trÉheux, jacques, tite-live, xxix, 12, 11 et les institutions de l'Épire républicaine

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Revue des Études Grecques Tite-Live, XXIX, 12, 11 et les Institutions de l'Épire Républicaine Jacques Tréheux Résumé Ce passage de Tite-Live, tel que le transmettent certains manuscrits, permet de considérer que l'Épire, après la chute de la monarchie, avait à sa tête non un collège de trois stratèges, comme on le croit d'ordinaire, mais un stratège unique. Citer ce document / Cite this document : Tréheux Jacques. Tite-Live, XXIX, 12, 11 et les Institutions de l'Épire Républicaine. In: Revue des Études Grecques, tome 88, fascicule 419-423, Janvier-décembre 1975. pp. 156-167. doi : 10.3406/reg.1975.4064 http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1975_num_88_419_4064 Document généré le 25/09/2015

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Revue des Études Grecques

Tite-Live, XXIX, 12, 11 et les Institutions de l'Épire RépublicaineJacques Tréheux

RésuméCe passage de Tite-Live, tel que le transmettent certains manuscrits, permet de considérer que l'Épire, après la chute de lamonarchie, avait à sa tête non un collège de trois stratèges, comme on le croit d'ordinaire, mais un stratège unique.

Citer ce document / Cite this document :

Tréheux Jacques. Tite-Live, XXIX, 12, 11 et les Institutions de l'Épire Républicaine. In: Revue des Études Grecques, tome 88,

fascicule 419-423, Janvier-décembre 1975. pp. 156-167.

doi : 10.3406/reg.1975.4064

http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1975_num_88_419_4064

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TIVE-LIVE, XXIX, 12, 11

ET LES INSTITUTIONS DE L'ÉPIRE

RÉPUBLICAINE

On sait que l'Épire fut gouvernée pendant deux siècles au moins par les princes de la maison des Éacides, qui sont des Molosses. Le premier souverain historique de la dynastie, Tharyps, accéda à la royauté vers 430 avant J.-C. (1) et la dernière reine, Deidaméia, fut assassinée dans la capitale du royaume, celle que lui avait donnée le grand Pyrrhos, Ambracie, entre 233 et 231 (2).

L'État épirote devint alors, dit-on, une « République ». Cette appellation a été justement critiquée à raison de ses connotations

(1) Les dates du règne de Tharyps flottent, selon les historiens, entre ca. 440-400 et ca. 430-385 : cf. K. J. Beloch, G G, IV 2, p. 153 (ca. 430-390) (= P. Lévêque, Pyrrhos, p. 85) ; G. N. Cross, Epirus, tableau généalogique de la maison royale des Molosses (ca. 440-400) ; W. Schwann, RE, s.v. Tharyps (ca. 430-390) ; P. R. Franke, Die Antiken Munzen von Epirus, I, p. 86 (ca. 430- 385) ; cf. N. G. L. Hammond, Epirus, p. 508. Pausanias, I, 11, 1, place quinze générations entre Néoptolème, fondateur de la dynastie, et Tharyps : dans cette lignée mythique, l'historicité d'un roi au moins est assurée, celle d'Admète, qui accueillit Thémistocle vers 470 et fut peut-être le grand-père de Tharyps (Cross, o.c, p. 12, n. 2).

(2) Justin, XXVIII, 3, 5-8 ; Pausanias, IV, 35, 3 ; Polyen, VIII, 52. L'événement est difficile à dater avec précision : au plus tard en 234/3 pour Franke, o.c, p. 281 ; en 233 pour F. W. Walbank, Aratos of Sicyon, p. 185, suivi par S. I. Oost, Roman Policy in Epirus and Acarnania in the age of Roman conquest of Greece, p. 6 et η. 31 ; autour de 232 pour Cross, o.c, p. 126 et Hammond, o.c, p. 594. Le pillage de Phoinicè par les Illyriens de Teuta en 230 (Polybe, II, 5) constitue un terminus ante quern assuré.

