Étude historique sur l’Évolution des pratiques
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ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES)WHITNEY HAHN
RÉFÉRENCE ÉLECTRONIQUE
Whitney Hahn, « Étude historique sur l’évolution des pratiques alimentaires et culinaires en pays de Savoie (XVIIIe - XIXe siècles) », Les Dossiers du Musée Savoisien :Revue numérique [en ligne], 6-2020. URL : https://patrimoines.savoie.fr/revue-numerique-6-2020
Rapport de recherche pour le Musée Savoisien
2018-2019
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 3
RÉSUMÉ
La présente étude examine l’évolution des pra-
tiques alimentaires et culinaires des populations
paysannes et bourgeoises en Savoie au cours des
XVIIIe et XIXe siècles. Cette période est carac-
térisée par de grands changements socio-dé-
mographiques et de nombreuses innovations et
nouveautés, propulsant des transformations de
la base alimentaire. Nous examinons notamment
l’évolution de l’usage des céréales, l’adoption des
plantes non-indigènes, la fluctuation des taux de
consommation de viande et d’autres denrées de
luxe, et les changements liés au goût et à l’assaison-
nement. L’origine et l’ancienneté de la pomme de
terre, des plats à base de fromage et de la viande
de porc salée ainsi que leur rôle dans l’émergence
d’une cuisine régionale identitaire sont également
explorées.
MOTS-CLÉS
ALIMENTATION
SAVOIE
CUISINE RÉGIONALE
ÉPOQUE MODERNE ET CONTEMPORAINE
POMME DE TERRE
SOMMAIRE
INTRODUCTION 4
LES SOURCES HISTORIQUES 5
LA CENTRALITÉ DES CÉRÉALES DANS L’ALIMENTATION QUOTIDIENNE 7
L’IMPORTANCE DU LAIT ET DES PRODUITS LAITIERS 25
DENRÉES VÉGÉTALES : FRUITS, LÉGUMES, « HERBES ET RACINES » 39
ADOPTION DES PLANTES NON-INDIGÈNES 52
VIANDES ET POISSONS 66
ÉPICES ET AUTRES PRODUITS D’ÉPICERIE 88
BOISSONS 98
CONCLUSION 106
DOCUMENTS D’ARCHIVES 108
SOURCES IMPRIMÉES 113
BIBLIOGRAPHIE 114
SITOGRAPHIE 117
4 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
INTRODUCTION
Manger est un acte biologique, matériel, social et
symbolique. L’histoire de l’alimentation est donc
par nature transdisciplinaire, à la croisée de l’his-
toire économique, politique et sociale. Elle nous
renseigne non seulement sur les questions liées
à la nourriture, mais aussi sur le fonctionnement
des systèmes politiques et institutionnels, les in-
novations technologiques et agricoles, et l’évolu-
tion des croyances, des mœurs et des coutumes
des gens du passé.
La présente étude répond à une commande du
Musée Savoisien, faite dans le cadre de sa réno-
vation et du renouvellement de son discours
scientifique. Elle examine l’évolution des pratiques
alimentaires et culinaires des populations paysannes
et bourgeoises en Savoie au cours des XVIIIe
et XIXe siècles. Ainsi, elle contribue à l’un des
objectifs principaux du musée, de « présenter
l’histoire et les cultures des pays de Savoie dans
leur diversité, leur complexité et ce dans un temps
long » 1.
Les époques modernes et contemporaines sont
des périodes particulièrement intéressantes pour
l’étude de l’alimentation en Savoie ; elles sont
caractérisées par de nombreuses innovations et
nouveautés, notamment en matière d’agronomie
et d’alimentation. Cette période a été le témoin
de grands changements socio-démographiques qui
ont propulsé des transformations de la base ali-
mentaire, surtout paysanne. Dans ce rapport, nous
1 Musée Savoisien, « Futurs espaces », consulté 20/09/2019, http://www.musee-savoisien.fr/8535-les-futurs-espaces.htm
examinerons notamment l’évolution de l’usage des
céréales, l’adoption des plantes non-indigènes, la
fluctuation des taux de consommation de viande
et d’autres denrées de luxe, et les changements
liés au goût et à l’assaisonnement. Dans la mesure
du possible, nous considérerons la signification
et la fonction sociales de ces comportements ali-
mentaires changeants. Nous tâcherons également
de réexaminer quelques idées reçues sur l’an-
cienneté des produits devenus aujourd’hui, dans
l’imaginaire collectif, emblématique de la cuisine
dite savoyarde : la pomme de terre, les plats à base
de fromage et la viande de porc salée. L’émergence
et la construction d’une cuisine régionale iden-
titaire seront également explorées.
L’étendue géographique de ce travail de recherche
se cantonne aux départements actuels de la Savoie
et de la Haute-Savoie. Compte tenu de la diversité
des conditions de vie, si importante en pays de
Savoie, une attention particulière est prêtée à
l’étude de sept lieux représentatifs d’une variété
de paramètres géographiques, politiques et so-
cio-économiques : Chamonix, Cluses, Thonon, le
Châtelard et les villages avoisinants, la Chautagne,
Chambéry et Saint-Jean-de-Maurienne.
La vallée de Chamonix est située dans les massifs
centraux du Mont-Blanc et des Aiguilles-Rouge,
et ses habitants occupent plusieurs niveaux
d’altitude au cours de l’année. Peu propice à
la culture de céréales, la vie pastorale fournit
la principale richesse alimentaire de la région.
Chamonix connaît de profondes transformations
en matière d’alimentation surtout au XIXe siècle,
grâce notamment au développement touristique
d’origine étrangère.
La ville de Cluses est implantée dans la cluse de
l’Arve, à l’étage collinéen. Le travail de l’horlo-
gerie, déjà présent au XVIIIe siècle, déplace l’ac-
tivité principale des habitants d’une économie de
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 5
montagne – basée sur l’exploitation des pâturages
et des forêts – à une économie centrée sur l’in-
dustrie. L’exemple de Cluses permet donc d’exa-
miner l’impact d’une industrialisation progressive
sur les conditions alimentaires.
Dernier lieu du territoire haut-savoyard, la ville
de Thonon a été choisie en partie pour son ca-
ractère lacustre et sa proximité de Genève.
Plusieurs familles nobles et communautés reli-
gieuses y sont installées au XVIIIe siècle, four-
nissant des riches possibilités pour l’étude de
l’alimentation aristocratique et bourgeoise.
En Savoie, le bourg du Châtelard se situe dans le
massif des Bauges, dans les Préalpes, à une altitude
entre l’étage montagnard et l’étage alpin. Le cas du
Châtelard et des villages à proximité – École, Jarsy,
La Compôte – permet d’étudier les pratiques ali-
mentaires dans une zone agro-pastorale relative-
ment reculée et aux conditions climatiques assez
rudes.
Par contraste, les paroisses de la Chautagne bé-
néficient d’un microclimat doux et humide grâce
à leur proximité au lac du Bourget. Cette région
rurale de l’avant-pays savoyard, à l’étage collinéen
bénéficie de conditions climatiques particulière-
ment favorables à la culture de la vigne.
Exemple urbain par excellence, Chambéry abrite
de nombreux lieux de commerce et se situe dans
une cluse animée, par laquelle passent de nom-
breux axes routiers. La ville est le lieu de résidence
des élites nobles et bourgeoises, surtout au XVIIIe
siècle. Toujours dans un contexte urbain, mais de
taille plus modeste, Saint-Jean-de-Maurienne se
situe dans la zone intra-alpine, principalement au
niveau de l’étage montagnard. Sa position sur l’axe
routier majeur reliant Turin et Lyon ainsi que la
richesse de ses fonds d’archives font de Saint-Jean-
de-Maurienne un lieu particulièrement propice à
l’étude des pratiques alimentaires.
LES SOURCES HISTORIQUES S’alimenter est un besoin universel. Cependant,
cette activité quotidienne n’a laissé que peu de
traces dans les archives. De ce fait, il est nécessaire
d’exploiter et de croiser une grande variété de
sources historiques afin de trouver des données
sur le sujet : documents liés à l’économie, à l’agri-
culture, au commerce, à la police, à la santé, à la
sphère domestique et à la vie privée et familiale 2.
Il faut distinguer les sources « normatives et lit-
téraires » des sources « de la pratique » 3 . Des
sources normatives peuvent être des traités dié-
tétiques – rares pour l’époque concernée – des
livres de cuisine et des récits de voyages. Ce
genre de document doit être interprété avec
précaution : écrits par des professionnels ou des
étrangers, ils reflètent souvent une vision idéalisée
ou stéréotypée des habitudes alimentaires et non
des pratiques réelles.
Trois livres de cuisine bourgeoise ont été ex-
ploités lors de ce travail de recherche. Le premier
n’appartient qu’en partie à cette catégorie, car il
s’agit en réalité d’un cahier de notes manuscrites
avec un grand nombre de recettes, et non d’une
production éditée et imprimée. Découvert dans
2 Nota bene : Pour garder aux sources leur caractère propre, nous avons conservé la ponctuation et l’orthographe d’origine (y compris dans l’usage des capitales). 3 MEYZIE Philippe, L’alimentation en Europe à l’époque moderne. Manger et boire XVIe s.-XIXe s., Paris, Armand Colin, 2010, p. 17
6 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
un grenier à Montmélian, le contenu de ce cahier
représente l’œuvre de plusieurs auteurs, écrite
à différents moments au cours du XVIIIe siècle 4.
Pour le XIXe siècle, nous avons consulté deux vé-
ritables livres de cuisines – Le Cuisinier à la bonne
franquette par Mique Grandchamp, maître d’hôtel,
imprimé en 1883 à Annecy 5 et Les secrets d’un
fin bec par François Descotes, ex-maître d’hôtel,
imprimé pour la première fois à Sallanches en
1897 6. Le Cuisinier à la bonne franquette est un
recueil très volumineux de plus de mille recettes
« les plus en usage » 7. Son objectif est tourné
vers le pragmatisme et l’économie des recettes ;
cela suggère un usage prévu dans les foyers sans
recours aux cuisiniers professionnels. François
Descotes a publié son livre de cuisine à la fin
d’une illustre carrière dans les hôtels de luxe de
Chamonix. Il est marqué par un certain exotisme,
du fait de l’inclusion d’un nombre de recettes
pour le gibier de la montagne, et participe ainsi à
la construction de l’imaginaire alpin.
4 BOUCHET Jean-Claude (éd.), Secrets domestiques d’un commerçant savoyard du XVIIIe siècle, Chambéry, EFIT, 2003, 155 p.5 GRANDCHAMP Mique, Le Cuisinier à la bonne franquette, Annecy, J. Dépollier & Cie, 1883, 950 p.6 DESCOTES François, Les secrets d’un fin-bec, Sallanches, Édouard Sermet, 1897, 227 p.7 GRANDCHAMP, 1883, p. 5
Ce rapport s’appuie également sur plusieurs
récits de voyages. Les auteurs divergent de
façon importante dans leurs manières d’inter-
préter et de relater leurs expériences culi-
naires ; les observations vont de la moquerie et
la condescendance absolue à des approches plus
neutres et presque ethnologiques. D’autres
sources normatives incluent le travail d’enquê-
teurs médicaux, notamment le fameux Topographie
médicale de la ville de Chambéry et de ses environs
du docteur Joseph Daquin, publié à la fin du
XVIIIe siècle 8, et un rapport de 1848 écrit par
la Commission pour étudier le crétinisme 9. À
ceux-là s’ajoute des écrits d’agronomes qui se
placent souvent dans une position d’autorité,
portant un regard critique envers les pratiques
paysannes.
Les sources « de la pratique » sont plus abondantes.
Elles comportent de très nombreux documents
administratifs des XVIIIe et XIXe siècles : rapports,
correspondances, enquêtes et statistiques relatives
à l’agriculture et à l’état des récoltes ; mercuriales
et règlements de police ; registres douaniers. Le
fond des archives judiciaires avant 1792, conservé
aux archives départementales de la Savoie, contient
des données précieuses sur le fait alimentaire dans
la vie quotidienne. Entre autres, les procès nous
renseignent sur des denrées « invisibles », que l’on
retrouve rarement dans des statistiques officielles,
et approfondissent notre réflexion sur le rôle de
la nourriture dans des structures politiques et
sociales.
Les sources d’origines privées sont également
d’une grande utilité pour étudier l’histoire de
l’alimentation à une échelle plus réduite. Des
menus journaliers issus du couvent de la Visitation
de Thonon 10 et une collection similaire de menus
provenant du Prieuré de Bellevaux dans les
Bauges 11 contextualisent les denrées dans un
8 DAQUIN Joseph, Topographie médicale de la ville de Chambéry et de ses environs, Chambéry, M. F. Gorrin, 1787, 152 p. 9 AD Savoie, 1FS 654, Rapport de la commission créée par S.M. le Roi de Sardaigne pour étudier le crétinisme, 184810 AD Haute-Savoie, 40H 30, Menus quotidiens du couvent des Visitandines de Thonon, 1 septembre 1725 - 31 août 172611 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 7
cadre gastronomique et institutionnel précis du
XVIIIe siècle. Observer le rythme saisonnier des
ingrédients et des plats permet d’apprécier la dif-
férence entre une alimentation ordinaire et festive
et d’observer l’impact du calendrier liturgique sur
le choix des denrées.
Des livres de raison sont des documents com-
posites issus d’archives familiales, tenus par
un individu ou pour le compte d’un foyer. Ils
contiennent des éléments de comptabilité ; des
témoignages d’événements familiaux – baptême,
mariage, décès ; des notes ou observations per-
sonnelles ; et parfois des recettes. Parmi ces
derniers, une série de livres de comptabilité
domestique tenus par Alexandre Ducroz, petit
bourgeois de Saint-Jean-de-Maurienne dans la
deuxième moitié du XIXe siècle 12, sont particu-
lièrement remarquables ; des achats quasi-quoti-
diens sont enregistrés avec précision entre 1844
et 1865.
LA CENTRALITÉ DES CÉRÉALES DANS L’ALIMENTATION QUOTIDIENNE Tendances européennes aux XVIIIe et XIXe siècles
Une civilisation des « bleds »Les systèmes alimentaires d’Europe aux XVIIIe et
XIXe siècles sont basés sur les céréales. Elles sont
connues collectivement sous le nom de « blé »
ou « bled », un terme qui recouvre à l’époque
moderne « tous les grains, panifiables ou non,
consommés par les hommes et les animaux » 13 :
le froment, le seigle, l’avoine, l’orge, le sarrasin ou
le blé noir, le maïs, et les blés mêlés. Les céréales
peuvent être utilisées à l’état pur ou faire l’objet
de mélanges. Elles sont employées évidemment
dans la confection du pain, mais servent aussi de
base pour les bouillies et pour épaissir des soupes.
Le sens du mot « bled », tel qu’il est employé par
les paysans eux-mêmes, varie considérablement au
fil du temps et d’un territoire à l’autre 14. Selon les
usages, les « bleds » désignent des céréales, mais
aussi des légumes et des légumineuses – lentilles,
pois, pesettes, fèves. Dans la cuisine, céréales et lé-
gumineuses sont souvent associées. Par exemple,
ces dernières peuvent être incorporées dans la
pâte du pain ou dans la bouillie.
L’importance relative des céréales varie selon
la région géographique et l’héritage culturel des
différentes zones. Ainsi, nous retrouvons une pré-
pondérance de froment dans plusieurs régions
12 AM Saint-Jean-de-Maurienne, Fonds privés Alexandre DUCROZ, livres de dépenses ménagères, non-classés
13 QUELLIER Florent, La table des Français. Une histoire culturelle (XVe - début XIXe siècle), 2e éd., Rennes, Presses universitaires de Rennes, Presses universitaires François Rabelais (Tables des hommes), 2013, p. 26
14 BERTRAND Aliénor, « Les blés des physiocrates. Contribution à une histoire politique de l’ontologie végétale », in Cahiers philosophiques, 2018/1 (n°152), p.18
8 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
de France et d’Italie. L’Allemagne, la Pologne et
autres pays du Nord sont dominés par le seigle.
Les régions montagneuses sont souvent carac-
térisées par l’emploi de céréales plus rustiques,
comme l’avoine 15.
Au-delà des différences régionales, la prédomi-
nance et l’universalité de l’usage de céréales, et
leur importance culturelle, qualifient l’Europe
de « civilisation des ‘ bleds ’ » 16. En effet, diverses
études estiment que les « bleds » représentent
entre 72 et 90 % de la ration calorique des paysans
européens à l’époque moderne 17. La dépendance
à l’égard des céréales et des légumineuses est plus
forte dans les pratiques alimentaires paysannes
que dans celle des élites. Outre l’apport matériel
des céréales, la valeur symbolique du pain est
centrale dans la culture européenne. Dans la langue
française, le mot « pain » s’emploie facilement
comme synonyme pour « nourriture ». Le pain est
un mets sacré, placé au cœur des rites chrétiens ;
il est central dans le sacrement de l’eucharistie
et figure de façon prédominante dans la prière et
l’imagerie religieuse.
Fragilisation et évolution du système alimentaire européenLa population européenne connaît un rapide
essor entre la fin du Moyen Âge et l’époque
moderne, passant de 90 millions d’habitants au
milieu du XIVe siècle à 125 millions vers 1700.
Le phénomène de croissance s’intensifie au
cours du XVIIIe siècle : l’Europe compte environ
145 millions d’âmes vers 1750 et 195 à la fin du
siècle 18. Cette croissance démographique rapide
contribue massivement à la fragilisation des
systèmes alimentaires au cours du XVIIIe siècle.
Surnommée « le siècle de la faim » 19 par l’histo-
rien Massimo Montanari, la période est caractéri-
sée, à l’échelle du continent, par la régularité des
disettes de grains et une pénurie chronique de
céréales. Parallèlement au déclin de la production
céréalière, les taux de consommation de viande
chutent parmi les classes paysannes, contribuant
à l’appauvrissement progressif et généralisé de
leurs régimes alimentaires.
En Savoie, on assiste aux mêmes difficultés liées à
l’insécurité alimentaire ; la crainte de pluies trop
abondantes, de neiges précoces, de sécheresses et
de chaleurs excessives, de mauvaises récoltes et
de pénuries alimentaires devient une thématique
récurrente des correspondances administratives
du XVIIIe siècle. L’ambiance de crainte et de pré-
occupation perpétuelle entraîne ce que l’historien
Alain Croix appelle une « culture de la faim » 20,
un état de sous-alimentation permanente qui
imprègne la société aux plans physiologique et
culturel 21.
15 FLANDRIN Jean-Louis, « L’alimentation paysanne et économie de subsistance » in FLANDRIN Jean-Louis, MONTANARI Massimo (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 60416 QUELLIER, 2013, p. 2617 FLANDRIN Jean-Louis, « L’alimentation paysanne et économie de subsistance » in FLANDRIN, MONTANARI (dir.), 1996, pp. 602-60318 MONTANARI Massimo, La faim et l’abondance. L’histoire de l’alimentation en Europe, Paris, éditions du Seuil, 1995, p. 17519 MONTANARI, 1995, p. 175
20 CROIX Alain in CROIX Alain, QUÉNIART Jean, Histoire culturelle de la France, Tome II, De la Renaissance à l’aube des Lumières, Paris, Seuil, 1997, p. 3221 MONTANARI, 1995, p. 176
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 9
La dégradation de l’alimentation paysanne avec
l’installation d’une culture de la faim crée un en-
vironnement propice à l’adoption de nouvelles
céréales et autres denrées de substitution 22.
Ainsi, la « base millénaire du régime alimen-
taire populaire » 23 – constituée d’une variété de
céréales et légumineuses – se voit révolution-
née par l’adoption à grande échelle de nouvelles
espèces végétales, surtout le maïs et la pomme
de terre.
En France et en Italie, les régimes alimentaires
des catégories sociales aisées se transforment
également à cette période, mais pour des raisons
liées à des évolutions sociales et de mentalité et
non à la nécessité. La part des céréales et du pain
dans l’alimentation des plus riches diminue consi-
dérablement au cours de la période moderne, au
profit de la popularité grandissante des légumes 24.
La situation en Savoie
L’histoire de l’alimentation en Savoie s’inscrit
dans un contexte européen. Comme la France ou
l’ Allemagne, la Savoie des XVIIIe et XIXe siècles
peut sans aucun doute être qualifiée de civilisa-
tion des blés. Le pain constitue un aliment de très
grande importance dans les régimes alimentaires
paysans et il porte une valeur culturelle forte. La
situation en Savoie se distingue, par contre, par la
diversité de ses traditions culinaires à l’égard des
céréales et des légumineuses.
Territoires et traditions : un paysage céréalier hautement diversifiéQue l’environnement influe sur les pratiques
agricoles et par conséquence façonne les choix
alimentaires, est une évidence. En Savoie, comme
ailleurs, le rapport entre contraintes environne-
mentales ou climatiques et culture alimentaire
peut être démontré. Le seigle, par exemple,
pousse dans des sols acides et résiste aux hivers
rigoureux des hautes vallées. Le froment, par
contre, est une culture plus fragile, typique des
plaines. La culture de l’orge et de l’avoine domine
dans les régions montagneuses, alors que blé
noir ne se cultive généralement pas au-dessus de
600 m d’altitude. Les sources historiques confir-
ment ces règles générales. En 1772, l’intendant du
Chablais précise « que la plaine et la côte [font]
la moitié de cette province, où le froment est le
dominant en grains… Que les petits bleds, soit
orges, et avoines… font les principâles semences
des montagnes... » 25. L’intendant de la Maurienne
affirme en 1791 que le seigle est la céréale
« dont la plus grande partie [de la population] se
nourrit » 26 . En plus des contraintes liées au sol,
à l’exposition et à la pluviométrie, la géographie
peut aussi agir comme facteur d’isolement spatial
et culturel avec des répercussions importantes
sur l’alimentation locale.
À l’image de son environnement composé d’une
grande variété de reliefs et de climats, le paysage
céréalier de la Savoie est hautement diversifié au
22 FLANDRIN, « Les temps modernes » in FLANDRIN Jean-Louis, MONTANARI Massimo (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, pp. 549-55123 MONTANARI, 1995, p. 17824 FLANDRIN Jean-Louis, « Choix alimentaires et art culinaire. XVIe-XVIIIe siècle » FLANDRIN Jean-Louis, MONTANARI Massimo (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, pp. 658-681
25 AD Haute-Savoie, 1 C II 4 (131), Correspondance sur l’état des récoltes dans la province du Chablais, le 15 octobre 177226 AD Savoie, C 579, Correspondance, le 13 novembre 1791, Saint Jean de Maurienne.
10 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
XVIIIe siècle. Au-delà des généralités citées ci-
dessus, les sources suggèrent que cette diversité
est beaucoup plus marquée qu’une simple dis-
tinction entre montagne et plaine ; les pratiques
agricoles et alimentaires divergent non seulement
à l’échelle des terroirs mais aussi à l’échelle locale.
Elles sont issues d’un savoir paysan local, d’une
connaissance intime des saisons et des terri-
toires spécifiques. Ce constat, partagé par Gérard
Collomb et Henri Raulin, nous incite à adopter
une approche qui prend en compte cette relative
variété : « C’est donc au niveau du massif, du pays
ou même de la commune, qu’il faudra rechercher
une logique dans les pratiques agricoles et
pastorales » 27.
Cette situation crée, surtout au XVIIIe siècle, une
diversité de systèmes alimentaires à travers le
territoire, et même à l’intérieur des rayons géo-
graphiques assez restreints. Ainsi, l’orge, l’avoine
et les pesettes « forment la principale nourri-
ture des paysans » dans les paroisses autour de
Novalaise en 1790 28 ; à Pont-de-Beauvoisin, à une
distance d’environ 15 km, c’est la farine du blé
noir, mélangée avec celle du seigle, qui « sert à
faire le pain dont se nourrit le paÿsan » 29 ; à Saint-
Christophe, à 20 km de Pont-de-Beauvoisin et à
25 km de Novalaise, l’avoine est « la seule nourri-
ture du païsan » 30.
Il est évident que des contraintes géographiques
et climatiques limitent le choix de cultures céré-
alières et par conséquence déterminent en partie
la composition traditionnelle du pain. Mais le fait
de retrouver des pratiques aussi variées dans un
rayon géographique aussi limité, nous encourage à
nous interroger sur le rôle de la nécessité, de la
tradition et du goût dans les choix alimentaires 31.
Il est réducteur de supposer que les régimes ali-
mentaires paysans soient façonnés uniquement
par la nécessité car, entre autres, cette attitude
exclut l’existence d’une vraie cuisine paysanne.
Nous devons donc nécessairement nuancer notre
image de l’alimentation paysanne et reconsidérer
surtout le rôle du goût dans le choix et l’associa-
tion des ingrédients des cuisines traditionnelles.
Recours aux « menus grains » et autres catégories alimentairesLa question de l’importance des céréales mérite
d’être nuancée. En Savoie, notamment au XVIIIe
siècle, le recours à une variété de ressources est
caractéristique des régimes alimentaires paysans :
céréales dites de deuxième choix, produits laitiers,
légumineuses telles que lentilles, haricots, fèves,
et divers légumes – surtout la pomme de terre à
partir de la fin du XVIIIe siècle.
La diversification du régime alimentaire varie selon
les régions. Certaines zones sont peu propices à la
culture de céréales panifiables mais plus adaptées
à d’autres types d’exploitations. C’est le cas par
exemple à Chamonix où, selon les voyageurs
William Windham et Richard Pococke en 1741, le
pain, le vin et la viande salée sont des denrées
27 COLLOMB Gérard, RAULIN Henri, « Les systèmes agricoles » in ABRY Christian, DEVOS Roger, et. al., Les Sources régionales de la Savoie : une approche ethnologique, Paris, Fayard (Les Sources régionales), 1979, p. 16028 AD Savoie, C 579, Correspondance sur l’état des récoltes, le 18 octobre 1790, Novalaise.
29 AD Savoie, C 579, Correspondance sur l’état des récoltes, le 23 octobre 1791, Pont de Beauvoisin. 30 AD Savoie, C 581, Ordre du Seigneur Intendant touchand les Dimes, et valleur des fons pour les paroisses, s.d. (XVIIIe siècle)31 FLANDRIN Jean-Louis, « Le goût et la nécessité : sur l’usage des graisses dans les cuisines d’Europe occidentale (XIVe-XVIIIe siècle) » in Annales. Économies, sociétés, civilisations, 1983, n° 2, pp. 369-401
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 11
rares 32. Élargir le nombre et la variété des res-
sources alimentaires permet donc de compenser
une pauvre production céréalière.
Dans les documents administratifs, le seigle,
l’avoine, l’orge, le blé noir et parfois le maïs
sont connus collectivement sous le nom de
« menus grains ». Le terme « menu » signifie une
chose qui est « de peu de conséquence » 33 ; les
« menus grains » sont opposés aux « gros grains »,
notamment le froment. La valorisation du froment
par rapport aux autres céréales s’opère depuis
le Moyen Âge en France, en corrélation avec
les choix de consommation de la noblesse et
de la haute bourgeoisie 34. À l’époque moderne,
cette valorisation s’inscrit également dans une
logique économique : la culture du froment est
prisée tout autant pour sa prétendue supériori-
té nutritionnelle et culturelle, que pour sa valeur
monétaire 35. L’emploi du mot « menu » dans les
sources documentaires en Savoie confirme l’exis-
tence d’une hiérarchisation des céréales similaire
au modèle français. Mais si cette dichotomisation
fait ressortir certaines attitudes négatives vis-à-vis
d’autres céréales que le froment, du moins parmi
une élite sociale et économique, le mot semble
peu approprié à la situation sur le terrain. Loin
d’être secondaire, le recours aux céréales rus-
tiques est une stratégie alimentaire essentielle
pour les habitants de la Savoie, surtout au XVIIIe
siècle.
CONTEXTES URBAINS
En Savoie, la consommation de froment est
largement un phénomène urbain. Dans les villes
comme Chambéry, le pain de froment est le plus
courant, même chez les artisans, le petit peuple
et les pauvres. Il est vendu en plusieurs caté-
gories selon son taux de blutage, la séparation
de la farine et du son. En 1787, la livre du pain
blanc coûte entre 2 sols et 2,5 sols, le pain « bis »,
confectionné à partir d’une farine moins raffinée,
est vendu pour le prix 1,5 sols. Le pain complet,
ou « gros pain » à base de farine avec le son intact,
coûte environ 1 sol la livre 36.
La commune de Chambéry ne produit pas
elle-même de céréales. Elle est approvisionnée en
froment, en seigle et en orge par les communes en-
vironnantes, parmi lesquelles Bissy, Cognin, Barby,
Saint-Baldoph et Triviers sont les plus grands pro-
ducteurs 37. Au XVIIIe siècle, la vente de céréales
est contrôlée par les autorités municipales ; elle a
lieu uniquement à la grenette de la ville.
Dans la région autour de Saint-Jean-de-Maurienne,
on ne produit que peu de froment, le seigle
formant la base de l’alimentation traditionnelle.
Mais dans la ville-même, le pain de froment est
bien présent, bien que le pain de seigle apparaisse
également dans les documents tarifaires tout au
long du XVIIIe siècle. Grâce à une série de mercu-
riales concernant le marché communal de Saint-
Jean, il est possible de retracer l’évolution de la
vente des grains. Entre 1706 et 1717, seules trois
espèces céréalières figurent dans les rapports – le
froment, le seigle et l’orge. Entre 1720 et 1758,
l’avoine est présente aux côtés des trois céréales
32 BRUCHET Max, La Savoie d’après les anciens voyageurs, fac-similé de l’éd. Annecy, Herisson, 1908, Marseille, Lafitte Reprints, 1981, p. 27933 Dictionnaire de l’Académie française, 4e éd., Paris, Vve B. Brunet, 176234 BERTRAND, 2018, p. 2235 BERTRAND, 2018, pp. 27-29
36 DAQUIN, 1787, pp. 93-9437 AD Savoie, L 551, Correspondance du juge de paix de l’arrondissement méridional de Chambéry à Monsieur l’auditeur au conseil d’État, baron de l’Empire, préfet du département du Mont-Blanc, le 12 août 1811, Chambéry
12 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
déjà citées. Le cavallin, un mélange d’orge et
d’avoine, fait son apparition en 1761. À partir du
mois d’août 1797, le maïs est systématiquement
inclus dans les mercuriales 38. En termes de prix, le
froment est de loin le plus cher, vendu à deux fois
le prix du seigle et quatre fois le prix de l’avoine 39.
Le prix élevé du froment et de son pain s’explique
en partie par sa rareté dans les cultures locales et
la nécessité de l’importer en grandes quantités.
Malgré l’arrivée de la pomme de terre vers 1800,
le seigle demeure une ressource alimentaire si-
gnifiante pour les habitants de Saint-Jean-de-
Maurienne au cours du XIXe siècle. Selon une
enquête menée en 1867, le seigle représente 40 %
de la consommation totale de céréales et autres
farineux. La pomme de terre représente elle aussi
40 %, suivie par le froment (20 %), le maïs (2 %) et
les légumes secs (2 %) 40 (fig. 1). À cette époque,
le froment sert non-seulement à la confection du
pain mais aussi à celle de pâtes alimentaires 41.
La popularité du froment dans la ville de Thonon
est liée à la fois à son statut de centre urbain mais
aussi à l’abondance de cette culture dans les plaines
du Chablais. Dans un rapport de 1772, le blé noir
38 AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 1, Livres de mercuriales pour le marché de la ville de Saint-Jean-de-Maurienne, 1706-1798.39 AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 1, Livre de taux du bled à chaque marché tenu en la ville de Saint-Jean-de-Maurienne, 1781-1797, prix du 5 août 1797, fol 78v.40 AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, État des récoltes en grains et autres farineux dans la commune de Saint-Jean-de-Maurienne, 1867.
Froment 16%Seigle 40%Pommes de terre 40%Maïs 2%Légumes secs 2%
Froment 16%
Seigle 40%
Pommes de terre 40%
Maïs 2%
Légumes secs 2%
Figure 1. Estimation des besoins en céréales et autres farineux pour la nourriture de chaque individu, Saint-Jean-de-Maurienne, 1867. Source : AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Etat des récoltes en grains et autres farineux dans la commune de Saint-Jean-de-Maurienne, 1867.
41 AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Correspondances entre la sous-préfecture de Saint-Jean-de-Maurienne et le maire du canton de Saint-Jean-de-Maurienne, le 31 janvier et le 2 février 1863
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 13
et les châtaignes sont également cités comme
ressources importantes pour les communes des
plaines, bien que leur usage dans la ville-même de
Thonon soit moins certain 42. Même après l’appa-
rition de la pomme de terre, le blé de froment
continue d’être, de loin, l’élément central de l’ali-
mentation céréalière. En 1811, la ville de Thonon
déclare ses besoins alimentaires annuels comme
suit : 7000 hl de froment, 1000 hl de pommes de
terre, 500 hl de seigle et 500 hl de sarrasin 43. À
Thonon, la forte dépendance au froment semble
bien liée à son statut urbain ; on observe des taux
de consommation similaires à Évian mais pas dans
les communes rurales de l’arrondissement.
Le bassin de Cluses présente des conditions
favorables à une agriculture de plaine, un
« royaume de la charrue » 44. Cependant, la ville
de Cluses elle-même, à l’ombre des Bornes
et souffrant de sols rendus trop humides par
le passage de l’Arve, est l’une des moins favo-
risées du bassin. Historiquement, Cluses est
une commune qui dépend plus de l’économie
de montagne – l’exploitation des pâturages et
des forêts – que de l’agriculture des champs.
Comparée aux communes avoisinantes, elle est
plus affectée par l’émigration saisonnière 45. Elle
devient un terrain propice à l’implantation de
l’industrie, ce qui fait sa particularité par rapport
aux autres villes étudiées. En 1816, seul un quart
de la population gagne sa vie grâce à l’agriculture,
le reste est employé dans des travaux manufac-
turiers 46. En effet, même si beaucoup d’ouvriers
maintiennent une activité agricole secondaire, elle
est de peu de conséquence et ne sert qu’à nourrir
la famille immédiate.
Au XVIIIe siècle, le froment, le seigle et l’avoine
sont produits dans la région autour de Cluses.
Dans une lettre de 1771, le seigle est identifié
comme « la danrée dont le peuple se sert plus
ordinairement pour faire du pain » 47 dans la ville
de Cluses. En cela aussi, Cluses diffère des autres
centres urbains étudiés. À Cluses, commune
plus petite et plus pauvre que Chambéry, Saint-
Jean-de-Maurienne et Thonon, on constate une
consommation de pain plus diversifiée ; en plus
du pain de froment, des sources provenant des
années 1771 et 1816 confirment la présence du
pain de seigle et du pain d’orge mélangé avec le
« menu bled », probablement du seigle 48. Au milieu
du XIXe siècle, le seigle et l’orge semblent avoir
perdu beaucoup de leur importance dans l’alimen-
tation des habitants de la ville. Dans une enquête
de l’année 1862, les besoins annuels en seigle
sont estimés à seulement 275 hl contre 2 140 hl
de froment et 3 200 hl de pommes de terre 49.
À Cluses, comme ailleurs, on constate une trans-
formation du système alimentaire liée à l’arrivée
de la pomme de terre. Dans quelle mesure la
pomme de terre agit comme « céréale » de subs-
42 AD Haute-Savoie, I C II 4 (131), Correspondance sur l’état de la récolte dans la province du Chablais, le 5 octobre 177243 AD Haute-Savoie, 16 L 35, Arrondissement de Thonon : Statistique agricole tableau indicatif de la récolte de 181144 BLANCHARD Raoul, Les Alpes Occidentales. Tome II. Les Cluses préalpines et le sillon alpin, vol. 2, Grenoble, Paris, B. Arthaud, 1948, p. 9845 BLANCHARD, 1948, p. 10146 AD Haute-Savoie, 4 FS 257, Statistiques des produits agricoles en Faucigny sur la récolte de 1816
47 AM Cluses, HH 2, Correspondance de L’intendant général au premier syndic de la ville de Cluses, le 22 juillet 177148 AM Cluses, HH 2, Ravitaillement, Correspondance de l’intendant général au premier syndic de la ville de Cluses, le 22 juillet 1771 ; AM Cluses, F 32, Avis du Conseil de la Ville de Cluses relatif aux prix du pain et de la viande, le 15 juillet 181649 AM Cluses, F 11, Questionnaire de l’Enquête agricole de 1862 pour la commune de Cluses
14 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
titution sera examinée de façon détaillée plus loin.
En période de disette, le caractère industriel de
Cluses la rend plus sensible aux pénuries alimen-
taires. Lors d’une année de bonne récolte, les
habitants de Cluses ne produisent pas suffisam-
ment de céréales pour leur propre consomma-
tion 50. Mais une année où les grains manquent
partout, les habitants de la ville sont plus parti-
culièrement vulnérables aux flambées des prix
et aux privations. Le syndic de la ville de Cluses
déplore la situation désespérée dans laquelle les
habitants se trouvent en 1817.
« Considerant que l’autorité locale ne sauroit être
trop attentive aux besoins toujours croissants
d’une population nombreuse, exposée à tant de
chances rélativement à son commerce d’horlo-
gerie ; que cette commune est privée en grande
partie, de tous les besoins nécéssaires à la vie
– qu’elle ne possede qu’une très petite étendue
de terrain qui n’est fertile que par une industrie
infatigable de ses habitans qui eprouvent encore
aujourd’hui par surcroit de malheurs, les tristes
éffets de la stagnation du commerce et des intem-
peries qui, en ravageant les campagnes, ont élevé
les prix des denrées » 51.
Ainsi, une dépendance excessive sur l’industrie
– elle-même sujette à une prospérité fluctuante –
expose les habitants de Cluses à une grande ins-
tabilité alimentaire.
CONTEXTES RURAUX
Située à l’extrémité du lac du Bourget, la Chautagne
bénéficie d’un microclimat avec des températures
douces et des pluies équitablement réparties dans
l’année. Quoique très favorable à l’agriculture, la
région ne produit pas énormément de céréales,
préférant se consacrer majoritairement à la viti-
culture. Selon une analyse de la mappe sarde, la
culture en champs n’arrive qu’en troisième place
en termes de rentabilité dans la commune de
Chindrieux, derrière la culture domestique et la
viticulture 52.
À la fin du XVIIIe siècle, la Chautagne produit
du froment, du seigle, de l’orge et du blé noir. La
présence de pommes de terre est déjà attestée en
1791, bien que sa consommation semble limitée à
« quelques familles » de Motz, sûrement des plus
pauvres 53. Malgré les avantages de la production
d’un vin de renommée, la quasi-monoculture de la
vigne, couplée avec la rareté de terrains propices
à la culture de céréales, met parfois en difficulté la
sécurité alimentaire des habitants. Cette situation
est aggravée par l’inaccessibilité des lieux, en
raison d’un manque de voies de communication
adéquates 54.
Dans le massif des Bauges, la région autour
du Châtelard est majoritairement agricole.
Relativement isolée jusqu’à la première moitié du
XIXe siècle, son système alimentaire est carac-
térisé par l’autosuffisance jusqu’à la fin du XVIIIe
siècle. Malgré un sol caillouteux, des conditions
climatiques assez rudes – typiques des Préalpes –,
l’environnement n’est pas défavorable à la culture
de céréales. À l’inverse de la Chautagne, on y
50 AD Haute-Savoie, 4 FS 257, Statistiques des produits agricoles en Faucigny sur la récolte de 181651 AC Cluses, Q 37, Extrait du Régistre des actes consulaires de la ville de Cluses, Février 1817
52 DURUPTHY Florence, Chindrieux d’après la mappe sarde, Mémoire de maîtrise sous la dir. de Meyer F., Université de Savoie, 1999, 207, p. 12153 AD Savoie, C 579, Correspondance sur l’état des récoltes en Chautagne, 6 novembre 1791, Motz54 RADEFF Anne, Du café dans le chaudron. Économie globale d’Ancien Régime. Suisse occidentale, Franche-Comté et Savoie. Lausanne : Société d’histoire de la Suisse romande, 1996, pp. 385-386
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 15
trouve une véritable polyculture de céréales et
de légumineuses. Selon le cadastre de 1729, un
tiers des parcelles de ces quatorze communes
sont cultivées avec du seigle, orge, méteil, un
peu d’avoine et très peu de froment 55. À la fin
du XVIIIe siècle sont cultivés le froment, le seigle,
l’avoine, l’orge, le blé noir, les pois, les fèves, les
lentilles et quelques pommes de terre 56.
À La Compôte, village de 354 personnes en
1776, la présence de trois moulins et deux fours
communaux témoigne de l’importance du grain et
du pain dans le régime alimentaire quotidien. Jarsy
en compte le double avec six moulins et six fours
pour ses 736 habitants 57. Le pain est confectionné
et cuit par chaque famille ; aucune boulangerie
n’est recensée dans les deux communes vers la fin
du XVIIIe siècle 58. Le pain ordinaire des pauvres est
composé de farine d’orge ou de cavalin – d’orge et
d’avoine mélangés. Chez les gens aisés, ou chez les
pauvres les jours de fête, un pain à base de mornal
– moitié froment, moitié seigle – est consommé 59.
À l’inverse de la Chautagne et du Châtelard,
l’environnement de Chamonix n’encourage guère
la culture de céréales. Dans un rapport de la
période révolutionnaire, la totalité des terrains
de Chamonix sont classés comme « médiocres »
ou « mauvais » ; aucune parcelle n’est qualifiée
comme étant de bonne qualité 60. Les espèces les
plus robustes y sont cultivées – le seigle, l’orge et
surtout l’avoine. Cependant, cette valorisation des
sols s’inscrit dans la même logique économique
que la valorisation du froment. On considère
comme « bon » un sol dont le rendement en « gros
grains » est important. Ce calcul réducteur ne
prend pas en considération les pratiques paysannes
tournées vers l’autosubsistance : « la combinaison
fine des caractéristiques des différents grains, de
leurs propriétés et de leurs usages » 61. Il est donc
nécessaire de nuancer notre interprétation des
sources administratives comme celle-ci, au risque
de sous-évaluer la capacité des sols à nourrir une
population locale.
La pomme de terre est déjà bien implantée à
Chamonix en 1793, apportant un soutien ali-
mentaire conséquent. À cette date, la récolte
en pommes de terre – 4 892 quintaux – dépasse
largement celle de l’avoine de 2 052 quintaux.
L’orge et le seigle sont de peu d’importance 62. Il
n’est donc pas surprenant de retrouver ces deux
espèces principales dans la confection du pain à
Chamonix ; le naturaliste Horace-Bénédict de
Saussure note la consommation du pain d’avoine
et d’une deuxième sorte de pain à base de pomme
55 BLANCHARD Raoul, Les Alpes Occidentales. Tome I, Les pré-alpes françaises du nord, Paris ; Grenoble : Arthaud, 1944, p. 18356 AD Savoie, C 579, Correspondance du Chatelain, le 21 octobre 1791, Chatelard57 ROUSSEAU Raymond, La population de la Savoie jusqu’en 1861, Paris, Jean
Touzot, 1960, p. 18458 AD Savoie, C 607, Correspondance du secrétaire de la Compôte, en réponse à la lettre circulaire du 18 mars 1773 ; AD Savoie, C 607, Correspondance du secrétaire de Jarsy en Bauges, en réponse à la lettre circulaire du 18 mars 177359 GEX François, Les Bauges. Chemins et vie autrefois, Yens-sur-Morges, Éditions Cabédita, 1996, pp. 116-11860 AD Haute-Savoie, 4 L 40 (1), États par communes des cultures et de la qualité des sols pour le district de Cluses, s.d.61 BERTRAND, 2018, p. 30
62 AD Haute-Savoie, 4 L 42 (1), Récolte de l’an second de la république : recensement général de chaque espéce de grains, légumes, fruit... District de Cluses. Département du Mont Blanc
16 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
de terre, « gluant & compact », chez les habitants
de la vallée 63.
Le développement d’une cuisine bourgeoise dans
les hôtels de la ville de Chamonix, semble avoir
eu peu d’impact sur les pratiques alimentaires
et culinaires des habitants des hautes vallées
et peut-être même des pauvres gens de la ville.
Le récit du voyageur suisse Rodolphe Töpffer
met en lumière le contraste entre la nourriture
proposée dans un hôtel de la ville et les denrées
des paysans de haute vallée en 1826. Alors qu’il
déjeune au « beurre étendu sur des croûtes d’un
pain croquant » 64 chez les frères Charlet 65, il se
voit offrir « un pain noir du pays, qui ressemble
tout autant à une roche granitique qu’à du pain
fait pour nourrir des humains » 66 dans un chalet
du plateau de Prarion. Sa description dépeint de
façon caricaturale les conditions culinaires. Il y
oppose la nourriture des grands hôtels – incar-
nation de sophistication et de civilisation – aux
pratiques paysannes – rudimentaires, déficitaires
et même impropres à la consommation.
AMBIGUÏTÉ ENTRE ALIMENTATION
ANIMALE ET HUMAINE
De nombreux « menus grains » et même le
pain confectionné à partir de ces céréales sont
employés à la fois pour l’alimentation humaine et
l’alimentation animale. Ce phénomène concerne
essentiellement l’orge, l’avoine, le blé noir et le
maïs ainsi que les mélanges de grains. Par exemple,
le pain de cavalin, comme le suggère son nom,
sert à nourrir les chevaux et mulets comme les
paysans pauvres dans les Bauges du XVIIIe siècle 67.
Il est important de prendre ce paramètre en
compte pour des raisons méthodologiques. L’am-
biguïté entre l’alimentation animale et humaine
en Savoie brouille notre capacité à interpréter
les statistiques de production céréalière. Quand
seules les quantités d’une récolte sont fournies,
il est difficile, voire impossible, d’estimer la part
consacrée à l’alimentation des habitants et celle
destinée à nourrir les bêtes de l’élevage ou de
basse-cour. Ceci est particulièrement vrai pour
les rapports du XVIIIe siècle : ainsi, nous risquons
surtout de surestimer l’importance relative de
certaines céréales dans les régimes alimentaires
paysans pour cette période. Les statistiques du
XIXe siècle prennent mieux en compte cette
complexité ; les questionnaires et enquêtes font
souvent la distinction entre les besoins alimen-
taires des habitants et ceux des animaux.
Soulignons encore une fois le rôle éventuel
du goût et de la tradition dans l’utilisation des
céréales « ambiguës ». En réponse à un ques-
tionnaire de 1812 sur la récolte en grains dans
l’arrondissement de Thonon, la commune de
Massongy déclare que l’avoine sert uniquement à
nourrir les animaux. À Brenthonne, à seulement
une quinzaine de kilomètres de Massongy, l’avoine
sert uniquement à l’alimentation humaine 68. Les
réponses démontrent à quel point les pratiques
sont variables, même au sein d’un seul territoire
géographique. L’influence du goût et de l’héritage
culinaire sont sans doute des facteurs non négli-
geables pour comprendre cette diversité.
63 SAUSSURE Horace-Bénédict de, Voyage dans les Alpes, Tome 2, Neuchâtel, S. Fauche, 1779-1796, pp. 150, 15964 TÖPFFER Rodolphe, Voyage dans les Alpes, entrepris le 20 juin 1826 pour les progrès des beaux arts, des sciences et de l’industrie, Genève, Slatkine, 1826, p. 2365 TÖPFFER, 1826, p. 2166 TÖPFFER, 1826, p. 1767 GEX, 1996, pp. 116-118
68 AD Haute-Savoie, 16 L 36, Arrondissement de Thonon : Réponse au questionnaire du 18 août 1812 sur la récolte en grains (septembre-décembre 1812)
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 17
PERTE D’IMPORTANCE
AU COURS DU XIXE SIÈCLE
La part des grains rustiques et surtout des légumi-
neuses dans le régime alimentaire paysan diminue
au cours du XIXe siècle. Cette évolution s’opère
en partie au profit d’une plus grande consomma-
tion de viande, mais surtout à l’adoption massive
de la pomme de terre. Dans un livre de cuisine
publié à Annecy en 1883, Mique Grandchamp
rajoute que « dans beaucoup de pays [la pomme
de terre] remplace le pain » 69 , sans pour autant
indiquer que c’est le cas en Savoie.
Comme le démontre de nombreuses enquêtes
du XIXe siècle, la pomme de terre devient
presque partout un mets aussi important, voire
plus important, que les céréales traditionnelles.
