute d'accord. Si du point de vue du tragique, la plaine (la puszta hongroise) constitue un lieu de carac­tere négatif, elle peut devenir aussi, comme le dit Marie-Christine Labat, « le lieu d'une action d'exception en ce sens qu'elle échappe aux données seulement réelles ou anecdotiques pour revetir une dimension mythique ». Michel Esteve de son coté note que « l'espace, lieu de mort, est surtout lieu de rete ». En effet, le film s'ouvre et se ferme sur les danses des paysans qui disent la chaleur confiante et fraternelle des humbles et des amoureux de la justice - ce qui est en soi proprement évangélique.

Nous restons dans le domaine de l'espace en abordant la profondeur de champ liée ii la prédominance du plan-séquence, uni lui-meme au mouvement du zoom (moins de trente plans dans Psaume rouge).

Le plan-séquence donne au temps une densité particuliere, ce que Hartman appelle l'instant universel complet, au détriment de la chronologie et de la suc­cession ordonnée des mouvements.

Personnellement je pense qu'on peut, sans extrapoler, dire qu' il y a la le germe d'une impression étrange et profonde qui arrache ii la tem­poralité et, substituant l'espace a la durée (ce que souligne M. Esteve), nous situe dans une sorte d'éternité. Et l'enchevetrement des divers mouvements de caméra, unis au zoom et aux déplacements des person­nages, contribue a cet extraordinaire dépaysement.

L'étude qui nous sert de repere mentionne une fois de plus les propos du cinéaste qui formule une affirmation a notre sens capitale en opposant au montage traditionnel du champ-contrechamp et de la frag­mentation spatiale cette écriture en plans longs qui sont beaucoup plus

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Ji· -r~Yl,~ 1 ,

La vie triomphera, par sa fécondité sans cesse renaissante, des puissances de mort.

respectueux du public et lui laissent le temps de réfléchir. « Respect de l'Histoire (intérieure), respect du spectateur, respect de l'acteur. » Mais de tout cela se dégage pour nous a travers meme le mouvement quasi incessant de l'appareil le sentiment puissant et plein d'un sacré amou­reusement et pieusement célébré par l'auteur, ce sacré que Jean-Claude Renard définissait ainsi :

C'est le sentiment indifféremment religieux ou laYe, qu'il y a quelque chose d'inviolable en l'homme, un point pur, un centre de vie que la dégradation, le désespoir ou la contrainte ne consument jamais tout a fait, dont l'homme doit assurer et préserver le culte, ou il trouve le respect de soi-meme et le pouvoir de reprendre incessamment force. Sans lui, tout s'avilirait. Tout perdrait son sens. Tout se dissoudrait dans l'incohérence et le néant42

42. In La Nef, janvier 1951.

L'ÉCRAN CÉLÉBRATEUR 115

Rien ne peut mieux définir a notre sens la beauté du film. La Mai­trise utilisée ici se clót par une page sur la danse :

Toujours synonyme d'union et d'unification, elle intervient soit comme ami­dote du ballet lancinant des chevaux (dans la premiere séquence par exemple), soit pour souligner un moment important, pour l'intégrer dans un tout, pour associer le cosmos a la lutte (ronde des femmes ; spirale des enfants puis des adultes avant le massacre ... ). La danse dans Psaume rouge assume done une fonction de sacralisation de l'événement et de l'espace. Lors de l'exécution des révolutionnaires, la danse devient la représentation vivante de la résistance, elle revet alors une portée subversive semblable a celle de la nudité en meme temps qu'elle célebre le sacrifice.

11 y a la «une transmutation de l'horreur en beauté » qui peut affai­blir l'impact politique auquel le cinéaste tient pourtant essentiellement - ce que certains critiques ont dénoncé comme un aspect inquiétant du film. 11 est curieux toutefois de voir que le meme engagement social et politique suscite les réserves de Barthélemy Amengual et Guy Henne­belle, et l'adhésion enthousiaste de Marcel Martin. Ne se heurte-t-on pas ici a un probleme difficile, peut-etre insoluble ? Qu'il y ait chez Jancso en général et dans cette reuvre en particulier ce qu'on pourrait appeler un « systeme chorégraphique » voila qui apparait clairement des la premiere vision. Mais ne pourrait-on en dire autant, dans une cer­taine mesure, d'Alexandre Nevsky et meme du Cuirassé Potemkine qui sont des orchestrations systématiques du temps et de l'espace ? Du Potemkine Mitry a dit que c'était une tragédie en cinq actes. Vu les ruptures de rythme on pourrait peut-etre affirmer aussi que c'est une symphonie en cinq mouvements. Et Eisenstein lui-meme écrivait :

Du mouvement chaotique des civils au mouvement rythmique des soldats, du mouvement descendant au mouvement ascendant, d'un aspect du roulement (la foule) a un autre aspect (la voiture), plan par plan on saute d'une dimension dans une autre, d'une qualité dans une autre. La méthode d'exposition procede par bonds, par contrastes, par oppositions, par collisions.

C'est l'opposé meme de l'écriture de Jancso mais le systeme plastique d'Eisenstein, meme si, comme l'affirme Mitry, il renforce et multiplie le pathétique de l'événement, se laisse pourtant prévoir des la seconde vision ou, en tout cas, au bout d'un certain nombre de projections. Reste que le premier contact avec ce chef-d'reuvre correspond au vreu profond d'Eisenstein, disant en un calembour devenu célebre: «Un poing, c'est tout. » Ce n'est pas le cas de Psaume rouge qui ne cherche pas a nous secouer et a nous bouleverser, mais nous enveloppe au contraire dans un réseau subtil. Cela dit, nous sommes bien en face de

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116 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

deux modes de célébration (car le Potemkine est aussi cela) qui révelent a l'examen l'intéret pris par l'auteur a une organisation spatio-tempo­relle de caractere esthétisant. Personnellement, je ne vois la nulle cri­tique, nulle objection a formuler, car a quiconque n'adopte pas un mode d'expression résolument brechtien, le caractere inéluctable de cette interférence : idéologie-esthétique est une nécessité sémiologique.

Je reviens aux images et me permets de rappeler pour finir ce que j'écrivais du film il y a quelques années dans mon Espace cinémato­graphique:

On peut tenir pour un des moments les plus beaux de l'histoire du cinéma l'image qui, en un seul plan, longtemps prolongé, nous fait voir de dos trois filles s'éloignant et, au fur et a mesure qu'elles avancent, dans la plaine, se débarrassant de leurs vetements : on sait qu'ici la nudité représente tout un complexe poétique oii se fondent les notions de vérité, de beauté simple et saine, d'accord avec le cosmos, de noble provocation. Plus loin, d'ailleurs, en amples et lents panoramiques, nous seront montrées ces tilles aux seins nus associées a tous les signes de la fécondité et de la vie cosmique.

'' La Nuit de San Lorenzo ,,

Sans doute a-t-on pu voir a juste titre en la circulation de la caméra dans les plaines hongroises de tout autres significations, tels l'errance et le désarroi. 11 n'en reste pas moins que, de la ronde initiale tracée par l'appareil en accompagnant chanteurs et danseurs jusqu'au finale, ouvrant un espace vengeur et libérateur aux martyrs ressuscités, le dis­cours liturgique de Jancso dit aussi l'appel et l'amour d'une ame meur­trie, celle du cinéaste et celle du peuple de Hongrie, qui enveloppent en un déchirant cantique visuel un paysage, Une foule, un moment de l'Histoire qui (on le sait mieux encore en 1986 par ce qui se passe en des pays voisins) se hausse a l'universel.

Dans la production contemporaine oii. le cinéma fran~ais semble inca­pable de réaliser ce mouvement d'amplification et de transfiguration, il est a noter que ce sont des pays contraints de lutter pour leur liberté et a la limite pour leur survie en tant que personne liée a un terroir et a un passé national qui se haussent le plus aisément a un niveau célébra­teur. Cela serait vrai des États opprimés d' Amérique du Sud comme de la Pologne. Une place a part pour la Turquie oii. certains films, compte tenu des conditions inhumaines dans lesquelles ils ont dii etre réalisés, comme Yo/ de Serif Goren et Yilmaz Guney, arrivent en leurs plus hauts moments a faire converger l'épopée, le tragique et le constat le plus cru dans une poussée grandiose. Mais en cette décennie oii. le

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cinéma italien a continué a faire preuve de son génie magnificateur avec des reuvres comme Le Christ s'est arreté a Eboli, de Francesco Rosi d'apres Carlo Levi, et L 'Arbre aux sabots, d'Ermanno Olmi, c'est le tandem Paolo et Vittorio Taviani qui atteint a un des sommets épico­lyriques de l'écran avec La Nuit de San Lorenzo.

Freddy Buache, qui a parlé dans ses beaux livres sur le cinéma italien de la « dimension spirituelle » de ces films, consacre aux Taviani des pages ferventes en accord avec l'admiration unanime de la critique43

Pourtant, reste a voir ce que leur derniere production, venant apres Saint Joseph avait un coq, Allonsanfan, Padre Padrone, apporte de capital a une saisie du monde - celui de Guerre et Paix - qui en dégage par les moyens propres au langage du cinéma toute la grandeur mythique et toute la résonance sacrée. 11 est remarquable de voir que ces deux hommes, marxistes militants et avant tout soucieux de témoigner, s'éle­vent par un mouvement qui parait tout naturel a une liturgie du réel.

Une nuit d'aoiit 1944 en Toscane. Une partie des habitants refuse de se plier aux ordres des Allemands qui, sur le point de détruire intégrale­ment le village, ont promis d'épargner ceux qui se réuniraient dans l'église. Sous la direction énergique du vieux Galvano, une poignée d'hommes, de femmes et d'enfants vetus de sombre, apres avoir pathéti­quement pris congé de ceux qui n'osent pas s'enfuir pour tenter de rejoindre les troupes américaines, s'en va par les chemins, recommen­~ant, comme le rappelle C.M. Trémois dans Télérama, la fuite des enfants d'Israel la nuit de la paque. Des ce début la narration, sans jamais négliger les petits faits vrais qui sonnent juste, monte insensible­ment au niveau de la geste homérique. 11 suffit de rappeler l'avancée nocturne du groupe, suivie par la caméra, et surtout l'arret autour d'un puits oii. les villageois attendent avec une tragique attention le moment oii. ils entendront les premieres détonations. Un suspense magnifique­ment intériorisé sur des visages, une distillation tragique de la durée et, en une suite de flash-back, le souvenir intolérable des jours heureux.

Pour ceux qui vont communier dans l'église, il n'y a pas assez d'hos­ties. Alors l'un d'eux suggere qu'on émiette du pain et qu'on range les fragments dans des plateaux, ce qui nous est montré en gros plan. Ainsi la circonstance permet de retrouver les données élémentaires de mandu­cation qui sont liées a la Cene, et de rejoindre les sources du Sacré. Tel sera bien le cheminement du film dont la noblesse plastique et ryth­mique est en accord intime avec !'esprit de la Bible et des épopées

• 43. Freddy BUACHE, Le Cinéma italien J'Antonioni a Rosi au tournant pes années 60, Ed. de la Thiele, Yverdon, Suisse, 196!f; Le Cinéma italien, 1945-1979, L 'Age d'homme, Lausanne, 1979. ·

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118 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

La Nuit de San Lorenzo :

un épisode de la guerre de 1940

rejoint 1' 1/iade.

homériques. Point meme n'était besoin au scénariste de fournir des reperes explicites au couple d'Hector et d' Andromaque, au compagnon­nage de Patrocle et d' Achille, et aux affrontements sanglants de 1' 1/iade qui inspirerent a Simone Weil les pages cliniques et miséricordieuses que l'on connait : la diégese propre du découpage, le choix des plans et des cadrages, l'opposition percutante des couleurs, la lumiere dont rayonne le grain de chaque visage : autant de signes de la distance prise en hauteur et en temporalité vis-a-vis de l'événement. Ici d'ailleurs, comme dans Le Sel de la terre, c'est une voix féminine qui évoque ce passé, chargé a la fois d'horreur et de tendresse, de désespérance et d'espoir.

Les auteurs disent qu'ils ont souhaité présenter les faits tels que la chronique de ces dernieres années les a transformés « avec l'ingénuité et les bonds fantastiques et épiques qui permettent a l' imagination collec­tive d'en exalter le sens ». Cenes, nous savons que ni l'Odyssée ni La Chanson de Ro/and ne sont le fruit d'une imagination collective, mais il

L'ÉCRAN CÉLÉBRA TEUR 119

reste que la seve italienne comme le génie créateur des Taviani passe a travers un terreau généreux, lourd de mythes et de fables (ce que Paso­lini avait luí aussi bien sentí) dont la fécondité iriépuisable nourrit tout récit intégré dans l'Histoire contemporaine. Il faut aussi revenir a TolstoY et a Guerre et Paix, cette fresque symphonique ou s'enlacent comme sur le bouclier d' Achille les moments du loisir dilaté et des con­vulsions atroces de la mon violente. C'est dans un paysage ruisselant des promesses de l'été que se déroulent les batailles fratricides, c'est au milieu des moissons que se préparent les plus abominables affronte­ments.

Nous retrouvons encare TolstoY et la Bible dans le tracé d'un itiné­raire - celui de Galvano et de Concetta - qui est celui de la vie redé­couvene au cceur du dépouillement. Pour les suppliants, les parias, les vagabonds des temps antiques et modernes, la nécessité de renoncer, de connaitre la dénudation totale, peut etre la source d'un renouveau. La « paysanne » ennoblie non seulement se dépouille de ses boucles d'oreilles, de son manteau, de ses bas, mais elle détend sa raideur a l'égard de celui dont la séparait la barriere des classes, et de son coté Galvano se laisse aller a dire ce vieil et opiniatre amour qu'il n'a jamais manifesté. Je pense comme C.M. Trémois que c'est la une des plus belles scenes de tendresse que nous ait offenes le cinéma. Ainsi l'imagi­naire de la petite Cecilia, qui est encare a l'age des comptines magi­ques, se fond avec la vision magnifiante des deux cinéastes pour donner a cette évocation toute sa densité célébratrice.

Tout au long de l'histoire, se fait entendre une musique de caractere non seulement liturgique, mais tenant aussi par moments de l'opéra. C'est peut-etre l'occasion de rappeler que s'il y a eu depuis 1942 un authentique réalisme dans la production italienne, ce courant ne s'est jamais vraiment séparé de ces trois lignes de force qui apparaissent des le muet : l'opéra, la fresque, le mélodrame. Il était, me semble-t-il, indispensable ici que, voulant faire sentir qu'il y a dans la guerre, ffit­elle atroce et fratricide, le germe d'une exaltation et d'un dépassement exceptionnels, les freres Taviani se vissent amenés a recourir a ce con­trepoint magnificateur. Tout comme le silence accordé a la durée des plans, a leur caractere sculptural, a leur éminente dignité plastique, l'élargissement musical éleve l'événementiel au niveau de l'éternel.

Dans le premier tome du beau livre44 qu'il a consacré au cinéma ita­líen, Jean A. Gili laissant s'exprimer les auteurs du film nous offre cette phrase essentielle d'un des freres Taviani : « repenser le vécu et lui donner un sens ». Il est émouvant de constater que La Nut"t de San

44. J.A. GILI, Le Cinéma italien . .. I, U .G.E., 1978 ; t. II, Gallimard, 1982.

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Lorenzo, qui rejoint a maint égard le grand cinéma soviétique des années 1925, se rattache a la meme idéologie maintenue dans les deux cas en toute sa pureté. Mais i1 est non moins intéressant de voir que nombre de scenes ont dans le film italien une résonance évangélique. N'est-ce pas en effet dans la mesure ou ils ont vécu douloureusement le renoncement, la solidarité, l'espérance contre toute espérance, que les fuyards, a travers meme la panique et la suffocation, atteignent un degré d'humanité qui fait de leur calvaire un cheminement? Au niveau de l'écriture comme de la thématique, on pourrait avancer que trois lignes de force se rejoignent en une harmonie a la fois tres fortement pensée et développée avec un naturel homérique : la chronique néoréa­liste, l'épopée, la parabole du Nouveau Testament.

