tristan et isolde : le duo d’amour · pdf fileune négation de la volonté,...

11
Tristan et Isolde : le duo d’amour Introduction : Ce drame lyrique n’est autre que la fusion exacerbée de deux thèmes majeurs : Eros et Thanatos, dans lesquels s’unissent Tristan et Isolde. Grâce au contexte romantique de la nuit par laquelle les amants se retrouvent, le célèbre duo d’amour entre les deux protagonistes a laissé dans l’histoire de la musique une place unique et originale pour être le plus long de l’histoire de la musique. Le dialogue du premier acte se transforme ici en un duo qui s’éternise, avant que les amants ne soient interrompus par le roi Marke et ses gardes. Situé dans la scène 2 de l’acte II qui se déroule dans la forêt des Cornouailles, il symbolise l’extase amoureuse. Célèbre comme le fut l’histoire de Roméo et Juliette ou encore d’Abélard et Héloïse, « le poème de Tristan et Isolde dépasse les autres poèmes de l'amour comme l'œuvre de Richard Wagner dépasse celle des autres auteurs de son siècle : de la hauteur d'une montagne » 1 . Influencé par les idées de Schopenhauer qu’il corrigea cependant par la suite 2 , Wagner y ajoute une dimension métaphysique nouvelle dans laquelle l’amour tragique et transfiguré devient œuvre totale. Dans une lettre à Liszt, il écrivit : « Je veux encore élever au plus beau de tous les rêves un monument où, depuis le commencement jusqu’à la fin, cet amour s’accomplira cette fois jusqu’à saturation: j’ai dans la tête l’ébauche d’un Tristan und Isolde, le projet musical le plus simple, mais le plus rempli de sève qui soit » 3 . Si beaucoup ont pu rapprocher la liaison platonique de Wagner avec Mathilde Wesendonck, d’autres musicologues ont un avis différent comme Christian Merlin qui précise : « le biographique s'efface devant l'œuvre : Wagner n'a pas écrit Tristan parce qu'il était amoureux ; il est tombé amoureux parce qu'il écrivait Tristan ». Cependant, les lettres du compositeur à cette dernière nous orientent déjà dans l’atmosphère tragique de son drame lyrique : « Vouons nous à cette belle mort, qui enveloppe et apaise toutes ces aspirations, tous ces désirs ! Mourons bienheureux, avec un regard lumineux et calme » 4 . Dans une autre lettre, Wagner rappelait encore : « Ainsi tu me vouas à la mort afin de me donner la vie ; ainsi je reçus ta vie afin de quitter le monde avec toi, souffrir avec toi, mourir avec toi » 5 . C’est donc au moment où le paroxysme amoureux de Wagner est au plus haut qu’il entreprend à Venise la composition du second acte, entre les mois de juillet et novembre 1858, une fois les esquisses terminées qu’il avait faites à Zurich. Wagner commence à composer le deuxième acte le 4 mai 1858, peu avant son exil à Venise qui l’oblige à s’éloigner de Mathilde. Le 22 décembre, il écrivait à Mathilde à propos de la deuxième partie du duo d’amour : « Depuis trois jours je n’ai dans l’âme que ce passage "Celui que tu as embrassé, celui auquel tu as 1 Citation de Romain Rolland. 2 Dès le 1 er décembre 1858, pendant la composition de l’Hymne à la nuit. 3 Lettre à Franz Liszt, datée de 1854. 4 Lettre de Richard Wagner à Mathilde Wesendonck, datée du 6 juillet 1858. 5 Lettre de Richard Wagner à Mathilde Wesendonck, datée du 18 septembre 1858.