Reprenons l’exemple de Cluses. En 1862, la
commune évalue ses besoins annuels à 3 200 hec-
tolitres de pommes de terre, une quantité plus im-
portante que toutes céréales confondues : 2 140 hl
de froment, 350 hl de méteil (un mélange de
froment et seigle), 275 hl de seigle, 250 hl d’orge
et d’avoine mélangées et 100 hl de maïs pour une
quantité totale en céréales de 3 115 hl 70.
Malgré les nombreux avantages de la pomme de
terre, notamment son rendement phénoménal et
sa résistance à beaucoup de maladies, son utilité
ne suscite pas l’unanimité parmi les agronomes du
XIXe siècle. Des voix s’élèvent contre une dépen-
dance excessive, surtout après la famine de 1846-
1847, épisode aggravé par la maladie de la pomme
de terre.
« Il y a soixante ans, on trouvait avoir trop de
pommes-de-terre quand on en récoltait une
ou deux coupes ; mais la misère de 1817 a fait
apprécier ce tubercule, et dès-lors on s’est cru,
chaque année, dans l’obligation d’en avoir non pas
huit, vingt, trente, mais cinquante, quatre-vingts et
cent coupes […] et cependant les légumes secs ont
été détrônés, et la pomme-de-terre a dû suppléer
au manque de tous les autres aliments » 71.
Certains agronomes estiment que la pomme de
terre est une culture déficitaire si l’on compare
les ressources nécessaires à sa production avec sa
valeur nutritive 72. De plus, la valeur alimentaire de
la pomme de terre est jugée déficiente comparée
à celle des légumes secs, couramment employés au
XVIIIe siècle. Si la pomme de terre est « quatre fois
plus volumineuse, elle nourrit quatre fois moins
que les légumes secs sous de petits volumes » 73.
69 GRANDCHAMP, 1883, p. 63370 AC Cluses, F 11, Questionnaire de l’Enquête agricole de 1862 pour la commune de Cluses
71 AD Haute-Savoie, 4 FS 486, Rapport fait au comice agricole d’Anneci, sur quelques cultures printanières, par MM. Croset-Mouchet et Amoudruz, 1847, p. 272 MARIN L.J., Observations sur la culture de la pomme de terre, Annales de la Chambre Royale d’Agriculture de la Savoie, 1836, cité dans COLLOMB Gérard, DEVOS Roger, « Mémoire sur l’ancienne agriculture au pays du Léman. Réponses de Joseph-François Quisard à l’enquête du préfet de Barante (1806) » in Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, n°4, 1981, p. 47, note 5473 AD Haute-Savoie, 4 FS 486, Rapport fait au comice agricole d’Anneci, sur quelques cultures printanières, par MM. Croset-Mouchet et Amoudruz, 1847, p. 3
18 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
La pomme de terre : céréale de substitution ? La pomme de terre est initialement cultivée en
tant que légume dans des jardins-potagers. On a
souvent suggéré que la pomme de terre avait en
quelque sorte remplacé la rave, légume analogue
en termes d’apparence et de potentiel culinaire.
Suivant cette logique, la popularité de la rave en
Savoie expliquerait en grande partie le succès de la
pomme de terre. Mais les sources documentaires
ne soutiennent pas réellement cette théorie ; la
trajectoire de la pomme de terre comporte plus
de similitudes avec le modèle des céréales qu’avec
celui des légumes. Du jardin-potager, elle intègre
le roulement annuel d’assolements et fait son
apparition dans les états de récoltes, à côté des
céréales traditionnelles.
Face aux pressions démographiques et aux pé-
nuries récurrentes en grains, Massimo Montanari
et Jean-Louis Flandrin, spécialistes de l’histoire de
l’alimentation en Europe moderne, considèrent le
recours à la pomme de terre à la fin du XVIIIe siècle
comme un résultat « logique » et « inévitable » 74.
Selon cette théorie, l’adoption de la pomme de
terre est une réponse aux problèmes systéma-
tiques d’approvisionnement en céréales. De
cette façon, la pomme de terre peut être pensée
comme une sorte de céréale de substitution.
En Savoie, nous constatons une association pré-
coce entre le recours aux pommes de terre et les
problèmes de pénuries alimentaires, notamment
associées à l’extrême variabilité des environ-
nements et des climats. La pomme de terre est
adoptée plus tôt et avec plus d’enthousiasme dans
des régions comme la vallée de Chamonix, peu
propice à la culture de céréales.
Les observations de Joseph de Verneilh et de
son successeur Charles Poitevin de Maissemy
sont particulièrement parlantes. D’abord, le
lien entre pénurie céréalière et adoption de la
pomme de terre est clairement établi. Charles
Poitevin de Maissemy considère que la pomme de
terre est un moyen alimentaire particulièrement
« précieux » 75, justement parce qu’elle permet
de compenser le déficit en grains, systématique
dans le département du Mont-Blanc. Selon lui, la
pomme de terre est « à la fois le pain et le met » 76
pour environ 40 % de la population du départe-
ment du Mont-Blanc durant certaines périodes
de l’année. Ainsi, de façon matérielle et figurée, ce
dernier fait le rapprochement entre la consom-
mation de céréales – incarnées ici par l’évocation
du pain – et celle de la pomme de terre.
Dans sa publication Statistique générale de la
France : département du Mont-Blanc, le préfet
Joseph de Verneilh souligne lui aussi l’importance
des cultures « accessoires » comme la pomme
de terre pour pallier les déficits alimentaires en
grains.
« En somme totale, si l’on comparoit la population
du département avec la quantité de grains qu’on
y récolte, et si tous les habitans se nourrissoient
uniquement de pain de froment ou de seigle,
comme il se pratique en d’autres pays, il y a lieu
de croire que les récoltes seroient le plus souvent
insuffisantes pour les besoins de la consomma-
tion, dans le rapport à-peu-près de trois-hui-
tièmes. Ce déficit considérable est rempli par des
produits d’une autre espèce, tels que le sarrasin,
l’orge, l’avoine, la pomme de terre, la châtaigne et
74 MONTANARI, 1995, p. 17975 AD Savoie, L 551, État de la Récolte dans le départ du Mont Blanc de l’an XII par le Préfet, le 7 brumaire an XIII76 Ibidem
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 19
les gros légumes, sans parler de l’économie qui
résulte des nombreuses émigrations périodiques.
Par le moyen de ces ressources accessoires, on
peut dire que le département est assez commu-
nément au niveau de ses besoins » 77.
De nombreux rapports sur les récoltes confir-
ment le rôle compensatoire de la pomme de
terre ; elle est souvent évoquée comme une
denrée de « secours » qui vient combler des
déficits en grains. Dans l’arrondissement de Saint-
Jean-de-Maurienne, une série de rapports sur les
récoltes illustre comment la pomme de terre
est employée comme aliment de substitution, et
devient progressivement plus enracinée dans les
habitudes agricoles et alimentaires des habitants.
Selon le rapport de 1808, la consommation
moyenne par tête en céréales est estimée à 4 hl
par an, soit plus d’un litre par personne par jour 78.
En 1810, une année de maigres récoltes, le
rapport précise que si les habitants se nourrissent
uniquement avec des céréales, l’estimation des
besoins alimentaires demeure à 4 hl par personne
et par an. Mais si l’apport calorique de légumes
et de pommes de terre est pris en compte, l’es-
timation en céréales peut être revue à la baisse
d’un taux de 25 %, soit à 3 hl par personne et par
an 79. En 1811 s’annonce une deuxième année de
médiocres récoltes. Le déficit en grains est estimé
à 22 000 hl pour l’ensemble de la population. Selon
le rapport, ce déficit sera comblé par l’usage de
pommes de terre et du maïs et par l’achat de
grains cultivés ailleurs 80. À l’inverse de 1810 et
1811, la récolte de 1812 s’avère très bonne. Mais
malgré l’abondance de céréales, la consommation
de chaque habitant est encore une fois estimée à
3 hl par personne et par an ; cela « en raison de ce
que l’on fait beaucoup usage de pommes de terre,
de légumes, et du peu de châtaignes qui viennent
dans le pays, ce qui est pris en considération pour
plus d’un cinquième dans la consommation » 81.
Plus tardivement, pendant la Restauration sarde,
la pomme de terre aurait été d’un secours parti-
culier pour les habitants des Bauges. Durant cette
période difficile pour les Baujus, l’insécurité ali-
mentaire est aggravée par une croissance continue
de la population depuis la fin du XVIIIe siècle. La
pomme de terre sert surtout à remplacer les
céréales mêlées – le mornal et le cavalin dont la
production locale ne suffit plus aux besoins ali-
mentaires des habitants 82.
Céréales et pratiques culinaires
Les céréales essentiellement transformées en pain,
peuvent également être consommées sous forme
de bouillie et servent aussi à épaissir des soupes,
notamment dans l’alimentation paysanne. Même
dans les livres de cuisine bourgeoise de la fin du
XIXe siècle, l’héritage des céréales se manifeste
à travers quelques recettes : le potage au gruau
de froment, d’orge, d’avoine ou d’orge perlé 83,
77 VERNEILH Joseph de, Statistique générale de la France : Département du Mont Blanc, Paris, Testu, 1807, p. 42578 AD Savoie, L 552, Arrondissement de Morienne, Produits présumés des récoltes de 180879 AD Savoie, L 552, Arrondissement de Morienne, Produits présumés des récoltes de 181080 AD Savoie, L 552, Arrondissement de Morienne, Produits présumés des récoltes de 1811
81 AD Savoie, L 552, Série de questions adressées à Mr le Sous-Préfet de l’arrondissement de Maurienne sur le produit des recoltes82 GEX, 1996, pp. 119-12083 DESCOTES, 1897, pp. 5-6
20 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
la soupe à la farine de froment ou de maïs 84 et
la soupe à la farine et à la fécule 85. La nature
et la composition rustiques de ces soupes – à
l’inverse de la majorité des recettes sophistiquées
contenues dans ces recueils – laissent croire qu’il
s’agit de vestiges d’une cuisine paysanne plutôt
que le reflet d’une véritable cuisine bourgeoise.
La part des céréales dans l’alimentation bour-
geoise est remise en question par les travaux
de Jean-Louis Flandrin. Selon lui, les plats à base
de céréales connaissent un déclin au cours du
XVIIIe siècle dans les couches socio-économiques
élevées. Le déclin serait directement lié à l’impor-
tance grandissante des céréales dans l’alimenta-
tion paysanne à la même époque ; l’association qui
s’installe entre la consommation de céréales et la
paysannerie rend moins attrayante cette catégorie
alimentaire aux yeux des élites sociales 86.
Valeur alimentaire et culturelle du pain À travers la documentation des XVIIIe et XIXe
siècles, on peut noter que le pain demeure
l’élément central du modèle alimentaire en Savoie,
ne serait-ce que d’un point de vue symbolique. En
Savoie, comme ailleurs en Europe, les céréales
sont consommées le plus souvent sous forme de
pain. Pour la grande majorité de la population, le
pain est donc l’aliment principal du régime ali-
mentaire. En synthétisant de nombreuses études,
l’historien Jean Nicolas évalue la consomma-
tion quotidienne du pain à entre 1,2 et 2 kg par
individu 87. Ainsi, tout au long des XVIIIe et XIXe
siècles, le pain demeure l’aliment le plus valorisé
dans le répertoire alimentaire.
Dans des rapports sur l’agriculture, des traités ali-
mentaires ou médicaux, le thème des céréales est
toujours abordé en première instance, avant toute
autre catégorie alimentaire. En 1850, le ministère
de la Marine, de l’Agriculture et du Commerce
déclare le pain d’une nature « exceptionnelle »,
une denrée « en réalité distincte de toutes les
autres denrées et [qui] ne peut sans inconvénients
être confondue avec elles » 88.
La valeur alimentaire et sociale du pain se reflète
aussi à travers les attitudes et comportements
qui l’entourent. Le pain est une denrée précieuse
envers laquelle la population affirme son « droit
propriétaire » 89 et exige un accès libre et équitable.
La vente du pain est réglementée par une série
de lois et restrictions qui gèrent l’exercice de
la boulangerie et les prix de vente pratiqués.
Comme dans le royaume de France, ce système
de contrôles correspond à un modèle de gouver-
nance « paternaliste nourricier » 90 ; en assurant le
84 GRANDCHAMP, 1883, p. 17385 GRANDCHAMP, 1883, p. 174
86 FLANDRIN, « Les Temps Modernes » in FLANDRIN, MONTANARI (dir), 1996, p. 56287 NICOLAS Jean, La Savoie au XVIIIe siècle. Noblesse et bourgeoisie, 2e éd., Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2003, p. 34588 AD Haute-Savoie, 1 FS 152, Circulaire sur le commerce du pain, Turin, 19 octobre 185089 THOMPSON Edward P., « The moral economy of the English crowd in the Eighteenth Century » in Past & Present, n° 50, 1971, pp. 76-13690 MARGAIRAZ Dominique, MINARD Philippe, « Marché des subsistances et économie morale : ce que ‘‘ taxer ’’ veut dire » in Annales historiques de la Révolution française, n° 352, avril-juin 2008, pp. 53-99, p. 58
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 21
respect des prix fixés par l’autorité civile, le roi
via ses représentants satisfait les attentes de la
population et incarne le rôle de père protecteur
et nourricier 91.
Des mesures contre l’accaparement traduisent la
volonté du peuple de sanctionner tous ceux qui
profiteraient de l’indispensabilité du pain, parti-
culièrement lors des périodes de disette. On ne
peut que remarquer une sorte de justice mora-
lisatrice, intrinsèque dans la réglementation de
Saint-Jean-de-Maurienne sur l’exercice de la bou-
langerie publiée en 1749 :
« Ordonnons aux Boulangers de cette ville de
vendre le pain aux prix respectifs cy bas marqués
suivant les differents prix des bleds comme cy
après sous peine en cas de contravention de cinq
livres d’amande et confiscation du pain au profit
scavoir la moitié au denonciateur et l’autre moitié
a l’hopital ».
Les mesures punitives prises contre les contre-
venants ont un double objectif : protection et
bienfaisance. En décourageant les pratiques mal-
honnêtes, ces ordonnances protègent la commu-
nauté des effets néfastes des prix excessifs. Mais
dans un second temps, elles font profiter à la fois
l’individu – celui qui dénonce la non-conformité –
et la communauté des plus démunies, incarnée par
l’institution de l’hôpital 92.
Une disette de grains peut entraîner des mesures
temporaires visant à rentabiliser l’utilisation
commune du grain, notamment du froment. Par
exemple, à Chambéry et à Thonon, en temps de
disette, afin d’économiser le froment, les autorités
exigent la fabrication du pain claret en plus du pain
blanc 93. En outre, l’auteur du mémoire souligne
la nature plus rassasiante du pain claret, moins
raffiné que le pain blanc, car « on n’en mange
pas autans, notamment les paysans les jours de
foires et marchés » 94. Par ailleurs, la confection de
denrées jugées superflues, à base de froment, est
formellement interdite, à savoir les « gateaux au
beurre, riouttes 95... carquellins 96, biscuits, et autres
semblables » 97. Notons que ces habitudes alimen-
taires de luxe, propres aux classes aristocratiques
et bourgeoises, sont restreintes en faveur du bien
communal de la majorité.
Le pain est un objet culturel lourd de sens, l’acte
de donner le pain est un moyen par lequel les
figures du pouvoir renforcent leur statut social.
Au plus haut niveau, le roi se représente dans son
rôle de père du peuple, en proposant sa « solli-
citude paternelle » 98 lors des disettes et des
91 Pour une discussion approfondie du discours et des pratiques de la régulation des grains en France à l’époque moderne, voir par exemple KAPLAN Steven, Bread, Politics and Political Economy in the Reign of Louis XV. 2 vol., La Haye, Martinus Nijhoff, 1976, 2e éd., Londres, Anthem, 2016, 816 p. ; KAPLAN Steven, Les ventres de Paris. Pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988, 702 p.92 AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 1, Taux tant de differentes especes de pain blanc de froment, que du pain bis de seigle…, 174993 AD Haute-Savoie, 1 C IV 178 (1), Extrait d’un mémoire de l’avocat fiscal au sujet de la récolte et de l’extraction des blés à Thônes, s.d. (18e siècle), p. 1v-2r.94 AD Haute-Savoie, 1 C IV 178 (1), Extrait d’un mémoire de l’avocat fiscal au sujet de la récolte et de l’extraction des blés à Thônes, s.d. (18e siècle), p. 2r.
95 Riouta/rioute : « Casse-museau (sorte de pâtisserie) » in CONSTANTIN Aimé, DESORMAUX Joseph, Dictionnaire savoyard, Annecy, Abry, 1902, pp. 354-35596 Carquellins ou craquelins, une « espèce de gâteau qui croque sous les dents, d’où lui vient son nom » in FERAUD Jean-François, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, 178797 AD Haute-Savoie, 1 C IV 178 (1), Extrait d’un mémoire de l’avocat fiscal au sujet de la récolte et de l’extraction des blés à Thônes, s.d. (18e siècle), p. 2r.98 AC Cluses, F 19, Lettre de l’Intendant du Faucigny suivant la disette de 1816, le 31 octobre 1816
22 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
famines. Dans les communications officielles, les
secours en grain accordés aux habitants souffrant
de la disette de 1816-1817 sont présentés comme
des « mesures sages et paternelles » 99 du roi.
Les pouvoirs ecclésiastiques affirment et main-
tiennent eux-aussi leur statut en offrant des
aumônes régulières en pain, notamment au
moment des jours de fête. Il est important de
souligner la nature transactionnelle des aumônes,
car il ne s’agit pas vraiment d’un simple acte de
charité. Vis-à-vis des ressources alimentaires
dont l’église dispose, il existe une vraie attente et
même une revendication d’un droit de propriété
de la part du petit peuple. Le déséquilibre implicite
dans cette interaction crée une certaine tension
sociale, pouvant déclencher des violences en cas
de déception. En 1790, les habitants de Lovagny
attaquent le prieuré du lieu pour réclamer du pain,
selon une ancienne coutume qui avait pourtant
été annulée : l’église annuellement faisait don de
pain à la population au mois de mai. Malgré cela,
la foule exprime clairement un sentiment inébran-
lable d’ayant-droit : « Nous voulons notre dû, si on
ne nous donne pas notre bled, nous mettons à bas
la porte du grenier » 100.
Hiérarchie du painIl existe une véritable hiérarchie du pain, similaire
à celle présente dans la culture culinaire française,
et dans laquelle le pain blanc de froment figure
au sommet. La diversité des compositions du pain
en Savoie a déjà été établie ; mais, au plus simple,
une distinction est faite entre le pain blanc, qui est
toujours un pain de farine de froment, et le pain
« noir » qui englobe tous les autres types de pain.
Le pain noir, en réalité plutôt de couleur grise,
inclut les pains de seigle, d’orge, d’avoine, de blé
noir et de farines mélangées. Par rapport à cette
hiérarchie établie, notons que l’orge et l’avoine,
mais aussi le son du froment, servent à la fois à
l’alimentation animale et humaine. Les pains faits
avec les céréales de deuxième choix sont essen-
tiellement consommés dans les milieux ruraux.
À l’exception de Saint-Jean-de-Maurienne, où l’on
constate la vente de plusieurs qualités de pain de
seigle au XVIIIe siècle, le pain de froment est géné-
ralement la seule variété vendue dans les centres
urbains. Plusieurs qualités de pain de froment sont
déclinées, selon le taux de blutage qui se réfère au
degré de raffinement de la farine. Généralement,
ce pain est proposé en trois catégories : le pain
blanc, bourgeois, ou même « françois » 101 ; le pain
bis ou claret ; et le pain brun ou « gros », dont la
farine contient tout le son. Chaque qualité de pain
correspond clairement à une catégorie socio-
économique ; plus on est riche, plus on mange
du pain de meilleure qualité, fait d’une farine plus
raffinée. Malgré la présence de nombreux nobles
à Chambéry, le blanc de première qualité n’est
pas suffisamment blanc et léger pour nourrir les
membres de la cour royale en 1737. Soixante sacs
« du plus beau et plus pur froment qu’on puisse
trouver ici » 102 doivent être commandés en vue
d’une visite royale.
99 AC Cluses, Q 37, Extrait du Régistre des actes consulaires de la ville de Cluses, février 1817100 AD Savoie, 2B 12161
101 AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 1, Taux tant de differentes especes de pain blanc de froment, que du pain bis de seigle…, 1749102 AD Savoie, C 123, Minutes de lettres adressées aux ministres et aux administrations centrales de Turin, par l’intendant général, sur toutes les affaires de son ressort, fol 13r.
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 23
Le pain noir, à base soit d’orge, d’avoine, de seigle
ou de blé noir, souffre d’un parallèle négatif avec
la rusticité, voire la pauvreté et la misère. Dans sa
topographie médicale, le docteur Daquin témoigne
que ce sont « les habitans de la campagne […] les
plus pauvres » 103 qui font leur pain à partir de ces
céréales de deuxième choix. La valeur culturelle de
la couleur du pain semble très forte ; la distinction
entre le pain blanc pour les riches nobles ou
bourgeois, et le pain noir pour les pauvres paysans
est profondément enracinée dans les esprits. Dans
sa description d’une terrible famine à La Roche-
sur-Foron en 1749, l’auteur d’une pétition pour
secours, utilise une figure presque littéraire pour
illustrer à quel point la situation est désespérée.
« Voyant la quantité de pauvres qui augmente
tous les jours, et qui doublera apres la semaille
du printems, que l’on en avoit déjà veu mourir de
faim, et plusieurs dans les licts, sans secours, prest
a perir, des personnes de la premiere noblesse de
Savoye, manquants jusqu’à des souliers pour aller a
la messe, ne mangeants que un peu de pain le plus
noir, d’autres detenus dans des licts manquants
de tout : le cœur touché des maux presents, et
craignant encore plus l’avenir » 104.
L’incongruité entre le rang social élevé du
personnage et son repas frugal du pain noir
– comme son manque de souliers – sert à dé-
peindre un monde chaotique, où l’ordre social est
bouleversé par les ravages de la famine.
Les préjugés contre le pain noir perdurent au
XIXe siècle. Comme dit précédemment, dans ses
récits de voyage, le Suisse Rodolphe Töpffer ne
cache guère son dégoût face au pain rustique.
Lors d’un deuxième voyage dans les Alpes, il
rencontre à nouveau le pain rustique du paysan.
« Il y a du pain aussi, mais intraitable, immordable,
absolument pas distinct d’un quartier d’écorce de
sapin, et beaucoup plus dur… et a ceci l’on peut
reconnaître la pauvreté sévère de ces bonnes
gens, que, déjà privés de viande, ils ne connaissent
d’autre pain que ce dur amalgame de graines
grossières » 105.
Rodolphe Töpffer associe la consommation du
pain rustique – fait de « graines grossières » – avec
la misère des habitants du pays ; c’est le symbole
et la preuve de leur pauvreté. Son mépris des pra-
tiques alimentaires locales est clairement affiché ;
en assimilant la nourriture proposée à un élément
végétal non-comestible – un quartier d’écorce de
sapin – il réduit la condition paysanne à celle des
animaux.
Outre le pain, les céréales peuvent être préparées
et consommées sous forme de gruau ou de
bouillie. Encore plus que le pain noir, la bouillie
est considérée comme un aliment très pauvre,
associée à la rudesse, l’absence de culture et
même la faiblesse physiologique aux XVIIIe et
XIXe siècles en Savoie 106.
La croyance dans la supériorité du pain de froment
s’affiche dans la pensée médicale du XIXe siècle.
Selon le règlement de l’hospice civil de Thonon,
le pain de farine raffinée de froment est l’aliment
idéal pour les malades. « Le pain sera donc
103 DAQUIN, 1787, p. 94104 AD Haute Savoie,
I C IV 219 (6), Mémoire en faveur des pauvres mendiants de la Roche et des environs, 2 avril 1749
105 TÖPFFER, Rodolphe, Nouveaux voyages en zigzag, à la Grande Chartreuse, autour du Mont Blanc, dans les vallées d’Herenz, de Zermatt, au Grimsel, à Gênes et à la Corniche, Paris, Victor Lecou, 1854, p. 105106 QUELLIER, 2013, p. 42
24 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
composé de pur froment. […] On observera
que toute la fleur doit y rester, que l’on doit en
oter le gros son, qui nourrit peu et qui picote et
irrite les intestins » 107. La bouillie est à bannir, car
c’est un aliment « venteux » et « indigeste » 108.
La commission créée pour étudier le crétinisme
au milieu du XIXe siècle avance l’hypothèse que
les mauvaises habitudes alimentaires contribuent
à la propagation de cette maladie parmi certaines
populations en Tarentaise, en Maurienne et dans la
vallée d’Aoste. Les régimes alimentaires qualifiés
de « défectueux » sont notamment dépourvus
de pain de froment. Au mieux, le pain blanc est
remplacé par un pain de seigle, d’orge ou de maïs ;
au pire, par une bouillie de maïs, de châtaignes et
de pommes de terre 109.
Utilisations culinaires au prieuré de Bellevaux-en-BaugesLe pain ne figure pas dans les menus quotidiens du
prieuré de Bellevaux-en-Bauges 110. Il semble que
la présence de cet aliment est une telle évidence
qu’il n’est pas pris en compte par l’auteur des
menus. Dans l’inventaire des biens appartenant au
prieuré, exécuté environ à la même période, les
notaires recensent une diversité de farines : farine
de froment pur, conservée dans des coffres en
bois de sapin et des paniers en paille ; du son de
froment ; du mornal, un mélange de froment et de
seigle ; de l’avoine pure ; et du cavalin, un mélange
d’orge et d’avoine 111. Nous n’avons pas de té-
moignages quant à l’usage de cette farine, mais
il est probable que la présence d’une diversité
de farines, de qualités plus ou moins raffinées,
atteste d’un mode de consommation adapté aux
différents niveaux hiérarchiques des habitants du
prieuré : du pain de froment pur ou de mornal
pour les personnes en position de pouvoir – le
prieur, les moines et leurs hôtes ; du pain de cavalin
pour leurs domestiques et potentiellement pour
les chevaux et mulets ; le son de froment pour les
animaux de basse-cour.
Malgré le caractère plutôt luxueux de leurs menus
quotidiens, dans lesquels la viande est prépon-
dérante, la bouillie revient comme plat d’entrée
assez régulièrement lors du repas de midi. Les
pâtes sont aussi d’un grand usage, et paraissent
sous diverses formes. Les plats de pâtes sont le
plus fréquemment servis lors du repas du soir,
souvent en accompagnement d’une ou plusieurs
viandes. Nous recensons des plats de lasagnes,
de taillerins, d’angelots, de ravioles et même une
soupe de pâtes 112.
Les pâtisseries – rissoles et beignets – sont occa-
sionnellement consommées lors du repas. Il est
probable que la pâte fut confectionnée avec de la
107 AD Haute-Savoie, 16 L 74 (87), Reglement pour l’hospice civil, cydevant hotel-dieu de Thonon… 1 frimaire an VII, folio 15v.108 AD Haute-Savoie, 16 L 74 (87), Reglement pour l’hospice civil, cydevant hotel-dieu de Thonon… 1 frimaire an VII, folio 16r.109 AD Savoie 1FS 654, Rapport de la commission créée par S. M. le Roi de Sardaigne pour étudier le crétinisme, 1848, p. 184
110 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)111 AD Savoie, 1H 1, Inventaire des biens et effets dépendants du Prieuré de Bellevaux, 23 mars - 18 avril 1792112 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 25
farine de froment. Il est difficile de savoir s’il s’agit
de rissoles et de beignets salés ou sucrés-salés.
Selon leur position dans la liste des plats, il est
probable que les rissoles et les beignets soient
servis en tant qu’entremets. Ces derniers dans
la gastronomie française sont d’une très grande
diversité, et peuvent être salés ou sucrés 113. Le
cahier de recettes de Montmélian contient des
exemples de recettes pour des beignets salés 114
et des rissoles farcies de viande hachée, de fruits
secs et de sucre 115.
L’IMPORTANCE DU LAIT ET DES PRODUITS LAITIERS
Fréquence et importance dans l’alimentation quotidienne
Contexte urbain CHAMBÉRY
Dans sa topographie médicale de la ville de
Chambéry, le docteur Joseph Daquin fournit
plusieurs observations sur l’utilisation des
produits laitiers. Ce qui ressort de son œuvre
est l’importance de ces produits dans l’alimenta-
tion quotidienne de la majorité de la population
chambérienne à la fin du XVIIIe siècle. Avec des
légumes, surtout la pomme de terre, le lait et ses
produits dérivés forment la base de l’alimentation
des gens ordinaires. Même le beurre constitue un
mets « très-abondant » 116 ; il est employé par tous
sauf les plus démunis, qui le remplacent par l’huile
de noix.
Joseph Daquin constate que ses patients souffrent
de vers intestinaux plus régulièrement que dans
les populations d’autres pays qu’il a pu observer.
Il attribue cette exception chambérienne, et pro-
bablement savoyarde, à l’usage particulièrement
répandu de lait et de fromage. Ainsi, les remarques
de Joseph Daquin contribuent à l’idée qu’une
grande dépendance au lait serait une spécificité
du régime alimentaire savoyard à cette époque.
113 QUELLIER Florent, La Table des Français. Une histoire culturelle (XVe-début XIXe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 21114 « Autres beignets » in BOUCHET (éd.), 2003, p. 83115 « Manière de faire des rissoles » in BOUCHET (éd.), 2003, p. 37
116 DAQUIN, 1787, p. 95
26 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
SAINT-JEAN-DE-MAURIENNE
Alors que le fromage représente une impor-
tante source de revenus grâce à son exportation,
une grande quantité de la production laitière
est consommée sur les marchés domestiques, à
proximité des lieux de production.
Un document réglementaire fixant le prix de
denrées vendues à Saint-Jean-de-Maurienne en
1743 confirme la vente de beurre et d’une variété
de fromages : du vieux gruyère, du vieux persillé,
de la vieille tomme et du fromage frais 117.
En 1872, la commune de Saint-Jean-de-Maurienne
produit 170 000 l de lait de vache, 20 800 l de
lait de chèvre et 1 500 l de lait de brebis. Une
grande proportion du lait est consommée « en
nature » (50 000 l). L’excédent est transformé en
beurre et en fromage frais, fromage à pâte molle
et fromage à pâte blanche. Il est intéressant de
noter l’absence totale de production de fromage
à pâte dure, peut-être en raison de la dissolution
de l’association fruitière en 1870, comme précisé
dans l’enquête. Seulement la moitié de la produc-
tion annuelle de 8 000 kg de fromage est livrée
à la vente et probablement destinée au marché
local, compte tenu du peu d’intérêt de ce type de
fromage pour l’exportation 118.
Entre 1844 et 1875, Alexandre Ducroz achète ré-
gulièrement du beurre, du fromage et du lait pour
la consommation de son petit foyer qui compte
trois personnes jusqu’à la mort de son épouse en
1858 119. Né en 1815 d’un père médecin, il est pro-
priétaire de la libraire Buisson de Saint-Jean-de-
Maurienne jusqu’en 1871. Personnalité éminente
de la ville de Saint-Jean, il est membre du Conseil
municipal, vice-président des commissions admi-
nistratives de l’hospice et du bureau de bienfai-
sance, membre de la Garde nationale et chef du
Corps de musique, entre autres 120. La majorité
de ses achats semble se faire au marché de Saint-
Jean-de-Maurienne. Souvent associés à l’achat
d’autres denrées, il est en règle générale difficile
d’estimer des quantités précises des produits
laitiers. Quelques remarques sur leur variété et
leur fréquence sont toutefois possibles.
Nous remarquons que l’achat du lait se fait environ
une fois par mois. Certaines années, Alexandre
Ducroz indique clairement l’achat de la totalité
du lait mensuel, en précisant dans son livre de
comptes qu’il s’agit du « lait du mois » ou du « lait
de juillet », etc. En 1870, ces achats mensuels sont
de 28 litres en moyenne, ce qui est relativement
élevé si l’on prend en compte la taille modeste de
son foyer, composé uniquement de lui-même et
de sa domestique à cette date.
Le beurre est un achat très courant, quasi hebdo-
madaire. En 1870, 38 achats de petites quantités
de beurre sont enregistrés. Ils varient entre 0,5
et 1,5 kg par achat, et proviennent probablement
d’un vendeur du marché 121. Le 17 décembre,
Alexandre Ducroz procure une très grande quan-
117 AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 1, Taxe des Danrés qui dois etre inviolablement observé…, 1743118 AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Renseignements statistiques sur la production fromagère, commune de Saint-Jean-de-Maurienne, 29 juillet 1872119 AM Saint-Jean-de-Maurienne, Fonds privés Alexandre DUCROZ, livres de dépenses ménagères, non-classés120 Je tiens à remercier M. Alban Levet, archiviste aux archives municipales de Saint-Jean-de-Maurienne, pour ces informations biographiques.
121 Seules les valeurs des achats du beurre, et non leurs quantités, sont enregistrées dans le livre de compte de Ducroz. J’ai estimé les quantités en appliquant un prix de vente de 2 francs le kilogramme, tel qu’il est précisé dans l’enquête de 1872, citée ci-après.
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 27
122 BESSON Daniel, « Le reblochon : de la fabrication locale au marché européen » in PALLUEL-GUILLARD André (dir.), Fromages de Savoie. Le passé, le présent. Actes du colloque de Beaufort-sur-Doron (23-24 octobre 1993), Chambéry : Société savoisienne d’histoire et d’archéologie (Mémoires et documents de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie ; tome XCVII), 1995, pp. 137-148
tité de beurre – 29 kg – au prix de 2,20 francs le
kilogramme. S’agit-il d’une livraison achetée di-
rectement d’un producteur ? Entre les achats
réguliers et celui de la fin de l’année, la consom-
mation totale de beurre peut être estimée à
environ 68 kg pour l’année 1870, soit plus d’un
kilogramme par semaine.
Les achats de fromage sont également très cou-
rants, majoritairement indiqués sous l’appellation
générique de « fromage » sans aucune précision
de leur variété. Malgré l’absence généralisée de
détails, on recense néanmoins l’achat de fromage
de type gruyère, parfois identifié comme étant
de la « gruere suisse », du fromage « bleu » et du
mont Cenis, du fromage de Valloire, du vacherin,
du « rebrochon », de la tomme et des graterons.
Il est intéressant de noter que le premier achat
de rebrochon (ancienne appellation pour le
reblochon) en 1847, prédate par quelques années
la chronologie de sa commercialisation proposée
par Daniel Besson 122.
Contexte rural et montagnardUNE CATÉGORIE ALIMENTAIRE CRUCIALE
Dans les régions rurales où l’élevage de vaches est
courant, le lait occupe une place centrale dans les
régimes alimentaires. L’accessibilité du produit et
son coût peu élevé font du lait et de ses produits
dérivés des sources d’alimentation attractives
pour une grande partie de la population rurale.
L’origine de cette spécificité mériterait une étude
approfondie, en dehors du cadre du présent essai.
Mais il est possible que l’augmentation de l’élevage
bovin dans les Alpes du Nord à la fin du Moyen
Âge, démontrée par Fabrice Mouthon et Nicolas
Carrier, y ait contribué. Tendance déjà amorcée
depuis le XIIe siècle, le XVe siècle est marqué par
une réelle expansion de l’élevage : la dépopula-
tion des Alpes – due aux effets dévastateurs de
la peste – associée à des conditions climatiques
plus propice qu’au siècle précédent, permettent
d’allouer davantage de ressources naturelles à
l’alimentation du bétail. Ce concours de circons-
tances voit la mise en place d’une « véritable spé-
cialisation » dans l’élevage bovin dans les Alpes du
Nord à cette période 123.
La question d’accessibilité est particulièrement
pertinente dans les chalets d’alpage où l’isolement
rend difficile l’approvisionnement alimentaire.
Lors de son voyage dans le massif du Mont-Blanc,
le botaniste écossais Thomas Blaikie se voit offrir
plusieurs repas composés uniquement de lait et
de produits laitiers. Le 3 septembre, il mange « du
lait pour souper » dans un chalet de Planpraz 124.
Trois jours plus tard, il croise un groupement
de chalets d’alpage tenus intégralement par des
femmes. Son hôte pour la nuit lui donne « le
meilleur de ce qu’elle pouvait offrir, qui était du
lait, du fromage et de la crème, et un lit de foin
sur le plancher » 125. Le lendemain son déjeuner
123 MOUTHON Fabrice, Montagnes médiévales, Les alpages de Savoie, Dauphiné et Provence du XIIe au XVIe siècle, Chambéry, Université de Savoie, Laboratoire LLSETI, 2019, pp. 52-57, 85-90 ; CARRIER Nicolas, MOUTHON Fabrice, Paysans des Alpes. Les communautés montagnardes au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, 420 p.124 BLAIKIE Thomas, Journal d’un botaniste-jardinier (1775-1792), traduit de l’anglais par BARRIER Janine, Clermont-Ferrand, Klincksieck (Les mondes de l’art ; n° 1), 2016, p. 116125 BLAIKIE, 2016, p. 119
28 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
est composé uniquement de caillé et de crème 126.
De façon plus générale, le lait est particulière-
ment important dans les régimes alimentaires des
régions montagneuses, souvent peu favorables à
la culture en terre. Dans de telles circonstances,
l’apport calorique du lait peut pallier d’éven-
tuelles carences en grains. Dans une lettre de
1782, l’intendant Balada souligne l’importance de
la production laitière pour le régime alimentaire
montagnard du Genevois. En cette année de grande
sécheresse, « l’on se plaint sur-tout du manque de
fourrage, qui est de grande consequence dans nos
montagnes, où le laitage épargne bien du pain » 127.
En 1804, le préfet du Mont-Blanc souligne d’une
façon similaire le rôle compensatoire des laitages
face à une production déficitaire en céréales.
Selon Charles Poitevin de Maissemy, « ce déficit
[en grain] est rempli par les légumes, la pomme
de terre surtout, les chataignes et le laitage : ces
moyens alimentaires sont tellement précieux dans
ce département qu’ils l’emportent de beaucoup
sur ceux qui fournissent les grains » 128.
Ce recours aux produits laitiers devient un
élément incontournable des régimes alimentaires
ruraux, marquant les traditions culinaires et les
esprits. En 1806, le notable rural Joseph-François
Quisard apprécie la valeur matérielle mais aussi
culturelle des denrées lactées chez les habitants
du canton de Douvaine, près de Thonon.
« Le lait est d’un très grand produit pour le peuple,
puisqu’il est la base de sa principalle pitance, il
ne croit pas avoir pris son repas, lorsqu’il n’est
pas accompaigné du fruit de la vache rendu en
fromage » 129.
Au-delà de toute considération de la nécessité,
le fromage s’avère en pratique une condition
sine qua non du repas. Le cas de la viande de veau
illustre autrement le propos. Plusieurs sources des
XVIIIe et XIXe siècles témoignent d’une pratique
de boucherie particulière, selon laquelle les veaux
sont abattus à un très jeune âge. Les commenta-
teurs contemporains précisent que cette pratique
est en partie motivée par les préférences gusta-
tives du paysan lui-même, pour qui le lait constitue
un élément incontournable de son alimentation :
« Le paysan vend vite son veau pour prendre le
laict à la mère en partie pour y tremper le pain
dedans, comme il ne peut point se contenter de le
manger sans laict » 130.
Ces exemples nous invitent à considérer la com-
plexité des interactions entre environnement,
tradition et goût 131. L’attachement aux produits
laitiers est en partie conditionné par la nécessité
de s’adapter aux conditions géographiques et
climatiques, et peut-être aussi par des facteurs
démographiques et économiques. Mais les com-
portements alimentaires qui en résultent s’en-
racinent dans la culture gustative et deviennent
des éléments emblématiques d’une alimentation
régionale.
126 Ibidem127 AD Haute-Savoie, 1 C IV 38 (79), Correspondance entre l’intendant Ballada et l’intendant général de Savoie, 19 août 1782128 AD Savoie, L 551, État de la récolte dans le département du Mont-Blanc de l’an XII, 7 brumaire l’an XIII129 AD Haute-Savoie, 16 L 37, Mémoire sur l’ancienne agriculture au pays du Léman. Réponses de Joseph-François Quisard à l’enquête du préfet de Barante, 1806 in COLLOMB, DEVOS, p. 64
130 AD Haute-Savoie, 1 C IV 34 (15), Rapport sur les bêtes à cornes adressé à l’intendant général de Savoie par l’intendant du Genevois, 1773, fol 1v.131 Pour un traitement plus approfondi du sujet, voir FLANDRIN, 1983.
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 29
TAUX DE CONSOMMATION
Outre les réflexions qualitatives sur l’importance
du lait dans le régime alimentaire, nous avons
également recours aux données statistiques. En
revanche, peu de données quantitatives sont
disponibles pour le XVIIIe siècle. Les comptes
des visitandines de Thonon notent les dépenses
annuelles suivantes : 800 livres de beurre, en plus
de ce qu’elles produisent elles-mêmes, 1200 livres
de fromage et 200 livres de sérac. L’autrice des
comptes note sagement qu’il faut « tousiours
garder 5 ou 6 fromages p[ou]r en avoir du vieux »
et qu’il faut prévoir « 3 quaintaux de fromagage
qui soit plus maigre pour les ouvriers car quant
on leur baille [donne] du fromage gras ils en font
une grosse depence » 132 . Mais en absence d’infor-
mations précises quant au nombre de personnes
habitant le couvent, religieuses et pensionnaires
confondus, ces quantités restent d’une utilité
limitée.
Les documents du XIXe siècle nous fournissent
des données plus exactes. Une enquête de 1812
dans l’arrondissement de Bonneville livre des in-
formations intéressantes sur la production de
lait, beurre et fromage dans plusieurs communes
rurales, y compris à Chamonix et aux Houches.
Les résultats de l’enquête confirment que la pro-
duction laitière est autant nécessaire à l’alimen-
tation des habitants qu’à l’économie. En effet, la
majorité de la production laitière est destinée à la
consommation locale.
À l’échelle de l’arrondissement, un tiers du lait est
consommé « tel quel » 133. L’excédent est transfor-
mé en beurre et en fromage, surtout en gruyère
et en tomme. Seulement un tiers du beurre et un
quart du fromage produits sont destinés à l’ex-
portation vers Genève et le département voisin
du Mont-Blanc, laissant deux-tiers du beurre et
trois-quarts du fromage pour la consommation
des habitants.
À l’image du territoire, une grande partie du
beurre et du fromage produits à Chamonix est
consommée dans la commune. En 1812, elle
produit 9 600 kg de beurre dont la quasi-totalité
(9 200 kg) est consommée sur place. La tendance
est un peu moins marquée en ce qui concerne le
fromage. D’une production totale de 16 000 kg de
fromage « par cuisson », un peu plus de la moitié
(10 000 kg) est consommé dans la commune 134.
En se basant sur une population de 1920 habitants
en 1806 135, on arrive à une consommation annuelle
par personne de 5,2 kg. Cependant, il est peu
probable que les fruits de cette production
soient partagés de façon équitable parmi tous les
membres de la société. Les personnes les plus
aisées en consomment certainement davantage.
Une enquête sur l’alimentation des cultivateurs
de la commune de Cluses en 1862 nous permet
d’établir une vision plus exacte de la consomma-
132 AD Haute-Savoie, 40H 30, Menus quotidiens du couvent des Visitandines de Thonon, 1 septembre 1725 - 31 août 1726
133 AD Haute-Savoie, 15L 58 (32), Arrondissement de Bonneville. Tableau récapitulatif du produit en lait, beurre et fromage pendant l’année 1812134 AD Haute-Savoie, 15 L 58 (18), Arrondissement de Bonneville. Tableau récapitulatif du produit en lait, beurre et fromage pendant l’année 1812, commune de Chamonix135 Données démographiques issues de l’Annuaire du Léman in ROUSSEAU, 1960. NB : L’auteur exprime ses doutes sur l’exactitude des données issues de cet annuaire.
30 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
tion des produits laitiers parmi une population
rurale spécifique (fig. 2) 136. Cependant, il est
important de préciser que Cluses présente un
cas de figure particulier et ne peut donc pas être
considérée comme représentative de l’ensemble
du territoire. À l’inverse des régions à produc-
tion laitière, Cluses est fortement industriali-
sée en 1862 avec une majorité de sa population
employée dans la fabrication de pièces de l’hor-
logerie. Selon les résultats de cette enquête, la
consommation de fromage parmi les agriculteurs
s’avère relativement modeste (30 g par jour) mais
elle est compensée par une grande consomma-
tion de « lait et laitage » chez les fermiers aisés et
les petits propriétaires-cultivateurs. En revanche,
les journaliers sont curieusement privés de cette
catégorie alimentaire.
Fromages d’exportation, fromages domestiques et fromages locaux
Dans la présente étude, on divisera la production
fromagère en trois parties : les fromages destinés à
l’exportation, les fromages produits et vendus sur
le marché domestique, et les fromages fabriqués
et consommés très localement, parfois même au
sein du cadre familial. Cependant, cette catégori-
sation n’est pas absolue.
Fromages d’exportationAu début du XIXe siècle, le préfet Joseph de
Verneilh liste plusieurs fromages qui font l’objet
d’exportation. De loin, le fromage du type gruyère
– fromage à pâte pressée cuite – est le plus
important, suivi par le vacherin et le « Bessans »,
un fromage persillé 137.
136 AM Cluses, F 11, Questionnaire de l’Enquête agricole de 1862 pour la commune de Cluses137 VERNEILH, 1807, p. 515
Ration habituelle par jour et par individu adulte (tous les repas compris), des comestibles ci-dessous
Fermiers aisés
Petits propriétaires cultivateurs
Journaliers
Pain de froment pur (g) 750
Pain de froment mêlé de seigle ou d’orge (g) 700 750
Soupe (cl) 200 200 250
Lait et laitage (cl) 75 100 0
Viande de porc ou de vache salée (g) 70 60 40
Légumes (g) 40 40 40
Fromages (g) 30 30 30
Pommes de terre (g) 500 700 700
Figure 2. Alimentation des cultivateurs à Cluses en 1862.Source : AM Cluses, F 11, Questionnaire de l’Enquête agricole de 1862 pour la commune de Cluses
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 31
Le terme « fromage d’exportation » n’est pas
toujours adapté. Comme nous l’avons déjà vu, des
grandes quantités de tous types de fromages se
consomment sur le marché domestique. Seule
une partie de la production est dédiée à la com-
mercialisation extérieure.
FROMAGES DU TYPE GRUYÈRE
La genèse de ce type de fromage en Savoie se
trouve dans l’importation d’un savoir-faire suisse.
La présence de fruitiers suisses est attestée
au XVIIe siècle dans le Beaufortain 138 et dans
les Bauges, notamment dans la montagne du
Semnoz 139. À partir du XVIIIe siècle, les moines
chartreux de l’ancien diocèse de Genève
emploient des fruitiers suisses également 140.
Déjà objet d’exportation destiné au Piémont au
XVIIIe siècle, le gruyère continue d’être exporté
du département du Mont-Blanc principalement
en Piémont et en France à l’époque du préfet
Joseph de Verneilh 141. Selon l’enquête de 1812
sur la production laitière dans l’arrondissement
de Bonneville, le gruyère produit dans le dépar-
tement du Léman s’exporte aussi vers les voisins
les plus proches : Genève et le département du
Mont-Blanc. Après l’annexion de la Savoie, l’ex-
portation de gruyère en Piémont et en Suisse
diminue considérablement 142.
VACHERIN
Le vacherin est un fromage d’origine savoyarde à
base de lait de vache. Un cercle d’écorce de sapin
renferme ce fromage à pâte molle et coulante.
Malgré sa nature fragile, le vacherin est un produit
d’exportation qui voyage parfois de très longues
distances, même au XVIIIe siècle. Le docteur
Joseph Daquin nous confirme avec fierté que ce
fromage est régulièrement consommé sur les
meilleures tables de Paris 143.
Le vacherin est un produit très recherché,
notamment comme cadeau de prestige, depuis
au moins le début du XVIIIe siècle. L’année 1702,
Lucie Granery, veuve de Gaspard Costa, envoie
à titre personnel et à ses propres frais un baril
de vacherin, probablement venant des Bauges, à
l’étranger 144.