C'est bien une renaissance (soulignée par la séquence finale ou se fondent la pluie et le soleil), c'est bien une nouvelle naissance, qui est ici célébrée sur un ton qui unit le tragique, le familier, le lyrique, exprimé des le début par cette voix féminine, narrant la terrible odyssée, et qui se révele a la fin etre celle d'une mere parlant a son bébé. Ce renouvellement personnel et unanime est en un sens connoté par la séquence quasi biblique, en meme temps que pleine d'humour, ou les compagnons d'infortune, dans un moment de treve, décident de changer de nom pour leur sécurité. Tout d'abord, c'est un autre qu'ils deviennent en adoptant un nom ou un prénom, mais voila que, suivant l'exemple d'un des leurs, chacun se met a choisir un nom d'animal et a devenir (le gros plan nous le suggere) au moins pour un moment cet animal dont ils ont adopté la personne et, si l'on peut dire, l'état civil. Ce que ne pourraient certes pas imaginer les prestigieux chasseurs d'Hatari, ce réaccordement momentané a tout un environnement cos­mique, le voici en quelque sorte mimé par ces hommes qu'inspire un zoomorphisme a la fois grave et plein d'ébriété. Nous avons trouvé dans le numéro 23 de Cinématographe un texte d'une pertinence remarquable , concernant cette séquence et nous le transcrivons ici :

C'est prétexte a une scene initiatique oii chacun s'incarne de maniere toté­mique, choisissant ainsi la puissance tutélaire qui le protégera. .. Encore et tou­jours le désir de se fondre dans la nature, de vivre un retour aux sources pri­mitives, oii l'individu ne trouve son identité qu'a la lisiere de la survie et dans l'exaltation de ses symboles.

Ces lignes de Xavier Thibert s'éclairent a la lumiere du début de l'article insistant sur le fait que les images inaugurales du film nous ins­tallent d'emblée « dans le mythe de la terre-mere qui préside au destin de ces hommes et de ces femmes fuyant dans cette nuit d'aofit 1944 » .

Une autre étude publiée dans le meme numéro dénonce une certaine

L'ÉCRAN CÉLÉBRATEUR 121

pesanteur idéologique et un didactisme trop concerté assez courant chez les Taviani45

, mais elle affirme in fine que toute l'ceuvre porte vers le chant et que la dimension épico-lyrique est ce qui l'impose a l'attention. Une phrase surtout dans cette analyse nous a paru bienvenue : «Le héros-paysan, Galvano, est comme un nouveau Mo1se, conduisant ses freres, son peuple vers la libération. » Et en fait l'arrivée au village de San Angelo sera sinon l'acces a la terre promise, au moins un havre col­lectif qui co1ncidera avec l'annonce de la fin des hostilités. Oublions ou plutót minimisons les « intentions » trop insistantes de certains passages, pour nous laisser pénétrer par la noblesse de cet oratorio (un des fuyards s'est donné le nom de Requiem, évidente connotation) qui, comme les grandes ceuvres de Rossellini, s'enracine dans le tuf de l'His­toire pour en dégager les constantes universelles.

Le •• cinema novo ••

Né autour de 1960, le « cinema novo » brésilien nous offre - au moins en la personne de Glauber Rocha - l'exemple impressionnant d'une célébration soustraite a toute transcendance, mais puisant dans la réalité tragique des choses, évoquée de fa~on le plus souvent frénétique, les éléments d'un cérémonial exceptionnel dans la production contempo­raine. Toutes les revues spécialisées ont dit leur admiration émerveillée pour cette production dont la virulence ne peut se comparer a aucune autre. A travers !'extreme diversité des pulsions et des écritures dont elle témoigne, et qui, a l'intérieur du meme film, composent un bloc étrangement disparate, la ritualisation demeure une constante comme le souligne et !'explique J. Aumont :

Ce cinéma de l'exces en tout s'attache a élever une frénésie systématique a la hauteur d'un délire esthétique, dans l'intention avouée de rejoindre des genres fortement ritualisés, comme 1' opéra o u le théatre de marionnettes 46

Le texte est cité par René Prédal47 qui fait comprendre de la fa~on la plus nette comment s'unissent ici « une tradition populaire vivante » et une « esthétique de la révolte ». Le numéro contient des études sur les ceuvres de Nelson Pereira dos Santos, Carlos Diegues, Ruy Guerra, un autre numéro de la revue étant spécialement consacré a Rocha. En sou-

45. Qui en tout cas ont disparu de Kaos ou le sens d 'un sacré tellurique et humain atteint souvent au sublime.

46. Cf. Les Cahiers du cinima, n° 195. 47. Cf. Études cinimatographiques, n° 93, « Introduction •.

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lignant l'importance de l'élément sonore (en accord avec le tempérament brésilien), Prédal indique indirectement a quel niveau se situe ce cinéma en un pays ou, au dire de Rocha lui-meme, « la musique et la révolu­tion vont main dans la main ll. La on ne peut séparer les bruits réels de la partition qui accompagne les images.

Le lancinant grincement de la charrette daos Vidas secas, les instruments a percussion daos Les Fusils, la musique crissante qui ouvre Terre en transes ou le tam-tam de Os Cafajestes ajoutent aux images une dimension subtile puis­qu'il s'agit de sons stylisés a partir d'une réalité.

Autant dire que nous sommes bien dans le domaine du rituel, de la festivité solennelle, de la célébration.

Un étudiant d'Amérique du Sud, apres avoir obtenu une licence d'histoire de l'art a l'université Paul-Valéry, a consacré sa maitrise en octobre 1982 au sujet suivant : Pour une lecture polysémique de Vidas secas. C'est ce texte que nous souhaitons privilégier, car la nationalité et la culture d' Alexandre Oramas Maza sont les garants du sérieux de son travail. Ne méconnaissant ni le document cruel que constitue le film ni son discours explicitement engagé, l'auteur de cette maitrise analyse avec soin la résonance plastique de Vidas secas, issue en particulier du rythme, de la lumiere, de l'environnement, des visages, et il peut écrire, parlant de la scene ou les membres de la famille sont rassemblés autour du foyer dans la séquence de la pluie :

La flxité des éléments constitutifs de l'image, l'immobilité de la lumiere, donnent a la scene une dimension intemporelle qui est celle de l'éternité d'un moment arreté.

C'est précisément cette intégration d'un intemporel - qui reste a pré­ciser - dans la quotidienneté quasi néoréaliste de l'reuvre, qui fait s'élever celle-ci au niveau d'abord du tragique, ensuite de la célébration. C'est en tout cas le sentiment d' Alexandre Oramas qui, ayant minutieu­sement étudié la part d'un destin inflexible, cristallisé en une terre inhumaine et la part d'un invincible espoir qui brille toujours au-dela de la plus harassante lassitude, cite un texte d' André Bonnard sur la tragédie grecque qui révele « les aspirations de l'homme a se dépasser dans un acte de courage inouY, a prendre une nouvelle mesure de sa grandeur face aux obstacles, face a l'inconnu qu'il rencontre dans le monde et dans la société », ce qui l'amene a conclure :

La tragédie que constitue Vidas secas est célébration de l'homme plus que des dieux.

.. ... Antonio das Martes: la palpitation des foules lancées daos l'engagement.

Assurément la signification du film peut sembler ambigue, ne serait­ce que par le fait de nous montrer a la fin la meme image qu'au début: indéfiniment et intolérablement prolongée a dessein la marche sisy­phéenne a travers le sertao. Cet encerclement des personnages dans deux plans d'ensemble identiques peut etre lu comme l'image d'une atroce inéluctabilité ou comme « la lente progression de ce pays vers un avenir meilleur, vers une phase nouvelle » (Oramas). De toute fas:on, il n'y a nul misérabilisme, nul dolorisme dans cette odyssée qu'éleve jus­qu'au mythique l'utilisation signifiante des horizontales croisées avec les verticales. Leur point d'intersection est la croix (aucune référence chré­tienne ici, mais bien plutót un signe qui synthétise le principe des opposés).

C'est la croix de l'homme écartelé daos l'espace, dit daos les Tarahumaras Antonio Artaud, qui voit la " une idée géométrique active du monde a laquelle la forme meme de l'homme est liée ll.

Tout cela ne prend son sens énergétique et sa puissance de lamento que par la lenteur du film, brisée parfois par d'indispensables accéléra­tions rythmiques, mais qui reste la dominante de ces deux heures de

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projection, lenteur ambigue elle aussi puisqu'elle accentue terriblement le vide, la sécheresse, la solitude - toutes formes de torture qui aboutis­sent a la séquence dite de « l'enfer » - et en meme temps exalte et magnifie l'énergie de ce groupe humain, en qui on peut reconnaitre tous ceux qui ont vécu jadis et vivent encore aujourd'hui ce qu'on peut appeler en termes non mystiques une véritable Passion. Le systeme de signes plastiques en meme temps que la sympathie déchirée du cinéaste pour ses compatriotes hausse en effet ce récit a un niveau qui, loin d'etre réaliste, serait plutot voisin d'une abstraction lyrique, comme le laisse entendre le rédacteur du chapitre sur le cinéma brésilien dans le monumental volume dirigé par Guy Hennebelle et Alfonso Gumucio­Dagron, Les Cinémas de I'Amérique latine.

La place donnée ici a Glauber Rocha nous a paru d'autant plus opportune qu'avec six films il s'est révélé le chef de file du « cinema novo » et que l'étude la plus dense qui lui a été consacrée, celle de René Gardies, est celle d'un sémiologue qui ne part point des memes présupposés que les nótres mais tente l'approche des films comme «un systeme textuel », englobant en l'occurrence les systemes « culture!, des personnages, politique, mythique, dramatique, de montage, de chorégraphie ». Ce dernier systeme, étudié au chapitre VI du livre sous le titre : « Un art musical, théatral et chorégraphique », nous intéresse tout particulierement en raison de la deuxieme et troisieme sous-sections intitulées respectivement « B : Théatralité et espace scénique » ; « C : La chorégraphie ».

Assurément les lignes qui suivent pourront sembler - plus encore que les autres - une marqueterie de citations, mais i1 était essentiel pour nous de voir vérifiée notre approche célébratrice de certains auteurs - dans le cas présent celle de Glauber Rocha - par une ana­lyse et un vocabulaire de caractere sémiologique. Nous avons d'ailleurs fait de lárges emprunts a René Gardies dans notre chapitre de L'Espace cinématographique, intitulé : « L'espace sacré ». 11 est sur que l'auteur n'emploie pas ce terme au sens, disons judaYque ou chrétien, mais plutót dans l'acception qui est celle de René Girard (La Violence et le Sacré).

Puisque l'action dramatique doit dans ce cinéma atteindre au niveau mythique, elle ne peut etre dispersée, fragmentée, comme dans un film réaliste a suspense. D'oii la construction d'un espace homogene, dos, pour tout dire théatral. Souvenons-nous de ce que nous avons vu plus haut de la relation entre la liturgie et la théatralisation. Dans Le Dieu noir et le Diable blond par exemple, « l'espace scénique se constitue en scene ... le voici pret a accueillir les grands pretres masqués ». Et c'est ainsi que le critique est tout naturellement amené au concept de sacrali­sation qui, si nous comprenons bien, désigne un contenant autant qu'un

L'ÉCRAN CÉLÉBRATEUR 125

contenu, une structure ritualisante aussi bien qu'un mythe. De l'espace, Gardies pourra done dire :

Lieu magique ou va s'accomplir le Mythe, il a besoin d'etre saisi dans sa totalité, de n'etre pas fracturé et déporté sans cesse comme l'espace du cinéma classique. Qu'il s'agisse du sertao rocailleux qui circonscrit l'immobilité de Corisco, ou de la plate-forme rocheuse qui servira d'autel a l'immolation des beatos, ils ont en commun de constituer un espace sacré.

11 en est ainsi de ce qui concerne le mythe de saint Georges réactivé par l'action dramatique : «Une cérémonie rituelle doit consacrer, sancti­fier ce type d'espace scénique. » Ici est étudiée en détail la séquence d'Antonio das Mortes oii vont etre précisément reproduits les gestes des héros mythiques: saint Georges et le dragon. Apres que l'envahissement du village par les beatos a créé par son délire hystérique une sorte de retour au chaos origine! est amorcée

l'heure de vérité ou la cérémonie sanglante va se célébrer, qui ouvrira les portes du monde paradisiaque. Alors, apres un instant d'accalmie, le Temps marqué par le mythe apparait. Au chaos succede l'ordre, a l'agitation désor­donnée la figure chorégraphique réglée. lnvestie de sacralité, l'action ne peut se dérouler dans un lieu profane. 11 lui faut done promouvoir en espace sacré le théatre ou va s'accomplir l'exploit : le cloturer, en tracer nettement les limites pour que la puissance mythique s'y manifeste. Les deux adversaires inscrivent done le cercle en tournant cérémonieusement. Le foulard qui les relie !'un a l'autre n'a d'autre objet que de les enfermer, de planter les bornes a ne pas transgresser. Le lacher c'est sortir du lieu environné de foudre, se couper du centre : centre du monde qui communique avec les forces obscures, unit la Terre et le Ciel, décide le destin de l'univers. Antonio et Corisco referment sur eux le cercle magique, et la troupe des fideles redouble le rempart autour des combattants. 11 leur faut, en meme temps, appeler la sacralité : la danse qu'ils exécutent et surtout le défi - force magique du Verbe - transforment leur duel en imitation de la geste originelle.

Cette longue citation nous parait contenir a l'état latent tout ce qui concerne le fait ethnique, social, esthétique, de la célébration. Mais il est un autre aspect de ces cérémonies cristallisées et réactivées a la fois dans le cinéma brésilien, c'est une certaine pratique destinée a exorciser la violence, cette violence qui est le lot commun des sociétés archaiques, comme le rappelle René Girard, et qui au Brésil se justifie par la néces­sité quasi existentielle de la révolte, d'une révolte conduite a son paroxysme comme en témoigne toute l'reuvre de Rocha. Quant a l'écri­ture filmique, s'élevant a la célébration, elle confirme ici le dire du chercheur de La Violence et le Sacré :

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Deux séquences de Bandwagon ou le hiératisme ennoblit la chorégraphie.

Le religieux ... est loin d'etre inutile. 11 déshumanise la violence, il soustrait a l'homme sa violence afin de l'en protéger, faisant d'elle une menace transcen­dante et toujours présente, qui exige d'etre apaisée par des rites appropriés.

I1 faut peut-etre retirer de ce texte le mot de transcendance, mais on peut appliquer aux films du « cinema novo » ce caractere de défoule­ment et de pacification soudés dans le meme rituel.

Mais c'est certainement a partir de la chorégraphie que l'aspect cathartique des films de Rocha, en particulier Barravento et Le Lion a sept tetes, s'accomplit pleinement. René Gardies insiste justement sur cet accomplissement qui unit, dit-il, la densité du sens a la beauté du lan­gage. L'imaginaire des spectateurs (dans le film et devant le film) est « enveloppé, mu et ému, par la participation intérieure aux évolutions des personnages ». Rien ici qui soit plaqué sur l'action : la danse est liée a un code culture! fondamental exprimant la vie et les aspirations d'un peuple. En disant que la fonction des évolutions circulaires ( dans Antonio par exemple) transforme en rituel des mouvements décisifs comme le duel et le triomphe, notre auteur ne nous parle-t-il · pas du déroulement d'une célébration? Marche, reptation, immobilité, retrou-

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vent les moments fondamentaux de l'imagination symbolique dans laquelle l'élan vers le devenir, le thanatos, l'aspiration spirituelle, sont tour a tour évoqués et invoqués. I1 n'y a pas ici dépassement de la litté­ralité polémique et d'un hiératisme esthétisant : l'un dans l'autre, l'un par l'autre, les deux éléments nous conduisent a cette orientation vers le « devenir historique » qui est l'idée-force du metteur en scene. Le propos avoué de la production rochéenne, « éveiller la conscience poli­tique du peuple, lui donner le sentiment et la raison de sa force »,

prend toute sa puissance révolutionnaire dans la mesure ou elle se struc­ture en formes et en figures d'une prodigieuse densité plastique.

