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TRADING À HAUTE FRÉQUENCE, UNE INNOVATION DE TROP Gabrielle Durana Editions Esprit | Esprit 2013/3 - Mars/Avril pages 177 à 185 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2013-3-page-177.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Durana Gabrielle, « Trading à haute fréquence, une innovation de trop », Esprit, 2013/3 Mars/Avril, p. 177-185. DOI : 10.3917/espri.1303.0177 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 13/04/2014 15h13. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 13/04/2014 15h13. © Editions Esprit

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Page 1: Trading à haute fréquence, une innovation de trop

TRADING À HAUTE FRÉQUENCE, UNE INNOVATION DE TROP Gabrielle Durana Editions Esprit | Esprit 2013/3 - Mars/Avrilpages 177 à 185

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-esprit-2013-3-page-177.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Durana Gabrielle, « Trading à haute fréquence, une innovation de trop »,

Esprit, 2013/3 Mars/Avril, p. 177-185. DOI : 10.3917/espri.1303.0177

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Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit.

© Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Trading à haute fréquence,une innovation de trop

Gabrielle Durana*

LE palais Brongniart, la City ou Wall Street demeurent le visage dela Bourse ; pourtant, son centre névralgique a désormais été délo-calisé en banlieue de Londres ou de New York. Le Wall Street duXXIe siècle est installé dans un bâtiment du New Jersey, rempli deserveurs et connecté aux traders par des câbles en fibre optique, oùl’information voyage à la vitesse de la lumière. Que se passe-t-il aucœur de l’activité boursière, qui n’est pas encore visible pour legrand public ?

La transformation du paysage boursier

Ces six dernières années, la Bourse a changé plus qu’en deuxsiècles. Entre 1792 et 2006, Wall Street était une sorte de coopé-rative de membres, appelés « spécialistes », des teneurs de marchéqui assuraient la liquidité des transactions ayant lieu sur le parquet.Dans ce but, ils se trouvaient en position de monopole pour faire serencontrer l’offre et la demande de titres1. En 1971 est aussi apparuun marché de capitaux automatisé, le Nasdaq (National Associationof Securities Dealers Automated Quotations), sur lequel les coûts detransaction étaient moindres. Le processus de fixation du prix

Mars-avril 2013177

* Voir son précédent article : « Peut-on encore encadrer les marchés financiers ? Wall Streetet la loi Dodd-Frank », Esprit, décembre 2011.

1. Un teneur de marché achète au vendeur et vend à l’acheteur. Il doit maintenir un stockd’actions en compte propre pour être toujours prêt à fournir de la liquidité.

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d’équilibre était plus concurrentiel : chaque ordre d’achat ou devente pouvait être traité par cinq teneurs de marché, appelés marketmakers. Le modèle économique de ces deux Bourses était analogue :les teneurs de marché prenaient une commission sur la différence(spread) entre le cours vendeur (ask price) et le cours acheteur (bidprice). Comme les cours étaient exprimés en 8e (par exemple,15 3/8 dollars) ou en 16e (par exemple, 15 3/16 dollars), arrondird’un 8e ou d’un 16e rapportait aux teneurs de marché 12 ou 6,25centimes (soit 1 dollar/8 ou 1 dollar/16) par titre, une approxima-tion bien lucrative. En échange, les teneurs de marché s’enga-geaient à fournir de la liquidité en cas de tension sur les marchés.Ils étaient des fournisseurs désignés de liquidité. Leur privilège,parfois outrepassé par des abus, était donc la contrepartie d’unesorte de concession de service public (utility) pour organiser lefinancement et le refinancement de l’économie, en participant à laformation des prix, ce qui facilite l’allocation du capital et la gestiondes risques. Par ailleurs, une kyrielle de Bourses régionales, dontcelle de Chicago, échangeait des titres d’entreprises plus petites oudans des domaines spécialisés (produits agricoles, matièrespremières, devises) ou à terme (instruments de couverture). Enfin,certains titres n’étaient pas cotés en Bourse et s’échangeaient de gréà gré (over the counter) ; ils étaient ainsi beaucoup moins liquides.Le modèle de la cotation à la criée n’existe plus. Aujourd’hui,