Le vacherin du Faucigny est aussi un objet alimen-
taire de grande valeur culturelle. Il est envoyé en
tant que cadeau diplomatique à des cours royales
étrangères au moins à deux reprises au XVIIIe
siècle. En 1776, l’intendant du Faucigny est chargé
de l’approvisionnement et de l’envoi de douze
vacherins à l’ambassadeur savoyard stationné à
Vienne. Les vacherins seront présentés à l’im-
pératrice Marie-Thérèse d’Autriche. L’intendant
138 VIALLET Hélène, Les Alpages et la vie d’une communauté montagnarde : Beaufort du Moyen Âge au XVIIIe siècle, Annecy, Mémoires et documents publiés par l’Académie Salésienne, t. 99, Grenoble, C.A.R.E., Documents d’ethnologie régionale n° 15, 1993139 DEVOS Roger, « Fruitiers et fermiers suisses en Savoie » in PALLUEL-GUILLARD André (dir.), Fromages de Savoie. Le passé, le présent. Actes du colloque de Beaufort-sur-Doron (23-24 octobre 1993), Chambéry : Société savoisienne d’histoire et d’archéologie (Mémoires et documents de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie ; tome XCVII), 1995, pp. 43-52140 DEVOS, 1995, pp. 44-46
141 VERNEILH, 1807, p. 515142 TOCHON Pierre, Histoire de l’agriculture en Savoie depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Chambéry, Puthod, 1871, p. 221143 DAQUIN, 1787, pp. 21-22144 AD Savoie, 4B 1017, Livre de raison de Diane Lucie Granery, veuve de Gaspard Costa, 1701-1706, folio 19r.
32 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
sollicite le curé d’Abondance, car la réputation des
vacherins de sa paroisse est excellente. Cependant,
la nature fragile et périssable du produit rend la
tâche très difficile. Au cours d’une série de corres-
pondances entre l’intendant et le curé 145, les sub-
tilités de cette opération logistique sont décrites :
sélectionner des fromages de la meilleure qualité
pour satisfaire leur destinataire impériale, veiller
à ce que les fromages ne soient pas trop mûrs,
car leur temps de transport est estimé entre six
et sept semaines, les emballer correctement pour
résister aux aléas de température et du transport,
et déterminer la route la plus rapide et la plus
sûre pour les faire parvenir à l’ambassade « avec la
meilleure manière et promptitude »146 . La mission
est un succès : deux ans plus tard, l’impératrice
reçoit un nouvel envoi 147.
La renommée du vacherin ne diminue pas au
cours des XVIIIe et XIXe siècles. En 1872, Achille
Raverat signale dans son guide touristique de la
Savoie que le vacherin demeure le fromage le plus
réputé des Bauges 148.
Fromages domestiques et fromages locauxCertains types de fromages sont produits et
consommés dans un rayon géographique relative-
ment limité et ne font pas l’objet d’exportation.
Ils peuvent néanmoins être associés avec un lieu
de production spécifique. D’autres fromages sont
plus génériques, tels que la tomme et le sérac.
TOMMES, REBLOCHONS, PERSILLÉS
Les sources sont particulièrement vagues au sujet
de la tomme et il est difficile de définir précisé-
ment ce que ce terme signifiait autrefois. Dans
son rapport statistique, Joseph de Verneilh dit
simplement que la tomme est un fromage issu
des montagnes des Bauges et du Beaufortain qui
se mange frais 149. Le docteur J. Dagand dans son
traité sur la crise agricole, définit la tomme comme
un fromage fabriqué dans le ménage 150. D’autres
sources la qualifient en fonction de ce qu’elle n’est
pas plutôt que de ce qu’elle est, comme dans le
Dictionnaire Savoyard de 1902 : « Tous les fromages
qui ne sont pas façon gruyère, sauf à leur donner
ensuite des noms particuliers » 151. Face à un tel
manque de précision, il est tentant de considérer
le terme de tomme comme un terme générique,
quasi-synonyme du mot fromage.
Malgré la difficulté d’établir une définition précise,
les sources indiquent clairement que la tomme
est présente un peu partout même si ce que l’on
entend par tomme n’est pas forcément identique
dans chaque lieu. Il est tout à fait possible, et
même probable, que la tomme de chaque région
145 AD Haute-Savoie, 1 C III 20 (155 ; 159 ; 160), Copie de la correspondance de l’intendant du Faucigny, Correspondances à Monsieur Desjaques Commis Principal des Royalles Gabelles à Genève146 AD Haute Savoie, 1 C III 20 (155), Copie de la correspondance de l’intendant du Faucigny, Lettre à Monsieur Desjaques Commis Principal des Royalles Gabelles à Genève, 7 octobre 1776147 AD Haute-Savoie, 1 C III 21 (202), Copie de la correspondance de l’intendant du Faucigny
148 RAVERAT Achille, La Savoie, promenades historiques, pittoresques et artistiques en Genevois, Sémine, Faucigny et Chablais, Lyon, Raverat, 1872, p. 221149 VERNEILH, 1807, p. 515150 J. DAGAND, Quelques mots sur la crise agricole, l’agriculture et les fruitières dans le département de la Haute-Savoie, Annecy, L. Thésio, 1866, p. 27151 CONSTANTIN, DESORMAUX, 1902, p. 399
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 33
présente des spécificités particulières, spécificités
qui malheureusement sont passées sous silence
dans les sources écrites. Néanmoins, les traces
qui nous parviennent transmettent l’image d’un
fromage fabriqué à froid que l’on retrouve cou-
ramment dans toutes les régions et qui est un
élément important des régimes alimentaires de la
majorité de la population.
En plus de la tomme, Joseph de Verneilh liste
plusieurs fromages fabriqués et consommés à
l’intérieur des départements du Léman et du
Mont-Blanc : le chevrotin et le beaudane, tous les
deux fabriqués dans les montagnes d’Annecy, le
reblochon, issu de la vallée de Thônes, le fromage
de Tignes, à base de lait de brebis, et les divers
persillés des hautes vallées de Maurienne 152.
Selon l’agronome Pierre Tochon, ces derniers
sont des fromages « de fantaisie », composés avec
un mélange de laits de chèvre, brebis et vache.
Leurs caractères non-homogènes et irréguliers
les rendent particulièrement difficiles à commer-
cialiser en dehors de leurs lieux de production 153.
SÉRAC
Il serait peut-être plus précis de classer le sérac
en tant que sous-produit de la production du
fromage plutôt que comme fromage lui-même.
Le sérac est fabriqué à partir d’une seconde ex-
pression d’un lait qui a déjà servi à la production
d’un fromage gras, du type gruyère. Il est rare d’en
avoir des témoignages dans les sources écrites,
même si cette denrée maigre et bon marché
figure sans doute dans l’alimentation quotidienne
de la majorité de la population.
Dans l’enquête sur la production laitière de l’ar-
rondissement de Bonneville en 1812, le sérac est
qualifié de « mauvais fromage » 154. Cependant, il
comporte de nombreux avantages. Digeste et
bon marché, il se conserve longtemps. De plus,
il est facile à transporter et très nourrissant, car
il « soutient très bien la force des ouvriers de la
campagne pendant la saison des gros travaux » 155.
Produits laitiers et pratiques culinaires
Lait LE LAIT À TABLE
Nous avons déjà vu que le lait sert de plat et même
de repas dans des endroits où l’accès à une plus
grande variété de denrées est limité, comme dans
le cas des chalets d’alpage. Il peut également jouer
le rôle de plat dans des milieux modestes où la
frugalité du repas est une priorité, par nécessité
ou par principe. Prenons encore l’exemple des vi-
sitandines de Thonon 156. En dehors de quelques
repas de fête, les pratiques culinaires de cette
communauté religieuse tendent vers la simpli-
cité et l’austérité. Ainsi, il n’est pas surprenant de
retrouver le lait régulièrement présenté comme
plat dans leurs menus quotidiens. En plus de sa
qualité nutritive, la présence du lait à table facilite
la consommation de pain rassis, élément incon-
tournable des repas modestes. Le pain étant
parfois très dur, il est trempé dans le liquide afin de
le ramollir suffisamment pour la consommation.
152 VERNEILH, 1807, p. 515153 TOCHON, 1871, p. 211154 AD Haute-Savoie, 15 L 58 (32), Arrondissement de Bonneville. Tableau récapitulatif du produit en lait, beurre et fromage
155 LULIN Charles, Des associations rurales pour la fabrication du lait connues en Suisse sous le nom de fruitières, Paris, J. J. Paschoud, 1811, pp. 108-109156 AD Haute-Savoie, 40H 30, Menus quotidiens du couvent des Visitandines de Thonon, 1 septembre 1725 - 31 août 1726
34 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
LE LAIT EN CUISINE
Le lait en cuisine figure surtout dans la composi-
tion de soupes et des desserts. Dans le manuscrit
de Montmélian, l’on découvre deux recettes pour
des soupes à base de lait : potage au lait et potage
à l’orge mondé 157. Curieusement, dans ce recueil
de cuisine bourgeoise, le lait est associé au sucre
et aux épices telles que la cannelle et le clou de
girofle. Dans le potage à l’orge mondé, le lait de
vache peut être remplacé par un lait de chèvre ou
d’amandes.
Nous avons très peu de renseignements concrets
sur la cuisine paysanne aux XVIIIe et XIXe siècles.
L’ouvrage Les secrets d’un fin bec comporte
quelques recettes qui semblent plus liées à la
tradition paysanne qu’à la cuisine bourgeoise. Par
exemple, les ingrédients du potage au gruau de
froment, d’orge, d’avoine et d’orge perlé renvoie
directement aux cultures céréalières tradition-
nelles de la vallée de Chamonix, notamment en ce
qui concerne l’orge et l’avoine 158. L’addition d’un
litre de lait épaissit cet humble potage lors des
jours maigres ou lorsque les circonstances éco-
nomiques du foyer ne permettent pas l’addition
du bouillon. En s’inspirant de cette recette, il n’est
pas déraisonnable de spéculer que le lait sert de
façon générale à rendre une soupe plus consis-
tante et nourrissante dans les foyers modestes.
Beurre Dépourvues d’oliviers, sans industrie d’engraisse-
ment d’oie ou de canard, mais très favorables à
l’élevage de vaches, la Savoie et la Haute-Savoie
actuelles se trouvent dans ce que Jean-Louis
Flandrin appelle une « zone de beurre » 159. Il est
donc très naturel que le beurre occupe une place
importante dans l’alimentation et les pratiques
culinaires chez la population paysanne et bour-
geoise. Cependant, l’utilisation de l’huile de noix
n’est pas négligeable dans les régions où la culture
du noyer est possible. Les visitandines de Thonon
utilisent l’huile de noix pour agrémenter des
salades, faire frire beignets et poisson, et enrichir
des soupes, alors que le beurre est notamment
employé dans la confection de gâteaux 160. Dans
certains cas, l’huile de noix est employée comme
graisse de cuisson de deuxième choix. L’intendant
du Chablais anticipe une pénurie de noix en 1791,
car « plusieurs particuliers suppléront l’usage
de l’huille à celui du beure qui est rare et cher
par la disette de fourrage, la mauvaise qualité
des paturages qui ont été désséchés par les
chaleurs » 161.
Afin de garantir une meilleure conservation, le
beurre est fondu ou « cuit ». Le beurre est chauffé
puis écumé, devient clair et blond. Par la suite, il est
conservé dans des récipients en terre vernissée.
On retrouve des traces de cette pratique en
Savoie au XVIIIe et au XIXe siècles, à la fois dans
des contextes paysans et bourgeois. Par exemple,
dans le procès pour vol en 1781 chez un fermier
de La Motte-Servolex, la maîtresse de la maison
rapporte que « l’on avoit fracturé la porte d’une
armoire en noyer, ou je tenois renfermés mon
beurre et mon huile ; et que l’on y avoit volé
deux pots de beurre cuit fort grands ; et qui
pouvoient peser quarante livres environ, y compris
le vase » 162. L’inventaire des biens appartenant
157 BOUCHET, 2003, pp. 45-46158 DESCOTES François, Les secrets d’un fin bec, 2e éd., Sallanches, Édouard Sermet, 1911, réimpr. BOREL Yves (préf.), Péronnas, La Tour Gile, 2001, p. 7159 FLANDRIN, 1983, pp. 379-384
160 AD Haute-Savoie, 40H 30, Menus quotidiens du couvent des Visitandines de Thonon, 1 septembre 1725 - 31 août 1726161 AD Haute-Savoie, 1 C II 73 (294), Relation sur la Récolte perçue dans le Chablaix en 1791162 AD Savoie, 2B 13745, 3v.
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 35
au prieuré de Bellevaux, effectué en 1792, recense
une quantité de 80 livres de beurre cuit 163.
Cette technique de conservation est encore
pratiquée au cours du XIXe siècle. Dans les livres
de compte d’Alexandre Ducroz, on retrouve la
trace d’un achat pour « du beurre à fondre » en
1844 164. Dans son livre de cuisine publié en 1883,
Mique Grandchamp décourage l’utilisation du
beurre cuit chez ses lecteurs. Selon lui, le beurre
diminue trop en volume pendant la cuisson. La
pratique n’est donc pas très économique et selon
l’auteur, le beurre cuit doit être employé unique-
ment pour la friture 165.
PRATIQUES PAYSANNES
À la fin du XVIIIe siècle, le beurre est utilisé cou-
ramment par le petit peuple de Chambéry. Il sert
d’aliment « comme tel » 166, dans la préparation de
divers plats de légumes et de viandes, et comme
graisse de friture. Seuls les plus pauvres rem-
placent le beurre par l’huile de noix.
Dans l’arrondissement de Thonon en 1812, le
beurre sert même à agrémenter la salade.
« Chaque famille seme un quart de Geneve de
chanvre... Il ne sert que pour la lampe. On fait la
salade avec du beurre et du vinaigre. Les riches
achetent de l’huile d’olive ou de l’huile de noix
vierge » 167.
La source citée ne permet pas de localiser cet
usage plus précisément, mais il s’agit probablement
d’une pratique rurale et paysanne, dans les régions
où l’huile d’olive demeure une denrée chère et
inaccessible pour la majorité de la population.
Certaines sources suggèrent que le prix du beurre
devient plus élevé à la fin du XIXe siècle, et que
son attractivité comme graisse de cuisson diminue
au profit des huiles végétales. Par exemple, dans la
deuxième édition du livre de cuisine Les secrets
d’un fin bec, l’éditeur évoque l’enchérissement du
beurre et conseille aux lecteurs de le remplacer
par la végétaline, une matière grasse de cuisson
végétale 168.
PRATIQUES BOURGEOISES
Le beurre est un élément emblématique de la
nouvelle cuisine française des XVIIe et XVIIIe siècles,
sa « quasi-signature » 169. Les sauces aigres-douces
et sucrées-salées, typiques de la Renaissance, dis-
paraissent au profit des sauces à base de beurre
dressées sur les viandes qu’au moment du
service 170. Le beurre est employé également dans
la cuisson des viandes, notamment pour la saisir
ou la frire.
Les recettes contenues dans le livre de raison de
Montmélian, font grand usage du beurre comme
graisse de cuisson pour les viandes. Certaines
recettes sont assez complexes, employant plu-
sieurs techniques de cuisson avec potentielle-
ment un recours à une variété de graisses. Plus
de la moitié des recettes pour des plats carnés
préconisent l’utilisation du beurre. Il figure le plus
souvent dans des préparations de viandes fricas-
sées ou frites. Le saindoux ou la graisse de bœuf
163 AD Savoie, 1H 1, Inventaire des biens et effets dépendants du Prieuré de Bellevaux, 23 mars - 18 avril 1792, 4r.164 AM Saint-Jean-de-Maurienne, Fonds privés Alexandre DUCROZ, livres de dépenses ménagères, non-classés165 GRANDCHAMP, 1883, pp. 133-136166 DAQUIN, 1787, p. 95167 AD Haute-Savoie 16 L 38 (49), Arrondissement de Thonon. Tableau des produits des plantes et fruits oléagineux en 1812
168 DESCOTES, 1911, préface (page non-numérotée)169 QUELLIER, 2013, p. 77170 QUELLIER, 2013, p. 78
36 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
sont employés comme graisses alimentaires dans
environ un quart des recettes. Souvent rajoutées
directement aux préparations, leur usage semble
donner du goût et de la texture aux assemblages
à base de viande hachée, par exemple. Quelques
recettes ont recours à la technique d’entrelarder
les morceaux avant la cuisson. Parfois, le choix de
graisse alimentaire est laissé libre au cuisinier ; les
bugnes, par exemple, peuvent être frites dans du
saindoux, du beurre ou de l’huile 171.
L’absence de sauces à base de beurre dans le livre
de Montmélian est importante à souligner, car
il éloigne considérablement ce corpus culinaire
du modèle français. La présence de sauces et de
saveurs aigres-douces et sucrées-salées confirme
cette non-conformité. Avec seulement un recueil
de recettes du XVIIIe siècle, il est cependant im-
possible de tirer des conclusions sur la nature de
l’ensemble de la cuisine bourgeoise en Savoie à
cette époque.
Concernant la cuisine bourgeoise en Savoie du
XIXe siècle, le rôle du beurre dans la préparation
de sauces est indéniable. Les auteurs de Le Cuisinier
à la bonne franquette et de Les secrets d’un fin bec,
constatent tous les deux l’importance du beurre
dans l’art culinaire. François Descotes affirme que
le beurre frais est « la première condition pour
faire une bonne sauce » 172. Les propos de Mique
Grandchamp font écho à ceux de Descotes, pro-
clamant que le beurre extra-frais fait partie des
« choses essentielles pour la composition d’une
bonne sauce » 173. Au-delà des sauces, Mique
Grandchamp déclare même que le beurre est « le
secret de la bonne cuisine » 174.
Fromage et émergence d’une conscience culinaire régionaleL’ORIGINE DU CONCEPT
DES CUISINES RÉGIONALES
Selon les travaux de Julia Csergo, la notion de
cuisines régionales en France prend ses racines
dans la période postrévolutionnaire mais s’est
réellement développée au XIXe siècle. Par la suite,
le concept se répand et s’accentue au cours du
XXe siècle avec les mouvements folkloristes 175.
L’idée d’une diversité culinaire régionale ne met
pas pour autant en cause l’existence d’une
harmonie nationale. À partir de la fin du XVIIIe
siècle, la gastronomie française est suffisamment
réputée pour reconnaître l’existence de cuisines
régionales, sans que cela nuise à son « étiquette
nationale » 176. La dédicace du livre de recette de
François Descotes est exemplaire à cet égard ;
l’auteur insiste sur la notion d’une cuisine à la
fois savoyarde et française : « Je désire que tout
le monde en puisse jouir [de mon expertise
culinaire] et soit à même d’apprécier la supério-
rité d’une cuisine toute savoyarde et vraiment
française » 177.
Typique de ce nouveau genre littéraire et culinaire,
Les secrets d’un fin bec contient non seulement des
recettes, mais aussi des informations sur la pro-
duction locale des denrées, des remarques sur
les pratiques et habitudes alimentaires des gens
171 « Manière de faire des bugnes ou bugnettes » in
BOUCHET, 2003, p. 83
172 DESCOTES, 1911, p. 11173 GRANDCHAMP, 1883,
p. 183174 GRANDCHAMP, 1883, p. 56175 CSERGO Julia, « L’émergence des cuisines régionales » in FLANDRIN Jean-Louis, MONTANARI Massimo (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, pp. 823-841176 QUELLIER, 2013, p. 230177 DESCOTES, 1897, dédicace (page non-numérotée)
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 37
du pays et des anecdotes historiques. Dans cette
dernière catégorie, il raconte des histoires culi-
naires de personnages illustres – le plat préféré
de Victor Emmanuel II 178 ou le repas servi à
Napoléon III lors de sa visite à Chamonix en
1860 179.
RÉFLEXIONS SUR LA CUISINE SAVOYARDE
AU XIXE SIÈCLE
Dans Le Cuisinier à la bonne franquette, Mique
Grandchamp livre ses observations sur les carac-
téristiques propres de plusieurs types de cuisines
régionales européennes. Ses remarques sont
d’autant plus précieuses qu’il est rare de trouver
des réflexions de tel ordre qui soient contempo-
raines aux périodes étudiées. Avec son analyse
des cuisines anglaise, allemande et italienne, il
présente « par le biais du commentaire historique
et des arguments naturalistes et providentia-
listes » 181, sa conception de ce qui constitue une
cuisine savoyarde.
Mique Grandchamp qualifie la cuisine savoyarde
comme étant avant tout une cuisine française : « La
Savoie peut être classée à juste titre au premier
rang pour la bonne cuisine française » 182. Son affir-
mation rappelle les remarques de Descotes dans
l’introduction de Les secrets d’un fin bec.
Mique Grandchamp commence non par une des-
cription de la spécificité de la cuisine savoyarde,
mais par un exposé des facteurs qui lui confèrent
son excellence. Selon lui, la cuisine savoyarde
bénéficie de nombreuses influences extérieures,
grâce à la fois à sa situation géographique et à son
histoire. Les pâtisseries et confiseries mais aussi
les charcuteries et les jambons fumés du pays
doivent leur finesse à la proximité de Genève,
vraisemblablement dû au partage de savoir-faire.
En parlant de l’influence suisse, il est intéressant
de noter que l’auteur ne fait aucune mention de
l’apport des fromagers suisses dans l’histoire de
la fabrication de fromage en Savoie. La cuisine
savoyarde a également tiré une influence positive
de son histoire partagée et de sa proximité géo-
graphique avec certaines provinces italiennes.
À partir de la tradition culinaire piémontaise, la
Savoie a su « retenir les mets qui étaient le plus en
harmonie avec ses mœurs et ses goûts » 183.
Toujours selon Mique Grandchamp, la cuisine
savoyarde bénéficie d’autres influences exté-
rieures, cette fois-ci ramenées en Savoie par
l’émigration saisonnière et temporaire. Un grand
nombre de cuisiniers voyagent en France ou
à l’étranger avant de s’installer dans les villes
thermales ou touristiques de leur pays natal. Ainsi,
ils importent connaissances et expertises, et
peut-être aussi un certain degré de sophistication,
acquis ailleurs 184.
Enfin, Mique Grandchamp cite la qualité des in-
grédients du territoire. Les produits mentionnés
ne sont pas forcément ceux qui caractérisent
la cuisine dite savoyarde à l’heure actuelle. En
effet, sa conception du terroir et de la cuisine
savoyarde s’avère assez vaste et diversifiée. Parmi
les denrées que nous avons l’habitude d’associer
avec le terroir savoyard – qu’il soit montagnard
ou lacustre, on retrouve le beurre, le fromage, les
pommes de terre et les poissons d’eau douce,
surtout le lavaret. Plus surprenant, Grandchamp
cite la viande (grâce aux pâturages de bonne
qualité), les volailles, le gibier à plumes, les lièvres,
178 DESCOTES, 1911, pp. 196-197179 DESCOTES, 1911, p. 96180 GRANDCHAMP, 1883, pp. 876-881181 CSERGO, 1996, p. 831182 GRANDCHAMP, 1883, p. 879
183 GRANDCHAMP, 1883, pp. 879-880184 GRANDCHAMP, 1883, p. 880
38 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
les escargots, les écrevisses, l’huile de noix, les
châtaignes, les champignons et les truffes noires
du val de Fier et des vallées de la Chautagne et
de Seyssel. Les vins rouges et les blancs mousseux,
le kirsch de la vallée de Thônes et d’Évian sont
également identifiés 185.
L’UTILISATION DU FROMAGE DANS DES
RECETTES « RÉGIONALES »
Dans les livres de cuisine du XIXe siècle, un certain
nombre de recettes portent des appellations ré-
gionales - « sauce genevoise », « foie de veau à l’ita-
lienne », etc. Parmi les recettes issues du livre Les
secrets d’un fin bec, l’emploi du fromage râpé et
gratiné en fin de préparation est associé non à
la cuisine savoyarde, mais plutôt aux appellations
italiennes – « à l’italienne », « à la milanaise », « à la
napolitaine » ou « à la piémontaise ». Les fromages
utilisés sont toujours le gruyère et le parmesan.
Cette tendance s’applique aux plats de légumes,
de polenta et du riz, ainsi qu’aux plats de pâtes.
Dans le recueil de Mique Grandchamp, l’associa-
tion entre le fromage râpé et les pâtes alimen-
taires revient ; les potages aux pâtes sont toujours
servis avec du gruyère ou du parmesan râpé 186. Il
s’agit donc d’un autre exemple de cette associa-
tion entre la cuisine italienne, incarnée symboli-
quement par les pâtes, et le fromage râpé. En effet,
dans son chapitre sur les cuisines régionales, Mique
Grandchamp caractérise la cuisine italienne par sa
grande utilisation d’huile d’olive et de saindoux, la
fréquence des plats à base de pâtes, riz et polenta
(surtout en Piémont), mais aussi par l’emploi de
fromage de type gruyère et de parmesan 187.
Peu de recettes portent l’étiquette « à la
savoyarde ». Pour autant, parmi les quelques
exemples disponibles, on n’y recense ni fromage, ni
pommes de terre, ni jambon fumé, mais des ingré-
dients qui correspondent à la vision plus étendue
de la cuisine savoyarde explicitée par Mique
Grandchamp et traitée ci-dessus. Par exemple, la
« sauce savoisienne » est confectionnée avec du
beurre de montagne, de la farine, d’un bouillon de
volaille, des truffes noires, des champignons et des
queues et beurre d’écrevisses.
Quelques recettes pour la fondue apparaissent
dans les deux livres de cuisines consultés du XIXe
siècle. François Descotes dans Les secrets d’un
fin bec en propose trois – la fondue meunière, la
fondue genevoise et la fondue piémontaise dans
le chapitre « Entrées et pâtisseries », ce qui laisse
croire que la fondue est servie en début de repas.
Ces trois fondues sont toutes à base de fromage
gras, qui est dans chacune l’ingrédient principale,
mais seule la fondue genevoise ressemble véri-
tablement à ce que l’on identifierait aujourd’hui
comme la fondue savoyarde. Elle est faite avec du
fromage, de l’ail, une bouteille de vin, de préfé-
rence un Chablis, et un demi-verre de Champagne.
Servie sur un réchaud, « chaque convive » trempe
des petits morceaux de pain dedans 188.
Dans Le Cuisinier à la bonne franquette, deux
méthodes de fondue sont indiquées 189. Dans la
première, un roux dilué, composé de farine, de
beurre, d’ail et d’eau, donne de la consistance au
plat avant l’incorporation d’une grande quantité
de fromage. Le tout est lié avec des jaunes d’œufs.
Selon Mique Grandchamp la deuxième méthode
donne un résultat plus fin, vraisemblablement en
raison de l’absence de roux. Le fromage gras est
préalablement trempé dans l’eau. Il est chauffé
185 GRANDCHAMP, 1883, pp. 880-881186 GRANDCHAMP, 1883, pp. 139-140187 GRANDCHAMP, 1883, p. 876
188 DESCOTES, 1897, p. 195189 GRANDCHAMP, 1883, pp. 254-255
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 39
avec du lait et des jaunes d’œuf, du beurre et
de l’ail. Dans les deux cas, il n’y a pas de véri-
tables indications sur le service. S’agit-il de plat
tout seul, consommé à la cuillère ou mangé avec
des morceaux de pain comme dans la recette
de François Descotes ? L’auteur fournit surtout
des indices sur sa présentation et sa texture ;
la fondue « n’est autre chose qu’une purée de
fromage, [qui] doit ressembler à une crème un
peu épaisse. C’est un mets très-estimé lorsqu’elle
est parsemée comme la polenta, de truffes noires
du Périgord ou des blanches de Piémont ou bien
de champignons » 190.
DENRÉES VÉGÉTALES : FRUITS, LÉGUMES, « HERBES ET RACINES »
État des sources
La majorité des denrées végétales sont auto-pro-
duites dans le cadre familial. Même celles vendues
sur les marchés n’ont laissé que peu de traces
dans les archives, passant le plus souvent soit sous
le silence complet, soit sous des termes collec-
tifs génériques tels que « légumes » ou « herbes
et racines ». Par conséquence, elles sont difficiles
à étudier et leur importance dans l’alimentation
paysanne est particulièrement mal connue.
Le cas du Châtelard illustre bien la difficulté posée
par les sources disponibles. Une analyse de deux
documents datant de la même période permet
d’apprécier à quel point les sources officielles ne
fournissent qu’une vision partielle de la variété
des régimes végétaux.
Dans un rapport sur l’état des récoltes de 1791, le
châtelain du Chatelard identifie un nombre limité
d’espèces cultivées dans la région : lentilles, fèves,
pois, pommes de terre, poires, pommes, cerises,
prunes et noix. Il précise que la récolte de l’année
sera suffisante pour nourrir les habitants des
Bauges, confirmant la destination locale de la pro-
duction ainsi que l’auto-suffisance de la région. En
effet, la liste des fruits et légumes n’est pas très
longue, ni très diversifiée, car il s’agit uniquement
des cultures produites à grande échelle. Cette
sélection limitée est certainement enrichie par
190 GRANDCHAMP, 1883, p. 255
40 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
les fruits et légumes des jardins-potagers domes-
tiques, mais dont le produit reste inconnu.
Les menus quotidiens des bénédictins du prieuré
de Bellevaux-en-Bauges, à 10 km du chef-lieu du
Châtelard permet de rallonger la liste des denrées
végétales auxquelles certains habitants des
Bauges avaient accès. Il est cependant important
de souligner que l’exemple de Bellevaux reflète
une cuisine plus bourgeoise que paysanne, comme
en témoigne la présence d’espèces exotiques. En
plus des lentilles, fèves, pois et pommes de terre,
les moines consomment des pastenades, des arti-
chauts, des cardes, des céleris, des poireaux, des
salades, des raves, des choux et des oignons 191.
Même s’il n’est pas possible d’attribuer la consom-
mation de la totalité de ces légumes à l’ensemble
de la population – des artichauts, par exemple –
l’exercice reste intéressant d’un point de vue
épistémologique.
Production et vente de denrées végétales
Il n’est pas surprenant de constater une diver-
gence régionale quant à la production de fruits
et légumes. Comme dans le cas des céréales,
certains territoires sont plus propices à la culture
de denrées végétales que d’autres. Ainsi, nous
retrouvons une plus grande variété de fruits et
légumes dans certaines régions selon le climat,
l’exposition, l’altitude et la qualité des sols.
Diversité régionaleDans la cluse de Chambéry, la production d’une
assez grande diversité de fruits et légumes est
attestée. Joseph Daquin remarque la relative
fertilité de la région, et l’aisance avec laquelle on
cultive les fruits à la fin du XVIIIe siècle. Il affirme
que « toutes les especes d’arbres fruitiers, hormis
les oliviers, sont cultivés dans le pays, et leurs
fruits en sont très-bons » 192, y compris les noix,
les pommes, les poires, les prunes, les abricots, les
pêches, les pavies (une pêche dont la chair adhère
au noyau) et les amandes 193.
Comme ailleurs en Savoie, la prépondérance de
la pomme et de la poire est confirmée par Joseph
Daquin pour la région autour de Chambéry. Leur
culture est si répandue qu’il n’y a « presque pas de
propriétaires qui n’aient un verger planté de dif-
férentes especes de pommiers et de poiriers » 194.
La récolte de pommes et de poires constitue une
ressource précieuse, à la fois alimentaire et éco-
nomique pour le peuple, car c’est « un objet sur
lequel chacun compte beaucoup » 195.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’agro-
nome Pierre Tochon liste les mêmes espèces
dans son histoire de l’agriculture en Savoie, mais
y rajoute les cerises et les châtaignes 196. Il précise
que la production reste domestique ; elle ne
subvient qu’aux besoins alimentaires des habitants
et n’est pas destinée à l’exportation. Ceci est gé-
néralement vrai pour la totalité de la production
de fruits et légumes en Savoie entre le début
du XVIIIe et la fin du XIXe siècle. Selon Pierre
Tochon, les pommes et les poires demeurent une
ressource alimentaire cruciale pour les habitants
de la Savoie. Les fruits sont consommés crus, cuits
ou conservés par le sucre. Les pommes servent à
191 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)
192 DAQUIN, 1787, p. 45193 DAQUIN, 1787, pp. 45-46194 DAQUIN, 1787, p. 46195 DAQUIN, 1787, p. 46196 TOCHON, 1871, p. 231
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 41
la production de cidre, surtout en Haute-Savoie,
alors que les cerises et les prunes permettent la
fabrication d’eau-de-vie. Les poires en particulier
sont conservées par séchage 197.
À la fin du XVIIIe siècle, certaines communes près
de Thonon et bordant le lac Léman se spécia-
lisent dans la production de cerises, notamment
à Lugrin, Maxilly et Neuvecelle. Contrairement
à la vaste majorité de la production fruitière en
Savoie, les cerises constituent un produit d’expor-
tation aussi bien que de consommation locale. Les
cerises sont vendues en Suisse et à Genève plus
précisément, soit en tant que produit brut, soit
transformées en eau-de-vie 198. Les sources du
XVIIIe siècle mentionnent également la culture de
prunes, noix, poires et pommes 199. Dans le canton
de Douvaine au début du XIXe siècle, les pommes
et les poires sont consommées sous forme de
cidre ou bien séchées dans les fours, à l’issue
de la fournée du pain, afin de les conserver. Les
prunes sauvages sont séchées au soleil. Les fruits
secs sont réhydratés au moment de leur consom-
mation et interviennent dans les régimes alimen-
taires paysans en tant qu’aliments de secours,
permettant notamment de diminuer une partie
de la consommation du pain 200.
Concernant la production de légumes dans la
ville de Thonon, deux témoignages offrent une
vision plus diversifiée que celle présentée dans
les rapports agricoles. Le premier, le journal de
menus quotidiens provenant du couvent des vi-
sitandines de Thonon, tenu entre 1725 et 1726,
contient un niveau de précision rarement vu dans
les sources. Ce carnet permet de confirmer la
consommation régulière de céleri, de chou, de
citrouille, d’épinards, de poireaux, de pourpier,
de salade, de « racines », de « racines jaunes » et
de raves ainsi que de légumineuses comme des
lentilles, des fèves et des pois. L’utilisation d’aro-
mates et d’herbes indigènes – ail, oignons, sauge,
persil, marjolaine – est également attestée 201. Ce
dernier élément fournit des indices quant à l’as-
saisonnement des mets au couvent. Bien que l’uti-
lisation d’épices dans la cuisine des visitandines ne
puisse pas être complétement écartée, l’emploi
d’herbes et d’aromates natifs est conforme aux
tendances culinaires de la gastronomie française
de cette époque.
La deuxième source, un règlement de l’hospice
civil de Thonon publié en 1792, met l’accent sur
l’utilisation de légumes de saison dans la com-
position d’une alimentation équilibrée et saine.
Préparés sous forme de potage, la consommation
de légumes permet d’éviter un régime alimentaire
trop porté sur le pain et la viande, qui « entrai-
neroit bientôt un degout insupportable et qui
pourroit trop tendre à l’alkalescence et putridité
des humeurs » 202. Le règlement mentionne à titre
indicatif l’utilisation de la chicorée, des épinards,
de la « betterave champêtre », de l’oseille, du
pourpier, du céleri, du salsifis noir, de la carotte,
de la rave et de la pomme de terre, cuits à l’eau et
apprêtés avec du beurre et du bouillon.
L’exemple de la Chautagne présente un cas de
figure particulier en raison de l’importance de la
197 TOCHON, 1871, p. 232198 AD Haute-Savoie, 16 L 41 (8), Observations particulieres pour Monsieur le Sousprefet sur le produit des cerises, s.d. 199 AD Haute-Savoie, 1 C II 72 (13), État de la récolte en Chablais pour 1759200 AD Haute-Savoie, 16 L 37, Réponses de Joseph-François Quisard à l’enquête du préfet de Barante (1806), publié dans COLLOMB, DEVOS, 1981, p. 45
201 AD Haute-Savoie, 40H 30, Menus quotidiens du couvent des Visitandines de Thonon, 1 septembre 1725 - 31 août 1726202 AD Haute-Savoie, 16 L 74 (87), Reglement pour l’hospice civil, cydevant hotel-dieu de Thonon… 1 frimaire an VII, fol 16r.
42 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
vigne dans cette région qui éclipse toute autre
production végétale. Parmi les différentes cultures
présentes en Chautagne au XVIIIe siècle, la vigne
est de loin la plus rentable 203. Par exemple, à
Chindrieux, la vigne représente à elle-seule un
tiers des revenus totaux de la paroisse et 52,5%
des revenus des parcelles cultivées 204.
Malgré la prépondérance de la vigne, les états des
récoltes ne sont pas complétement dépourvus
d’autres denrées végétales. À l’exception des
noix qui, avec le vin, constituent les seuls articles
d’exportation à la fin du XVIIIe siècle, la produc-
tion de denrées végétales est destinée exclusive-
ment à la consommation locale. Les raves sont
cultivées en grandes quantités car elles sont d’une
grande ressource « tant pour les gens que pour
le betail » 205. La pomme de terre apparaît comme
une culture relativement marginale dans ce rapport
de 1791, cultivée surtout dans la paroisse de Motz.
En termes de fruits, des châtaignes, des poires et
des pommes sont mentionnées dans le rapport
qui précise également que les pois et les fèves ne
sont cultivés qu’en très petites quantités 206.
Le relatif manque de variétés de fruits attesté par
les sources du XVIIIe et du début du XIXe siècles
contraste avec le contenu d’un guide touristique
publié en 1872. Dans son œuvre sur les attraits
historiques et pittoresques de la Savoie, Achille
Raverat remarque au contraire l’abondance et
la variété de fruits produits en Chautagne : « Les
fruits, pêches, abricots, figues, amandes, noix
et châtaignes réussissent parfaitement dans
cette contrée » 207. L’arboriculture fruitière en
Chautagne a-t-elle connu une évolution crois-
sante dans la deuxième moitié du XIXe siècle ?
Parmi tous les lieux étudiés, la vallée de Chamonix
constitue sans doute le territoire le moins propice
à la culture de fruits et légumes. Cependant, les té-
moignages de voyageurs dans la région divergent
quant à l’extrémité de la situation. Cette diver-
gence pourrait en partie s’expliquer par les varia-
tions de saison et d’année en année mais aussi par
la nature subjective de ce type de témoignages.
Par exemple, M. de la Roque remarque en 1776
que la vallée est « parfaitement cultivée, et toutes
sortes de graines et de légumes y réussissent » 208,
précisant que seuls les fruits sont de médiocre
qualité. Son évaluation relativement positive de
l’état des cultures contraste vivement avec celle
d’un curé français qui constate la pauvreté absolue
des sols en 1792.
« Les plaines ou prairies que nous traversâmes au
bas de cette montagne sont assez incultes, pro-
duisent à peine du blé noir et annoncent un pays
misérable. Les habitants en paraissent fort doux ;
chacun d’eux labourait son petit champ près de sa
demeure » 209.
Il n’est pas surprenant que le blé noir ne prospère
pas dans la vallée de Chamonix, car c’est une
culture qui n’est pas adaptée aux environne-
ments au-dessus de 600 m d’altitude. Néanmoins,
l’impression d’un terrain hostile à la culture et
la misère qui en résulte est marquante. Nous
pouvons confirmer également la présence de
jardins-potagers domestiques à proximité des
203 DURUPTHY, 1999, p. 121204 DURUPTHY, 1999, p. 122205 AD Savoie, C 579, Correspondance sur l’état des récoltes en Chautagne, 6 novembre 1791.206 AD Savoie, C 579. Correspondance sur l’état des récoltes en Chautagne, 6 novembre 1791.207 RAVERAT, 1872, p. 677
208 LA ROQUE M. de, Voyage d’un amateur des arts dans les Pays-Bas…, en Savoie, en Italie, en Suisse, 1775-1778, Amsterdam, 1783, 4 vol. in-12, t. I, pp. 287 et suiv., cité dans BRUCHET, 1981, p. 323209 Manuscrit d’un curé français fuyant la Révolution, extraits publiés par M. Cochard, dans les Annales religieuses d’Orléans, 1899, cité dans BRUCHET, 1981, p. 357
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 43
habitations, qui constituent certainement une
source importante de denrées végétales pour les
habitants de la vallée.
Au XIXe siècle, l’amélioration des voies de com-
munication et la présence toujours plus impor-
tante d’étrangers issus des milieux aristocratiques
et bourgeois, encouragent la diversification des
fruits et légumes consommés à Chamonix. Cette
évolution concerne la population bourgeoise et
surtout la population saisonnière, composée de
touristes aisés. Par exemple, le gérant de l’hôtel
des Alpes à Chamonix achète des citrons, des
oranges, des cerises, des fraises, des abricots,
des tomates et des framboises en 1874. On a
également réglé une facture chez « le fruitier »,
indiquant la présence d’un primeur-importateur
dans la ville à cette époque 210. Dans la livre de
cuisine de François Descotes, ancien maître
d’hôtel à Chamonix, on recense de nombreux
fruits et légumes qui ne sont pas natifs du terroir :
artichauts, asperges, aubergines, tomates, poivrons,
coings, abricots, melons, pêches... 211
Achat et vente de fruits et légumesConcernant la vente de fruits et légumes sur les
marchés, les sources du XVIIIe siècle témoignent
d’une préoccupation pour la fraîcheur et la qualité
des produits. L’article 11 du règlement de police de
Cluses de l’année 1774 interdit la vente de fruits
non mûrs, gâtés ou autrement corrompus 212. Ce
souci de qualité démontre également une prise
en compte de la santé publique. Selon certaines
théories de la digestion, issues de la pensée
antique mais encore en vogue au XVIIIe siècle, la
chaleur du soleil « digère » en partie le fruit, fa-
cilitant sa consommation et sa bonne digestion
par l’Homme 213. Ainsi, manger des fruits lorsqu’ils
ne sont pas mûrs, serait à l’origine de dangereux
maux de ventre.
L’existence d’une loi contre la vente de fruits
immatures suggère que la pratique était courante.
Dans une lettre datant de 1790, cette même
pratique est dénoncée.
« On a vù quelques fruits d’été ; mais on a perdù
dépuis quelques années, l’agrément d’en joüir, soit
par l’avidité des possesseurs empressés de tirer
un plus grand lucre des primeurs, soit pour sauver
leurs fruits des ravages qui se commettent impuné-
ment dans les campagnes où le droit de propriété
n’est plus connû oû est mal conservé. Il ne se voit
sur les marchés que des fruits dématurés, à peine
dans leurs accroissements » 214.
Au XVIIIe siècle, une petite quantité de fruits frais
sont importés de France, Turin et Genève pour
une clientèle bourgeoise. Les registres de douanes
de Chambéry pour les années 1775 et 1788 enre-
gistrent l’importation d’amandes et de noisettes,
de prunes et d’olives de Provence, de cerises de
Marseille, de figues de Turin et de France, et des
agrumes – citrons, limes et oranges – de Genève
et de France 215.
210 Coll. Musée Alpin de Chamonix, n° d’inv. 2015.0.640, Livre de comptes, Hôtel des alpes, 1874-1878211 DESCOTES, 1897212 AC Cluses, I 1, Statuts de police locale, Règlement de police de 1774, édition de 1825213 CHARBONNEAU Frédéric, « ‘‘ Melon pervers ’’. Attraits et périls de la bonne chère au siècle de Vatel » in Dix-septième siècle, 2002/4 (n° 217), p. 584. Selon le Dictionnaire universel françois et latin…, 1752, « digérer, se dit aussi de l’action du soleil qui meurit les fruits en atténuant leurs parties, & en exaltant leurs esprits. »
214 AD Savoie, C 579, État de la récolte de l’année 1790 rière Montmeillan et les parroisses voisines215 AD Savoie, C 1706, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1775 ; AD Savoie, C 1707, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1788
44 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
Au cours du XIXe siècle, la fréquence des fruits et
des légumes non-indigènes s’accroît ; les denrées
exotiques deviennent plus courantes dans la
cuisine et plus accessibles en termes de prix.
François Descotes précise dans son recueil de
recettes que « l’aubergine est un légume du Midi
qui aujoud’hui [sic] n’est plus de luxe et s’emploie
presque aussi fréquemment que la tomate » 216.
Alexandre Ducroz, petit bourgeois de la ville de
Saint-Jean-de-Maurienne, achète des asperges, des
poivrons, des tomates, des artichauts, des citrons
et des oranges entre 1848 et 1876, en plus des
espèces plus courantes comme des pommes de
terre, des salades, des raves, des pommes et des
poires. Ses légumes et fruits sont achetés princi-
palement au marché de la ville, auquel il envoie sa
domestique selon une fréquence hebdomadaire 217.
Nous constatons qu’à cette date, la saisonnalité
des denrées végétales est encore un facteur dis-
tinctif ; à partir du XXe siècle seulement, l’impor-
tation de fruits et légumes produits hors saisons
dans des pays lointains devient possible 218.
Circuits d’autoconsommation
La production et consommation des denrées
végétales se passent souvent dans des schémas
d’auto-suffisance, au sein des familles ou des
petites communautés de voisins. Des circuits
d’autoconsommation existent en milieu paysan et
bourgeois, bien que les caractéristiques de ceux-ci
divergent de façon significative selon le niveau so-
cio-économique des producteurs.
Le jardin-potager MILIEU PAYSAN
Pour les populations paysannes comme citadines
pauvres, les avantages du jardin-potager sont
multiples. Selon Florent Quellier, le phénomène
de l’autoconsommation est intimement lié à
la question de sécurité alimentaire 219. Dans le
contexte paysan, Florent Quellier considère les
jardins potagers-fruitiers comme des espaces
« compensatoires ». Cultiver ses propres denrées
végétales assure un certain degré d’autosuffisance
et permet la diversification du régime alimen-
taire. De cette façon, le jardin-potager atténue les
angoisses liées aux crises de subsistances et de
cherté alimentaire ressenties par la population 220.
En milieu paysan, les informations sur les jar-
dins-potagers sont rares car leurs produits
servent principalement à l’alimentation de la
famille ; par conséquent ils n’apparaissent pas dans
les rapports officiels. Néanmoins, quelques témoi-
gnages sur l’existence de ces derniers suggèrent
leur importance.
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, à
Chindrieux dans la région de la Chautagne, les
parcelles de terre dédiées à la culture domes-
tique sont plus rentables que celles plantées en
céréales. Cependant, cette activité ne repré-
216 DESCOTES, 1911, p. 134217 AM Saint-Jean-de-Maurienne, Fonds privés Alexandre DUCROZ, livres de dépenses ménagères, non-classés218 FLANDRIN, Jean-Louis, « L’époque contemporaine (XIXe-XXe siècle) » in FLANDRIN Jean-Louis, MONTANARI Massimo (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 719
219 QUELLIER Florent, « Le jardin fruitier-potager, lieu d’élection de la sécurité alimentaire à l’époque moderne » in Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 51-3, juillet-septembre 2004, p. 71220 QUELLIER, 2004, p. 70
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 45
sente qu’une petite portion du revenu total de
la paroisse en 1729 221. À Chambéry, la capacité
d’autoproduire des denrées végétales dans les
fossés de la ville est une ressource précieuse pour
ses habitants pauvres. Les terrains sont exploités
par des contrats d’acensement accordés par la
commune et ses « serviteurs de ville » 222 . Ces
espaces sont particulièrement fertiles, « humides
et très-gras » 223, en raison des débris végétaux
et animaux qui s’y décomposent. La production
végétale issue des parcelles des fossés, fournit
la plus grande partie de la nourriture du « bas-
peuple », dont le régime alimentaire est majoritai-
rement végétarien. La pomme de terre est d’un
secours particulier 224.
Le jardin-potager demeure une ressource im-
portante pour la paysannerie au cours du XIXe
siècle. Après l’inondation de 1860, les habitants
de Cluses déclarent les pertes de nombreuses
parcelles de « jardinage » mais aussi de champs
agricoles, semés essentiellement en pommes de
terre et maïs 225. Une enquête agricole de 1892
précise que le produit des jardins domestiques
dans la commune de Cluses est consacré entière-
ment à l’alimentation des familles et occupe une
surface totale de 2 hectares 226.