La comédie musicale : (( That's entertainement ••

Singing in the Rain est un des plus beaux films du monde : nous le disons en notre nom personnel mais tenons a rappeler que le refe­rendum de l'Avant-Scene cinéma de janvier 1978 classe cette production au quatrieme rang des reuvres inoubliables. Et i1 est émouvant de voir, dans sa fiche de l'IDHEC, Nicole Brunet se demander si ce n'est pas ici le chef-d'reuvre d'un genre qui serait peut-etre a ses yeux (plus encore que le western) « le cinéma américain par excellence ».

Si le septieme art est bien, comme le dit la rédactrice de cette fiche, « la perception de l'espace par le mouvement », alors oui, vraiment il n'y a pas de doute : Singing in the Rain est le cinéma pur. Et l'objection de certains esprits maussades qui justifieraient leur peu d'enthousiasme en invoquant les ambitions suspectes et anesthésiantes de Hollywood, condensées de fa~on apparemment cynique dans le titre d'un des airs de Bandwagon réalisé l'année suivante : « That's entertainement », cette objection nous apparait bien spécieuse dans la mesure ou Arthur Freed (producteur), Stanley Donen et Gene Kelly (réalisateurs et chorégra­phes) sont parvenus avec une aisance géniale a combiner le plaisir visuel et rythmique, la bonne humeur, l'onirisme, le dynamisme plas­tique, l'exaltation de la liberté et mille autres choses qui font du film tout entier une féerie, un film poétique et décontracté voué a la joie d'exister, un hommage au spectacle, done, au plein sens du terme, un enchantement.

I1 est trop facile d'attaquer le gout du faste et du romanesque dont témoigne (un peu abusivement sans doute) la Metro Goldwin Mayer des années cinquante. En fait, cette période est une des plus brillantes de la grande compagnie : la meme année que Chantons sous la pluie sont produits Sous le plus grand chapiteau du monde, Lili, Les Rois de la cou­ture, L 'Homme tranquille, Scaramouche, L 'Appat. 1951 avait été l'année d'Un Américain a Paris, 1953 sera celle de Tous en scene.

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LA CÉLÉBRATION DE LA MORT

C'est en 1920 que Freud, avec Au-dela du principe du plaisir, analyse la pulsion de mort ex.istant en tout homme, et donne a cette « force de destruction ,. une place capitale. En fait, cette tendance avait été détectée avant luí et surtout la littérature, la mythologie, la musique de tous les pays y avaient fait implicitement ou explicitement allusion. Marthe Robert parle de la « tendance de toutes les choses animées a retrouver un état antérieur, en d'autres termes la mort, puisque partout la non-vie a précédé la vie 52 ». Le meme écrivain ajoute :

Dans un ouvrage ultérieur, Le Moi et le c;;a, Freud laisse entendre qu'il opte pour l'instinct de mort dont l'Empire est puissant et muet et contre l'Éros qui est dans le monde l'éternel trouble-paix.

Assurément il faudrait replacer ces lignes d'apparence un peu para­doxale dans tout un contexte, mais nous souhaitons ne retenir que l'importance de l'obsession touchant au Thanatos, qui se manifestera d'ailleurs dans toute l'iconographie européenne comme le montre de fa~on détaillée Marcel Brion53

• Et il est bien évident que depuis la plus lointaine antiquité et sous les formes les plus diverses un culte ou un fétichisme de la mort a suscité tantót des monuments, tantót des céré­monies plus ou moins sanglantes, en Asie et en Afrique comme dans l'Amérique du Sud. Notre propos n'est pas celui d'un ethnographe mais seulement d'un chercheur qui croit pouvoir retrouver dans le cinéma ces « triomphes de la mort », ces « carnavals funebres ,. que Brion a soi­gneusement inventoriés.

Je ne pense pas que ¡Qué viva Mexico! contienne dans la partie sou­vent projetée a part, intitulée : La Kermesse funebre, une véritable célé­bration de la mort. leí comme au début du film Au-dessous du volean (dans la seule séquence vraiment aboutie) la vie et la mort se donnent la main et selon une dialectique viscérale le mort et le vivant s'unissent dans une parade qui est aussi un exorcisme. Mais il est des reuvres et

52. Manhe ROBERT, La Révo/ution psychanalytique, 1964. 53. Marcel BRION, L 'Art fantastique, chap. III, « Squelettes et fantómes ».

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meme de tres grandes reuvres de l'écran qui nous offrent ce qu'il fáut bien appeler un cérémonial funebre sans contrepartie vitale ou plus exactement sans que ce qui est du vital n'apparaisse autrement que sous le signe de la dérision ou d'une illusion que dissipera une attitude de lucidité. Or, si l'on s'en tient aux mots et aux concepts, la notion meme de célébrer avec ce qu'elle implique de confiance dans les puissances de la nature et de la vie, ainsi que de gratitude pour un démiurge, füt-il comme dans le roman de Steinbeck, Un Dieu inconnu, la notion de célé­brer en elle-meme implique que l'on se tourne vers une sorte d'extase, une effusion inspirée par la conviction profonde qu' il est bon d'etre, qu'il vaut mieux etre que n'etre point.

N'est-ce pas exactement le contraire que nous proposent les reuvres qui donnent a la Mort (quel que soit l'aspect qu'elle offre) une place quasiment royale ?

(( Orphée"

La liste de ces reuvres serait tres disparate et de toute fa~on on ne se propose pas ici de dresser un florilege abondant de cette thématique. n y a une dizaine d'années, une de mes étudiantes de l'université Paul­Valéry avait composé un travail ou étaient confrontés Les Trois Lumieres, Orphée, Le Septieme Sceau, Un soir, un train. Ce mémoire de maitrise de Paule Oliver qui figure dans la bibliotheque de notre uni­versité est riche d'aper~s de toute sorte. I1 reste pourtant a définir ce que peut etre une authentique et résolue célébration de cette Puissance qui semble fasciner nos contemporains mais autrement qu'elle fascinait les hommes du Moyen Áge ou de la Renaissance. Notre recherche est évidemment d'ordre esthétique avant tout. Dans cette perspective ne peut-on affirmer que le cinéma nous offrirait par exemple dans Nosfe­ratu, Orphée, La Mort a Venise, et un certain nombre d'autres films marquants de l'Histoire du septieme art une célébration inversée? Dans beaucoup d'autres i1 y a un affrontement entre les forces de la vie et celles du thanatos et ce sont tantót les premieres qui l'emportent (la fin du Septieme Sceau nous le laisse supposer) ; dans d'autres la Mort gagne la partie et ce sont de grands poemes tragiques comme Tabou . Mais nous nous penchons ici sur les réalisations qui, de la magie noire et blanche constituée ordinairement par la projection d'un film, ne retien­nent pour le valoriser que l'élément ténébreux, et discréditent plus ou moins explicitement les puissances diurnes.

A cet égard i1 ne faut pas hésiter a prendre le contrepied des thurifé­raires inconditionnels de Jean Cocteau et quelle que soit l'admiration que nous gardons pour Orphée (dont par ailleurs les étudiants semblent

Les protagonistes du Septieme Sceau voient apparaitre la Mort qui vient les chercher.

curieusement se détacher) il ne faut pas craindre de prendre nos dis­tances et d'affirmer que les meilleurs de ses commentateurs, de Paul Gilson a Jean-Jacques Kim et a Claude Beylie ont pris pour manifester leur ferveur un accent extremement « littéraire », et surtout ont méconnu l'importance de la derniere réplique prononcée par Heurte­bise, qui est en accord avec toute la liturgie plastique du film : « Il fal­lait les remettre (les vivants) dans leur eau sale. » Ajoutons que les memes critiques me semblent minimiser ce qu'il y a de peu reluisant dans la conduite du personnage interprété par Jean Marais.

Pourtant Cocteau lui-meme, tout en parlant de la nécessité que doit assumer le poete de passer par un cycle de morts successives, ne cache pas que le protagoniste bénéficie égoistement de la générosité de la Princesse et que, dans la derniere séquence, aupres d'une Eurydice plus fade et plus insignifiante que jamais, il fait pietre figure, en regard des deux nobles condamnés (la Princesse et Heurtebise, ou plutót Fran~ois Périer et Maria Casares) s'en allant d'un pas hiératique et solennel, vers

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Orphée: celle qui était «la Mort" du poete va devenir une médiatriceo

une punition qui les rehausse encore aux yeux du spectateur. Et le plan interminable qui clót le film dit bien de quel coté est aux yeux de Coc-teau la beauté du cérémonial.

A mes yeux, Orphée est beaucoup moins une descente dans on ne sait quel « no man's land ,., une exploration sérieuse des profondeurs, une réflexion sur la fonction du poete, qu'un salmigondis (par ailleurs pas­sionnant a analyser ou simplement a consommer) d'obsessions viscérales et intellectuelles, un recueil de métaphores et d'allégories, une belle algebre plastique et dramatique, soutenue par le talent de Hayer (photo­graphie), d'Eaubonne (décor), Bérard et Escoffier (costumes), Auric (musique)o Mais la n'est pas exactement la questiono Ce qui nous inté­resse, c'est que dans ce film comme dans le scénario de L 'Éternel Retour, « la mort au travail ,. est l'objet de la contemplation et de la dévotion de l'auteur. Est-il besoin de commenter longuement cet envoii­tement qu'ont exercé de fa~on durable (que ne cessent encore d'exercer) les motocyclistes-tueurs que Gilson décrit avec une grande justesse :

Chemise noire ouverte, casque et lunettes de route, gantelets sur les avant-

L'ÉCRAN CÉLÉBRATEUR 139

bras nuso Ce que l'on voit du visage est inexpressif, fermé, aveugle et sourd, !'ensemble est monolithique, inexorable [ooo].

Tout comme deux au moins de ses ballets, Le Jeune Homme et la mort (1928), Phedre (1950), tout comme L'Aigle a deux tetes, Orphée peut nous envoiiter a la maniere d'un oratorio funebreo N'était-ce pas déja le propos du Sang d'un poete qui, sous prétexte de percer le miroir et de nous faire entrer dans le Grand Jeu de l'occulte, glorifiait, au moins dans sa derniere partie, la grandeur des puissances voilées ? Mais cette fois c'est avec Maria Casares un etre sensible et frissonnant a tra­vers sa désincarnation meme qui nous introduit dans les fastes de la Mort, scintillants d'une étrange lumiere noireo Gilson en parle avec justesse:

Maria Casares dirigée par Cocteau, toute de feu contenu, atteignant a la vio­lence et a la vie du marbreo

Allusion certaine a ces V énus nocturnes qui hantent la poésie du chantre de Vocabulaire et qui savent « les détours de la chair aux statues ,. . Allusion non moins certaine a la Lee Miller du Sang d'un poete oii une voix aux articulations initiatiques commente ainsi le travail :

Sa besogne accomplie, la femme redevint statue, c'est-a-dire une chose inhu­maine avec des gants noirs défoncés par la neige sur laquelleo o o sa démarche par la suite ne laisserait aucune empreinteo

Cocteau aime cette musidora des ténebres ; il aime la femme-statue dont les yeux sont peints sur les paupieres qui, éclairée par une lumiere intense, pieds nus, descend lentement deux marches couvertes d'un tapis sombre puis s'immobiliseo

Mais cette fois-ci, il faut le redire, la mort ( qui pour Orphée est Sa mort) nous apparait comme une créature a la fois mythique et personna­lisée, et l'auteur souhaite que nous soyons amoureux d'elle comme le héros (si peu héroique) de l'histoire en est amoureux passionnémento La splendeur du film, c'est la splendeur de la Princesse qui vient contem­pler Orphée dans son sommeil, « posant sur lui ce deuxieme regard des­siné sur ses yeux mais dont l'immobilité frémit quand meme de la vie gardée des paupieres sous-jacentes » (Gilson)o Et puisque le film est, selon le dire meme de Cocteau, un scénario policier, comment les ama­teurs de la Série Noire ne se souviendraient-ils point de la vamp des thrillers qui est douée a l'écran d'un magnétisme analogue ? Seulement, la vamp hollywoodienne est une garce dont le male est victime, alors

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140 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

que !'amante du poete connait le destin extraordinaire d'etre une vic~ time, un holocauste sublime, une martyre de 1' Achéron. Nous sommes ainsi conviés a imiter le Mallarmé des Penetres et a nous accrocher a toutes les croisées (( d'ou l'on tourne l'épaule a la vie ».

(( Nosferatu » et (( Tabou ,,

I1 est hors de doute (mais il ne faut pas se lasser de le redire) que le cinéma muet, pensé et écrit en noir et blanc, était consubstantiellement l'expression du choc ou de l'antagonisme permanent du diurne et du nocturne. De la que ses virtualités aient culminé avec le mouvement expressionniste qui d'ailleurs ne s'est pratiquement jamais éteint. Mais au creur et au-dela de ce mouvement, la célébration du combat entre les puissances de la clarté et celles de l'ombre n'a jamais été réalisée avec plus de grandeur que dans certaines reuvres de Murnau. L'exégese ins­pirée par le Maitre (on peut prendre ce terme aussi au sens initiatique) est si abondante et si pénétrante, de Lotte Eisner jusqu'a Bouvier et Leutrat, dont la rigueur et la subtilité décourageraient tout commentaire ultérieur, qu'il faut bien se contenter de quelques reperes. Faute de pouvoir reproduire le discours des deux critiques précités qui se déve­loppe avec une inflexible continuité, nous nous contenterons de trans­crire une citation de Béla Balázs qui figure d'ailleurs dans leur étude :

Des nuages d'orage devant la lune, une ruine dans la nuit, une silhouette sombre non identifiée dans la cour vide, une araignée sur un visage humain, le navire aux voiles noires qui s'engage dans le canal, et sur lequel on ne peut voir aucun etre vivant qui le dirige, des loups qui hurlent dans la nuit et des chevaux qui subitement prennent peur, et nous ne savons pas de quoi - il n'y avait dans toutes ces images rien qui filt impossible dans la nature. Mais en elles souffiait un courant d'air glacial venu de l'au-dela.

N'ayons garde pourtant d'oublier tous ceux qui comme Jean Mitry, Alexandre Astruc, Jean Domarchi, Charles Jameux, ont été saisis par « le sentiment de !'inexorable », la « présence diffuse et irrémédiable qui va ronger et corrompre chaque image » et aussi « la fascination que peut exercer la puissance infinie du néant ». Dans sa Cinématheque idéale, Claude Beylie mentionne les sources et la postérité de cette « Symphonie de l'horreur ». L'immense mérite du livre a la fois minu­tieux et dominé de Leutrat et Bouvier54 est de resituer le film non pas

54. J.·L. LEUTRAT et BOUVIER, Nosferatu, éd. des Cahiers du cinéma.

Nosferatu : terrible et voluptueuse ambiguité.

seulement dans le contexte de l'époque ou il fut tourné, mais dans toute une tradition germanique. En fait, il y a convergence ici et la entre romantisme et expressionnisme dans la fascination pour « le noir Faustien », et la « révolte contre la lumiere solaire », ce qui culmine dans « l'effondrement des valeurs diurnes ». C'est la nature de la photo­graphie qui est ici fondamentale. Je n'ai pas saisi tres nettement si les auteurs se contentent de citer Bazin ou bien vont dans son sens quand ils soulignent que les objets prennent un caractere fantomatique « comme s'ils étaient exposés a la lumiere d'un soleil noir, comme s'ils étaient illuminés par la mort ». Voila une formule qui, sans vouloir jouer sur les mots, me semble tout a fait éclairante. Tout comme cette phrase qui condense une approche extremement attentive et nuancée d'un temps et d'une reuvre: « Dans Nosferatu, l'épouvante est a la mesure de l'envoutement d'un imaginaire qui se clót définitivement sur lui-meme. » Nous ne retenons ici que ce qui concerne notre enquete personnelle. Mais il apparait bien tout au long de ces pages complétées par des photogrammes (figurant aussi dans le numéro de L 'Avant-Scene

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Tabou : une liturgie de la fatalité plus forte que l'amour humain.

consacré a Nosferatu) que le décor transylvanien, l'utilisation des noirs et des gris, la silhouette du protagoniste, la structuration des séquences, enfin toute la trame esthétique du film, le font basculer dans cette épouvante redoutée et convoitée qui entretient depuis plus d'un demi­siecle chez tous les consommateurs de ce breuvage, devenus aussi les participants a un Mystere antique et moderne, une sensation indéfinis­sable de terrible, voluptueuse et sombre ambiguité.