la New York Stock Exchange (NYSE) Euronext est une entreprise àbut lucratif, elle-même cotée en Bourse, où toutes les cotations sontélectroniques. Née du rapprochement en 2007 avec Euronext, prin-cipal groupe de Bourses européennes, elle représente la premièreplace boursière au monde, avec une capitalisation de 14,2 milliardsde dollars en 2011. Malgré une série de fusions et d’acquisitions,la NYSE, la NYSE Amex et la NYSE Arca ne concentrent plus que30% des opérations boursières qui se déroulent sur le sol américain.Le Nasdaq a suivi la même logique de concentration en absor-

bant les Bourses de Boston et de Scandinavie et d’autres plates-formes électroniques (Instinet). Avec le Nasdaq BX et le NasdaqPSX, créé en septembre 2010, elle lutte pour garder sa part demarché (4,6 milliards de dollars de capitalisation en 2011).Deux autres géants sont en effet apparus : le BATS, dont le siège

se trouve à Kansas City, et Direct Edge, dans le New Jersey. Ce sontdes plates-formes totalement automatisées, ou, dans le jargon, des« systèmes de trading alternatifs ». Depuis 2010, BATS et DirectEdge captent chacun 10 % des transactions boursières mondiales.

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Ensemble, les Big Four (NYSE Euronext, Nasdaq, BATS et DirectEdge) constituent un réseau de dix Bourses, traditionnelles oualternatives, sur les treize qui opèrent sur le plus grand marché decapitaux au monde, le marché américain. Au plan mondial, oncompte désormais une cinquantaine de places traditionnelles oualternatives. Elles sont toutes interconnectées.Théoriquement, le système est devenu plus performant, plus

transparent, moins cher. En réalité, il offre aussi d’infinies combi-naisons pour arbitrer entre les cinquante marchés de capitaux, oùla liquidité s’est réduite en autant de marchés fragmentés.

Quand les autoroutes du capitalrencontrent la dérégulation

Cette transformation institutionnelle est inséparable d’une révo-lution technique touchant à la manière dont les achats et les ventessont effectués grâce aux ordinateurs : le trading à haute fréquence.Sa montée en puissance actuelle s’explique par deux phénomènescumulatifs : le développement continu, à partir des années 1980, destransactions informatisées sur les marchés financiers2, et la déré-gulation de l’infrastructure boursière.Commencée sous Reagan mais ralentie après le krach de 1987,

celle-ci reprend à la fin des années 1990 pour culminer au milieude la décennie 2000 avec la privatisation des Bourses historiqueset l’invitation de nouveaux entrants, les systèmes alternatifs detrading. La transformation s’est effectuée en plusieurs temps.Le 1er avril 1999 entre en vigueur la régulation Alternative

Trading Systems (ATS) qui autorise des plates-formes alternativesaux Bourses traditionnelles (comme BATS et Direct Edge). Autrementdit, n’importe quel organisme peut se lancer dans le métier derapprocher l’offre et la demande de titres, il suffit que les agentssoient disposés à aller se faire coter chez eux.Le 9 avril 2001, les Bourses des États-Unis se convertissent aux

cotations avec des décimales après la virgule (au lieu du système des8e et 16e). Cela va permettre aux traders de haute fréquence derogner sur les profits des teneurs de marché historiques, puis defonder leur modèle économique sur des gains infimes amplifiés parl’effet de volume.

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2. En 2012, elles représentent 99 % des ordres.

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Le 1er novembre 2007, la directive européenne Markets inFinancial Instruments Directive (MiFID) casse le monopole desBourses traditionnelles en matière de cotation. Désormais, uneaction du CAC 40 peut être échangée sur une autre plate-forme. Lacotation à Paris, Londres ou New York devient une image qui resteprésente dans le discours journalistique, mais est en réalitédépassée3. La fin du monopole des cotations par les Bourses améri-caines est édictée la même année par la Securities and ExchangeCommission (SEC) via la Regulation National Market System(Reg NMS).En prévision de ces changements réglementaires, la plate-forme

électronique Chi-X fut lancée depuis Amsterdam, le 30 mars 2007.Elle proposait de venir faire affaires chez elle sur les 1 300 titres lesplus liquides de 24 indices et 15 places boursières européennes, etsur des centaines de fonds indiciels négociables (exchange-tradedfunds, ETF). Son slogan « dix fois plus rapide et dix fois moins cher »va révolutionner l’écosystème des Bourses et sera copié, y comprispar les opérateurs historiques, chahutés par les nouveaux entrants.

