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Alicia Roehrig et Thomas Reverdy PACTE 05/11/2014 Comment les préventeurs négocient la sécurité Observations d’un chantier industriel

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Alicia Roehrig et Thomas Reverdy

PACTE

05/11/2014

Comment les préventeurs négocient la sécurité

Observations d’un chantier industriel

IntroductionUn large débat traverse toute la littérature en sciences sociales sur l’activité des préventeurs, chargés d’évaluer les risques, de prescrire des exigences de prévention et de contrôler la bonne application des prescriptions. D’un côté, de nombreux travaux critiquent cette définition exogène de la sécurité et montrent que les acteurs opérationnels, grâce à leur appartenance à un groupe professionnel, sont capables par eux-mêmes d’identifier les risques et de s’imposer des stratégies de prévention, dès lors qu’ils disposent de suffisamment de marge de manœuvre pour le faire (Cru and Dejours 1983). De l’autre, bon nombre de travaux rappellent que, sans préventeurs qui incarnent les exigences de sécurité, de nombreux mécanismes peuvent intervenir dans l’affaiblissement de ces exigences : tout d’abord, la perception des risques fait l’objet de nombreux biais, et la pression économique et temporelle des projets peut conduire les individus et les collectifs à reconsidérer les exigences de sécurité, y compris lorsque cela les expose davantage.

Au-delà du débat sur la nécessité ou non d’une prescription extérieure et portée par des acteurs spécialisés en matière de prévention, se pose la question de l’interaction de ces prescripteurs avec les équipes opérationnelles et leur management, et la façon dont ces interactions peuvent entrainer un progrès dans l’intégration de la sécurité dans les pratiques de travail ou les conditions d’exécution des projets.

Dans le cadre d’un contrat de recherche avec la FONCSI, nous avons réalisé des enquêtes sur trois chantiers sur des sites industriels, où nous avons eu l’occasion de suivre des chefs de projet, des chargés d’affaires et des préventeurs. Notre objectif était de comprendre comment l’exigence de sécurité se construit sur le chantier, au-delà du travail de préparation et d’identification des dangers réalisé en amont par les préventeurs ou les membres des bureaux d’étude. Ces enquêtes nous ont rapidement alertés sur les difficultés rencontrées par les préventeurs dans leurs interactions avec les autres acteurs du chantier : ingénieurs-concepteurs, chef de projet, chef d’équipe des entreprises sous-traitantes… C’est pourquoi nous avons souhaité approfondir cette question par des observations de réunion de travail entre des préventeurs et les autres participants au projet. Cette observation a été possible pour l’un des chantiers : ce document s’appuie principalement sur ce compte-rendu.

Nous insisterons moins ici sur les questions posées par l’anticipation, le travail de prescription de la sécurité, mais davantage sur la construction collective de la sécurité en situation de chantier. Cette construction de la sécurité résulte d’une négociation entre des préventeurs, généralement membres de l’entreprise donneuse d’ordre ou du titulaire, et les équipes de sous-traitants qui interviennent au niveau des travaux.

Les réunions observées mettent en valeur principalement les exigences de sécurité qui font l’objet d’une discussion et d’une négociation entre les entreprises (et non l’ensemble des exigences ou des pratiques de prévention qui font partie des compétences professionnelles des intervenants. Néanmoins, les entretiens montrent que la part qui est discutée et négociée est significative : elle permet un niveau d’adaptation aux contraintes réelles que la prescription amont, généralement très abstraite et formelle, ne permet pas ; elle conduit à un niveau d’exigence supérieur aux pratiques professionnelles habituelles des intervenants sur les chantiers.

L’analyse tente de mettre à jour les tensions qui traversent cette négociation de la sécurité. Tout d’abord, il s’agit d’une relation entre des entreprises différentes, qui ont donc des intérêts économiques opposés, bien qu’intégrées dans un même projet. La question de la sécurité, comme

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les autres questions, est abordée sous l’angle de cette relation économique, qui peut, selon les configurations, être vécue comme particulièrement conflictuelle ou au contraire confiante et partenariale.

Ensuite, il s’agit aussi de négociations entre des professionnels qui ont des positions statutaires différentes, ingénieurs et techniciens « experts » d’un côté, chefs d’équipes et ouvriers de l’autre, et on sait combien la hiérarchie statutaire peut aussi affecter la qualité des échanges. Cette hiérarchie statutaire est complétée ici par une hiérarchie culturelle (ouvriers et chefs d’équipe souvent étrangers ou d’origine étrangère…).

Notre principal étonnement est le suivant : cette part négociée de la sécurité est importante au regard de l’ensemble des exigences. Elle n’est pas définie dans une logique d’anticipation et de préparation, elle est conduite en réaction après que le travail soit commencé et que l’exposition au danger soit devenue tangible. Certes, les préventeurs essaient de se placer dans une logique d’anticipation, alors que les équipes du chantier sont davantage dans une logique réactive d’adaptation, mais les préventeurs apparaissent souvent démunis pour impliquer les autres acteurs dans l’anticipation.

L’analyse tente d’expliquer pourquoi cette logique réactive s’impose. Elle met en valeur plusieurs causes. Tout d’abord, cette logique réactive est liée à la difficulté d’anticiper les situations de travail : la coactivité et l’environnement matériel de l’exécution de bon nombre de tâches dépendent de nombreux autres paramètres non connus des concepteurs ou même des préventeurs. Ensuite, cette logique réactive est liée à la temporalité du projet, qui encourage les préventeurs à accorder la priorité aux problèmes à résoudre plus qu’aux situations à venir. Enfin, cette logique réactive est encouragée par les rapports de négociation, la référence aux situations observées ont davantage de poids que les situations potentielles ou à venir qu’il est difficile d’anticiper ou de représenter.

La présentation des résultats de l’enquête est divisée en deux parties. La première partie insiste tout d’abord sur les limites du travail de préparation et de prescription des exigences de prévention, liées principalement à l’organisation du projet dans son ensemble, à la séparation entre la préparation du chantier et la réalisation, à la répartition des rôles entre différentes entreprises.

La seconde partie présente les pratiques des préventeurs et comment celle-ci permettent de compenser les faiblesses organisationnelles, par une habile gestion des interdépendances et des tensions entre les différents intérêts et objectifs en présence. La prévention de la sécurité apparaît comme le résultat d’une négociation permanente et non comme l’exécution de règles impératives.

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Table des matièresIntroduction...........................................................................................................................................1

I. Revue de littérature : les préventeurs dans l’organisation.............................................................4

1. Diversité dans la perception des exigences de prévention.........................................................4

2. Expérience passée, récits d’incidents, biais d’interprétation......................................................5

3. Avantages et limites d’une sécurité prescrite.............................................................................7

4. Interactions entre préventeurs et professionnels......................................................................9

5. Relation de sous-traitance et prévention.................................................................................10

II. Présentation de l’enquête............................................................................................................12

III. Comment l’organisation projet du titulaire limite le travail de prévention..............................13

1. La distance organisationnelle entre ingénierie et réalisation...................................................13

Une distance géographique et organisationnelle.........................................................................13

Un décalage temporel..................................................................................................................15

Une distance culturelle.................................................................................................................17

2. Une culture fondée sur la réactivité plutôt que l’anticipation..................................................17

Les aléas font partie du quotidien................................................................................................17

La culture de l’adaptation décourage l’effort d’anticipation et de prévention.............................18

3. Prise en compte de la sécurité..................................................................................................18

La sécurité se pratique au-delà de la conception.........................................................................19

4. La relation de sous-traitance....................................................................................................20

Différentes niveaux d’exigences en matière de sécurité..............................................................20

L’équipe HSE du titulaire : principal prescripteur de la prévention.....................21

Le sous-traitant face aux contradictions entre exigences......................................22

Culture nationale et culture de sécurité.......................................................................................22

IV. Les pratiques collectives de la prévention................................................................................24

1. La surveillance directe du chantier...........................................................................................24

Les formes de la surveillance........................................................................................................24

Les fonctions de la surveillance....................................................................................................25

La résistance à la surveillance : la dénonciation du flicage...........................................................26

2. La traduction des exigences abstraites de prévention..............................................................26

Un management participatif et ouvert à la critique au sein de l’entreprise titulaire....................27

Une conflictualité entre entreprises modérée par les interdépendances....................................28

Une proximité qui favorise les apprentissages inter-organisationnels.........................................28

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Les réunions entre entreprises au service d’une construction collective des connaissances.......31

Le récit, agent symbolique d’unité inter organisationnelle..........................................................31

Des interactions orales qui ne peuvent pas être remplacées par des outils formels....................33

Le contrôle de la réunion comme stratégie de négociation.........................................................35

L’absence de décision lors des réunions.......................................................................38

La dispersion des lieux de prise de décision................................................................39

Conclusion............................................................................................................................................40

Bibliographie........................................................................................................................................42

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I. Revue de littérature : les préventeurs dans l’organisation

Une première revue de littérature permet d’examiner plus en détail les bénéfices d’une exigence de prévention « définie de l’extérieur » vis-à-vis d’un projet ou d’un collectif professionnel, mais aussi les risques d’une définition externe, tant en termes de pertinence qu’en termes d’intégration au sein de l’organisation et au sein de l’activité de travail.

1. Diversité dans la perception des exigences de prévention Les exigences de prévention sont rarement fixées de façon endogène et autonome par les organisations productives. Elles ont toujours été construites et imposées de l’extérieure, même si elles peuvent l’objet d’une réinterprétation et d’un renforcement en interne. Ainsi, l’ensemble des travaux sur les organisations à haute fiabilité insistent sur l’importance d’une autorité extérieure, indépendante, capable de produire des standards et de vérifier leur application. Réciproquement, leur absence est clairement préjudiciable à la sécurité. L’analyse de l’accident de la plateforme BP Deep Horizon en est une parfaite illustration : il a été montré que les autorités de contrôle n’avaient plus la capacité de contrôle suffisante dans la mesure où leur rôle était aussi de promouvoir le développement de l’industrie pétrolière et leurs compétences étaient notoirement insuffisantes pour contrôler les choix techniques de BP et de ses sous-traitants. L’importance de cette autorité technique extérieure, source de prescription, capable d’exercer un contrôle des activités, n’a jamais été démentie, même si les modalités par lesquelles elle intervient sont souvent discutées.

Mais se pose immédiatement la question de la façon dont ces exigences extérieures sont relayées dans l’entreprise, la façon dont elles sont incarnées par différentes fonctions. Comme la sécurité est aussi une question de perception des risques, d’expérience et de compétences, différents métiers développent chacun leur propre représentation des exigences de fiabilité. L’intégration des exigences de sécurité dans un projet n’est pas seulement une question d’application de règles, ou d’engagement personnel, c’est aussi une question de coordination du même ordre que les autres exigences d’un projet.

Dans une étude dans une entreprise australienne d’exploitation de gaz, une enquête effectuée parmi les employés ont par exemple permis de soulever des différences importantes entre les métiers (Maslen 2014) Ainsi, les ingénieurs chargés de la conception exprimaient une vision de la sécurité en termes de catastrophe et d’accident d’exploitation, tandis que les opérateurs et les ingénieurs travaillant à la construction comprenaient celle-ci en tant que sécurité personnelle des travailleurs sur le chantier. La culture de sécurité s’enracine généralement dans une prise de conscience des risques à l’issue d’une expérience directe des situations de danger, grâce à des confrontations à des presque-incidents. L’expérience préalable de l’exploitation, du chantier, ou de la responsabilité managériale, donne généralement aux acteurs de l’ingénierie une conscience plus aiguë de l’exposition aux dangers ou des aléas techniques. Cette expérience peut parfois être remplacée, a minima, par des visites d’installations ou de chantiers et des échanges avec les professionnels. Cette expérience est nécessaire semble-t-il pour être capable d’argumenter et de défendre, dans un processus de conception, des choix techniques parfois plus couteux, mais plus sûrs.

Aussi, toujours selon Maslen (2014), il existe une distinction assez nette entre deux profils d’ingénieurs au regard de la question des risques : les jeunes ingénieurs s’appuient sur les standards techniques et les procédures, qui sont le seul moyen pour eux de connaître les techniques et

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d’identifier le niveau de prévention attendu, alors que les ingénieurs plus âgés s’appuient davantage sur leur expérience des situations de presqu’incident. Entre les deux, une relation de tutorat informel se met généralement en place, et permet, par le récit, de transmettre une culture de sécurité fondée sur l’expérience aux plus jeunes.

Au côté des ingénieurs, dont le rôle est de concevoir les installations et de prescrire le travail, les métiers placés dans un rôle de réalisation ou d’exécution, ont aussi leur propre culture de sécurité. Dans une enquête menée au sein de plusieurs centrales nucléaires, Constance Perin (2005) identifie trois logiques d’identification et de contrôle des incertitudes et des risques : une logique calculatoire qui évalue les risques par la modélisation des systèmes et des défaillances, une logique temps réel mobilisée dans la gestion quotidienne des risques et une logique politique produite et utilisée au cours de l’élaboration du compromis entre sûreté et disponibilité des équipements. La logique calculatoire est portée par les ingénieurs, la logique politique est portée par le management, la logique du temps réel par les fonctions d’exécution. Elle déplore que les logiques politique et calculatoire basées sur un principe de contrôle et de commande des activités prennent le pas sur la logique du temps réel attentive aux alertes et aux aléas et découragent une attitude interrogative (« doubt principle ») davantage ouverte aux incertitudes. Selon Constance Perin, ce déséquilibre est dû à une hiérarchie des connaissances calquée sur le fonctionnement organisationnel pyramidal : les connaissances formelles (qui alimentent les logiques politique et calculatoire) dominent sur les connaissances de terrain. Ingénieur et managers sont a priori plus légitimes et reconnus que les acteurs en charge des opérations, c’est pour cette raison que leurs logiques sont plus légitimes, et donc s’imposent dans les décisions internes.

Si Constance Perin a raison de critiquer cette hiérarchie implicite des cultures de sécurité, qui dépendrait de la hiérarchie des savoirs qui les véhiculent, plusieurs auteurs mettent en garde contre une survalorisation des compétences et des capacités d’action des opérateurs, qui serait capables de compenser, par leur bricolage, les faiblesses de l’organisation taylorienne et bureaucratique (Bourrier, 2001) Les marges de manœuvre des acteurs opérationnels et leur capacité à maintenir seuls un haut niveau d’exigence de sécurité reste très limitée. S’il existe un enjeu important à valoriser les compétences développées par les équipes opérationnelles, différentes compétences sont nécessaires et doivent être articulées les unes aux autres dans les projets. Aussi, il convient d’examiner les conditions de leur développement de même que les conditions de leur articulation, de la perception des risques jusqu’à la définition des actions de prévention.