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romaines (3). En fait, dans les documents officiels, il s'appelle το xolvov των Άπεφωταν (4) : c'est un État fédéral non monarchique, comme il en existe beaucoup à l'époque, à commencer par le κοινόν des Étoliens, qui lui aurait, selon certains, servi de modèle (δ). Cependant, le terme d'« Épire républicaine» étant consacré par l'usage, il est loisible, une fois marquées les réserves qu'il appelle, de le conserver.

Cet État a duré un peu moins d'un siècle. Son histoire est des plus troublées (6). La disparition de la monarchie a ouvert la Grande Épire aux incursions de ses voisins, Illyriens, Macédoniens, Étoliens, qui s'en sont disputé les lambeaux. L'intervention romaine contre la Macédoine a fait du pays le lieu privilégié du passage des armées. En 167, pour punir les peuples qui, comme les Molosses, avaient embrassé la cause de Persée, Paul-Émile ravagea leur territoire : au témoignage de Polybe, 70 localités furent pillées et démantelées et 150.000 Épirotes réduits en esclavage (7). La confédération épirote subsista néanmoins. Mais elle ne fut plus dès lors qu'un corps sans vie, que Rome rattacha, en 148, à la province de Macédoine.

L'Épire royale étant déjà un κοινόν, le régime républicain semble avoir, dans l'ensemble, maintenu en place ses organes politiques fédéraux. Un seul changement important (8) : pour remplacer le roi, la nouvelle constitution installa, non pas un stratège, mais un collège de trois stratèges. A une exception près, le fait est admis par tous les historiens de l'Épire, qui ne divergent entre eux que par des nuances ou l'explication qu'ils proposent. Telle est en effet, sans préjudice d'études qui ont pu

(3) Éd. Will, Histoire politique du monde hellénistique, I, p. 318. (4) S. Dacaris, PraktAE 1965, p. 62 et 63. On trouve dans d'autres documents,

non moins officiels, το έθνος των Άπειρωταν [ΙνΜ 32, 1. 42) ou, simplement, οι Άπειρώτοα (SGDI, 1338 et 1339).

(5) V. Ehrenberg, Der Staat der Griechen, I, p. 92 sq. (= The Greek State, p. 125 sq.) ; Ed. Will, I.e.

(6) La monographie de S. I. Oost (Dallas, 1954) citée supra, n. 2, offre un exposé clair et pondéré des faits diplomatiques et militaires.

(7) XXX, 15 (= Strabon, VII, 7, 3, C 322), d'où dérivent Tite-Live, XLV, 34, 5-6 et Plutarque, Paul-Émile, XIX, 4.

(8) J'espère montrer ailleurs que l'existence d'un συνέδριον dans les institutions de la République n'est qu'une innovation apparente.

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m'échapper, l'opinion émise par E. Freeman (9), J.' Kaerst (10), G. Busolt et H. Swoboda (11), S. I. Oost (12), P. Lévêque (13), N. G. L. Hammond (14), J. A. 0. Larsen (15) et P. Cabanes (16). Parmi ces auteurs, le plus réservé est Larsen qui écrit : « Avec le passage au régime républicain, le roi fut remplacé par un général élu chaque année (stratagos) ou plutôt probablement par un collège de trois siralagoi dont l'un était le président ou commandant en chef» (17). Freeman suppose que chacun des trois stratèges représentait l'une des trois tribus majeures de l'Épire, les Molosses, les Thesprotes et les Ghaoniens (18). Quant à Hammond, il observe que, si le texte qui en révèle l'existence met en scène trois de ses membres, le collège des stratèges peut en réalité avoir été plus nombreux (19). La seule vox dissona est, à ma connaissance, celle de Franke (20) : celui-ci admet bien l'existence, au moins temporaire, de trois stratèges simultanés. Mais il croit devoir les confondre avec les prostates des Molosses, des Thesprotes et des Ghaoniens (21). C'est là une induction étrange que ruinent sans appel les décrets de l'époque, datés à la fois par un stratège et le prostate des Molosses, et nous pouvons sans risque en faire l'économie pour la suite (22).

La conviction unanime des historiens repose — et même, on le verra, repose exclusivement — - sur un passage de Tite-Live,

(9) History of Federal Govermenl in Greece and Italy, 2e édition revue par J. B. Bury (1893), p. 118.