MILIEUX ARISTOCRATIQUE ET BOURGEOIS
La bourgeoisie disposait également de jardins-po-
tagers au XVIIIe siècle, non dans l’enceinte de
la ville, mais grâce à l’acquisition de patrimoines
fonciers à l’extérieur. L’étude de la répartition de
ces propriétés démontre une réelle volonté
d’assurer un accès personnel aux produits
agricoles – fruits, légumes, volailles, vin, etc. Mais
cette « obsession de l’autosubsistance » 227 chez la
bourgeoisie ne répond pas aux mêmes angoisses
que celles des milieux pauvres. Pour le paysan, il
est question de subvenir à ses propres besoins
alimentaires ; la pratique découle d’une obligation,
et non pas d’un libre choix. Pour les plus riches,
la quête de l’autosuffisance est liée au désir de
mettre en avant et de renforcer leur statut social
élevé. De cette façon, le jardin-potager représente
pour le noble ou le bourgeois, une « assurance
culturelle de pouvoir afficher sa distinction
sociale par la consommation des produits de son
domaine » 228.
Le jardin-potager permet de répondre aux soucis
de « salubrité culturelle » 229. En cultivant les
aliments dans un espace contrôlé, les fruits et
légumes du jardin sont éloignés de leur nature
sauvage et deviennent donc plus « propres » à la
consommation dans le sens symbolique du terme.
Parmi les plantes cultivées dans ces espaces, il
existe même une hiérarchisation entre les fruits et
légumes qui poussent près du sol ou dans la terre,
et le produit des arbres fruitiers qui poussent en
hauteur, comme les poires, les pêches et les figues.
Ces derniers sont considérés comme nobles et
sont particulièrement recherchés dans la culture
culinaire française. Lors du repas, les fruits nobles
sont souvent servis en dessert 230.
221 DURUPTHY, 1999, p. 121222 TOWNLEY Corinne, Chambéry et les Chambériens : 1660-1792, Annecy-le-Vieux, Historic’One Éditions, 1999, p. 20223 DAQUIN, 1787, pp. 19, 120-121224 DAQUIN, 1787, pp. 37-38, 120-121225 AC Cluses, Q 37, Déclarations de dommages des particuliers suite à l’inondation de 1860
226 AC Cluses, F 11, Questionnaire de l’enquête agricole de 1892 pour la commune de Cluses, p. 7227 BECCHIA Alain (dir.), Atlas historique et statistique de la Savoie au XVIIIe siècle, Chambéry, Université de Savoie, Laboratoire Langages, Littératures, Sociétés (Patrimoines ; 3), 2012, p. 164228 QUELLIER, 2004, p. 77229 QUELLIER, 2004, p. 72230 QUELLIER, 2013, p. 82
46 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
Les jardins-potagers sont aussi des espaces
d’expérimentation, où les nouvelles plantes
comestibles sont adoptées par des individus,
longtemps avant d’être intégrées à grande échelle
dans des systèmes alimentaires et culinaires 231.
Par exemple, l’apparition de « tartufles » dans les
menus des visitandines de Thonon pré-date
d’environ soixante-dix ans l’apparition de cette
culture dans les états de récoltes du Chablais.
Il est fort possible que les pommes de terre
consommées par les visitandines aient été issues
du jardin-potager du couvent.
La cueilletteEn dehors des périodes de disette, la pratique de
la cueillette est particulièrement mal documentée.
Parfois mentionnées dans les récits de voyages, les
descriptions sont brèves. Par exemple, le duc de la
Rochefoucauld d’Enville dit avoir mangé beaucoup
de fraises dans une auberge à Chamonix en
1762 232. Rodolphe Töpffer consomme des fram-
boises et des ambresailles (des myrtilles) sauvages
et boit du cidre fait avec des pommes sauvages
dans un chalet de la haute vallée de Servoz au
milieu du XIXe siècle 233.
Quand la cueillette est évoquée dans les rapports
officiels, ce n’est que vaguement et le plus
souvent de façon péjorative ; le recours aux
plantes sauvages est présenté comme un acte
de désespoir et sert d’argument pour plaider la
cause des pauvres nécessiteux lors des épisodes
de pénurie alimentaire. Dans le passage qui suit,
l’évocation de la cueillette illustre l’indigence
totale d’une population.
« Toutes nos paroisses voisines sont reduittes a les
dernieres extremité et manquent du necessaire le
plus etroit y ayant des paroisses ou l’on ne trou-
veroit pas un morceau de pain et la pluspart des
particuliers reduits à aller chercher des herbes
dans les prés quels font recueillir pour leur servir
de souppes » 234.
La cueillette est donc associée à la misère dans
les sources des XVIIIe et XIXe siècles. Ces sources
reflètent les mentalités d’une élite politique et
sociale, pour qui l’association entre la consom-
mation de plantes sauvages et l’extrême pauvreté
est bien établie. Mais les préjugés des auteurs
ne représentent pas nécessairement la réalité
de la cueillette – pourquoi et comment elle est
pratiquée – parmi la population paysanne.
Les travaux d’un ethnobotaniste chambérien,
Alfred Chabert, dépeignent une autre vision de
l’utilisation des plantes sauvages en Savoie. Dans
son article de 1897, Alfred Chabert montre que
la cueillette est pratiquée à la fois en temps de
pénurie alimentaire et en temps d’abondance,
bien que les espèces et les quantités employées
soient différentes selon les circonstances 235. En
interrogeant des sujets-témoins à travers la Savoie
et la Haute-Savoie actuelles sur leurs pratiques
contemporaines mais aussi sur leurs souvenirs
d’enfance, Alfred Chabert a pu établir une liste de
plusieurs dizaines de plantes sauvages comestibles
employées par la population paysanne 236.
Même dans les années d’excellentes récoltes, la
cueillette de fruits sauvages est déjà bien connue.
231 QUELLIER, 2004, p. 70232 ROCHEFOUCAULD D’ENVILLE, duc de, cité dans BRUCHET, 1981, p. 291233 TÖPFFER, 1854, p. 105
234 AD Savoie, C 579, Correspondance de M. Rivoire sur une situation de disette dans les paroisses autour de Pont de Beauvoisin, 12 mai 1790, Pont de Beauvoisin235 CHABERT Alfred, Plantes médicinales et plantes comestibles de Savoie, FRITSCH Robert (préf. dessins, tables), Apremont, Curandera, 1986, 151 p.236 CHABERT, 1986, p. 22
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 47
Les cerises, les prunes, les pommes, les poires, les
fraises, les framboises, les myrtilles et les noisettes
sont ramassées pour la consommation directe et
même, en certains cas, pour la vente au marché.
C’est notamment le cas pour les petits fruits et
baies comme la fraise, la framboise et les myrtilles,
ou ambrunes en francoprovençal 237. À la fin du
siècle, les cerises et les prunes servent à faire
une sorte de kirsch alors que les pommes et les
poires, comme leurs variétés domestiques, sont
transformées en cidre 238. On presse les noisettes
sauvages afin d’en extraire l’huile 239. En plus des
fruits classiques, Alfred Chabert cite l’utilisation
des fruits ou pommes de l’alisier et de l’aubépine.
Ceux-ci peuvent être séchés, moulus et mélangés
à la farine d’orge et d’avoine pour faire du pain,
bien qu’il s’agisse d’une pratique déjà abandonnée
au moment où l’auteur publie son article. Autre
coutume en voie de disparition à la fin du XIXe
siècle, l’extraction de l’huile des graines de pins
cembro 240.
Les fleurs de la famille des primevères sont
surtout utilisées en salade mais aussi comme
ingrédient dans les beignets et les matafans. Les
feuilles agrémentent les potages, notamment
les jeunes feuilles de violettes, de fraisiers et de
primevères qui sont toujours associés avec les
feuilles d’orties, de chicorée sauvage, de laitue
vivace, d’épinards sauvages et d’oseille. La mâche
sauvage, les feuilles de cresson et de pissenlits
sont essentielles à la composition de salades.
Selon Alfred Chabert, le pourpier sauvage se vend
encore sur les marchés à la fin du XIXe siècle 241.
D’autres plantes servent plus précisément à la fa-
brication de boissons, de liqueurs et de tisanes,
telles que la gentiane, le génépi et la sève du
bouleau 242.
Lors de son périple, l’ethnobotaniste signale à
plusieurs reprises que la popularité des épinards
sauvages surpasse celles des autres plantes.
« Etonné, dans un canton montagneux de la Savoie,
de me voir constamment servir des plats d’épi-
nards, quoiqu’il n’y en eût point dans les jardins
potagers, étonné des réponses dilatoires qui m’é-
taient faites à ce sujet, je questionnai une fillette.
Elle m’expliqua avec empressement que dans le
pays l’épinard croissait naturellement, tandis qu’à
Chambéry, ajoutait-elle avec dédain, il fallait le
cultiver ! » 243
Cette anecdote est intéressante non seulement
pour les informations qu’elle fournit sur la consom-
mation d’épinards, mais aussi parce qu’elle fait allu-
sion à la réticence des interlocuteurs de parler
librement de l’origine sauvage des denrées. Il sem-
ble qu’à la fin du XIXe siècle, la cueillette souffre
toujours d’une connotation négative et que cette
attitude soit partagée, au moins en partie, par la
population paysanne. Alfred Chabert signale sa
difficulté à récolter des témoignages sur le sujet.
Ses interlocuteurs, « dans leur ignorance réelle ou
affectée » hésitent à assumer ou expliquer ouver-
tement l’importance de la cueillette dans leurs
régimes alimentaires quotidiens et « regardent
parfois comme une injure qu’on puisse les sup-
poser capables de se nourrir d’autre plantes que
les végétaux cultivés » 244. On assisterait donc à un
renforcement du préjugé social envers la cueil-
lette au sein de la population campagnarde. Ce
préjugé est sûrement dû en partie à l’association,
déjà évoquée, entre la cueillette et la pauvreté et
en partie à la disparition de la cueillette comme
237 CHABERT, 1986, p.26238 CHABERT, 1986, p. 49239 CHABERT, 1986, p. 51240 CHABERT, 1986, pp. 30, 51
241 CHABERT, 1986, pp. 31-36242 CHABERT, 1986, pp. 49-51243 CHABERT, 1986, p. 36244 CHABERT, 1986, p. 21
48 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
ressource alimentaire, grâce aux progrès tech-
niques et des transports 245. Il est possible qu’avec
l’évolution sociale et l’abandon progressif de
ces savoir-faire, le recours aux plantes sauvages
renvoie à l’archaïsme et au manque de progrès
même parmi une population qui le pratique
encore.
La crainte de disette et de famine généralisées
n’est plus vraiment une préoccupation princi-
pale pour la paysannerie à la fin du XIXe siècle ;
entre autres, l’amélioration des routes d’accès et
des moyens de transports facilitent l’importation
des denrées en cas de pénurie. Néanmoins, Alfred
Chabert s’intéresse à l’utilisation des plantes
sauvages en temps de crise alimentaire dans le
passé, notamment lors de la grande disette de
1816-1817. En interrogeant les plus anciens de son
temps, il recueille un nombre de pratiques liées
à la disette. Par exemple, les graines de chanvre
(le chènevis) peuvent être broyées et mangées
sous forme de gruau avec le gruau d’avoine 246.
Les fleurs de carlines étaient apparemment si po-
pulaires lors de la disette de 1816-1817, qu’elles
avaient presque totalement disparu de la Savoie
à la fin du XIXe siècle 247. En temps normal, les
bulbes et tubercules servent de condiments,
par exemple la civette sauvage. Mais en temps
de disette les orchis, les oignons de tulipes, les
chardons à tubercules et les gesses tubéreuses,
etc. deviennent des aliments de base, malgré leurs
faibles valeurs nutritionnelles et leur caractère
parfois très indigeste 248.
Pratiques culinaires
Cuisine paysanneLA SOUPE
La soupe est très importante dans la cuisine
paysanne. Selon Jean-Louis Flandrin, elle serait
« le plus fondamental de ces aliments complé-
mentaires » 249 pour la paysannerie européenne.
En Savoie, l’importance des produits laitiers, très
conséquente dans certaines régions, vient nuancer
cette supposition. Néanmoins, la soupe reste un
aliment central dans les régimes alimentaires de
la population paysanne en Savoie. Dans les cor-
respondances et rapports relatifs aux situations
de disette, les secours en soupe sont souvent
fournis en plus des rations de céréales ou du pain.
En temps normal, la soupe est aussi donnée aux
pauvres de façon charitable. Des testaments d’ha-
bitants de Chamonix du deuxième quart du XVIIIe
siècle stipulent que des repas composés de pain et
de soupe de légumes sont offerts en aumône aux
plus nécessiteux. Par exemple, le testament de
l’honorable Michel Coutet de Tacconnard, dans la
paroisse de Chamonix prévoit un don de « vingt
quart de bled commun, avec la soupe düement
ensaissonnée qui sera faite de telle légûme qu’il
conviendrat aux heritiers d’employer » 250.
La soupe est avant tout un met extrêmement
adaptable et économique dans tous les sens du
terme. Ainsi, elle est particulièrement utile en cas
de pénurie alimentaire ou de pauvreté. D’abord,
ses configurations sont sans limites ; on peut tout
mettre dans une soupe, y compris des ingrédients
frais, secs, rances ou abîmés. Une soupe peut fa-
cilement être rallongée pour nourrir une plus ou
moins grande fratrie avec ajout d’eau ou de lait.
En plus, sa méthode de cuisson permet d’écono-
miser le gras qui est absorbé dans son intégrali-
té par le bouillon, contribuant ainsi à l’avantage
245 CHABERT, 1986, p. 22246 CHABERT, 1986, pp. 30-31247 CHABERT, 1986, pp. 31-32248 CHABERT, 1986, pp. 38-43
249 FLANDRIN, « L’alimentation paysanne… », 1996, p. 610250 AD Haute-Savoie, 10 J 58, Testament d’honnorable Michel Coutet de Tacconnard, 1733
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 49
économique de la soupe. La confection de ce met
ne nécessite que peu de savoir-faire techniques,
peu de préparatifs, peu d’ustensiles et peu de
surveillance lors de la cuisson. De cette façon,
l’adoption de la soupe comme mets quotidien re-
présente un gain de temps pour la maîtresse du
foyer, la rendant disponible pour d’autres tâches
ménagères ou agricoles, essentielles à la survie de
la famille 251.
Tout comme la soupe offerte par Michel Coutet de
Tacconnard, les soupes et potages sont composés
de légumes, d’herbes et de racines – issus du
potager ou de la cueillette – de légumineuses,
éventuellement d’un morceau de viande et de
sel. Même s’il est possible de tout mettre dans
une soupe, il ne faut pas pour autant nier l’exis-
tence d’une vraie cuisine paysanne ; la sélection
des aliments choisis ou cueillis et l’association de
ces ingrédients répondent à la fois à des critères
gustatifs et nutritionnels, et à des impératifs
dictés par le besoin 252. Même dans la confec-
tion de soupes économiques, fournies aux plus
pauvres par les pouvoirs civils au début du XIXe
siècle, il existe une réelle préoccupation pour le
goût. La variété de l’alimentation charitable est
assurée par l’alternance et l’association de dif-
férents ingrédients – haricots un jour, lentilles
le lendemain – pour « faire ces soupes plus ou
moins différentes par le goût » 253. L’addition d’aro-
mates est faite dans le seul souci d’augmenter leur
appétence gustative.
« On pourra leur donner un goût agréable, en
y mettant des ognons, célerie, choux-croûte,
poireaux, carottes, choux, pois verts, navets,
oseille, de la sarriette, thym, laurier et graines aro-
matiques, &c. avec du sel et du poivre » 254.
La soupe n’est pas uniquement un mets à destina-
tion des plus démunis. C’est notamment grâce à
la fluidité de sa composition que la soupe s’adapte
facilement à une variété de contextes culinaires.
Dans la tradition gastronomique française, le po-
tage est un élément incontournable. Il est toujours
proposé chaud en premier service du repas 255.
Conformément à cette tradition, une soupe aux
légumes est servie quotidiennement en premier
plat du dîner, le repas de mi-journée, chez les
moines du prieuré de Bellevaux 256. Au XIXe siècle,
la popularité des potages aux légumes ne diminue
pas. Dans Les secrets d’un fin bec, un livre de cuisine
issu de l’héritage culinaire des grands hôtels de
Chamonix, on recense vingt-et-une recettes de
potages, majoritairement à base d’ingrédients
végétaux 257. Selon un registre des consommations
individuelles de juin 1876, la clientèle bourgeoise
de l’Hôtel Impérial à Chamonix, commande ré-
gulièrement des potages. Malheureusement, les
données fournies dans ce registre n’indiquent pas
leur composition 258. Dans Le Cuisinier à la bonne
franquette, l’auteur suggère de nombreux menus
pour le déjeuner et le dîner. Le potage (ou la
soupe) figure en premier plat dans tous les menus
de dîners de cérémonie. Il est plus ou moins
251 QUELLIER, 2013, p. 33252 QUELLIER, 2013, p. 41253 AD Savoie L 1702, Instructions sur les soupes économiques, p. 6.254 AD Savoie L 1702, Instructions sur les soupes économiques, pp. 7-8
255 QUELLIER, 2013, p. 91256 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)257 DESCOTES, 1911, pp. 1-10258 Coll. Musée Alpin de Chamonix, n° inv. 2015.0.649, Registre des consommations individuelles de l’Hôtel Impérial, 1876
50 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
consistant selon la saison, allant du potage gras
au tapioca et carottes en hiver au « très délicat »
potage printanier, composé de pommes de terre,
asperges, haricots verts et petits pois, en été 259.
ASSAISONNEMENT ET SPÉCIFICITÉS
RÉGIONALES
Nous avons déjà vu comment la cueillette sert de
ressource alimentaire, même en temps d’abon-
dance. Les plantes sauvages jouent aussi un rôle
dans l’assaisonnement des mets et contribuent
à l’existence d’une véritable cuisine paysanne.
Les travaux d’Alfred Chabert démontrent que
plusieurs ingrédients issus de la cueillette sont
employés principalement à des fins gustatives dans
la cuisine paysanne. C’est le cas, par exemple, des
fruits de l’alisier qui servent à parfumer le cidre,
ou de la civette utilisée en tant que condiment.
Les travaux d’Alfred Chabert suggèrent aussi que
l’utilisation des plantes sauvages permet l’essor des
cuisines régionales et locales. Le goût des plantes
varie d’un massif et d’une vallée à l’autre et pour
cette raison, la même plante n’est pas cuisinée de
la même façon partout. L’ethnobotaniste déplore
la perte progressive de ces spécificités régionales
– dont l’utilisation des plantes sauvages fait partie
intégrale – et l’homogénéisation des pratiques cu-
linaires sur l’ensemble du territoire.
« L’uniformité incolore et monotone qui s’étend
sur tout et sur tous, grâce à la facilité des commu-
nications, s’étend aussi sur la cuisine, et les gargo-
tiers mettent leur point d’honneur à vous servir à
2 000 mètres d’altitude les mêmes mets que dans
les grandes villes. Les vieilles recettes se perdent
et l’on n’est pas mieux nourri » 260.
À l’inverse de la grande diversité des usages
des plantes sauvages, Alfred Chabert remarque
l’absence des champignons dans les pratiques de
cueillette et dans la cuisine paysanne ; c’est une
caractéristique quasi-universelle à travers toute la
Savoie. Selon l’auteur, la cueillette de champignons
est mal connue de la plupart des habitants de la
campagne et leur consommation est dédaignée
par cette population. Ses remarques trouvent
écho dans celles du maître-cuisiner François
Descotes.
« L’habitant de nos campagnes principalement ne
sait nullement utiliser ce mets [les champignons]
que la Providence sème à profusion sous ses pas ;
il n’aurait très-souvent qu’à se baisser pour se
procurer un plat abondant, savoureux et qui ne lui
coûte rien » 261.
Cette spécificité de la cuisine paysanne diffère
considérablement du modèle bourgeois, dans
lequel les champignons occupent une place
d’honneur.
Cuisine aristocratique et bourgeoiseLa cuisine française domine en Europe entre les
XVIe et XVIIIe siècles, en termes de rayonnement
et d’influence externe 262. De ce fait, et en raison
de sa proximité géographique de la Savoie, il est
intéressant de comparer la cuisine aristocratique
et bourgeoise en Savoie avec le modèle français
du XVIIIe siècle.
À l’époque moderne, la cuisine aristocratique
française se distingue notamment par son engoue-
ment pour les légumes. Dans les livres de cuisine
français, le nombre de plats à base de légumes
et la diversité d’espèces végétales employées,
s’accroissent. La progression de trois catégo-
259 GRANDCHAMP, 1883, pp. 905-910
260 CHABERT, 1986, p. 38261 DESCOTES, 1897, p. 108262 FLANDRIN, « Choix alimentaires et art culinaire… », 1996, p. 657
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 51
ries de légumes est particulièrement marquée :
les champignons ; les artichauts et les cardons ; et
les asperges 263.
Nous avons déjà constaté l’absence de champi-
gnons dans la cuisine paysanne de Savoie. De ce
fait, la fréquence de champignons dans la cuisine
aristocratique et bourgeoise en Savoie à partir
du XVIIIe siècle, suggère fortement l’effet d’une
influence externe. De plus, l’utilisation d’arti-
chauts et d’asperges, souvent en association avec
des champignons, correspond particulièrement
bien aux tendances françaises. Dans le livre de
raison de Montmélian, les champignons figurent
dans environ un cinquième des recettes à base de
viande, par exemple le « hachis à la viande crue »
ou la « viande à la Suisse », une sorte de daube au
mouton ou au canard 264. Le trio champignons-ar-
tichauts-asperges ou l’association des seuls arti-
chauts-asperges, se retrouvent dans trois recettes
pour la viande blanche de volaille ou de veau :
cela permet sans doute de mieux apprécier leurs
parfums délicats 265.
Les champignons, les artichauts et les asperges
sont présents dans environ 40 % des recettes pour
légumes contenues dans le livre de Montmélian.
Ces ingrédients figurent seuls – en plat – ou en
association avec d’autres légumes. On recense
trois recettes ou méthodes pour préparer les
asperges, trois recettes pour les artichauts ou
cardes d’artichauts et deux façons de cuisiner
les champignons 266. Les artichauts et les asperges
servis en plat sont généralement bouillis avant
d’être frits au beurre ou présentés avec une
sauce au beurre, une sauce à la crème ou une
sauce blanche aux jaunes d’œuf et au verjus. Le
libre emploi de sauces, surtout à base de beurre,
est également typique de la cuisine française de
l’époque moderne. Les champignons servis en
plat sont pochés aux herbes aromatiques ou alors
avec un bouillon fait d’écorce d’orange et du vin.
Selon cette deuxième méthode, le plat de champi-
gnons est proposé avec une sauce au beurre ou à
la crème et parsemé d’herbes fines et du verjus 267.
Les champignons, et dans une moindre mesure
les asperges, agrémentent les farces de viandes
utilisées par exemple dans les recettes pour les
laitues et les choux farcis 268.
Il est important de se rappeler que les livres
de cuisine ne reflètent pas forcément la réalité
des pratiques culinaires. Nous ne savons pas
si les recettes citées ci-dessus ont été réelle-
ment employées dans un foyer bourgeois de
Montmélian ou si elles sont représentatives de la
cuisine bourgeoise de cette ville ou d’ailleurs.
La cuisine bourgeoise du XIXe siècle est fortement
marquée par les évolutions des siècles précédents.
Dans Le Cuisinier à la bonne franquette, les arti-
chauts et cardons, champignons et asperges sont
toujours parmi les légumes les plus employés. Sur
un total de 151 recettes, nous recensons onze
recettes pour les artichauts, onze recettes pour
les cardons, dix recettes pour les champignons et
six recettes pour cuisiner les asperges. La popu-
larité de la famille artichaut-cardon est dépassée
263 FLANDRIN, « Choix alimentaires et art
culinaire… », 1996, pp. 658-659264 « Hachis de viande crue et andoüillettes » et « Viande à la Suisse » in BOUCHET, 2003, pp. 30, 35265 « Fricassés de poulets, pigeonneaux, ou d’autres viandes crues », « Autre fricassé » et « Estuvé ou gibelotte » in BOUCHET, 2003, pp. 28-29, 31266 BOUCHET, 2003, pp. 64-66
267 « Champignons » in BOUCHET, 2003, p. 66
268 « Laitues farcies » et « Choux farcis » in BOUCHET, 2003, pp. 62-63
52 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
seulement par celle de la pomme de terre pour
laquelle on compte vingt-trois recettes. Plusieurs
variétés de choux et de petits pois sont également
courant (fig. 3).
Pommes de terre 23Artichauts et cardons 22Choux et choux-fleur 16Petits pois 10Haricots verts 7Asperges 6Épinards 6Navets 6Aubergines 6
0
5
10
15
20
25 23 22
16
10 7 6 6 6 6
Figure 3. Nombre de recettes pour les légumes verts les plus populaires dans Le Cuisinier à la bonne franquette (1883). Source : GRANDCHAMP Mique, Le Cuisinier à la bonne franquette, Annecy, J. Dépollier & Cie, 1883, 950 p.
ADOPTION DES PLANTES NON-INDIGÈNES Évolution de la pomme de terre
Du jardin-potager à la culture en champLe rôle du jardin-potager dans l’introduction et
l’adoption des nouvelles espèces alimentaires a
déjà été établi, même s’il est difficile d’illustrer ce
phénomène à travers des exemples concrets.
Les tartufles consommées sur la table des visi-
tandines de Thonon proviennent sans doute du
jardin du couvent. La marginalité de ce légume
dans les menus pourrait refléter sa nouveauté ; la
pomme de terre n’est servie que peu de fois par
rapport au nombre de services de choux ou de
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 53
raves 269. Autre exemple : dans un procès de 1764,
un témoin signale avoir vu les accusés lorsqu’il
ramassait « par ordre de [son] maistre des pomes
de terre » 270 dans un champ en bas du château de
Faucigny.
Selon Alexis Costa de Beauregard, la pomme
de terre est cultivée sur des petites surfaces en
1774. L’agronome est séduit par les nombreuses
qualités de la pomme de terre qui sont « saines,
nourrissantes, abondantes, de grande ressource
[et] à l’abri des grêles & des hivers si sevères
en Savoye » 271. Pourtant, dans ses préconisations
agricoles, la pomme de terre n’occupe qu’une très
petite place dans les rotations des cultures 272.
Les travaux du docteur Joseph Daquin démontrent
que la pomme de terre a déjà rencontré en 1787
un grand succès dans les campagnes autour de
Chambéry et dans la ville elle-même. Son utilité
dans les régimes alimentaires des paysans est par-
ticulièrement remarquable. Néanmoins, les obser-
vations du docteur suggèrent aussi que la pomme
de terre reste encore à cette époque une denrée
majoritairement cultivée pour la consommation
individuelle et non à grande échelle.
269 AD Haute-Savoie, 40H 30, Menus quotidiens du couvent des Visitandines de Thonon, 1 septembre 1725 - 31 août 1726270 AD Savoie, 2B 12915271 COSTA DE BEAUREGARD Alexis, Essai sur l’amélioration de l’agriculture dans les pays montueux et en particulier dans la Savoye, Chambéry, M.F. Gorrin, 1774, p. 129272 COSTA DE BEAUREGARD, 1774, pp. 134-135
« On cultive beaucoup, soit dans la plaine, soit
dans les collines et les montagnes, les pommes de
terre à écorce rouge et celles à écorce blanche…
Cette production est d’une si grande ressource
pour les gens de la campagne, qu’il n’y a pas un
paysan qui n’en cultive, et que le bas-peuple de la
Ville fait presque sa nourriture principale de celles
qu’il met en culture dans les fossés de la Ville et
ses environs » 273.
Chronologies divergentesSELON DES HISTORIENS ET AGRONOMES
DU XIXE SIÈCLE
L’histoire de la pomme de terre fait déjà l’objet
d’une certaine attention au XIXe siècle. Bien
qu’il existe une divergence dans les chronologies
proposées, le lien entre la pomme de terre et l’in-
sécurité alimentaire constitue un point commun
dans les différentes versions.
Joseph de Verneilh relate que la pomme de
terre est déjà répandue en Savoie quarante ans
avant la rédaction de son rapport de statistiques
générales, donc vers l’année 1777 274. Les corres-
pondances de membres de la Société d’agricultu-
re de Chambéry corroborent ce fait ; la pomme
de terre y figure comme aliment bien présent sur
le territoire dès les années 1780 275. Cette version
des faits serait cohérente avec celle proposée
par l’historien contemporain Félix Ferrand, qui
constate un lien entre la disette de 1771 et la
montée en popularité de la pomme de terre 276.
D’autres auteurs du XIXe siècle ont tendance à
identifier la disette de 1816-1817, et non celle de
1771, comme le moment déterminant dans l’his-
toire de la popularité de ce tubercule en Savoie.
Par exemple, un rapport fait au comice agricole
d’Annecy en 1847 propose les repères chrono-
logiques suivants. Selon les auteurs, la pomme
de terre ne constitue pas un aliment de base
273 DAQUIN, 1787, p. 37274 VERNEILH, 1807, p. 426275 Je remercie Émilie-Anne Pépy, spécialiste de l’histoire environnementale et végétale des XVIIIe et XIXe siècles, pour cette information.276 FERRAND Félix, « Les débuts de la pomme de terre en Savoie propre et sur ses confins dauphinois » in Vie quotidienne en Savoie : actes du VIIe congrès des sociétés savantes de la Savoie, Conflans, 1976, Albertville, Centre culturel de Conflans, 1976, pp. 33-45
54 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
au XVIIIe siècle et son importance est encore
marginale à la fin des années 1780. Ce n’est qu’à
partir de la disette de 1816-1817 que la pomme
de terre reçoit une réelle attention dans les
pratiques agricoles, transformant en conséquence
les habitudes alimentaires 277. Nous observons que
cette chronologie diverge considérablement de
celle de Joseph de Verneilh ; s’agirait-il d’une diffé-
rence régionale entre la Savoie et la Haute-Savoie ?
L’historien-agronome Pierre Tochon affirme égale-
ment que l’adoption massive de la pomme de
terre est provoquée par la crise des subsistances
de 1816-1817, une « vulgarisation tardive » 278 qu’il
déplore.
Sur le terrain, des documents issus de la ville de
Cluses et relatifs à la disette de 1816-1817, confir-
ment l’importance de la pomme de terre comme
aliment de secours urgent. Le conseil de la ville
prévoit l’ouverture d’une souscription volontaire
et la création d’une commission « pour l’appro-
visionnement de cette commune en la chargeant
spécialement de l’achat de pommes de terre » 279.
Il est intéressant de noter que le conseil ne
mentionne, ni l’importation, ni l’achat de céréales
dans cet acte.
SELON DES STATISTIQUES AGRICOLES
Quand elles existent, les statistiques agricoles
peuvent fournir des dates approximatives pour
l’adoption massive de la pomme de terre par
région. En revanche, ce type de source n’est pas
sans difficultés ; un décalage entre la pratique et
sa prise en compte dans les documents adminis-
tratifs est toujours possible. Par exemple, lors de
la période révolutionnaire, le conseil du départe-
ment du Mont-Blanc décide d’ajuster la loi réglant
les subsistances – appelée la loi du Maximum –
car elle ne retient pas l’importance réelle de la
pomme de terre qui « composent la partie la
plus essentielle des aliments des habitants de
la campagne » 280. Ceci n’est qu’un parmi maints
exemples où l’état des statistiques administra-
tives ne reflète pas l’état des pratiques alimen-
taires en cours. Il est important de prendre en
compte l’existence éventuelle de ce genre d’écart
quand les statistiques agricoles sont évoquées. Les
rapports qualitatifs, dans lesquels une personne
agréée décrit l’état des récoltes ou des provisions
alimentaires d’une commune ou d’un territoire,
sont basés sur des observations et non dictés
par des protocoles ou des formulaires. Pour cette
raison, ils sont moins susceptibles à avoir ce genre
d’angles morts.
Malgré les difficultés posées par les sources his-
toriques, le basculement du jardin-potager vers
la production à grande échelle est important à
étudier. L’évolution des pratiques agricoles met
en œuvre un processus qui va révolutionner la
base de l’alimentation en Savoie, surtout en ce qui
concerne les pratiques paysannes. Nous tenterons
donc d’estimer la date d’apparition des pommes
de terre dans la rotation des cultures en champs
pour les lieux étudiés.
En 1786, Horace-Bénédict de Saussure mentionne
la très grande popularité de la pomme de terre
dans la région de Chamonix 281. Dans les statis-
tiques de la récolte de l’année 1793 – statis-
277 AD Haute-Savoie, 4 FS 486, Rapport fait au comice agricole d’Anneci, sur quelques cultures printanières, par MM. Croset-Mouchet et Amoudruz, 1847, p. 2278 TOCHON, 1871, p. 62279 AC Cluses, Q 37, Acte du Conseil de la Ville de Cluses relatif aux mesures à prendre suite à la disette de 1816-1817 (brouillon)
280 AD Savoie, L 26, Arrêté pour l’exécution des lois sur le maximum et décision spéciale relative aux pommes de terre, 1 octobre 1793, 24e jour du 1er mois de l’an II281 SAUSSURE, 1779-1796, p. 159
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 55
tiques les plus anciennes consultées lors de cette
enquête – la pomme de terre constitue déjà la
plus grande partie du produit de la récolte 282. Ces
deux faits cumulés – le témoignage de Horace-
Bénédict de Saussure et l’importance avérée de la
pomme de terre en 1791 – suggèrent un décalage
entre le moment de son adoption à grande échelle
et son apparition dans les statistiques officielles.
La pomme de terre ne figure pas dans la liste des
espèces végétales demandées en tant que rentes
et corvées perçus par le couvent de Bellevaux en
1778 283. Mais en 1791, la pomme de terre mérite
l’attention du châtelain du Châtelard dans son
rapport descriptif du produit de l’année. Avec
les légumes secs, les fruits et les noix, la pomme
de terre fait partie des éléments de base d’un
système alimentaire local, caractérisé par l’auto-
suffisance. En revanche, la pomme de terre n’est
pas la culture dominante ; selon le châtelain, les
habitants des Bauges en plantent seulement « un
peu » 284 à cette époque.
Dans une lettre sur l’état de la récolte de la
province de la Maurienne en 1791, la pomme de
terre est déjà qualifiée d’une « grande ressource
dans cette province »285, suggérant son implanta-
tion depuis quelque temps auparavant. Cependant,
la pomme de terre n’apparaîtra pas dans les mer-
curiales du marché de la ville de Saint-Jean-de-
Maurienne avant la période révolutionnaire. En
1797, la vente d’une petite quantité de pommes
de terre est recensée – 6 quintaux et 12 livres –
quantité beaucoup moins importante que celle
recensée de froment – 40 quintaux – et de seigle
– 42 quintaux 286. Il est donc probable que la
pomme de terre soit plus appréciée à l’échelle de
la province, majoritairement rurale, qu’à l’échelle
de la ville à la fin du XVIIIe siècle. Les citadins, sans
doute motivés par l’importance symbolique du
pain dans l’affichage du statut social, montreraient
encore à cette date une préférence marquée
pour les céréales panifiables. Nous observons
une tendance similaire à Thonon. Dans ce centre
urbain, le régime alimentaire des habitants est
encore dominé par le froment, sans doute trans-
formé en pain, en 1811. Cette année-là, la ville
estime ses besoins en froment à 7 000 hl et en
pommes de terre à seulement 1 000 hl. Malgré
sa modeste popularité dans les centres urbains,
l’avantage économique de la pomme de terre est
évident ; selon les mercuriales de Saint-Jean-de-
Maurienne en 1797, elle coûte environ quatre fois
moins cher que le froment et plus de deux fois
moins cher que le seigle et l’orge 287.
D’une façon similaire, la pomme de terre ne figure
pas dans les mercuriales de la ville de Cluses entre
282 AD Haute-Savoie, 4 L 42 (1), Récolte de l’an second de la république : recensement général de chaque espéce de grains, légumes, fruit... District de Cluses. Département du Mont Blanc283 MORAND Laurent, Les Bauges : histoire et documents, T. 2, Chambéry : Imprimerie Savoisienne, 1890, pp. 48-50284 AD Savoie, C 579, Correspondance du Chatelain, le 21 octobre 1791, Chatelard285 AD Savoie, C 579, Correspondance, 13 novembre 1791, Saint Jean de Maurienne286 AM Saint Jean de Maurienne, HH 1, Marché de la commune de Saint Jean de Maurienne : État des Grains et Légumes vendus sur le Marché pendant la 25 de la 3e Décade du mois de Nivose de l’an 5e de la République Française
287 Ibidem Le prix de la pomme de terre est affiché à 3 livres 7 sols et 2 deniers le quintal ; le prix du froment à 13 livres, 4 sols le quintal ; le prix du seigle à 7 livres, 18 sols, 5 deniers le quintal ; le prix de l’orge à 7 livres, 11 sols, 2 deniers le quintal ; les prix du maïs et de l’avoine à 9 livres le quintal.
56 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
1785 et 1792, mais sa présence parmi les cultures
principales est attestée par d’autres sources. Avec
le froment, le seigle et d’autres grains et légumes,
elle est mentionnée dans une délibération du
noble conseil de Cluses en 1790 288. Encore une
fois, le décalage entre la pratique et sa prise
en compte dans les documents administratifs
complique l’effort pour déterminer une chrono-
logie précise de l’adoption de la pomme de terre
en Savoie.
D’autres régions optent pour la pomme de terre
plus tardivement. En cela, l’agriculture dans la
région de la Chautagne est exemplaire. L’année
1791, la pomme de terre est citée dans une lettre
sur l’état de la récolte en Chautagne mais à cette
période, son importance semble encore minime.
Sa culture est limitée essentiellement à une seule
commune, celle de Motz, et ces tubercules servent
à l’alimentation de « quelques familles » 289. En
1807, soit seize ans plus tard, la pomme de terre
n’a toujours pas gagné beaucoup de terrain en
Chautagne. Même à cette date tardive, elle occupe
peu de parcelles et sa culture est essentiellement
limitée aux potagers et aux espaces annexes.
Selon un rapport agricole de 1807, les habitants de
Ruffieux n’en sèment que « fort peu », une dizaine
de parcelles « dans divers coins et recoins de pré
de vigne » 290. Les habitants de Chindrieux n’en
produisent pas beaucoup plus ; la pomme de terre
est cultivée sur 18 à 19 journaux, ancienne unité
pour mesurer les surfaces agricoles 291.
La lente progression de la pomme de terre en
Chautagne n’est pas si surprenante. La Chautagne
n’est pas une région connue pour sa production
céréalière mais plutôt pour celle de la vigne qui
produit un vin renommé. La relative prospéri-
té de la région contribue également à expliquer
le peu d’intérêt pour la pomme de terre à la fin
du XVIIIe siècle. Malgré un démarrage tardif, on
constate une évolution rapide entre 1807 et 1810.
Encore marginale en 1807 la pomme de terre
est devenue une ressource importante dans le
canton de Ruffieux, qui comprend les paroisses
de Chanaz, Chindrieux, Conjux, Motz, Serrières,
et Vions, d’après les rapports agricoles de 1810.
Le juge de paix remarque son succès rapide
dans le canton, survenu au cours d’une période
de quelques années seulement, et son usage par
toutes les couches de la société.
« Les pommes de terre sont très belles en
apparence, et l’opinion générale est qu’elles
seront abondantes, et que cette culture offrira
une grande ressource a toutes les classes des
habitans, parce que tous en sèment beaucoup,
c’est le legume de culture qui a le plus gagné
depuis quelques années » 292.
À partir de cette date, la pomme de terre
continue à progresser et devient une ressource
alimentaire forte appréciée par les habitants de la
région qui font le choix en 1811 de développer sa
plantation 293.
288 AC Cluses, HH 1, Délibération du Noble Conseil de Cluses aux fins de recourir à Monsieur L’intendant de Faucigny pour se procurer un fond pour faire emplette de froment, 3 janvier 1790289 AD Savoie, C 579, Correspondance sur l’état des récoltes en Chautagne, 6 novembre 1791
290 AD Savoie, L 555, Enquêtes agricoles de 1807 : Arrondissement de Chambéry : état communal de Ruffieux291 AD Savoie, L 555, Enquêtes agricoles de 1807 : Arrondissement de Chambéry : état communal de Chindrieux292 AD Savoie, L 552, Correspondance du juge de paix du canton de Ruffieux à Monsieur le préfet du Montblanc, 11 septembre 1810, Motz293 AD Savoie, L 551, Correspondance du juge de paix du canton de Ruffieux sur la récolte de 1811, 10 septembre 1811, Motz
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 57
Attitudes et perceptions populaires L’histoire de la pomme de terre en France et
la difficulté à la faire adopter par la paysannerie
française, sont bien connues. Mais qu’en est-il de
la réception de cette nouvelle denrée en Savoie ?
Il n’est jamais facile d’étudier les mentalités
des gens du passé, ne fut-ce qu’en raison de la
diversité des opinions tenues. De plus, on est
souvent cantonné aux points de vue des élites de
la société ; rarement les sources historiques tra-
duisent les sentiments de la majorité silencieuse
– la paysannerie, les artisans et laboureurs, les
démunis, etc.
Dans les travaux historiques sur la Savoie, les
opinions divergent. Marie-Thérèse Hermann
affirme, avec une certaine fierté, que les Savoyards
sont précurseurs par rapport aux Français en
ce qui concerne la pomme de terre 294. D’autres
affirment – par analogie ? – que ce tubercule
du Nouveau Monde a été confronté à une op-
position similaire à celle manifestée en France.
Sans prétendre conclure le débat, examinons
deux freins souvent évoqués dans l’histoire de
l’adoption de la pomme de terre en Savoie : sa
réputation de « nourriture de cochons » et son
association avec la pauvreté et surtout la disette.
UNE « NOURRITURE DE COCHONS » ?
Il n’est pas rare de retrouver dans les travaux
historiques le constat suivant : l’association entre
les pommes de terre et l’alimentation animale,
surtout porcine, est un facteur qui a ralenti
l’adoption du tubercule en Savoie. Parmi d’autres,
citons par exemple le travail de Corinne Townley,
affirmant que « les plus modestes se ruent sur les
châtaignes et n’adoptent les pommes de terre
salvatrices… qu’à l’extrême fin du XVIIIe siècle,
tant est tenace l’aversion pour une racine qui est
d’abord donnée aux cochons » 295. Mais que disent
les sources sur cette aversion pour une denrée
qui sert à la fois aux hommes et aux bêtes ?
L’argument de Corinne Townley dépend de
l’ordre des faits. Selon ce raisonnement, la pomme
de terre sert d’abord à la nourriture des porcs et
seulement dans un deuxième temps, et après une
certaine résistance, à la nourriture des hommes.
Cependant, les observations de Joseph de Verneilh
contredisent cette chronologie, il constate que la
pomme de terre sert d’abord et surtout à l’ali-
mentation humaine au début du XIXe siècle.
« Jusqu’à présent, la pomme de terre a été réservée
uniquement pour l’homme ; et l’on n’en a presque
point donné aux bêtes à corne, aux mulets, ni
même aux porcs, qui l’aiment beaucoup. Ce sera
une époque heureuse pour l’agriculture, dans ce
département, celle où le laboureur, rassuré sur sa
propre subsistance, ne craindra plus de partager la
pomme de terre avec les animaux » 296.
Loin d’être perçu comme une « nourriture de
cochon », ce tubercule est gardé jalousement par
l’Homme ; pour Joseph de Verneilh, il n’est pas
suffisamment exploité dans l’alimentation animale.
Outre les problèmes de chronologie, l’idée que
la pomme de terre ait souffert d’une identité
ambiguë car trop associée au fourrage, semble
illogique. Nous avons déjà vu à quel point les
294 HERMANN Marie-Thérèse, La cuisine paysanne de Savoie, Philippe Sers Éditeur, 1982, p. 62. Elle se base peut-être sur l’affirmation de Pierre Tochon, que « la Savoie a connu et ses habitants ont commencé à utiliser la pomme de terre avant cette époque [de Parmentier] » in TOCHON, 1871, p. 62295 TOWNLEY, 1999, p. 138
296 VERNEILH, 1807, p. 426
58 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
céréales de deuxième choix sont essentielles
à l’alimentation paysanne en Savoie, surtout au
XVIIIe siècle, et comment ces mêmes céréales
servent dans beaucoup de régions à nourrir les
animaux aussi bien que l’Homme. Manger du pain
ou de la bouillie faits à partir de menus grains est
certes une pratique dédaignée par les élites, mais
elle n’est, en aucun cas, source de dégoût parmi
les populations paysannes. Il serait donc surpre-
nant qu’un paysan rejette la pomme de terre
parce qu’elle peut également servir à nourrir les
cochons et autres animaux.
UNE « RACINE DE LA DISETTE » ?
Que la pomme de terre apporte un grand secours
aux plus pauvres est indéniable. Cependant, il est
difficile de soutenir l’hypothèse que l’association
entre la pomme de terre et la pauvreté ait eu un
impact négatif sur son processus d’adoption parmi
une population paysanne ou même bourgeoise.
Les rapports du XIXe siècle soulignent réguliè-
rement le caractère indispensable de la pomme
de terre pour l’alimentation des plus démunis.
Il n’est pas rare que ce tubercule soit identifié
comme la « subsistance du pauvre » 297. Dans les
pays montagneux, peu propices à la culture de
céréales et autres denrées végétales, la pomme
de terre est souvent la principale ressource ali-
mentaire du paysan au XIXe siècle. Ainsi, la pomme
de terre émerge comme l’élément salvateur,
assurant une sécurité alimentaire et éloignant les
craintes de disette au cours du siècle 298. La famine
de 1846-1847 est sérieusement aggravée par la
maladie de la pomme de terre. La privation de
cette denrée essentielle « pèse assez lourdement
sur toutes les familles, principalement sur celles
pauvres ou peu aisées » 299.
Le terme « racine de disette » apparaît en 1789
dans un traité publié à Chambéry par Muffat
de Saint-Amour mais il s’emploie non pour de
la pomme de terre mais pour une espèce de
betterave. Il est intéressant de noter que cette
racine est également connue sous la dénomina-
tion « racine d’abondance », soulignant l’ambiguïté
produite dans la perception des nouvelles denrées
et leur association avec la faim. La pomme de terre
est mentionnée également dans ce traité. Elle
est identifiée comme une denrée presque aussi
précieuse que la nouvelle « racine de disette ».
Même si elle n’a pas mérité cette appellation, la
pomme de terre est aussi associée à la disette,
car l’auteur dit qu’elle a pu « sauve[r] des jours
297 AD Haute-Savoie, 4 FS 486, Rapport fait au comice agricole d’Anneci, sur quelques cultures printanières, par MM. Croset-Mouchet et Amoudruz, 1847, p. 2298 Par exemple, dans les paroisses montagneuses autour de Chambéry « … les cultivateurs s’estiment heureux lorsqu’à la récolte ils trouvent leurs semences doublées, mais la principale ressource de ces montagnards consiste dans les pommes de terre et les chataignes ; lorsque ces denrées réussissent, ils en vivent six mois de l’année, lorsqu’elles manquent, ils sont réduits à la mendicité ». AD Savoie, L 551,Correspondance du juge de paix de l’arrondissement méridionale de Chambéry à Monsieur l’auditeur au conseil d’état, Baron de l’empire, préfet du département du Mont-Blanc, 12 août 1811, Chambéry299 AD Haute-Savoie, 4 FS 269, Réponse de la commune de Marignier à une circulaire sur la maladie de la pomme de terre, 1847
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 59
à des malheureux » 300, surtout en temps de crise
alimentaire.
L’association avec la pauvreté et la faim ne semble
pas, pour autant, avoir empêché l’intégration de
la pomme de terre dans les pratiques culinaires
des élites. La pomme de terre est un légume
polyvalent ; elle se prépare et se mange de façon
très simple mais peut aussi être intégrée dans
des recettes plus complexes avec des ingrédients
plus luxueux. Au début du XIXe siècle, Joseph
de Verneilh confirme la diversité d’usage de la
pomme de terre. Selon lui, elle est consommée
par différentes couches de la société, selon des
pratiques culinaires différentes. Les moins aisées
les consomment « sans apprêt » alors que « les
meilleures tables » les mangent « sous des formes
plus ou moins variées » 301. Par exemple, dans les
régions montagneuses, elles sont rôties sous la
cendre et consommées telles quelles, éventuelle-
ment avec du pain et du lait 302. Dans un contexte
aussi rural mais beaucoup plus bourgeois, la
pomme de terre est un légume très populaire au
prieuré de Bellevaux à la fin du XVIIIe siècle. Elle
est servie surtout lors des jours maigres, peut-être
en raison de sa nature roborative. Les jours sans
viande, elle est préparée de façon plus ou moins
élaborée : frite ou en friture, en court-bouillon,
en gratin, au fromage, en sauce, ou transformée
en ravioles ou en boulettes. Curieusement, quand
elle figure dans les menus carnés, elle est toujours
associée à un morceau de mouton mais jamais à
d’autres viandes 303.