Upload: voque

Post on 16-Mar-2018

213 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

Page 1: Tristan et Isolde : le duo d’amour · PDF fileune négation de la volonté, ... affirmation intense de la volonté. Car la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on

Tristan et Isolde : le duo d’amour

Introduction :

Ce drame lyrique n’est autre que la fusion exacerbée de deux thèmes majeurs : Eros et

Thanatos, dans lesquels s’unissent Tristan et Isolde. Grâce au contexte romantique de la nuit

par laquelle les amants se retrouvent, le célèbre duo d’amour entre les deux protagonistes a

laissé dans l’histoire de la musique une place unique et originale pour être le plus long de

l’histoire de la musique. Le dialogue du premier acte se transforme ici en un duo qui

s’éternise, avant que les amants ne soient interrompus par le roi Marke et ses gardes. Situé

dans la scène 2 de l’acte II qui se déroule dans la forêt des Cornouailles, il symbolise l’extase

amoureuse. Célèbre comme le fut l’histoire de Roméo et Juliette ou encore d’Abélard et

Héloïse, « le poème de Tristan et Isolde dépasse les autres poèmes de l'amour comme l'œuvre

de Richard Wagner dépasse celle des autres auteurs de son siècle : de la hauteur d'une

montagne »1. Influencé par les idées de Schopenhauer qu’il corrigea cependant par la suite

2,

Wagner y ajoute une dimension métaphysique nouvelle dans laquelle l’amour tragique et

transfiguré devient œuvre totale. Dans une lettre à Liszt, il écrivit : « Je veux encore élever au

plus beau de tous les rêves un monument où, depuis le commencement jusqu’à la fin, cet

amour s’accomplira cette fois jusqu’à saturation: j’ai dans la tête l’ébauche d’un Tristan und

Isolde, le projet musical le plus simple, mais le plus rempli de sève qui soit »3.

Si beaucoup ont pu rapprocher la liaison platonique de Wagner avec Mathilde

Wesendonck, d’autres musicologues ont un avis différent comme Christian Merlin qui

précise : « le biographique s'efface devant l'œuvre : Wagner n'a pas écrit Tristan parce qu'il

était amoureux ; il est tombé amoureux parce qu'il écrivait Tristan ». Cependant, les lettres du

compositeur à cette dernière nous orientent déjà dans l’atmosphère tragique de son drame

lyrique : « Vouons nous à cette belle mort, qui enveloppe et apaise toutes ces aspirations, tous

ces désirs ! Mourons bienheureux, avec un regard lumineux et calme »4. Dans une autre

lettre, Wagner rappelait encore : « Ainsi tu me vouas à la mort afin de me donner la vie ; ainsi

je reçus ta vie afin de quitter le monde avec toi, souffrir avec toi, mourir avec toi »5. C’est

donc au moment où le paroxysme amoureux de Wagner est au plus haut qu’il entreprend à

Venise la composition du second acte, entre les mois de juillet et novembre 1858, une fois les

esquisses terminées qu’il avait faites à Zurich. Wagner commence à composer le deuxième

acte le 4 mai 1858, peu avant son exil à Venise qui l’oblige à s’éloigner de Mathilde. Le 22

décembre, il écrivait à Mathilde à propos de la deuxième partie du duo d’amour : « Depuis

trois jours je n’ai dans l’âme que ce passage "Celui que tu as embrassé, celui auquel tu as

1 Citation de Romain Rolland.

2 Dès le 1

er décembre 1858, pendant la composition de l’Hymne à la nuit.

3 Lettre à Franz Liszt, datée de 1854.

4 Lettre de Richard Wagner à Mathilde Wesendonck, datée du 6 juillet 1858.

5 Lettre de Richard Wagner à Mathilde Wesendonck, datée du 18 septembre 1858.

Page 2: Tristan et Isolde : le duo d’amour · PDF fileune négation de la volonté, ... affirmation intense de la volonté. Car la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on

souri" – et "Dans tes bras, consacré à toi", etc. »6. Serge Gut rappelle cependant que « Wagner

avait alors renoncé à la réalisation de son amour avec Mathilde, mais il l’aimait toujours avec

autant de passion. Aussi l’hymne débute-t-il avec beaucoup de douceur, de tendresse, de

chaude intimité, ce qui est rare dans cette partition »7.