On peut suivre Astruc quand il affirme que le sortilege murnalcien consiste a débusquer « cette fatalité cachée derriere les éléments les plus anodins du cadre ». Et cela se vérifie de fa\=on en apparence paradoxale dans le découpage de Tabou qui se déroule pourta'nt dans un décor édé­nique. Faute de pouvoir détailler !'ensemble des séquences, nous reco­pions quelques lignes concernant le détail des plans qui avait été donné en 1957 dans l'excellente revue lnterciné: On sait que Matahi s'est élancé dans la mer en une tentative désespérée pour rejoindre l'embarca­tion dans laquelle le grand-pretre Hitu a emporté comme une proie sacrée la jeune Reri choisie pour figurer au nombre des vestales.

L'ÉCRAN CÉLÉBRATEUR 143

Plan 697 : une corde pend a l'arriere de l'embarcation. Matahi s'en empare. La main de Hitu entre dans le champ et coupe la corde avec un couteau. La caméra panoramique vers le haut découvrant Matahi rapidement distancé par le bateau.

Plan 698 : le visage de Hitu ne se détourne meme pas. Il demeure fixe, impénétrable.

C'est en fonction de l'écriture de Murnau, de son style souple mais impitoyable, du hiératisme des interpretes, en particulier du terrible vieillard dont le visage aride et comme minéralisé apparait dépourvu de tout sentiment humain, que nous sentons s'exercer cette fatalité dont certains etres vulnérables et tendres sont les victimes prédestinées. Leur seule erreur au fond est d'etre nées et d'avoir cédé a l'amour qui pousse un homme et une femme l'un vers l'autre: comme dans la tragédie grecque, les dieux font peser sur eux leur inexorabilité.

Le ñlm noir

Noel Simsolo a raison de souligner55 la tres grande diversité de ce qu'on appelle un peu hativement le film noir, et d'affirmer que le genre est susceptible de modalités d'existence presque infinies selon l'époque, le scénariste, les stars, le réalisateur, etc. Comment unir High Sierra, Gilda, They live by Night, Lady from Shanghai ? Assurément, i1 y a un commun dénominateur entre ces films et une centaine d'autres si on prend pour parametre la peinture de la violence et un certain fonds d'aventures criminelles. En outre on ne peut nier que la chronique viro­lente de la société américaine, qui a inspiré des romanciers tels que Dashiell Hammett, Raymond Chandler, James Caín, David Goodis, H. McCoy, William R. Burnett, dégage aussi dans les productions hol­lywoodiennes ce relent de déchéance, de vice et de corruption qui dans la plupart des cas suscite chez le consommateur une sorte de jouissance sado-masochiste. Enfin d'une reuvre a l'autre se profilent ou s'étalent toujours certains archétypes spatiaux ou humains, tels que la rue, le tripot, la nuit, les truands, la police, la vamp, les politiciens pourris, le « privé». Cela dit on peut répéter : qu'y a-t-il de semblable entre Asphalt Jungle et Phantom Lady ?

Puisque c'est la possibilité d'une célébration au creur du genre qui nous retient ici, la sélection est sans doute plus facile a opérer. I1 est bien certain que ne relevent point de ce cérémonial de la mort violente des productions comme La Femme a abattre, Les Passagers de la nuit, Le

55. In Cinéma 77, n° 223.

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Tabou: une liturgie de la fatalité plus forte que l'amour humain.

consacré a Nosferatu) que le décor transylvanien, l'utilisation des noirs et des gris, la silhouette du protagoniste, la structuration des séquences, enfin toute la trame esthétique du film, le font basculer dans cette épouvante redoutée et convoitée qui entretient depuis plus d'un demi­siecle chez tous les consommateurs de ce breuvage, devenus aussi les participants a un Mystere antique et moderne, une sensation indéfinis­sable de terrible, voluptueuse et sombre ambigu1té.

On peut suivre Astruc quand il affirme que le sortilege murnalcien consiste a débusquer « cette fatalité cachée derriere les éléments les plus anodins du cadre ,. . Et cela se vérifie de fa9on en apparence paradoxale dans le découpage de Tabou qui se déroule pourtant dans un décor édé­nique. Faute de pouvoir détailler !'ensemble des séquences, nous reco­pions quelques lignes concernant le détail des plans qui avait été donné en 1957 dans l'excellente revue Interciné : On sait que Matahi s'est élancé dans la mer en une tentative désespérée pour rejoindre l'embarca­tion dans laquelle le grand-pretre Hitu a emporté comme une proie sacrée la jeune Reri choisie pour figurer au nombre des vestales.

L'ÉCRAN CÉLÉBRATEUR 143

Plan 697 : une corde pend a l'arriere de l'embarcation. Matahi s'en empare. La main de Hitu entre dans le champ et coupe la corde avec un couteau. La caméra panoramique vers le haut découvrant Matahi rapidement distancé par le bateau.

Plan 698 : le visage de Hitu ne se détourne meme pas. 11 demeure fixe, impénétrable.

C'est en fonction de l'écriture de Murnau, de son style souple mais impitovable, du hiératisme des interpretes, en particulier du terrible vieillard dont le visage aride et comme minéralisé apparait dépourvu de tout sentiment humain, que nous sentons s'exercer cette fatalité dont certains etres vulnérables et tendres sont les victimes prédestinées. Leur seule erreur au fond est d'etre nées et d'avoir cédé a l'amour qui pousse un homme et une femme l'un vers l'autre: comme dans la tragédie grecque, les dieux font peser sur eux leur inexorabilité.

Le mm noir

Noel Simsolo a raison de souligner55 la tres grande diversité de ce qu'on appelle un peu hativement le film noir, et d'affirmer que le genre est susceptible de modalités d'existence presque infinies selon l'époque, le scénariste, les stars, le réalisateur, etc. Comment unir High Sierra, Gilda, They live by Night, Lady from Shanghai ? Assurément, il y a un commun dénominateur entre ces films et une centaine d'autres si on prend pour parametre la peinture de la violence et un certain fonds d'aventures criminelles. En outre on ne peut nier que la chronique viro­lente de la société américaine, qui a inspiré des romanciers tels que Dashiell Hammett, Raymond Chandler, James Cain, David Goodis, H. McCoy, William R. Burnett, dégage aussi daos les productions hol­lywoodiennes ce relent de déchéance, de vice et de corruption qui dans la plupart des cas suscite chez le consommateur une sorte de jouissance sado-masochiste. Enfin d'une reuvre a l'autre se profilent ou s'étalent toujours certains archétypes spatiaux ou humains, tels que la rue, le tripot, la nuit, les truands, la police, la vamp, les politiciens pourris, le « privé ,. . Cela dit on peut répéter : qu'y a-t·il de semblable entre Asphalt Jung/e et Phantom Lady ?

Puisque c'est la possibilité d'une célébration au creur du genre qui nous retient ici, la sélection est sans doute plus facile a opérer. 11 est bien certain que ne relevent point de ce cérémonial de la mort violente des productions comme La Femme a abaure, Les Passagers de la nuit, Le

55. In Cinéma 77, n° 223.

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144 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

Le Faucon maltais. Quintessence du romanesque dans le film noir : Bogart et Mary Astor.

facteur sonne toujours deux fois et d'autres films dont la qualité n'est pas en cause, mais bien le style. Ce style, il nous apparait bien qu'il peut etre donné par l'inspiration du scénariste mais surtout par la facture du film et le hiératisme des interpretes. Alors on peut atteindre a ce niveau qu'exalte en croyant le critiquer Thomas Narcejac (comme le remarque fort justement Fran~ois Guérif56) :

Nous assistons a une série d'événements tragiques sans meme savoir qu'un líen les rattache les uns aux autres. On projette devant le lecteur un film sans sous-titre (Narcejac parle des livres mais son dire s'applique parfaitement aux films). Il voit les gestes mais il ignore leur sens. On veut qu'il marche de sur­prise en surprise sans comprendre. L'obscurité remplace le mystere.

56. Fran~ois Gu~RIF, Le Film noir.

L'ÉCRAN CÉLÉBRA TEUR 145

11 y a ici au moins trois éléments qui, groupés de certaine fa~on, nous permettent de dépasser ce réalisme auquel s'attache assez aveuglé­ment une partie des critiques. Borde et Chaumeton avaient été plus lucides en détectant le mélange d'onirisme et de fantastique qui se fon­dait avec la peinture documentaire57

• Et avant eux, Edgar Morin analy­sait tres finement le haut cérémonial funebre (non éloigné en certains cas de celui de la tragédie grecque) dont étaient investís les plus beaux des classiques du gen re 58

Encore que sa défmition nous semble un peu approximative, nous aimons bien l'affirmation de Simsolo parlant de la production posté­rieure a 1946 :

C'est alors que les films noirs ressembleront a d'étranges contes de rees aux résonances expressionnistes teintées de psychanalyse.

Cet expressionnisme ( qui sera cultivé par les admirables directeurs de la photographie, tels James Wong Howe, Karl Freund, Sid Hickox, Harold Rosson) releve souvent de l'école allemande des années vingt. Et de fait c'est de la que viennent un Robert Siodmak (The Killers), un Kurt Bernhardt (Conflict) et avant tous les autres un Fritz Lang. Cela dit, beaucoup plus qu'a un conte de fées meme expressionniste, nous songeons pour notre part a une étrange conjuration magique ou est féti­chisé cela meme qui semble au premier degré stigmatisé. L'ambivalence extraordinaire du genre tient a une contradiction interne qui est bien daos la nature humaine et conforme aux structures imaginatives des créateurs, contradiction qui - tout comme daos le domaine du fantas­tique - suscite simultanément l'horreur et la fascination.

Avec Lang il faut aller si l'on peut dire plus loin que la dimension du funebre, plus loin meme que la mort. Et c'est la seulement que se révélera la géniale complexité du Maitre. Mais elle ne peut etre saisie qu'a partir de l'écriture. Dans un ouvrage récent Simsolo a entrevu la singularité du graphisme langien quand il a écrit a propos de Beyond a Reasonable Doubt (L 'lnvraisemblable Vérité) :

La cbaine de toutes les séquences crée une barmonie de la nudité ou l'abs­traction triomphe pour faire d'un produit cinématograpbique un objet d'art, imparable, terrible et parfait59•

Cette excellente formule condense toute une littérature inspirée entre

57. BORDE et CHAUMETON, Panorama du film noir. 58. Edgar MORIN, L'Homme el la mort. 59. SIMSOLO, Coll. e Edilig •.

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Lang, un des maitres du thriller mi revit le hiératisme expressionniste. Glenn Ford et Gloria Graham daos Reglement de compres.

1960 et 1965 par l'reuvre du grand cinéaste dont le florilege critique du livre de Luc Moullet et les multiples numéros des Cahiers du cinéma peuvent donner idée. Mais une fois de plus je reviens a Michel Mourlet (que j'avais longuement cité daos Les Grands Cinéastes en 1967). 11 me parait avoir dit ce qui caractérise une vision du monde qui s'exprime en un style célébrateur :

Le paradoxe (du Tigre d'Eshnapour) est de nous séduire ... de la délectation sacrée d'un ordre tragique, de la contemplation de l'inhumain.

Assumer cet inhumain tel est en fin de compte le moyen le plus sur de justifier a la fois la destinée mortelle et le processus créateur. Autant dire que la « mise en scene ,., loin d'etre un moyen d'expression, va devenir sa propre raison d'etre. Ce qui pour ceux qui ont étudié d'un peu pres le dandysme est l'acte par excellence par quoi se manifeste le dandy accompli, qui ne célébrera plus que ... la célébration. Jean Dou­chet est arrivé a des conclusions ana1ogues daos ses études des Cahiers.

L'~CRAN dL~BRATEUR 147

La mécanique de la mise en scene, écrit-il, reproduit celle meme de l'univers et en révele !'inexorable inhumanité.

On voit que c'est le meme terme qui revient sous la plume des deux exégetes. Tel est aussi notre sentiment a condition de le neutraliser immédiatement par une postulation contraire : cette incohérence appa­rente nous est imposée par Lang lui-meme dont plus d'une demi-dou­zaine de films réalisés entre 1935 et 1955 disent le contraire de ce que parait impliquer L'lnvraisemblable Vérité parmi d'autres films, a savoir que la fonction du cinéaste est de faire retentir un appel a la justice, de promouvoir un combat pour le droit et la liberté, ce dont témoignent des ouvrages comme J'ai le droit de vivre, Moonfleet, Les bourreaux meu­rent aussi (qu'une émission récente de télévision nous a permis de remettre a sa vraie place : la premiere).

Toutes les déclarations du metteur en scene vont daos ce seos. 11 faut bien admettre qu'il y a en lui deux postulations simultanées et contra­dictoires. Mais le caractere commun serait indéniablement cette « métaphysique de l'architecture » qui exprimerait daos M comme daos Le Secret derriere la porte une célébration de l'espace.

Le numéro de L'Avant-Scene cinéma qui contient non seulement un découpage du Grand Sommeil, mais un ensemble de textes extremement pénétrants consacrés au film noir, ce numéro exceptionnel, par sa richesse et sa qualité, entretient pourtant l'équivoque qui persiste depuis une quarantaine d'années autour du film de Hawks et du genre noir en général. Apres avoir rendu hommage a Marc Vernet et a toute son équipe, il y a lieu de signaler l'ambigui'té d'un ouvrage tout a fait a part daos la carriere du cinéaste (Scarface est un film sur le gangstérisme, ce qui est bien différent) et tellement distancié par rapport a la thématique traditionnelle qu'on en vient a se demander si (en dépit de la participa­tion de Faulkner au scénario) la mise a l'écran du roman de Raymond Chandler n'a pas été avant tout pour le Maitre un passionnant exercice de style. Ne peut-on pas lire de deux fa~ons différentes l'appréciation de Michel Marmin daos Le Fígaro :

La précision du découpage, la pureté distante de la mise en scene, la beauté glaciale de la photographie de Sid Hickok et la profondeur laconique de l'inter­prétation sous-tendent une vision ironique, cynique et passablement désabusée de la condition humaine.

Or, c'est une vision toute contraire que nous offrent la plupart des reuvres de Hawks.

Voila pourquoi il n'est pas impossible que The Big Sleep soit, plutot qu'un récit qui engagerait son auteur, une parfaite construction drama-

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148 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

tique et intellectuelle. Toutefois il est au moins une séquence qui est dans la pure tradition du « thriller ,. con~u comme une liturgie funebre. Marc Vernet en a donné dans L 'Avant-Scene une analyse remarquable : il s'agit de ce passage impressionnant ou Canino se débarrasse de Harry Jones interprété par Elisha Cook Jr dont se souviennent ceux qui ont vu Le Faucon ma/taú et son jeune tueur a la manque. L'article s'intitule : «Un enfant est battu : le petit indicateur est mort >~. On sait que Canino oblige Jones a prendre un verre qui en fait contient un poison violent.

Sa silhouette, dit Marc Vernet, rendue floue par la vitre dépolie, le fait déja appartenir au royaume des ombres ; la mort est au travail, humide et froide comme dans une photo de Robert Franck ou de Claude Batho.

Fran~ois Guérif a raison de mentionner Double Indemnity et Sunset Bou/evard dans son étude60

, mais il aurait pu joindre a ces deux films majeurs du genre un troisieme ouvrage de Billy Wilder auquel L 'Avant­Scene a consacré un numéro : Fedora . On sait que c'est ici l'histoire d'une actrice qui pour préserver sa légende et son mythe substitue sa fille a elle-meme. Marthe Keller incarne done ici la jeune Antonia et la fausse Fedora dont l'apparence (ample chapeau, épaisses lunettes naires, foulard, accentuent le lointain et le mystere) est explicitement celle d'une Garbo revivifiée.

Certains n'ont voulu voir dans Fedora que le reglement de comptes sarcastique et quelque peu ricanant d'un exilé autrichien qui a toujours pris ses distances avec Hollywood (nous allons le vérifier tout a l'heure avec Sunset Bou/evard). Mais il est heureux que les plus avisés des criti­ques aient sentí ici - comme on sent l'odeur de la mort - une grande parade funebre.