(10) RE, s.v. Epeiros (1905), col. 2729. (11) Griechische Staatskunde3 (1926), p. 1477. (12) O.c, p. 6 et n. 34. (13) Pyrrhos (1957), p. 216, n. 1. (14) Epirus (1967), p. 649. (15) Greek Federal States (1968), p. 279. (16) Apud P. Lévêque, Le monde hellénistique (1969), p. 33. (17) L. c. (18) L. c. (19) L. c. «There were three Generals present in 206 B. C. at Phoenice.

There may have been more in office than theese three. » (20) O. c, p. 134. (21) «Die zumindest zeitweise nachzuweisende Institution von drei gleich-

zeitigen Strategen, in denen wohl die Prostaten der drei epirotischen Hauptstâmme, Molosser, Chaonen und Thesproten, zu erkennen sind. » L'interprétation se trouve déjà chez Gilbert, Gr. Staatsaltert, I, 44, cité par Kaerst, RE, l. c.

(22) Cf. Hammond, Epirus, p. 649, n. 1.

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XXIX, 12, 11. Nous sommes en 205. Pendant l'hiver 206/5, les Étoliens ont conclu avec Philippe V une paix séparée que le Sénat ne leur pardonnera jamais. Rome, aux prises avec la guerre d'Hannibal, a négligé les affaires grecques depuis 207. Mais la défection des Étoliens a secoué sa torpeur : Philippe a désormais les mains libres pour envahir l'Illyrie et menacer Dyrrachium et Apollonia. Alors, au printemps de 205, Rome envoie contre Philippe le proconsul P. Sempronius Tuditanus avec 35 navires qui débarquent à Dyrrachium 10.000 hommes et 1.000 cavaliers. D'Apollonia, Sempronius dépêche son lieutenant Laetorius auprès des Étoliens pour les presser de reprendre les armes. Mais ceux-ci font la sourde oreille. Dans ces conditions, Sempronius n'a que deux issues : ou combattre Philippe avec ses seules forces ou faire la paix. C'est à ce second parti qu'il se range (23). Les Épirotes proposent leurs bons offices pour ménager une rencontre entre le proconsul et Philippe V. La conférence se tient à Phoenicè, en Ghaonie.

Per idem iempus taedio diutini belli Epirotae temptata prius Romanorum volontate de pace communi (24) ad Philippum misère, satis confidere conveniuram earn adfirmantes, si ad conloquium cum P. Sempronio imperatore Romano venisset ( ). Phoenicè urbs est Epiri ; ibi prius conlocutus cum Aeropo et Derda et Philippo, Epirotarum praeloribus, poslea cum P. Sempronio congreditur. Adfuit colloquio Amynander, Athamanum rex, et magistratus alii Epirotarum et Acarnanum. Primus Philippus praetor verba fecit et petiit simul a rege et ab imperatore Romano ut finem belli facerent darentque earn Epirotis veniam (25).

(23) Tite-Live, XXIX, 12, 1-7. (24) Je laisse de côté la controverse relative à l'expression pax commuais,

qui n'importe pas à notre enquête : cf. Oost, o.c, p. 115, n. 153 (réf.); Hammond, ο. c, p. 612, n. 2; J. Bibauw, Latomus, 102 (1959), p. 83 sq.

(25) Tite-Live, XXIX, 12, 8-12 (avec une coupure) : Vers la même époque, las d'une guerre qui s'éternisait, les Épirotes, après avoir sondé les dispositions des Romains, envoyèrent des ambassadeurs auprès de Philippe au sujet d'une paix générale, affirmant leur pleine conviction qu'elle serait conclue, s'il venait à une conférence avec P. Sempronius, le général en chef romain ( ). Phoenicè est une ville d'Ëpire : là, après avoir conféré avec Aéropos, Derda et Philippos, stratèges des Ëpirotes, le roi rencontre P. Sempronius. Assistèrent à la conférence Amynander, roi des Athamans, et d'autres magistrats épirotes et acarnaniens. Le stratège Philippos parla le premier et demanda à la fois au roi et au général romain de mettre fin à la guerre et d'accorder cette grâee aux Épirotes.