Au cours du XIXe siècle, la pomme de terre
demeure un légume populaire dans les milieux
bourgeois. Entre 1848 et 1876, Alexandre Ducroz
en achète régulièrement en grandes quantités à
Saint-Jean-de-Maurienne ainsi que de la fécule de
pomme de terre 304. En février 1874, l’hôtel des
Alpes à Chamonix achète 160 kg de pommes de
terre, quantité qui devait subvenir aux besoins
de la cuisine pendant plusieurs mois 305. Dans les
livres de cuisine de la fin du XIXe siècle, la pomme
de terre est un légume très courant. Si les origines
de sa popularité se trouvent dans l’histoire des
crises alimentaires et la pauvreté généralisée, ce
n’est pas pour autant que la pomme de terre
conserve ce genre d’étiquette. Au contraire,
Mique Grandchamp fait l’éloge des nombreux
atouts de ce tubercule dans Le Cuisinier à la bonne
franquette : la pomme de terre se prépare de diffé-
rentes façons, elle a une forte valeur nutritionnelle
et aide à la digestion. Concernant sa popularité, il
constate que la pomme de terre « peut se servir
tous les jours sans que les convives en soient ni
fatigués ni rassasiés » 306.
La pomme de terre et l’émergence d’une conscience culinaire régionale Comme le fromage, la pomme de terre est devenue
aujourd’hui un élément indissociable de la cuisine
savoyarde, telle qu’elle est perçue – et présentée –
par la culture populaire contemporaine. À quelle
époque remonte cette association ? Afin d’appor-
ter quelques éléments de réflexion, examinons
300 MUFFAT DE SAINT AMOUR, Culture de la Racine de Disette, soit d’Abondance, en Savoie, Chambéry, J. Lullin, 1789, p. 21301 VERNEILH, 1807, p. 426302 VERNEILH, 1807, p. 426
303 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)304 AM Saint-Jean-de-Maurienne, Fonds privés Alexandre DUCROZ, livres de dépenses ménagères, non-classés305 Coll. Musée Alpin de Chamonix, n° d’inv. 2015.0.640, Livre de comptes, Hôtel des alpes, 1874-1878, février 1874306 GRANDCHAMP, 1883, p. 633
60 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
encore le contenu des livres de cuisine Les secrets
d’un fin bec de François Descotes et Le Cuisinier à
la bonne franquette de Mique Grandchamp, publiés
à la fin du XIXe siècle.
Dans Le Cuisinier à la bonne franquette l’auteur
propose 151 recettes de « légumes verts et
secs », dont 23 recettes consacrées à la pomme
de terre 307. C’est le légume pour lequel Mique
Grandchamp présente le plus grand nombre de
recettes, sans prendre en compte les prépara-
tions dans lesquelles la pomme de terre figure en
tant qu’ingrédient secondaire. La même tendance
s’observe dans Les secrets d’un fin bec. Parmi les
146 recettes pour légumes, 19 concernent la
pomme de terre. Ici encore, la pomme de terre
est le légume avec le plus de recettes, suivi par les
asperges, les salsifis, les artichauts et les épinards.
La pomme de terre est donc incontestablement
populaire à la fin du XIXe siècle. Mais une popula-
rité avérée implique-t-elle la conscience de cette
popularité ? Existe-t-il un lien d’identité régionale
vis-à-vis de la pomme de terre ? L’analyse des
quelques recettes à étiquette savoyarde suggère
que non, au moins en ce qui concerne le lien
identitaire.
Dans Le Cuisinier à la bonne franquette, ce n’est pas
la pomme de terre qui caractérise la « Soupe à la
savoyarde », mais le chou, agrémenté des légumes
du jardin au choix. Elle est épaissie par l’addition
de tranches de pain bouillies dans la soupe, et elle
est agrémentée par « un respectable morceau de
beurre de montagne qui a le goût de noisette » et
du fromage émincé ou râpé 308. Le « Filet de bœuf à
la savoyarde » est concocté avec des légumes prin-
cipalement non-indigènes au territoire savoyard
parmi lesquels la pomme de terre ne figure pas :
des artichauts, de l’échalotte, des tomates et des
olives vertes 309. Dans Les recettes d’un fin bec, le
potage à base de pommes de terre proposé par
Descotes porte le titre « Potage Parmentier » et
non « Potage à la savoyarde » ou autre chose du
genre 310. L’appellation renvoie donc à l’histoire
française et surtout parisienne de la pomme de
terre, et non savoyarde.
En se basant sur ces deux sources uniquement, un
lien régional-identitaire est difficile à établir pour
la pomme de terre. Il faudrait plus de sources di-
versifiées, notamment d’autres livres de cuisine de
Savoie et de Haute-Savoie et des livres de cuisine
français, publiés à l’extérieur de la région, présen-
tant des plats identifiés comme « savoyards ». De
plus, des menus d’hôtels et des menus de repas
diplomatiques, servis aux personnes étrangères
de la région, pourraient amener une réflexion sur
l’utilisation de la nourriture dans la construction
d’une identité régionale.
Le maïs
Chronologies d’adoptionSelon l’historien Jean Guicherd, le maïs est
présent en Savoie depuis le XVIe siècle 311. Jean
Nicolas situe l’avènement du maïs beaucoup plus
tardivement, probablement dans le Chablais vers
1730, avec une popularisation autour des années
1760 312. Selon les recherches de Jean Nicolas, il
307 GRANDCHAMP, 1883, pp. 633-716
308 GRANDCHAMP, 1883, p. 163309 GRANDCHAMP, 1883, pp. 315-316310 DESCOTES, 1897, p. 4311 GUICHERD Jean, L’agriculture du département de la Savoie, Dijon, Bernigaud et Privât, 1930, p. 55312 NICOLAS, La Savoie au XVIIIe siècle. Noblesse et bourgeoisie, Paris, Maloine, 1978(a), p. 691
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 61
doit son origine aux initiatives d’un Piémontais
nommé Bonafoux qui apporte les connaissances
nécessaires à sa production 313.
Dans les sources administratives du XVIIIe siècle,
le maïs figure le plus souvent et le plus tôt dans des
documents relatifs à l’agriculture du Chablais, fait
qui semble corroborer l’hypothèse de Jean Nicolas.
Par exemple, la culture du maïs – connu sous l’ap-
pellation « blé de Turquie » – est mentionnée dans
une lettre sur l’état des récoltes dans la province
du Chablais pour l’année 1759 314. En 1766, l’inten-
dant du Chablais relate que des chaleurs exces-
sives nuisent à la production du maïs, cultivé en
grande quantité dans cette province 315. Le maïs
connaît une telle popularité dans la deuxième
moitié du XVIIIe siècle, que l’Église exige de
prélever la dîme sur sa récolte 316. Vers la fin du
siècle, l’importance du maïs semble diminuer ;
un rapport de 1791 indique qu’il s’en cultive
qu’une très petite quantité dans la province 317.
Malheureusement, les sources du XVIIIe siècle ne
confirment pas la destination humaine de cette
ressource alimentaire, cela pose des problèmes
d’interprétation, compte tenu du fait que le maïs
est une plante couramment employée dans l’ali-
mentation du bétail et des volailles.
Le docteur Joseph Daquin souligne la double
fonction du maïs : il peut servir à la fois à nourrir
les hommes et les bêtes, précisant que, « coupé en
herbe » et servi aux vaches, le maïs permet d’aug-
menter leur production laitière 318. D’un point de
vue médical, ce dernier est très favorable à une
large adoption du maïs dans les régimes alimen-
taires humains.
« On devroit d’autant mieux s’adonner à la culture
de ce grain, que non seulement il est d’une très-
grande ressource pour les paysans des cantons
où il se cultive ; mais encore parce ce qu’il est
excellent pour la santé. On a même vû des malades
atteints de cette cruelle maladie au second degré,
guérir par le seul usage constant et continuel
de ce farineux mangé en soupe, ou simplement
apprêté à l’eau avec quelques légers aromats » 319.
Le maïs ne se propage pas avec le même succès
partout, sans doute parce qu’il est mal adapté
à une grande partie des terres de Savoie 320. Un
rapport sur l’état de la récolte dans la province de
Faucigny en 1792 affirme que la culture du maïs est
mineure dans la province, bien qu’il soit présent
dans les jardins-potagers des particuliers 321. Dans
les Bauges, la culture du maïs n’est pas citée dans
les rapports agricoles de la fin du XVIIIe siècle,
consultés lors de cette enquête. Néanmoins, sa
présence dans la région – par la culture domes-
tique, ou par l’importation – est confirmée par l’in-
clusion de plusieurs plats de pollinte et de soupe de
maïs dans les menus du prieuré de Bellevaux. On
compte onze services de maïs parmi les 144 repas
enregistrés dans le document 322. L’utilisation du
terme pollinte semble confirmer la supposition
que le maïs a d’abord été introduit en Savoie par
des réseaux italiens 323.
313 AD Savoie, 2B 1900, cité dans NICOLAS, 1978(a), p. 691, note 115314 AD Haute-Savoie, 1 C II 72 (13), État de la récolte en Chablais pour 1759315 AD Haute-Savoie, 1 C II 72 (18), Relation sur la recolte de l’année 1766 dans la province de Chablais316 NICOLAS, 1978(a), p. 691317 AD Haute-Savoie, 1 C II 73 (294), Relation sur la Récolte perçue dans le Chablaix en 1791318 DAQUIN, 1787, p. 35
319 DAQUIN, 1787, p. 34, note 5320 TOCHON, 1871, p. 185321 AD Haute-Savoie, 1 C III 78 (54), Lettres missives adressées par le juge-mage de la province du Faucigny à l’Intendant général : Vue d’ensemble sur l’état de la récolte en blé, fruits et vignes pour l’année 1792322 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)323 TOCHON, 1871, p. 63
62 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
Un voyageur passant par la basse Maurienne en
1770 déclare avoir vu des champs de maïs, associé
à des haricots et des pommes de terre 324. En
1791, le juge-mage de Maurienne explique que
globalement la province produit très peu de fruits
et légumes, cependant de petites quantités de
châtaignes, légumes et maïs réussissent dans la
plaine 325. Le maïs est vendu sur le marché de la
ville de Saint-Jean-de-Maurienne à partir du mois
d’août 1797 326.
Efforts de promotion au XIXe siècleMalgré son succès initial en Chablais, la popula-
rité du maïs et son utilisation dans les régimes
alimentaires semblent moindres à la fin du XVIIIe
et le début du XIXe siècle. Avec le peu de sources
disponibles, il est difficile d’analyser l’état du maïs
à cette période, mais sa production comme son
usage sont peut-être cantonnés à des micro-ter-
ritoires spécifiques. En 1806, le notable rural
Joseph-François Quisard indique que le maïs est
encore relativement présent dans le canton de
Thonon, même s’il en cultive très peu dans son
canton de Douvaine 327. À la même période, la
ville de Thonon ne déclare aucune utilisation de
maïs dans l’estimation des besoins alimentaires de
ses habitants en 1811 328.
À partir du milieu du siècle, naît un renouveau
d’intérêt pour le maïs comme ressource alimen-
taire. Ce regain est directement lié aux ravages
engendrés par la maladie de la pomme de terre
et la famine de 1846-1847, et à une prise de
conscience d’un besoin de diversification ali-
mentaire. Dans ce contexte, le maïs est présenté
comme une culture alternative, même salvatrice,
par les agronomes de l’époque. Dans un rapport
fait au comice agricole d’Annecy, le maïs est
proclamé comme « la seule plante dont la culture
puisse suppléer à la pomme-de-terre » 329 en
raison de sa productivité et de sa valeur nutritive.
Le document évoque l’urgence d’introduire rapi-
dement le maïs dans les localités les plus touchées
par la maladie de la pomme de terre. L’objectif est
clair : suite aux événements désastreux de 1847, il
faut impérativement et avec hâte, remplacer une
culture dominante – la pomme de terre – avec une
autre – le maïs.
Les autorités civiles expriment les mêmes préoc-
cupations pour une diversification alimentaire :
« La crise des subsistances qui afflige cette année
324 Archivio di stato, Turin, Prima Sezione, Cité et duché d’Aoste, paquet 4 d’add., n° 7, Relation du voyage fait en Savoye…, s.d. (circa 1760), cité par NICOLAS, 1978(a), p. 691325 AD Savoie, C 579, Correspondance, 13 novembre 1791, Saint Jean de Maurienne326 AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 1, Livres de mercuriales pour le marché de la ville de Saint-Jean-de-Maurienne, 1706-1798327 AD Haute-Savoie, 16 L 37, Mémoire sur l’ancienne agriculture au pays du Léman. Réponses de Joseph-François Quisard à l’enquête du préfet de Barante, 1806, in COLLOMB, DEVOS, p. 48328 AD Haute-Savoie, 16 L 35, Arrondissement de Thonon : Statistique agricole tableau indicatif de la récolte de 1811329 AD Haute-Savoie, 4 FS 486, Rapport fait au comice agricole d’Anneci, sur quelques cultures printanières, par MM. Croset-Mouchet et Amoudruz, 1847, p. 3
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 63
la Savoie et la plupart des nations de l’Europe est
une terrible leçon à notre pays de mieux soigner
l’Agriculture, et de varier surtout, autant que
possible, les cultures. Celle du Maïs présente les
meilleures chances de succès et d’abondance ; elle
est trop négligée et peu connue en Savoie » 330.
Le lien entre pénurie alimentaire et promotion
du maïs est clair, au moins en ce qui concerne
la Haute-Savoie. Dans ce contexte de disette, le
maïs présente de nombreux avantages agricoles
et nutritionnels. Les textes publiés à cette époque
contiennent des indications quant à la préparation
culinaire du maïs, en plus des recommandations
concernant sa culture. De cette façon, les impé-
ratifs de la cuisine et des intérêts gustatifs sont
exploités comme arguments de promotion. La
nature pédagogique de ces textes laisse entendre
également que la population ciblée par ces recom-
mandations – la population paysanne et ouvrière –
ne connaît pas ou peu les usages culinaires de
cette denrée végétale 331. De plus, l’évocation des
techniques de cuisine italiennes – la préparation
du maïs en polenta – confirme que ce plat est
encore à cette période, étranger aux habitants de
la Haute-Savoie.
« Le maïs est certainement une excellente
nourriture pour l’homme, principalement pour
l’ouvrier ; mais il faut le manger en polenta, comme
on le fait dans tous les pays où il est la principale
culture » 332.
Compte tenu de la place importante que le pain
occupe encore à cette date, il n’est pas surprenant
que la question de la panification soit abordée dans
ces rapports. Pour réaliser un pain levé à base de
maïs, la farine doit être mélangée avec celle du
froment, ce qui le rend moins économique 333. Mais,
selon les auteurs du rapport, la polenta refroidie
et coupée en tranches ressemble « parfaitement
à la mie de pain » 334, et peut être employée de la
même manière, seule ou en accompagnement de
viandes ou de fromage.
La promotion du maïs par les agronomes en
Haute-Savoie a-t-elle eu l’effet désiré ? Selon les
observations de Pierre Tochon, écrivant environ
20 ans plus tard, le maïs se trouve « dans toutes
les localités où il est possible d’en récolter » 335 ;
il n’est pas présent de façon homogène sur le
territoire à cause des contraintes liées à sa culture.
Cependant, dans les régions où il est cultivé,
« le maïs concourt avec la pomme de terre à
l’alimentation des habitants [des] campagnes » 336,
réduit en « semoule » pour faire des soupes ou
autres préparations 337. Par contre, dans les
centres urbains, le maïs ne semble pas être un
aliment très important. En 1867, la ville de Saint-
Jean-de-Maurienne évalue ses besoins alimentaires
en maïs à dix litres par personne par an, ce qui
est très peu si l’on compare avec les besoins
approximatifs en pommes de terre – 180 litres par
personne, en seigle – 180 litres par personne, ou
en froment – 70 litres par personne 338.
Pratiques culinaires Dans le corpus culinaire des livres de cuisine,
l’association entre la farine de maïs et l’héritage
italien est encore apparente. Mique Grandchamp
330 AD Haute-Savoie, 4 FS 486, Circulaire n° 22 de l’Intendance générale d’Annecy sur la Culture du maïs, 23 avril 1847331 AD Haute-Savoie, 4 FS 486, Correspondance adressée par M. Amoudruz au directeur du Comice agricole d’Anneci, 26 avril 1847, p. 4332 Ibidem, pp. 3-4333 Ibidem334 Ibidem, p. 4
335 TOCHON, 1871, p. 185336 TOCHON, 1871, p. 63337 TOCHON, 1871, p. 187338 AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, État des récoltes en grains et autres farineux dans la commune de Saint-Jean-de-Maurienne, 1867
64 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
dans sa publication de 1883, propose une recette
pour la polenta dans le chapitre dédié aux
macaronis et aux pâtes 339. La mise en italiques du
terme culinaire constitue une preuve supplémen-
taire que le plat est considéré comme étranger.
Grandchamp inclut également dans ce chapitre
des recettes pour le risotto, autre plat typique-
ment italien.
À la fin du XIXe siècle, l’usage du maïs traverse les
frontières socio-économiques. Mique Grandchamp
reconnaît son utilité dans l’alimentation des
« classes laborieuses » mais insiste aussi sur son
usage possible dans la cuisine plus raffinée. Cuit
à l’eau avec du sel, un bol de lait, du beurre frais
et des tranches de pain, le « Potage de farine
de maïs » renvoie à une tradition de cuisine
paysanne 340. Mais « bien apprêtée », avec du
fromage de gruyère et des truffes du Piémont
par exemple, la polenta peut même être servie
lors d’un dîner de cérémonie, en tant qu’entrée
ou plat du milieu 341. D’une façon similaire, les
recettes proposées dans Les secrets d’un fin bec
fournissent d’autres exemples où la farine de maïs
est intégrée à la cuisine bourgeoise grâce à l’as-
sociation d’ingrédients plus luxueux. La polenta
est présentée moulée, dressée en financière, avec
« petits godivaux, ris de veaux, alouettes, becfigues,
truffes ou champignons » 342. Plus simplement, la
recette pour une polenta « paysanne » rappelle les
instructions culinaires des agronomes du milieu
du siècle ; la polenta est coupée en tranches,
dressée sur un plat, saupoudrée de fromage râpé
et arrosée de beurre fondue 343.
Le riz
Redécouverte au XVIIIe siècleConnu dans les milieux aristocratiques depuis le
Moyen Âge, ce n’est qu’à la fin du XVe siècle que
le riz est cultivé dans la plaine du Pô 344. Au cours
de la période suivante, le riz perd peu à peu son
prestige pour être « redécouvert » au XVIIIe siècle
comme denrée peu coûteuse mais très nourris-
sante. Comme la pomme de terre et le maïs, il
répond aux besoins alimentaires croissants face
à la pression démographique qui caractérise le
XVIIIe siècle en Europe 345.
Chez les visitandines de Thonon, le riz joue son
rôle de nourriture pauvre, permettant d’éco-
nomiser les céréales. Dans les notes, astuces et
recettes qui accompagnent les menus quotidiens,
une religieuse a noté l’utilité du riz : « Quand on
mange bien des lesgusme et du ris en place de
soupe cela diminue la despence du bled » 346. Dans
ce contexte, le riz paraît plus apprécié pour ses
qualités rassasiantes que gustatives. Le riz est
servi comme collation aux moines du couvent des
carmes à Chambéry en 1757 347. La collation est
un repas léger et frugal qui remplace le repas du
soir, particulièrement lors des jours de jeûne 348 ;
l’association entre le riz et la pauvreté est donc
339 GRANDCHAMP, 1883, pp. 244-254340 GRANDCHAMP, 1883, p. 173341 GRANDCHAMP, 1883, p. 253
342 « Polenta ou farine de maïs à la financière » in DESCOTES, 1911, p. 164343 « Polenta paysanne » in DESCOTES, 1911, p. 165344 FLANDRIN, « Les temps modernes », in FLANDRIN, MONTANARI, 1996, p. 555345 MONTANARI, 1995, p. 177346 AD Haute-Savoie, 40H 30, Menus quotidiens du couvent des Visitandines de Thonon, 1 septembre 1725 - 31 août 1726347 AD Savoie, 2B 11555348 Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, Vve J. B. Coignard et J. B. Coignard, 1694
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 65
toujours valable. En contraste, le riz est un mets
rare au prieuré de Bellevaux dans les Bauges, servi
à seulement quatre des cent quarante-quatre
repas pour lesquels nous disposons de menus.
L’absence de riz dans l’inventaire de 1793, semble
confirmer sa place relativement secondaire dans
le régime alimentaire quotidien des moines qui
dans son ensemble, s’apparente plus au régime du
bourgeois qu’à celui du pauvre.
Faible popularité générale et pratiques culinairesAu milieu du XIXe siècle, le riz et le maïs figurent
dans la confection de soupes gratuites à destina-
tion des miséreux de Cluses. Dans cet exemple,
le riz semble encore lié à la pauvreté : une denrée
nourrissante et facile à préparer en grande
quantité. Les factures associées à la préparation
de ces soupes transmettent une liste d’ingrédients
simples et rustiques : du riz, du maïs, du sel, du
beurre et du lait 349. À l’exception du riz, cette
composition rappelle celle du « Potage de farine
de froment ou de maïs », recette issue du livre Le
Cuisinier à la bonne franquette citée ci-dessus.
Malgré l’avantage économique du riz, il ne s’ins-
talle pas comme une denrée de base dans la
majorité des régimes alimentaires en Savoie, sans
doute en grande partie parce qu’il n’est pas cultivé
localement. Selon les statistiques provenant
du ministère de l’Intérieur, le riz est vendu uni-
quement sur quelques marchés en Maurienne
– à Saint-Michel-de-Maurienne et à Saint-Jean-de-
Maurienne – et en Tarentaise – à Moutiers – en
1849 et en 1852 350. La présence du riz dans cette
région n’est pas surprenante, compte tenu de la
proximité de l’Italie, et l’existence des routes de
transport qui facilitent son importation depuis
la plaine du Pô. À Saint-Jean-de-Maurienne dans
la deuxième moitié du XIXe siècle, le bourgeois
Alexandre Ducroz achète du riz en quantités
modestes – 17 kg en 1860, 11 kg en 1870. Mais
sa popularité ne s’étend pas sur l’ensemble du
duché. Selon une analyse faite de son usage lors
de la période Sarde, « la denrée du riz ne forme
point… la base de la nourriture de la majorité
des habitans » du duché ; un sixième seulement
de la population consomme le riz, essentiellement
comme ingrédient pour les soupes 351.
Dans les livres de cuisine bourgeoise, son faible
intérêt est reflété par le peu de recettes que l’on y
retrouve. Le traitement du riz est similaire à celui
du maïs. Les recettes au riz peuvent être divisées
en deux catégories : des préparations très simples,
le reflet d’une tradition culinaire paysanne, et des
recettes plus élaborées qui permettent son inté-
gration dans un corpus culinaire bourgeois. Dans
la première catégorie, nous pouvons citer par
exemple le « Potage de riz au coulis de tomates »
ou le « Potage de riz au maigre ». Le premier, qui
doit « ressembler à une purée un peu claire » n’est
composé que de riz, de coulis de tomates, d’eau
et de beurre, et assaisonné simplement avec du sel
et du poivre 352. Le deuxième potage n’est pas plus
349 AC Cluses, Q 33, Aide aux indigents : distribution de soupes
350 AM Saint-Jean-de-Maurienne, F2 28, Ministère de l’Intérieur : Tableau récapitulatif des mercuriales ; AM Saint-Jean-de-Maurienne, F2 29, Ministère de l’Intérieur : Tableau récapitulatif des mercuriales351 AD Savoie, 1 FS 699, Correspondance relative au commerce et au transport du riz, s.d.352 « Potage de riz au coulis de tomates » in GRANDCHAMP, 1883, pp. 170-171
66 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
complexe : une purée de pommes de terre cuites
à l’eau salée et du beurre à laquelle on rajoute du
riz 353.
Dans la deuxième catégorie, le riz est élevé au
niveau de la cuisine bourgeoise soit par l’élégance
de sa présentation, soit par son association avec
des ingrédients luxueux. Comme pour le maïs,
on retrouve également une association avec la
cuisine italienne. Les recettes bourgeoises pour le
riz prennent essentiellement la forme du risotto
et, comme pour la polenta, sont classées sous le
chapitre « Notions sur le macaroni a la napolitaine
et les pates en général » dans le livre de Mique
Grandchamp. La préparation du risotto est en
elle-même assez simple – riz, beurre, jus – mais la
présentation est d’un autre ordre. Par exemple,
dans une recette, le risotto cuit est moulé puis
garni d’une « couronne d’alouettes ou d’autres
petits gibiers », parsemé de truffes noir du
Périgord ou, encore mieux, de truffes blanches du
Piémont 354. Le « Rizzoto à la milanaise » est une
des rares recettes du XIXe siècle dans laquelle
figure le safran mais elle ne comporte aucune in-
dication sur les quantités nécessaires. Pour cette
raison, il est difficile à savoir si l’addition du safran
sert principalement à obtenir une teinte jaune vif
ou bien si le safran est suffisamment présent pour
donner du goût au plat 355.
VIANDES ET POISSONS
Viande de boucherie
Réglementation de la vente des denrées carnéesDans les centres urbains du XVIIIe siècle, la viande
et le poisson sont vendus dans les magasins spé-
cialisés : chez le boucher pour la viande, chez le
volailler pour la volaille mais aussi pour le gibier,
chez le poissonnier pour le poisson, et chez le
rôtisseur et le charcutier pour la viande cuite et
transformée. Le marché est également un lieu de
vente pour la volaille, le gibier et le poisson. À
Chambéry, ces denrées sont commercialisées sur
la place de Lans, à côté des légumes, laitages, œufs,
beurre, et fruits selon le règlement du conseil de
la ville de Chambéry publié en 1713 356.
Les boucheries sont strictement réglementées et
le prix de la viande est surveillé par les autorités
locales ou provinciales au XVIIIe siècle et dans une
moindre mesure au XIXe. Toutefois, cette pratique
interventionniste n’est ni systématique, ni univer-
sellement mise en place sur l’ensemble du terri-
toire. Comme pour le pain, dont le prix fluctue en
fonction du coût des céréales, le prix des denrées
carnées est ajusté proportionnellement aux prix
des bestiaux, eux-mêmes déterminés par la loi
de l’offre et la demande. De façon générale, la
fixation des prix affirme à la fois le droit proprié-
taire de l’individu – celui qui tient sa boucherie,
par exemple – et le droit propriétaire de la com-
munauté, en assurant l’achat de viande à un coût
accessible et protégé des éventuelles flambées
des prix. Même si ces mesures ne sont pas mises
en place systématiquement, les autorités civiles
353 « Potage de riz au maigre » in GRANDCHAMP, 1883, p. 171354 « Autre manière de faire le risoto » in GRANDCHAMP, 1883, pp. 247-248355 « Rizzoto à la Milanaise » in GRANDCHAMP, 1883, p. 248
356 AD Savoie, SA 18, Reglement du Conseil de la Ville de Chambéry concernant la Police, les Marchés et Boucheries de cette Ville, 14 août, 1713
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 67
se réservent le droit d’intervenir dans l’intérêt
du bien commun. À titre d’exemple, prenons le
règlement du Conseil de la ville de Chambéry.
« Toutes ces boucheries et bancs appartiennent
aux proprietaires commes dessus et la ville n’a
que le droit d’inspection avec le droit de mettre
le taux selon la cherté du bétail… Il est libre a la
ville de mettre le taux quand elle veut et regulie-
rement cela se fait deux fois l’an sçavoir a Pasques
et a St. Michel » 357.
Le prix du pain fluctue selon un rythme souvent
hebdomadaire ; à l’inverse, le prix des viandes
semble moins susceptible d’évoluer, comme le
suggère le règlement de Chambéry cité ci-dessus
qui fixe les prix deux fois par an. Le prix des
viandes peut même être inscrit directement
dans les contrats d’acensement de boucherie,
les plus souvent valables pour une période d’un
à trois ans. Par exemple, dans un contrat passé en
1757 entre le syndic de la ville de Cluses et Jean
Antoine, boucher, le prix de vente de la viande
est fixé pour un terme de trois ans d’activité : le
bœuf et la vache seront vendus au prix de 2 sols
6 deniers la livre, le mouton à 3 sols la livre et le
veau au même prix 358. Des pratiques similaires ont
été observées dans des villes françaises à la même
époque 359. Les bouchers soumis à la fixation des
prix de viande se plaignent parfois des injustices
liées à cette mesure. Installé pour des périodes
plus ou moins longues, le dispositif de contrôle
des prix de viande est moins réactif quand le
cours des bêtes varie de façon importante. En
1791, un boucher de la ville de Cluses supplie le
conseil de la ville d’élever le prix de la viande qu’il
estime « trop modique » 360 par rapport aux prix
des bêtes.
Les pouvoirs civils contrôlent l’activité de
boucherie. Seuls les bouchers, approuvés par ces
mêmes institutions civiles, ont le droit de vendre la
viande de boucherie : le bœuf, la vache, la génisse,
le veau, le mouton et la brebis 361. Des lois et
règlements de boucherie assurent des normes de
qualité et de sécurité. L’analyse des lois du XVIIIe
siècle nous donne une idée à la fois des préoccupa-
tions de l’époque – la fraîcheur, qualité et salubrité
des denrées – mais aussi de façon indirecte, des
types de délits commis par les professionnels.
Comme le stipule le règlement du conseil de la
ville de Chambéry en 1713, « pour eviter les abus
qui se glissent dans les boucheries… il est neces-
saire d’establir un inspecteur » 362.
Il est défendu de vendre la viande d’une bête
malade, déjà morte ou en mauvais état. Toutes
les bêtes destinées à l’abattage sont en théorie
contrôlées préalablement par l’inspecteur de la
boucherie 363. Afin de lutter contre la vente de
viande avariée, des délais de vente obligatoires
sont fixés selon la saison 364. Ni les viandes, ni
les graisses animales ne peuvent être mélangées
357 Ibidem358 AC Cluses, CC 14, Boucherie, Contrat d’Acensement pour l’exercice de la boucherie passé entre le Syndic de la ville de Cluses et Jean Antoine, natif d’Annecy, bourgeois et habitant de Cluses, 1757
359 MARGAIRAZ, MINARD, 2008, p. 64360 AC Cluses, HH 1, Supplique au Conseil de la ville de Cluses relative au prix de la viande dans les boucheries de la ville, 1791
361 AC Cluses, I 1, Statuts de police locale, Règlement de police de 1774, édition de 1825, Article 15362 AD Savoie, SA 18, Reglement du Conseil de la Ville de Chambéry concernant la Police, les Marchés et Boucheries de cette Ville,
14 août, 1713363 AC Cluses, I 1, Statuts de police locale, Règlement de police de 1774, édition de 1825, Articles 16 et 17364 AC Cluses, I 1, Statuts de police locale, Règlement de police de 1774, édition de 1825, Article 18
68 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
les unes aux autres ; cela protège l’acheteur des
pratiques trompeuses cherchant à faire passer
des produits de moindre qualité pour ceux qui
coûtent plus cher 365.
Viande BovineCONTEXTES URBAINS ET RURAUX
À la fin du XVIIIe siècle, le régime alimentaire des
populations les moins aisées de Chambéry est es-
sentiellement végétarien, à base de légumes et de
laitage. Cependant, la viande de bœuf constitue une
denrée relativement accessible pour les personnes
avec peu de moyens, bien qu’elles n’en achètent
qu’occasionnellement. Il s’agit d’une viande de
deuxième ou même de troisième qualité, « maigre
et peu succulente » 366. Elle est produite à partir de
vieilles bêtes de labour engraissées en fin de vie
pour la vente de leur viande 367. La même pratique
peut être observée dans les milieux ruraux. Dans
les paroisses de La Compôte et de Jarsy, les
vieilles vaches qui ne produisent plus de lait sont
engraissées pour être vendues aux bouchers 368.
En revanche, ces deux communes ne produisent
aucun bœuf pour la viande. Un animal de traite
ou de labour peut également être abattu après un
accident qui le rend inapte à sa fonction.
La viande de veau est particulièrement répandue
dans les statistiques de boucheries du XVIIIe siècle.
Comparés aux bœufs, vaches et génisses, ils sont
tués en très grandes quantités. Par exemple, la ville
de Thonon déclare avoir tué huit bœufs, dix-neuf
vaches ou génisses et cent trente-neuf veaux dans
l’année 1781. Le vrai nombre d’animaux abattus
serait sûrement plus important si l’abattage do-
mestique – pratique non réglementée – pouvait
être comptabilisé 369. En revanche, il est important
de signaler que les veaux abattus sont en général
de très petite taille et la quantité de viande n’est
donc pas très importante. Ils sont vendus très
jeunes afin de libérer de la place dans les étables,
mais aussi pour pouvoir récupérer le lait des
vaches allaitantes. L’habitude d’abattre des veaux
dès leur plus jeune âge est attestée à Thonon dans
la documentation administrative. Cette pratique
est signalée comme excessive en 1772 dans un
rapport relatif aux mauvaises pratiques dans les
deux boucheries de Thonon. Selon les enquêteurs,
on tue des veaux même à l’âge d’à peine huit
jours, ce qui donne une viande de très mauvaise
qualité 370. Des pratiques similaires sont identifiées
dans le Genevois par l’intendant de la province
l’année suivante.
« Dans cette province on tue indifferemment
les veaux peu de jours après leur naissance, et
quelque fois même dans la semaine… Le motif
d’un tel empressement…n’est pas autre que celui
de la gourmandise, et de l’appas d’un promet gain.
Le paysan vend vite son veau pour prendre le laict
à la mêre » 371.
Dans les Bauges, les veaux vivent un peu plus
longtemps mais sont toutefois abattus relative-
365 AD Savoie, SA 18, Reglement du Conseil de la Ville de Chambéry concernant la Police, les Marchés et Boucheries de cette Ville, 14 août, 1713 ; AC Cluses, I 1, Statuts de police locale, Règlement de police de 1774, édition de 1825, Article 19366 DAQUIN, 1787, pp. 94-95367 DAQUIN, 1787, p. 28368 AD Savoie, C 607, Correspondance du secrétaire de la Compôte, en réponse à la lettre circulaire du 18 mars 773
369 AD Haute-Savoie, 1 C II 4 (108), Correspondance du vice-intendant du Chablais à l’intendant général de Savoie sur le produit de la gabelle sur la viande en Chablais, 16 juillet 1781, p. 2r-3v.370 AD Haute-Savoie, 1 C II 15 (15), Correspondance relative à la nécessité de la surveillance des boucheries de Thonon, 23 novembre 1772371 AD Haute-Savoie, 1 C IV 34 (15), Rapport sur les bêtes à cornes adressé à l’Intendant général de Savoie par l’Intendant du Genevois, 1773, p. 1v.
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 69
ment jeunes ; ils sont livrés à l’abattage vers l’âge
de deux ou trois semaines en raison d’un manque
de fourrage suffisant 372.
Il semble que l’abattage précoce de veaux continue
à se produire au XIXe siècle. Le règlement de
police de Cluses, publié initialement en 1774 mais
réimprimé en 1825, stipule que les veaux doivent
peser au minimum 30 livres, outre la dépouille,
pour pouvoir être vendus sur le marché de la
ville 373. Dans le Genevois, « les vaux soumis à
l’abattage dans tous les mandements de cette
province n’ont jamais plus d’un mois d’âge et […]
il s’en fait une très-grande consommation » 374.
PRATIQUES CULINAIRES ET ÉVOLUTION
DES GOÛTS
Au Moyen Âge, mêmes les classes pauvres mangent
une quantité relativement élevée de viande. En
conséquence, la viande de boucherie est méprisée
par les élites aristocratiques car elle est associée
à la pauvreté. Mais pendant la période moderne,
ces attitudes se dissipent ; la diminution de viande
dans les régimes alimentaires des moins aisés
attenue l’association qui existait entre viande de
boucherie et pauvreté ; cela permet de revaloriser
ce type de viande 375. La viande de bœuf est par-
ticulièrement concernée par cette revalorisation ;
elle devient de plus en plus prisée au cours du
XVIIIe et surtout au XIXe siècle. Autre innovation
de la période moderne, les morceaux de viande
– longe, côtelettes, filet – sont plus fréquemment
cités dans les livres de recettes.
La présence de la viande de boucherie sur la table
royale lors d’une visite de la cour à Chambéry en
1737 confirme la présence de viande de boucherie
dans les milieux les plus élevés 376. En plus des
gibiers et de la volaille, les organisateurs de l’ap-
provisionnement de bouche prévoient des veaux
nourris exclusivement au lait, des bœufs gras et
des moutons. L’intendant général, mandaté pour
trouver du bœuf suffisamment gros et gras, signale
son impuissance face à cette tâche, en raison des
contraintes liées à la saisonnalité de la production.
« On ne scauroit cepandant les avoir [les bœufs]
en ce pays aussy gros, et aussy gras qu’on les a en
Piedmont, parceque la saïson avancée de l’hyvers
oblige les propriétaires des vaches à ne les nourrir
qu’avec du mauvais foin » 378.
On voit bien que les habitudes alimentaires de la
cour sont en décalage avec les rythmes naturels
de saisonnalité et des « vulgaires contraintes
techniques de l’approvisionnement populaire » 379.
Mais la saisonnalité du bœuf s’avère être une dif-
372 AD Savoie, C 607, Correspondance du secrétaire de la Compôte, en réponse à la lettre circulaire du 18 mars 1773373 AC Cluses, I 1, Statuts de police locale, Règlement de police de 1774, édition de 1825, Article 16374 AD Haute-Savoie, 2 FS 54, Correspondance entre l’Intendant du Genevois et le Ministre de la marine, d’agriculture et du commerce relative à la consommation des viandes, 22 février 1854
375 QUELLIER, 2013, pp. 80-81376 AD Savoie, C 123, Minutes de lettres adressées aux ministres et aux administrations centrales de Turin, par l’intendant général, sur toutes les affaires de son ressort, 26 janvier 1737377 AD Savoie, C 123, Minutes de lettres adressées aux ministres et aux administrations centrales de Turin, par l’intendant général, sur toutes les affaires de son ressort, 26 janvier 1737, fol 19v.378 AD Savoie, C 123, Minutes de lettres adressées aux ministres et aux administrations centrales de Turin, par l’intendant général, sur toutes les affaires de son ressort, 9 février 1737379 QUELLIER, 2013, p. 88
70 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
ficulté insurmontable dans la province de Savoie
en 1737 ; il n’y a aucun moyen d’obtenir cette
qualité de bœuf en hiver, peu importe le statut
de la personne. Ce passage laisse entendre qu’en
temps normal, il n’y a pas de clientèle à Chambéry
qui prétende à un tel niveau de luxe. Pour cette
raison, il n’existe aucun fournisseur de viande de
bœuf gras en hiver, même pour la visite royale.
Dans les menus des moines du prieuré de
Bellevaux, plusieurs plats de viande ou de volaille
sont servis quotidiennement – à l’exception des
jours maigres ou jeûnés – et à chaque repas, midi
et soir 380. Le veau est la viande la plus courante ;
il est proposé au moins soixante-trois fois entre
le 29 novembre 1789 et le 11 mars 1790. Le bœuf
par contre, extrêmement rare, est servi une seule
fois à la daube. Cette polarité correspond parfai-
tement avec une économie basée essentiellement
sur la production laitière et non sur l’élevage de
viande bovine, conformément aux informations
issues du rapport de 1776 cité ci-dessus. Dans
les menus, le veau est également traité avec plus
de précision quant au découpage et à la prépa-
ration de la viande. Par exemple, on recense des
morceaux tels que la longe de veau – morceau
le plus couramment servi – la rouelle, l’épaule, le
ventre, la poitrine, les pieds et la tête. Le veau est
le plus souvent rôti, préparé en fricandeau ou en
ragoût. Il est parfois transformé en « pâté », une
préparation de viande hachée en croûte. Il est
rarement cuisiné en friture ou en sauce.
Au milieu du XIXe siècle, la viande bovine est de
loin la viande la plus consommée dans la ville de
Chambéry. Selon les statistiques de boucherie,
921 bœufs, 728 vaches et 8 631 veaux sont abattus
en 1851, ce qui fait 10 280 bovins. La viande
ovine est également populaire : 4 829 moutons
et 250 agneaux soit 5 079 ovins. Ces chiffres
sont beaucoup plus importants que le nombre de
porcs abattus, à seulement 294 individus 381.
Si les livres de cuisine reflètent des tendances
réelles de consommation, Les secrets d’un fin bec
de François Descotes démontre que le bœuf
prédomine dans la cuisine bourgeoise à la fin du
XIXe siècle. Dans son livre de recettes, inspiré
par ses nombreuses années d’expérience comme
chef de cuisine dans des hôtels de Chamonix, on
compte vingt-sept recettes pour le bœuf, vingt
pour le veau, sept pour le mouton, six pour le
porc et quatre pour le chevreau 382. À l’hôtel
Impérial de Chamonix, le bifteck, souvent accom-
pagné de pommes de terre, de pommes frites
ou de haricots verts, et le roastbeef, sont des
plats régulièrement commandés par la clientèle,
peut-être d’origine anglaise 383.
Viande caprine et ovine Les moutons, brebis et chèvres sont des espèces
plus typiques de la montagne que de la plaine. Les
moutons et brebis sont élevés principalement
comme source de laine et de peaux pour la po-
pulation paysanne ; seule une petite portion de
l’élevage est vendue aux bouchers, et ne participe
pas directement à l’alimentation de la famille 384.
Dans la ville de Chambéry, la viande de mouton
est achetée en boucherie et constitue l’un des
380 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)
381 AD Savoie 1 FS 707, Statistiques de consommation de viande dans le mandement de Chambéry, 1851382 DESCOTES, 1911383 Coll. Musée Alpin de Chamonix, n° inv. 2015.0.649, Registre des consommations individuelles de l’Hôtel Impérial, 1876384 DAQUIN, 1787, p. 26
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 71
aliments carnés les plus communs, avec la viande
de bœuf et de veau 385. On retrouve la même
sélection de viandes – bœuf ou vache, veau et
mouton – à Cluses et à Saint-Jean-de-Maurienne
dans les règlements de boucherie du XVIIIe siècle.
Les chèvres, plus typiques des régions monta-
gneuses, sont exploitées d’abord pour leur lait.
En hiver, quelques individus sont abattus dans le
cadre familial et la chair transformée en viande
salée dans les régions montagneuses autour de
Chambéry à la fin du XVIIIe siècle 386.
Il est difficile d’évaluer de façon empirique l’im-
portance de la viande salée de chèvre et d’ovin,
car les effectifs sont très variables d’année en
année. Face aux contraintes de la météorologie
et de l’approvisionnement en fourrage, le paysan
préfère abattre ses menus bétails pour pouvoir
préserver ses bovins 387. Les données statistiques
doivent donc être interprétées avec prudence et
comparées à d’autres types de sources.
En 1776, la commune de Chamonix recense 225
chèvres, nombre considérablement plus élevé que
celui des brebis et moutons (dix-huit) et de porcs
(quatre), ce qui donne un taux d’une chèvre pour
3,8 habitants. En revanche, le nombre de petites
bêtes à saler n’est pas renseigné dans la consigne
de sel pour cette année-là. Soit les informations
n’étaient pas disponibles au moment de l’enquête,
soit aucune chèvre n’était destinée à la produc-
tion de viande salée. Dans le deuxième cas, il est
raisonnable de supposer que les chèvres servaient
à la production laitière et non à la production de
viande salée. Cette deuxième interprétation ne
serait pas incohérente avec les observations de
voyageurs venus à Chamonix au milieu du siècle :
William Windham et Richard Pococke signalent
l’extrême rareté de viande salée aux alentours de
Chamonix en 1741 388, tout comme le duc de la
Rochefoucaud d’Enville en 1762 389.
Au Châtelard et dans les villages aux alentours, un
assez grand nombre de moutons, brebis et chèvres
sont recensés en 1776, dont une proportion si-
gnifiante est destinée à la production de viande
salée. Chez les moines du prieuré de Bellevaux, la
viande de mouton fraîche est la deuxième viande
la plus consommée, derrière celle du veau. On la
retrouve à 53 repas, préparée en ragoût ou rôti.
Aucun plat de chèvre n’apparaît, confirmant l’idée
que cette source de viande est plus typique d’une
alimentation paysanne que bourgeoise 390.
Des pratiques similaires perdurent dans les
régimes alimentaires paysans au XIXe siècle. Selon
Pierre Tochon, la chèvre est un animal idéal pour
des familles qui n’ont pas les moyens d’entretenir
une vache ; le lait sert à faire des fromages de
qualité et la viande salée constitue une provision
importante pour la saison hivernale 391. Dans la
cuisine bourgeoise, le mouton continue d’être une
viande courante, bien qu’il soit largement dépassé
au XIXe siècle par l’attrait du bœuf.
385 DAQUIN, 1787, pp. 94-95386 DAQUIN, 1787, pp. 26-27387 BECCHIA, 2012, p. 180388 BRUCHET, 1981, p. 279389 BRUCHET, 1981, p. 293
390 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)391 TOCHON, 1871, pp. 220-221
72 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
Viande de porc
Mythe du porc et le problème des sourcesLa place du porc dans l’histoire de l’alimentation
en Savoie est une question complexe dont l’étude
est brouillée par plusieurs facteurs. Aujourd’hui,
le porc constitue un élément central à l’identité
culinaire savoyarde. Cette vision contemporaine
nous pousse souvent à faire des raccourcis sur
son ancienneté. Ainsi, sa prépondérance en Savoie
depuis la nuit des temps est souvent affirmée
comme une vérité absolue, sans pour autant avoir
des sources historiques fiables qui soutiennent le
propos.
Le mythe du porc familial a déjà été remis en
question par des historiens de la France de
l’Ancien Régime 392. En effet, l’idée que chaque
famille paysanne, même les plus pauvres, nourris-
sait au moins un porc avec ses ordures ménagères,
n’est pas propre à l’histoire de l’alimentation en
Savoie. Mais comme nous l’avons déjà constaté,
manger de la viande, même salée, n’est pas à la
portée de tout le monde. Dans un pays et à une
époque caractérisée par un niveau d’insécurité ali-
mentaire important, il est illogique d’imaginer que
chaque famille produise suffisamment de déchets
organiques pour nourrir un porc jusqu’au poids
de l’abattage. En Savoie, la chèvre et non le porc
émerge comme l’animal d’élevage des pauvres aux
XVIIIe et XIXe siècles, car elle se nourrit principa-
lement d’herbes sauvages impropres à la consom-
mation humaine.
L’étude du porc est rendue encore plus difficile
par l’état des sources. Le porc est en général
abattu à domicile pour l’alimentation d’une ou de
plusieurs familles. La pratique d’abattage domes-
tique est courante en Savoie au XVIIIe et au XIXe
siècle. Aussi tard que l’année 1871, le vice-syn-
dic du mandement de Ruffieux confirme que
« les porcs ne se tuent que dans l’hiver et chez
les particuliers seulement » 393. Pour cette raison,
des statistiques sur l’abattage et la consomma-
tion de porc ne sont pas prises en compte par les
rapports sur l’exercice de la boucherie et autres
documents semblables. Pour le XVIIIe siècle, les
sources sur l’utilisation du sel sont plus promet-
teuses car elles comprennent souvent des infor-
mations sur l’occurrence des bêtes à saler.