Fedora, a pu dire Jean-Paul Torok, met le sceau final au tombeau d'un cinéma défunt sur le souvenir duquel flottent encore les fantómes de Laura, de Pandora, de Norma, de Maria d'Amata, qui a disparo dans la dissolution de ses éléments.

On s'enfonce un peu plus loin dans cette sombre zone avec Michel Perez:

Drame hanté par les spectres de l'age d'or du reve industrie!, lente agonie d'une star filmée avec la curiosité fascinée qu'on doit avoir lorsqu'on a le privi­lege d'assister aux derniers moments d'une bete fabuleuse, Fedora est comme un opéra aux splendeurs morbides ...

60. Fran~ois GutRIF, op. cit.

Le couple mythique par excellence : Bogart et Lauren Bacall dans Le Grand Sommeil.

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Page 66: Un Art de La Célebration

150 UN ART DE LA CÉLÉBRA TION

Ce second texte nous conduit tout naturellement a celui de Gérard Legrand qui, luí, va jusqu'au bout de l'exploration :

Film presque austere en meme temps que dramma gz'ocoso, Fedora propose une réflexion sur le néant de l'existence et sur le néant du spectacle, affrontés puis renvoyés en match nul.

Cette vue serait confirmée par les lignes de J.P. Torok nous rappe­lant que la villa est sise dans une ile qui, de l'aveu meme de Wilder, est L '/le des morts de Bocklin, et que cette villa est comme « un mau­solée ou est exposé le corps remodelé ». A ce niveau qui est le plus pro­fond et le plus secret du film, il ne s'agit plus d'une volonté désespérée d'un monstre sacré de Hollywood de s'éterniser contre le temps et l'Histoire, mais bien d'un inéluctable triomphe des Parques. En 1939, Edmund Goulding avait tourné avec Bette Davis Dark Victory qui avait été diffusé en France sous le titre de Victoire sur la nuit. C'est une tout autre traduction, totalement littérale, qu'on peut inscrire en fronton de ce temple baroque qu'est Fedora. En effet, c'est bien en termes de baro­quisme qu'il faut aborder cette reuvre a laquelle s'appliqueraient pleine­ment les belles analyses conduites par Pierre Pitiot61

L'auteur cite longuement et a juste titre l'article de Marcel Brion contenu dans le premier numéro d' Études cinématographiques, et il en résume la portée dans une phrase clef: « L'amour passionné de la vie et ce trouble intéret qu'on porte a la mort marquent les deux poles de la cinétique baroque. » I1 voit l'idée de mort impliquée dans le baroque s'exprimer a trois niveaux: la décrépitude qui affecte l'homme biologique; la déchéance qui affecte l'homme social; la décomposition qui atteint l'homme sociologique et entraine la désagrégation d'une société donnée.

11 est possible que cette vue ne rende pas compte des multiples expressions de la mort a l'écran, mais elle concerne un nombre impor­tant de films (analysés dans ce livre) parmi lesquels nous tenons a mentionner : Boulevard du crépuscule, La Comtesse aux pieds nus, Agent X 27, Eva, Lo/a Montes, La Mort a Venise, Sandra, Senso. Mais n'oublions pas l'originalité de Fedora qui nous semble précisément se situer curieusement au confluent insolite d'une comédie satirique, d'une fausse romance hollywoodienne, d'un caprice expressionniste et d'une méditation baroque. De cette derniere ligne de force la séquence pénul­tieme s'offre comme le point culminant.

61. Pierre PITIOT, Cinéma de more: esquisse d'un baroque cinématographique.

L'ÉCRAN CÉLÉBRATEUR 151

Elle débute par un plan rapproché en plongée sur le visage d' Antonia suivi d'un lent travelling révélant la présence de Barry devant le cercueil. Un plan d'ensemble en contreplongée montre un quatuor accordant ses instruments que le groupe des cinq assistants regarde, pris en légere plongée. Par la suite, tandis que la vraie Fedora donne les consignes, un plan moyen cadre en con­treplongée le cercueil. Un employé retire des bouquets. De part et d'autre du catafalque, le maquilleur et le coiffeur procedent aux retouches qui doivent recomposer les traits de la morte. Sur un ordre de l'organisatrice, on déplace le catafalque de fa~on qu'il re~oive « un peu de cette belle lumiere d'apres-midi ,, ce qui provoque ce compliment de Barry a la comtesse : « Pour ce qui est d'organiser des funérailles, vous etes vraiment imbattable. »62

Mais ces mots pourraient concerner toute l'équipe de Wilder, le directeur de la photo, Gerry Fisher, le chef décorateur, Alexandre Trauner, le musicien, Miklos Rosza, qui ont réalisé ici une fascinante et somptueuse modalité de baroque funéraire. Nous nous permettons d'appliquer a cette séquence un passage de Pitiot que nous abrégeons légerement :

Ces demeures totalement refermées sur elles-memes, coupées du monde exté­rieur... constituent a elles seules un univers différent d'oii la vie, presque absente, ne se manifeste plus que sous forme de convulsions agoniques dans des clairs-obscurs dont émergent souvent les somptueux vestiges d'un passé plus ou moins proche.

Fedora date de 1977. En 1950, Wilder avait réalisé Boulevard du cré­puscule. La continuité entre les deux reuvres nous semble telle que nous tenterons un bref retour en arriere. Au premier niveau, Sunset Bou/e­vard peut sembler sordide et se rattachant a la lignée la plus poisseuse du thriller. J oe Gillis, scénariste sans emploi, se laisse acheter puis vam­piriser par une ancienne star devenue quasiment schizophrene, Norma Desmond, qui, constatant le désir de rompre manifesté par celui-ci, le tue et sombre dans la démence. A un second niveau, c'est, comme le dit Suzanne Louis dans sa fiche ROC, « l'agonie d'un certain style de vie, d'un certain cinéma ». C'est ce que polarise « la réclusion d'une vedette prostrée dans l'oubli ». Mais si l'reuvre peut etre vue dans un constat, un bilan mi-tragique, mi-satirique, la sophistication et la para­noia ainsi dénoncées peuvent, a la faveur d'un style ambigu, offrir en quelque sorte leur coté positif, voire fascinant, et devenir non pas seule­ment, comme on pouvait lire en une excellente étude parue dans Radio­Cinéma « un hymne nostalgique au passé, aux puissances du reve et de l'inconscient », mais aussi, au moins dans certains passages, une authen-

62. Texte du numéro de L'Avant-Scene cinéma consacré au film.

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Le Boulevard du crépuscule et le crépuscule des monstres sacrés : Gloria Swanson et Eric von Stroheim.

tique célébration de tout ce qui tourne le dos a la vie, au présent, pour tout dire : a l'etre.

Il est évident que Norma est souvent grotesque ou odieuse; il est non moins certain que la mythologie artificielle et surannée dans laquelle elle s'obstine a vivre (secondée par Max von Mayerling, son ex­mari et présentement son factotum) est traitée sans pitié par Billy Wilder. Mais voyons les choses de plus pres. Tout d'abord le présent de Hollywood, par exemple la party, que traverse Gillis vaguement écceuré, est d'une vulgarité et d'une sottise qui nous levent le cceur a nous aussi. Et surtout il y a quelques moments ou le coté spectral et funebre de l'univers de Norma nous envoute. Parlant des partenaires de bridge de l'actrice, eux aussi survivants du naufrage et cruellement dépouillés de leur ancienne splendeur, le critique de Radio-Cinéma pense que « les scenes ou sont réunis ces fantómes desséchés et comme vidés de leur substance ont une sorte de terrible et intolérable beauté ».

Ne peut-on dire la meme chose de la séquence onirique et démentielle, aux confins du baroque et de l'expressionnisme, ou nous voyons Joe et

L'ÉCRAN CÉLÉBRA TEUR 153

Norma danser un tango solitaire dans une immense salle dont la somp­tuosité rehaussée par la présence d'un orchestre de luxe n'est pas seule­ment au regard du déconcertant Wilder le comble de la dérision mais peut-etre également l'apogée du funéraire : c'est précisément le terme qui revient sous la plume de Pitiot qui cite a maintes reprises le film dans son ouvrage:

Norma Desmond, qui vient d'abattre Joe Gillis, descend lentement l'escalier sous les flashes des photographes, retrouvant pour un instant sa célébrité passée, vénéneuse pretresse célébrant un ultime culte funéraire.

Rappelons au passage que, du moment ou elle s'était enfermée dans ce palais qui était un peu comme son Xanadou, elle avait exigé que les volets en fussent définitivement dos, pour ne plus laisser filtrer la lumiere du jour ...

Mais il est une scene plus prenante et qui fait de nous des complices, cédant sans remords a la morbidezza de l'image. Le suicide manqué de Norma, qui a tenté de s'ouvrir les veines, nous la livre a la fois pitoyable et aussi fascinante qu'une peinture de Gustave Moreau, ten­dant vers Joe ses poignets que serrent deux bandelettes immaculées, tandis que son regard reflete une soif de bonheur en meme temps qu'une tragique solitude. Nous succombons avec Joe a cet appel d'un Eros funebre, dont la sensualité s'enveloppe de prestiges aussi singu­liers. Dans notre souvenir (Wilder l'a-t-il voulu ?) cet instant gommera tous les plans hideux et quasi felliniens ou nous voyons le visage de la star livré dérisoirement aux vains artífices du maquillage destinés a luí redonner son éclat. Ou est le piege dans cette production aux significa­tions fuyantes et contradictoires ? Le titre du film « noir » tourné par le cinéaste six ans avant, Assurance sur la mort, pourrait bien nous offrir un repere ambigu et tentant comme le chant des sirenes.

De toutes les sirenes « noires » de l'écran, Marlene reste celle qui exerce la fascination la plus durable. Mais comment la disjoindre de Sternberg, Pygmalion pris au piege ? Le chant du cygne de ce tandem qui défia les gageures les plus extravagantes, ce fut une adaptation oni­rique et funebre du roman de Pierre Louys, La Femme et le Pantin. La vamp, incarnée ici par Concha Péres, espece de super-Carmen hideuse a force de métallique et cruelle splendeur, évoquait les dévoreuses du cinéma muet italien tout comme les délires de D'Annunzio. Elle appa­raissait a la fin vetue tout de noir, parée avec une magnificence sinistre et chantait une sorte de complainte dont le sadisme tout germanique s'harmonisait pourtant bien avec l'atmosphere d'une Espagne décadente telle qu'aurait pu la rever Cocteau. Image ou l'on reconnaitrait volon­tiers la fusion de Goya et de Léonor Fini, triomphe implacable d'un

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154 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

Deux aspects d'un mythe incarné et fascinant : Marlene Dietrich dans La Femme et le Pantin et dans X 27.

Éros noir tel que !'imagine Pierre-Jean Jouve, et cristallisation de l'ima­gination hagarde et tourmentée d'un reveur obsédé.

Entre le lyrisme suicidaire de La Femme et le Pantin et l'enlisement infernal de Shanghai il n'y a pas discontinuité. A cette différence pres que la femme fatale qui s'était revetue des prestiges charnels de tous les climats depuis l'aridité d' Afrique (Creurs brisés), la Vienne de X 27, la chine de Shanghai Express, jusqu'au composé hispano-hollywoodien de La Femme et le Pantin, est devenue dans Shanghai un homme fatal, luí aussi androgyne, et prenant le visage huileux et animal de Víctor Mature pour exercer ses ravages dans un lupanar encore une fois étouf­fant d'exotisme. Jamais peut-etre la somptueuse décomposition d'un décor ruisselant de byzantinisme, suffoquant les narines par tout ce qu'il impliquait de sueur et d'arómes énervants, ne fut mieux accordée a la circulation d'une faune humaine dont la « fangeuse grandeur » était encore une fois d'essence toute baudelairienne. Mais revenons a The Devil is a Woman.

Sans doute est-ce Marcel Oms qui en a parlé de la fa¡;on la plus éloquente:

L'ÉCRAN CÉLÉBRA TEUR 155

Concha Péres est l'Épeire Diademe de cet univers arachnéen étouffant. Tout le film est une fabuleuse et immense toile d'araignée tissée en toute conscience par le metteur en scene lui-meme. Les arbres tordent leurs doigts crochus, les saules pleurent des feuillages languissants ; les grilles convulsées enferment les amants imprudents ou insoucieux ; les mantilles ont des dentelles périlleuses, et, dans l'ombre d'une luxuriance de serpentins veille le regard vénéneux de la Femme-Araignée, voulue telle et comme telle emprisonnant dans les volutes mortels de sa toile ceux qui ont risqué !'aventure et que les privant d'air, elle étouffe63•

~· La Mort a Venise ''

Sur le génie de Visconti assez d'exégeses enthousiastes se sont expri­mées64 pour qu'on en vienne tout de suite a ce qui fait l'objet de notre propos : la célébration de la mort dans le film adapté de Thomas Mann : La Mort a Venise. Rappelons d'abord que cette pulsion de mort qui releve de l'analyse freudienne est liée a un « décadentisme » que le cinéaste n'a jamais renié. Jean Tulard cite dans son Dictionnaire le propos fameux: « On m'a souvent traité de décadent. J'ai de la déca­dence une opinion tres favorable. Je suis imbu de cette décadence. » Et l'on sait que le dernier film de Visconti, L 'lnnocent, est tiré de D' Annunzio.

Sur La Mort a Venise nous utiliserons essentiellement deux analyses : la fiche de Jean Sémolué dans Téléciné, le chapitre de Michel Esteve dans Cinéma et Condition humaine, ·mais nous risquerons ensuite une approche toute personnelle. Dans le numéro 174 de Téléciné, Sémolué se livre a une étude tres approfondie et tres dominée du film. Nous en transcrivons quelques passages qui nous semblent se rattacher a notre recherche :

Tout devient allégorie si l'on prend, des le générique, le film comme un voyage vers la mort : les eaux de la lagune deviennent celles du Styx, le gondo­lier devient Charon ou, si l'on prérere éviter des assimilations primaires, une figure de la mort... La démarche fluid e du film opere le glissant passage d'un monde a l'autre et le leitmotiv de l'adagietto devient douce marche funebre, sans rien de sinistre. 11 joue dans le film le role d'avertisseur que joue le theme du désir, emprunté a Wagner, dans une autre nouvelle de Thomas Mann, Tris tan.

63. Maree! ÜLMS, Anthologie du cinéma, t. IV. 64. Une des plus récentes sera peut-etre I'ouvrage de rérerence: il s'agit de l'essai de

Youssef ISHAGHTOWZ, Éd. de la Diflerence.

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156 UN ART DE LA CÉLÉBRATION

Tout autant que Mahler que nous retrouverons tout a l'heure, Wagner est un repere essentiel puisque Tristan est une sorte d'exalta­tion du non-etre - comme l'ont montré aussi bien Marcel Schneider65

que Roland de Renéville66•

Sémolué introduit ensuite fort judicieusement une référence a Baudelaire :

On ne saurait dire si l'irnage de Tadzio que contemple Aschenbach est per­ception réelle ou vision imaginaire. Elle est en tout cas une invitation compa­rable au Voyage baudelairien :

« Nous nous embarquerons sur la mer des Ténebres Avec le creur joyeux d'un jeune passager. »

On peut d'ailleurs prolonger la citation :

O Mort, vieux capitaine, i1 est temps ! levons l'ancre !

Le dernier paragraphe de la fiche unit dans une convergence qui est au centre de l'esthétique et de la métaphysique viscontienne, de Senso a L 'lnnocent, deux contradictions qui finissent par se fondre au-dela de leurs tensions respectives : « Célébration, dénonciation ».

Le miracle de La Mort a Venise, c'est que les contradictions y sont libérées en toute sérénité, sans perdre leur complexité. Explicitement pédérastique, le film est moins trouble que Rocco ou Senso. La frénésie ne se boucle plus sur elle-meme et fait place a la délectation de l'impossible.

Penchons-nous maintenant sur le texte de Michel Esteve : a propos de la scene finale, il écrit que « l'union de la beauté et de la mort s'affirme avec une force inou'.ie ». Et il montre la concordance de cette ligne de force avec celle que Mahler a lui-meme détectée dans son reuvre : « élan vital le plus ardent, désir brulant de la mort ». Et il conclut:

Chant grave et méditatif, lent cérémonial tragique ... ; chants de mort, de beauté et d'éternité, les images de Visconti et l'adagietto de Mahler nous intro­duisent dans un autre univers oii !'esprit, les sens et !'ame semblent accéder a une autre expérience de la vie.