Le livret écrit par Wagner a également toute son importance tant le texte et la musique

se confondent sans en oublier leur légitimité réciproque. C’est par l’intermédiaire des deux

grands rôles majeurs que Wagner évoque le désir démultiplié qui transcende au-delà de la

mort. Mais surpassant la tragédie d’un amour impossible, celui-ci perdure dans l’éternité tout

en symbolisant l’union infaillible transmise par la légende médiévale. Ce dialogue fait

fusionner deux états d’âme qui ne sont au fond qu’une même passion. Les paroles sont ainsi

échangées, inversées, comme un personnage unique. Cette scène n’a été possible que grâce au

philtre d’amour préparé par Brangaine, alors qu’il aurait dû s’agir d’un philtre de mort comme

l’aurait voulu Isolde tombée secrètement amoureuse de Tristan, ce dernier devant la ramener

auprès du roi Marke. Ce philtre ne servit qu’à faire apparaitre au grand jour leurs sentiments

réciproques préexistants. Pour souligner cette grandeur sentimentale, Wagner a donc enlevé

toutes les actions possibles de ce gigantesque duo afin de suspendre le temps.

Voici quelques extraits textuels qui montrent bien l’amour-passion des amants. Tristan chante

puis Isolde, mais ils sont interrompus par le second chant de Brangaine :

So stürben wir, Ainsi nous mourrions

um ungetrennt, pour n'être plus séparés,

ewig einig éternellement unis,

ohne End', sans fin,

ohn' Erwachen, sans réveils,

ohn' Erbangen, sans crainte,

namenlos oubliant nos noms

in Lieb' umfangen, embrassés dans l’amour,

ganz uns selbst gegeben, donnés entièrement l’un à l’autre

der Liebe nur zu leben ! pour ne plus vivre que l’amour !

6 Richard Wagner à Mathilde Wesendonck, p. 117.

7 Serge Gut, Tristan et Isolde, Paris, Arthème Fayard, 2014, p. 19.

Page 3: Tristan et Isolde : le duo d’amour · PDF fileune négation de la volonté, ... affirmation intense de la volonté. Car la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on

Dans un autre passage de ce duo, Isolde souligne « ce petit mot plein de douceur : et » qui

traduit bien la conception fusionnelle de l’un plus l’autre, dans la tonalité de la b majeur.

Doch uns’re Liebe, Mais notre amour

heißt sie nicht Tristan ne s’appelle-t-il pas Tristan

Und, – Isolde ? et Isolde ?

Dies süße Wörtlein : und Ce doux petit mot : et,

was es bindet, avec ce qu’il lie,

der Liebe Bund, lien de l’amour,

wenn Tristan stürb’, si Tristan mourait,

zerstört’ es nicht der Tod ? la mort ne le détruirait-elle point ?

La conception wagnérienne rejoint « l’amour inné » de Platon dans laquelle chaque être

humain est à la recherche de sa moitié pour ne faire qu’un. Wagner l’exprimait ainsi :

« Siegfried lui-même n’est pas l’être humain complet ; il n’est qu’une moitié, ce n’est

qu’avec Brünnhilde qu’il devient le Rédempteur ; un seul ne peut rien ; il faut être

plusieurs, et la femme qui se sacrifie devient, à la fin, la véritable rédemptrice

consciente : car l’amour c’est, en somme, l’éternel féminin même. 8»

Ayant lu Le monde comme volonté et représentation au moment de la conception de son

drame lyrique, on retrouve dans le texte certaines notions très schopenhaueriennes. En effet,

l’homme étant condamné à souffrir pour ne pas satisfaire ses désirs profonds, il doit accomplir

la négation de sa Volonté afin de se libérer du poids de son insatisfaction. La mort devient

l’unique échappatoire aux souffrances vécues et l’amour ne pouvant être pleinement satisfait

trouve son salut dans la fusion des amants par-delà la mort. Pour ne plus souffrir, l’être

humain a besoin du désir de mort. C’est ce désir ultime que Wagner a magnifiquement décrit

dans ce duo et dans la mort d’Isolde9, la mort symbolisant la délivrance de toute passion

amoureuse. Ce désir de mort est nettement visible par la réaction de Tristan qui se jette sur

l’épée de Melot par désespoir. Le philosophe allemand écrit d’ailleurs que « bien loin d’être

une négation de la volonté, le suicide est une marque d’affirmation intense de la volonté. Car

la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on a horreur des maux de la vie, mais en

ce qu’on en déteste les jouissances. Celui qui se donne la mort voudrait vivre ; il n’est

mécontent que des conditions dans lesquelles la vie lui est échue ». Cependant, là où la

version de Schopenhauer rejoint une dimension nettement tragique et pessimiste, celle de