Popularité en Savoie INFLUENCE DU MILIEU
SOCIO-ÉCONOMIQUE AU XVIIIE SIÈCLE
Au cours du XVIIIe siècle et pour une grande
partie du XIXe siècle, il y a une corrélation étroite
entre le niveau socio-économique des consomma-
teurs et la fréquence du porc dans leurs régimes
alimentaires. Selon les travaux de Jean Nicolas,
l’élevage urbain de cochons à Chambéry en 1741
est concentré dans les quartiers les plus nobles,
dans la Grande-Rue, la rue Juiverie et la rue
Croix-d’Or. Le marquis de Cordon, par exemple,
possède trois cochons, alors que le marquis de
Coudrée en élève cinq. L’élevage de cochons chez
les bourgeois est pratiqué également, mais dans
une moindre mesure, faute de place suffisante
sur leurs propriétés intra-muros 394. Toutefois,
on ne sait pas si la chair de ces cochons élevés
à Chambéry est consommée fraîche ou salée.
À l’exception du jambon cru, le porc salé est
largement absent des régimes alimentaires aris-
392 Voir par exemple, HEMARDINQUER Jean-Jacques, « Faut-il démythifier le porc familial d’Ancien Régime ? » in Annales, vol. 25 n° 6, 1970, pp. 1745-1766
393 AD Savoie, 1FS 707, Statistiques sur le bétail, mandement de Ruffieux, 1871394 Cité par NICOLAS, 1978(a), pp. 347-348
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 73
tocratiques pendant la période moderne en
France 395. Il est possible que les préférences gus-
tatives soient différentes à Chambéry à la même
époque. Toutefois, dans le recueil de Montmélian,
on constate la rareté de la viande de porc, même
fraîche, et l’absence de porc salé.
Le docteur Joseph Daquin souligne l’abon-
dance de l’élevage du porc dans les environs de
Chambéry à la fin du XVIIIe siècle : « Il y a peu
de particuliers qui ne nourrissent au moins un
cochon pour son propre usage » 396. Mais le terme
de « particulier » signifie ici le propriétaire d’une
exploitation rurale, donc une personne d’une
relative aisance. Les remarques de Joseph Daquin
n’impliquent pas la consommation généralisée de
la viande de porc, même chez les plus pauvres.
Au contraire, il fait plusieurs fois référence aux
régimes essentiellement végétariens – à base de
légumes et de laitages – du petit peuple de la ville.
Il précise également que dans les communautés
montagnardes autour de Chambéry, la viande de
chèvre salée prédomine, notamment durant la
période hivernale 397.
Les facteurs environnementaux et climatiques
peuvent agir sur la consommation de porc, de
la même façon qu’ils agissent sur la production
de lait ou d’autres sources de viande ; une année
de mauvaises récoltes ou de sécheresse impor-
tante met en péril les réserves de fourrage et, par
conséquence, la capacité à nourrir les bêtes. Ainsi,
la consommation du porc peut varier selon les
individus et d’année en année. Un procès-verbal
du conseil général de la commune de Chamonix
en 1794 illustre bien les liens qui existent entre
le niveau de vie, l’accessibilité des ressources et
la présence ou non de l’élevage de porcs. Cette
pratique, déjà marginale dans ce lieu, s’avère fragile
face à la rudesse et aux aléas du climat.
« …le peu de particuliers qui possedoient des
porcs se sont vû forcé de les abbattre, parce qu’il
ni a eu dans cette vallée pendant le courant de
cette année que tres peu de Choud [choux] et
de pommes de terre qui est la seule nourriture
qu’on est obligé de leur donner avec quelques
peu d’avoine dont on se trouve déjà avoir un
besoin indispensable pour la nourriture des
particuliers » 398.
Il est clair que très peu de Chamoniards pra-
tiquent l’élevage de porc à cette époque, vraisem-
blablement en raison de la difficulté chronique à
les nourrir, « ni ayant dans cet endroit aucun arbre
fruitier ni gland qui sont leur principal nourri-
ture » 399, difficulté qui s’aggrave en cas de mauvaise
récolte ou autre problème de subsistance.
INFLUENCE DES DIFFÉRENCES
TERRITORIALES
Les taux de l’élevage et de la consommation
de porc salé sont aussi liés à un phénomène
culturel, qui s’exprime à travers une différencia-
tion régionale. Ainsi, dans les travaux de Bruno
Gachet sur la gabelle du sel au XVIIIe siècle, des
zones à forte fréquence de porc salé se dessinent
là où la concentration de bêtes tuées relative au
nombre d’habitants est plus forte. C’est le cas des
Bauges et du Faucigny. À l’inverse, la pratique est
rare en Tarentaise, en Maurienne et dans l’Avant-
395 QUELLIER, 2013, p. 81396 DAQUIN, 1787, pp. 25-26397 DAQUIN, 1787, p. 27
398 AD Haute-Savoie, 4 L 100 (23), Procès verbal du Conseil general de la Commune de Chamonix du 29e Brumaire an 3e de la Republique une et indivisible399 Ibidem
74 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
Pays, à l’exception des centres urbains 400. L’écart
entre les taux de concentration de bêtes à saler
est très important. Les villages des Bauges sont
particulièrement impressionnants à cet égard : à
La Compôte, un porc salé nourrit 7,2 personnes,
au Châtelard, 10,4 personnes et à Jarsy 12,8
personnes 401. Ces chiffres sont extrêmement
élevés comparés à ceux pour la province de la
Tarentaise où un cochon sert à nourrir 46,8
personnes 402.
Un rapport de 1773 sur les pratiques agricoles
à la Compôte confirme que la consommation
de viande de porc est généralisée dans cette
région, même chez les moins aisées. Chacun en
consomme selon ses moyens, le partage d’un seul
cochon parmi plusieurs individus étant possible :
« Les grangeries à quatre bœufs […] tiennent ordi-
nairement deux [porcs], les autres un et quelques
particuliers à proportions » 403. Au prieuré de
Bellevaux, la fréquence de viande de porc se
trouve en troisième place derrière celle de veau
et de mouton. Il est servi au moins quarante fois
entre le 29 novembre 1789 et le 11 mars 1790,
surtout sous forme de « salé » (de la chair de porc
salée) : on en compte vingt-neuf services, plus cinq
services de jambon 404. L’inventaire fait en 1792
des biens du prieuré indique la présence de deux
pièces de lard « appellées mezanne » et pesant
trente-et-une livres les deux, « deux jambes »
pesant vingt-neuf livres les deux ainsi qu’une autre
pièce de lard « vulgairement appelée gorjerin », le
tout stocké dans un grenier 405.
En règle générale, l’élevage de porcs est un
phénomène relativement courant dans les villes,
peu importe leur situation géographique, et cela
pour deux raisons principales : d’abord, une
concentration de lieux de commerce de viande,
tels que des boucheries, des marchés et des
charcutiers, pousse la production à la hausse.
Deuxièmement, l’élevage porcin est favorisé par la
grande quantité d’ordures ménagères disponibles
– parfois en libre-service – dans les lieux où la
population est plus dense. Que les règlements de
police affichent souvent des interdictions contre
la circulation de porcs dans les rues urbaines
est une preuve indirecte de l’existence de cette
occurrence 406. À Thonon et à Cluses, une bête
sert à nourrir 11,3 personnes, à Chambéry, 18,3
personnes et à Saint-Jean-de-Maurienne, 21,3 407.
Même dans des provinces où le porc salé est un
mets courant, comme dans le Faucigny, la question
du coût et la disponibilité des ressources vient se
400 GACHET Bruno, La gabelle du sel au XVIIIe siècle en Savoie. Analyse du dénombrement des hommes et des bêtes pour la levée du sel en 1776, Mémoire de maîtrise d’histoire sous la dir. de MEYER Frédéric, Chambéry, Université de Savoie, département d’histoire, 2002, p. 147401 AD Savoie, C 435, État soit récapitulation du dénombrement des personnes tant au dessus qu’au dessous de cinq ans ; bêtes à cornes de chaque espèce ; moutons ; brebis ; chèvres grosses et menues ; bêtes à saler…, 1776, cité dans GACHET, 2002, p. 146402 GACHET, 2002, p. 147403 AD Savoie, C 607, Enquête agricole de 1773, cité par GEX, 1996, p. 117404 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)405 AD Savoie, 1H 1, Inventaire des biens et effets dépendants du Prieuré de Bellevaux, 23 mars - 18 avril 1792, fol 9r.
406 AC Cluses, I 1, Statuts de police locale, Règlement de police de 1774, édition de 1825, Article 97407 AD Savoie, C 435, État soit récapitulation du dénombrement des personnes tant au dessus qu’au dessous de cinq ans ; bêtes à cornes de chaque espèce ; moutons ; brebis ; chèvres grosses et menues ; bêtes à saler…, 1776, cité dans GACHET, 2002, p. 146
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 75
superposer aux tendances régionales, comme dans
le cas de Chamonix cité ci-dessus. Malgré les diffé-
rences régionales et de niveau socio-économique,
Bruno Gachet note qu’au cours du XVIIIe siècle,
la tendance générale progresse vers une augmen-
tation de la consommation de viande salée, « une
uniformisation progressive, certes très relative, de
la pratique de la salaison » 408.
CONSOMMATION DE PORC AU XIXE SIÈCLE
Au début du XIXe siècle, Joseph de Verneilh
constate qu’il y a une « assez grande quantité » 409
de porcs élevés dans le département du Mont-
Blanc en 1806, surtout dans les basses vallées. Le
porc est la principale viande salée consommée
dans le département, devant celle du bœuf, de
la vache et de la chèvre 410. Cependant, Joseph
de Verneilh considère que l’élevage de porc est
sous-exploité en Savoie. Des angoisses liées à
la pauvreté et à l’insécurité alimentaire contri-
buent à la lente progression de l’élevage porcin
constatée par le préfet. La population paysanne
s’avère réticente à consacrer des ressources ali-
mentaires, notamment les réserves de pommes
de terre, à l’élevage des porcs au début du siècle.
Joseph de Verneilh condamne cette situation et
attend avec impatience le jour où, « le laboureur,
rassuré sur sa propre subsistance, ne craindra
plus de partager la pomme de terre avec les
animaux » 411. Dans l’arrondissement de Bonneville
en 1812, l’élevage et la consommation de viande
de porc est encore associée à un niveau de vie
plus élevé : « La cons[ommati]on des porcs peut
aller à environ 3 000 : on en tue annuellement
dans tous les ménages aisés » 412.
Au cours du XIXe siècle, la prépondérance de
la pomme de terre, cultivée dans des quantités
toujours croissantes, contribue certainement
à la démocratisation de l’élevage porcin dans
les milieux populaires. L’adoption massive de la
pomme de terre permet en effet de nourrir des
cochons à prix modeste et à peu près partout,
malgré l’absence éventuelle de glands ou de châ-
taignes qui sont ailleurs leur nourriture principale.
En 1882, un porc tué à Cluses âgé d’un an donne
en moyenne 65 kg de viande 413. En 1892, il ne
faut que dix mois pour atteindre un poids net de
viande de 80 kg 414. En revanche, il est difficile de
déterminer si cette progression vers une crois-
sance plus rapide est liée à l’apport de la pomme
de terre ou à un autre facteur.
Il est aussi probable que l’apport du petit lait,
produit en grandes quantités dans des coopéra-
tives laitières à la fin du siècle, facilite également la
montée en popularité de la viande de porc. Que
le petit lait nourrisse les porcs n’a rien d’innovant :
les porcs sont présents dans les alpages depuis
longtemps car le petit lait fournit le « complé-
ment de leur entretien » 415. Le potentiel du petit
lait provenant des structures coopératives pour
nourrir les porcs à plus grande échelle est évoqué
au début du XIXe siècle par l’agronome Charles
Lulin. Dans son traité en faveur des associations
rurales pour la production du lait, il affirme que
l’établissement de fruitières en plaine favoriserait
l’élevage de porcs, nourris avec la « cuite », autre
408 GACHET, 2002, p. 159409 VERNEILH, 1807, p. 455410 VERNEILH, 1807, p. 288
411 VERNEILH, 1807, p. 426412 AD Haute Savoie, 15 L 57 (54), Arrondissement de Bonneville : Statistiques agricoles. Notes sur la consommation de viande dans l’arrondissement pour l’année 1812413 AM Cluses, F 11, Questionnaire de l’Enquête agricole de 1862 pour la commune de Cluses414 Ibidem415 TOCHON, 1871, p. 219
76 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
terme pour le petit lait 416. Ses propos trouvent
écho plus de cinquante ans plus tard, dans les écrits
de J. Dagand qui soulignent en 1866 l’effet positif
de l’établissement de fruitières sur la prospérité
de l’agriculture dans le Jura. Il soutient l’idée qu’en
Savoie aussi, la viande des porcs nourris avec le
petit lait des fruitières, « peut devenir en outre
l’aliment du pauvre » 417.
Dans la cuisine bourgeoise du XIXe siècle, la
viande de porc n’émerge pas comme un élément
central du corpus culinaire. On retrouve peu de
recettes pour cuisiner le porc. Le lard ou le jambon
coupé en dés est présent dans quelques recettes
comme, par exemple, dans le potage au chou et
jambon 418, le suprême de volaille 419, ou la dinde
en daube 420. De cette façon, le porc joue plus un
rôle d’ingrédient auxiliaire que de mets unique. Le
porc, le lard, la poitrine salée et la chair à saucisse
sont même classés parmi les « hauts goûts », une
catégorie d’assaisonnement identifié dans le livre
Le Cuisinier à la bonne franquette. Néanmoins,
dans ce même livre, Mique Grandchamp donne
sa méthode et des astuces pour la salaison et le
fumage de jambons 421. L’inclusion de ces informa-
tions semble confirmer non seulement la consom-
mation de porc salé dans le milieu bourgeois mais
aussi la pratique artisanale et domestique du
salage et du fumage de cette denrée.
Mique Grandchamp vante l’intérêt économique
de la viande de porc, illustrant à quel point son
prix baisse au cours du XIXe siècle. Étant grasse,
la viande porcine épargne le beurre et d’autres
graisses alimentaires. De plus, l’addition du porc
ou de sa graisse donne consistance et goût aux
plats de légumes, ce qui permet de manger moins
de pain et de viande 422.
Autres sources de viandes
Animaux de la basse-courSouvent absents des documents officiels, les
animaux de basse-cour – poules, canards, oies,
pigeons – sont élevés dans la sphère familiale.
Leur production ainsi que leur consommation
sont reléguées aux circuits de l’autoconsomma-
tion et en conséquence passent souvent sous
silence dans les statistiques et rapports sur la
viande, surtout au XVIIIe siècle. Les animaux de
basse-cour sont un peu mieux pris en compte
par les statistiques du siècle suivant, globale-
ment plus détaillées. Mais l’importance de cette
catégorie alimentaire demeure difficile à étudier
et surtout à mesurer, même de façon empirique.
Toutefois, il n’y a aucun doute que la volaille est
bien présente dans le régime alimentaire, grâce
aux données glanées dans une grande variété de
sources alternatives.
Dans les récits de voyage du XVIIIe et du XIXe
siècle, les œufs sont souvent présents sur les tables
d’auberges, fait qui implique logiquement l’élevage
de poules pondeuses. Dans son rapport statis-
tique, Joseph de Verneilh confirme qu’en Savoie, les
œufs sont servis comme un « régal sur la table du
pauvre » 423 et que l’on trouve les mêmes espèces
de volailles que partout en France 424. Le duc de
416 LULIN, 1811, p. 110417 Sans auteur, Sentinelle du Jura, le 8 décembre 1865, cité par DAGAND, 1866, pp. 25-26418 DESCOTES, 1911, p. 9419 DESCOTES, 1911, p. 82420 DESCOTES, 1911, p. 86421 GRANDCHAMP, 1883, pp. 367-368422 GRANDCHAMP, 1883, p. 363
423 VERNEILH, 1807, p. 456424 VERNEILH, 1807, p. 455
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 77
la Rochefoucauld d’Enville, lors de son séjour à
Chamonix en 1762, mentionne la prépondérance
de cette denrée, qui, servie avec le beurre,
« composait tous les jours notre déjeuner » 425.
En effet, les œufs et le laitage forment la base du
régime alimentaire proposé à Chamonix à cette
époque, avant l’arrivée des grands hôtels de luxe
et de prestations culinaires adaptées aux attentes
d’une clientèle bourgeoise et aristocratique 426.
Si l’œuf régale les pauvres, la viande de volaille
reste associée à la noblesse, héritage de la pensée
du Moyen Âge et de la Renaissance. Selon la
théorie de la chaîne des êtres – une hiérarchisation
théorique des mets – les volailles sont plus nobles
que les oiseaux aquatiques car elles appartiennent
à la sphère aérienne, et plus nobles encore que les
quadrupèdes terrestres 427. L’approvisionnement
en volailles est une préoccupation importante lors
de l’organisation d’une visite royale à Chambéry
en 1737. On engage la « meilleure volailliere
de [la] ville » 428. Il est intéressant de noter que
cette personne est une femme et que ses sœurs
habitant Grenoble exercent le même métier. Les
organisateurs de la visite sont soulagés de savoir
qu’en cas de besoin, ses sœurs lui fourniront le
nécessaire. La volaillère s’est même engagée à
procurer quelques dindes pour les festivités,
chose rare à Chambéry à cette époque.
Si la paysannerie élève parfois des volailles, elles
sont le plus souvent destinées à la vente, aux
redevances seigneuriales ou ecclésiastiques et
non à la consommation paysanne 429. On retrouve
par exemple la trace de chapon, volaille de forte
valeur, dans un contrat d’exploitation viticole
passé entre les annonciades de Thonon en 1739 et
les honorables Jean-Louis et Jaques Bossu. Selon
les termes du contrat, le paiement en nature est
assuré par la livraison annuelle d’un mélange de
denrées rustiques et d’aliments de forte valeur :
du froment, de l’orge, des pesettes, des gesses, un
cochon gras d’une valeur de six écus, six chapons
gras et un pain de sucre de deux livres 430. Les
ursulines de Thonon reçoivent annuellement de
Pierre Magnin d’Orcy, qui cultive deux vignes sur
leur propriété, la moitié des fruits de la récolte
ainsi qu’un chapon 431. Chez les moines du prieuré
de Bellevaux dans les Bauges, la consommation
de volaille est assez courante : elle est servie
trente-trois fois au cours d’une période d’environ
trois mois. Parfois une seule bête, bien en chair,
comme une dinde, permet d’assurer deux repas
au prieuré. La fréquence de la consommation du
chapon est particulièrement remarquable : cette
espèce prisée pour sa viande blanche est servie
seize fois. En plus des chapons et des dindes, on
recense également des poulets, des poules et des
canards. La viande de volaille est le plus souvent
rôtie 432.
425 Cité dans BRUCHET, 1981, p. 291426 Cité dans BRUCHET, 1981, p. 293427 GRIECO Allan J.,
“Alimentation et classes sociales à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance” in FLANDRIN Jean-Louis, MONTANARI Massimo (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, pp. 485-486, 488428 AD Savoie, C 123, Minutes de lettres adressées aux ministres et aux administrations centrales de Turin, par l’intendant général, sur toutes les affaires de son ressort429 FLANDRIN, « L’alimentation paysanne… » in FLANDRIN, MONTANARI (dir.), 1996, p. 600
430 AD Haute-Savoie, 28 H 7, Livre de comptes des Annonciades de Thonon, commencé en 1715431 AD Haute-Savoie,
37 H 10, Livres de comptes des Ursulines de Thonon, commencé en 1730432 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)
78 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
Les volailles sont également présentes dans les
procès criminels et civils, véritables mines d’in-
formations sur la vie quotidienne au XVIIIe siècle.
La poule figure comme élément central d’un
vol commis en 1781 à La Motte-Servolex. En
rentrant de la messe de Noël, la maîtresse du
foyer découvre que le repas du déjeuner a été
volé. Le pain, deux bouteilles de vin, un morceau
de fromage d’environ un livre et deux gâteaux ont
disparu. À la place de la poule qu’elle avait tirée
du pot-au-feu juste avant de partir, il ne reste que
des os, le voleur s’étant servi sur place 433 ! Dans
un autre procès, ce sont des dindes vivantes –
un « dindon et un coq d’inde femelle » – qui font
l’objet d’un vol dans le hameau de Beauvoir, à
proximité de Chambéry, en 1769 434.
Selon Pierre Tochon, les exploitations de volailles,
essentiellement poules, chapons et dindes, sont
relativement répandues un peu partout en Savoie
en 1871, bien qu’elles « ne forment nulle part
l’objet d’un commerce spécial » 435. Les arrondis-
sements autour d’Annecy et de Chambéry sont
connus pour la qualité de leurs dindons dont
l’élevage est facilité par la culture du sarrasin et du
maïs qui servent à leur nourriture 436. Cependant,
il semble qu’à cette époque, les élevages d’oies et
de canards sont peu nombreux 437.
Une enquête agricole dans la ville de Cluses en
1892 recense deux cents lapins d’une valeur de
vente d’un franc cinquante – plus cher qu’une
poule mais moins qu’un canard 438. Mais les
recettes pour la viande de lapin sont classées
parmi celles pour le gibier par Mique Grandchamp
et François Descotes dans leurs livres de cuisine
respectifs, suggérant que le lapin n’est pas une
espèce d’élevage domestique très courante.
La chasse et le gibierL’image du paysan ou du montagnard qui se nourrit
des produits de la cueillette et de la chasse est
rentrée dans l’imaginaire collectif, et même dans
certains livres d’histoire 439. Mais si l’importance
des denrées sauvages « se donne d’abord comme
un truisme » 440, la question mérite toutefois une
attention plus approfondie. La viande de gibier,
produit de la chasse, est plus présente dans les
sources historiques que les animaux de basse-cour.
À travers des textes de lois, des procès contre
le braconnage et des recettes, nous pouvons fa-
cilement attester l’existence de la chasse et, en
conséquence, la présence de viande de gibier sur
les tables paysannes, bourgeoises et nobles. En
revanche, ces types de sources ne permettent pas
de déterminer avec précision l’importance de la
viande chassée dans les régimes alimentaires, par-
ticulièrement paysans.
Dans le fonds des procès criminels et civils avant
1792, conservé aux archives départementales de
la Savoie, la chasse ou la pêche sont mentionnées
dans dix-sept procès dont presque la moitié traite
des infractions aux droits de propriété privée.
433 AD Savoie, 2B 13745, 3r – 3v434 AD Savoie, 2B 13385435 TOCHON, 1871, p. 221436 TOCHON, 1871, p. 222437 GRANDCHAMP, 1883, p. 137438 AM Cluses, F 11, Questionnaire de l’enquête agricole de 1892 pour la commune de Cluses
439 Voir par exemple ZARKA Christian, Savoie. Hommes et paysages, Paris, Éditions du Chêne, 1990, p. 113 : « La cueillette des plantes sauvages, forme primitive de production alimentaire, a toujours été, avec la chasse (chamois, bouquetins, marmottes et perdrix…) prépondérante en Savoie. » 440 MORINEAU Michel, « Croître sans savoir pourquoi » in FLANDRIN, MONTANARI (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 584
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 79
Parmi les accusés, on retrouve une diversité
surprenante de niveaux socio-économiques ; ce
fait rejoint l’observation de l’historien Florent
Quellier selon laquelle le braconnage est l’affaire
de « Monsieur Tout-le-monde ou de son voisin,
qu’il soit paysan ou citadin, manouvrier, berger ou
laboureur, artisan ou bourgeois » 441. Par exemple,
en 1764, les barnabites de Thonon portent plainte
contre plusieurs personnes dont le noble Joseph-
Antoine de Thoyre, pour avoir chassé sur leurs
terres à Saint-Iximier, malgré la mise en place
d’une interdiction formelle via le biais de patentes
royales 442. Il est intéressant de noter dans la
formulation du texte de la lettre patente que la
question de rang social est directement abordée ;
aucune personne « de quelle qualité et condition
qu’elle fût » 443 ne dispose d’un droit de chasse sur
ladite terre. Cette mention particulière illustre
l’universalité du crime de braconnage, conforme
aux observations de Florent Quellier citées ci-
dessus, et suggère également que les nobles
invoquent parfois leur statut social afin de justifier
des droits exceptionnels de chasse ou de pêche.
Au Moyen Âge et à la Renaissance, le gibier, surtout
à plumes, est considéré comme une viande noble
car il est associé aux privilèges seigneuriaux de
la chasse 444. Pour la venue de la famille royale à
Chambéry en 1737, la meilleure volaillère de la
ville est sollicitée pour l’approvisionnement et la
cuisson du gibier ainsi que des volailles, avec le
concours des rôtisseurs de Grenoble en cas de
besoin 445. L’intendant général engage également
les services des chasseurs de la Tarentaise, du
Faucigny et de Savoie pour avoir « autant de
gibier qu’on pourra » 446 pour la table royale. Plus
de cent ans plus tard, un filet de chamois chassé
est servi à Napoléon III lors de son voyage à
Chamonix en 1860. Selon le grand maître-cuisi-
nier François Descotes, il s’agit d’un « mets de
repas princier » 447.
LA CHASSE À CHAMONIX
La chasse est vraisemblablement une pratique tra-
ditionnelle dans la vallée de Chamonix, de l’humble
chasse aux marmottes aux exploits aériens de la
chasse aux chamois. Cette dernière n’est pratiquée
que par quelques rares audacieux, enhardis à
risquer leur vie pour satisfaire une « passion ab-
solument insurmontable » 448. Le chamois est prisé
à la fois pour sa peau et pour sa viande qui est,
selon Horace-Bénédict de Saussure, « très-bonne,
surtout quand l’animal est jeune » 449. Moins pres-
tigieuse, la chasse aux marmottes est poursuivie
avec beaucoup d’enthousiasme. La marmotte est
chassée lors de sa période d’hibernation, arrachée
de sa tanière principalement pour sa chair, dont
celle des jeunes est « bonne, quoiqu’un peu
huileuse » 450 et dans une moindre mesure pour sa
peau. Afin d’enlever sa forte odeur, il est habituel
441 QUELLIER, 2013, p. 584442 AD Savoie, 2B 12915443 AD Savoie, 2B 12915, folio 1r
444 Quellier, 2013, pp. 74, 80445 AD Savoie, C 123, Minutes de lettres adressées aux ministres et aux administrations centrales de Turin, par l’intendant général, sur toutes les affaires de son ressort, 19 février 1737
446 AD Savoie, C 123, Minutes de lettres adressées aux ministres et aux administrations centrales de Turin, par l’intendant général, sur toutes les affaires de son ressort, 13 février 1737447 DESCOTES, 1897, p. 81448 SAUSSURE, 1779-1796, p. 150449 SAUSSURE, 1779-1796, p. 149450 SAUSSURE, 1779-1796, p. 153
80 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
de tremper la carcasse pendant une quinzaine de
jours dans de l’eau courante. Dans la deuxième
édition de son livre Les secrets d’un fin bec, François
Descotes préconise une autre méthode : blanchir
la chair à l’eau bouillante et la dégorger dans de
l’eau fraîche. Il donne le même conseil pour la pré-
paration du renard, de la loutre et du blaireau 451.
Certaines espèces de gibier, notamment le
chamois, jouissent d’une réputation noble et sont
servies sur la table des touristes étrangers dans
les hôtels de Chamonix. Au milieu du XIXe siècle,
le Suisse Rodolphe Töpffer mange un quartier de
chamois et du coq pour son repas du soir à l’hôtel
l’Union, hôtel d’un grand renom à Chamonix qui
accueille notamment une clientèle anglaise 452. Dans
son livre de cuisine issu de cette même tradition
hôtelière, François Descotes propose de nom-
breuses recettes pour cuisiner le gibier chamo-
niard, y compris les espèces moins prestigieuses.
Dans son chapitre sur le gibier, il fait allusion à
cette hiérarchisation des animaux sauvages tout
en la dénonçant. Des bêtes comme le corbeau,
la pie, le renard ou la loutre sont chassées et
tuées régulièrement car elles sont d’une véritable
nuisance pour les cultivateurs. Mais le produit de la
chasse est « jeté aux ordures…soit [par] répulsion
instinctive, soit [par] ignorance de la manière de
l’accommoder délicatement » 453. Le chef cuisinier
considère cette pratique locale comme du gâchis
et atteste avoir lui-même servi un gigot de renard
en guise de chevreuil, un salmis de pie en guise
d’un salmis de bécasse, et du corbeau truffé en
guise de perdreau à des clients bourgeois pendant
son illustre carrière 454.
Dans Les secrets d’un fin bec, le gibier de moindre
valeur est ennobli soit par la méthode de cuisson,
soit par l’association avec des ingrédients de luxe.
Les morceaux et les préparations sont identiques
à ceux que l’on retrouve pour les viandes plus clas-
siques : un gigot d’ours, de blaireau, de renard et de
marmotte, une loutre cuite au court-bouillon. La
préparation contribue également à l’amélioration
des viandes sauvages, comme par exemple dans
l’assaisonnement d’un corbeau avec des truffes 455
ou d’une loutre avec du vin de Madère 456.
Si les recettes de François Descotes reflètent
les véritables pratiques culinaires des hôtels de
Chamonix ou simplement des épisodes anecdo-
tiques est sujet à débats. On peut remarquer un
certain exotisme dans sa sélection de recettes
pour l’ours, la marmotte et même l’écureuil ; ne
serait-ce pas le reflet d’une tendance littéraire
plutôt que celui d’une véritable tradition culinaire ?
Dans Le Cuisinier à la bonne franquette, publié à
Annecy en 1883, l’auteur fait référence lui-aussi
à la cuisson de l’ours : il doit être mariné dans le
vin rouge avec une bonne dose de poivre 457. C’est
le même conseil donné par François Descotes. En
revanche, les autres espèces de gibier citées dans
Le Cuisinier à la bonne franquette sont plus clas-
siques : perdreaux, chevreuil, sanglier, etc.
451 DESCOTES, 1911, p. 99452 TÖPFFER, 1854, p. 98453 DESCOTES, 1897, p. 79454 DESCOTES, 1897, p. 79
455 DESCOTES, 1897, p. 104456 DESCOTES, 1897, pp. 91-92457 GRANDCHAMP, 1883, p. 63
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 81
Poisson
Comme dans le cas des viandes, le nombre
d’espèces de poisson employées dans la cuisine
européenne n’a cessé de diminuer au cours des
XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. La même tendance
prévaut pour les autres animaux aquatiques
– oiseaux, mammifères, amphibiens, crustacés et
même insectes 458. Jusqu’à la fin du XVIe siècle, le
poisson de mer salé est un mets caractéristique
de la cuisine aristocratique, surtout pendant la
période de carême 459. Mais cette popularité est
moindre durant la période moderne, remplacée
par un engouement pour les poissons frais d’eau
douce.
La consommation de poisson est vraisemblable-
ment plus courante dans les lieux à proximité
des plans et cours d’eau. Par exemple, le poisson
est un mets commun dans la ville de Chambéry,
qui s’approvisionne principalement dans le lac du
Bourget 460. En raison des règles d’abstinence reli-
gieuse, la consommation de poisson est aussi plus
fréquente lors de certaines périodes de l’année
où la consommation de viande est proscrite.
Cependant, ces règles concernent uniquement les
personnes pour qui la viande constitue un mets
régulier ; les plus pauvres, qui ne mangent jamais
ou presque jamais de viande, sont ipso facto exclus
de ces préoccupations.
La saisonnalité des consommationsParmi les règles de l’abstinence alimentaire
décrétées par l’Église catholique, il faut distinguer
deux types de restrictions : le jeûne, qui est une
suppression totale ou quasi-totale d’aliments, et
l’abstinence ou la mise en place de jours maigres,
qui entraînent la privation de certains aliments
seulement. Durant les jours maigres, la viande doit
être remplacée soit par le poisson, soit par des
denrées végétales. Les proscriptions alimentaires
de l’Église catholique sont l’héritage du Moyen Âge
et, à ce titre, l’héritage aussi de la pensée diététique
de cette époque. Les aliments interdits sont ceux
« censés échauffer et conduire à la luxure » : la
viande et tout autre aliment d’origine animale.
Le poisson est permis car il est « réputé froid
et humide, au sang peu abondant et à la chair
exsangue, [qui] éteint l’incendie de la luxure » 461.
Des amphibiens, comme les grenouilles, ainsi que
certains oiseaux, mammifères et insectes qui
vivent majoritairement dans l’eau sont également
considérés comme étant des mets maigres. Ceci
explique certainement l’inclusion de la loutre et
du grèbe, un oiseau aquatique natif du lac Léman
mais aussi présent sur les lacs d’Annecy et du
Bourget, sous le titre « poisson fraix et salé » dans
le livre de dépenses de la chartreuse de Pomier à
la fin du XVIIIe siècle 462.
Les périodes de jeune et d’abstinence repré-
sentent environ cent cinquante jours par an pour
ceux qui les respectent strictement. L’avent, la
période avant Noël, fait l’objet de restrictions
uniquement pour le clergé. L’abstinence lors du
carême, soit quarante jours avant Pâques, est
valable pour tous les fidèles. À ces deux périodes,
on rajoute tous les vendredis, les samedis, parfois
458 FLANDRIN Jean-Louis, « Choix alimentaires et art culinaire… », 1996, pp. 660-661459 FLANDRIN Jean-Louis, « Assaisonnement, cuisine et diététique (aux XIVe, XVe et XVIe siècles)” in FLANDRIN Jean-Louis, MONTANARI Massimo (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 492460 DAQUIN, 1787, pp. 95-96
461 QUELLIER, 2013, pp. 127-128462 AD Haute-Savoie, 7H 3, Chartreuse de Pomier, Répertoire de la recette et de la dépense de l’abbaye, 1788-1792, « Poisson fraix et salé »
82 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
les mercredis, les veilles des grandes fêtes
religieuses, les rogations, et une période de quatre
jours au début de chaque saison de l’année 463.
Les restrictions religieuses sont inscrites dans la
loi civile et ce sont les autorités laïques et non
ecclésiastiques qui assurent la mise en place et
le respect des règles. Inscrit dans les Royales
Constitutions, vendre de la viande pendant la
période de Carême est un crime, sauf exceptions.
« Titre IV. De l’Observance du Carême I. Il est
défendu à tous hôtes & autres qui tiennent
pension, ou chambre à louer, de donner à manger
pendant le Carême à quelque personne que ce
puisse être, de la viande, ou autres mets défendus
sans permission, laquelle devra être par écrit,
quant à la viande » 464.
La consommation de viande est autorisée pour
les enfants, les personnes âgées ou infirmes
et les femmes enceintes et celles qui allaitent.
À Chambéry au XVIIIe siècle, un seul banc de
boucherie poursuit son activité pendant les
quarante jours de carême, où les individus
dispensés des privations peuvent acheter de la
viande moyennant un certificat médical fournit
par un chirurgien 465. Pour les plus aisés, il est
possible d’acheter une dispense permettant de
manger gras. En 1703, Diane-Lucie Granery, veuve
de Gaspard Costa, paie un demi écu trois florins
et sept sols « pour la dispance du Careme pour
manger de viande » 466.
Poisson fraisLes lacs préalpins – le Léman, le Bourget, le lac
d’Annecy et le lac d’Aiguebelette – sont exploités
au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Les espèces
les plus courantes sont la truite, la perche,
l’omble-chevalier, le brochet, la lotte, l’anguille, la
carpe, la tanche et le lavaret ainsi qu’une quantité
d’autres espèces moins prisées et moins chères 467.
Les lacs majeurs sont chacun connus pour ses
atouts particuliers ; selon le témoignage de l’in-
tendant général de Savoie en 1737, le lac d’Annecy
est renommé pour ses « belles truites » alors que
le Léman offre des « ombles-chevaliers, truites et
autres poissons de grosse qualité ». Cependant,
il trouve que le poisson du lac du Bourget est
« mieux goutté » que celui des deux autres lacs 468.
Les correspondances relatives à la préparation
de la visite royale à Chambéry en 1737 dé-
montrent un souci particulier pour l’approvision-
nement en poisson frais. Cette préoccupation
est sans doute le reflet de l’importance de cette
denrée dans le régime alimentaire des nobles. Le
caractère poissonneux et la proximité du lac du
Bourget sont un grand avantage pour les organi-
sateurs de l’événement ; pendant la durée de la
visite, les administrateurs locaux espèrent avoir
« presque en tout tems » 469 accès aux espèces
nobles – truites brochets, carpes, omble-cheva-
liers, perches, tanches et lottes. Afin d’avoir en
permanence du poisson très frais, ils engagent les
services du meilleur poissonnier de la ville, qui
fait construire un petit réservoir pour conserver,
463 QUELLIER, 2013, p. 127464 Loix et constitutions de Sa Majesté le roi de Sardaigne publiées en 1770, Paris, 1771, tome 1, titre IV, article 1
465 TOWNLEY, 1999, p. 135466 AD Savoie, 4 B 1017, Livre de raison de Diane Lucie GRANERY, dépenses du 23 février 1703467 DAQUIN, 1787, pp. 95-96468 AD Savoie, C 123, Minutes de lettres adressées aux ministres et aux administrations centrales de Turin, par l’intendant général, sur toutes les affaires de son ressort, 6 février 1737469 Ibidem
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 83
vivantes, « toutes les belles pièces de poisson » 470
qu’ils prendront au lac du Bourget. Ils se serviront
également des réservoirs à poissons des lacs
d’Annecy et de Genève.
Lors de cette même visite, le poisson est cuit
notamment en court-bouillon. Cette façon de
préparer le poisson d’eau douce reste très
populaire durant toute la période moderne et on
la retrouve encore dans les livres de cuisine à la
fin du XIXe siècle. Un poisson en court-bouillon
mijote dans un liquide à base de vinaigre ou de vin
blanc, assaisonné d’aromates et de fines herbes.
La recette du « Poisson au cour bouillon » issue
du livre de raison de Montmélian, indique que le
poisson doit être préalablement trempé dans du
vin ou du vinaigre avec du sel et un peu d’écorce
d’orange. Ensuite, il est bouilli dans le vin ou le
vinaigre avec du thym, le clou de girofle et l’écorce
d’orange. Une fois cuit et refroidi, le poisson est
retiré du bouillon et recouvert de persil, avant
d’être servi avec une sauce au beurre, à la poivrade
ou à la viande 471. À la fin du XIXe siècle, la recette
n’a guère changé dans ses principes de base même
si les saveurs sont encore plus simples, favorisant
le vrai goût des ingrédients. Dans Les secrets d’un
fin bec, François Descotes préconise un bouillon
fait de moitié d’eau, moitié vin blanc avec un assai-
sonnement de sel, poivre, clous de girofle, oignons
et thym 472.
Au prieuré de Bellevaux, on constate une
abondance de truites parmi les poissons
présentés dans les menus quotidiens. Au total,
la truite est servie trente-sept fois, surtout lors
des jours maigres 473. La truite est probablement
pêchée localement dans des ruisseaux et rivières
avoisinants. Cette supposition est soutenue
par l’absence de viviers ou autres installations
relatives à la pisciculture dans l’inventaire fait des
biens et effets du prieuré en 1792 474. Les truites
sont le plus souvent frites – on en compte quinze
services – ou « au bleu » – pour huit services. Le
poisson au bleu correspond à une préparation
au court-bouillon dans lequel le vin blanc est
remplacé par un vin rouge. Le poisson est souvent
accompagné de sauce à la table des moines. Il est
occasionnellement servi « en pâté », enveloppé
dans une pâte.
Le Cuisinier à la bonne franquette propose un grand
nombre de recettes pour le poisson, mais curieu-
sement assez peu pour les espèces phares des lacs
préalpins. Parmi les plus de cent-dix recettes pour
le poisson, seules seize concernent les espèces
locales, tant prisées au XVIIIe siècle. On y recense
cinq recettes pour la truite, une pour l’omble-che-
valier, trois pour la perche, quatre pour le brochet
et trois pour la lotte. Dans les notes et obser-
vations qui accompagnent souvent ces recettes,
aucune mention n’est faite d’éventuelle pro-
venance locale des poissons 475. À l’inverse, Les
secrets d’un fin bec offre une sélection de recettes
plus réduite mais plus en résonnance avec le
terroir savoyard et haut-savoyard. On note par
exemple la présence de la fera, du lavaret « du lac
du bourget », du vairon « du lac d’Annecy » et de
l’omble-chevalier 476.
470 AD Savoie, C 123, Minutes de lettres adressées aux ministres et aux administrations centrales de Turin, par l’intendant général, sur toutes les affaires de son ressort, 9 février 1737471 « Poisson au cour bouillon » in BOUCHET, 2003, p. 50
472 DESCOTES, 1911, pp. 25-26473 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)474 AD Savoie, Inventaire des biens et effets dépendants du Prieuré de Bellevaux, 23 mars - 18 avril 1792475 GRANDCHAMP, 1883, pp. 591-596, 605-607476 DESCOTES, 1911, pp. 28, 30
84 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
Dans le livre de François Descotes, l’attention par-
ticulière prêtée à l’origine locale des ingrédients
serait-elle liée au développement touristique de
Chamonix ? Les touristes auraient-ils exprimé
un intérêt ou une préférence pour des mets
typiques ou des spécialités culinaires de la région ?
L’émergence d’une conscience des cuisines régio-
nales est en plein essor à la fin du XIXe siècle. Il
n’est donc pas impossible que la clientèle chamo-
niarde exprime – directement ou indirectement –
un engouement pour des produits et des plats du
terroir, qu’elle réclame une expérience culinaire
authentique, pour employer un terme quelque
peu anachronique. La fera – souvent frite – est
régulièrement commandée à l’Hôtel Impérial en
1876 selon le registre des consommations indi-
viduelles. Dans la liste des consommations, c’est
l’un des seuls poissons nommés, avec la sole, les
sardines et le saumon 477. Malheureusement, avec
si peu de données, il est difficile de faire avancer
cet argument au-delà du stade de l’hypothèse ;
mais la fréquence des mets d’origine locale, ainsi
que l’emphase mise sur leur provenance dans les
livres de cuisine ou les menus d’hôtels, serait une
piste intéressante à approfondir.
Poisson conservé En Savoie, comme ailleurs, la consommation de
poisson pendant les périodes d’abstinence reli-
gieuse n’a rien de surprenant. Cependant, dans les
sources historiques consultées lors de cette étude,
il y a une concordance frappante entre la consom-
mation du poisson conservé, surtout salé – morue,
merluche et hareng – et la saison de carême. Cette
tendance peut être observée dans les sources
provenant de contextes et d’époques très diverses :
du couvent des visitandines à Thonon dans le
premier quart du XVIIIe siècle, aux hôtels de luxe
de Chamonix à la fin du XIXe. L’universalité de la
tendance suggère encore une fois que certaines
pratiques alimentaires sont plus fortement liées
aux traditions et aux goûts qu’à la disponibilité
des ressources.
Les registres douaniers de Chambéry à la fin du
XVIIIe siècle démontrent que les principales espèces
de poisson conservé – la morue, la merluche et
le hareng – sont importées essentiellement de
Genève, par le réseau de marchands-épiciers 478.
On constate également l’importation d’anchois de
France et de Turin, mais ce poisson est employé
plus en tant qu’assaisonnement que de mets à
proprement parler dans les recettes et menus du
XVIIIe siècle.
C’est également par les marchands-épiciers que
le poisson conservé est vendu à travers la Savoie
et la Haute-Savoie. Dans les comptes de Vincent
Rey de Saint-Jean-de-Maurienne, tenus entre 1701
et 1740, on constate la vente très fréquente de
poissons de mer 479. La morue, parfois appelée la
morue verte ou blanche, est en réalité du cabillaud
conservé par le sel. La merluche est une cousine
de la morue, vendue toujours salée et séchée 480.
477 Coll. Musée Alpin de Chamonix, n° inv. 2015.0.649, Registre des consommations individuelles de l’Hôtel Impérial, 1876
478 AD Savoie, C 1706, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1775 ; AD Savoie, C 1707, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1788479 AD Savoie, Fond de l’Hôpital de Saint Jean de Maurienne, Livre de Compte de Vincent Rey, circa 1701-1744, fond non-classé480 « Morue » in GUYOT Pierre-Jean-Jacques-Guillaume, CHAMFORT Sébastien-Roch-Nicolas de, et. al., Le grand vocabulaire françois, tome 18, Paris, C. Panckoucke, 1767-1774, pp. 393-394
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 85
Le hareng blanc est conservé dans le sel alors que
le hareng saur ou sauret est salé et fumé, donnant
un résultat « sec, dur & très-difficile à digérer » 481.
À Saint-Jean-de-Maurienne en 1703, la sœur
Claire réceptionne le 22 février, deuxième jour
de carême, une livraison « pour les services des
dames Religieuses » comprenant 28,25 livres de
merluche pour un prix de vingt-et-un florins et
deux sols. Le 24 février elle reçoit encore de la
merluche avec de la morue ainsi que six « aran
sorret » (hareng sauret) à deux sols la pièce. À
Saint-Jean-de-Maurienne, la question du coût est
importante. Loin des grands lacs préalpins, le
poisson frais coûte probablement plus cher qu’à
Chambéry ou en Chautagne par exemple. Ainsi,
le faible prix des poissons conservés pourrait
être un facteur qui encourage leur consommation
dans ce lieu. Selon cette logique, le cas de Thonon
est plus curieux. Située au bord du lac Léman, le
coût du poisson frais doit être beaucoup moins
important qu’à Saint-Jean-de-Maurienne. Et
pourtant, nous retrouvons le poisson conservé
même dans ce lieu lacustre. Au début du siècle,
le noble Jean-Nicolas de Rossillon de Bernex,
habitant à environ 20 km de Thonon, achète des
grandes quantités de poisson durant la période
de carême pour son foyer de sept personnes. Une
grande proportion de ses achats est en poissons
conservés : trente livres de morue, trente livres de
merluche ainsi qu’une cinquantaine d’harengs sont
comptabilisés 482. Chez les visitandines de Thonon,
on recense seize plats de poisson, dont sept de
morue, pendant les six semaines de carême 483.
Dans le prieuré de Bellevaux, la prépondérance
de la truite dans les menus entre septembre 1789
et février 1790 contraste avec les trois plats de
morue et de merluche qui ne sont servies qu’à
partir de février, à l’approche et pendant la saison
de carême. Dans l’inventaire des biens du prieuré,
qui débute le 23 mars 1792 en pleine période
d’abstinence, nous relevons la présence de
trente-trois livres de morue, vingt-trois livres de
merluche, trente harengs et deux barils d’anchois
parmi les provisions 484.
Au XIXe siècle, les achats de poisson continuent
d’être courants pendant la période de carême.
Alexandre Ducroz de Saint-Jean-de-Maurienne
achète régulièrement de la merluche, des harengs
et des grenouilles à cette saison. Il précise
même que l’achat d’une douzaine de grenouilles
servira au repas du Vendredi Saint en 1845 485. À
Chamonix en 1874, les gérants de l’hôtel des
Alpes achètent plusieurs fois de la merluche et
des grenouilles à partir du 19 février, le deuxième
jour de carême 486. Des achats de poisson
conservé ne se font pas à d’autres périodes de
l’année. Il semble donc que certains mets ou
même certaines recettes, dans lesquelles figure
le poisson conservé, sont traditionnellement
consommés à l’approche de Pâques. Forgés sous
l’effet des proscriptions alimentaires, ces compor-
tements seraient devenus par la suite une partie
de l’héritage et la culture culinaire populaire.
481 « Hareng » in GUYOT, CHAMFORT, et. al., tome 13, 1767-1774, p. 54482 NICOLAS, 1978(a), pp. 348, 350-351483 AD Haute-Savoie, 40H 30, Menus quotidiens du couvent des Visitandines de Thonon, 1 septembre 1725 - 31 août 1726
484 AD Savoie, 1H 1, Inventaire des biens et effets dépendants du Prieuré de Bellevaux, 23 mars - 18 avril 1792, 4r - 5v.485 AM Saint-Jean-de-Maurienne, Fonds privés Alexandre DUCROZ, livres de dépenses ménagères, non-classés, 23 mars 1845486 Coll. Musée Alpin de Chamonix, n° d’inv. 2015.0.640, Livre de comptes, Hôtel des alpes, 1874-1878, achats du 19 février, 28 février, 23 mars et 29 mars 1874
86 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
Taux de consommation de viande
Pour le XVIIIe siècle, il est extrêmement difficile,
voire impossible, d’établir des taux de consomma-
tion de viande par individu. L’état des sources ne
permet pas de prendre en compte ni l’importance
de la chasse, ni l’importance de l’élevage et de
l’abattage domestiques. Pour cette raison, l’apport
éventuel du gibier, des animaux de basse-cour et
même des bêtes plus importantes tués pour les
besoins immédiats de la famille – des porcs, des
chèvres et occasionnellement des vaches – reste
largement impossible à mesurer.