A mon grand regret, ce texte me semble flou. Et sans méconna1tre la pénétration de tout ce qui précede dans cet article, je risque une relec­ture peut-etre trop subjective du film.

65. Marcel SCHNEIDER, Wagner, Éd. du Seuil, coll. « Solreges •, 1960. 66. Roland de RE~VILLE, L 'Expérience poétique.

Tadzio soudain plus accessible, mais en fait a jamais hors d'atteinte pour le pusillanime Aschenbach de Mort a Venise.

Ce dialogue entre des voix antagonistes qui a nourri l'reuvre de Mann (souvenons-nous de La Montagne magique) mais aussi celle d'un Barres (La Colline inspirée) et d'un Montherlant (Service inutile), ce dia­logue, qui est au fond celui de l'apollinien et du dionysiaque, nous est offert simultanément dans le livre et dans le film sous la forme d'un voyage initiatique, d'une descente aux Enfers de l'Etre, d'une mort fatale sans transfiguration.

Tout est done déja chez Thomas Mann: l'extase que suscitera une grace hellénique ou botticellienne, incarnée par l'adolescent Tadzio, dont la rencontre a Venise sera l'un de ces coups de foudre que la Beauté jette au creur en passant, comme disait Jean Cocteau; l'identifi­cation entre l'aspiration désespérée a cette Beauté interdite (puisque c'est celle d'un etre du meme sexe que le protagoniste et d'un etre dont la jeunesse semble immaculée) et l'élan du Créateur - écrivain ou musicien - vers un idéal a la fois inaccessible et tabou ; la convergence de trois lignes de force qui progressent avec une implacable sil.reté : la fulguration du Beau; la pureté d'un ailleurs défendu; la fatalité de la

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Mort au bout du voyage. On aurait pu croire que cette fiction, qui rejoint la richesse et l'ambiguité des mythes immémoriaux, était d'ordre strictement littéraire. En l'imaginant, en lui donnant une structure faite d'images nobles, musicales, recueillies, Visconti nous a entrainés dans un itinéraire dont le tracé laisse en nous les impressions les plus fortes et les plus profondes que le cinéma nous ait communiquées depuis bien longtemps.

Le Guépard révélait déja, en particulier dans la scene quasi prous­tienne du bal ( on sait que Visconti voulait tourner A la recherche du temps perdu), l'reil d'un contemplateur grave et mélancolique. Ici, de l'image initiale qui nous montre le lent et magiquement interminable glissement d'un navire étrange sur une mer qu'on dirait légendaire, jusqu'a l'image finale ouverte sur l'aridité d'une plage vide et décolorée, tout est métaphore, tout est musique, tout est signe orphique, porteur d'envoütement. Jamais (sauf peut-etre dans l'reuvre de Dreyer ou dans le cinéma japonais) la lenteur n'a été chargée de cette puissance qu'on pourrait presque dire sacrée. Les longs panoramiques répétés sur le hall de l'hótel oii le professeur Aschenbach aura la révélation d'une Beauté inimaginée (au passage on retrouve un Manet, un Renoir), les amples et harmonieux plans d'ensemble d'une plage de 1911 (cette fois-ci, c'est Boudin), les promenades ou mieux les errances a l'intérieur de Venise, dans des quartiers pestilentiels qui donnent un avant-goüt du Styx et de 1' Achéron, les caresses insidieuses d'une caméra qui, en s'arretant sur l'etre interdit, en décele a la fois le rayonnement magique et la dange­reuse fascination : tout ici, par le sortilege d'une écriture constamment retenue, dominée jusque dans le sarcasme et le cri, devient musique, mystérieuse et envoütante, symphonie, dont les accords se fondent avec les deux reuvres de Mahler qui accompagnent les scenes muettes du film.

L'homosexualité, fantasme viscontien jusqu'ici mal exorcisé, devient pure métaphore : elle symbolise l'image d'un accomplissement vis-a-vis duquel s'interroge en une méditation tragique notre cinéaste, accomplis­sement qui est bien plus de l'ordre de la création esthétique - il faut le redire - que du bonheur charnel. En fait, c'est la tentation a la fois mortelle et impossible a surmonter qui s'offre au héros mythique comme au poete des temps modernes, forcer le passage, asseoir, comme le voulait Rimbaud, la Beauté sur ses genoux. Mais c'est au risque de se dégrader, au risque meme de devenir un pantin grotesque en voulant forcer la nature comme !'indique la teinture coulant (au lieu de sang) des tempes de notre pauvre Faust truqué, qui a voulu par un semblant de rajeunissement lutter contre la marche du temps. Tandis qu'il ago­nise, vaincu par l'épidémie qui va ravager Venise - mais cette épi­démie, nous savons que c'est pour lui la forme prise par l'attraction de

Le noyau de l'éros : la dégradation et la mort '(Senso).

l'abime -, le jeune Apollon, tel un personnage de Vinci, leve son doigt vers un horizon indéfinissable, vers cet « horizon chimérique » qui ins­pirait Gabriel Fauré, mais qui prend bien plutot ici les résonances fune­bres de la derniere scene de Tristan.

Peut-etre faudra-t-il encore que beaucoup d'années s'écoulent pour qu'on reprenne avec quelque distanciation l'itinéraire viscontien d'Osses­sione a L 'lnnocent en y découvrant une certaine densité tragique qui cul­minerait aussi bien avec La Terra trema qu'avec Senso, un certain épais­sissement de la Fatalité qui, tout autant que le diagnostic du sociologue engagé que se voulait Visconti, colore ces reveries sur le déclin et la décadence. Il m'apparait que !'extreme intelligence critique de ce scruta­teur n'a pu résorber le dandysme désespéré que poursuivait aussi Bau­delaire et dont il faisait l'image du Beau Moderne.

Il y a une autre lecture de cette production fascinante et ténébreuse. C'est celle que Marcel Schneider applique a Wagner qui, selon lui, « est

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arrivé dans Parsifal a décrire de la fa~on la plus précise et la plus exal­tante une liturgie qui n'a pour noyau que le vide mystérieux ».

u India Song ,,

Le meilleur commentaire d' India Song et de Son nom de Venise (volets inséparables d'un diptyque funebre) ce ne sont pas les ouvrages (le plus souvent obscurcissants) consacrés a Duras ni mel}le les analyses péné­trantes parues dans Les Cahiers du cinéma, dans 1' Eloge du cinéma expéri­mental ou ailleurs, c'est .. . le petit mais tres substantiel volume de la col­lection « Écrivains de toujours » consacré a Mallarmé. En effet, Charles Mauron, dont c'était ici, sauf erreur, la quatrieme étude vouée au poete d' Hérodiade, explore le sonnet : « Une dentelle s'abolit » en termes qui nous semblent parfaitement convenir a ces deux films de Duras. Nous rappelons le début du poeme :

Une dentelle s'abolit Dans le doute du Jeu supreme A n'entr'ouvrir comme un blaspheme Qu'absence éternelle de lit.

Ajoutons tout de suite que l'évocation incantatoire est ici comme une célébration, et c'est bien cette dimension qui donne la clef des films en question, de fa~on pour nous si évidente que nous sommes étonné de voir des commentateurs aussi subtils que Dominique Noguez ou Jean­Pierre Oudan ne point s'en etre avisés.

Absence, vide et, de ce fait, néant ou ríen : ce rien qui revient de maniere obsédante dans le texte du Vice-consu/ et d' India Song. Or que dit Mauron de Mallarmé :

Par la breche ainsi ouverte (celle que creuse le souhait final de voir dans la seule mandore un espoir de maternité) on devine que des images et des émo­tions tres profondes se précipitent, peut-etre l'image de la mere morte, le gui­gnon du destin charnel, le désir de fuir hors de la réalité, la fascination du néant.

C'est en termes de fascination que Dominique Noguez évoque le pro­cessus tragique d'India Song, avec ses protagonistes « perdus », « dé­connectés », ce qui l'amene a dire :

L 'extreme souffrance neutralisée comme par quelque morphine intérieure, s'y transmue en extase (que le critique écrit aussi ec-stase) privation de douleur, privation d'identité.

L'ÉCRAN CÉLÉBRA TEUR

Charnelle, impalpable,

morte-vivante : Delphine Seyrig dans India Song.

161

Ainsi, le dépassement dialectique au cours d' India Song du concret et de la personne conduirait vers une sorte de « quintessence » . Mais cette quintessence n'a ríen a voir avec le platonisme : elle a partie liée avec la disparition. Disparition de la consistance, de la mémoire, des traces et des vestiges, ce qui se révele pleinement dans Son nom de Venise : « Les travellings ne servent nulle évocation historique, romanesque... Leur lenteur, leur indécision évacuent l'histoire en douceur et exténuent les connotations des images », pourra écrire J.-P. Oudart, qui voit bien ce que Dominique Noguez semble avoir occulté : c'est que le film est une évocation magique, celle d'une montée d'au-dela de la mort. Les voix off dont l'une selon Duras elle-meme mime la mémoire, et l'autre, l'oubli, sont la pour nous situer dans une autre dimension, dont la per­ception est peut-etre familiere a cette admiratrice de Dreyer qu'est la réalisatrice.

Le film redonne précisément consistance a des etres et a des moments exhumés. Ce qui a été dit de plus profond peut-etre sur India Song, c'est le mot du critique de Sight and Sound, Carlos Clarens : « Les per­sonnages... sont comme des fantomes dans une dimension filmique. »

Ici, comme chez Robbe-Grillet, mais avec une tout autre élégance, les

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personnages prennent vie dans un espace a la fois filmique et surréel. Le film est comme un envoutant Requiem a plusieurs niveaux : son déroulement solennel et fluide exprime a la fois une méditation sur le déclin du monde occidental (la derniere partie est a cet égard assez explicite) et sur le déclin en lui-meme qui, dans le premier volet, est dit par la futilité des propos et dans le second par « un bric-a-brac souillé de moisissures et de fientes ». Toute incarnation est ici illusoire et vaine. La caméra volontairement Hiche la proie pour l'ombre. Et cette « douceur terrible » dont on a crédité Resnais et qui chez Duras s'étend de ce film a ses a:uvres les plus récentes, c'est l'expression irréfutable de l'absence, du non-etre, de l'inanité originelle et fatale de tout devenir.

Le contrepoint musical, tout comme l'asynchronisme des voix, souli­gnent le fantasme majeur de Duras. Ce ne sont pas des voix off au sens habituel du terme, bien qu'elles proviennent d'une source extérieure au cadre de l'image, ni non plus la voix intérieure de l'un des personnages. Ce sont les voix de témoins invisibles qui dialoguent entre eux de ce qu'ils ont vu, il y a longtemps, ou bien de ce dont ils ont entendu parler, que les uns ont oublié, que les autres font renaitre par leurs questions. Elles précedent ou suivent ce qui se passe a l'écran, elles coincident rarement avec l'image. Ce sont elles qui donnent la vie, qui créent l'histoire. Quand les voix se taisent - et la derniere a parler est celle de Marguerite Duras : « La chaleur était redevenue celle de Calcutta » - effa~ant les personnages, défilent sur l'écran les lignes, les noms d'une carte de géographie, signes morts d'une réalité vivante. Les voix créent ainsi un espace dont notre imaginaire est le maitre a la suite de celui de Marguerite Duras qui dit dans Les Parleuses s'etre «fabriqué une Inde •, des Indes, comme on disait avant ... , pendant le colonia­lisme. Qu'importe que du point de vue scolaire cette Inde soit fausse :

Calcutta était pas la capitale et on ne peut pas aller en une apres-midi de Calcutta aux bouches du Gange ... Et le Népal, il peut pas y aller non plus dans la journée chasser la-bas, l'ambassadeur de France. Et Lahore est tres loin, Lahore c'est au Pakistan67•

La logique de l'imaginaire n'est pas celle de la connaissance scientifique ; ce qui est ainsi créé, vrai ou faux, est intouchable, plus vrai que le vrai, on n'y peut rien changer sous peine de tout détruire.

Créatrices d'espace, les voix sont aussi créatrices du temps : des voix sans corps parlent de corps sans voix, des voix font surgir du néant des

67. Marguerite D URAS, Les Parleuses.

L'ÉCRAN CÉLÉBRATEUR 163

corps morts, font entendre leurs voix. Les voix sans corps parlent au passé, les voix des morts parlent au présent ; ils sont saisis dans le moment qu'ils ont vécu une fois, autrefois, et qui demeure ainsi éternel­lement dans le présent par le biais de leur voix. Ainsi corps et voix séparés dans le texte et dans l'image recréent l'histoire. Sur l'écran paraissent des images (qui ne sont déja plus des corps), et se font entendre des voix qui, elles, sont bien réelles ; a un deuxieme niveau deux films, celui des corps, celui des voix, s'imbriquent, rendent parfois plus difficile leur approche, finalement se completent ; a un troisieme niveau les images que l'on voit (par exemple la photo d' Anne-Marie Stretter - la vraie - sur le piano) sont des représentations de quel­qu'un qui est mort ; enfin, a un quatrieme niveau, des voix sans corps essaient de se souvenir, et les images qui bougent sur l'écran sont la représentation imaginaire (mentale ?) de ceux qui entendent les voix, elles sont a jamais muettes puisqu'elles n'existent pas.

On a pu signaler dans les analyses du film le rapport entre la fonc­tion du miroir et celle de la voix. Le miroir semble etre ainsi - comme chez Cocteau - la porte entre ici et l'au-dela, entre la mort et la vie. Et, comme Cocteau encore, mais a sa fa~on a elle, Marguerite Duras va voir de l'autre coté du miroir : au lieu de nous y faire pénétrer elle en fait sortir des personnages. Ce que nous voyons, c'est non pas l'espace invisible oii. tout se passe, mais ce qu'imaginent les voix, ce qu'elles essaient de faire revivre, ce qu'elles recréent avec les données de la mémoire, ce qu'elles éternisent dans le présent, simplement paree qu'elles en parlent.

La musique crée elle aussi une distanciation constante. Voix et musique suscitent autour de l'image et dans l'image meme une déréali­sation transfigurante. Mais a lui seul le sortilege visuel opere déja, pour susciter un discours sur « le peu de réalité ». Telle la séquence suivante qu'introduit avec gout Dominique Noguez:

Les smokings des invités sont ineffa~ables. Ineffa~ables ces lenteurs, le faste moite d'une rete coloniale, d'une fin d'époque. Cette déliquescence qui se retient. Or cela passe par ces plans-la (il vient d'évoquer l'image a dessein surexposée de l'actrice), ce cadrage, cette durée - par exemple ce long plan fixe en durée réelle du couloir de l'Hotel des Iles, au cours duquel on voit arriver, marcher, lentement vers nous, puis sortir du champ, Anne-Marie Stetter et ses quatre chevaliers servants, puis ríen, puis arriver, marcher, sortir du champ le vice-consul.

Or n'est-ce pas la le tracé meme d'une célébration ? Mais peut-etre celle de Son nom de Venise est-elle encore plus belle.

Le temps est aboli puisqu'il est réduit a un espace. A un écoulement

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qui impliquerait la durée s'est substituée une sorte de circularité creuse et non structurante. L'élimination de toute vie, meme minérale ou végé­tale, triomphe dans le long et inexorable parcours de ces jardins déserts, dans l'inventaire minutieux de ces salles réduites a des ruines, et désertes. Le spatial atteint en un sens une pureté extra-terrestre, dans la mesure ou il ne peut plus renvoyer a autre chose qu'a cette immobilisa­tion ou a ce cheminement sans objet et sans espoir. Le travelling qui dans le premier épisode d'Aurelia Steiner gardera un je ne sais quoi de mélancolique est ici quelque chose qui se détruit au moment ou i1 s'accomplit. Mais i1 reste dans le hiératisme de l'écriture, dans la trans­cendance creuse qu'elle semble impliquer en regara de tout repere et de toute anecdote, dans son glacis rigoureux et pur comme de la musique de chambre, il reste la splendeur mallarméenne de ce cérémonial en l'honneur de la vacuité.