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II est certain et nul ne conteste que dans ce passage, comme dans la plupart de ceux où il s'agit des affaires de Grèce, Tite-Live adapte ou plutôt traduit Polybe (26). Pour que Tite-Live ait écrit prius conlocutus cum Aeropo et Derda et Phitippo, Epirotarum praetoribus et, plus loin, Primus Philippus praetor verba fecit, il faut qu'il ait lu dans Polybe quelque chose comme πρότερον διαλεχθείς προς Άέροπον και Δέρδαν και Φίλιππον, τους τών 'Ηπειρωτών στρατηγούς et Πρώτος Φίλιππος ό στρατηγός λόγους έποιήσατο. Il semble donc bien que les stratèges étaient en Épire, à l'époque républicaine, au nombre de trois, disons, pour donner gain de cause à Hammond, au nombre d'au moins trois (27). Ce ne sont pas les seuls magistrats épirotes présents à la conférence : Adfu(erunt) colloquio et magisiratus alii Epirotarum ; sous cette désignation globale peut-être faut-il ranger les stratèges qui n'ont pas été signalés nominativement, le prostate des Molosses ou les prostates des tribus majeures, l'hipparque, le secrétaire, les damiorgoi ou un certain nombre d'entre eux, en bref tout ou partie de l'exécutif fédéral. Un détail arrête. Les stratèges nommés, Aéropos, Derdas et Philippos, se succèdent dans l'ordre alphabétique — ce peut être un hasard — , mais non, semble-t-il, dans l'ordre hiérarchique. On serait d'abord tenté, en effet, de faire d'Aéropos, selon l'usage, le président du collège. Mais on constate ensuite que, devant le roi et le proconsul, ce n'est pas lui, mais le dernier nommé, Philippos, qui prend le premier la parole. Je concède que la difficulté est mineure. Des impondérables peuvent nous échapper : qui sait si, par exemple, Philippos n'était pas le plus éloquent des trois et s'il n'a pas dû à son talent, au mépris de la hiérarchie, le privilège d'ouvrir la conférence?

Certains ont estimé que le texte que nous venons de citer n'était pas isolé. Et ils ont invoqué, soit comme preuve que trois stratèges dirigeaient l 'Épire républicaine (28), soit seulement comme un indice en faveur de cette thèse (29), un décret de Γ έθνος des

(26) Cf. R. Jumeau, Tite-Live adaptateur de Polybe (thèse dactylographiée), Paris, 1954.

(27) Supra, n. 19. Il reste surprenant, si le collège était plus vaste, que trois membres seulement en soient nommés.

(28) G. Busolt et H. Swoboda, o. c, p. 1477, n. 2 : « Bezeugt ist ein Kollegium (von Strategoi) mit einem Obmann durch IvM, 32, Z. 36. »

(29) J. A. O. Larsen, o. c. , p. 279, n. 3 : « Some confirmation is to be found

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INSTITUTIONS DE l'ÉPIRE RÉPUBLICAINE 161

Épirotes, daté de 206 ou peu après, pour l'acceptation des Leucophryèna de Magnésie du Méandre (30). Ordre est donné, 1. 34-36, au stratège Grison et à ses συνάρχοντες de veiller à la transcription du décret dans le sanctuaire de Zeus Naos à Dodone : και έπιμεληθήμεν όπως γράψηι (scil. το ψήφισμα) Κρίσωνα τον στραταγόν και τους συνάρχοντας. Les commentateurs ont entendu que les stratèges épirotes constituaient à l'époque un collège dont Grison était le président (31). Cette interprétation n'est pas exclue et l'on a cent exemples de la formule ό δείνα και οι συνάρχοντες en cet emploi. Mais le tour peut se comprendre autrement. Dans un grand nombre de cités, l'ensemble des magistrats et, dans plusieurs confédérations hellénistiques, les magistrats de l'exécutif fédéral constituent la συναρχία ou les συναρχίαι (32). Pour nous en tenir aux confédérations, on voit qu'en Achaïe, les autres magistrats fédéraux ou les δαμιοργοί, qui représentent les cités dans l'état-major de la ligue, sont appelés par Polybe les συνάρχοντες du stratège (33). En Épire même, le rapprochement de deux décrets du ive siècle montre que, à l'époque royale, les δαμιοργοί forment une συναρχία avec le prostate des Molosses (34). Il est donc pleinement possible que, dans IvM 32, les συνάρχοντες de Crison soient, plutôt que des stratèges, d'autres magistrats de l'exécutif fédéral (35). Le

in the reference to the strategos and his synarchontes in Inschriflen von Λ 32. »

