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Madame de Staël Trois nouvelles

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Madame de Staël

Trois nouvellesÉDITION ÉTABLIE ET PRÉSENTÉE

PAR MARTINE REID

Gallimard

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© Éditions Gallimard, 2009.

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PRÉSENTATION

Richesse, talent, notoriété, parents célèbres,amis et amants illustres, rien ne semble avoirmanqué à Mme de Staël. Figure intellectuellede premier plan, grande voyageuse, salonnièreéblouissante, elle réussit à être romancière, histo-rienne et mémorialiste, essayiste et épistolière dehaut vol, mais aussi à peser, comme peu de sescontemporains le firent, sur les débats d’idéesqui marquèrent durablement la préparation de laRévolution, son déroulement jusqu’à la Terreur,puis la lente accession au pouvoir de celui quiallait devenir son ennemi personnel, Bonaparte.

À Paris, Rome, Vienne, Moscou, Stockholm etLondres, à Genève, Lausanne et Coppet, la fille deNecker est partout chez elle et partout fêtée, nonsans susciter de fortes jalousies et des commen-taires parfois calomnieux. Jugée provinciale dansses manières comme dans les tenues qu’elleaffiche (elle affectionne les turbans et les robes decouleurs vives), elle choque par sa liberté de ton

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et de pensée. Assez mouvementée sentimenta-lement, sa vie privée alimente les médisances,sa production littéraire lui vaut de sérieux en-nuis, ses idées libérales, sa célébration de Rous-seau, plus tard sa défense de Marie-Antoinetteet ses considérations sur la Révolution sont loind’emporter toujours l’adhésion. De naturel en-thousiaste et curieux, sûre de ses charmes et del’acuité de son jugement, ambitieuse pour lesautres autant que pour elle-même, Mme de Staël,à l’évidence, n’entend pas passer inaperçue : toutesa vie, elle proclamera haut et fort le droit desindividus, hommes et femmes, à la plus par-faite liberté de parole et de conduite. Il lui seraparfois rappelé, brutalement, qu’elle n’occupe au-cune fonction politique, qu’elle n’est pas fran-çaise, qu’elle est l’épouse d’un diplomate suédois,comme telle tenue à plus de réserve et de modé-ration. Elle n’en ira pas moins fièrement sonchemin, non sans chagrins personnels et sans dif-ficultés d’ordre essentiellement politique : à par-tir de 1795, elle sera difficilement tolérée sur lesol français et ne reviendra s’installer à Paris qu’àla chute de l’Empire, peu de temps avant sa mort.

Fille unique du puissant directeur général desFinances de Louis XVI, Mlle Necker est d’abordune jeune personne comblée, à l’éducation solidemais un peu désordonnée. Très instruite, sa mères’emploie tôt à la faire briller dans son salon oùsa vivacité et son intelligence sont remarquées.« [Elle] n’était pas jolie, se souvient Mme de Gen-

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lis dans ses Mémoires elle était très animée et par-lait beaucoup trop, mais avec esprit. [...]Mme Necker l’avait fort mal élevée, en lui laissantpasser dans son salon les trois quarts de la jour-née [...] ; les beaux esprits dissertaient avec ma-demoiselle Necker sur les passions et l’amour. [...]Elle apprit à parler vite et sans beaucoup réfléchir,et c’est ainsi qu’elle a écrit. » En 1786, Mlle Nec-ker troque à jamais son patronyme suisse pourcelui de Staël. À vingt ans, elle épouse l’ambassa-deur du roi de Suède à Paris et, quoi qu’il arriveensuite (ses nombreuses liaisons, ses enfantsadultérins, sa séparation d’avec son mari en 1800et son remariage tardif), Mme de Staël elle res-tera, pour le monde comme pour la littérature.