Dans le cas de système complexe, chaque acteur isolé (qu’il soit concepteur ou exploitant du système) ne peut avoir la connaissance complète (Perrow 1984) : il n’a pas les capacités cognitives suffisantes pour connaitre toutes les possibilités de défaillances et comprendre toutes les interdépendances des différents composants du système, et donc les conséquences des défaillances. Ce qui plaide bien sûr, pour une diversité de culture de sécurité et une articulation entre celles-ci.

2. Expérience passée, récits d’incidents, biais d’interprétation Avant d’étudier comme les cultures de sécurité interagissent dans l’entreprise, il convient de comprendre comment elles se constituent et se transmettent au sein de chaque métier. L’expérience, de même que le partage de cette expérience par les récits, sont souvent considérée comme le meilleur moyen pour constituer une culture de sécurité. Le partage du récit concourt à la construction d’une mémoire collective des accidents qui facilite l’appréciation des situations de danger et des comportements permettant de les éviter.

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Les récits sont construits dans des espaces organisationnels et relationnels qui sont suffisamment distants et séparés les uns les autres pour que les mêmes faits fassent l’objet, rapidement, d’interprétation et de mise en récit différentes. C’est là toute la difficulté : il est impossible de construire la production et la circulation de ces récits, chaque groupe d’acteurs étant tentés d’ajuster le récit de telle façon qu’il conforte ses croyances ou sa position. Dans l’ensemble des causes qui peuvent être invoquées, les individus mettent en valeur leur contribution personnelle en cas de réussite et la responsabilité des autres en cas d’échec. Les événements sont d’abord réinterprétés avant d’être mémorisés, ce qui introduit de nombreux biais. Les récits deviennent des ressources pour des réalités construites. Il n’est pas toujours possible de stabiliser les interprétations divergentes d’une situation.

C’est aussi le cas au sein des projets, où rapidement de nombreux récits circulent. Ainsi, Amtoft (1994) suggère que les managers se saisissent de ces récits pour défendre leur stratégie et leurs exigences. La formulation du récit est le lieu d’une négociation des orientations du projet : « In order to avoid problems and confusion resulting from the different stories about the project, it is important to focus on the story about the project as a collective process of creation, i.e. a dialogue between the interested parties and the project group, where the ‘truth’, i.e. the common purpose of and opinion about the project, is negociated just like the rest of the project structure » (Amtoft, 1994, p. 232). Le récit est un des outils dont disposent les acteurs de la sécurité car il permet de partager des expériences, des bonnes et des mauvaises pratiques, mais aussi parce qu’en sélectionnant des événements significatifs, l’organisation construit des références collectives en termes de sécurité.

Les relations de dépendance ou de rivalité entre les métiers se retraduisent souvent dans la construction des récits au sein de chaque métier. La théorie des attributions affirme notamment que les difficultés liées aux relations de dépendance vis-à-vis d’autres acteurs sont généralement imputées à autrui (dans les discussions quotidiennes, dans nos représentations) et même aux intentions d’autrui, que l’on imagine volontiers comme égoïstes ou malveillantes. Les causes d’une anomalie, engendrant ou non un accident, sont plus rarement imputées au contexte organisationnel, ou même à sa propre action. Ces attributions systématiques entrainent, en situation de conflit, des attitudes défensives qui s’entretiennent les unes les autres. Dans le cadre du projet, cela peut se traduire par des dérives dans la construction des analyses de causes et des retours d’expérience (REX) dont le principal enjeu devient l’attribution des responsabilités et non l’examen des causalités et la recherche de solution préventive.

Ainsi, M’Baye, Kouabenan & Sarnin, (2009) montrent que des biais d’analyse des causes restent importants dans les démarche de retour d’expérience en principe orientée vers l’objectivation des événements et des situations. L’absence de participation des ouvriers aux pratiques de REX et d’espaces de dialogue entre les deux groupes hiérarchiques pose le problème de la qualité des informations qui parviennent aux ouvriers, mais aussi celui de leur compréhension des actions correctives prescrites. L’absence d’information sur les causes profondes des accidents, et sur les raisons pour lesquelles les actions correctives sont définies, n’incite pas les ouvriers à s’impliquer dans les pratiques de REX. Bien au contraire, elle tend à renforcer leur méfiance à l’égard de leur hiérarchie. Les auteurs de cette recherche ont souhaité voir si le fait que les cadres ou les ouvriers participent à des démarches d’analyse des causes avait une influence sur leur perception de la démarche, mais aussi des incidents. Leur résultat est contre-intuitif : les cadres imputent d’autant plus les causes des accidents à des facteurs internes aux ouvriers qu’ils ont déjà participé à des séances d’analyse d’accidents. À l’inverse, les ouvriers attribuent d’autant

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plus les causes des accidents à des facteurs organisationnels, qu’ils ont déjà participé à des « réunions arbre des causes ». Les auteurs expliquent ce résultat de la façon suivante : les règles de traitement des accidents confient la responsabilité des analyses d’accidents aux supérieurs hiérarchiques directs des victimes (« managers de première ligne »). Aussi, apparaît-il que les « réunions arbre des causes » confrontent les supérieurs hiérarchiques et les subordonnés hiérarchiques autour d’un accident qui les implique directement les uns et les autres. Cette situation éveille les réactions défensives des acteurs du REX. En d’autres termes, il apparaît ici que l’organisation actuelle des « réunions arbre des causes » ravive davantage les réactions défensives des participants qu’elle ne favorise l’apprentissage à partir de l’analyse des accidents.Voilà comment un technicien évoque les comptes rendus d’incident formalisés par les ingénieurs : « Moi, j’aime bien aller voir les rapports d’accidents quand on nous les met sur Lotus [messagerie intranet]. Oui, j’y vais par curiosité, rien que pour voir comment ils [les cadres] ont retourné les choses. Des fois, je te dis, tu vas voir un accident, un accident va se passer devant toi, mais quand tu vas regarder le rapport on dirait que ce n’est pas le même accident. Toi-même tu te mets à douter, à te demander si tu y étais vraiment. En plus, comme ils savent écrire, ils te tournent bien les mots et tout. Ils font tout pour qu’à la fin, ce soit le gars qui prenne tout sur lui. Moi j’ai vu des fois que le gars ce n’est pas sa faute, qu’il y est pour rien et tout, mais dans le rapport c’est tourné d’une façon que tu as l’impression que c’est le gars qui a fait une erreur ou en tout cas c’est à cause de lui qu’il y a eu l’accident. »

La puissance de ces biais dans l’analyse des causes d’incident n’encourage probablement pas une prise de conscience des différentes responsabilités, chacun (autant les opérateurs que les cadres et ingénieurs) ayant naturellement tendance à mémoriser les causalités des incidents qui n’implique pas sa propre responsabilité ou celle des personnes qui ont la même position que lui. Les attitudes défensives des acteurs à l’occasion de l’analyse des incidents les encouragent à se focaliser davantage sur les responsabilités des autres acteurs que sur leur propre responsabilité.

Ainsi, on ne peut jamais faire totalement confiance ni l’expérience ni aux récits dans la construction d’une culture de sécurité, dans la mesure où ceux-ci ne sont pas exempts de biais d’attribution, d’autant plus forts qu’ils peuvent répondre à des stratégies défensives. Ces stratégies défensives existent dans tous les groupes professionnels, y compris ceux qui n’appartiennent pas à des organisations. Ainsi, chez les bucherons professionnels (Schepens, 2005), les récits d’incident comportent de nombreuses réinterprétations dont l’objectif est de se rassurer sur ses compétences, sa capacité à maîtriser le risque ou simplement minimiser le niveau de risque inévitable dans ce type de métier. Ces stratégies défensives peuvent limiter les dynamiques d’apprentissage par les professionnels ainsi que la réception du discours sécuritaire.

3. Avantages et limites d’une sécurité prescriteUne des principales formes par laquelle les exigences de sécurité sont formulées à l’extérieur d’un groupe professionnel est la prescription des moyens de prévention. Andrew Hale et David Borys (2013) distinguent deux stratégies de prévention : la première stratégie (Model 1) est fondée sur l’approche rationaliste en matière de management, avec la production de procédures les plus précises et fiables possibles par des prescripteurs et des préventeurs, et le contrôle de leur stricte

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application. Cette première stratégie est dominante dans les organisations et elle n’est pas sans apporter des résultats tangibles en matière de sécurité ! Dans le cadre de cette stratégie, la question essentielle est de comprendre pourquoi les règles ne sont pas respectées.

La seconde stratégie (Model 2) part du principe que les règles, formulées de façon très générique, sont rarement pertinentes, ce qui affaiblit leur crédibilité et encourage leur transgression. La prévention s’appuie alors toujours sur les règles, mais aussi et surtout sur l’articulation entre celles-ci et les compétences et les routines professionnelles, l’expérience. Après de nombreux résultats de recherche qui montrent l’efficacité de la seconde stratégie, le texte conclut sur l’importance de l’effort d’amélioration de la qualité des règles et non sur leur disparition.

Les exigences de prévention peuvent être formulées de différentes façons : de façon souple et non contraignante, encourageant une responsabilisation des acteurs ou de façon précise et contraignante. Quelle stratégie privilégier ? Isabelle Fucks et Yves Dien (2013) présentent les conclusions d’une expérience d’une action de prévention auprès de managers qui s’est appuyée sur la diffusion d’outils non contraignants de management de la sécurité. Ces outils devaient aider ces managers à évaluer les processus de décision au sein de leurs équipes, les différentes sources de vulnérabilité… La démarche n’était pas obligatoire et les managers étaient relativement libres dans la réappropriation de l’outil. Lors de la présentation de la démarche, la première question posée par les managers portait sur son caractère obligatoire ou non : quel lien avec la réglementation et avec les démarches d’audit interne. Isabelle Fucks et Yves Dien ont essayé de comprendre les raisons de ce réflexe des managers. Une première cause pourrait être une réaction défensive dans un contexte de saturation des exigences formelles existantes : ces managers souhaiteraient se préserver contre toute nouvelle exigence qu’ils devront porter auprès de leur équipe. Isabelle Fucks et Yves Dien défendent une deuxième hypothèse : ces managers ont fini par s’adapter à ces environnements extrêmement bureaucratisés et ne se permettent plus d’engager une action autonome qui ne soit pas justifiée par une règle formelle ou un objectif fixé par le management.

Dans le cas d’un management par projet, la situation évoquée par Isabelle Fucks et Yves Dien, la référence systématique aux obligations formelles, est la plus probable. Pour gérer les contradictions de leur activité, les chefs de projet en viennent à exploiter le maximum de marges de manœuvre possibles, se contentent de respecter les règles formelles et obligatoires, et mettent de côté les propositions plus floues, moins contrôlables.

Cette prévention « extérieure » à l’activité n’est pas sans faiblesse. La prévention formelle, quand elle est efficace et appropriée, peut aussi favoriser à moyen terme une baisse de vigilance au sein de l’organisation. Les acteurs peuvent tomber dans une vision statique de leur activité de prévention : ils ont pris les mesures nécessaires à un instant T, la situation est sécurisée, et la vigilance commence à baisser. En effet, les longues périodes sans incidents peuvent entrainer un relâchement de l’attention permettant d’interpréter les anomalies. Une action routinière de prévention (élaboration de scénarios et de mesures préventives) peut laisser penser aux membres d’une organisation qu’ils ont anticipé tous les scénarios possibles et leur donner l’illusion de contrôle sur la situation. Le succès d’une démarche de prévention peut entrainer une confiance excessive, minimiser les alertes ponctuelles liées aux presque-incidents, et conduire à une réduction des ressources allouées à la sécurité jusqu’à ne laisser que peu de marge de manœuvre, de « slack » en cas d’anomalies. Progressivement, l’organisation dérive vers l’accident, parfois la catastrophe. Une organisation peut connaître ainsi plusieurs cycles comprenant des phases de sécurité et de défaillances, les « safety failure cycles » (Farjoun 2005). L’événement malheureux sera le déclencheur d’un nouveau cycle

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sécuritaire au sein de l’organisation. L’équilibre entre les objectifs économiques et la sécurité est fragile et la tension entre les deux est constante et requière une vigilance constante.

La sécurité est par définition un « dynamic non-event » (Weick 1991) rien ne se produit de façon visible mais néanmoins des interdépendances existent et se transforment dans un environnement en constante évolution. La démarche de prévention doit donc s’ajuster au plus près possible de ces transformations invisibles mais bien réelles, d’où l’importance pour les acteurs de rester vigilants dans leur interprétation de situations a priori habituelles.

De plus, les exigences de prévention formulées de l’extérieur et de façon impérative prennent la forme de prescription de moyens et donc réduire les marges de manœuvre dont les opérationnels ont besoin pour leur sécurité. En effet, les exigences de prévention des risques peuvent difficilement être formulées en termes de résultat, car le contrôle d’un niveau de risque, par exemple en termes de gravité et de probabilité, est très difficile au cours et à la fin d’un projet. C’est pourquoi les exigences de prévention s’appuient le plus souvent sur des standards en matière de prévention, qui incorporent déjà une définition des risques acceptables. La sécurité « prescrite » est donc quasiment inévitable dans les différentes solutions de prévention. Même si cette prescription est souvent inadaptée aux réalités de travail, et peut –être rapidement critiquée et mise à l’écart par les salariés, elle demeure bien souvent la seule référence extérieure possible permettant d’indiquer un niveau de risque acceptable. Il importe donc de comprendre comment cette exigence formulée « à l’extérieur » du collectif de travail peut être ensuite réappropriée, adaptée et mise en œuvre de façon pertinente, sans perdre en niveau d’exigence de prévention.

Il ne s’agit pas seulement de trouver un équilibre entre une sécurité gérée (celle qui est construite par les opérateurs en situation) et une sécurité réglée (celle qui formalisée par une prescription extérieure), mais d’articuler l’une à l’autre de façon à tirer bénéfice des deux formes de prévention. Cette articulation renvoie aux interactions entre préventeurs et professionnels, entre prescripteurs et exécutants, mais aussi à la structure organisationnelle dans laquelle ces interactions s’opèrent.