Les rapports du XIXe siècle s’intéressent plus di-
rectement à la question des taux de consommation
de viande. Les pouvoirs administratifs s’impliquent
dans la question de l’alimentation paysanne et
ouvrière selon une logique de progrès écono-
mique et matériel : une population bien nourrie
est une population qui produit au maximum. Des
enquêtes sont menées afin de comprendre l’état
de la consommation des denrées carnées. Une
circulaire de 1849 provenant du Ministère des
Travaux publics, de l’Agriculture et du Commerce
résume l’intérêt de cette démarche statistique, et
de la promotion de la consommation de viande.
« Ces données… seront d’un secours efficace
au Gouvernement pour apprécier le plus ou le
moins de facilité qu’ont les différentes classes
à se nourrir de viande, et trouver les moyens
d’accroître la production et l’usage de cette
nourriture précieuse, dans l’intérêt tant des pro-
priétaires que des consommateurs. Cette propo-
sition n’a pas besoin d’être démontrée ; chacun
sait que l’abondance du bétail est la base des amé-
liorations et de la prospérité de l’agriculture, et
que, d’après les économistes modernes, la viande
est la nourriture la plus propre à rendre l’homme
robuste et capable de supporter le poids des plus
dures fatigues. » 487
Les économistes se penchent sur l’alimentation
des masses, non pas pour des raisons sociales
ou humanitaires mais dans le but d’avancer un
programme de progrès agricole et économique. La
pensée médicale s’intéresse également à l’impor-
tance de la viande pour une bonne santé physique
et mentale. Dans un rapport sur les causes du
crétinisme, l’absence de viande et la monotonie
des régimes alimentaires de la paysannerie est
identifiée comme facteur contribuant indirec-
tement à la propagation de cette maladie 488. En
parlant des populations en Maurienne, Tarentaise
et dans la vallée d’Aoste, les enquêteurs déplorent
l’absence quasi-totale de viande dans les régimes
alimentaires des plus pauvres. Selon eux, certains
infortunés n’en mangent que quelques fois dans
une vie entière. Chez les plus aisés, la viande salée
ou fumée de porc et de vache n’est consommée
qu’occasionnellement et en très petites quantités.
Même pour les plus riches, la viande fraîche
demeure un aliment de luxe, réservée aux jours
de fête 489. À la suite du l’enquête, la commis-
sion royale d’étude sur le crétinisme propose
vingt-trois mesures, dont celle d’augmenter la
consommation de viande parmi l’ensemble des
populations touchées par la maladie 490.
487 AD Savoie, 1 FS 707, Circulaire du Ministère des Travaux publics, de l’Agriculture et du Commerce relative à la consommation de viande, 18 avril 1849488 AD Savoie, 1FS 654, Rapport de la commission créée par S.M. le Roi de Sardaigne pour étudier le crétinisme, 1848, p. 185489 Ibidem, p. 184
490 AD Haute-Savoie, 4 FS 73, Propositions faites par la commission royale chargée de suggérer au Gouvernement les moyens capables de détruire le crétinisme, ou tout au moins d’améliorer les conditions des différentes parties de l’Etat où le crétinisme est endémique, s.d.
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 87
Au cours de la période contemporaine, la ration
moyenne de viande consommée a globalement
augmenté dans les pays européens 491. Mais à
quel moment et à quel rythme cette évolution
s’est-elle produite en Savoie ? Les sources histo-
riques offrent des éléments de réponse nuancés ;
la viande serait devenue une denrée de plus en
plus accessible dans certaines régions alors qu’elle
demeure un luxe largement inabordable pour
d’autres territoires.
L’intendant du Chablais remarque au milieu du
XIXe siècle que la consommation de viande se
généralise dans sa province, à tel point que la
viande ne peut plus être considérée comme une
denrée de luxe mais comme un mets de première
nécessité. Pour cette raison, il plaide en faveur
d’une politique interventionniste pour contrôler
le prix de la viande ; assurer sa modicité est
devenu presqu’aussi nécessaire qu’assurer le bas
prix du pain 492. À Saint-Jean-de-Maurienne dans
la seconde moitié du siècle, la hausse du taux de
consommation de viande préoccupe les admi-
nistrateurs préfectoraux car le phénomène est
attesté mais mal maîtrisé. L’inquiétude est surtout
liée à l’enchérissement des denrées carnées,
provoqué par une demande toujours plus im-
portante 493. Cependant, les statistiques dispo-
nibles pour cette période indiquent un taux de
consommation de viande qui est relativement
modeste : la ration moyenne annuelle dans la ville
de Saint-Jean-de-Maurienne est estimée à 26 kg
par personne pour l’année 1862 494, ce qui donne
environ 75 g par jour, et à 23 kg par personne pour
l’année 1872 495, pour une moyenne quotidienne
de 60 g par jour. La baisse de consommation de
viande à Saint-Jean-de-Maurienne entre 1862 et
1872 s’explique par l’élévation des prix de cette
denrée qui oblige « un grand nombre de familles à
se restreindre à cet égard » 496. Ces quantités sont
identiques à celles données pour l’alimentation
des cultivateurs de Cluses en 1862 : un fermier
aisé consomme en moyenne 70 g de viande
par jour, un petit propriétaire-cultivateur en
consomme 60 et un journalier environ 40 497. Les
estimations issues de Saint-Jean-de-Maurienne et
de Cluses sont également similaires aux taux de
consommation de viande établis pour la France
entière à la même époque 498.
491 TEUTEBERG Hans Jurgen, FLANDRIN Jean-Louis, « Transformations de la consommation
alimentaire » in FLANDRIN Jean-Louis, MONTANARI Massimo (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, pp. 725-746, p. 733492 AD Haute-Savoie, 2 FS 53, Correspondance relative au rétablissement des taxes du pain et de la viande, 26 février 1847493 AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Correspondance de la sous-préfecture de la Maurienne au Maire du canton de Saint Jean de Maurienne, 27 décembre 1876494 AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Ville de Saint Jean de Maurienne, État de la consommation en viande pendant l’année 1862495 AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Ville de Saint Jean de Maurienne, État de la consommation en viande pendant l’année 1872496 AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Ville de Saint Jean de Maurienne, État de la consommation en viande pendant l’année 1872
497 AM Cluses, F 11, Questionnaire de l’Enquête agricole de 1862 pour la commune de Cluses498 TEUTEBERG, FLANDRIN, 1996, p. 733
88 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
La viande demeure, dans d’autres régions, un mets
cher et peu consommé. C’est le cas, par exemple,
dans les communautés rurales les moins prospères
de l’Avant-Pays. Dans les paroisses autour de
Saint-Genix au milieu du XIXe siècle, l’agriculteur
« mange rarement de la viande ». Quant à la viande
de boucherie, ce n’est « qu’aux fêtes de Pâques et
de Noêl » 499 qu’il se permet d’en acheter. Dans le
mandement d’Aix, la consommation de viande est
encore un privilège appartenant aux riches : « Il y
a réellement des communes ou il ne se tue rien
parce que ce sont des communes ou il n’y a point
de bourgois et les paysans sont trop pauvres pour
manger de la viande » 500. Dans ces communau-
tés, il peut arriver qu’une vache ou un bœuf soit
abattu suite à un accident qui le rend invalide ou à
un âge très avancé, mais c’est une pratique excep-
tionnelle due aux circonstances particulières 501.
ÉPICES ET AUTRES PRODUITS D’ÉPICERIE
Fréquence, sélection et association d’épices Tendances européennes et françaises aux
XVIIIe et XIXe siècles
L’utilisation d’épices dans la cuisine européenne a
connu son apogée entre le XIVe et le XVIe siècles.
Leur utilisation était liée à la fois aux intérêts
gustatifs, digestifs et d’apparat social. Selon la
médecine médiévale, les épices agissent sur les
mets en corrigeant leurs déséquilibres – trop
chaud, trop froid, trop sec, trop humide, etc. Cette
fonction corrective est particulièrement impor-
tante pour la viande 502.
En France, l’assaisonnement dans la période
moderne est caractérisé surtout par la diminution
de l’usage des épices, à la fois en quantité et en
nombre. Certaines épices demeurent néanmoins
en usage dans la cuisine française, notamment
le poivre rond, le clou de girofle et la noix de
muscade. La cannelle et le gingembre sont en net
recul, désormais réservés à l’usage en pâtisserie
exclusivement.
À partir du XVIe siècle, le sucre n’est plus réel-
lement considéré comme une épice. À l’époque
moderne, il figure uniquement dans la confec-
tion de gâteaux et de desserts à base d’œufs et
de laitages 503. Les sauces aigres-douces, typiques
de la cuisine médiévale, n’accompagnent plus les
viandes ; leur adoucissement se fait par l’addition
de matière grasses, surtout de beurre qui devient
l’emblème caractéristique de la gastronomie
française 504.
499 AD Savoie, 1 FS 707, Statistiques sur les bestiaux de boucherie et la consommation de viande, Mandement de Saint Genix, 1851500 AD Savoie, 1 FS 707, Correspondance relative à la statistique des bestiaux de boucherie, 15 février 1851, Aix501 AD Savoie, 1 FS 707, Statistiques sur les bestiaux de boucherie et la consommation de viande, Mandement de Pont de Beauvoisin, 1851
502 FLANDRIN, « Assaisonnement, cuisine et diététique… » in FLANDRIN, MONTANARI 1996, pp. 494-495503 QUELLIER, 2013, p. 78504 QUELLIER, 2013, pp. 78-79
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 89
Préserver le vrai goût des ingrédients, sans le trans-
former à l’aide des épices ou du sucre, émerge
comme principe dominant de la cuisine française à
l’époque moderne. Le recul, voire la disparition de
certaines épices, s’opère au profit des aromates
indigènes : le persil, le cerfeuil, l’estragon, le basilic,
le thym, le laurier, la ciboulette, la cive et l’échalote
dominent. Dans un premier temps, l’oignon et l’ail
souffrent quelque peu de leur réputation rustique,
mais deviennent également des éléments impor-
tants de cette nouvelle cuisine 505.
Modèle savoyardConcernant l’utilisation d’épices en Savoie, les
sources nous renseignent essentiellement sur
deux aspects : la présence d’épices en Savoie
et leur utilisation dans la cuisine bourgeoise.
Malheureusement, aucune donnée ne permet de
savoir si les épices font partie des pratiques cu-
linaires paysannes, mais il est peu probable que
ça soit le cas pour le XVIIIe siècle, à l’exception
éventuelle du poivre qui historiquement est parti-
culièrement peu cher.
ÉPICES EN USAGE AU XVIIIE SIÈCLE
Au cours du XVIIIe siècle, la liste d’épices re-
trouvées en Savoie suggère une utilisation qui
ressemble au modèle français de la même époque.
Produits d’importation, les épices passent obli-
gatoirement par un bureau douanier avant de
rentrer dans le circuit alimentaire. Un document
réglementaire sur les tarifs de douanes de 1721
permet d’avoir une vision de la diversité des
produits alimentaires susceptibles d’être importés
en Savoie. En termes d’épices, seul le poivre, la
cannelle, le clou de girofle, la noix de muscade, et
le safran sont répertoriés 506.
Un livre de compte appartenant au marchand
épicier Vincent Rey de Saint-Jean-de-Maurienne
permet de confirmer la vente de ces mêmes
épices 507. Entre 1701 et 1740, ce marchand vend le
poivre, le poivre long, le poivre blanc, la coriandre,
la cannelle, les clous de girofle, l’anis vert, le
gingembre, la muscade et la muscade douce à une
clientèle aristocratique et bourgeoise. Pendant la
première décennie du siècle, la communauté reli-
gieuse des bernardines est l’un des clients les plus
fidèles. Toujours par l’intermédiaire d’une certaine
sœur Claire, les sœurs religieuses achètent princi-
palement des épices et des sucreries mais aussi de
l’huile d’olive et du poisson conservé.
En octobre 1703, la sœur Claire réceptionne pour
la communauté, quatre onces de sucre d’orge,
deux livres de sucre, quatre onces de cannelle et
de girofle, deux livres de poivre et un quart de livre
d’anis vert. La quantité de poivre acheté dépasse
largement celle des autres épices 508. À la fin du
Moyen Âge, le poivre est déjà devenu considéra-
blement moins cher que d’autres épices 509. Au
XVIIIe siècle, cette différence est très prononcée.
En se basant sur les prix pratiqués par le marchand
Rey, la cannelle vaut environ seize florins la livre, le
505 QUELLIER, 2013, p. 77506 AD Savoie, C 822, Articles de Doüane, Entrée, & Daçe de Grassine…, p. 49
507 AD Savoie, Fond de l’Hôpital de Saint Jean de Maurienne, Livre de Compte de Vincent Rey, circa 1701-1744, fond non-classé508 AD Savoie, Fond de l’Hôpital de Saint Jean de Maurienne, Livre de Compte de Vincent Rey, circa 1701-1744, fond non-classé509 FREEDMAN Paul, “Spices and Late-Medieval European Ideas of Scarcity and Value” in The University of Chicago Press Journals, vol. 80 n° 4, 2005, pp. 1209-1227, pp. 1214-1215
90 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
clou de girofle environ quatorze florins huit sols
la livre et le poivre environ deux florins deux sols
la livre au début du XVIIIe siècle. Son prix relati-
vement modique a certainement contribué à son
emploi fréquent dans la cuisine quotidienne.
Pour le dernier quart du siècle, les registres du
bureau des douanes de Chambéry enregistrent
jour par jour une liste de chaque article réception-
né ainsi que le nom de la personne qui l’importe.
Le lieu d’origine des denrées et la destination
des produits sont parfois indiqués en plus. Grâce
à ces documents nous pouvons attester de l’im-
portation de nombreuses épices, notamment des
classiques telles que le poivre, la muscade, le clou
de girofle, la cannelle et le gingembre, mais aussi
de l’anis, du citronat, de la coriandre, du cumin, de
l’eau de fleur d’oranger, de l’écorce d’orange, du
piment, du safran et de la vanille. La majorité des
importations proviennent de Genève. Le piment,
absent du registre de 1775, apparaît dans les
registres à partir de juin 1788 seulement. Il est
souvent associé dans les listes de produits avec le
poivre – « poivre et piment » 510.
La destination des produits peut surprendre ; ils
sont parfois envoyés dans des lieux lointains et peu
peuplés. Par exemple, le 30 juillet 1788, Jacques
Coste de Genève importe deux colis contenant
de la cassonade, du sucre en pain, du « poivre et
piment », du café, des « sucreries » 511, de l’anis, du
clou de girofle, du safran, de l’huile d’olive, des
raisins de Corinthe, des raisins de Provence et
des prunes de Provence à destination du bourg
d’Aime 512, dont la population est d’environ 700
habitants 513.
L’analyse des recettes contenues dans le livre de
raison de Montmélian révèle un usage d’épices
relativement fréquent pour les plats de viande 514.
Parmi vingt-trois recettes recensées, vingt contien-
nent au moins une épice ; la plus fréquente est le
clou de girofle employé dans douze recettes. Il est
suivi par le poivre – employé dans neuf recettes –
et la muscade – dans six. La cannelle et l’eau de
rose sont associées aux plats carnés sucrés ; on
en compte trois en total. La majorité des recettes
font usage de verjus ou de vinaigre. La recherche
de saveurs aigres-douces est particulièrement re-
marquable car elle s’éloigne du modèle français.
Des ingrédients au goût acidulé, comme le vinai-
gre, sont associés à la douceur des raisins de
Corinthe, des pruneaux ou même du sucre. Des
fruits secs – raisins secs, additionnés ou non de
dattes ou de pruneaux – sont employés dans sept
des vingt-trois recettes carnées analysées.
La recette pour les rissoles est un exemple par-
ticulièrement intéressant de cette association de
saveurs sucrées et salées. La farce est faite de
viande préalablement bouillie ou rôtie, de préfé-
rence du blanc de volaille ou de la rouelle de veau.
Elle est assaisonnée soit d’épices salées (la recette
ne précise pas lesquelles), soit de raisins de
Corinthe, de sucre et d’eau de rose. Les rissoles
510 AD Savoie, C 1706, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1775 ; AD Savoie, C 1707, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1788511 Le mot sucrerie « se dit… de certaines choses où il entre beaucoup de sucre, comme dragées, confitures, tourtes, massepains, &c. » in Dictionnaire de l’Académie française, 1762512 AD Savoie, C 1707, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1788, 72v. 513 ROUSSEAU, 1960, p. 190514 BOUCHET, 2003, pp. 28-37
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 91
sont ensuite cuites au four et, en fin de cuisson,
poudrées de sucre 515.
En plus des épices, ces mêmes recettes font grand
usage d’herbes et d’aromates indigènes. Parmi
celles-ci, le persil et le laurier sont les plus ré-
currentes. On retrouve parfois des associations
curieuses entre herbes et épices. Dans la recette
pour le hachis de viande crue, la viande de veau,
de porc ou de bœuf est assaisonnée avec du persil,
de l’ail, du thym et de la marjolaine, des raisins de
Corinthe, du clou de girofle, de la muscade et du
verjus 516.
ÉPICES AU XIXE SIÈCLE
Le recul des épices dans la cuisine française et
savoyarde s’accentue au XIXe siècle. Néanmoins,
l’importance de l’assaisonnement des mets garde
toute son importance dans la cuisine bourgeoise.
Dans Le Cuisinier à la bonne franquette, Mique
Grandchamp affirme que les assaisonnements
jouent un rôle « important et même indispen-
sable » dans l’alimentation.
« Ce n’est pas ce que l’on mange qui nourrit, mais
ce que l’on digère, c’est-à-dire les substances
préparées avec les assaisonnements proportion-
nées et combinés d’une manière convenable et
mis avec modération, qui provoquent l’appétit qui
est l’indice d’une digestion facile et régulière. » 517
Curieusement, l’évocation de la digestibilité
des mets rappel les principes de la diététique
médiévale.
À la fin du XIXe siècle, la conception de l’assai-
sonnement est élargie, comportant plusieurs
catégories dont les épices occupent seulement
une petite place. Mique Grandchamp classe les
assaisonnements en trois catégories : les condi-
ments, tels que le sel, le poivre et les épices ; les
aromates, comme l’oignon, l’ail, la ciboulette, et le
cerfeuil ; et les « hauts goûts » qui comprennent
non seulement les herbes aromatiques tels que le
thym et la sarriette, mais aussi le jambon, le lard, la
poitrine salée et la chair à saucisse 518. La classifi-
cation de la viande salée au rang d’assaisonnement
nous livre d’intéressantes pistes de réflexion sur
le rôle de ce produit dans la cuisine bourgeoise
en Savoie.
Les livres de compte d’Alexandre Ducroz à Saint-
Jean-de-Maurienne enregistrent peu d’achats
d’épices – en général, pas plus de deux à quatre
achats par an et toujours en petites quantités. Il
achète du poivre, de la cannelle, de la muscade, de
la vanille, du safran et de l’anis.
LE CAS DU SAFRAN
Selon des historiens de l’alimentation européenne,
le safran disparaît totalement de la gastrono-
mie française pendant la période moderne 519.
Cependant, nous retrouvons encore des traces
de sa culture, importation et consommation en
Savoie au cours des XVIIIe et XIXe siècles.
Selon le préfet Joseph de Verneilh, le safran
poussent de façon spontanée à Saint-Martin-
de-Maurienne 520. La présence de safraniers
et autres témoignages de la culture du safran
sont attestés au XVIe et jusqu’à la fin du XVIIe
siècle à Saint-Michel-de-Maurienne et surtout à
Saint-Julien-de-Maurienne 521.
515 « Manière de faire des rissoles » in BOUCHET, 2003, p. 37516 « Hachis de viande crue et andoüillettes » in BOUCHET, 2003, pp. 30-31517 GRANDCHAMP, 1883, p. 64
518 GRANDCHAMP, 1883, pp. 64-65519 QUELLIER, 2007, pp. 75-76520 VERNEILH, 1807, pp. 246-247521 BUTTARD Paul, « Culture du safran à Saint-Julien » in Société d’histoire et d’archéologie de Maurienne, série II, tome I, 2e partie, 1896, pp. 165-170
92 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
522 AD Savoie, Fond de l’Hôpital de Saint Jean de Maurienne, Livre de Compte de Vincent Rey, circa 1701-1744, fond non-classé, fol 78r.523 AD Savoie, Fond de l’Hôpital de Saint Jean de Maurienne, Livre de Compte de Vincent Rey, circa 1701-1744, fond non-classé, fol 78v.
Le safran est également un produit d’importation,
quoique peu courant comparé aux épices comme
le poivre et le clou de girofle. Dans les livres de
comptes du marchand-épicier Vincent Rey, on
retrouve deux achats de safran en 1716 et en
1718. Il semble que le premier achat soit effectué à
l’occasion d’un repas donné lors de l’enterrement
de son oncle 522. Il en envoie également à sa tante
le 1er mai 1718 523. Le safran ne figure pas parmi
les produits vendus couramment par le marchand
Rey à ses clients de Saint-Jean-de-Maurienne.
L’apparition exceptionnelle du safran dans ce
contexte est curieuse ; l’achat semble effectué
pour des raisons personnelles liées aux circons-
tances précises de la mort de l’oncle du marchand.
Il est important de noter que le document ne dit
rien sur l’origine du safran – s’agit-il d’une produc-
tion locale ou est-il issu de l’importation ?
Dans les registres du bureau de douane de
Chambéry pour les années 1775 et 1788, plu-
sieurs entrées confirment l’importation du
safran en Savoie. Ce produit importé de Genève
ou de France, a pu être cultivé ailleurs car, en règle
générale, les registres ne nous renseignent pas sur
la véritable origine des produits importés, mais
seulement sur le fournisseur du produit.
Le 19 juin 1788, Michel Grange de Genève
importe un nombre d’épices, y compris du
safran, pour la commune de « Saint-Jean-de- » 524.
Malheureusement, sans autre précision sur
la destination, il est impossible de savoir s’il
s’agit de Saint-Jean-de-Chevelu, dans le Bugey
savoyard, de Saint-Jean-de-Couz, dans le canton
du Pont-de-Beauvoisin, de Saint-Jean-de-la-Porte,
dans le canton de Saint-Pierre-d’Albigny ou
Saint-Jean-de-Maurienne.
Peu de témoignages sur l’usage du safran existent
dans les sources écrites. Chez les chartreux de
Pomier, dans le Genevois, le safran rentre dans
la confection de pâtes alimentaires. En 1789,
les religieux rémunèrent un prestataire pour la
« façon de 86 livres de vermicelle », plus le prix de
six douzaines d’œufs et du safran utilisés dans la
recette. Un achat similaire, pour quatre-vingt une
livres de pâtes safranées, est enregistré en 1791 525.
Malheureusement, ni le prix, ni le poids du safran
ne sont mentionnés. Il est donc difficile d’imaginer
le goût obtenu et ainsi de comprendre le rôle du
safran dans la recette. Cette épice sert-elle prin-
cipalement de colorant alimentaire ou bien d’as-
saisonnement ? Ou des deux ? Dans une recette
attribuée au XVIIIe siècle pour la crème pâtissière,
l’emploi du safran en tant que colorant est plus
évident : « Si vous voulez luy donner une couleur
jaune, vous pouvez y ajouter sur la fin de sa cuisson
du safran detrempé avec un peu de lait » 526.
Au XIXe siècle, deux sources témoignent de l’uti-
lisation du safran dans la confection du pain bénit.
En 1835, un habitant de la Chautagne note l’achat
du « saffran pour le pain beny » plus un paiement
au boulanger pour avoir fait le pain 527. Alexandre
Ducroz indique plusieurs achats pour le pain
bénit à Saint-Jean-de-Maurienne. Les quantités
524 AD Savoie, C 1707, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1788, fol 57r. 525 AD Haute-Savoie, 7H 3, Chartreuse de Pomier, Répertoire de la recette et de la dépense de l’abbaye, 1788-1792526 « Manière de faire de la crême patissier » in BOUCHET, 2003, p. 82527 AD Savoie, 82 F 4, Livre de raison, 1830-1838, 17 janvier 1835, fol. non-numéroté
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 93
produites et les frais engagés laissent supposer que
le pain est destiné à l’usage d’un grand nombre de
personnes. En janvier 1848, un paiement pour la
« façon du pain bénit » est suivi directement dans
le registre par des achat de safran et de l’anis ;
il est fort possible que les épices aient servi à la
confection du pain 528.
Autres produits d’épicerie
Outre les épices, les registres douaniers de
Chambéry témoignent de la grande diversité de
produits frais et d’épicerie importés en Savoie
vers la fin du XVIIIe siècle. La présence de ces
mêmes produits dans les livres de comptes et in-
ventaires issus de familles aristocratiques, bour-
geoises et des communautés religieuses confirme
que la consommation des denrées d’importation
est courante parmi les classes supérieures à cette
époque.
Des nombreux produits frais et semi-frais tran-
sitent par le bureau en 1775 et en 1788 : des
agrumes, des fruits, des fruits à coque et des
fruits secs, du poisson conservé et quelques
rares importations de charcuterie, de viande de
boucherie et de gibier 529. Parmi les fruits secs, la
haute fréquence de raisins secs semble compa-
tible avec un usage courant dans la cuisine bour-
geoise, suggéré par l’analyse des recettes du livre
de raison de Montmélian. La variété des fruits secs
et de leurs provenances sont impressionnantes :
passules et raisins de Provence, de petite taille et
produits en Provence et en Languedoc, raisins de
Corinthe, de la taille d’une groseille et produits
non à Corinthe mais sur des îles ioniennes
contrôlées par les Vénitiens, raisins de Damas,
gros comme des olives et cultivés en Syrie, raisins
de Calabre 530 et dattes séchées.
Le sucre et les sucreries sont importés sous
toutes leurs formes et appellations : sucre blanc,
sucre en poudre, pains de sucre, cassonade, sucre
candi, biscuits, biscotins, pâtes de fruit et d’amande.
Le miel est importé également, mais beaucoup
plus rarement que le sucre. La confiture, denrée
plus régulièrement associée à une production ar-
tisanale au sein du foyer, est occasionnellement
importée de Genève et de France, notamment
en provenance des couvents des visitandines
françaises. Les pâtes alimentaires constituent une
autre catégorie d’aliments qui, selon les circons-
tances, peuvent être produites à la maison ou
importées de loin. Dans les registres douaniers,
les pâtes de froment et des vermicelli arrivent de
France, de Genève et de Gênes.
Huiles végétales Pour la période concernée par cette étude,
l’huile d’olive est importée en Savoie aussi tôt
que 1703, vendue aux bernardines de Saint-Jean-
de-Maurienne par le marchand-épicier Vincent
Rey 531. C’est un produit que l’on retrouve souvent
dans les comptes des communautés religieuses du
XVIIIe siècle. Au Moyen Âge, l’huile d’olive est une
denrée importante durant le carême, quand le
beurre, d’origine animale, est proscrit. Les restric-
tions alimentaires s’étant assouplies, il n’est plus
nécessaire à l’époque moderne de remplacer le
528 AM Saint-Jean-de-Maurienne, Fonds privés Alexandre DUCROZ, livres de dépenses ménagères, non-classés529 AD Savoie, C 1706, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1775 ; AD Savoie, C 1707, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1788
530 « Raisins » in GUYOT, CHAMFORT, et al., 1767-1774, pp. 136-139531 AD Savoie, Fond de l’Hôpital de Saint Jean de Maurienne, Livre de Compte de Vincent Rey, circa 1701-1744, fond non-classé, folio 4r.
94 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
532 FLANDRIN, 1983, p. 400, note 103533 BOUCHET, 2003, pp. 28, 53534 BOUCHET, 2003, pp. 63, 69
beurre par une huile végétale pendant le carême.
Comme nous l’avons suggéré dans le cas des
poissons conservés, l’huile d’olive continue-t-elle
à être employée, par « habitude ou nostalgie » 532,
pour réaliser quelques recettes traditionnelles
de carême ? Il est difficile d’avancer l’hypothèse
car les sources étudiées n’ont pas permis d’attri-
buer une saisonnalité aux achats d’huile d’olive.
D’ailleurs, ce produit devenu un aliment de luxe,
se répand sur les tables bourgeoises durant la
période moderne. Il est donc plus juste d’inter-
préter la présence d’huile d’olive parmi les achats
de communautés religieuses, comme témoignages
de leur aisance et de leur inscription dans une
tradition culinaire bourgeoise.
Selon les informations enregistrées par le
bureau douanier de Chambéry, l’huile d’olive est
importée en Savoie par Genève et par la France.
On retrouve également des importations d’huile
de noix vierge, de provenance française, bien
qu’elle soit beaucoup plus rare que l’huile d’olive.
Entre les importations de l’année 1775 et celle
de l’année 1788, on constate une augmentation
marquée dans le nombre d’importations d’huile
d’olive, fait qui confirme une popularité croissante
mais aussi peut-être une démocratisation de ce
produit autrefois réservé aux plus riches.
Dans les recettes issues du livre de raison de
Montmélian, l’huile d’olive est largement absente
comme graisse de cuisson. L’utilisation de l’huile
– mais pas spécifiquement de l’huile d’olive – est
occasionnellement proposée pour la friture
des viandes ou des poissons, mais toujours en
option avec le beurre 533. En général, des matières
grasses d’origine animale comme le saindoux,
la moëlle, la graisse de bœuf et le beurre sont
préférées. L’assaisonnement des salades avec du
vinaigre et de l’huile ou de l’huile d’olive est quasi
systématique 534.
La consommation de l’huile d’olive n’est pas un
phénomène uniquement urbain. On retrouve sa
trace dans les Bauges, au prieuré de Bellevaux, à
la fin du XVIIIe siècle 535 et dans le canton rural de
Douvaine au début du XIXe 536. Dans ces deux cas,
il s’agit encore d’une consommation de milieux
aisés.
Le prix de l’huile d’olive baisse au cours du XIXe
siècle, à tel point que le cuisinier annécien Mique
Grandchamp préconise l’utilisation de l’huile
d’olive pour la friture des mets, car elle est plus
économique que le saindoux et le beurre cuit 537.
D’autres huiles végétales, encore moins chères,
font leur apparition sur le marché comme substi-
tuts peu onéreux aux graisses de cuisson d’origine
animale. Dans la deuxième édition de Les secrets
d’un fin bec, l’éditeur évoque le renchérissement
du beurre et conseille aux lecteurs de le remplacer
par la végétaline, une matière grasse de cuisson à
base d’huile de coprah hydrogénée 538. Néanmoins,
il est important de noter que la société Végétaline
est un sponsor publicitaire de la publication donc
toute recommandation de la part de l’éditeur doit
être prise avec une certaine réserve.
535 AD Savoie, 1H 1, Inventaire des biens et effets dépendants du Prieuré de Bellevaux, 23 mars - 18 avril 1792, fol 7v-8r.536 AD Haute-Savoie, 16 L 37, Mémoire sur l’ancienne agriculture au pays du Léman. Réponses de Joseph-François Quisard à l’enquête du préfet de Barante, 1806 in COLLOMB, DEVOS, p. 44537 GRANDCHAMP, 1883, p. 136538 DESCOTES, 1911, Préface
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 95
Boissons colonialesL’historien Jean Nicolas observe l’importation en
Savoie de boissons coloniales – le café, le chocolat
et le thé – au dernier tiers du XVIIe siècle ;
néanmoins, le chocolat serait antérieur aux deux
autres 539. La popularité des trois boissons peut
être en partie attribuée à l’influence genevoise, où
leur consommation est très à la mode depuis les
années 1690. Ceci est particulièrement vrai dans
le cas du thé 540.
LE CHOCOLAT
En Savoie, la mode du chocolat vient de Genève
et surtout de Turin où il connaît un très grand
succès dans la deuxième moitié du XVIIe siècle 541.
À cette époque, il est consommé sous forme de
boisson, souvent avec des petits gâteaux secs. La
comtesse Costa de Villard, Diane Lucie Granery
en achète en 1703 par l’intermédiaire de son frère
installé à Turin 542. Pendant la période qui suit son
introduction, la consommation de chocolat est
largement réservée aux milieux aristocratiques.
Il est réputé pour ses propriétés quasi-médicales,
comme l’étaient le café et le thé pendant la période
suivant leur introduction. En tant que boisson, le
chocolat ne connaîtra jamais une démocratisation
d’usage comparable à celle du café. Cependant,
au cours du XVIIIe siècle, le chocolat devient plus
courant et s’associe peu à peu à la confection de
desserts 543. Une crème au chocolat est servie au
prieuré de Bellevaux les 27 et 28 décembre 1789
et le 1er janvier 1790 544. On retrouve le chocolat
dans les inventaires et les comptes d’autres com-
munautés religieuses, mais sans précisions sur son
usage. Par exemple, les moines de la chartreuse de
Pomier achètent treize fois du chocolat entre le 22
juillet 1788 et le 21 septembre 1792, soit un total
de 32,5 livres de chocolat 545. Chez les cordeliers
de Cluses, « deux plaques de chocolaz » 546 sont
saisies en 1793 par les forces révolutionnaires.
Nous savons que le chocolat est produit et
vendu à Chambéry à la fin du XVIIIe siècle grâce
à deux témoignages. Durant l’année 1790, deux
entrepreneurs pétitionnent auprès de l’intendant
général pour le privilège exclusif de fabriquer du
chocolat dans la ville de Chambéry, à l’aide d’un
« mécanisme » particulier qu’ils disent posséder.
Ce même mécanisme est utilisé à Lyon, Genève et
en Suisse. L’intendant répond défavorablement à
la demande car il existe déjà à Chambéry un cho-
colatier nommé Carlo Rigousa ou Rigozza, « établi
en cette ville depuis plusieurs années qui vit de
son commerce » 547. Carlo Rigousa est le seul à
fabriquer du chocolat dans la ville de Chambéry
et en vend un peu à Annecy également. L’intendant
exprime ses réserves quant à l’utilité de ce type
d’établissement en Savoie qu’il « ne croi[t] pas ab-
solum[en]t utile, il est vrai dans un païs peu indus-
trieux et dont le sol peu fertile produit à peine
la subsistance des habitans » 548. On retrouve la
trace du même chocolatier dans un procès de
l’année suivante, en 1791, dans lequel il est victime
539 NICOLAS Jean, « L’innovation alimentaire en Savoie au XVIIIe siècle » in Vie quotidienne en Savoie : actes du VIIe congrès des sociétés savantes de la Savoie, Conflans, 1976, Albertville, Centre culturel de Conflans, 1976, pp. 69-80540 NICOLAS, 1978(a), p. 353, notes 374 et 375541 NICOLAS, 1978(a), p. 352542 AD Savoie, 4B 1017, Livre de raison de Diane Lucie Granery, veuve de Gaspard Costa, 1701-1706, fol 50r.
543 QUELLIER, 2013, p. 67544 AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la table des Religieux de Bellevaux (Bauges)545 AD Haute-Savoie, 7H 3, Chartreuse de Pomier, Répertoire de la recette et de la dépense de l’abbaye, 1788-1792546 AD Haute-Savoie, 4 L 102 (17), Extrait des registres de la municipalité de Cluses, 23 octobre 1793, fol 3r.547 AD Savoie, C 155, Correspondance de l’Intendant général adressée au compte Granéry, 3 mars 1790548 Ibidem
96 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
549 AD Savoie, 2B 11746550 AD Savoie, 4B 1017, Livre de raison de Diane Lucie Granery, veuve de Gaspard Costa, 1701-1706, fol 3r.551 FRITSCH Robert, « De l’usage du Café en Savoie et de ses succédanés » in L’Alimentation dans les États de Savoie, Cahiers de civilisation alpine, 8, 1989, pp. 133-211, p. 137552 AD Savoie, C 822, Articles de Doüane, Entrée, & Daçe de Grassine…, fol 25553 NICOLAS, 1978(a), pp. 353-354554 AD Savoie, C 1706, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1775 ; AD Savoie, C 1707, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1788555 AD Savoie, 4B 1247, Livre de raison de J.-B. Feige, novembre 1713, cité par NICOLAS, 1978(a), p. 353, note 377
d’usure. Ce document fournit des informations
supplémentaires sur sa personne : il est d’origine
suisse et marié avec une chambérienne. 549
LE CAFÉ
Les plus anciens témoignages de la consommation
du thé et du café en Savoie datent de la fin du
XVIIe siècle et se cantonnent aux foyers nobles
et aux communautés religieuses. Jean Nicolas
identifie la présence de café à cette époque dans
les documents de comptabilité de la famille Costa
et des barnabites d’Annecy. Diane Lucie Granery,
veuve de Gaspard Costa, en achète en 1697 et
encore en 1701. L’achat de 1701 coûte 7 florins
11 sols pour 4 livres de café, qui semble venir de
Turin 550.
Aux XVIe et XVIIe siècles, le café est perçu comme
un médicament. Cette opinion perdure au XVIIe
siècle chez les droguistes et médecins à Lyon,
Grenoble et Genève 551. En Savoie, le café est
encore classé sous la catégorie drogue dans les
règlements douaniers en 1721 552. La consomma-
tion du café est d’abord limitée à la noblesse avant
d’être adoptée par la bourgeoisie. À partir des
années 1720, les ustensiles pour la préparation
et le service du café – brûloirs, moulins, tasses de
faïence, cafetières – sont de plus en plus fréquents
dans les inventaires de familles bourgeoises 553.
En comparant les registres douaniers des années
1775 et 1788, on constate une augmentation
marquée dans le nombre d’importations de café,
transitant par Genève et par la France 554.
Le café se répand d’abord dans le milieu urbain.
Le notaire J.-B. Feige, originaire de Saint-Sorlin-
d’Arves, dit dans son journal de voyage avoir
goûté le café à Chambéry pour la première fois
en 1713 555. La ville de Saint-Jean-de-Maurienne,
à proximité de Saint-Sorlin-d’Arves, a donc
sûrement connu le café plus tard, bien que la date
précise reste à déterminer. Des cafetiers sont déjà
installés dans cette ville en 1755, car ils sont men-
tionnés dans un document de cette année interdi-
sant aux cabaretiers et cafetiers de vendre du vin
après 23h 556.
À Chambéry, le café connaît une véritable
démocratisation tout au long du XVIIIe siècle. En
général, le café est servi à l’eau ou au lait. La mode
du café au lait pénètre peu à peu les habitudes
de toutes les couches de la société chambérienne,
tendance qui s’observe également à Paris à la
même période 557. Les ouvriers pauvres prennent
le café au lait « dans lequel ils mettent beaucoup
de pain » 558 le matin, au déjeuner. Cette nouvelle
pratique a largement supplanté l’ancienne coutume
de commencer la journée avec du vin ou de
l’eau-de-vie 559. Curieusement, les jeunes femmes
556 AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 5, Ordonnance de Paul Joseph Cisa Asinari, Intendant de Maurienne, sur la mise en place de patrouilles nocturnes dans la ville de Saint Jean de Maurienne, 1755557 FLANDRIN Jean-Louis, « Les heures des repas en France avant le XIXe siècle » in AYMARD Maurice, GRIGNON Claude, et. al. (dir.), Le temps de manger : Alimentation, emploi du temps et rythmes sociaux, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme (Natures sociales), 1993, pp. 197-226, p. 205558 DAQUIN, 1787, p. 96
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 97
aristocratiques et bourgeoises partagent avec la
classe ouvrière cette pratique de déjeuner au café
mélangé avec du lait 560.
Afin de servir une demande de plus en plus
soutenue mais aussi socialement diversifiée,
le nombre de cafés dans la ville de Chambéry
connaît une réelle croissance à la fin du XVIIIe
siècle 561. Comme pour les cabarets, il y a cer-
tainement une grande disparité dans la qualité
des lieux, selon le rang de la clientèle servie 562.
Dans un procès de l’année 1788, un voiturier et
un postillon sont impliqués dans une altercation
alors qu’ils « prennent le café » dans un café du
faubourg Montmélian à Chambéry 563. Ce quartier
d’auberges et de cabarets qui subviennent aux
besoins de voyageurs, est moins misérable que
le faubourg Maché, mais reste néanmoins un
quartier très populaire 564. La présence de cafés
dans ce lieu, ainsi que le statut socio-écono-
mique des prévenus, illustrent bien à quel point
la consommation du café et même les coutumes
de sociabilité qui l’entourent s’appliquent à toutes
les couches de la société chambérienne à la fin
du XVIIIe siècle. De plus, les détails du procès
précisent que les acteurs du drame boivent leur
café tard le soir, vers 23h30, après avoir dîné et
fêté la Saint-Antoine. Prendre le café en fin de
repas est une coutume qui perdure au cours des
XVIIIe et XIXe siècles, certainement en raison des
propriétés digestives que l’on attribue au café 565.
Il est plus difficile d’appréhender l’arrivée et
la diffusion du café dans les milieux ruraux. Un
manque de preuves textuelles et matérielles ne
permet pas d’attester la présence du café en
Chablais, en Faucigny, dans le Beaufortain, en
Tarentaise et en Maurienne pour le XVIIIe siècle.
La question est encore compliquée par l’usage du
mot « café » pour désigner d’autres substances
torréfiées comme l’orge par exemple. L’utilisation
de tels produits de substitution est particulière-
ment répandue à partir de 1850 566.
Dans les Bauges, la présence de cafetières, de
tasses et de soucoupes en faïence chez les béné-
dictins du prieuré de Bellevaux n’est pas surpre-
nante, compte tenu de la nature plutôt luxueuse
de leurs habitudes alimentaires. On recense
également quatre cafetières en fer blanc dans la
cuisine de leur propriété viticole de la Plantaz,
située sur la paroisse de Cruët 567. Ce lieu est géré
par une personne issue du milieu rural, le fermier
François Boisson, ce qui suggère que le café n’est
pas inconnu à cette époque parmi cette classe de
la société dans les Bauges.
Le café demeure une boisson très appréciée au
XIXe siècle, sa popularité surpassant largement
celle du thé et du chocolat. Mique Grandchamp
insiste sur son essor et sa démocratisation remar-
quable en 1883.
« Le café a atteint un degré de consommation très
élevé ; on peut dire qu’il plaît à presque tout le
monde, et que les personnes qui en ont l’habitude
éprouvent une véritable souffrance lorsqu’elles en
sont privées. » 568
559 DAQUIN, 1787, p. 96560 DAQUIN, 1787, pp. 80-81561 DAQUIN, 1787, p. 98562 NICOLAS Jean, « Cabarets et sociabilité populaire en Savoie au XVIIIème siècle » in Les intermédiaires culturels : actes du Colloque du Centre méridional d’histoire sociale, des mentalités et des cultures, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1978(b), pp. 306-321, p. 308563 AD Savoie, 2B 11604564 TOWNLEY, 1999, pp. 111-112
565 QUELLIER, 2013, p. 68566 FRITSCH, 1989, p. 267567 AD Savoie, 1H 1, Inventaire des biens et effets dépendants du Prieuré de Bellevaux, 23 mars - 18 avril 1792, fol 135r et 136v.
98 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
568 GRANDCHAMP, 1883, p. 872569 GRANDCHAMP, 1883, p. 873570 AD Savoie, C 1706, Contrôle des produits de la douane à Chambéry, 1775571 TÖPFFER, 1854, p. 98572 Coll. Musée Alpin de Chamonix, n° inv. 2015.0.649, Registre des consommations individuelles de l’Hôtel Impérial, 1876
Mique Grandchamp ne fait aucune mention de
l’utilisation de l’orge torréfié en guise de café,
mais avoue que la chicorée peut être employée
avec efficacité dans un café au lait 569.
LE THÉ
Malgré un intérêt dans des sphères aristocra-
tiques à la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle,
le thé ne devient jamais très courant en milieu
bourgeois et reste inconnu en milieu paysan en
Savoie. Dans les registres douaniers de Chambéry,
le thé est un produit d’importation très rare,
recensé seulement deux fois pour toute l’année
1775 570.
Ce n’est vraiment qu’au XIXe siècle, et dans un
contexte bien précis, que nous retrouvons des
traces significatives du thé. La présence – et l’in-
fluence culinaire – de touristes anglais à Chamonix
explique facilement la fréquence de cette boisson
dans les hôtels de la ville. L’importance du thé dans
la culture anglaise est bien connue. En 1842, le
voyageur suisse Rodolphe Töpffer, avec un certain
humour, baptise les touristes anglais « touristes
pekoe » ; soucieux de la quantité ou peut-être de
la qualité de thé en Savoie, ces voyageurs apportent
leurs propres provisions jusqu’à Chamonix 571 !
Le registre des consommations individuelles de
l’hôtel Impérial à Chamonix pour l’année 1876
confirme la popularité du thé dans ce milieu, et
suggère une grande présence d’Anglais parmi la
clientèle de l’hôtel à cette époque. Des services
de « thé complet » et de « thé simple » sont parmi
les commandes les plus fréquentes 572.
BOISSONS
Boissons non-alcoolisées
Consommation de l’eauAussi banal que cela pourrait paraître, il est
important de préciser que l’eau constitue une
boisson à part en Savoie à l’époque moderne. Il
est même probable que l’eau soit la principale
boisson de la vie quotidienne, à la campagne
comme en ville. Ce n’est que l’absence quasi-to-
tale de ce breuvage naturel dans les sources his-
toriques ainsi que la surreprésentation du vin,
du cidre et de l’eau-de-vie, qui créent l’illusion
que l’on consomme uniquement des boissons
alcoolisées.
L’eau est non seulement gratuite, il est facile de
s’en procurer grâce aux nombreuses fontaines
dans les centres urbains. Dans les régions monta-
gneuses, l’eau des sources est bien plus salubre que
l’eau des bourgs et des villes, souvent à l’origine
des épidémies de dysenterie 573. Le docteur Joseph
Daquin, pourtant, insiste sur la « limpidité » et la
« légèreté très grandes » des eaux de Chambéry.
Il leur attribue des qualités médicales – l’eau de
Chambéry facilite la digestion – et gustatives – elle
573 QUELLIER, 2013, p. 65
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 99
est si réputée parmi les visiteurs de la ville qu’on
la surnomme le « petit Bourgogne » 574.
L’eau provenant des sources thermales est
consommée uniquement dans un contexte
médical. Pour cette raison, l’eau thermale se situe
en dehors du cadre de cette étude, malgré son
importance pour la région. Sans développer la
thématique, il est néanmoins intéressant de noter
à titre anecdotique que l’on retrouve des achats
d’eau de soufre provenant d’Aix dans le livre de
raison de Diane Lucie Granery en 1702 575. Plus
de cent ans plus tard, l’eau de Seltz apparaît dans
les consommations des touristes qui logent à
l’Hôtel impérial de Chamonix en 1867 576. Qu’il
s’agisse d’une vraie eau de Seltz, un produit de
luxe importé des sources de Selters en Allemagne,
n’est pas certain.
D’autres boissons non-alcoolisées existent, bien
que leurs traces soient peu courantes dans les
documents historiques. Un rare témoignage
atteste de la vente, et donc de la consommation,
de limonade dans les villes du Faucigny au milieu
du XVIIIe siècle. Grâce à un placet de 1749, nous
savons que la limonade était parfois vendue par
les épiciers de la ville (ici, en Faucigny).
« Les Marchands Espiciers de cette province ont
déjà recouru plusieurs fois a moy, pour avoir un
detail de tout ce qui est compris pour le nom dé-
piceries les uns pretendant que l’eau de vie du
pais, biscuits maccarrons […] Limonade, et autres
choses semblables ny sont pas comprises. » 577
La limonade est consommée fraîche grâce à l’ad-
dition de glaçons provenant des sources locales.
Les limonadiers de Chambéry, emploient la glace
des grottes de Thoiry dans les Bauges 578, détachée
en blocs à coups de hache et acheminée jusqu’à la
ville à dos d’homme ou de mulet 579.
Consommation du laitLe lait maternel est un aliment de la petite enfance.
Pour des raisons qui relèvent de l’ordre social, les
familles aristocratiques et bourgeoises envoient
leurs enfants à la campagne pour être allaités par
des paysannes. Les femmes d’artisans et de bou-
tiquiers travaillant aux côtés de leurs époux sont
amenées également à faire appel aux nourrices,
mais plutôt pour des raisons pratiques. Seuls les
pauvres gardent avec eux leurs progénitures. Le
docteur Joseph Daquin trouve que les enfants
sont sevrés « fort tard » 580 dans la région. Dans un
procès de l’année 1782 un enfant chambérien de
17 mois est identifié comme n’étant « pas encore
sevré »581, ce qui nous donne un indice quant à
l’âge du sevrage.