Mme de Staël admire depuis longtemps Jean-Jacques Rousseau quand elle a l’idée d’en dé-fendre la mémoire et le génie par écrit. Peu detemps après son mariage, en 1788, elle rédige despropos sur le grand homme et les fait circulersous forme manuscrite, ce qui est alors pratiquecourante ; les Lettres sur les écrits et le caractèrede Jean-Jacques Rousseau sont bientôt publiéessans son aveu, si l’on en croit la préface qu’elledonne pour la réédition de l’ouvrage en 1814. « Cehasard, poursuit-elle, m’entraîna dans la carrièrelittéraire. » Coquetterie, parade, fausse modestie ?Ce type de dénégation se retrouve chez nombre defemmes de lettres. La publicité n’est pas souhai-table pour une femme, la publicité de la publica-tion moins que toute autre. Les femmes ne font

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pas en littérature ce que font les hommes ; il seraitmême préférable qu’elles ne cherchent pas à yoccuper quelque place, tout le monde en convient.Dans la préface qui vient d’être citée, loin de pas-ser le fait sous silence, Mme de Staël le dénonceexplicitement : « Beaucoup d’hommes préfèrentles femmes uniquement consacrées aux soins deleur ménage, fait-elle observer ; et pour plus de sû-reté à cet égard, ils ne seraient pas fâchés qu’ellesfussent incapables de comprendre autre chose. »Elle rapporte ensuite l’idée qui prévaut dans cedomaine : « Nous n’excluons pas, dira-t-on, laculture d’esprit dans les femmes, mais nous nevoulons pas que cet esprit leur inspire le désird’être auteurs, de se distraire ainsi de leursdevoirs naturels, et d’entrer en rivalité avec leshommes, tandis qu’elles sont faites seulementpour les encourager et les consoler. » Dans De lalittérature, publié en 1800, elle a dénoncé le sortréservé aux femmes auteurs, le comparant à celuides parias de l’Inde. « Examinez l’ordre social,observe-t-elle, [...] et vous verrez bientôt qu’il esttout entier armé contre une femme qui veut s’éle-ver à la hauteur de la réputation des hommes. Dèsqu’une femme est signalée comme une personnedistinguée, le public en général est prévenu contreelle. [...] Un homme supérieur déjà effarouche ;mais une femme supérieure, s’éloignant encoreplus du chemin frayé, doit étonner, et par consé-quent importuner davantage. » Cette forteconscience de la difficulté d’exister en littérature

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en tant que femme se retrouvera tout au long deson œuvre.

Les trois nouvelles qu’on va lire précèdent l’en-trée officielle de Mme de Staël en littérature. Sil’on en croit ses propres déclarations à cet égard,elles auraient été composées alors qu’elle n’avaitpas vingt ans, c’est-à-dire avant 1786. Elles serontpubliées en 1795, accompagnées de l’Essai sur lesfictions et d’un bref texte en vers, Épître au mal-heur ou Adèle et Édouard, « écrite sous la tyranniesanglante qui a déchiré la France ». Ces petitesfables sentimentales possèdent déjà toutes lescaractéristiques des deux grands romans à venir,Delphine (1802) et Corinne (1807) : les femmes ysont fortes, les hommes aimables mais souventfaibles, les relations sentimentales dramatiques etcondamnées à l’échec. Dans toutes ses œuvres defiction, mais aussi dans De l’influence des passionssur le bonheur des individus et des nations auquelelle semble avoir commencé à travailler à peu prèsà la même époque, Mme de Staël donne de la pas-sion amoureuse une image puissante et tragique.Littéralement vitale (avant on végète, après on selaisse mourir), celle-ci plonge d’abord les person-nages dans un bonheur ineffable, ce que souli-gnent les scènes de déclaration d’amour et lesserments exaltés qui en résultent, avant de lesprécipiter dans les affres de la jalousie, dans ledésespoir et la mort. Nécessairement dévasta-teur, naturellement mortifère, l’amour procèdeen emportant tout sur son passage, comme s’il ne

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pouvait y avoir en ce monde ni repos, ni douceur,ni tendresse durable. Fortement mélancolique, laposition personnelle de Mme de Staël, aussidépressive sans doute qu’elle-même se plaît àparaître au-dehors impérieuse et brillante, dési-reuse de plaire à tout le monde et de tout obtenir,se donne déjà à entendre au travers des figuressombres de Mirza la jeune sauvage, Adélaïde lafrivole ou Pauline la mal mariée.