4. Interactions entre préventeurs et professionnelsLa réception des exigences de prévention par les acteurs opérationnels s’inscrit plus globalement dans le cadre de la réception de l’ensemble des prescriptions ; et on sait combien la relation à la prescription s’inscrit dans un rapport politique. Ainsi, la thèse de Marie Ponnet (2011) confirme la thèse de Mathilde Bourrier sur l’importance des enjeux stratégiques et identitaires dans le rapport aux prescriptions des tâches (qui intègrent aussi les exigences de prévention). Ainsi, les équipes opérationnelles, dès lors qu’elles se perçoivent comme dévalorisées ou menacées, adoptent une stratégie défensive qui consiste à maintenir une opacité sur le travail réel et à mettre en valeur l’incompétence des prescripteurs. Grâce à leurs compétences et à leur expérience, elles développent des libertés vis-à-vis de la prescription dans une sorte de rivalité avec les prescripteurs et de recherche d’autonomie stratégique, avec des effets ambivalents vis-à-vis de la sécurité.

A partir d’entretiens et d’observation de collectifs de travail d’ouvriers de la métallurgie, de chauffeurs de camion, ou de chercheurs en sciences, l’enquête de Garry C. Gray et de Susan S. Silbey (2014) offre un éclairage très complet sur la façon dont est vécu le contrôle par des inspecteurs en charge de la prévention de la sécurité au travail. Les attitudes qu’ils observent dépendent des niveaux de compétence et d’autonomie revendiqués et du niveau de proximité avec les inspecteurs. Ainsi, plus les niveaux de qualification sont élevés, plus les personnes contrôlées se placent dans une rivalité avec les inspecteurs dans l’évaluation des risques et considèrent l’application des règles de prévention comme des freins. Plus le niveau de qualification est bas, plus les salariés perçoivent les

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inspecteurs comme une menace, les identifient à un contrôle tatillon du respect des règles. Les audits sont préparés soigneusement de façon à ne pas laisser à l’auditeur la moindre faiblesse apparente. L’attitude est guidée par la peur de la sanction. Enfin, certains acteurs internes, principalement les préventeurs, perçoivent les inspecteurs extérieurs comme des alliés : la peur de la sanction ou la rivalité sont beaucoup moins présentes, elles sont remplacées par une relation de collaboration.

Les recherches qui s’intéressent aux préventeurs soulignent aussi les enjeux politiques de leur positionnement organisationnel. Ainsi, Alain Garrigou et Guy Peissel-Cottenaz (2008) évoquent la difficile situation des préventeurs et leur souffrance professionnelle. Leur analyse distingue plusieurs profils de préventeur, en termes de formation et d’expérience, profils qui se traduisent généralement dans leurs interactions avec les équipes de réalisation. Nous retenons trois profils représentés dans les entreprises industrielles. Le premier profil est le préventeur spécialiste, il appartient à un grand groupe, son travail est reconnu, il possède une expertise (sur la réglementation…) et se place comme ressource pour les équipes. Le deuxième profil est le préventeur de terrain : il est associé à un site précis, grâce à sa carrière antérieure, il possède une large expérience des activités qu’il contrôle. Son niveau de formation initiale est plutôt faible. Le troisième profil est un profil de manager de la prévention, avec une forte appropriation des objectifs de sécurité (en termes de nombre d’accident) dans un contexte où il existe des primes pour les salariés indexées sur les résultats en termes de sécurité. Un quatrième profil est le préventeur par mandant : il cumule un grand nombre d’activités fonctionnelles, la sécurité n’est pas un objectif clair au sein du management, il est faiblement reconnu dans son rôle de préventeur. Dans tous les cas, la principale source de difficulté pour le préventeur est généralement son manque de proximité avec les situations réelles, faute de ressource, du fait de la distance, mais aussi du fait d’un manque de socialisation dans les équipes chargées de la réalisation.

Plusieurs enquêtes mettent en valeur le travail des préventeurs de traduction d’exigences de moyens de prévention issus de standards ou de la loi, traduction au plus près des activités de travail réel, de façon à obtenir un niveau de prévention relativement proche des standards, tout en s’adaptant aux situations contingentes. Finalement, on connait assez mal ce travail de traduction et les conditions de son efficacité. Ces opérations de traduction d’une prescription générale dans une situation particulière de conception ou de réalisation ne sont d’ailleurs pas propres à la prévention. Elles sont au contraire au cœur de la conduite des projets techniques qui consistent généralement à articuler différentes prescriptions dans des choix techniques. Les difficultés rencontrées dans l’intégration des exigences de la sécurité ne sont pas si différentes des difficultés rencontrées pour intégrer n’importe quelle autre exigence, de moyen ou de résultats. C’est pourquoi, à l’issue de son enquête sur la gestion des risques dans une vingtaine de projets, J. Pinto (2014) insiste sur le maintien et le développement d’une diversité d’expertise technique, des espaces de confrontation et d’articulation des connaissances et des exigences comme un moyen essentiel pour éviter le phénomène de « normalisation de la déviance ».

Il convient donc d’étudier comment les règles formelles mais aussi les réseaux informels, organisent ces confrontations entre différentes cultures de sécurité. Dans son étude du fonctionnement de la centrale nucléaire Diablo Canyon, Schulman (1993) montre que l’institutionnalisation du droit de veto des exploitants de la centrale vis-à-vis des demandes d’intervention en maintenance est nécessaire à la sûreté. Ce droit de véto est à l’origine de la mise en place de réseaux informels de prise de décision particulièrement efficaces. Ces réseaux mobilisent une grande diversité de compétences et de points de vue, ce qui accroit les possibilités d’action dès l’amont des interventions, de façon à identifier toutes les sources de défaillance et les parades adaptées. Ces

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réseaux informels accroissent les marges de manœuvres, le “conceptual slack”, et permettent d’éviter des processus de décision simplificateurs, inflexibles et tardifs. Ainsi, c’est dans la diversité des expériences, des positions, et dans la confrontation des points de vue, que peut se construire une politique de prévention.

5. Relation de sous-traitance et préventionDans les grands chantiers de construction ou de maintenance, il existe des relations de maîtrise d’ouvrage à de maîtrise d’œuvre ou de donneur d’ordre à sous-traitante. La question de la prescription des exigences de sécurité s’inscrit inévitablement dans une relation entre entreprises, qui comprend des éléments contractuels et formels mais aussi de nombreux aspects plus informels.

Dans une étude sur la relation d’un client et de son titulaire, Liu et al. (2013) vont plus loin en affirmant que ce n’est pas simplement la multiplication des modes de contrôle qui favorisent le succès d’un projet mais plutôt l’interaction entre différents modes de contrôle. Dans le cas d’une relation entre client et prestataire, la combinaison la plus effective est la suivante sous certaines conditions : input, output et clan control. Une trop grande surveillance des comportements « behavioral control » peut en effet nuire au projet et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les grands projets opacifient les comportements de chacun. Il est donc très compliqué pour le client de surveiller le comportement du contractant car il manque souvent de moyens pour collecter l’ensemble des informations nécessaires à une bonne surveillance, d’autant plus que ces informations se trouvent souvent éparpillées au travers de multiples échelons de sous-traitance. De plus, l’autorité du client sur les contractants est moindre que dans le cas d’une hiérarchie intraorganisationnelle. Ce mode de contrôle est aussi bien adapté lorsque l’enchaînement des tâches et des étapes à effectuer est précisément défini en amont, prescrit. Par contre, lorsque les acteurs fonctionnent par obligation de résultats plutôt que par obligation de moyens, il semble difficile d’utiliser ce mode de contrôle de façon efficace. Si ce mode de contrôle peut nuire au projet c’est parce qu’il empiète sur la capacité du prestataire à déployer son expérience, il augmente aussi les risques sur le plan du projet comme sur celui de la sécurité, à vouloir lui imposer des modes opératoires qu’il ne maîtrise pas parfaitement. En bref, il se prive de la richesse d’une vision technique différente et du partage d’expérience.

La thèse de Marie Ponnet (2011) souligne aussi la diversité des configurations dans la relation de sous-traitance, diversité qui n’est pas sans effet sur la façon dont la prévention est prise en charge. Selon ses observations, les faiblesses dans la prévention s’expliquent généralement par des changements organisationnels trop rapides, qui créent bien souvent des configurations problématiques. En effet, dans un fonctionnement stabilisé, les prestataires possèdent en général les compétences et l’organisation en phase avec leur domaine de responsabilité. Par contre, les réorganisations permanentes qui consistent à augmenter le niveau de délégation de la responsabilité aux prestataires, entrainent des situations de déséquilibre : ces entreprises ne parviennent pas à développer aussi rapidement les compétences attendues alors que les clients abandonnent la surveillance directe des chantiers pour une surveillance beaucoup plus distante et formelle.

Cette thèse confirme aussi le travail de Mathilde Bourrier (1999) sur la maintenance dans le nucléaire. Quand le travail est très fortement prescrit par le donneur d’ordre, les entreprises sous-traitantes adoptent un comportement de respect strict de la prescription, beaucoup plus que dans le cas des relations de prescription internes, mais qui entraine des risques dès lors que la prescription est inadaptée. Il faut donc des dispositifs importants de suivi, pour organiser la révision et l’adaptation de la prescription. Dans le cas où le travail est beaucoup moins prescrit et que

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l’entreprise sous-traitante dispose d’une certaine autonomie, le contenu du travail et de la prévention des risques font l’objet de négociations permanentes entre entreprises. Des relations économiques asymétriques se traduisent sur le plan de la sécurité, par un renvoi systématique de la responsabilité vers le dernier maillon, qui pourtant, n’a pas beaucoup d’autonomie.

Ainsi, il n’est pas possible d’aborder l’action des préventeurs et leur influence sur les acteurs opérationnels sans prendre en considération le contexte organisationnel et les enjeux que les acteurs associent à leurs relations : rapport de prescription, relation de sous-traitance, enjeux identitaires… Ce détour par la question de la sécurité permet de mettre en valeur à la fois les dynamiques qui encouragent la construction d’une expertise nouvelle et extérieure aux autres expertises existantes et des conséquences en termes de division du travail et de coordination de l’autonomisation de cette expertise. La sécurité est probablement un cas un peu « limite » dans la mesure où tous les acteurs reconnaissent que les savoirs et les exigences qu’elle porte ne peuvent être véritablement mis en œuvre que s’ils sont assimilés et intériorisés par les autres acteurs du projet. Néanmoins, cette réappropriation par les membres du projet ne relève pas seulement d’un travail de conviction de la part des préventeurs : elle relève aussi, parfois, d’un rapport de force.

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II. Présentation de l’enquêteL’étude sur laquelle se base cet article a été réalisée du 18 au 21 novembre 2014, sur le chantier de construction d’un nouveau site industriel de très grande taille. Nous appellerons ce projet NORES. Ce chantier a impliqué des modes opératoires complètement nouveaux du fait de sa taille et de ses équipements.

Pour répondre à l’appel d’offre sur le lot concernant la construction d’équipements de grandes tailles, deux entreprises –que l’on appellera TITU et PA - ont formé un consortium (CO), TITU étant majoritaire dans le consortium bien que l’entreprise soit de plus petite taille que PA. C’est au sein de TITU que le travail d’observation et la collecte des données ont été réalisés. Pour mener à bien la tâche qui lui a été confiée, l’entreprise a contracté des entreprises sous-traitantes –dont la principale sera ici nommée STT qui elle-même dispose de sous-traitants. TITU se retrouve donc au cœur d’un réseau d’acteurs et d’interactions participant à la richesse de notre terrain d’enquête.

Les données à la base de cette étude ont été recueillies par une chargée de recherche qui a passé trois journées entières sur le terrain. À cette occasion, elle a pu assister à plusieurs réunions de coordination entre les différentes organisations concernées par la construction de réservoirs mais aussi aux réunions internes à CO et à TITU. Les réunions comme les visites de terrain propres à la sécurité ont aussi été suivies, que ce soit entre les HSE du client et ceux de CO ou même entre CO et la CARSAT. Sept entretiens d’environ une heure ont été réalisés, à cela s’ajoutent les nombreux moments d’échanges informels.

La totalité des entretiens ainsi que la grande majorité des réunions ont été enregistrés en audio et retranscrits. Les visites de terrain quant à elles ont fait l’objet de notes très détaillées. Bien que l’immersion ait été assez courte, la retranscription de toutes les interactions a permis de collecter une grande quantité d’informations nous permettant de répondre à nos questionnements.

En particulier, ces observations nous ont permis d’approfondir des questionnements qui émergeaient des entretiens réalisés avec d’autres préventeurs ou chefs de projet. Ainsi, il nous était difficile d’apprécier concrètement, dans les entretiens réalisés dans d’autres sites, les capacités réelles d’anticipation par les préventeurs, le délai exact dans lequel les prescriptions étaient formulées, le degré de précision de cette formulation…

La configuration présentée ici comprend cependant quelques spécificités par rapport aux autres situations étudiées. Tout d’abord, compte tenu de la taille du chantier et du niveau d’implication du titulaire (qui a la charge complète de la conception d’une partie de l’installation et encadre plusieurs entreprises sous-traitantes), celui-ci possède une importante équipe d’ingénieurs et de préventeurs sur place, ce qui n’est pas toujours le cas dans d’autres projets, où c’est plutôt le client qui assure l’essentiel du travail de surveillance et de prévention (parce qu’il assure aussi une partie de la conception, parce que les titulaires ont des équipes de petite taille, pas forcément de sous-traitants).

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III. Comment l’organisation projet du titulaire limite le travail de prévention

Du point de vue des équipes impliquées dans un chantier industriel, le travail de conception et de préparation qui a été réalisé en amont est toujours décrit comme incomplet, imparfait… Ce discours qui n’est pas sans s’appuyer sur une certaine réalité participe aussi de la valorisation du rôle de ces équipes d’ingénieurs et de techniciens qui pilotent, organisent, suivent le chantier. Ces équipes sont donc continuellement sollicitées pour reprendre, finaliser, compléter une prescription incomplète, en prenant en considération une réalité du chantier qu’elles peuvent, beaucoup mieux que les concepteurs, appréhender. Pour autant, sous la contrainte de l’avancement du chantier autant que du manque de ressource, ces équipes sont conduites à agir de façon beaucoup réactive que préventive : elles ne parviennent pas à compléter la prescription à un niveau satisfaisant avant les opérations, c’est souvent au cours des opérations elles-mêmes qu’elles constatent que la prescription est insuffisante, erronée…

Cette première partie reprend tout d’abord toutes les limites du travail de conception-prescription réalisé par les équipes d’ingénierie qui sont situées à distance du chantier, telles qu’elles sont décrites par les acteurs du chantier. Elle rend compte ensuite de la culture d’adaptation développée par les équipes d’ingénierie et de gestion du chantier. Ces principaux constats sont ensuite illustrés par le cas particulier des exigences de sécurité, qui sont souvent formalisées et précisées très tardivement, le plus souvent par les équipes dédiées au chantier. Enfin cette première partie aborde la relation de sous-traitance et ses effets en termes de construction d’une culture de sécurité. La division du travail entre titulaire et sous-traitant correspond à une division entre prescription et exécution. Aussi, au-delà des enjeux contractuels et économiques de la relation, on retrouve des décalages finalement plus classiques entre prescription et exécution.