Wagner s’y distingue en transformant cette fin dramatique en une renaissance par-delà la

mort. Cette transcendance métaphysique est nommée nirvâna par Serge Gut. Le duo de

Tristan et Isolde, excepté quelques éléments dont nous venons de parler, se rapproche

essentiellement de la philosophie de Schopenhauer, contrairement aux autres couples de ces

opéras davantage plus proches de la philosophie de Feuerbach. Cependant, en rajoutant le

8 Sämtliche Briefe, vol. 6, p. 68, trad. de l’allemand par Jean-Jacques Nattiez, Tétralogies, Paris, Christian

Bourgeois, 1983, p. 276. 9 Le terme original avant la traduction de Liszt était Verklärung, la transfiguration d’Isolde.

Page 4: Tristan et Isolde : le duo d’amour · PDF fileune négation de la volonté, ... affirmation intense de la volonté. Car la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on

thème du jour lors de l’introduction du deuxième acte, il entrait en conflit avec la conception

du philosophe, faisant ainsi du Vouloir-vivre l’antithèse de la mort.

Le début du duo a comme modèle les seize premières mesures du lied Träume des

Wesendonck-Lieder10

, transposé à la tierce mineure supérieure par Wagner. Chacun sait que

Wagner voulait supprimer les différents effectifs afin de s’éloigner au mieux de l’opéra à

numéros et créer ainsi une mélodie continue. Or, pour composer ce drame d’amour, le duo

revient jusqu’à s’imposer et devenir le fil conducteur de la trame dramatique. Sur la

conception créatrice de ce duo, Serge Gut affirme : « Toute la première partie du duo d’amour

(mesures 549-634) n’est alors écrite que sur une seule portée. Autrement dit, il n’y a qu’une

ligne mélodique directrice composée, et c’est celle-ci qui fut pensée la première. Et ce n’est

qu’au moment de la composition de l’esquisse orchestre – à Venise – que Wagner

contrepointa cette ligne pour obtenir un duo »11

. Cependant, si le duo est l’essence première

de la seconde scène du deuxième acte, il alterne avec une autre forme qu’est le dialogue. D’un

point de vue formel, Serge Gut a divisé la grande scène du duo en trois parties12

et sous-

parties :

Partie 1 : mes. 76 à 548.

Partie 2 : mes. 548 à 1631.

- Réunion des deux amants et malédiction du jour : mes. 548-1116.

Section 1 : mes. 549-654.

Section 2 : mes. 655-1034.

Section 3 : mes. 1036-1116.

- Hymne à la nuit : mes. 1117-1631, divisé en 3 sections.

Partie 3 : mes. 1631 à 2051 : arrivée du roi Marke.

Au vu de la complexité des éléments, nous pouvons résumer la partie 2 qui est la plus

significative, en indiquant seulement les tonalités importantes :

Partie 2

Numéro de

section Section 1 Section 2 :

opposition jour/nuit

Section 3 : Transition vers

l’hymne à la nuit

Tonalités Do majeur La b M ; ré b M

Eléments

musicaux

Longues tenues

chantées dans l’aigu

+ contre-ut aigu.

Dissonances d’octaves

Syncopes

Apaisement progressif

Thèmes Chant d’amour Thèmes du Jour Nouveau thème : La

mort libératrice

(Lavignac)

10

Serge Gut, op. cit., p. 71. 11

Ibid., p. 65. 12

Ibid., p. 69.

Page 5: Tristan et Isolde : le duo d’amour · PDF fileune négation de la volonté, ... affirmation intense de la volonté. Car la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on

l’hymne à la nuit : le point culminant

Section 1 Section 2 Section 3

La b M Sol b M ; la b M Si M Si M

L’entrée dans

la nuit

+ thème du

jour et du

désir

Chant 1

Brangaine

L’amour au-delà

de la mort +

thème la félicité

+ thème de la

mort d’amour

Chant 2

Brangaine

Unis dans la mort

Musique

reprise du lied

Träume.

Qualité

orchestrale

+ harpe

+divisions

des cordes

mes. 1377-1400 =

mes. 1600-1632

de l’Acte III.