Une seule vision d'Agatha nous confirme certes dans ces vues mais ne nous permet pas de rendre compte de ce film encore plus cathare que les précédents, et qui semble bien embarrasser meme les laudateurs de l'reuvre. Ce qui est sur, c'est que l'évocation quasi proustienne d'un paysage marin, revécu par le souvenir, atteint une dignité plastique si forte et si profonde qu'en regard la plupart des productions contempo­raines tombent en miettes. Reste a savoir si le dernier panoramique ver­tical, qui va tres exactement de l'azur a la boue, est une articulation du désespoir, de la nostalgie ou de la dérision68

68. Dans son excellente étude sur India Song (Annales de la faculté des Lettres de Nice), René Prédal intitule le dernier intenitre : « La folie de l'amour et de la mort. »

EN GUISE DE CONCLUSION

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LE DOCUMENTAIRE

Pour vérifier de fa~on décisive le phénomene de transfiguration du « donné » par le cinéma, l'analyse la plus probante serait peut-etre celle du courant documentariste de long ou court métrage : certes le mot n'est pas satisfaisant, non plus que celui de « cinéma direct >> . 11 s'agit en fait de ces productions limitées en général a une vingtaine de minutes et qui récusent la fiction ou la réduisent au mínimum. Ce genre a déja des classiques dont le caractere releve précisément de notre investigation : Corral de Colín Low, Rythmes de la vil/e d' Arne Sucks­dorff, Épaves de Jacques-Yves Cousteau, Verre de Bert Haanstra, a cer­tains égards Guernica d' Alain Resnais.

Assurément - encore que les conditions commerciales de la cinéma­tographie rendent de plus en plus difficile la réalisation de ces ceuvres - il doit y avoir des « documentaires » plus récents qui se ratta­chent a cette orientation célébratrice. Nous nous limitons toutefois a ceux que nous venons de citer puisqu'ils ont été consacrés par de multi­ples projections en ciné-club.

((Corral,.

Le dressage d'un cheval devient ici la rencontre entre l'animal et l'homme. Certes la vigueur du cow-boy et l'efficacité des éléments maté­riels (poutre, lasso, selle) sont mises en relief par le découpage dyna­mique, mais la dignité plastique de chaque plan, le temps du déroule­ment d'une action qui devient une sorte de rite homérique, la clarté du del, l'accompagnement a la guitare, la suppression de tout commen­taire, sont des facteurs d'exaltation qui dépassent le niveau du didac­tique et meme celui de l'épopée. Et les dernieres images du film, mon­trant en plan d'ensemble avec un long travelling latéral la chevauchée heureuse dans un espace scintillant, sont bien l'aboutissement de cet épisode, au fond plus intimiste que spectaculaire et qui dit l'amour de la vie avec une économie de moyens qui fait palir en regard le tres sur­fait Crin-Blanc. Le Canadien Colín Low est sans nul doute l'héritier de Flaherty.

1'1

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Colín Low, cinéaste de Corral, a réalisé en plans fixes une évocation tendre et humoristique de la City of Gold.

« Rythmes de la vüle ,

Il n'y a certes pas la meme discrétion dans la rhétorique d' Arne Sucksdorff qui, avant de concevoir Rythmes de la vil/e, avait capté avec une éloquence visuelle un peu trop poussée les paysages et les animaux de sa Suede natale. Cet essai folklorique commandé par un organisme officiel est beaucoup moins un reportage sur la vie a Stockholm qu'une composition symphonique sur une journée d'été dont les divers moments sont articulés sur un vol de mouettes, un groupe d'enfants, un jeune couple, un vieux pecheur et quelques comparses ; la ville est le point de polarisation de toutes les rencontres possibles, et il y a déja au niveau de ce canevas discret une promesse de bonheur et de confiance en la vie. Mais l'reuvre prend toute sa densité grace a la succession des séquences selon des tempos en accord avec le moment du jour ; on

EN GUISE DE CONCLUSION 169

pourrait mettre un nom sur chacune de ces séquences liées avec délica­tesse l'une a l'autre ; allegro vivace, andante, scerzo, adagio, etc. Rehaussé par la beauté des cadrages, l'exceptionnelle qualité de la lumiere, la musique qui est a la fois contrepoint, commentaire plein d'humour, prolongement lyrique, ce mouvement est tour a tour ample et paisible (le matin), d'une vivacité croissante (les heures de travail), élégiaque (la rencontre des deux jeunes gens), recueilli et solennel (la visite de l'église), enfin ralenti et comme étiré (la tombée du soir).

(( Verre ,,

L'espace de Sucksdorff est dilaté aux dimensions de la ville. Celui de Bert Haanstra dans Verre est resserré dans le laboratoire magique d'une souffierie ou les mains, les visages, la matiere fascinante et en mutation, modulés en gros plans et en plans rapprochés, prennent des le début une densité hiératique. On a pu reprocher a ce tres court métrage de déréaliser l'activité artisanale, de transformer le travail humain en une sorte de jeu plastique auquel la musique de jazz cool conrere une étrange surréalité. En fait, la souplesse du montage et l'utilisation sub­tile de la couleur nous introduisent dans un monde autre. Selon l'humeur, on peut se sentir dans un huis dos de nature alchimique ou au milieu d'un orchestre insolite, puisque la gestuelle mime ici sponta­nément celle des musiciens. Et l'idée d'une réflexion a la fois plaisante et noble sur la dignité d'artisan plasmateur n'est pas a récuser. En tout cas, l'ambigu'ité spécifique de l'image filmique fonctionne ici de fa~on magistrale et nous livre simultanément un ballet, une visite initiatique, une méditation sur les rapports entre l'homme et le matériau. Ríen ne nous empeche d'aller meme jusqu'a discerner dans le déroulement du film une sorte de rituel sacré.

« Pour la suite du monde ,

C'est assurément aux antipodes de ce cinéma que se situe le courant étudié de fa~on magistral e par Gilles Marsolais 1• A la fois étude chrono­logique et traité d'esthétique documentariste, ce volume fait revivre tour a tour les reuvres maitresses signées par des hommes tels que Dziga Vertov, Robert Flaherty, Joris Ivens, Jean Vigo, Georges Rouquier, Jean Rouch, Mario Ruspoli, Chris Marker, Fran~ois Reichenbach et

l. Gilles MARSOLAIS, L 'Aventure du cinéma direct.

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bien d'autres, parmi lesquels il faut mettre hors de pair Michel Brault et Pierre Perrault, auteurs de Pour la suite du monde. On est heureux de retire ici la définition de ce film a tous égards exceptionnel donnée en 1963 par Rouch daos Les Cahiers du cinéma :

C'est la caméra de Bresson sortie du cerveau de Vertov et tombée sur le ca:ur de Flaherty; c'est L'Homme d'Aran avec du son direct, Farrebique avec une caméra qui se promene.

Nous retrouverons tout a l'heure Rouquier, puisqu'il est impossible de séparer Farrebique de Biquefarre projeté en 1984. Revenons au cinéma canadien qui atteignit avec Pour la suite du monde un point de perfection unique aussi bien daos l'expression du « cinéma vécu » que daos le fonctionnement de la célébration. On sait qu'il s'agit ici de l'entreprise menée par les hommes de l'ile aux Coudres pour retrouver les techniques ancestrales de la peche au marsouin et ainsi se ressourcer daos une grande Geste joyeuse et quasi sacrée. De peur de trop solli­citer le film dans mon seos, je recopie les lignes lucides et enthousiastes de Marsolais :

Véritable poeme, ce film, se confondant avec la vie meme, dévoile la richesse spirituelle de ces etres, leur génie inventif, la dimension cosmique de leur exis­tence. Les différentes phases de la peche se succedent au rythme des saisons et des forces de la nature, s'inserent dans un monde sacra! ou regnent les mys­teres de la Lune, d'une Lune qui dirige tout le cosmos, l'influence des marées, la communion avec la nature, le culte des ancetres, une riche tradition nourrie de légendes sanctifiées par l'Église (telle la vertu de l'eau de Paques) et un pro­fond sentiment d'appartenance aux réalités telluriques.

La peche au marsouin « souleve l'action et suscite le dialogue » ;

Louis Marcorelles a montré de fa~on tres pertinente2 que cette fa~on d'approcher et de restituer un événement est fondée sur la paro/e vécue. Perrault considere comme son précurseur immédiat Georges Rouquier.

Georges Rouquier : (( Farrebique , et (( Biquefarre ,

Marsolais est loin d'etre élogieux pour le cinéaste de Farrebique, mais ses réserves tiennent en grande partie au fait que l'appareil technique de l'époque était loin d'avoir la maniabilité et la légereté qui permettent de « saisir le réel a sa source ». En fait, il y a un singulier mélange de

2. Louis MARCORELLES, Une esthétique du réel: le cinéma direct, rapport Unesco.

EN GUISE DE CONCLUSION 171

didactisme, d'inspiration lyrique et de néoréalisme authentique daos cette saisie d'une cellule familiale du Massif central que quelques courts métrages avaient précédée exaltant l'activité artisanale. On sait que le caractere insolite de cet essai (qu'une partie de la presse n'hésitait pas a classer daos l'avant-garde) valut a son auteur un échec commercial et l'ostracisme des producteurs pendant dix ans. Et voici que pres de qua­rante ans plus tard, sur l'initiative d'une université américaine, Rou­quier peut réaliser Biquefarre qui conna!t hélas ! lui aussi la chaleureuse estime de la presse et l'indifférence du public. Pour ma part, je partage l'admiration d'Yvette Cazaux, qui dit daos Cinéma 84 que ce film posant avec une telle honneteté les problemes les plus divers, pour des ruraux en mutation, est « le plus concret, le plus visuel, le plus lisible qui soit ''· Mais il m'a paru apercevoir derriere le vieillissement des visages, le silence des femmes, l'allongement de certains plans, une mélodie en sourdine qui hésite entre la mélancolie et la confiance. De toute fa~on, qu'il y ait la une célébration secrete c'est ce qu'exprime la derniere image, une des plus belles a mon seos du cinéma moderne. Les deux freres, dont l'un soutient l'autre incapable de marcher, vont se recueillir, le jour des morts, sur la tombe familiale. Une fois franchie la porte du cimetiere, la caméra recule tres lentement et nous permet d'embrasser autour du champ des trépassés tout le village avec ses mai­sons, toute la campagne avec ses arbres. Le plan se prolonge, le récit se fait méditation. L'unité profonde de tout s'impose a nous comme pour­rait la faire percevoir un cinéaste d'Extreme-Orient : le passé toujours vivant et le présent toujours fragile, l'homme et son terroir. Peut-il y avoir maniere plus sobre et plus sensible de célébrer3 ?

}acques-Y ves Cousteau

Le Monde du si/ence a donné au commandant Jacques-Yves Cousteau une renommée universelle et pleinement justifiée. Mais les amateurs connaissaient depuis longtemps déja la physionomie de ce traqueur d'insolite. En enregistrant le simple déroulement de ses investigations sous-marines, l'auteur d'Épaves a livré a nos yeux envoiités l'image d'un merveilleux qui, bien au-dela de Jules Verne, rejoint cette poésie du vertige, dont Rimbaud fut le plus pur témoin. Parlant du Bateau ivre daos un livre attachant, Philippe Dolé écrit : « La transcription poétique était un acheminement vers la connaissance de l'ab1me4

• ,, Mais cette

3. Notons au passage la regrettable maladresse dont fit preuve Chabrol adaptant a l'écran Le Cheva/ d'orgueil de P.-J. Hélias.

4. Philippe D OLÉ, L 'A venue sous-marine.

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Théoricien d'un cinéma fran~ais lyrique, cinéaste de Finis Terrae, Jean Epstein a réalisé avec Mor Vran (1930)

une de ses reuvres les plus accomplies.

connaissance voluptueuse - source de crainte et de fascination - quel art pouvait mieux la donner que le cinéma ? Les lents travellings de Jacques-Yves Cousteau dans les profondeurs imposent ce monde délivré de la pesanteur, ce monde d'une pure fluidité en lequel Jean Epstein a vu l'essence du cinéma. Pour l'auteur de L'lntelligence d'une machine, il y a consanguinité entre la douceur irréelle, le moelleux aérien du plaisir cinématographique, et la sensation onirique. L'atmosphere ou se meu­vent les singuliers visiteurs des Paysages du silence est l'atmosphere meme du rev~ : eau, songe et cinéma révelent ici leurs profondes affi­nités. Dans Epaves, sans doute, la matiere meme est poétique, et les ruines moussues des grands navires semblent offrir la mélancolie désuete d'anciens balcons fleuris. Mais il y a aussi la dignité prise ici par les objets les plus communs, le cirque marin des poissons, dont Le Monde du silence révélera les couleurs et les zébrures - reuvre d'un peintre qui multiplierait Klee par Matisse - , i1 y a ce ballet ralenti et

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d'un hiératisme magique autour des monstres apprivoisés. Rien d'hor­rible ni de cruel dans ces chasses sous-marines : Cousteau semble avant tout soucieux de cueillir une nouvelle modalité d'etre de la beauté. Nous avons du mal, certes, a oublier toute cette constellation littéraire qui, de Hugo a Supervielle, a pressenti la magie des grands fonds. Pourtant, rien de littéraire ici. Ni le commentaire, ni la musique, ne sont envahissants. L'élément scientifique du documentaire est toujours analysé avec assez de rigueur pour qu'on ne sente nul parti pris de poé­tisation. Il y a la un exemple rare de mythologie objective, de légen­daire a l'état brut. Cette mer ruisselante de trésors, que chanterent Homere et Valéry, c'est bien la « huitieme merveille du monde». Notons enfin que si l'espace acquiert ici une élasticité inexprimable, la durée semble elle aussi soustraite au minutage de nos instruments ter­restres. L'écoulement du film, par un heureux mimétisme, communique cette intemporalité et impose une nouvelle dimension.

Toute l'reuvre postérieure de Cousteau a confirmé cette recherche d'un accord avec le Cosmos. Telle est sa vocation de cinéaste.

Alain Resnais

A !'extreme opposé, il semble bien que celle d'hommes comme Res­nais soit de dire le tragique de la condition humaine et que cette orien­tation se soit manifestée des les premiers courts métrages du réalisateur de Muriel. De toute fa9on, il est bien sur qu'un lien solide unit Hiros­hima mon amour a Nuit et brouillard comme a Guernica. Il peut sembler incongru de faire figurer ce dernier film dans une étude sur la célébra­tion. Pourtant les échanges de vues développés depuis une trentaine d'années avec des centaines d'éleves m'incitent a mentionner ici cette tentative exceptionnelle.

Guernica est l'aboutissement peut-etre quelque peu centrifuge d'une constellation dynamique comprenant un événement sinistrement histo­rique, un tableau de Picasso, un poeme d'EluardS, une déclamation de Maria Casares, un travail de montage effectué par Robert Hessens et Alain Resnais. Le film peut etre vu comme un réquisitoire contre le monstre immémorial qui menace les humains et qui a resurgi le 26 avril 1937 sous l'action convergente des nazis et des franquistes ; comme une méditation dans le sillage de celle de l'abbé Morel sur le caractere pro­phétique et apocalyptique de l'reuvre tout entiere du grand peintre espagnol ; comme une déploration de nature évangélique des etres fai-

5. Paul ELUARD, • Guernica », in Cours naturel, 1938.

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bies et vulnérables destinés a subir la violence. Que ces lectures se fon­dent en une unité transcendante, ríen n'est moins sur, mais il est indé­niable que !'ensemble a travers les modulations rythmiques du décou­page offre a certains moments une grandeur liturgique qui peut faire penser a tel requiem ou au Threne a la mémoire des victimes d'Hiros­hima de Penderecki. Une présentation recueillie et pleine de tendresse des saltimbanques et des pauvres gueux, voués a l'égorgement, s'articule sur la période bleue et sur la période rose de l'artiste. Elle est inspirée par l'intuition de Picasso, d'Eluard, de Resnais et d'Hessens - que l'éclatement abominable d'une anti-Genese démantelera les structures memes de la Création et entrainera dans le gouffre de la mort ces doux et ces démunis qui ont toujours été les victimes des puissants. Ainsi c'est leur douceur et leur dénuement memes qui sont célébrés dans la mesure ou ils apparaissent comme affectés d'un coefficient sacrificiel.