1. La distance organisationnelle entre ingénierie et réalisation Les phases de conception sont des moments clés pour un projet parce qu’un certain nombre de choix techniques, organisationnels sont pris et vont être structurants pour la réalisation sur le terrain et pour la réussite du projet. Les équipes présentes sur le chantier prennent le relai de ce travail de conception en amont, elles ne peuvent complètement vérifier et travail réalisé et c’est souvent le chantier lui-même qui est révélateurs des faiblesses du travail de préparation. Les membres du chantier sont souvent conduits à prendre en charge, sans réelle capacité d’anticipation, les écarts entre conception et réalisation. Plus les écarts sont importants, plus l’équipe en charge du chantier doit intervenir, plus elle sera tentée de développer des solutions ad ’hoc, souvent mal préparées, dans l’urgence, avec des ressources limitées. Cette adaptation sous contrainte peut-être source de prise de risque, comme nous allons le voir par plusieurs exemples.

Une distance géographique et organisationnellePour des raisons de rationalisation budgétaire, TITU a connu une réorganisation qui n’a pas forcément simplifié le déroulement des projets. Au départ, tout était intégré : le chef de projet dirigeait l’engineering, les achats, la construction. Il était en quelque sorte son « propre patron » (MA, responsable de la construction), il suivait le projet de A à Z et disposait de toutes les ressources pour décider, ce qui favorisait une certaine cohésion. Aujourd’hui, l’organisation est davantage fragmentée : elle est divisée en départements et secteurs. Cette fragmentation favorise la mobilité

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des personnes sur plusieurs zones géographiques, notamment au niveau international et crée un manque de continuité. Chaque secteur (engineering, HSE, construction, etc.) est pris en charge par un responsable. Cette division du travail complexifie le travail des chefs de projet qui se retrouvent à devoir négocier avec des responsables de département.

« C’est là où c’est compliqué, parce que chacun travaille dans son petit coin, ils nous facturent les heures qu’ils passent sur notre projet, mais voilà, quand on n’a pas ce qu’on veut c’est un peu énervant. Si t’as un sous-traitant, c’est facile puisqu’on le prend plus après mais quand c’est interne, on est obligé de vivre avec » (MA, responsable de la construction).

Les ressources qu’elles soient humaines ou financières sont dispersées sur plusieurs projets qui se déroulent simultanément. Il n’y a pas de ressources spécifiquement dédiées à chaque projet.

Bien qu’il y ait tout de même de nombreux échanges (mails, coups de téléphone, visites), cette distance géographique et même organisationnelle, complexifie la coordination entre la conception et la réalisation puisque les acteurs ne suivent pas les projets dans leur entier. Cette rupture engendre une difficulté pour les ingénieurs à se représenter les installations qu’ils conçoivent sur le terrain, à prendre en compte ses spécificités et les contraintes de déroulement. Cette faiblesse rend les adaptations en cours de chantier très complexes et pousse les acteurs terrain à prendre en charge la définition des modes opératoires, en s’appuyant sur les ressources disponibles. C’est ce qui s’est passé lors du montage des toits des réservoirs.

Pour construire un réservoir, les opérateurs commencent par l’édification du mur en béton du réservoir puis ils insèrent des secteurs de toit dans le réservoir qu’ils montent. Le problème qui s’est posé, c’est que la conception avait prévu une méthode de montage qui n’était pas appropriée. La difficulté venait du fait que le design tel qu’il avait été pensé, c’est-à-dire la manière dont été préparées les différentes pièces d’assemblage, ne se prêtait pas aux possibilités d’assemblage sur place. Dans un contexte de forte pression temporelle vis-à-vis du client, il était très difficile pour les acteurs du chantier de repartir dans une phase d’études pour obtenir un matériel adapté, les toits avaient déjà été faits ainsi que la phase de préfabrication. Le site a donc choisi de se débrouiller. Ils ont élaboré leur propre méthode, méthode qui avait été utilisée par le responsable de la construction sur d’autres chantiers mais que l’ingénierie a jugée comme étant très dangereuse. Ce moment d’improvisation par l’équipe de construction a quand même entraîné quelques surprises : le site s’est retrouvé avec une charpente très légère que les opérateurs n’avaient pas l’habitude d’utiliser et qui a fait bouger les supports. Quand ils posaient un secteur sur le support intermédiaire, le support bougeait en même temps donc la forme n’était plus tout à fait ronde. Il a fallu tout redresser et régler dans des conditions météorologiques difficiles (il neigeait) et cela a pris beaucoup de temps.

Ces modifications des modes opératoires sont importantes et fréquentes : plusieurs exemples ont été cités par les personnes interviewées. Par exemple un problème important a été rencontré à propos du montage des tubulures dans le réservoir. L’équipe projet n’avait pas anticipé que le tube devait être installé avant la mise en place de la structure de béton. Le problème est identifié au moment de couler le béton, alors que le tube n’est pas encore fabriqué. Un certain nombre d’alternatives sont imaginées avant de décider de retarder la fabrication de la structure en béton et de réaliser le tube en urgence.

« Tout à l’heure on parlait des tubulures dans le réservoir qui passe par le toit, PA est en train de monter une structure béton au-dessus, normalement, les tubulures qui passent là, passent aussi au travers de la structure béton - , je sais pas pourquoi, je me faisais la réflexion : « Tiens, j’ai pas vu les mecs préparer ces tubes-là », bon, le risque, c’est que si

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on n’a pas mis le tube et qu’il y a une structure béton qui tombe au-dessus, on ne peut plus mettre le tube. Donc j’arrive le matin, je leur pose la question : « Est-ce que vous avez vérifié, est-ce qu’il y a quelqu’un qui s’est posé la question… ? », « Ah, non ». Ils ont vérifié, effectivement, on se retrouve avec un tube qui tombe sous une structure béton, alors la structure béton n’est pas posée, le tube n’est pas fabriqué, on a regardé rapidement, on se rend compte qu’on a le temps de fabriquer le tube qui nous poserait problème, ouf. J’aurais pas eu l’expérience de me dire : « Tiens, ben, peut-être qu’on va être emmerdé là », je ne sais pas pourquoi ça m’est venu, c’est ce que je dis, ça tombe comme ça, voilà. Donc… Je n’aurais pas eu cette idée-là, ben peut-être qu’on aurait monté la structure… Il aurait fallu trouver une solution après… Mais ça aurait été plus compliqué, avec une structure béton au-dessus, on n’aurait pas pu faire ce qu’on fait d’habitude : prendre la grue et mettre le machin… Mais on aurait dû imaginer une pièce qui se faisait en deux parties, une petite partie qui arriverait par le haut à manipuler je ne sais pas comment parce qu’il y a une structure dessus, plus une partie par le bas qu’on aurait pu manipuler mais à un moment donné, il fallait la raccorder…Ça aurait été compliqué, on aurait dépensé beaucoup d’énergie pour ce petit détail » (Chef de projet).

Ces deux exemples nous montrent la difficulté qu’ont les ingénieurs-concepteurs à se représenter les situations de travail et les opérations de montages sur le site mais aussi les conséquences que ces erreurs peuvent avoir sur le bon déroulement du projet. Les contraintes projet ont poussé l’équipe de construction à improviser, voire à bricoler de cadre contraint des ressources disponibles.

S La poursuite d’une activité en mode dégradé par l’improvisation et le bricolage, peut être très dangereuse puisqu’une défaillance ne concerne généralement pas un seul aspect du projet. Les acteurs immédiatement confrontés à l’événement qui tentent de s’adapter et bricoler par un arrangement local n’ont pas forcément la capacité individuelle pour identifier toutes les conséquences possibles de ces modifications en termes de risque industriel. Ainsi, ceux qui sont les plus directement exposés au besoin de s’adapter, ne sont pas toujours ceux qui ont la connaissance des conséquences de l’action. Elle peut en effet avoir des répercussions invisibles sur d’autres éléments. L’ensemble des activités risque donc de s’enliser peu à peu jusqu’à ce qu’il soit très coûteux pour les acteurs d’agir et de « démêler la pelote ». Cette difficulté peut conduire à des dérives du projet qui peuvent affecter le niveau de fiabilité.

Selon le responsable construction, cette erreur et ses conséquences auraient pu être évitées par une meilleure coordination entre les attentes et les contraintes de chacun. Ainsi, il aurait été possible d’obtenir une meilleure anticipation, si le responsable de la construction avait été impliqué dès le début de la phase de conception, au moment des études. Cela n’a pas été le cas car il était sur un autre chantier à ce moment-là. Plusieurs acteurs du projet nous ont aussi fait part de l’importance de capitaliser davantage sur le retour d’expérience. Une meilleure capitalisation permettrait à conception soit plus adaptée aux réalités du chantier parce que les ingénieurs pourraient se faire une meilleure idée des difficultés qui émanent des sites.

Un décalage temporelLa distance entre le siège et le site n’est pas seulement géographique, elle est aussi temporelle. En effet, les deux entités ne perçoivent pas le temps du projet de la même façon. Le site, qui déroule le projet prévu par les études, doit faire face à une multitude d’aléas d’ordre technique, météorologique, organisationnel. Les acteurs sont aussi en contact permanent avec le client et doivent gérer en même temps les problématiques de sous-traitance comme la coactivité qui est complexifiée par la survenue d’aléas.

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Les deux entités semblent avoir une perception différente de l’urgence. Pour le site, les décisions sont prises dans l’urgence du fait même de l’avancement du chantier… Mais le site est dépendant du siège. Cependant, le siège perçoit l’urgence comme le mode de fonctionnement habituel des acteurs du chantier et aura tendance à moins s’alarmer. Dans ce contexte, les dates butoirs prises dans le travail de coordination entre le siège et le site ne sont pas interprétées de la même façon. Alors que pour le site, une date butoir est le dernier délai auquel le livrable doit être rendu, pour le siège, c’est le délai à partir duquel le travail pourra être fait. Il y a donc une mauvaise compréhension des deux entités qui découlent de conceptions temporelles différentes.

Il peut y avoir quelques problèmes, on peut se fâcher : « t’avais prévu de sortir le document à telle date, tu l’as pas fait, t’es en retard » et souvent on a dit juste : « t’es en retard » et au niveau des études ils se disent : « Ouais, je suis en retard, de toute façon je suis toujours en retard etc. et puis la date qu’on a donné c’était une date au plus tôt, on peut faire plus tard, etc., etc. Bon. (Responsable du planning).

La difficulté vient aussi du fait que l’ingénierie travaille sur plusieurs projets en même temps, ses priorités ne sont donc pas les mêmes que celles du site. Elle va donc favoriser certaines tâches plutôt que d’autres, principalement en fonction de ses contraintes internes. Mais elle ne dispose pas forcément de tous les éléments pour prioriser au mieux : certaines études sont effectuées alors qu’elles pouvaient attendre mais d’autres, mineures en apparence, manquent ou sont reportées à plus tard alors qu’elles se révèlent être cruciales pour la poursuite du projet.

L’équipe de construction de TITU apparaît comme prise en étau entre le manque de réactivité du siège et des aléas qu’elle peut rencontrer sur le terrain. Les ingénieurs du chantier s’adaptent, priorisent leurs actions en fonction des ressources directement disponibles.

« Le souci à la construction, c’est qu’on arrive au bout, c’est-à-dire que tout ce qui s’est accumulé avant, les achats, l’engineering, ben c’est nous qui payons cash quoi derrière […] Parce que quand le problème il est foutu en dessous du tapis – ce qui arrive souvent, ben nous quand on enlève le tapis, ben merde… » (Responsable de la construction). « Ben nous on a besoin de…En général, on est ric-rac au niveau des temps parce que notre engineering a pris son temps… » (Chef de projet)

Devant le manque de réactivité du siège qui ne réalise pas toujours l’urgence d’une situation, qui ne répond pas assez rapidement aux alertes que lance le site, les acteurs présents sur le terrain ont mis en place un certain nombre de stratégies pour respecter leurs contraintes temporelles, en plus de la démarche classique qui consiste à allouer davantage de ressource sur une activité (postes de nuit par exemple).

Une de ces stratégies consiste à jouer sur le séquençage des opérations. L’ingénierie, lorsqu’elle conçoit l’installation, définit un ordre pour le déroulement des opérations, cependant, il arrive que cet ordre ne soit pas adapté à la situation du terrain, que ce soit du fait du dimensionnement d’une pièce difficile à assembler ou bien du fait de problèmes de coactivité. En effet, il est souvent difficile pour les ingénieurs de conception d’avoir une vision globale de l’environnement dans lequel se déploie l’activité. Il arrive aussi qu’ils aient à respecter des procédures qui ne sont pas forcément bien adaptées à la réalité du terrain.

Dans ce contexte, les acteurs projet au niveau du site, peuvent choisir de modifier le séquençage des différentes tâches et jouer sur la modularité des opérations à réaliser. Cette flexibilité est permise par une grande réactivité de l’équipe planning sur site qui, grâce à une bonne communication avec l’ensemble des acteurs, connaît bien la durée de chaque activité et ses contraintes en termes de coactivité. C’est donc en jouant avec différentes temporalités au travers de plusieurs plannings (un

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planning avec des dates au plus tôt, un planning avec des dates au plus tard) qu’elle parvient à intercaler, déplacer des tâches dans le temps, de manière à respecter la date de fin du projet. Il est donc crucial de connaître leur impact les unes sur les autres, sur les différents acteurs. Il y a un énorme travail de représentation et d’anticipation à faire à partir des informations transmises par les différents acteurs.

« Alors vu qu’il y a quand même un gros travail qui est fait en général, on est à peu près bon, ce qui peut arriver c’est qu’au niveau du séquençage après du montage, on ait une difficulté, et donc on adapte les séquences en fonction… […] ça peut être le design d’un objet qui, bon, si tout allait bien, se ferait facilement, une étape après l’autre et là il s’avère que pour des problèmes de calcul d’une pièce par exemple, elle doit être rallongée et plus grande que prévue. Si on pose cette pièce-là, on peut plus accéder à celle qui est en dessous, on va changer la séquence pour le faire dans le bon ordre, voire à modifier la pièce, ce qui nous rajoute du travail etc. mais bon, il faut bien faire avec à un moment donné (Chef de projet) ».