À Chambéry à la fin du XVIIIe siècle, le lait de
vache est consommé par certains groupes de la
population, notamment les femmes bourgeoises
et aristocratiques. Toujours selon Joseph Daquin,
574 DAQUIN, 1787, p. 6575 AD Savoie, 4B 1017, Livre de raison de Diane Lucie Granery, veuve de Gaspard Costa, 1701-1706, folio 36r.576 Coll. Musée Alpin de Chamonix, n° inv. 2015.0.649, Registre des consommations individuelles de l’Hôtel Impérial, 1876577 AD Haute-Savoie, 1 C III 9 (68), Correspondance de l’Intendant du Faucigny, 1749578 DAQUIN, 1787, p. 24579 Savoie Mont Blanc, Thoiry. Ancienne glacière de la Rippe, consulté 28/01/2019, disponible : https://www.savoie-mont-blanc.com/offre/fiche/ancienne-glaciere-de-la-rippe/109802
580 DAQUIN, 1787, p. 83581 AD Savoie, 2B 13544, folio 3r.
100 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
582 DAQUIN, 1787, p. 81583 BLAIKIE, 2016, p. 116584 QUELLIER, 2013, p. 64585 AD Haute-Savoie, 15L 58 (n° 32), Arrondissement de Bonneville. Tableau récapitulatif du produit en lait, beurre et fromage pendant l’année 1812586 AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Renseignements statistiques sur la production fromagère, 29 juillet 1872
c’est l’usage du lait comme boisson, pris surtout
le matin avec le café, qui donne mauvaise mine aux
filles de la ville 582.
En dehors de la ville, le lait sert de boisson et
de mets dans les pays d’élevage au XVIIIe et au
XIXe. Très nourrissant, le lait est source impor-
tante de calories et peut même servir à lui seul de
« souper », comme dans le témoignage de Thomas
Blaiklie cité plus haut 583. Il est probable que les
gens de ces régions consommaient également du
petit-lait et du lait de beurre, un liquide blanc issu
du processus de fabrication du beurre. Invendable
sur le marché, ces produits dérivés sont plus
légers et donc plus désaltérants que le lait pur 584.
Au XIXe siècle, les enquêtes sur la production
de lait indiquent souvent que ce produit est
consommé « en nature » sans pour autant préciser
s’il s’agit de boisson ou seulement d’ingrédient
pour faire la cuisine. Par exemple, environ un tiers
du lait produit dans l’arrondissement de Belleville
en 1812 « se consomme tel quel » 585, une très
grande quantité quand l’on considère que le
produit annuel est 9 700 000 litres. Des taux de
consommation de lait sont similaires à Saint-Jean-
de-Maurienne en 1872 : un quart de la production
totale – 50 000 litres – de lait sont consommés
« en nature » 586.
Vin et cidre Variations régionales Parmi les boissons alcoolisées, le vin et le cidre
sont les plus couramment consommés au cours
des XVIIIe et XIXe siècles. À partir du début du
XVIIIe siècle, en conséquence des pressions dé-
mographiques caractéristiques du siècle ainsi que
le développement du commerce du vin, la taille
et le nombre de parcelles dédiées à la culture de
la vigne augmentent 587. Le vin est produit un peu
partout sur le territoire, en plus ou moins grande
quantité selon la région. La vigne craint l’humidité
mais pas particulièrement le froid ; sur des terrains
bien exposés, la culture de la vigne est possible
même en altitude. Il est rare de trouver des plan-
tations au-dessus de 700 m d’altitude, mais à Passy
en Faucigny par exemple, les vignes grimpent
sur des parcelles qui montent à presque 1000 m
d’altitude 588. Le témoignage d’un curé français
atteste de la présence de vignes à Chamonix en
1792, « suspendus en l’air sur des perches » 589.
Parmi les vins de renommée à l’époque moderne,
on peut citer les vins de Montmélian, de Cruet,
de Saint-Jean-de-la-Porte, de Chautagne et de
Monterminod 590.
587 MESSIEZ Maurice, « Vignes et vins de Savoie », consulté 02/09/2019, http://www.sabaudia.org/3168-vignes-et-vins-de-savoie.htm588 Ibidem589 Manuscrit d’un curé français fuyant la Révolution, extraits publiés par M. Cochard, dans les Annales religieuses d’Orléans, 1899, in BRUCHET, 1981, p. 357590 DAQUIN, 1787, pp. 38-39
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 101
Le vin est consommé par toutes les classes de
la société urbaine. À Chambéry, l’abondance
et le faible prix du fruit de la vigne permettent
même aux pauvres d’en boire régulièrement à la
fin du XVIIIe siècle 591. La consommation de vins
locaux est souvent favorisée par la mise en place
de règlements civils. Par exemple, le règlement
de police de la ville de Cluses en 1774 oblige les
marchands, cabaretiers et vendeurs de vin à s’ap-
provisionner en vin de provenance locale. Ceux
qui souhaitent vendre du vin d’origine étrangère
doivent demander une permission spéciale à l’of-
ficier de police 592.
À la campagne, le travail de la vigne se déroule
en harmonie avec la vie pastorale : le piochage et
la taille de la vigne s’effectuent en hiver, avant la
montée des bêtes en alpage, alors que la vendange
se fait à l’automne, après le retour des vaches 593.
En plus du vin, les paysans consomment de la
piquette, du petit vin ou du covent 594. Ces dif-
férents termes recouvrent en réalité plusieurs
boissons bien distinctes. Certaines se produisent
avec le marc qui a déjà servi pour une première
pression, d’autres avec le moût ou le jus de raisin
et d’autres encore à base de vin allongé d’eau et
de sucre 595. La définition de ces boissons écono-
miques donnée par l’Encyclopédie d’agriculture de
1836 est assez large, car elle inclut « toute espèce
de liqueur vineuse qui contient moins de trois à
quatre centièmes d’alcool absolu et renferme une
assez grande proportion d’acide carbonique, qui la
rend mousseuse et piquante » 596.
Dans certaines régions, notamment en Haute-
Savoie, le cidre est plus courant que le vin. Le cidre,
plus léger que le vin, est consommé normalement
en hiver en dehors de la période des gros travaux
d’été 597. C’est le cas dans le canton de Douvaine,
près de Thonon, au début du XIXe siècle où les
pommes et les poires sont majoritairement trans-
formées en cidre qui « sert de boisson surtout
pendant l’hyvers aux habitans de la campaigne » 598.
En principe, il existait deux catégories de cidre. Le
premier est un cidre artisanal, fabriqué avec de
l’eau et des fruits sauvages ou cultivés, mais qui
ne font objet d’aucune sélection particulière. Le
deuxième est un cidre de qualité, développé initia-
lement au pays Basque, selon les travaux de Jean-
Louis Flandrin. Au début de la période moderne, le
savoir-faire du cidre de sélection arrive en Basse-
Normandie, puis en Bretagne et gagne ensuite la
Haute-Normandie. Il est fabriqué sans eau, avec
des fruits sélectionnés pour leurs qualités parti-
culières 599. Les sources consultées pour la Savoie
ne font pas la distinction entre un cidre artisanal
ou de sélection. Mais si on se fie aux témoignages
de l’époque, comme celui de Rodolphe Töpffer
qui parle d’un cidre « dur, acide [et] sauvage » 600,
il est probable que la majorité, voir la totalité, du
cidre produit en Savoie appartienne à la catégorie
artisanale.
Le cidre continue à garder une place importante
dans l’alimentation des catégories rurales au
cours du XIXe siècle. Selon l’enquête agricole de
1862 pour la commune de Cluses, le cidre est la
591 DAQUIN, 1787, p. 97592 AC Cluses, I 1, Statuts de police locale, Règlement de police de 1774, édition de 1825, Article 34593 BLANCHARD, 1944, pp. 184-186594 DAQUIN, 1787, pp. 40-41595 MAISTRE C., MAISTRE G, « La piquette » in Cahiers du Vieux Conflans, n° 166, 2005, pp. 51-56596 Cité dans MAISTRE, MAISTRE, 2005, p. 55597 COLLOMB, RAULIN, 1979, p. 134
598 AD Haute-Savoie, 16 L 37, Mémoire sur l’ancienne agriculture au pays du Léman. Réponses de Joseph-François Quisard à l’enquête du préfet de Barante, 1806, in COLLOMB, DEVOS, 1981, p. 45599 FLANDRIN, « L’alimentation paysanne et économie de subsistance » in FLANDRIN, MONTANARI (dir.), 1996, p. 622600 TÖPFFER, 1854, p. 105
102 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
601 AC Cluses, F 11, Statistiques agricoles, Questionnaire de l’Enquête agricole de 1862 pour la commune de Cluses, p. 15602 COLLOMB, RAULIN, 1979, p. 140603 AD Savoie, C 579, État des observations faites sur les apparences de recolte de l’année courante 1735 dans la Province de Savoye604 DURUPTHY, 1999, p. 121605 DURUPTHY, 1999, p. 122606 AD Savoie, C 579, Correspondance sur l’état des récoltes en Chautagne, 6 novembre 1791, Motz607 DURUPTHY, 1999, p. 129, note 347
boisson principale des cultivateurs. Des fermiers
aisés et des petits propriétaires-cultivateurs en
boivent un litre par personne et par jour alors
que les journaliers en boivent la moitié. Aucun
des trois groupes ne boit du vin 601.
Renommée des vins de ChautagneLa Chautagne est particulièrement propice à la
culture de la vigne car la région jouit de l’effet
régulateur du lac du Bourget. Son climat est plutôt
doux avec des pluies régulièrement réparties
pendant l’année. Comme ailleurs en Savoie, on
assiste à l’extension des vignes en Chautagne au
cours du XVIIIe siècle 602. Dans certaines paroisses,
une quasi monoculture s’installe. Déjà dans la
première moitié du XVIIIe siècle, un rapport sur
la récolte de l’année 1735 indique que « les vignes
[…] sont le principal objet de la récolte de la
Chautagne » 603. Une analyse de la mappe sarde
pour la paroisse de Chindrieux révèle que la
vigne est la plus rentable des différentes cultures,
avec un rendement moyen de 16 livres 15 sols
par journal. Elle occupe la plus grande partie
des terrains cultivables, plantée sur 7,46 % de la
surface totale des terres ou 33,8 % de la surface
cultivée 604. En termes de revenus totaux, la vigne
est de loin la plus importante contributrice. Elle
représente à elle-seule le tiers des revenus de la
paroisse et 52,5 % des revenus des parcelles 605. À
la fin du siècle, la vigne est toujours « la principale
récolte de cette contrée » 606.
Le vin de Chautagne est un produit prisé au XVIIIe
siècle par les populations bourgeoises et par la
plus haute aristocratie. Les vins de Chautagne
sont consommés à la cour de Turin au XVIIIe siècle
mais cette tradition est beaucoup plus ancienne,
datant au moins du XIVe siècle 607. Lors de la visite
royale à Chambéry en 1737, l’intendant de Savoie
prévoit du vin de Champagne et de Bourgogne
mais aussi du vin de Savoie : dix tonneaux de vin
de Chautagne, de Saint-Jean-de-la-Porte et de
Frangy 608. Des vins de Chautagne sont également
acquis pour la visite du prince et de la princesse
de Piémont à Aix-les-Bains en 1786 609.
Malgré la renommée de leurs vins, les habitants
de la Chautagne souffrent d’une relative pauvreté,
en raison des difficultés d’accès et donc d’expor-
tation du produit viticole 610. Les vignerons sont
obligés d’absorber le coût des conditions difficiles
de transport.
« Les avenues de la Chautagne sont de toutes
parts hérissées de montagnes scabreuses et ce
n’est que sur des bêtes de charge que l’on peut
parvenir à exporter les vins, ce qui rend les ports
si coûteux que cette denrée rendue en Faucigny
et en Genevois, où se fait son principal débit, se
trouve réduite pour eux [les producteurs] à la
moitié de son prix » 611.
En effet, seul un sentier de muletier permet
d’accéder et de traverser la région à la fin du
608 AD Savoie, C 123, Minutes de lettres adressées aux ministres et aux administrations centrales de Turin, par l’intendant général, sur toutes les affaires de son ressort, 26 janvier 1737609 AD Savoie, C 652, Correspondances de l’intendance générale610 RADEFF, 1996, pp. 385-386611 AD Savoie C 705, Placet transmis à l’intendant général de Turin, 7 avril 1787, cité dans RADEFF, 1996, pp. 385-386
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 103
XVIIIe siècle 612. Dans un procès de l’année 1763,
un marchand de Serrières en Chautagne explique
comment il transporte son vin dans des barils à
dos de mulet jusqu’à un cabaret de Groisy-en-
Bornes, près d’Annecy, avec lequel il a un contrat
d’approvisionnement régulier 613. Si le Faucigny et
le Genevois sont les marchés principaux pour la
vente du vin de Chautagne, il s’exporte également
vers la ville de Genève, où il jouit d’un privilège
d’importation exclusif 614.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la
Chautagne demeure une région reconnue pour
son vin. Selon l’auteur du guide touristique, Savoie,
promenades historiques, pittoresque et artistique en
Maurienne, Tarentaise, Savoie-propre et Chautagne, les
vins de la Chautagne sont même les meilleurs de
Savoie, jouissant « de la plus haute renommée » 615.
Consommation de vins étrangersAu début du XVIIIe siècle, alors que les vins de
Bordeaux deviennent de plus en plus populaires à
l’étranger et surtout en Angleterre, l’aristocratie
et la bourgeoisie française préfèrent encore les
vins de Champagne et de Bourgogne 616. En Savoie,
il semble qu’une préférence similaire demeure
dans les plus hautes sphères de l’aristocratie. En
préparation de la visite royale de 1737, l’intendant
général de Savoie commande d’abord des caisses
de vin de Champagne. N’ayant pas pu assurer des
quantités suffisantes, il prévoit également quelques
caisses de vin de Bourgogne en deuxième choix 617.
Le XIXe siècle voit s’ouvrir le marché des vins
d’autres régions. Les registres de l’hôtel Impérial
de Chamonix témoignent d’une grande consom-
mation de vin importé d’autres régions ou pays
parmi sa clientèle bourgeoise : côte de Beaune,
médoc, chablis, champagne, madère... On constate
même la consommation de vin chaud mais nous
n’avons pas plus de précisions sur sa compo-
sition, ni sur la provenance du vin utilisé pour
sa confection. Des spiritueux sont également
consommés en grandes quantités : cognac, char-
treuse, kirsch 618. Le Cuisinier à la bonne franquette
propose deux recettes pour le vin chaud à base
de vin rouge. Dans la première, le vin rouge est
infusé de cannelle, sucre et écorce de citron. La
deuxième est plus élaborée : le vin rouge est infusé
de sucre, coriandre, cannelle, clous de girofle et
zeste de citron. Après l’infusion, le vin est retiré
de la chaleur et relevé d’un verre de champagne,
de cognac ou de rhum 619.
Eau-de-vie
Production de l’eau-de-vieLa production de l’eau-de-vie se divise en deux
types d’activités. La première, et peut-être la plus
répandue, est artisanale. L’eau-de-vie est produite
par des particuliers, souvent à domicile, à partir
de marc de raisin ou de fruits sauvages ou cultivés,
comme les cerises ou les prunes 620. La deuxième
est de nature plus « industrielle » ou au moins
plus officielle, faite dans des distilleries en plus
612 NICOLAS, 1978(a), p. 1176613 AD Savoie, 2B 10956614 DURUPTHY, 1999, p. 130615 RAVERAT, 1872, pp. 676-677616 QUELLIER, 2013, p. 55617 AD Savoie, C 123, Minutes de lettres adressées aux ministres et aux administrations centrales de Turin, par l’intendant général, sur toutes les affaires de son ressort, 19 janvier 1737 ; 13 février 1737
618 Coll. Musée Alpin de Chamonix, n° inv. 2015.0.649, Registre des consommations individuelles de l’Hôtel Impérial, 1876619 GRANDCHAMP, 1883, p. 868620 TOCHON, 1871, p. 231
104 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
morales pour l’Église et pour les autorités civiles.
On dénonce le comportement des pauvres paysans
qui « noïent leur raison dans le vin » et dépensent
« la subsistance qu’ils doivent à leurs enfants » 627
dans les cabarets pendant des périodes de disette.
On attribue à ces comportements un jugement
moral très fort ; l’ivresse généralisée annonce
« l’extinction de la foy et de la Religion », car au
lieu de se tourner vers Dieu, les plus démunis
trouvent consolation dans la boisson 628.
À la ville comme à la campagne, on essaye avec
plus ou moins d’efficacité de réglementer la
vente d’alcool, en délivrant des permis spéciaux
de débit. La présence de cabarets est une
préoccupation pour les autorités ecclésiastiques
et civiles. Plusieurs lois ont pour objet de réguler
grandes quantités et à partir de cultures diverses,
y compris la pomme de terre 621.
La région autour de Thonon produit de l’eau-de-
vie de cerises, ou « eau de cerises », aux XVIIIe et
XIXe siècles. Il s’agit d’une industrie artisanale et
domestique relativement récente, introduite vers
1770 622. Dans un premier temps, cette liqueur
est consommée localement et s’exporte vers la
Suisse en contrebande 623. À la fin du XVIIIe et
le début du XIXe siècle, la fabrication d’eau-de-
vie de cerises continue et son exportation vers
la Suisse devient légale. Mais vers cette période,
la popularité de ce produit sur le marché suisse
commence à diminuer au profit d’autres boissons
alcoolisées. Les raisons derrière cette diminution
sont multiples : une absence de contrôle régle-
mentaire aurait entraîné des abus de fabrication
et une perte de qualité, certains producteurs
mélangeant l’eau de cerises avec l’eau-de-vie de
marc de raisin et de prunes 624. Deuxièmement,
l’arrivée de produits concurrentiels et moins
chers, notamment des eaux-de-vie de la Provence
et du Languedoc, aurait eu un impact négatif sur
les ventes d’eau-de-vie de cerises produite à
proximité 625.
Consommation de l’eau-de-vieL’époque moderne voit l’apparition de boissons
plus fortement alcoolisées que celles du Moyen
Âge, avec des vins plus corsés, et surtout la
consommation généralisée d’eau-de-vie. À cette
période, il n’existe pas de moyens pour mesurer le
taux d’alcool dans les boissons qui sont seulement
définies par des critères d’apparence et de goût 626.
Dans les documents historiques, la consomma-
tion excessive d’eau-de-vie et autres boissons al-
coolisées est fréquemment associée aux classes
pauvres, rurales et ouvrières. L’ivresse et la misère
qu’elle entraîne deviennent des préoccupations
621 AD Haute-Savoie, 15 L 57 (13), Enquête agricole de l’année 1813, Bonneville622 AD Haute-Savoie, 16 L 37, Mémoire sur l’ancienne agriculture au pays du Léman. Réponses de Joseph-François Quisard à l’enquête du préfet de Barante, 1806, in COLLOMB, DEVOS, 1981, pp. 44-45623 AD Haute-Savoie, 1 C II 73 (294), Relation sur la Récolte perçue dans le Chablaix en 1791624 AD Haute-Savoie, 16 L 41 (8), Observations particulieres pour Monsieur le Sousprefet sur le produit des cerises, s.d. 625 AD Haute-Savoie, 16 L 37, Mémoire sur l’ancienne agriculture au pays du Léman. Réponses de Joseph-François Quisard à l’enquête du préfet de Barante, 1806, in COLLOMB, DEVOS, 1981, p. 45626 QUELLIER, 2013, p. 59
627 AD Haute-Savoie, 1 C II 72 (108), Correspondance de M. Cottet, 17 septembre 1770628 Ibidem
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 105
le nombre de cabarets par ville ou par village, mais
en réalité la loi n’est pas appliquée avec beaucoup
de rigueur 629. Les horaires de service sont aussi
réglementés. Les Royales Constitutions défendent
aux aubergistes et cabaretiers de vendre du vin
ou des liqueurs ou même de donner à manger et
à boire pendant les horaires de la grande messe,
des vêpres et du catéchisme de la paroisse. En cas
d’infraction, le client est puni au même rang que
le patron de l’enseigne 630. Le règlement de police
de la ville de Cluses, publié pour la première fois
en 1774 et réédité en 1825, interdit la vente de
vin aux habitants de la ville après 22h 631. Il est
également défendu d’ouvrir les portes d’une
auberge, d’un cabaret, mais aussi d’un commerce
ou autre boutique, aux heures du sermon, pendant
le carême 632.
Il est très difficile, sinon impossible, de quantifier
le nombre de cabarets et autres lieux de débit de
l’eau-de-vie, surtout en milieu rural. Néanmoins,
Jean Nicolas constate leur multiplication au cours
du XVIIIe siècle, tendance qui suit l’expansion
du réseau routier. Grâce à l’amélioration des
axes secondaires, entre Seyssel et Genève ou
Bonneville et Chamonix, par exemple, des cantons
se retrouvent reliés de manière plus efficace aux
réseaux commerciaux, avec une intensification
de passage et une augmentation de clientèle 633.
Malgré une floraison de lieux de vente, le docteur
Joseph Daquin signale à la fin du XVIIIe siècle que
les habitudes ont quelque peu changé – pour²² dif-
férents motifs, gustatifs ou économiques – et que
le café a remplacé le vin et l’eau-de-vie comme
boisson du matin chez la plupart des laboureurs 634.
À Chamonix, Horace-Bénédict de Saussure assure
que l’eau-de-vie demeure la boisson préférée du
matin chez les chasseurs de chamois, sans doute
pour les réchauffer et leur donner davantage de
courage dans leurs exploits dangereux 635.
629 NICOLAS, 1978(b), pp. 307-308630 Loix et constitutions de Sa Majesté le roi de Sardaigne publiées en 1770, tome I, titre II, article 6631 AC Cluses, I 1, Statuts de police locale, Règlement de police de 1774, édition de 1825, Article 44632 AC Cluses, I 1, Statuts de police locale, Règlement de police de 1774, édition de 1825, Article 45633 NICOLAS, 1978(b), p. 306634 DAQUIN, 1787, p. 96635 SAUSSURE, 1779-1796, p. 150
106 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
CONCLUSION
À travers l’étude de deux siècles d’alimentation en
Savoie, nous avons rendu compte de l’adaptabilité
de ses habitants et de la diversité des ressources
alimentaires qu’ils ont su exploiter. La capacité de
diversifier le régime alimentaire émerge comme
caractéristique propre à la Savoie ; loin d’être
figés par le poids de la tradition, les comporte-
ments alimentaires se montrent en évolution qua-
si-permanente au cours des XVIIIe et XIXe siècles.
Le recours à une grande variété de céréales, l’ex-
ploitation de ses ressources laitières et l’adoption
de nouvelles espèces végétales permettent aux
paysans de mieux s’adapter à leur environnement
et de faire face aux conditions changeantes. À
partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et
plus encore au XIXe, l’élargissement du nombre
et de la variété de produits que chacun peut
s’acheter, révolutionne les pratiques de consom-
mation alimentaire, notamment mais pas exclusi-
vement dans les milieux les plus aisés.
La Savoie, comme toutes les régions d’Europe,
connaît des profondes transformations démo-
graphiques et sociales aux périodes modernes
et contemporaines qui ont un impact indé-
niable sur les pratiques agricoles et alimentaires.
L’appauvrissement progressif de l’alimentation
paysanne au XVIIIe siècle crée un climat propice
au changement. Ce siècle de la faim, caractérisé
par une pénurie chronique de céréales et la di-
minution des taux de consommation de viande,
voit l’adoption généralisée de plusieurs denrées
non-indigènes, notamment de la pomme de terre.
Ainsi, nous avons pu revisiter son origine en Savoie
et la recontextualiser dans un cadre historique à
base de nombreuses sources documentaires.
La pomme de terre se manifeste dans un premier
temps comme une denrée de substitution,
employée pour pallier une production céréa-
lière déficiente. Ce n’est qu’à partir du deuxième
quart du XIXe siècle que ce tubercule devient
un véritable aliment de base dans le régime ali-
mentaire paysan et, dans une moindre mesure,
bourgeois. Que la pomme de terre soit devenue
un aliment essentiel est indéniable ; qu’elle fasse
déjà partie d’une identité régionale culinaire est
beaucoup moins certain.
On pourrait en dire autant pour la production de
lait de vache, consommé sous forme de boisson,
de beurre, ou de fromage. Le laitage est un
mets essentiel à l’époque moderne en Savoie et
continue à jouer un rôle important dans l’alimenta-
tion, surtout paysanne, au XIXe siècle. Cependant,
les plats à base de fromage – dont la fondue,
devenue dans l’imaginaire collectif contemporain
un symbole de la cuisine savoyarde – apparaissent
tardivement dans les sources gastronomiques.
Quant à la viande de porc salée, sa consomma-
tion s’avère très inégale à l’échelle du territoire au
XVIIIe siècle ; sa prépondérance dans les régimes
alimentaires paysans s’installe progressivement au
cours du siècle suivant, probablement liée à l’ex-
ploitation de pomme de terre et du petit lait dans
l’élevage porcin.
La Savoie est loin d’être un territoire isolé du
monde ; on importe du vin de Bourgogne et de
Champagne, du sucre, de l’huile d’olive, du café,
du chocolat et un nombre limité d’épices qui
servent une clientèle aristocratique et bourgeoise
au XVIIIe siècle. Grâce surtout aux progrès en
matière de transport, ces produits deviennent de
plus en plus accessibles au cours du siècle suivant.
La cuisine bourgeoise se montre en parfaite
concordance avec les grandes tendances euro-
péennes, elles-mêmes fortement influencées par
la cuisine française. Nous observons le même
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 107
636 GRANDCHAMP, 1883, p. 163
engouement pour les aromates indigènes, les
légumes à la mode – artichauts, champignons et
asperges – et les sauces à base de beurre. Mais la
cuisine savoyarde ne se fait pas pour autant effacer
par l’influence de la gastronomie française. Les
auteurs-cuisiniers nous proposent des recettes à
base de chamois et de marmottes, d’écrevisses de
Nantua et du « beurre de montagne qui a le goût
de noisette » 636.
Remerciements
Je tiens à adresser mes sincères remerciements à
tous ceux qui m’ont soutenue de façon profession-
nelle et personnelle lors de ce travail de recherche.
Aux membres de l’équipe du Musée Savoisien, à
l’origine de ce beau projet : Marie-Anne Guérin,
directrice ; Sébastien Gosselin, directeur adjoint ;
et Pascale Court, responsable de l’unité des
publics. Je remercie également le comité scienti-
fique, en particulier Émilie-Anne Pépy. Votre en-
thousiasme pour le sujet et votre soutien tout au
long du parcours m’ont été précieux.
Au personnel des services des archives départe-
mentales de la Savoie et de la Haute-Savoie qui
m’ont accompagnée durant des longues heures
passées en salle de lecture. À Florence Poirier, di-
rectrice des archives communales de Cluses et à
Alban Levet, directeur des archives communales
de Saint-Jean-de-Maurienne, pour leur disponibilité
et leurs conseils. Au Musée Alpin de Chamonix et
au Musée montagnard des Houches qui m’ont
ouvert les portes et m’ont donné accès aux
collections.
À ma fidèle relectrice, Elisabeth Satgé.
Et à ma famille pour leur patience, leurs encoura-
gements et leur volonté de partager ma passion
pour l’histoire de l’alimentation.
108 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
DOCUMENTS D’ARCHIVESMUSÉE ALPIN DE CHAMONIX
Coll. Musée Alpin de Chamonix, n° d’inv.
2015.0.640, Livre de comptes, Hôtel des alpes,
1874-1878
Coll. Musée Alpin de Chamonix, n° inv. 2015.0.649,
Registre des consommations individuelles de l’Hôtel
Impérial, 1876
ARCHIVES DI STATO DE TURIN
Archivio di stato, Turin, Prima Sezione, Cité et
duché d’Aoste, paquet 4 d’add., n° 7, Relation du
voyage fait en Savoye…, s.d. (circa. 1760)
ARCHIVES DÉPARTEMENTALES
DE LA SAVOIE
AD Savoie, Fond de l’Hôpital de Saint-Jean-de-
Maurienne, Livre de Compte de Vincent Rey, circa
1701-1744, fond non-classé
– Série SA
AD Savoie, SA 18, Reglement du Conseil de la Ville
de Chambéry concernant la Police, les Marchés et
Boucheries de cette Ville, 14 Aout, 1713
– Série 2B (Procès civils et criminels avant 1792)
AD Savoie, 2B 10956
AD Savoie, 2B 11555
AD Savoie, 2B 11604
AD Savoie, 2B 11746
AD Savoie, 2B 12161
AD Savoie, 2B 12915
AD Savoie, 2B 13385
AD Savoie, 2B 13544
AD Savoie, 2B 13745
AD Savoie, 2B 1900•– Série 4B
AD Savoie, 4B 1017, Livre de raison de Diane Lucie
Granery, veuve de Gaspard Costa, 1701-1706
AD Savoie, 4B 1247, Livre de raison de J.-B. Feige
– Série C
AD Savoie, C 123, Minutes de lettres adressées aux
ministres et aux administrations centrales de Turin,
par l’intendant général, sur toutes les affaires de
son ressort
AD Savoie, C 155, Correspondance de l’Intendant
général adressée au compte Granéry, 3 mars 1790
AD Savoie, C 435, État soit récapitulation du
dénombrement des personnes tant au dessus
qu’au dessous de cinq ans ; bêtes à cornes de chaque
espèce ; moutons ; brebis ; chèvres grosses et menues ;
bêtes à saler…, 1776
AD Savoie, C 579, État des observations faites sur les
apparences de recolte de l’année courante 1735 dans
la Province de Savoye
AD Savoie, C 579, Correspondance de M. Rivoire sur
une situation de disette dans les paroisses autour de
Pont de Beauvoisin, 12 mai 1790, Pont de Beauvoisin
AD Savoie, C 579, Correspondance sur l’état des ré-
coltes, le 18 Octobre 1790, Novalaise
AD Savoie, C 579, État de la récolte de l’année 1790
rière Montmeillan et les parroisses voisines
AD Savoie, C 579, Correspondance du Chatelain, 21
Octobre 1791, Chatelard
AD Savoie, C 579, Correspondance sur l’état des ré-
coltes, 23 Octobre 1791, Pont de Beauvoisin
AD Savoie, C 579, Correspondance sur l’état des ré-
coltes en Chautagne, 6 novembre 1791, Motz
AD Savoie, C 579, Correspondance, 13 Novembre
1791, Saint Jean de Maurienne
AD Savoie, C 581, Ordre du Seigneur Intendant tou-
chand les Dimes, et valleur des fons pour les paroisses,
s.d. (XVIIIe siècle)
AD Savoie, C 607, Correspondance du secrétaire de
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 109
la Compôte, en réponse à la lettre circulaire du 18
Mars 1773
AD Savoie, C 607, Correspondance du secrétaire de
Jarsy en Bauges, en réponse à la lettre circulaire du
18 Mars 1773
AD Savoie, C 607, Enquête agricole de 1773
AD Savoie, C 652, Correspondances de l’intendance
générale
AD Savoie, C 705, Placet transmis à l’intendant géné-
ral de Turin, 7 avril 1787
AD Savoie, C 822, Articles de Doüane, Entrée, &
Daçe de Grassine…
AD Savoie, C 1706, Contrôle des produits de la
douane à Chambéry, 1775
AD Savoie, C 1707, Contrôle des produits de la
douane à Chambéry, 1788
– Série F
AD Savoie, 82 F 4, Livre de raison, 1830-1838
– Série H
AD Savoie, 1H 1, Journal de ce que l’on servait sur la
table des Religieux de Bellevaux (Bauges)
AD Savoie, 1H 1, Inventaire des biens et effets dé-
pendants du Prieuré de Bellevaux, 23 mars - 18 avril
1792
– Série L
AD Savoie, L 26, Arrêté pour l’exécution des lois sur
le maximum et décision spéciale relative aux pommes
de terre, 1 Octobre 1793, 24e jour du 1er mois
de l’an II
AD Savoie, L 551, Correspondance du juge de paix
de l’arrondissement méridionale de Chambéry à
Monsieur l’auditeur au conseil d’état, Baron de l’em-
pire, préfet du département du Mont-Blanc, 12 août
1811, Chambéry
AD Savoie, L 551, Correspondance du juge de paix
du canton de Ruffieux sur la récolte de 1811, 10 sep-
tembre 1811, Motz
AD Savoie, L 551, État de la Récolte dans le départ
du Mont Blanc de l’an XII par le Préfet, 7 brumaire
an XIII
AD Savoie, L 552, Arrondissement de Morienne,
Produits présumés des récoltes de 1808
AD Savoie, L 552, Arrondissement de Morienne,
Produits présumés des récoltes de 1810
AD Savoie, L 552, Arrondissement de Morienne,
Produits présumés des récoltes de 1811
AD Savoie, L 552, Série de questions adressées à Mr
le Sous-Préfet de l’arrondissement de Maurienne sur
le produit des recoltes
AD Savoie, L 552, Correspondance du juge de
paix du canton de Ruffieux à Monsieur le préfet du
Montblanc, 11 septembre 1810, Motz
AD Savoie, L 555, Enquêtes agricoles de 1807 :
Arrondissement de Chambéry : état communal de
Ruffieux
AD Savoie, L 555, Enquêtes agricoles de 1807 :
Arrondissement de Chambéry : état communal de
Chindrieux
AD Savoie, L 1702, Instructions sur les soupes
économiques
– Série FS
AD Savoie, 1FS 654, Rapport de la commission créée
par S.M. le Roi de Sardaigne pour étudier le créti-
nisme, 1848
AD Savoie, 1 FS 699, Correspondance relative au
commerce et au transport du riz, s.d.
AD Savoie, 1 FS 707, Circulaire du Ministère des
Travaux publics, de l’Agriculture et du Commerce rela-
tive à la consommation de viande, 18 avril 1849
AD Savoie, 1 FS 707, Correspondance relative à
la statistique des bestiaux de boucherie, 15 février
1851, Aix
AD Savoie 1 FS 707, Statistiques de consommation
de viande dans le mandement de Chambéry, 1851
AD Savoie, 1 FS 707, Statistiques sur les bestiaux de
110 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
boucherie et la consommation de viande, Mandement
de Pont de Beauvoisin, 1851
AD Savoie, 1 FS 707, Statistiques sur les bestiaux de
boucherie et la consommation de viande, Mandement
de Saint Genix, 1851
AD Savoie, 1FS 707, Statistiques sur le bétail, mande-
ment de Ruffieux, 1871
ARCHIVES DÉPARTEMENTALES
DE LA HAUTE-SAVOIE
– Série C
AD Haute-Savoie, 1 C II 4 (108), Correspondance
du vice-intendant du Chablais à l’intendant général
de Savoie sur le produit de la gabelle sur la viande en
Chablais, 16 juillet 1781
AD Haute-Savoie, I C II 4 (131), Correspondance
sur l’état de la récolte dans la province du Chablais, le
5 octobre 1772
AD Haute-Savoie, 1 C II 15 (15), Correspondance
relative à la nécessité de la surveillance des bouche-
ries de Thonon, 23 novembre 1772
AD Haute-Savoie, 1 C II 72 (13), État de la récolte
en Chablais pour 1759
AD Haute-Savoie, 1 C II 72 (18), Relation sur la
recolte de l’année 1766 dans la province de Chablais
AD Haute-Savoie, 1 C II 72 (108), Correspondance
de M. Cottet, 17 septembre 1770
AD Haute-Savoie, 1 C II 73 (294), Relation sur la
Récolte perçue dans le Chablaix en 1791
AD Haute-Savoie, 1 C III 9 (68), Correspondance de
l’Intendant du Faucigny, 1749
AD Haute-Savoie, 1 C III 20 (155), Copie de la corres-
pondance de l’intendant du Faucigny, Correspondances
à Monsieur Desjaques Commis Principal des Royalles
Gabelles à Genève
AD Haute-Savoie, 1 C III 20 (159), Copie de
la correspondance de l’intendant du Faucigny,
Correspondances à Monsieur Desjaques Commis
Principal des Royalles Gabelles à Genève
AD Haute-Savoie, 1 C III 20 (160), Copie de la corres-
pondance de l’intendant du Faucigny, Correspondances
à Monsieur Desjaques Commis Principal des Royalles
Gabelles à Genève
AD Haute-Savoie, 1 C III 21 (202), Copie de la cor-
respondance de l’intendant du Faucigny
AD Haute-Savoie, 1 C III 78 (54), Lettres missives
adressées par le juge-mage de la province du Faucigny
à l’Intendant général : Vue d’ensemble sur l’état de la
récolte en blé, fruits et vignes pour l’année 1792
AD Haute-Savoie, 1 C IV 34 (15), Rapport sur les
bêtes à cornes adressé à l’Intendant général de Savoie
par l’Intendant du Genevois, 1773
AD Haute-Savoie, 1 C IV 38 (79), Correspondance
entre l’Intendant Ballada et l’Intendant Général de
Savoie, 19 Août 1782
AD Haute-Savoie, 1 C IV 178 (1), Extrait d’un mé-
moire de l’avocat fiscal au sujet de la récolte et de
l’extraction des blés à Thônes, s.d.
AD Haute-Savoie, I C IV 219 (6), Mémoire en fa-
veur des pauvres mendiants de la Roche et des envi-
rons, 2 Avril 1749
– Série H
AD Haute-Savoie, 7H 3, Chartreuse de Pomier,
Répertoire de la recette et de la dépense de l’abbaye,
1788-1792
AD Haute-Savoie, 28 H 7, Livre de comptes des
Annonciades de Thonon, commencé en 1715
AD Haute-Savoie, 37 H 10, Livres de comptes des
Ursulines de Thonon, commencé en 1730
AD Haute-Savoie, 40H 30, Menus quotidiens du
couvent des Visitandines de Thonon, 1 septembre
1725 - 31 août 1726
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 111
– Série J
AD Haute-Savoie, 10 J 58, Testament d’honnorable
Michel Coutet de Tacconnard, 1733
– Série L
AD Haute-Savoie, 4 L 40 (1), États par communes
des cultures et de la qualité des sols pour le district
de Cluses, s.d.
AD Haute-Savoie, 4 L 42 (1), Récolte de l’an second
de la république : recensement général de chaque
espéce de grains, légumes, fruit... District de Cluses.
Département du Mont Blanc
AD Haute-Savoie, 4 L 100 (23), Procès verbal du
Conseil general de la Commune de Chamonix du 29e
Brumaire an 3e de la Republique une et indivisible
AD Haute-Savoie, 4 L 102 (17), Extrait des registres
de la municipalité de Cluses, 23 octobre 1793
AD Haute-Savoie, 15 L 57 (13), Enquête agricole de
l’année 1813, Bonneville
AD Haute-Savoie, 15 L 57 (54), Arrondissement de
Bonneville : Statistiques agricoles. Notes sur la consom-
mation de viande dans l’arrondissement pour l’année
1812
AD Haute-Savoie, 15 L 58 (18), Arrondissement
de Bonneville. Tableau récapitulatif du produit en lait,
beurre et fromage pendant l’année 1812, commune
de Chamonix
AD Haute-Savoie, 15 L 58 (32), Arrondissement
de Bonneville. Tableau récapitulatif du produit en lait,
beurre et fromage pendant l’année 1812
AD Haute-Savoie, 16 L 35, Arrondissement de
Thonon : Statistique agricole tableau indicatif de la ré-
colte de 1811
AD Haute-Savoie, 16 L 36, Arrondissement de
Thonon : Réponse au questionnaire du 18 août 1812
sur la récolte en grains (septembre-décembre 1812)
AD Haute-Savoie, 16 L 37, Mémoire sur l’ancienne
agriculture au pays du Léman. Réponses de Joseph-
François Quisard à l’enquête du préfet de Barante,
1806
AD Haute-Savoie, 16 L 38 (49), Arrondissement
de Thonon. Tableau des produits des plantes et fruits
oléagineux en 1812
AD Haute-Savoie, 16 L 41 (8), Observations particu-
lieres pour Monsieur le Sousprefet sur le produit des
cerises, s.d.
AD Haute-Savoie, 16 L 74 (87), Reglement pour
l’hospice civil, cydevant hotel-dieu de Thonon… 1 fri-
maire an VII
– Série FS
AD Haute-Savoie, 1 FS 152, Circulaire sur le com-
merce du pain, Turin, 19 octobre 1850
AD Haute-Savoie, 2 FS 53, Correspondance relative
au rétablissement des taxes du pain et de la viande,
26 février 1847
AD Haute-Savoie, 2 FS 54, Correspondance entre
l’Intendant du Genevois et le Ministre de la marine,
d’agriculture et du commerce relative à la consomma-
tion des viandes, 22 février 1854
AD Haute-Savoie, 4 FS 73, Propositions faites
par la commission royale chargée de suggérer au
Gouvernement les moyens capables de détruire le cré-
tinisme, ou tout au moins d’améliorer les conditions
des différentes parties de l’État où le crétinisme est
endémique, s.d.
AD Haute-Savoie, 4 FS 257, Statistiques des produits
agricoles en Faucigny sur la récolte de 1816
AD Haute-Savoie, 4 FS 269, Réponse de la com-
mune de Marignier à une circulaire sur la maladie de
la pomme de terre, 1847
AD Haute-Savoie, 4 FS 486, Rapport fait au comice
agricole d’Anneci, sur quelques cultures printanières,
par MM. Croset-Mouchet et Amoudruz, 1847
AD Haute-Savoie, 4 FS 486, Circulaire n° 22 de l’In-
tendance générale d’Annecy sur la Culture du maïs,
23 avril 1847
AD Haute-Savoie, 4 FS 486, Correspondance adres-
sée par M. Amoudruz au directeur du Comice agricole
d’Anneci, 26 avril 1847
112 WHITNEY HAHN, LES DOSSIERS DU MUSÉE SAVOISIEN, 6-2020
ARCHIVES MUNICIPALES
DE SAINT-JEAN-DE-MAURIENNE
AM Saint-Jean-de-Maurienne, Fonds privés
Alexandre DUCROZ, livres de dépenses ménagères,
non-classés
AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 1, Livres de mer-
curiales pour le marché de la ville de Saint-Jean-de-
Maurienne, 1706-1798
AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 1, Taxe des
Danrés qui dois etre inviolablement observé…, 1743
AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 1, Taux tant de
differentes especes de pain blanc de froment, que du
pain bis de seigle…, 1749
AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 1, Livre de taux
du bled à chaque marché tenu en la ville de Saint-
Jean-de-Maurienne, 1781-1797
AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 1, Marché de
la commune de Saint Jean de Maurienne : État des
Grains et Légumes vendus sur le Marché pendant la
25 de la 3e Décade du mois de Nivose de l’an 5e de
la République Française
AM Saint-Jean-de-Maurienne, HH 5, Ordonnance
de Paul Joseph Cisa Asinari, Intendant de Maurienne,
sur la mise en place de patrouilles nocturnes dans la
ville de Saint Jean de Maurienne, 1755
AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Ville de Saint
Jean de Maurienne, État de la consommation en
viande pendant l’année 1862
AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Ville de Saint
Jean de Maurienne, État de la consommation en
viande pendant l’année 1872
AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Correspondances
entre la sous-préfecture de Saint-Jean-de-Maurienne
et le maire du canton de Saint-Jean-de-Maurienne, le
31 Janvier et le 2 Février 1863
AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, État des récoltes
en grains et autres farineux dans la commune de
Saint-Jean-de-Maurienne, 1867
AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Renseignements
statistiques sur la production fromagère, commune de
Saint-Jean-de-Maurienne, 29 juillet 1872
AM Saint-Jean-de-Maurienne, J 10, Correspondance
de la sous-préfecture de la Maurienne au Maire du
canton de Saint Jean de Maurienne, 27 décembre
1876
AM Saint-Jean-de-Maurienne, F2 28, Ministère de
l’Intérieur : Tableau récapitulatif des mercuriales
AM Saint-Jean-de-Maurienne, F2 29, Ministère de
l’Intérieur : Tableau récapitulatif des mercuriales
ARCHIVES MUNICIPALES
DE CLUSES
AC Cluses, CC 14, Boucherie, Contrat d’Acense-
ment pour l’exercice de la boucherie passé entre le
Syndic de la ville de Cluses et Jean Antoine, natif d’An-
necy, bourgeois et habitant de Cluses, 1757
AM Cluses, HH 2, Correspondance de L’intendant
général au Premier Syndic de la Ville de Cluses, 22
Juillet 1771
AM Cluses, HH 2, Ravitaillement, Correspondance
de l’intendant général au premier syndic de la ville
de Cluses, le 22 juillet 1771
AC Cluses, HH 1, Délibération du Noble Conseil de
Cluses aux fins de recourir à Monsieur L’intendant de
Faucigny pour se procurer un fond pour faire emplette
de froment, 3 janvier 1790
AC Cluses, HH 1, Supplique au Conseil de la ville de
Cluses relative au prix de la viande dans les bouche-
ries de la ville, 1791
AM Cluses, F 11, Questionnaire de l’Enquête agricole
de 1862 pour la commune de Cluses
AC Cluses, F 11, Questionnaire de l’enquête agricole
de 1892 pour la commune de Cluses
AC Cluses, F 19, Lettre de l’Intendant du Faucigny
suivant la disette de 1816, le 31 Octobre 1816
AM Cluses, F 32, Avis du Conseil de la Ville de Cluses
relatif aux prix du pain et de la viande, 15 juillet 1816
ÉTUDE HISTORIQUE SUR L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET CULINAIRES EN PAYS DE SAVOIE (XVIIIE - XIXE SIÈCLES) 113
AC Cluses, I 1, Statuts de police locale, Règlement de
police de 1774, édition de 1825
AC Cluses, Q 33, Aide aux indigents : distribution de
soupes
AC Cluses, Q 37, Acte du Conseil de la Ville de Cluses
relatif aux mesures à prendre suite à la disette de
1816-1817 (brouillon)
AC Cluses, Q 37, Extrait du Régistre des actes consu-
laires de la ville de Cluses, Février 1817
AC Cluses, Q 37, Déclarations de dommages des
particuliers suite à l’inondation de 1860
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Dictionnaire savoyard, Annecy, Abry, 1902, 443 p.
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• DAQUIN Joseph, Topographie médicale de la ville
de Chambéry et de ses environs, Chambéry, M. F.
Gorrin, 1787, 152 p.
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• Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Vve J. B.
Coignard et J. B. Coignard, 1694
• Dictionnaire de l’Académie française, 4e éd., Paris,
Vve B. Brunet, 1762
• Dictionnaire universel françois et latin : contenant la
signification et la définition tant des mots de l’une
et de l’autre langue, avec leurs différens usages que
des termes propres de chaque état et de chaque
profession, Paris, Compagnie des libraires asso-
ciés, 1752
• FERAUD Jean-François, Dictionnaire critique de la
langue française, Marseille, 1787
• GRANDCHAMP Mique, Le Cuisinier à la bonne
franquette, Annecy, J. Dépollier & Cie, 1883, 950 p.
• GUYOT Pierre-Jean-Jacques-Guillaume,
CHAMFORT Sébastien-Roch-Nicolas de, et al.,
Le grand vocabulaire françois, Paris, C. Panckoucke,
1767-1774
• Loix et constitutions de Sa Majesté le roi de
Sardaigne publiées en 1770, tomes I et II, Paris,
1771
• LULIN Charles, Des associations rurales pour la
fabrication du lait connues en Suisse sous le nom de
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sur l’ancienne agriculture au pays du Léman.
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Gênes et à la Corniche, Paris, Victor Lecou, 1854,
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alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie,
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l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, pp. 717-723
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Massimo (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris,
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mythifier le porc familial d’Ancien Régime ? » in
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Martinus Nijhoff, 1976, 2e éd., Londres, Anthem,
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approvisionnement dans la France d’Ancien Régime,
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• KAPLAN Steven, Raisonner sur les blés : essais
sur les Lumières économiques, Paris, Fayard, 2017,
868 p.
• LANSARD Monique, « L’alimentation dans les
communautés religieuses en Savoie au XVIIIe
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associations : actes du XXXIe Congrès des sociétés
savantes de Savoie, Annecy, Académie Salésienne,
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