La suite semble s'enfoncer définitivement dans l'horreur soulignée par les explosions du montage, la stridence des lumieres, l'expression des visages convulsés et des corps disloqués par l'épouvante. Et le tres lent mouvement de la caméra le long des catacombes est comme une funebre conclusion a ce Triomphe de la mort : les habitants de Guer­nica sont devenus « le su jet des vers et des corbeaux ». Et voici que le lamento se dissout et s'évanouit dans une hymne (nous mettons a des­sein le féminin) non pas certes a la gloire d'un dieu comme dans la tra­dition religieuse, mais en l'honneur d'un homme qui nous apparait en cette statue de bronze peu a peu révélée par la caméra, a la fois concret et mythique, berger des espaces futurs, qui porte un agneau sur ses épaules et dont la verticalité résolue nous amene a retrouver la con­fiance et l'espoir.

La liste des films analysés par Fran~ois Porsile dans son excellente Déjense du court métrage fran;ais nous permet de constater deux choses : les trois quarts des « documentaires ,., pour estimables qu'ils soient, ne sont nullement célébrateurs; en revanche, ceux qui s'élevent au niveau du déroulement solennel et mystique en quoi s'exprime une célébration sont parmi les plus beaux de la production fran~aise. Citons dans l'ordre chronologique : Le Tempestaire de Jean Epstein; Monsieur et Madame Curie de Georges Franju; Le Sabotier du Val de Loire de Jac­ques Demy; André Masson et les quatre éléments de Jean Grémillon. De ce dernier film, j'ai longuement parlé dans le livre que j'ai consacré au grand cinéaste. Mais il me semble opportun de reprendre a propos du film de Jacques Demy les lignes tres bien venues de Porcile. Celui-ci rappelle d'abord que Demy ne dissimule pas sa dette a l'égard de Rou­quier dont il fut l'assistant pour Lourdes et ses miracles. Mais le disciple nous semble aller plus loin que le maitre en évoquant la coulée du temps dans la vie du vieux sabotier, car il y a ici une lenteur, une inté-

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riorité, une plastique, dont la convergence provoque toujours chez l'étu­diant en cinéma un recueillement ému.

Le plan de la vieille fernme piquant a la machine rappelle directement, en sa luminosité meme, « la dentelliere ,. de Vermeer; le plan ou elle bat le linge dans la Loire ou celui ou elle actionne le souffiet pour activer le feu sous la marmite évoquent irrésistiblement les maitres flamands.

L'ensemble est traité en mineur; de la peut-etre le sentiment qui se dégage, sinon d'une mélancolie, au moins d'une résignation un peu triste. Mais ce qui domine !'ensemble, n 'est-ce pas que tout dans cette vie se déroule comme un office - ce qu'on appelait naguere une messe basse du matin - et appelle a une participation recueillie ?

~~ La Chasse au lion a l'arc ,

Gilles Marsolais parle avec justesse et ferveur de Jean Rouch qui est pour lui le seul « qui ait su intégrer la notion essentielle de participa­tion ... permettant une perception intense et unique de la réalite ,. . Et il donne a juste titre une place éminente a Yenendi Gangei ou l'utilisation méthodique du plan-séquence et de la courte focale avec zoom permet un double gain : sur le plan de l'ethnologie et sur celui de l'esthétique. Mais dans l'étude exhaustive de ce travail qui se situe entre 1947 et 1981, pourquoi accorder si peu de place a La Chasse au /ion a /'are, qui est certainement un des films les plus beaux et les plus profondément célébrants du cinéma fran~ais, bien supérieur a Mm~ un Noir et a La Pyramide humaine ? Ce long métrage qui fut tourné au cours de sept missions a la frontiere du Niger et du Mali et qui suit comme a la trace les chasseurs en quete du lion prédateur est loin d'etre seulement un document ou le cinéaste « approfondit sa recherche en tentant de cerner les relations établies entre les chasseurs et le lion ,. .

La composition meme du film est éloquente : elle se présente sous forme d'un récit conté a des enfants et, de ce fait, devient a la fois une chronique locale, une épopée, une parabole. Mais la merveille - l'inso­lite et déconcertante beauté de l'reuvre - tient au fait que c'est de l'exactitude et de la minutie meme de ce tournage que nait un élément magique. En fait, pour les autochtones, poursuivre et tuer le lion s'accomplit déja comme un rite; mais l'attention portée par Rouch aux pratiques rituelles, la place donnée a l'animal et a son environnement,

6. Gilles MARSOLAIS, op. cit.

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La Chasse au /ion a /'are : une pénétration intimiste et fervente dans un monde lointain qui nous devient familier.

l'évocation de l'agonie du lion traitée avec une sorte de pathétique sérénité: autant d'éléments qui haussent la narration au-dessus du nar­ratif et la situe dans une intemporalité sacrée. Si le commentaire se veut neutre et respectueux des difierents moments de la stratégie cynégé­tique, la déférence filmique pour l'espace et le temps de cette expédi­tion difficile, complexe et fondamentale pour les Africains nous situe tout naturellement sur un registre célébrateur7

Une nouvelle vision du film m'a permis d'approfondir et de préciser les raisons de mon admiration. Tout autant que les plus accomplis des films néoréalistes, le document vécu et repensé par Rouch fait con­verger le souci de vérité ethnographique dans la pénétration d'une région qui nous amene « plus loin que loin » ; le respect de la beauté intrinseque des armes et des outils présentés dans une perspective qui rejoint celle des descriptions homériques ; la disponibilité au surgisse­ment d'une dimension magique. Celle-ci est sensible non seulement

7. On lira avec profit le numéro de CinémAction consacré ~ Jean Rouch réuni et introduit par René Prédal : Jean Rouch, un griot gau/ois.

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dans les rites mimétiques et les manipulations fonctionnelles, mais aussi dans la transfiguration par l'image, que completent les récitations litani­ques de tous les moments, de toutes les phases d'une chasse devenue un épisode de cette sacralisation du concret étudiée par un Mircea Eliade et qu'on peut situer au point de rencontre des prescriptions bibliques et des minutieuses pratiques des « primitifs ,. .

Le secret de cette plénitude, c'est sans doute le refus de céder a toute rhétorique envahissante, a tout enjolivement, a tout hiératisme indiscret. J'ai eu la chance de voir réunis plusieurs fois a Paris Rouch et Rossel­lini. Chez les deux hommes, meme ouverture, meme mystérieuse médiumnité a tout le créé. Meme présence a l'homme, au monde qui fait que le prochain et le lointain se fondent en une exaltante unité. Au fond, meme confiance en la beauté, en la richesse de la Création, con­fiance qui n'a cessé d'animer un Flaherty, un Donskoi, un Dreyer, un Mizoguchi, un Ford, un Satyajit ray, les tenants du néoréalisme et ceux du « cinema novo ».

Il peut sembler aberrant de louer dans le cinéma cet acte de foi a un moment qui restera sans doute un des plus tragiques et a certains égards un des plus atroces de toute l'Histoire. Souvenons-nous alors que c'est a la fin du texte recomposé pour le film Guernica que Paul Eluard a écrit:

Un homme chante, un homme espere. Et les frelons de nos douleurs s'éloi­gnent dans l'azur durci. Et les abeilles de ses chansons ont quand meme fait leur miel dans le cceur des hommes.

<<Le Baiser de Tosca.,

Ne peut-on intégrer dans le cycle des documentaires célébrateurs le film admirable et méconnu de Daniel Schmid, Le Baiser de Tosca, con­sacré aux pensionnaires de la maison de retraite pour artistes lyriques, la Casa Verdi? Cette reuvre quasi rossellinienne ne me semble avoir été pleinement comprise que par le chroniqueur de Télérama qui a récusé par avance les ridicules accusations d'exhibitionnisme concernant ces vieillards et de voyeurisme en ce qui touche le metteur en scene. En fait, il n'y a pas ici de mise en scene : Schmid qui a singulierement mfiri depuis son époque baroco-expressionniste se contente de « donner a voir », et on peut pleinement souscrire a l'appréciation de Joshka Schidlow:

Jamais le cinéaste ne traque un pensionnaire dans ses retranchements. Qu'ils déchiffrent une partition, vident leur cceur ou se plantent devant un piano

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pour chanter un de leurs airs favoris, on devine ces octogénaires charrnés par l'équipe réduite du film.

C'est bien l'intimisme, toujours traité avec une délicatesse extreme, qui fait le charme poignant du film. Et c'est lui qui authentifie la péné­tration dans ce monde de l'imaginaire ou une Sara Scuderi, prima donna des années vingt, un Pulignaddu, éminent chef d'orchestre, revi­vent ou plutót prolongent et réaniment un passé glorieux. Meme s'il y a dans ces scenes quelque relent mortuaire, ce qui l'emporte c'est une modeste et secrete victoire sur le temps. Schmid a eu raison de dire qu'il y avait ici « une zone frontaliere qui se déploie entre fiction et documentaire ,._ Mais le plus profond de ce film, c'est l'expression d'une humble et pathétique célébration a deux niveaux, celle que perpé­tuent les hótes de la Casa Verdi, rajeunis et illuminés par un culte entretenu au service de l'art lyrique, celle qu'a su maintenir avec cette étonnante compréhensivité le cinéaste, témoin a peine ironique, cons­tamment souriant et attentif aux moindres détails, en meme temps que sourcier qui fait resurgir un monde oublié de nos contemporains (comme le suggerent les dernieres images) mais désormais éternisé sur l'écran.

Nous pensons qu'en dépit de la sophistication ou de la grossiereté actuelles de tant de productions cinématographiques, demeure bien vivante cette pulsion liée a la nature profonde d'une fonction qui est aussi un rituel : consacrer la beauté et la grandeur mystérieuse du monde que nous habitons et, quand i1 le faut, discerner au sein meme du tragique qui l'ensanglante les germes saos cesse renaissants d'une possibilité indéfinie pour les hommes de mieux se connaitre et de mieux s'aimer.

N.B. 11 est évident que cene investigation ne prétend pas étre exhaustive. Au hasard de mes souvenirs je pourrais citer la plupart (non pas toutes pourtant) des adaptations de Shakespeare, en particulier l'ouverture grandiose de l'Othe//o de Welles; La Stratégie tk /'araignle; des films de Daniel Schmid antérieurs au Baiser de Tosca, Lumiere d'été et peut-étre d'autres films de Jean Grémillon ; Le Ba/ adapté de la scene par Ettore Scola, Voyage a Cythere d'Angelopoulos et bien d'autres films. Mais on sait que ce sont les lec­teurs qui completent et parachevent un livre. Nous les convions done aussi a retrouver dans leur mémoire des courts métrages célébrateurs autres que ceux qui sont nommés ici, comme par exemple : Terre sans pain, Monsieur et Madame Curie, La Jetée, André Masson et les quatre é/éments, etc.

POST-SCRIPTUM

Ce livre était terminé bien avant le dernier Festival. Comment oser le publier sans dire au moins un mot de ces productions qui sont sans nul doute possible destinées a prendre une place fondamentale daos le cinéma de la célébration: Le Sa.cnfice d'Andre1 Tarkovski et Thérese d' Alain Cavalier ?

Nous choisissons d'abord deux témoignages appartenant a des publi­cations d'orientation bien différente. Dans Cinématographe, Thérese Rocher dit du grand cinéaste russe qu'il s'approche du septieme art « comme on entre en religion, ou rédige un testament, en sonnant le glas ; avec une foi et une gravité extremes ,. . Elle ajoute que de film en film c'est pour l'auteur «le meme pelerinage sur le chemin de la dou­leur, de la folie et de la destruction ,._ En effet, i1 y a une remarquable continuité entre Andrei" Roublev, Stalker, Nostalghia et Le Sacnfice.

De son coté, La France catholique a publié un entretien accordé par Tarkovski a Charles de Brantes au cours duquel i1 dit que son intention est de donner « l'image dramatique, tragique, de l'homme moderne ,._ Cet homme est en perdition a tous égards, et, daos cette catastrophe, présente ou prochaine, « la foi est la seule chose qui puisse sauver l'homme ,._ I1 faut rapprocher ces vues des analyses pénétrantes conte­nues daos le fascicule d' Études cinématographiques consacré au maitre.

Mais pour nous ríen n'est dit encore du caractere célébrateur du film (auquel ont été insensibles les deux tiers des spectateurs, allergiques aujourd'hui comme hier aux reuvres de contemplation). Le ralentisse­ment quasi religieux daos la narrativité, daos les mouvements de caméra, dans les déplacements des personnages nous est apparu comme l'expression d'une admirable liturgie cinématographique susceptible de donner a l'écoulement de la durée, a la beauté d'un arbre ou d'une sil­houette humaine, au cadrage d'un extérieur, toute leur mystérieuse den­sité spirituelle. Les connotations extreme-orientales qu'on trouve ici disent bien dans quelles perspectives veut se situer un créateur qui a découvert peut-etre dans certains films japonais quelque chose qui manque de plus en plus cruellement a la production occidentale de cette fin de siecle.

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Et pourtant c'est un film venu de France qui a suscité a Cannes l'émotion la plus profonde et les plus chaleureux applaudissements. Dans la Thérese de Cavalier, meme les Cahiers du cinéma décelent «une présence sacrée ». On sait que depuis l'inconsistant Proces au Vatican réalisé en 1951, la petite sainte de Lisieux n'avait suscité la curiosité de nul cinéaste. Personnellement, nous n'avons pas été surpris d'apprendre que c'était le metteur en scene de Martin et Léa, d'une si émouvante noblesse d'inspiration et d'écriture, qui avait su donner de l'itinéraire de cette jeune tille, a la fois si gaie et si meurtrie dans sa tendresse pour tous les vivants, une image d'une si vibrante beauté. En conciliant une exigence stylistique quasi bressonienne avec un sens charnel aigu de la pulpe des etres et des choses, le réalisateur du Combar dans l'ile et de L 'lnsoumis, qui portait en lui depuis longtemps ce projet magnifique­ment téméraire, a réussi « un film au microscope sur les molécules de l'ame •, comme le dit si heureusement Marc Chevrie dans les Cahiers.

A propos de Jean Renoir, le cher et regretté Roger Leenhardt écri­vait, voici une quarantaine d'années, qu'il y avait dans notre tradition littéraire et artistique «une France grasse » et une « France maigre ». 11 fallait pour évoquer la destinée de la fragile et robuste héro1ne de Lisieux un narrateur qui sfit unir les deux tendances. Des lors, son his­toire n'était plus racontée ni représentée mais modulée sur un registre qui pouvait correspondre a ceux de Marc-Antoine Charpentier ou de Philippe de Champaigne. Ce vreu vient d'etre comblé, et le cinéma est redevenu la musique de la lumiere.

11 ne faut pas hésiter a dire que le jury de Cannes, alors qu'il était en présence de ces deux reuvres d'une tenue si rare, a fait preuve d'un étonnant manque de gofit en couronnant La Mission qui n'était en rien plus célébrante que Out of Africa !

11 m'est fort agréable de dore ces investigations sur un double hom­mage. A Guy Bédouelle d'abord, qui, a la fin de son livre lucide et nourri, Du spirituel dans le cinéma, redéfinit, apres André Bazin et Amédée Ayfre, les constituantes d'un cinéma soucieux d'exprimer le « mystere de l'etre ». Ensuite a ... Jean-Luc Godard qui n'est pas le met­teur en scene que je prélere (encore que je tienne Bande a part pour un film digne de Jean Vigo), mais dont le Pere Bédouelle justement a parlé de fa~on tres heureuse a propos de Je vous salue Marie. Je m'associe a l'affection qu'il porte a une reuvre qui a par ailleurs permis de faire le tri entre les « bien-pensants » et les hommes de bonne volonté. Et je pense qu'il n'est pas incongru de terminer en évoquant l'image du film qui nous montre une main effieurant avec une sorte de ferveur et de dérerence craintive un ventre nu porteur de vie.

Remerciements

Nous exprimons nos vifs remerciements a ceux qui nous ont procuré les photos destinées a illustrer cet ouvrage : Claude Beylie, Jean-Loup Bourget, Freddy Buache et le service des archives de Télérama.