Une autre stratégie consiste à utiliser les imprévus futurs - c’est ce qu’on a pu constater avec les intempéries, pour expliquer au client les retards actuels bien qu’ils n’aient pas forcément de lien avec la situation présente. Les imprévus apparaissent ici comme des alliés et donnent des marges de manœuvre face au client.

Une distance culturelleEn plus d’être spatio-temporelle, la distance entre le siège et le site se traduit au niveau de la culture organisationnelle et professionnelle. En effet, deux cultures très différentes s’opposent. D’un côté, le siège possède une culture assez bureaucratique, procédurière qui se frotte à la culture terrain, pratique, du côté du site. On observe également une certaine rivalité de métier entre le siège et le projet due à des identités historiques fortement ancrées dans les mentalités.

« Pour les gens du projet les gens du siège sont des gros feignants qui veulent pas changer les modifications… […] ils ont leur point de vue, ils ne changent pas, parce que c’est comme ça que ça marchait avant. Et pour les gens du siège, les points de vue qu’ils ont de nous c’est on est des gros bourrins, on casse tout et on est jamais content [...] c’est assez difficile d’avoir des conversations avec eux et de changer des… Parce qu’à chaque fois qu’on demande des changements c’est des changements mineurs, on les fait nous directement ici quand ça a pas des gros impacts » (Ingénieur de soudage).

Les personnes interrogées sur le site expliquent donc ce manque d’anticipation, de préparation, par une mauvaise coordination entre le siège, l’ingénierie et le site qui réalise le chantier. Bien sûr, cette relation entre les deux entités mériterait d’être observée plus en profondeur mais les trois jours passés sur le terrain nous ont permis d’identifier les domaines où cette coordination manque particulièrement. Cependant, ces critiques sont à replacer dans leur contexte : les relations entre le siège et le site sont traversées par des rivalités de métier et nous n’avons que le point de vue des acteurs du site. De plus, si les individus situés sur le terrain se plaignent d’être dans une certaine « autarcie », ils en jouissent également : cela leur laisse une relative autonomie et la gestion quotidienne des aléas est aussi perçue comme constitutive de leur identité métier. Le manque de réactivité du siège est aussi une opportunité pour revendiquer et affirmer cette autonomie du site et donc s’affranchir du siège, y compris pour des modifications lourdes des modes opératoires.

2. Une culture fondée sur la réactivité plutôt que l’anticipationLes équipes en charge de la réalisation ont largement intériorisé ces faiblesses de la préparation amont et les contraintes de ressources pour anticiper les corrections avant la réalisation. Cela a pour

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conséquence la mise en place d’une culture de travail essentiellement réactive, qui laisse peu de disponibilité d’esprit pour l’anticipation.

Les aléas font partie du quotidienTous les interviewés nous ont parlé de l’imprévu comme d’une expérience normale complètement intégrée dans le quotidien, constitutive du métier. L’aléa, quel que soit sa nature (technique, météorologiques, organisationnel, etc.) fait partie de la routine, l’activité principale de chacun est régulièrement perturbée par des choses que l’on ne peut pas anticiper.

A : Alors, est-ce que tu peux me parler de ce que tu fais, d’une journée typique par exemple ?HI : Y’a pas de journée typique.A : Pourquoi y’a pas de journée typique ?HI : Parce qu’on est sur un chantier, qu’il y a des problèmes différents tous les jours et que du coup, il y a beaucoup d’imprévus et du coup il y a pas de journée typique. Il y a des sujets de fonds qu’on… Des tâches de fonds qui avancent, mais il y a pas de journée typique. […]Ben, je suis là pour ça parce que ça fait partie du job quoi voilà. Donc si je suis pas content je fais autre chose.

Les « problèmes » mentionnés par le responsable de la construction sont de nature très différente : l’avant-veille, le directeur de projet à remplacer en dernière minute lors d’une réunion chef de site, la veille un accident de travail sur le chantier, depuis trois jours un conflit à régler entre l’assistante de projet et la femme de ménage.

La culture de l’adaptation décourage l’effort d’anticipation et de préventionParallèlement à l’action et sur un mode réactif, il y a donc tout un travail d’exploration de solutions. Cette activité mobilise beaucoup de polyvalence, de l’ouverture d’esprit, une bonne organisation personnelle mais aussi de savoir remettre en question ses hypothèses même si elles ont été explorées, même si des ressources ont déjà été mobilisées et ainsi éviter les biais d’engagement.

Les acteurs sont dans une démarche d’exploration mais ils ne peuvent envisager toutes les situations futures et l’ensemble des aléas à venir de manière exhaustive. Dans ce contexte, ils se focalisent sur la trajectoire qui semble la plus probable et qui est directement accessible au regard des contraintes projet et avancent dans cette direction. Au mieux, ils élaborent quelques scénario plausibles, mais qui ne sont jamais autant investis que le principal scénario de bon déroulement du projet.

C’est ça le problème, si tu veux t’occuper à la fois de problèmes administratifs avec tes équipes, après tu dois t’occuper des problèmes au jour le jour dans l’organisation sur le chantier, parce que chacun veut tirer le couverture à soi donc tu dois arbitrer et après tu dois t’occuper de ce qui se passera plus tard, tu dois extrapoler, sans être sûr d’avoir les bonnes données d’entrée quoi, donc tu travailles avec des fausses hypothèses, puis à la fin, ben tout ce que t’as fait tu peux recommencer. Mais bon, on a l’habitude aussi.

Les individus sont donc constamment dérangés dans leurs tâches mais cela ne semble pas leur poser problème. On peut penser qu’ils y trouvent plusieurs avantages. Tout d’abord, la nécessité d’être performants, de travailler vite et bien entre deux dérangements. L’effort de concentration est donc important. Ensuite, les aléas sont autant d’occasion pour un individu de montrer qu’il est en capacité : capacité de s’adapter, de mobiliser différentes ressources, de faire preuve de créativité, de

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polyvalence, mobiliser l’expérience des chantiers passés, maintenir la vigilance. En bref de développer un sentiment de contrôle sur une situation changeante.

Ce fut le cas par exemple lorsque les membres du projet se sont rendus compte qu’une partie du matériel (des structures métalliques) livré par un fournisseur était non conforme malgré les contrôles effectués. Il était difficile de le renvoyer au fournisseur car cela allait prendre du temps et la conception avait déjà mangé les marges de temps. C’est donc une question d’arbitrage entre les délais et les coûts.

« On a actuellement des structure métalliques qu’on est en train d’installer, on les installe même si c’est non conforme parce que sinon on ne pourra pas continuer, c’est sur le chemin critique du projet, si on les installe pas, on arrête le reste et ça nous coûterait beaucoup plus cher que de réparer sur place… » (Responsable de la construction).

Les acteurs projets se mettent aussi dans des situations qui favorisent la survenue d’imprévus. La vie du chantier, avec ses aléas et ses urgences, encourage les acteurs du projet à se placer dans une posture réactive, avec une anticipation limitée des événements. La vie du chantier, avec ce qu’elle a de visible et de tangible, prend le pas sur l’effort d’imagination, d’anticipation, qui demande plus d’abstraction et de recul. La construction d’une installation est matérielle et palpable : ce qui est observable et palpable prend plus de place que ce qui pourrait ou devrait être anticipé, mais qui ne s’impose pas faute de s’appuyer sur cette réalité concrète.

Les modes opératoires de construction ne sont pas prescrits à l’avance, faute de temps, mais aussi de compétence des ingénieurs-concepteurs. Les acteurs du chantier assurent une grande partie de la prescription et de l’organisation des tâches, le reste étant assumé par les sous-traitants, grâce aux compétences de leur encadrement.

3. Prise en compte de la sécurité La sécurité n’est pas traitée différemment des autres exigences qui peuvent faire l’objet d’une prescription plus détaillée. La faiblesse globale de la prescription a pour conséquence une absence de formalisation précise et anticipée des exigences de sécurité. Il est difficile de prescrire des mesures de sécurité suffisamment précises quand on ignore les modes opératoires : moins la connaissance du contenu du travail est précise, moins il est facile d’identifier le niveau d’exposition au risque. Il est donc difficile pour le client comme pour le titulaire de prescrire des mesures de sécurité les plus pertinentes en amont. Les réunions entre les HSE du client et de consortium illustrent la difficulté de prévoir des solution de prévention par exemple pour le travail en hauteur, par exemple lors du choix entre une solution collective et fixe ou une solution individuelle, sans avoir une idée du temps passé en étant exposé au risque, du nombre de personne sur place…

Même au niveau de l’équipe du chantier, les efforts d’anticipation associés au management du risque sont perçus comme des tâches administratives et non « productives ». Le management des risques suscite moins d'’intérêt que les réalisations en cours (Kutsch et Hall, 2004). En dehors des situations de danger qui sont immédiatement perceptibles lors d’une visite, la sécurité n’est pas directement palpable, elle est immatérielle, il s’agit d’un « dynamic non-event » (Weick, 1991), rien ne se produit de façon visible. Les facteurs permettant d’atteindre la sécurité sont plus abstraits, diffus et il est difficile de vérifier à quel degré ils ont effectivement contribué à la sécurité.

Le management des risques est perçu comme une tâche administrative qui se réduit bien souvent à cocher des cases dans des grilles d’évaluation des risques et des registres de sécurité et à vérifier la conformité du chantier avec un ensemble de textes réglementaires, de normes, qui, aux yeux des

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managers, apparaissent comme déconnectés du terrain, des spécificités de l’environnement et peu adaptés à l’environnement technique.

Pourtant, l’anticipation est un facteur clé dans la réussite des projets car elle permet d’éviter des situations d’irréversibilité et de mobiliser par avance un ensemble de ressources qui permettront d’écarter ou de gérer au mieux les problèmes que pourrait rencontrer le bon déroulement du projet, que ce soit sur le plan technique, sur le plan de la sécurité ou sur un plan plus organisationnel.

Par exemple, l’étape d’assemblage du toit des réservoirs, particulièrement mal anticipée, a été complétement réorganisée en cours de réalisation. Ce ne sont pas les modes opératoires prévus initialement qui ont été mis en œuvre. La réalisation a été conduite dans des conditions météorologiques difficiles. Le responsable de la construction a fini par reconnaître que la situation était assez dangereuse, en-deçà des exigences de prévention habituelles, mais il avait le sentiment que la situation était sous contrôle. Il est vrai que la très forte mobilisation de l’encadrement sur cette étape, sa présence sur le chantier en continu, a entrainé une vigilance collective favorable à la sécurité.

La sécurité se pratique au-delà de la conceptionSi la sécurité se fait au-delà de la conception, c’est parce que la prévention implique deux activités : une activité de prescription, de définition de règles, de méthodes, de choix techniques mais aussi une activité d’exécution, qui implique davantage les acteurs de l’exploitation, en bout de chaîne et qui met l’accent sur leur capacité à s’adapter, à réagir. Cette deuxième dimension est prépondérante dans le projet qui nous intéresse. D’une part, parce que les modes opératoires sont très peu prescrits, il est donc difficile pour le client comme pour le titulaire de définir des mesures de sécurité en amont. D’autre part, les acteurs en conception ne peuvent pas tout prévoir.

La prise en considération de la complexité des chantiers, des interdépendances entre les interventions, des enjeux de coactivité, des éléments de contexte non connus à l’avance, remet en question la capacité des concepteurs et des préventeurs à anticiper l’ensemble des interactions entre les tâches, et donc à évaluer les probabilités d’incident et leur dangerosité. Un chantier très contraint en délai constistue un système fortement couplé. Or les concepteurs et les préventeurs qui travaillent en amont ne peuvent raisonner que sur des parties du chantier et ignorent cette complexité. Par exemple, s’ils ont une bonne vue d’ensemble du système technique, les concepteurs manquent d’une connaissance précise des différentes étapes du chantier, des spécificités de l’environnement au sein duquel les opérateurs travaillent. Leur prise en compte de la sécurité tant dans les procédés que sur le chantier, repose sur une base réglementaire, normative mais les procédures apparaissent comme désincarnées, standardisées, et donc déconnectées du terrain. Dans cette optique, ils ne peuvent bien évidemment pas prévoir les connections entre différents événements.

Plus problématique encore, quand la gestion de la sécurité est intégrée dans des systèmes automatisés qui interviennent dans des activités complexes. Un accident de la grue survenu chez PA, l’autre membre du consortium, et qui aurait pu être fatal, illustre bien les risques associés aux équipements automatisés d’aide au pilotage.

PA est doté de dix grues à tour et travaille dans un périmètre assez restreint, il y a donc des interférences entre les grues. La parade choisie a été de mettre en place un système de géolocalisation pointu du mât de la grue, du poids, de la charge. C’est une aide à l’opération car ça donne un signal lumineux et sonore dans la cabine en cas de danger.

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Alors que le chantier se déroulait, deux grues se rapprochaient dangereusement et le signal n’a pas fonctionné. Le conducteur de la grue a vu clairement qu’il allait rentrer dans l’autre grue mais comme il n’avait pas entendu le klaxon, il ne s’est pas arrêté, il a percuté l’autre grue. Il a finalement eu le réflexe d’arrêter sa machine donc il n’y a pas eu de problèmes majeurs mais les câbles se sont quand même entremêlés.

Le système d’automatisation apparaît ici comme un élément extérieur à l’opérateur et qui l’encourage à se laisser guider. La technologie diminue la vigilance de l’acteur qui n’a plus besoin de mobiliser ses compétences pour analyser un environnement accidentogène.

La sécurité ne peut se passer des capacités d’adaptation des opérateurs dans l’action en train de se faire. On note également l’ambivalence du travail de prévention qui contribue à faire baisser la vigilance des opérateurs et les déresponsabilise. Les individus sur le terrain ont tendance à penser que la sécurité s’est faite à la conception, que les outils sont fiables et qu’ils n’ont qu’à se laisser guider par les procédures alors que les compétences humaines sont incontournables dans le déploiement des mesures de sécurité.

Les limites du travail d’anticipation et de préparation, que ce soit sur le plan organisationnel, sur le plan de la technique ou sur celui de la sécurité, accentuent la mise en tension des acteurs et des organisations car la façon dont le projet se déroule s’invente davantage dans l’action, à court terme. Les visions de chacun sur le projet ne sont pas complètement harmonisées, les objectifs ne sont pas les mêmes. Dans ce contexte, les individus sont constamment à la recherche de nouvelles ressources, la négociation devient donc le mode principal pour régir la coopération.