(30) Ο. Kern, Inschriflen von Magnesia, 32, texte reproduit et traduit par J. Pouilloux, Choix d'inscriptions grecques, n° 22. Pour la date, Hammond, Epirus, p. 651.

(31) J. Pouilloux, I.e., traduit : «le stratège Crison et ses collègues». (32) Une liste des cités ou des συναρχίαι sont attestées a été dressée en 1912

par H. Swoboda, Klio 12, p. 44 sqq. ; elle est complétée par J. Touloumakos, Der Einfluss Roms auf die Staatsform der griechischen Siadtstaaten des Fesllands und der Insein im ersten und zweiten Jhdt. v. Chr. (Gottingen, 1967), réf. à l'index, et par L. Robert, RPh 1927, p. 99-100 (= Opera minora selecta, II, p. 1054-1055).

(33) Polybe, XXIII, 16, 6 : ό δέ στρατηγός των 'Αχαιών παραλαβών τους συνάρχοντας (la suite montre qu'il s'agit des magistrats en général; cf. F. Walbank, A historical commentary on Polybius, I, p. 219 (e)). Dans la confédération achéenne, la convocation des assemblées appartient aux συναρχίαι (Polybe, XXVII, 2, 11) : il ressort de Polybe, XXIII, 5, 6 que celles-ci rassemblent le stratège et les damiorgoi : cf. A. Aymard, Les assemblées de la confédération achaienne, p. 322-323.

(34) D. Evangélidis, Eph. Arch. 1956, p. 1 {a. 370-368) et Id., Eph. Arch. 1957, p. 249-250 (avant 343). Je reviendrai ailleurs sur le second décret.

(35) Lesquels ? La question n'est pas oiseuse, puisque, comme la suite le montrera, c'est le second terme de l'alternative qui doit être retenu. Les données

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décret de Magnésie laisse ainsi ouverte la question qui nous retient. Un second passage de Tite-Live, XXXII, 10, 2, semble difficile

à concilier avec la théorie traditionnelle des trois stratèges. En 198, les troupes de Flamininus et celles de Philippe V sont restées face à face pendant quarante jours dans les gorges de l'Aôos. Cette inaction prolongée inspire au roi le projet d'engager des négociations de paix ; comme en 205, les Épirotes, à la requête, cette fois, de Philippe, s'entremettent entre les adversaires :

Inde spes data Philippo per Epirolarum genlem temptandae pacis habiioque concilio Pausanias praetor et Alexander magister equitum delecli ad earn rem agendam consulem et regem in colloquium adduxerunl (36).

L'assemblée des Épirotes a choisi (dilecli) deux hauts magistrats pour s'entremettre entre Flamininus et Philippe. L'un d'eux fut naturellement le stratège, qui est à la tête du κοινόν. L'autre fut l'hipparque : on peut induire de là qu'il occupait le second rang dans l'exécutif. Il paraît alors curieux, si les stratèges avaient été trois, qu'un seul fût désigné et que l'hipparque lui fût associé, quand les deux autres stratèges devaient occuper un rang supérieur dans la hiérarchie des magistratures.

Les décrets épirotes de la République, dont nous possédons deux exemplaires (37) (compte non tenu des fragments) et les actes d'affranchissement de l'époque (38) inspirent des réflexions du même ordre. Voici le début du décret le mieux conservé :

Στραταγοΰντος Άπειρωταν Άντινοοΰ Κλαθιατοΰ, γραμματεύοντος δε συνέδρους Δοκίμου του Κεφαλίνου Τορυδαίου, (date), |-f| (ί. e. προστάτας) Λύων Εύρώπιος (39).

dont nous disposons n'autorisent pas de réponse ferme. Le parallèle de l'Épire royale oriente vers les damiorgoi. Mais peut-être συνάρχοντες doit-il être pris plutôt au sens de Polybe, XXIII, 16, 6 {supra, n. 33 ; suggestion de F. Walbank).