Le maker/taker rebate,un modèle pétri de conflit d’intérêts

Dans le nouveau système, la place boursière offre de faire payerceux qui ont besoin de liquidité (takers) et de laisser trader gratui-tement (ou à un moindre prix4) ceux qui apportent de la liquidité(makers), tout en leur versant une ristourne (rebate). En clair, lesbanques, investisseurs institutionnels et autres agents financiersgagnent de l’argent simplement parce qu’ils ramènent des flux detransactions vers la plate-forme (payment for order flow).Multiplié par des millions de transactions par jour et des

dizaines de firmes, le procédé de « colocation5 » rend le trading àhaute fréquence extrêmement lucratif… pour les Bourses, quilouent leurs serveurs aux traders à haute fréquence. En effet, pouranalyser ces flux gigantesques en quelques millisecondes et utiliserl’information pour acheter ou vendre « un tout petit peu en avance »

Gabrielle Durana

3. Aujourd’hui, selon Sal Arnuk, seulement 27 % du volume des 30 titres du Dow Jonesest échangé à Wall Street ; le reste change de mains sur les plates-formes de trading alterna-tives.

4. Ces frais de transaction sont payés par le client final au nom duquel le banquier intro-duit l’ordre.

5. Voir le reportage de Cash investigation sur « La finance folle » sur France 2, juin 2012.

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en arbitrant entre plusieurs places, la question du temps de latencedevient un avantage compétitif décisif. Rien de plus rapide qued’être déjà sur place.Les systèmes alternatifs de trading ont répondu à cette offensive

des Bourses traditionnelles en développant des filiales de tradingà haute fréquence. Ainsi, on ramène le flux vers soi et on profite deson contenu pour en tirer un profit ; c’est le phénomène de l’inter-nalisation.

Qu’est-ce que le trading à haute fréquence ?

Le règne de la microseconde

L’écosystème est dominé par de nouveaux acteurs, les traders àhaute fréquence ; ou plutôt leurs machines. Depuis longtemps, desordinateurs sont utilisés en Bourse. Ce qui change, ce n’est passimplement leur puissance, mais l’environnement fragmenté entreune cinquantaine de places, traditionnelles ou alternatives, danslequel l’argent circule à la vitesse de la lumière.Jusqu’à un article paru dans le New York Times en juillet 20096,

le trading à haute fréquence (high frequency trading ou flashtrading) n’était pas connu du public éclairé. De quoi s’agit-il ? De« l’utilisation de la technologie pour exécuter une stratégie à unevitesse qui serait irréalisable manuellement7 ». Armés d’ordinateurssurpuissants et d’algorithmes compliqués, les traders à hautefréquence opèrent un million de fois en une microseconde. Ilsprofitent de ce léger avantage pour prélever un tout petit bénéfice,multiplié des dizaines de milliers de fois par jour. Le plus impor-tant est d’être plus rapide que les autres.Le trading à haute fréquence représente aujourd’hui 30 à 50 %

du volume des transactions journalières en Europe, jusqu’à 75 % àWall Street. Les traders à haute fréquence sont devenus les nouveauxteneurs de marché, sauf quand rien ne va plus. À ce moment-là, ilséteignent simplement leurs ordinateurs et attendent le retour à lanormale. Leur nature spéculative n’est pas tempérée par une obli-gation contractuelle de fournisseur désigné de liquidité.

Trading à haute fréquence, une innovation de trop

6. Charles Duhigg, “Stock Traders Find Speed Pays, in Milliseconds”, New York Times,23 juillet 2009.

7. Edgar Perez, The Speed Traders, New York, The McGraw-Hill, 2011, p. 43.

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Des Bourses friables

Que les acteurs de la Bourse soient mus par l’appât du gain, etque certains aient inventé un mécanisme encore plus lucratif, voireprédateur, pour s’enrichir : il n’y a là rien de surprenant. Leproblème est que le système est devenu de plus en plus instable8,comme l’a montré le flash krach du 6 mai 2010, où la Bourse de NewYork a perdu mille points en trente minutes sans raison apparente,avant de les recouvrer. D’autres mini-« krachs éclairs » se sontproduits depuis, dont le jour de l’entrée en Bourse de l’actionFacebook, mais aussi début août 2012 quand Knight Capital, géantdu trading à haute fréquence, a frôlé la faillite, avec une perte de440 millions de dollars en trente minutes, à cause d’un bug infor-matique9. En conséquence, la confiance des agents économiques enla Bourse est en train de s’éroder.Fragmentée en une cinquantaine de plates-formes de trading

dont les intérêts ne sont plus au-dessus de la mêlée, mais alignésavec les traders à haute fréquence, la structure de la Bourse aprofondément changé depuis 2007. Que la grande récession aitéclaté en 2008 avec les subprime prouve qu’au début du XXIe siècle,la dérégulation financière a conduit à une dislocation telle de l’éco-nomie que, dans le même écheveau, couvent simultanémentplusieurs crises. Le problème n’est pas sectoriel (l’immobilier, lesdettes publiques…) mais structurel. Et sans la réparation desmarchés de capitaux, l’économie réelle demeurera handicapée dansson financement, tandis qu’à n’importe quel moment, une autredéflagration financière peut éventrer le système tout entier.