4. La relation de sous-traitance Le projet étudié comporte différentes couches d’acteurs : le client, les titulaires (le consortium), leurs sous-traitants mais aussi les sous-traitants de leurs sous-traitants. Or ces acteurs n’ont pas le même niveau d’exigence en matière de sécurité, n’ont pas la même expérience des situations, ils n’ont pas les mêmes pratiques. Les relations contractuelles encouragent l’autonomie des contractants dans les méthodes de réalisation : le donneur d’ordre n’a donc pas toujours la possibilité d’imposer une mesure de prévention.

Différentes niveaux d’exigences en matière de sécuritéLa première difficulté pour le déploiement de la sécurité sur le chantier vient de ce que chacune de ces organisations possède une vision de la sécurité particulière. Cette vision est façonnée par plusieurs éléments : la culture prédominante du cœur de métier : la sécurité n’est pas traitée de la même façon dans le domaine du nucléaire que dans celui de la construction par exemple, elle varie aussi en fonction des objectifs des différentes organisations, de leur degré de responsabilité vis-à-vis de la loi, de leurs ressources, etc.

Ainsi, au fur et à mesure qu’on descend au bas de la chaîne, la sécurité prises sous toutes ses formes (des procédés, du chantier, etc.) apparaît comme une donnée parmi d’autres, voire même comme une contrainte. Au top de la pyramide, nous avons le client : ses exigences en matière de sécurité sont très pointues et très élevées, mais ces exigences sont essentiellement formelles et ce n’est pas lui qui est directement en charge de leur mise en œuvre. De plus ses exigences sont souvent rappelées et précisées après contractualisation avec les titulaires et les sous-traitants : rappeler les exigences de sécurité ne lui coûte rien à la différence du sous-traitant, qui doit appliquer les exigences.

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Ensuite, nous avons le consortium. Les entreprises sont davantage prises dans des contraintes de délais et de coûts fixés lors de la contractualisation avec le client. L’entreprise titulaire TITU, qui a conçu l’installation, a un rôle de prescripteur vis-à-vis de STT en ce qui concerne les modes opératoires. Enfin, nous avons l’organisation STT, qui est sous-traitante de TITU et qui est une entreprise étrangère. Les travailleurs du chantier appartiennent essentiellement à STT, c’est donc STT qui concrètement applique ou non les exigences de sécurité, et qui l’assume financièrement le plus souvent. Le titulaire et le sous-traitant sont censés avoir anticipé les exigences de sécurité et prévu le budget nécessaire dans leur réponse à l’appel d’offre. Au cours du chantier, ils ont plutôt intérêt à minimiser ces exigences pour ne pas impacter leur budget.

On retrouve aussi entre titulaire et sous-traitant le même type de conflit d’intérêt qu’entre donneur d’ordre et titulaire : en effet, lorsque le sous-traitant a construit son offre pour répondre au cahier des charges du titulaire, et même si ce dernier défini les modes opératoires, le sous-traitant doit prévoir les dispositifs de prévention et en assumer le coût. Aussi, les exigences que le sous-traitant n’a pas anticipé et qui occasionne des coûts supplémentaires sont bien sûr à sa charge.

L’équipe HSE du titulaire : principal prescripteur de la préventionEn tant que titulaire, concepteur et maître d’œuvre du chantier, TITU assume l’essentiel du travail de prévention sur le chantier, avec une équipe importante : 4 personnes spécialisées HSE sur une quinzaine de personnes. Leur bureau dans les locaux du chantier est placé de façon centrale, de sorte que la plupart des autres membres passent devant pour communiquer avec eux. Chaque HSE est l’interlocuteur privilégié d’une autre organisation : HSE1 avec le client (appelé CLI), HSE2 avec STT (son sous-traitant principal).

Le fait que le personnel HSE soit positionné de façon centrale dans l’organisation participe aussi à la multiplication des échanges qu’ils soient formels ou informels sur des questions de sécurité avec les autres membres de l’équipe. Ainsi, les espaces de discussion qui lui sont consacrés sont nombreux. Le déploiement important de ressources humaines pour la sécurité permet à TITU de gérer sur le terrain des situations qui n’ont pas pu être anticipées en amont par les concepteurs de TITU.

Les HSE de TITU détiennent un ensemble de compétences reconnu par le reste de l’équipe qui partage les problématiques de sécurité dans une optique de réduction des risques. Ces compétences se traduisent par un savoir technique permettant de comprendre les enjeux des installations mais aussi par l’expérience et les connaissances réglementaires. Par cette polyvalence, ils sont incontournables pour les différents acteurs.

« Il y a besoin souvent d’avoir la partie HSE en soutien pour apporter une expertise ou des conseils » (Une HSE qui provient du siège et qui au moment de l’immersion est présente comme soutien au reste de l’équipe en attendant qu’un nouveau HSE soit recruté).

Comme nous avons pu le constater au cours des entretiens, les HSE de TITU sont régulièrement sollicités par le reste de l’équipe, souvent de façon informelle, qui lui signale des écarts à la sécurité, soit par oral soit par mail. Ils sont aussi sollicités pour préciser une exigence légale.

Le management chez TITU cherche aussi à ce que tous les membres de l’équipe se sentent concernés par cet aspect du projet. Cela se traduit notamment par le « challenge sécurité » qui a lieu entre les différentes équipes projet de l’organisation dans son ensemble. L’équipe a proposé une méthode pour contrôler les fumées de soudage.

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Le sous-traitant face aux contradictions entre exigences STT dispose de beaucoup moins de personnel d’encadrement et de personnel technique. Ce manque de ressources de STT entraîne de gros problèmes de coordination et de communication. La remontée des écarts et des alertes n’est pas encouragée au sein de STT, l’écoute de l’encadrement est faible dans un contexte où ce dernier face à une grosse pression planning. Ils font l’expérience très concrête et très directe des contradictions entre les objectifs de coût, de sécurité ou de qualité.

Autrement dit, le principal lieu où s’exercent les arbitrages entre la sécurité et les autres exigences du projet est l’entreprise STT, mais c’est aussi celle qui est finalement la moins dotée en compétence technique et en ressource managériale pour le faire.

Dans la définition précise et l’application des exigences de sécurité, le client est en quelque sorte obligé de faire confiance (toute relative) au sous-traitant, d’attendre de lui un comportement honnête, car il ne maîtrise pas bien son domaine de spécialisation. La relation est asymétrique au regard des compétences et des connaissances dans la relation entre les deux parties (Pinto, 2014). Cette autonomie se traduit dans les relations du titulaire (TITU) vis-à-vis du client, de STT vis-à-vis de TITU.

Cette autonomie transparaît également dans la façon de faire remonter les informations du terrain, et d’identifier les situations à risque et de gérer la prévention. Chaque organisation a gardé son système au risque de créer la confusion. Il existe par exemple plusieurs manières de faire remonter les écarts sur le chantier, et de nombreux registres pour en assurer le suivi et la résolution.

Dans ce contexte de grande autonomie des sous-traitants, où le travail de préparation est assez faible, on peut se demander comment le projet fonctionne, comment les acteurs parviennent à s’entendre et comment la sécurité est maintenue. L’étude des interactions permet de comprendre comment la grande proximité des acteurs est un des facteurs de réussite du projet et permet de compenser les faiblesses du travail de préparation en amont.

Culture nationale et culture de sécuritéDans le cadre de ces collaborations entre des entreprises contractantes et sous-traitantes, les grands projets se trouvent aussi souvent au croisement des différentes cultures nationales des acteurs impliqués. La question se pose alors de savoir si cette collaboration n’est pas rendue plus compliquée par ces différences, et si certains paramètres comme la sécurité ne dépendent pas en partie de la culture nationale des opérateurs. Ainsi, dans une étude sur des opérateurs de six pays différents, des recherches ont pu identifier une corrélation entre certains des critères culturels de Hofstede et la propension des opérateurs à avoir des conduites à risque. Parmi les 5 critères choisis, - la distance au pouvoir, la tolérance à l’incertitude, l’individualisme, la masculinité et l’orientation à long terme (Hofstede, 2010), l’étude montre ainsi qu’une forte masculinité et une distance au pouvoir importante favorisent les conduites à risque et peuvent impacter la performance sécuritaire de l’entreprise (Mearns, 2008).

Néanmoins, cette même étude tempère aussi ce résultat en précisant que l’influence de critères plus proches est davantage significative. Notamment, l’article identifie l’engagement des managers comme un facteur de plus grande importance. De la même façon, il démontre les limites de l’influence de la culture nationale en précisant les résultats obtenus par des suédois et des danois sur le plan de la sécurité sur un chantier de construction : bien que ces deux cultures soient très similaires selon les critères de Hofstede, les résultats diffèrent beaucoup selon les nationalités des opérateurs. Ces différences s’expliquent notamment par une formation, un mode de rémunération,

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et une organisation différents, plutôt que par des différences nationales. La question des problèmes de collaboration se posera donc davantage en termes de culture d’entreprise – implication du management, organisation – qu’en termes de culture nationale.

Cependant, dans le cas qui nous intéresse, nous avons pu constater une grosse différence entre TITU et son sous-traitant STT étranger au niveau de la culture sécurité, notamment au niveau des pratiques. Cette différence vient de la culture nationale : en France la législation sur la sécurité dans les chantiers est assez exigeantes, c’est moins le cas dans le pays d’origine du sous-traitant. Ce qui explique aussi que le sous-traitant n’anticipe pas toujours correctement les exigences de sécurité de l’entreprise titulaire ou de l’entreprise cliente.

De plus, ces différences de perception des exigences sont complexifiées par les problèmes linguistiques (Kjellén, 2011, Tam et al., 2011). C’était parfois le cas lors des réunions de TITU avec son sous-traitant STT. Les rencontres se faisaient en anglais mais les acteurs ne se comprenaient pas toujours et des petits groupes de discussions émergeaient en français et dans la langue du pays d’origine, complexifiant la situation, au détriment de l’efficacité de la rencontre.

Alors que certains sous-traitants du consortium sont habitués à remonter régulièrement les alertes, les erreurs et à communiquer facilement sur leurs difficultés, d’autres ne le font pas car ce n’est pas dans leur culture professionnelle. Il existe donc une grande variété de pratiques managériales de la sécurité, sur lesquelles les donneurs d’ordre et les titulaires n’ont pas toujours prise.

Non, mais y’a peut-être ça aussi mais c’est que de façon générale, ils n’aiment pas trop se plaindre quoi puisqu’après c’est mal vu et par rapport à l’entretien annuel qu’ils passent là… Que ce soit côté génie civil ou côté métallo, les gens sont durs etc. donc heu…Se plaindre c’est un peu passer pour une chochotte etc. (HSE1, TITU).

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IV. Les pratiques collectives de la prévention Les insuffisances et les limites du travail de préparation offrent aux acteurs opérationnels du chantier une certaine liberté dans l’organisation de leur propre travail, ce qui, dans le cadre économique contraint de la relation de sous-traitance, peut encourager une faible prise en compte de la sécurité. Ces limites sont néanmoins compensées par deux activités dans lesquelles le titulaire tient une place importante : la première est l’activité de surveillance du chantier, essentielle pour identifier les situations de danger, les écarts à la prescription… La seconde est l’activité de traduction des exigences de prévention aux situations de travail réelles, telle qu’elle a été observée lors de réunion de travail entre les préventeurs des différentes entreprises et l’encadrement du projet.

1. La surveillance directe du chantier Malgré les efforts de préparation et d’anticipation, de nombreux écarts et incidents persistent. Le grand nombre de préventeurs présents en permanence sur le chantier, que ce soit du côté du client ou du consortium, permet un important contrôle de l’activité en cours. Ce contrôle permet, sur le mode de la réactivité, de rattraper les erreurs. Un tel fonctionnement présente comme avantage de s’appuyer sur des réalités observées et concrètes, et donc plus « évidentes ». Son inconvénient est la faiblesse de la prévention dans les moments qui précèdent la mise en place des mesures (Kjellén, 2012).

Les formes de la surveillanceSur ce chantier, le contrôle se fait de différentes façons. Les opérateurs qui travaillent sur le chantier sont au cœur de multiples réseaux de surveillance qui se croisent et se complètent. La CARSAT et le client font régulièrement le point sur l’état du chantier avec le consortium, ils sont au contact direct de ses sous-traitants mais aussi du deuxième niveau de sous-traitance.

Tout au long du chantier, le client s’appuie sur des observations du chantier pour vérifier que le niveau de sécurité attendu est bien garanti. Le client identifie généralement des petits écarts, mais facile à identifier, permettant de « maintenir une pression » sur TITU et STT, de défendre son niveau d’exigence. Par exemple, tout ce qui concerne le rangement, le « house keeping », est souvent mis en valeur par le client. Le manque de rangement est perçu comme un manque d’organisation. Alors que pour les sous-traitants, cette question est rarement une priorité.

La surveillance et la remontée des écarts par les préventeurs s’appuient sur plusieurs outils : une permanence constante par des surveillants qui photographient les écarts et les envoient aux personnes responsables concernées au sein du consortium. Celles-ci doivent expliquer ce qu’elles mettront en œuvre pour régler le problème. Les préventeurs comme les opérateurs utilisent aussi différents types de fiches d’observation chantier sur lesquelles ils décrivent les incidents en fonction de leur gravité, à cela s’ajoute les réunions autour du registre d’événements que nous avons abordé précédemment, qui est à la fois un outil de construction et de partage des connaissances mais aussi de contrôle.

Il semble cependant que le bon déroulement du projet ne soit pas seulement dû au contrôle a posteriori mais plutôt à la combinaison de plusieurs formes de contrôle qui sont utilisées tout au long du projet par le client sur TITU et TITU sur son sous-traitant.