(36) De là Philippe conçut l'espoir d'ouvrir des négociations de paix par l'entremise du peuple des Épirotes ; ils tinrent une assemblée et le stratège Pausanias et l'hipparque Alexander, désignés pour accomplir cette mission, amenèrent le consul et le roi à une conférence.

(37) SGDI, 1338 et 1339. (38) SGDI, 1349 et 1350. (39) SGDI, 1339, 1. 1-6. Date : peu avant 172 (Franke, o.c, p. 135).

SGDI 1350 montre que le prostate est celui des Molosses (Hammond, ο. c, p. 649).

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Cet intitulé ne se comprend clairement que si le stratège est unique, comme le secrétaire et comme le prostate des Molosses. Certes, on peut supposer — et on n'a pas manqué de le faire (40) — - que, seul, le président du collège présumé était éponyme et devait être nommé. Mais on s'étonne alors de l'absence de la formule και συναρχόντων, qui semble de règle en ce cas.

Il faut reconnaître que les arguments invoqués jusqu'ici spéculent sur des silences et n'apportent pas de preuve formelle. Leur conjonction crée seulement une présomption en faveur de l'unicité du stratège épirote. Bien qu'indirect, l'argument qui suit nous paraît contraignant. Dans tous les États fédéraux de l'époque, le stratège est unique. Unique en Êtolie (41), où il est ancien, une inscription de l'Agora d'Athènes attestant déjà l'existence de la ligue étolienne en 367 avant J.-C. (42), comme il est unique en Arcadie (43), en Phocide au cours du ine siècle (44) et en Thessalie, dans la ligue remodelée après la seconde guerre de Macédoine (45). En Acarnanie, le collège des stratèges comprit d'abord sept membres ; la ligue réorganisée en 230 adopta le stratège unique (46) ; l'évolution est parallèle dans la confédération achéenne qui renonça à la double stratégie en 255 (47). Ainsi, à l'époque où nous nous plaçons, non seulement le stratège est unique dans tous les États fédéraux, mais ceux d'entre eux qui avaient encore, au début du me siècle, un collège de deux ou plusieurs stratèges à leur tête se sont ralliés, dans la seconde moitié du siècle, par un souci évident d'efficacité politique et militaire, à la formule d'un seul stratège. On rappellera enfin que, pour de bons juges, les institutions de la confédération épirote ont été calquées sur celles de l'Étolie, où il n'y eut jamais qu'un stratège (48).

(40) C'est, par exemple, l'explication de G. Busolt et H. Swoboda, o. c, p. 1477 et n. 2.

(41) G. Busolt-H. Swoboda, o. c, p. 1527-1529 ; R. Flacelière, Les Aitoliens à Delphes, p. 45.

(42) M. N. Tod, Greek Historical Inscriptions, II, n° 137. (43) G. Busolt-H. Swoboda, o.c, p. 1409. (44) Ibid., p. 1451. La date est discutée : cf. P. Roesch, Thespies et la

confédération béotienne, p. 114. (45) G. Busolt-H. Swoboda, o.c, p. 1498. (46) Ibid., p. 1469. (47) Polybe, II, 43, 1-2. (48) Supra, p. 157, n. 5.

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Dans ces conditions, il serait aberrant que le koinon des Épirotes, s'écartant du koinon étolien, qui lui a peut-être servi de modèle, et de tous les autres koina, voisins ou non, se soit singularisé en plaçant, dans le dernier tiers du 111e siècle, trois stratèges à sa tête pour remplacer le roi.

Au terme de l'analyse on aboutit ainsi à une sorte d'incompatibilité entre le texte de Tite-Live, qui nomme en 205 trois praetores, et les autres témoignages qui recommandent ou imposent l'unicité du stratège. Comment lever la contradiction?