Laisser faire, réguler ou interdire ?

Sous le fantasme, un vrai dangeret un problème d’équité

Le trading à haute fréquence souffre d’une image négative10. Lescomparaisons qui reviennent le plus souvent sont celles du parasite,ou du robot fou, un croisement entre Frankenstein et Terminator. Le

Gabrielle Durana

8. John Taft, Stewardship: Lessons Learned from the Lost Culture of Wall Street, Hoboken,John Wiley & Sons, 2012.

9. Audrey Tonnelier, « Les déboires de Knight Capital, spécialiste du trading hautefréquence », Le Monde, 7 août 2012.

10. Scott Patterson, Dark Pools: High-Speed Traders, A.I. Bandits, and the Threat to theGlobal Financial System, New York, Crown Publishing Group, 2012.

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caractère prédateur des algorithmes, le fait de placer des ordres etde les annuler dans 95% des cas (parce qu’on anticipe que la plus-value escomptée n’est pas au rendez-vous), d’engorger volontaire-ment les réseaux, de spammer les concurrents pour les ralentir, cequ’Aaron Lebovitz11, un trader à haute fréquence, désigne par l’eu-phémisme des « pratiques de trading perturbatrices » (disruptivetrading practices), sous l’œil impuissant du régulateur, confortentl’opinion que le trading à haute fréquence est une innovation socia-lement néfaste. Le phénomène est récent et le débat oscille entresensationnalisme et sabir d’experts ; alors, que penser ?La commission réunie par le gouvernement britannique12 à

Londres, siège de la City, identifie deux risques liés au trading àhaute fréquence :

Dans certaines circonstances, […] un type de mécanisme peut avoirpour conséquence une instabilité significative des marchés finan-ciers, lorsque des boucles de rétroaction se nouent et s’autoren-forcent sous l’effet de transactions informatisées (un petitchangement revenant en boucle déclenche une modification plusgrande, qui boucle à nouveau et ainsi de suite) dans des processusde gestion et de contrôle bien intentionnés, pouvant amplifier lesrisques internes et conduire à des interactions et des résultats nondésirés.Une seconde cause d’instabilité est sociale. Il s’agit d’un processusconnu sous le nom de normalisation de la déviance13, où desévénements inattendus et risqués (par exemple des krachs extrê-mement rapides) sont progressivement considérés comme de plusen plus normaux jusqu’à ce qu’une catastrophe se produise.

La commission britannique demeure prudente et met en gardepar exemple contre les « erreurs de composition14 » : des algo-rithmes testés individuellement peuvent s’avérer incompatiblesavec ceux introduits par d’autres firmes. Le système de marchédevient ainsi instable, bien que chaque algorithme, pris séparément,soit stable.

Trading à haute fréquence, une innovation de trop

11. E. Perez, The Speed Traders, op. cit., p. 79.12. Projet Foresight, Government Office for Science, « Le futur de la transaction financière

sur les marchés financiers » (document de travail). Voir article 1 : « Stabilité financière et tran-saction informatisée », de Jean-Pierre Zigrand, Dave Cliff et Terrence Hendershott (trad. fr.disponible).

13. Charles Perrow, Normal Accidents: Living with High-Risk Technologies, New York, BasicBooks, 1984.

14. M. Kearns, A. Kulesza et Y. Nevmyvaka, “Empirical Limitations of High FrequencyTrading Profitability”, The Journal of Trading, 2011, 5(4), p. 50-62. http://ssrn.com/abstract=1678758