La combinaison des modes de contrôle préconisée par Liu et al. (2013) ressemble à celle qui est utilisée par les acteurs que nous avons suivis, cette combinaison est d’ailleurs grandement facilitée

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par la proximité des acteurs. La sélection du titulaire et des sous-traitants ( input control) s’est faite en connaissance de cause : les différentes organisations travaillent ensemble depuis plusieurs années, elles se connaissent, une relative confiance consolide les relations. Cette forme de contrôle est complétée par le partage de normes et de valeurs communes (clan control) qui a pris forme au fil des projets précédents. STT travaille pour TITU depuis plusieurs années, nous avons d’ailleurs évoqué l’apprentissage par lequel il est passé que ce soit sur le plan technique ou sur le plan de la sécurité. La grande proximité des acteurs, la forte négociation qui régit les relations, favorisent une communication ouverte et une prise de décision participative, les discussions entre les homologues des différentes organisations sont régulières. De plus, l’ampleur du projet rassemble les différentes organisations autour d’enjeux de reconnaissance, de réputation, ce qui engendre un gros niveau d’engagement de la part des équipes et une certaine fierté à travailler sur ce genre de projet. Cette « culture de clan », bien qu’elle soit plus diffuse, apparaît bien comme une forme de contrôle, elle permet de faire l’économie d’une surveillance plus directe bien qu’elle ne l’exclue en rien. Enfin, le contrôle des livrables (output control) est régulièrement effectué par les inspecteurs qualité du client comme ceux de TITU sur STT, il est favorisé par l’omniprésence des acteurs sur le terrain.

Cependant, la combinaison de ces différentes formes de contrôle n’est pas complètement effective car un certain nombre d’écarts subsiste. On peut penser qu’ils sont en partie la conséquence d’une mauvaise adéquation entre une faible prescription des modes opératoires en amont et le déploiement du contrôle des comportements sur le chantier (behavioral control). En effet, les acteurs – TITU comme STT, disposent d’une grande autonomie – nous l’avons déjà évoquée, dans leur façon d’aborder le chantier. Les modes opératoires ne sont pas prescrits. Tout au long des échanges (réunions, entretiens, etc.), nous avons pu voir la marge de manœuvre dont disposait les organisations pour justifier et négocier leurs choix techniques. Cependant, les opérateurs sur le terrain sont très fortement contrôlés lorsqu’ils mettent en œuvre ces choix. Dans ce contexte, l’application des mesures de sécurité pensée par les préventeurs du client ne correspond pas toujours aux modes opératoires décidés par le titulaire et son sous-traitant. Les façons de faire sont constamment discutées et rediscutées au cours des différentes rencontres et les organisations y consacrent énormément d’énergie. Cependant, le bon déroulement du projet n’est pas complètement entravé parce que les moyens déployés dans la surveillance comme dans le travail de coordination sont très importants. On suppose que ce fonctionnement ne pourrait pas être effectif sur d’autres projets où les ressources disponibles sont réduites.

Les fonctions de la surveillanceSi la surveillance permet le bon déroulement du chantier grâce au rattrapage qu’elle exerce c’est parce qu’elle remplit plusieurs fonctions. Tout d’abord, et c’est d’ailleurs sa fonction première, elle permet aux acteurs qui en ont la fonction de vérifier que le projet se déroule conformément à ce qui a été défini dans les phases de préparation en termes d’objectifs et en rapport avec les différents aspects du projet : coût, délais, qualité, budget mais aussi sécurité. Les exigences auxquelles les surveillants se réfèrent se trouvent la plupart du temps dans les documents officiels, référents du projet, qu’il s’agisse du contrat, du planning ou encore des analyses de risques, des procédures, des textes réglementaires.

Cependant, l’ensemble écrit que forment ces différents documents est souvent matière à interprétation : certaines lois peuvent manquer de clarté, un point sur le contrat n’a pas été précisé suffisamment… Dans ce cas, la surveillance remplit un rôle plus symbolique : elle permet aux acteurs surveillés d’évaluer comment se positionne l’acteur surveillant au regard de ces zones d’incertitude et de comprendre ses standards. Ce transfert, cette traduction dont nous avons parlée

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précédemment, ne se fait pas directement, c’est un processus qui prend du temps et qui se construit au fil de comportements stratégiques, dans la négociation, les tensions, parfois même le conflit.

Les moments de surveillance sont aussi essentiels parce qu’ils structurent les rôles de chacun et participent à la construction de l’identité des organisations de façon plus générale. En effet, lorsqu’il y a surveillance d’un acteur sur l’autre, d’une organisation sur l’autre, chacun entre en représentation : celui qui est surveillé doit montrer qu’il a bien compris ce qui est attendu de lui et qu’à son tour, il contrôle la situation. Quant à celui qui surveille, il doit montrer qu’il est bien le détenteur d’une responsabilité et d’un pouvoir sur l’autre qui le rend légitime pour imposer sa vision, ses choix.

La résistance à la surveillance : la dénonciation du flicage Le travail de surveillance par les préventeurs n’est pas accepté naturellement par les équipes surveillées. Le niveau de résistance est très variable selon les situations. Un des facteurs qui explique cette variation est probablement le niveau de proximité et de familiarité que le préventeur-contrôleur établit avec les équipes contrôlées. La proximité a plusieurs fonctions.

Premièrement, elle permet aux surveillants de se familiariser avec le terrain et d’en apprendre toutes les spécificités techniques. C’est ce qu’on voit notamment au cours de la réunion des HSE de CLI avec les HSE de TITU. Les discussions autour des situations de terrain sont très précises, les représentations sont très détaillées et individus se retrouvent autour de récits partagés.

Deuxièmement, la proximité permet aux acteurs d’échanger de façon informelle, conviviale et de dépasser l’espace d’un instant, les tensions provoquées par des relations asymétriques. C’est aussi le moment où chaque acteur sort de son rôle de surveillant et de surveillé, voire même de dominant et de dominé, et révèle son individualité de façon plus authentique. Ces espaces de convivialité, de discussions informelles, sont fréquents au cours des activités de surveillance.

Selon les appartenances des préventeurs, mais aussi la fréquence de leur présence sur le chantier, leur degré de familiarité et de proximité pouvait fortement varier. Ainsi, les passages de la CARSAT sur le chantier étaient régulièrement perçus comme des sources de tension pour TITU et ses sous-traitants. Ces tensions étaient provoquées notamment par le fait que les agents de la CARSAT provenaient de l’extérieur et manquaient généralement de connaissances techniques et de connaissances sur les éléments spécifiques au chantier et pouvaient détecter des manquements à la sécurité qui n’avaient pas été observés. Cependant, à plusieurs reprises nous avons pu remarquer que ces tensions étaient atténuées par une certaine proximité lorsque les agents de la CARSAT étaient déjà venus plusieurs fois et que des liens plus conviviaux avaient pu se nouer auparavant. Certaines habitudes étaient prises. Le personnel de TITU (HSE, responsable de la construction) et les agents de la CARSAT prenaient par exemple le café ensemble mais ce qui est significatif, c’est qu’ils ne le prenaient pas dans une salle de réunion plus formelle, où les individus extérieurs sont reçus mais qu’ils prenaient le café dans la petite cuisine exiguë fréquentée par le personnel de TITU. De plus, les visites de contrôle étaient aussi entrecoupées de pauses cigarette qui sont des moments cruciaux d’échange où l’on parle travail, projet mais aussi où l’on échange plus librement.

On constate finalement que les relations entre les différents acteurs et leurs organisations reposent sur un mélange subtil : être exigeant tout en maintenant des rapports de convivialité. Il s’agit donc de maintenir une certaine forme d’autorité vis-à-vis de son interlocuteur sans perdre la qualité de la relation basée sur la convivialité.

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Il y a ainsi un difficile équilibre à préserver, d’une part, entre le maintien d’une forme de tension qui permet de défendre des exigences différentes mais qui peut aussi déboucher sur une situation conflictuelle et d’autre part, le maintien d’une relation cordiale et amicale, qui permet d’échanger de façon précise sur la situation de travail, l’exposition au risque, le niveau d’exigence et d’inventer les solutions pour le respecter.

2. La traduction des exigences abstraites de préventionLes différentes pratiques de surveillance que nous avons évoquées alimentent les nombreuses négociations entres les préventeurs du client et du titulaire et les équipes du sous-traitant. Ces négociations doivent prendre en charge les tensions générées par l’existence de différentes cultures de sécurité et la relative dépendance des préventeurs par rapport aux intervenants sur le chantier. L’objectif des acteurs de la prévention est de parvenir à obtenir des améliorations tout en évitant le conflit direct avec les équipes opérationnelles. Pour cela ils ont développé un ensemble de pratiques qui visent à produire collectivement de la connaissance sur les situations et négocier le niveau d’exposition au risque et le niveau de prévention. Ces pratiques s’exercent dans la proximité mais aussi dans une forme d’échange social entre des acteurs qui se perçoivent comme interdépendants.

Un management participatif et ouvert à la critique au sein de l’entreprise titulaireAu sein de chacune des entreprises, en particulier au sein de l’entreprise titulaire, le chef de projet joue un rôle majeur dans la fluidité des échanges. Un espace est laissé à chacun pour s’exprimer et contredire le chef de projet, émettre des opinions différentes et de pouvoir les justifier sans crainte de l’erreur ou d’un mauvais jugement. Le style de management participatif porté par le chef de projet permet en fait de « multiplier les événements de parole » et libère le langage des individus (Borzeix, 1995). Nous avons pu faire ce constat plusieurs fois que ce soit sur des questions d’interprétation du contrat, sur des détails techniques, organisationnels…

Par exemple, lors d’une réunion interne par exemple, un jeune inspecteur QC (Quality & Control), qui n’était présent chez TITU que depuis six mois, montre clairement son désaccord avec le chef de projet concernant la catégorisation d’une situation de travail, catégorisation qui impliquait d’obtenir une certification coûteuse pour l’équipe. Le chef de projet a une idée bien tranchée de la nature de l’activité, mais son autorité n’exclut pas la contradiction par le jeune inspecteur, elle pousse au contraire les acteurs à chercher les justifications de ce qu’ils avancent, à argumenter et donc à progresser dans leur connaissance.

Ce mode de management présente plusieurs avantages : non seulement il permet à différents points de vue divergents de s’exprimer avec toute la richesse que cela comporte pour le projet, mais en plus il favorise la remontée des alertes et des erreurs. Dans ce contexte, faire une erreur n’est pas condamnée donc les acteurs ne chercheront pas à les dissimuler mais au contraire à les assumer et à demander de l’aide aux autres membres de l’équipe lorsque cela est nécessaire.

« Donc il y a quand même pas mal de relations informelles, on est tous là pour bosser, c’est un fonctionnement à l’anglo-saxonne donc, on est là pour bosser, on est payé pour notre boulot et puis on reconnaît nos erreurs quoi, c’est-à-dire qu’ on fait tous des conneries, quand on reconnaît pas nos erreurs, c’est un faute, mais c’est pas gênant de faire une connerie quoi, et la connerie est pas jugée comme une erreur […] Quand quelqu’un fait une erreur, pour moi c’est un vecteur qui fait que ça se passe aussi bien. Quand quelqu’un fait une connerie et que c’est rattrapé, ben c’est clairement un vecteur où… Du coup, la personne elle se lâche et ça envoie (?) beaucoup plus. Quand quelqu’un

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demande un coup de main c’est pas parce qu’il sait pas, c’est parce qu’il demande un coup de main parce qu’il pense que le point de vue est intéressant quoi. Et ça projette vers l’avant, on est vraiment poussé vers l’avant parce que ben on sait qu’il y a quelqu’un qui va passer un coup de main et y’a le staff qui est derrière pour passer un coup de main pour faire avancer le truc quoi ». (Responsable des contrats).

Ainsi, la forte présence du chef de projet au sein de son équipe n’amenuise pas la capacité de chacun à trouver et à prendre sa place, que ce soit dans la fonction qui lui est attribuée mais aussi selon ses compétences, sa personnalité, ses envies, ses différences. Ce mode de management à « visage humain » prend l’individu dans sa globalité et favorise la prise d’initiatives, l’intégration et le sentiment d’appartenance à l’équipe projet. L’organisation se fait donc collectivement, chacun se l’approprie et participe à la construction identitaire du collectif. Elle n’est pas le seul fait d’une hiérarchie trop lourde qui imposerait ses orientations avec rigidité.

Cette pratique managériale est facilitée au sein de l’entreprise titulaire car celle-ci ne comporte que des cadres, techniciens ou ingénieurs qui ont à peu près le même statut social, même s’il existe une différence d’expérience ou de responsabilité dans le projet. Nous n’avons pas pu vérifier que cette pratique managériale concernait aussi l’entreprise sous-traitante. Mais il est fort probable que ce ne soit pas le cas : l’entreprise sous-traitante est davantage marquée par des différences de statut et de niveau de compétence, entre les fonctions d’encadrement et les fonctions d’exécution.

Une conflictualité entre entreprises modérée par les interdépendances Pour comprendre comment la sécurité est négociée, il faut d’abord prendre la mesure des interdépendances dans lesquelles ces entreprises sont placées. Dans un contexte où les organisations sont très dépendantes les unes des autres, chaque entité sait que la recherche du consensus est vitale. On le voit par exemple pour la problématique de la coactivité qui est prédominante sur le chantier entre les acteurs du consortium : PA et TITU et leurs sous-traitants :

« PA […] nous explique que ben il fait pas beau, ben il va prendre des vacances supplémentaires voilà. Nous on doit bosser, la date de fin c’est toujours la même. Donc… Bon, on ne va pas lui rentrer dedans. […] Ben, ça sert à quoi de lui rentrer dedans entre parenthèses, à un moment donné, il va falloir qu’on fasse des comptes, et voilà… Ça sert à rien de…[…] On est partenaire, on est marié […]. Après on va se battre avec eux c’est sûr, on se bat, mais… Voilà, donc il faut rester courtois, cordial avec son partenaire même s’il vous met de grosses peaux de banane. On a les mêmes difficultés avec le sous-traitant qui lui défend son steak entre parenthèses, lui il a des intérêts, eux ils ont des intérêts, CLI a son intérêt, nous on a notre intérêt et il faut arriver à ce que… Trouver le meilleur compromis, sachant que… Et ça se résume en fin de compte à essayer de… D’estimer le risque et les conséquences… […] surtout pour nous déjà, et d’essayer : « Ben voilà, quelle est sa stratégie, qu’est-ce que lui va essayer de faire, quel est son intérêt, quel est mon intérêt, comment on va trouver un terrain d’entente, lui de l’autre côté, il a la même démarche et voilà, c’est pareil qu’un sous-traitant avec un client, avec un partenaire, donc il faut gérer avec tout le monde… » (le chef de projet).