On peut d'abord se demander si, quand Tite-Live écrit praetores, ce qu'il lit dans Polybe est nécessairement στρατηγοί. La chose n'est pas certaine a priori. En particulier, ce que Tite-Live traduit par praetores en XXIX, 12, 11 ne pourrait-il pas être un terme plus général comme, par exemple, οι των 'Ηπειρωτών προεστώτες ? (49)

Nous sommes mal armés pour en décider. Il existe plusieurs études sur la traduction en grec des titres des magistrats romains, notamment celles de P. Viereck (50), D. Magie (51) et, surtout, M. Holleaux (52). Mais il n'en existe pas, à ma connaissance, sur la traduction en latin des titres des magistrats grecs (53) et il serait sans doute imprudent de retourner sans contrôle les équivalents livrés par les premières. A défaut de répertoire méthodique, j'ai relevé dans Tite-Live les emplois de praetor à partir du lexique de D. Packard (54) et consulté l'incomparable connaisseur de Polybe et de Tite-Live qu'est Frank W. Walbank. Ce savant, auquel j'exprime ma vive gratitude, a confirmé et précisé les conclusions auxquelles m'avait conduit le dépouillement des passages caractérisés : « Mon impression personnelle, écrit-il (55), est que Tite-Live emploie toujours praetor, dans un contexte grec, comme équivalent de stratègos. Ceci est vrai pour tous les

(49) Cf., e.g., Polybe, II, 46, 4 : οι προεστώτες του των 'Αχαιών πολιτεύματος.

(50) Sermo Graecus, dissertation de Gôttingen, 1888. (51) De Romanorum juris publici sacrique vocabulis sollemnibus in Graecorum

sermonem conversis, dissertation de Halle, 1904. (52) Στρατηγός ύπατος, étude sur la traduction en grec du titre consulaire,

Paris, 1918. (53) La thèse dactylographiée de R. Jumeau, citée supra, p. 160, n. 26,

n'est d'aucun secours pour notre recherche. (54) David W. Packard, A Concordance to Livy, Cambridge, 1948 sqq. (55) 15 octobre 1974.

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sens variés de stratègos, qu'il s'agisse d'un membre d'un collège de généraux (comme à Syracuse : praelores), du gouverneur de la Péonie, d'un commandant de troupes, de celui qui a la charge d'une ville aussi bien que du stratège d'une confédération. Pour ce dernier emploi, je note que Tite-Live mentionne un praetor d'Achaïe, d'Étolie, de Béotie, de Thessalie, d'Acarnanie, de Messénie aussi bien que d'Épire. Quand Tite-Live veut distinguer entre le stratège d'une confédération et des citoyens influents (leading citizens), il appelle ces derniers principes. Exemples : XXVI, 24, 7 (Scopas praetor et Dorimachus princeps Aetolorum) ; XXXV, 44, 1 (le stratège Phaeneas et principes alii) ; XXXVI, 11,8 (le praetor Clytus, penes quern turn summa potestas erat, doit s'incliner devant Mnasilochus, Acarnanum princeps). En sorte que j'ai peine à croire qu'en XXIX, 12, 11, les praetores très puissent être trois des proeslôtes, d'autant que, comme on voit par le paragraphe suivant, l'expression devrait signifier un stratège et deux proestôtes. » On n'échappe pas, me semble-t-il, à cette conclusion en relevant une exception possible. P. Roesch a rappelé, en utilisant un mémoire inédit de M. Holleaux, « Le stratège des Béotiens », qu'il n'y avait jamais eu, à la tête de la seconde confédération béotienne (à partir de ca. 378), un stratège, comme on prétendait généralement, mais un archonte éponyme (56). Or, à deux reprises, Tite-Live appelle cet archonte praetor (57). L'exception n'est pas concluante, car, comme on le voit justement par les deux passages allégués, l'archonte béotien commandait les contingents fédéraux et remplissait ainsi l'office d'un stratège. Elle est même tout apparente, puisque, comme l'admet P. Roesch, en accord avec M. Holleaux, Polybe appelait cet archonte stratègos dans les textes que Tite-Live transpose (58). Mais, fût-elle réelle, il ne serait pas de bonne méthode de s'autoriser d'un emploi unique ou rarissime pour expliquer les trois praelores épirotes. Il faut chercher ailleurs.