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À condition que les participants soient bien capitalisés et aprèsl’instauration de mesures de suspension de cotation en cas de crise(circuit breakers), suite au krach éclair du 6 mai 2010, la commis-sion estime que les risques sont sous contrôle. Elle ne les qualifiepas de systémiques. Dans le deuxième article du même rapport,Olivier Linton et Maureen O’Hara estiment à partir de recherchesempiriques que la volatilité a baissé depuis 2008 et que le tradingà haute fréquence n’affecte ni la stabilité ni la robustesse desmarchés financiers.Cependant, selon Sal Arnuk et Joseph Saluzzi, des praticiens

repentis du trading à haute fréquence, les marchés de capitaux sontaujourd’hui fragmentés et dénaturés. Leur livre s’intitule BrokenMarkets (« Marchés brisés15 »). Le trading à haute fréquence est unemutation pour s’adapter et tirer profit de ce nouvel écosystème, maisil s’agit d’une innovation qui aggrave le problème et conduira à laprochaine crise financière.Dans le modèle du maker/taker, les traders à haute fréquence

reçoivent des flux automatisés de données avant que ces dernièresne soient présentes sur le dispositif de publication des donnéesconsolidées disponible pour tous les investisseurs, rendu obligatoirepar une réforme de 1997. Ainsi, de même que le régulateur interditle délit d’initié, il prohibe le front running16, or le trading à hautefréquence soulève des problèmes similaires d’équité entre inves-tisseurs.

La régulation à petites touchesou l’interdiction pure et simple

En France, le pouvoir politique a voulu réagir en taxant les abusdu trading à haute fréquence. Le projet initié sous le gouvernementFillon a abouti le 7 août 2012 à un décret au Journal officiel17. Ilcrée un seuil, fixé à une demi-seconde, caractérisant une opérationà haute fréquence sur titre de capital et institue un second seuil,80%, au-delà duquel les opérations d’annulation et de modificationdes ordres seront taxées.

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15. Sal Arnuk et Joseph Saluzzi, Broken Markets, Upper Saddle River, FT Press, 2012.16. Par exemple, si un client est sur le point de placer un important ordre d’achat pour une

action, le courtier qui achète des actions juste avant d’exécuter l’ordre de son client pourra béné-ficier d’une hausse des prix et revendre quelques instants plus tard en faisant un bénéfice. Cettepratique est interdite.

17. « Le trading à haute fréquence taxé en France », lemonde.fr avec AFP, 7 août 2012.

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Ce règlement bien intentionné n’aura qu’une faible portée,puisque le trading à haute fréquence sur des valeurs françaises peuts’effectuer depuis 2007 sur une plate-forme située hors de France.Si la même loi était adoptée aux États-Unis, l’impact serait très diffé-rent, car le poids des Big Four (NYSE, Nasdaq, BATS et Direct Edge)dans le secteur boursier mondial est incontournable. La loi discutéedébut 2013 au Parlement français portant « séparation et régulationdes activités bancaires » essaie de limiter les possibilités de détour-nement des fonctions des tenues de marché. Elle présente lafaiblesse de toute loi territorialisée face à des capitaux libres decirculer et de s’échanger sur une cinquantaine de plates-formesmondiales. Pour les détracteurs d’une rerégulation de la finance, ils’agit d’une aporie insurmontable, hors l’existence d’un Étatmondial, qu’ils n’appellent pas de leurs vœux. Pour les défenseursdu projet de loi, il s’agit de poser un premier jalon vers une légis-lation européenne.Parmi les législations les plus désirables : modestement, le réta-

blissement de la règle de l’uptick18, instaurée en 1938 et suppriméeen 2004, qui encadrait le prix appliqué lors de ventes à découvert(short selling) et qui serait de nature à courber les pratiques les plusprédatrices.De même, l’interdiction de la rémunération des flux d’ordres

(payment for order flow) moraliserait le marché en supprimant leconflit d’intérêts entre investisseur et agent de courtage. Peut-êtreque cela renchérirait légèrement le coût de transaction d’un ordre,mais on peut aussi faire le pari que le client sera prêt à payer un peude sa poche pour bénéficier d’une Bourse plus sûre. La perte deliquidité serait minime et la confiance des investisseurs pourrait êtrerecouvrée.En six ans, le changement dans la topologie du réseau a

provoqué une mutation qualitative du système de marché. En défi-nitive, la question du trading à haute fréquence ne trouvera de solu-tion qu’en conjonction avec un projet de réparation des marchésfinanciers. Le premier acte de cette refondation est de proclamer quele trading à haute fréquence, dénué d’utilité économique, doit êtreinterdit ; il suffirait d’établir une durée minimale de cotation. Il fautparfois éteindre la lumière du casino.

Gabrielle Durana

Trading à haute fréquence, une innovation de trop

18. http://www.govpulse.us/entries/2007/07/03/E7-12868/regulation-sho-and-rule-10a-1

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