La référence à l’esclavage souligne encore lesentiment de profonde aliénation de l’amoureuse,victime d’un destin apparemment inéluctable.Toutefois, elle dépasse ici la simple métaphore.Mirza comme Histoire de Pauline font directementallusion au commerce triangulaire qui, dans l’undes plus brutaux rapports de force jamais mis enplace, lie la France à l’Afrique et l’Afrique auxAntilles. Dans ces deux nouvelles, Mme de Staëlne se contente pas de rappeler l’existence de l’es-clavage mais prend résolument parti en faveur desa disparition. À l’époque, un tel discours n’est pasexceptionnel : Montesquieu, dans L’Esprit des lois(1748), et Voltaire, dans Candide (1759), lecondamnaient déjà ; au cours des années 1780 lespartisans de l’abolition de l’esclavage, Condorcet,Brissot, Raynal, l’abbé Grégoire, Mirabeau ouNecker — le propre père de Mme de Staël — fontentendre leur voix et obtiendront gain de cause en1794. C’est dire si, lors de la publication des textesen 1795, la question est d’actualité. L’originalitéde la démarche de Mme de Staël, qui ne va

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d’ailleurs pas sans quelque contradiction et naï-veté, tient surtout à l’idée de s’en servir dans uncadre fictif, vraisemblablement juste avantZamore et Mirza (1788) et L’Esclavage des Noirs(1792) d’Olympe de Gouges — si, comme elle leprétend, ses propres textes sont antérieurs à1786 —, bien avant le bref roman de Mme deDuras, Ourika (1823) ou Tamango de Mérimée(1829).

Mirza, Ourika, Théodore, Pauline, Édouard,Ziméo, les prénoms des personnages des nou-velles de Mme de Staël font écho à ceux de Mon-tesquieu, Voltaire, Saint-Lambert, Mme de Genliset (peut-être) Olympe de Gouges ; ils seront reprispar Mme de Duras et George Sand, qui ont, l’unecomme l’autre, une excellente connaissance deson œuvre. Ces nouvelles font ainsi office derelais dans la vaste production littéraire liant leXVIIIe siècle au siècle suivant. Dans Essai sur lesfictions, qui accompagne l’édition des trois nou-velles, Mme de Staël souligne le sentiment de pas-sage d’un temps à un autre, d’une esthétique à uneautre. Dans cette perspective, elle milite pour unelittérature nationale débarrassée des modèles an-tiques ; elle célèbre aussi les littératures anglaise,allemande, italienne ou espagnole, qui possèdentchacune leur génie propre et constituent pour l’es-prit humain un fonds d’une richesse exception-nelle. Désormais, littérature, histoire et politiquesont directement liées ; les idées fortes portées parla Révolution et auxquelles le libéralisme sert, à

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sa manière, de chambre d’écho, se retrouvent enlittérature et le roman, mieux que tout autre genrelittéraire, sait en faire entendre la radicalité. SiMme de Staël n’est pas la première à s’exprimersur le roman (elle n’ignore ni les propos de Dide-rot ni ceux de Marmontel sur le sujet), elle nemanifeste pas moins une réelle originalité quandelle valorise cette forme d’expression, posant pourprincipe que l’imagination, n’en déplaise aux pen-seurs classiques, est une fort heureuse faculté.Substituant aux peines de l’existence des « jouis-sances indépendantes », le roman qui en procèdeapporte un véritable bonheur aux « âmes ardenteset sensibles ». Elle-même grande lectrice, Mme deStaël place la question de l’effet de la lecture aucentre de ses propos sur la fiction. Si le but duroman est d’ordre moral, fait-elle observer, sonrôle est aussi de distraire, de soulager, d’enchan-ter et même d’emporter si loin dans la rêverieque les difficultés de la vie sont pour un tempsoubliées : avant tout, le roman doit posséder ce« don d’émouvoir », marque du véritable génie. Cen’est pas le moindre talent de l’une des grandesfemmes de la littérature française d’y avoir réussià son tour, offrant à ses lecteurs et lectrices, entredes considérations sur les passions, sur la littéra-ture et sur le devenir de l’Europe après la Révo-lution, quelques inoubliables histoires d’amouraux couleurs sombres du romantisme naissant.

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NOTE SUR LE TEXTE

Mirza ou Lettre d’un voyageur, Adélaïde et Théodore,Histoire de Pauline ont paru pour la première fois dansRecueil de morceaux détachés (Lausanne, Chez Durand,Ravanel et Cie, 1795). Nous reproduisons ces textesdans la version définitive qui en a été donnée en 1820dans les Œuvres complètes de Mme la baronne de Staël-Holstein, Paris, Didot, tome 1, p. 62-101.