L'édition d'Oxford de Tite-Live (59) assortit, en XXIX, 12, 11, la leçon praetoribus, qu'elle conserve, de la note critique suivante :

(56) Thespies et la confédération béotienne, p. 115-121. (57) XXXIII, 1, 3 et 7 ; XLII, 43, 9. (58) P. Roesch, o.c, p. 117 : «Le terme de praetor employé par l'historien

latin répond comme d'habitude au στρατηγός de l'historien grec » ; cf. p. 121. (59) Par R. S. Conway et S. K. Johnson, Oxford, 1935.

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praeloribus AB iV4 ut s. l. HQ : praetore TIN

En se reportant au tableau des sigles et à la préface des éditeurs (60), on apprend que Π, qui supporte la leçon praetore, représente l'accord du plus ancien manuscrit de Tite-Live, le P(uteanus) de la Bibliothèque Nationale à Paris, qui remonte au ve siècle, et d'un groupe de manuscrits plus récents (GRMBDA), qui s'échelonnent entre le ixe et le xme siècle et qui tous dérivent de P. Ces derniers manuscrits offrent souvent, avec Ρ et entre eux, des variantes : tous s'accordent sur praetore.

Ae, qui donne praeloribus, est un correcteur de A (VAgennensis du xive siècle), lequel dérive de P, mais a recouru à une traduction distincte, Σ, aujourd'hui perdue, mais dont certaines leçons ont été enregistrées par l'édition Troben (1535). iV4 est un correcteur de TV (xme siècle) qui introduit des leçons de la classe Σ. Η et θ désignent, le premier un manuscrit du xve siècle, le second le consensus de deux manuscrits du xve, qui tous dérivent de la tradition Σ.

« II est difficile, m'écrit A. Labhardt en conclusion, de dire dans quelle mesure praeloribus remonte à une tradition aussi ancienne que Π : sa présence dans Ni peut être un indice d'ancienneté, mais non une preuve d'authenticité. Il n'y a pas non plus de présomption en faveur de la leçon de Π, semble-t-il, du point de vue de l'histoire de la tradition. Finalement, le choix entre praetore et praetoribus sera dicté, non par l'histoire de la tradition manuscrite, mais par celle des institutions. »

II me semble alors que, si le dernier mot revient à l'historien des institutions, celui-ci n'hésitera plus à préférer la leçon praetore. Tite-Live, qui lisait dans Polybe προς Άέροπον 'και Δέρδαν και Φίλιππον, τον των 'Ηπειρωτών στρατηγόν, a traduit cum Aeropo et Derda et Philippo, Epirotarum praetore. Un scribe, entraîné par la succession des trois noms propres, a substitué à praetore, qu'il ne comprenait pas, un praetoribus, qui paraissait obvie. Ses successeurs l'ont imité et c'est ainsi que le stratège du koinon des Épirotes s'est adjoint deux collègues de fantaisie qui l'ont escorté jusqu'à nous.

Qui étaient Aéropos et Derdas? Nous ne savons rien du premier. Derdas est un grand personnage de l'époque : Franke a fait connaître des drachmes d'argent qui portent son nom au complet et le désignent ainsi, selon la conjecture de l'auteur, comme le stratège des Épirotes à une date voisine de 205 (61). Le probable

(60) Je remercie pour son aide amicale mon collègue A. Labhardt qui a guidé mes pas dans la forêt de la tradition manuscrite de Tite-Live.

(61) Die Antiken Mûnzen von Epirus, p. 145, 156 et 178; album, pi. 26, V 101, 102 et 102 a.

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est qu'Aéropos et Derdas venaient aussitôt après Philippos, en 205, dans la hiérarchie des magistratures de l'exécutif épirote (62).

Jacques Tréheux.

(62) La présente étude a fait l'objet d'une communication lors d'une séance commune à l'Association des Études Grecques et à la Société des Études latines, le 12 avril 1975.