Avertissement

aux amants

Thème de la

transfiguration

+ musique mes. 1530-

1630 = mes. 1632-1680

de l’Acte III

Le minutage respectif de chaque partie établi par Dominique Jameux indique que la seconde

partie est de loin la plus longue, puisqu’elle représente « le centre lyrique de toute la

construction »13

.

A propos de l’art de la transition, Wagner évoquait précisément cette scène : « Mon plus

grand chef-d’œuvre dans cet art subtil de la transition progressive est certainement la grande

scène du deuxième acte de Tristan et Isolde. Le début de la scène exprime la vie débordante

en ses passions les plus véhémentes : la fin, le désir le plus solennel, le plus profond, de la

mort »14

. Cette transition magnifique atteint son paroxysme dès la mesure 1117 du duo, avant

que Tristan chante son hymne à la nuit. Wagner déploie l’accord parfait de la b majeur en le

développant successivement dans un rythme syncopé :

Serge Gut souligne une importance capitale dans la musique employée dans l’acte II. En

effet, Wagner a fait une musique identique entre les mesures de la fin de l’hymne à la nuit et

celles de l’acte III lors de la mort d’Isolde. Ainsi, par une même musique, il a peint deux

situations dramatiques différentes :

« Cela signifie que toute cette prodigieuse montée de plus de cent mesures consiste en

une utilisation du même matériau musical que celui de la mort d’Isolde, mais qui sera au

troisième acte présentée différemment. Seules changent les répartitions des éléments de

13

Jacques Chailley, Tristan et Isolde de Richard Wagner, p. 86. 14

Sämtliche Briefe, op. cit., p. 329.

Page 6: Tristan et Isolde : le duo d’amour · PDF fileune négation de la volonté, ... affirmation intense de la volonté. Car la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on

cette musique qui, ici, doivent se distribuer entre deux voix chantées et un orchestre

tandis qu’en conclusion de l’œuvre ils se distribueront entre une seule chanteuse et

l’orchestre »15

.

L’orchestration utilisée lors de ce grand duo ne varie pas beaucoup. Wagner utilise :

Clarinette et hautbois, cors, clarinette basse, violoncelles (trémolos) puis violons, harpe. Son

écriture exploite souvent de très longues pédales harmoniques, l’accord de Tristan, le

chromatisme et intervalles comme les 7ème

descendantes. Les silences, le rythme entêtant et

obsessionnel caractérisent aussi son écriture dans ce second acte. Il n’hésite pas à élargir

l’ambitus et le registre vers l’aigu à multiples reprises, tout en créant des crescendos qui

débouchent sur des motifs comme la transfiguration de l’amour. Trois grandes tonalités

dominent l’acte II, à savoir celles de lab majeur, sib majeur et si majeur que Serge Gut a

analysées comme suit :

Tonalités Do M Lab M Sib M Si M

Représentations Joie

+

retrouvailles

Douceur + repos

+ tendresse +

félicité

Impatience

amoureuse +

désir

Transfiguration +

Mort d’amour

Quand Réunion des

amants

Lors de l’hymne

à la nuit

Début de l’acte Fin du duo

d’amour (mes.

1473 à 1630)

Toutefois, le parcours harmonique utilisé par Wagner à son originalité et son importance. En

effet, chaque tonalité représente une atmosphère qui est lui est propre tout en donnant à

certaines notes un statut symbolique qui représente Tristan ou Isolde. Wagner utilise des

pédales de dominantes sur de longues mesures, s’enchaînant successivement par l’intervalle

de quinte afin de structurer le duo et l’opéra dans sa globalité. Ainsi, dans la scène du duo,

« le ton de do majeur entraîne sa quinte, la note sol, très fortement marquée en clôture du duo,

chantée à l’unisson […] Mais, si l’on examine les tonalités qui succèdent à do majeur, on est

surpris de constater que la tonalité qui – de loin – prédomine est celle de la bémol majeur »16

.

Quant à l’utilisation des leitmotive, nous savons qu’il n’est pas facile de relever tous

les motifs conducteurs bien que les grands analystes se soient attelés à ce travail minutieux.