Les notes de l’auteur sont appelées par un astérisque,celles de l’éditrice par un chiffre.

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TROIS NOUVELLES

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PRÉFACE DE 1795

On comprendra bien je pense que l’Essai sur lesfictions [...] a été composé après les trois nouvellesque je publie ici ; aucune ne mérite le nom deroman ; les situations y sont indiquées plutôt quedéveloppées, et c’est dans la peinture de quelquessentiments du cœur qu’est leur seul mérite. Jen’avais pas vingt ans quand je les ai écrites, etla révolution de France n’existait point encore. Jeveux croire que depuis mon esprit a acquis assezde force pour se livrer à des ouvrages plus utiles ;on dit que le malheur hâte le développement detoutes les facultés morales ; quelquefois je crainsqu’il ne produise un effet contraire, qu’il ne jettedans un abattement qui détache et de soi-mêmeet des autres. La grandeur des événements quinous entourent, fait si bien sentir le néant despensées générales, l’impuissance des sentimentsindividuels, que, perdu dans la vie on ne sait plusquelle route doit suivre l’espérance, quel mobi-le doit exciter les efforts, quel principe guidera

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désormais l’opinion publique, à travers les erreursde l’esprit de parti, et marquera de nouveau danstoutes les carrières le but éclatant de la véritablegloire.

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Mirza ou Lettre d’un voyageur

Permettez que je vous rende compte, Madame,d’une anecdote de mon voyage *, qui peut-êtreaura le droit de vous intéresser. J’appris à Gorée 1,il y a un mois, que M. le gouverneur 2 avait dé-terminé une famille nègre à venir demeurer àquelques lieues de là, pour y établir une habita-tion pareille à celles de Saint-Domingue, se flat-tant sans doute, qu’un tel exemple exciterait lesAfricains à la culture du sucre ; et qu’attirant chezeux le commerce libre de cette denrée, les Euro-péens ne les enlèveraient plus à leur patrie, pour

* Cette anecdote est fondée sur des circonstances de la traite desnègres, rapportées par les voyageurs au Sénégal.

1. Située au large de la côte sénégalaise, cette île a servi dansla seconde moitié du XVIIIe siècle de lieu d’embarquement desesclaves pour l’Amérique et les Antilles. Elle abrite aujourd’hui laMaison des esclaves, qui sert de musée et de lieu de mémoire del’esclavage. Elle était occupée par les Français depuis 1783.

2. Mme de Staël doit faire allusion aux récits du chevalier deBoufflers, alors gouverneur du Sénégal (cf. Lettres d’Afrique àMme de Sabran, Arles, Actes Sud, « Babel », 1998). Le scénarioqu’elle imagine ne semble pas correspondre à quelque réalité.

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leur faire souffrir le joug affreux de l’esclavage.Vainement les écrivains les plus éloquents onttenté d’obtenir cette révolution de la vertu deshommes, l’administrateur éclairé désespérantde triompher de l’intérêt personnel, voudrait lemettre du parti de l’humanité, en ne lui faisantplus trouver son avantage à la braver : mais lesnègres imprévoyants de l’avenir pour eux-mêmes,sont plus incapables encore de porter leurs pen-sées sur les générations futures, et se refusent aumal présent, sans le comparer au sort qu’il pour-rait leur éviter. Un seul Africain délivré de l’es-clavage par la générosité du gouverneur, s’étaitprêté à ses projets ; prince dans son pays, quelquesnègres d’un état subalterne l’avaient suivi, etcultivaient son habitation sous ses ordres. Jedemandai qu’on m’y conduisît. Je marchai unepartie du jour, et j’arrivai le soir près d’une mai-son que des Français, m’a-t-on dit, avaient aidéà bâtir, mais qui conservait encore cependantquelque chose de sauvage. Quand j’approchai, lesnègres jouissaient de leur moment de délasse-ment ; ils s’amusaient à tirer de l’arc, regrettantpeut-être le temps où ce plaisir était leur seuleoccupation. Ourika 1, femme de Ximéo (c’est lenom du nègre chef de l’habitation), était assise àquelque distance des jeux, et regardait avec dis-traction sa fille âgée de deux ans, qui s’amusait à

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1. Ce prénom est aussi celui que Mme de Duras donnera à l’hé-roïne de son roman écrit en 1822.