Leurs numérotations divergent parfois l’un et de l’autre et c’est pourquoi nous reprendrons ici

les motifs les plus usuels et partagés par chacun d’eux. Wagner lui-même voyait dans cette

grande scène de l’acte II le « mystère de [sa] forme musicale »17

où il mêle « l’art subtil de la

transition progressive »18

. Comme dans l’acte précédent, l’acte II reprend les motifs anciens

tout en y ajoutant de nouveaux. Ainsi pouvons-nous résumer dans l’acte II de la scène 2 les

motifs suivants :

15

Serge Gut, op. cit., p. 75. 16

Serge Gut, op. cit., p. 79. 17

Lettre de Richard Wagner à Mathilde Wesendonck, datée du 29 octobre 1859. 18

Ibid.

Page 7: Tristan et Isolde : le duo d’amour · PDF fileune négation de la volonté, ... affirmation intense de la volonté. Car la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on

L’invocation à la nuit :

Nous voyons clairement que le thème de l’invocation à la nuit suit les premières mesures du

lied des Wesendonck-Lieder :

Exemple : Wesendonck-Lieder n°5 Traüme

La fin de la première partie du duo démontre une seconde fois l’influence du lied Träume.

Comparons les deux partitions :

Duo mes. 1202

Page 8: Tristan et Isolde : le duo d’amour · PDF fileune négation de la volonté, ... affirmation intense de la volonté. Car la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on

Träume mes. 68

Thème de la mort d’amour chanté par Tristan :

Thème de la transfiguration par l’amour19

, chanté ici par Tristan :

L’élan passionné :

19

Appellation donnée par Jacques Chailley.

Page 9: Tristan et Isolde : le duo d’amour · PDF fileune négation de la volonté, ... affirmation intense de la volonté. Car la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on

L’Ardeur ou l’appel d’amour (thème à la basse : l’impatience) :

Le chant d’amour (scènes 1 + 2) :

L’invocation à la nuit :

Page 10: Tristan et Isolde : le duo d’amour · PDF fileune négation de la volonté, ... affirmation intense de la volonté. Car la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on

Le soupçon :

La mort libératrice (la b M) :

Le thème du Jour puis celui de la Félicité par Brangaine :

Page 11: Tristan et Isolde : le duo d’amour · PDF fileune négation de la volonté, ... affirmation intense de la volonté. Car la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on

Le chant de mort :

Avant que n’arrive la scène 3, les motifs déjà vus comme celui de la Félicité, de la Mort

libératrice, du Jour, reviennent.

Conclusion

Comme nous venons de le voir, les éléments complexes de l’acte II démontrent la grandeur de

ce duo wagnérien. Celui-ci se termine dans l’apothéose de la mort des amants, aboutissant à la

transfiguration métaphysique. L’acte II est également une composition originale dans l’œuvre

du compositeur pour représenter non plus un héros solitaire comme c’est le cas dans ses autres

opéras, mais bien un héroïsme double dans lequel Tristan et Isolde vont goûter la mort et la

surpasser dans le monde cosmique. Comme le rappelle Edouard Sans, si cet amour masculin-

féminin démontre une volonté individuelle dans l’Acte I, il a su représenter une volonté

universelle dans l’acte II par l’intermédiaire de la transfiguration dans la mort. Nous pouvons

conclure par les profonds mots de Nietzsche qui résument à eux seuls l’essence métaphysique

de cette œuvre : « Le monde est pauvre pour celui qui n'a jamais été assez malade pour goûter

cette volupté de l'enfer »20

.

Bibliographies :

- Albert Lavignac, le voyage artistique à Bayreuth, Paris, Ch. Delagrave, 1980.

- Serge Gut,Tristan et Isolde, Paris, Arthème Fayard, 2014.

- Jacques Chailley, Tristan et Isolde de Wagner, Paris, Leduc, 1972.

- Richard Wagner à Mathilde Wesendonck, Journal et lettres, 1853-1871, Paris,

Parution, 1986.

- Dominique Jameux, Tristan et Isolde, Avant-scène Opéra, n°34-35, Paris, 2011.

20

Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, § 6, Paris, Folio bilingue, n°180, 2012.