Les partenaires sont aussi liés entre eux par de multiples arrangements qui sont autant de dons et de contre-dons qui engagent les organisations au-delà des individus. Il est arrivé plusieurs fois qu’une organisation doive céder à l’autre de façon implicite parce que cette dernière lui avait rendu service, c’est ce qu’on observe dans cet exemple. PA est censé creuser une tranchée pour une opération mais il ne va pas le faire parce que l’entreprise n’a pas assez de monde, JE, chef de projet de TITU dit à MA (responsable construction) qu’il faut insister pour qu’ils le fassent. La situation est ambigüe puisque

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l’installation de la mise en terre relève de TITU, ces deux activités sont donc très proches. MA est d’autant plus gêné qu’il a une dette envers PA, l’entreprise partenaire dans le consortium, puisqu’elle leur a donné des piquets gratuitement.

JE (Chef de projet TITU) : PA va devoir percer. La tranchée c’est eux ?MA (responsable construction) : Ouais, mais ils vont pas le faire. Ils ont pas assez de monde pour…JE : Au moins faut le demander… Avec quoi on va le faire nous ? On va pas y arriver.MA : Je connais leur réponse hein : « c’est votre scope d’installer la mise à la terre ».JE : Ouais, mais les tranchées c’est eux. MA : Ouais, mais …JE : Ils rigolent ou quoi.MA : Tu veux que je voie avec eux ?JE : Ah ouais, bien sûr. C’est chez eux, c’est chez eux hein.MA : Heu… Donc là j’aurai les piquets gratos par PA.JE : Ouais j’ai vu (rires).MA : Donc c’est pour ça que je voulais pas trop les emmerder…

La réciprocité va bien au-delà de simples arrangements locaux. Selon Badenfelt (2011), même dans les projets où les contractants sont les moins à même de coopérer, on retrouve ces normes de réciprocité. En effet, dans des milieux marqués par l’incertitude et où les acteurs sont très interdépendants, les contractants ont appris à se protéger des risques liés au manque et à l’asymétrie de l’information en introduisant ces normes de réciprocité.

Une proximité qui favorise les apprentissages inter-organisationnels  La mise en œuvre de ces solutions tout comme l’utilisation de différentes stratégies par les acteurs, n’est rendue possible que parce que les relations entre les individus sont basées sur la proximité. A partir du moment où ces relations se terminent, il devient plus compliqué de développer et de compter sur de tels mécanismes de fonctionnement, de contrôle qu’ils soient informels ou non.

La partie construction des équipements industriels effectuée par le consortium (PA et TITU ainsi que leurs sous-traitants) se caractérise donc par une grande proximité des acteurs que ce soit entre les organisations mais également à l’intérieur d’entre elles comme c’est le cas chez TITU, l’entreprise où l’immersion s’est faite.

Au niveau géographique tout d’abord, le site est isolé. Il y a d’autres installations industrielles mais globalement les acteurs sont isolés et forment à eux seuls tout un collectif. Plusieurs organisations travaillent sur les différents lots qui sont délimités par des zones que les acteurs concernés doivent respecter. Pour celui qui nous intéresse, les acteurs sont très proches les uns des autres. Le client dispose d’un bâtiment sur le site, ses HSE sont en permanence sur le terrain comme nous avons pu l’observer. Les entreprises TITU et PA qui forment le consortium partagent un même bâtiment : TITU est au rez-de-chaussée, PA occupe l’étage. Notre immersion s’étant faite du côté de TITU, nous avons également pu noter au sein de cette organisation la grande proximité des bureaux qui s’égrènent le long d’un même couloir. De ce fait, ses membres se croisent constamment.

« Comparé aux autres chantiers que j’ai faits avant, qui n’étaient pas cette technologie, c’était autre chose mais… On discute vraiment plus, ce qui est bien c’est qu’on est tous proches » (Ingénieur de soudage).

Si la multiplication des acteurs complexifie le déroulement du projet, elle rend la communication et les pratiques de coordination d’autant plus nécessaires. Cette interdépendance rapproche les acteurs, à condition qu’ils l’acceptent.

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Quasiment tous les acteurs rencontrés lors de l’immersion nous ont fait part de ce constat : les espaces de discussion sont nombreux et permanents. Ils peuvent être formels : réunions, procédures, registres, fiches, tableaux et leurs commentaires ou bien informels : interjections, discussions de couloirs favorisées par la proximité des bureaux, mails informels. C’est apparemment aussi le cas sur le terrain puisque l’équipe projet se rend tous les jours à l’extérieur et est en contact permanent avec les opérationnels. Ces multiples échanges favorisent les apprentissages entre les organisations.

La multiplication des sous-traitants dans un projet présente des inconvénients et des risques (Tam et al., 2011) mais c’est aussi l’occasion pour les différentes organisations d’apprendre et ce sur plusieurs plans. C’est ce que nous avons pu observer dans le déroulement du projet. Il existe de nombreux cas où l’entreprise cliente exige de l’entreprise titulaire des mesures de sécurité que cette seconde entreprise n’avait pas anticipée, que l’entreprise titulaire les obtienne ensuite du sous-traitant.

Dans ces deux extraits d’entretien avec un HSE de chez TITU, on perçoit la circulation de l’exigence du client jusqu’à l’échelon de sous-traitance. Comme il s’agit d’un moyen de protection individuelle pour une tâche que le sous-traitant s’était engagé à réaliser, c’est lui qui a la responsabilité de mettre en place cette protection et de la prendre en charge financièrement.

HSE4 : Eux, ben par exemple alors le gros sujet d’actualité c’est les fumées de soudage dans les bacs donc heu CLI et la CARSAT en plus mettent le paquet parce qu’ils trouvent que l’air n’est pas sain etc. et donc ils demandent des choses qui ont un coût faramineux donc on a quand même réussi à… Parce qu’en plus, ce qui est dur pour TITU c’est que tous les travaux sont réalisés par STT donc il faut faire valider encore à un niveau inférieur…Enquêteur : Oui, puis à chaque fois il faut transférer, passer de CLI, à TITU, à STT…HSE4 : Oui. Et donc ils ont quand même réussi à convaincre STT d’acheter des cagoules ventilées pour tous les soudeurs. Donc ça a un coût c’est quand même 500 € la pièce sachant qu’ils sont 60 soudeurs ça fait heu…Enquêteur : C’est énorme.HSE4 : Ca fait énorme. Donc on s’est rendu compte à la base que la demande de CLI pouvait paraître exigeante et au final on s’est rendu compte qu’ils avaient raison, qu’il fallait les mettre en place…

Si au départ les exigences de CLI semblaient trop importantes, elles ont finalement été comprises par TITU, son titulaire, qui à son tour est parvenu à faire comprendre à son sous-traitant l’importance d’acheter ces cagoules. Ce transfert est passé par un travail d’explication, de persuasion et non simplement par le rappel de textes réglementaires entre le client, son titulaire et le sous-traitant de ce titulaire.

CLI1 : Alors en fait, ils le mettent pas systématiquement au milieu. Sache-le, ayez un œil là-dessus, en plus elle dépasse d’un mètre, bon je veux dire.HSE1 : Je vais les motiver dans ce sens-là

Au cours de nos observations, nous avons remarqué à plusieurs reprises que le client tient un rôle de relai des demandes formulées par la CARSAT et vérifie leur bonne application par les titulaires et sous-traitants. Le client apparaît comme porteur de la règle, des législations relatives au déploiement de la sécurité sur un chantier.

HSE1 : Pourquoi elle est faite cette recommandation ?CLI1 (agacé) : Pour compléter le code du travail figure-toi, voilà. Ne cherche pas plus.

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Le client peut donc formuler des exigences nouvelles même si ce sont les titulaires et sous-traitants qui doivent les prendre en charge financièrement, soit le titulaire dans son rôle de concepteur-prescripteur, soit le sous-traitant dans son rôle d’employeur.

Ces tensions sont néanmoins atténuées par le fait que ces organisations ont déjà travaillé ensemble sur d’autres projets. Les relations de long-terme influent sur la façon dont chacun réagit aux tactiques de l’autre, notamment à travers un processus de socialisation qui se manifeste par l’appropriation des valeurs et des attitudes de l’autre organisation. C’est ce que nous pouvons voir dans l’étude réalisée par Badenfelt (2011) sur des projets multi-organisationnels en Suède dans le domaine de la construction et de l’informatique : « A related finding reveals that long-term working relationships involving contracting parties affect how they respond to each other’s influence tactics, due to previous experience of working together » (Badenfelt, 2011, p. 575). Marie Ponnet (2011) fait aussi un constat similaire dans son enquête sur les chantiers de maintenance de la SNCF.

« C’est vrai qu’il y a des problèmes de culture entre STT et TITU mais c’est vrai qu’ils travaillent ensemble depuis plusieurs projets donc on va dire que la notion sécurité est quand même devenue assez semblable, enfin, ils ont des standards peut-être un peu moins élevés que les nôtres mais ils sont habitués donc… Genre moi, j’ai jamais travaillé avec eux sur d’autres projets avant mais j’ai entendu dire qu’ils avaient fait énormément de progrès entre les chantiers précédents et maintenant et ils sont hyper réactifs quand on leur demande quelque chose dans la mesure du possible ils essaient de le faire. Enfin, ils sont assez réactifs et ils le prennent beaucoup au sérieux » (HSE 4).

La circulation des exigences de sécurité passe par un travail de traduction inter-organisationnel. La difficulté vient de ce que ces règles sont rédigées hors contexte, elles vont donc nécessiter une traduction pour pouvoir s’appliquer dans l’environnement particulier de l’organisation et du chantier. C’est au cours de ce processus que les acteurs peuvent imposer leur point de vue. En effet, une fois traduit, le savoir est donc transformé, et transféré. Ainsi, il n’est plus une entité figé et localisable mais réside plutôt dans cette dynamique de traduction : il est évolutif, et se transforme en s’éloignant de son contexte d’origine (Gherardi, 2000).

La question de la traduction de la règle sous-tend donc les négociations qui structurent la prise de décision. En effet, la règle générale nécessite d’être mise en contexte et adaptée à l’activité de l’entreprise. Elle va nécessiter la mise en place d’un changement, qui lui-même exige une implication des acteurs et une appropriation par ceux-ci de son sens.

Si la traduction des exigences s’avère nécessaire, elle n’en est pas moins difficile : les divergences entre les activités et les processus, les cultures – d’entreprise, de métiers ou bien nationales - influent sur cette traduction en modifiant la compréhension des acteurs et par là même les résultats des négociations. Cependant, la grande proximité des acteurs va favoriser leurs capacité à traduire les exigences parce qu’ils se côtoient au quotidien et ont ainsi développé une connaissance fine de la façon dont l’autre perçoit la loi et ce qu’il est prêt à accepter ou non dans son interprétation et sa mise en œuvre.

Les réunions entre entreprises au service d’une construction collective des connaissancesUn des aspects les plus marquants que nous avons observé sur le terrain est la multitude des réunions auxquelles les protagonistes assistent quotidiennement. Les réunions n’ont pas pour objectif premier de produire de la connaissance mais de négocier autour d’écarts et d’exigences de prévention. Elles sont « des lieux d’échanges, de discussions impliquant l’ensemble des membres

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d’une équipe, et donc des espaces où les savoirs, les routines, les expériences, les usages, les expertises peuvent circuler, se reconstruire, soutenir la résolution des problèmes, définir de nouvelles pistes de travail, etc. » (Grosjean, 2011).

Pour mieux comprendre ce qui se joue dans ces réunions, il est préférable d’abandonner une conception de la connaissance comme un ensemble de données modélisables, communicables et stockables (Lorino & Teulier, 2005) qu’il faut capitaliser et transférer, où l’organisation fait office de contenant. Au contraire, les connaissances liées au projet n’existent pas par elles-mêmes, elles ne sont pas simplement dispersées dans l’organisation et détenues par les acteurs qui viendraient en quelque sorte déverser leur réservoir de « sachant » au sein de ces espaces de discussion. Elles sont plutôt co-construites, actualisées lors de ces mises en scène et n’existent que dans « l’agir » et « le faire », dans la pratique (Corradi, Gherardi & Verzelloni, 2010 ; Gherardi, 2006). C’est cette co-construction qui va permettre de soutenir l’activité et qui participe à la réussite du projet. Au vu de ce que nous avons observé, nous partageons l’analyse de

S’il est question de « mises en scène » c’est parce que pendant ces réunions, les acteurs convoquent un ensemble de données : des expertises, des expériences passées, ce qu’ils ont pu voir sur le terrain, mais aussi des enjeux et des responsabilités qu’ils incarnent et activent sous la forme d’un jeu d’acteur à l’image de joutes verbales.

Chaque individu se range derrière le rôle qu’il doit tenir : les HSE du client cherchent à faire preuve d’autorité en tant que donneurs d’ordre, surveillants de l’activité et les HSE du titulaire TITU, cherchent à montrer qu’ils contrôlent la situation et qu’ils font leur maximum pour répondre aux attentes du client. Pour jouer leur rôle, les acteurs mobilisent les registres qui conviennent à leur position : colère, autorité pour le client, agacement, ironie, humour pour TITU par exemple. Ces registres ont chacun leur fonction : ils vont permettre au client d’affirmer une position hiérarchique sur le titulaire ou bien pour le titulaire, de relativiser les critiques du client. Cependant, ces registres ne sont employés que dans la mesure où l’autre partie l’accepte et le permet. Ainsi, l’utilisation de ces registres se fait à l’intérieur d’un espace symbolique précis délimité par l’autre. A partir du moment où l’autre partie juge que l’interlocuteur est allé trop loin : dans la colère, dans l’ironie par exemple, qu’une frontière est franchie et tend la discussion, les acteurs, d’un accord tacite, abandonnent ce registre pour que les échanges s’apaisent et pour que le processus de co-construction des connaissances se poursuive.

Le récit, agent symbolique d’unité inter organisationnelleLors de notre enquête de terrain, que ce soit pendant les nombreuses réunions observées ou lors de discussions plus informelles, nous avons remarqué qu’un des moyens permettant de consolider le collectif était l’utilisation du récit.

Tout projet comporte son lot d’histoires, de récits (Amtoft, 1994), le projet NORES n’échappe pas à cette règle. En effet, lors de l’immersion, nous avons observé que la communication sous forme de récit occupe une place prépondérante dans les échanges qui se font dans et entre les organisations du projet. Ces récits se construisent collectivement et sont racontés lors des réunions ou bien pendant des moments plus informels. Ils prennent la forme d’histoire plus ou moins structurées ou de bruits de couloirs. Facilités par la proximité géographique des acteurs, ils semblent même être devenus une caractéristique propre au projet.

Avant toute chose, le récit permet la construction de réalités communes pour des acteurs et des organisations aux cultures et aux points de vue différents. Il permet aussi de stabiliser leurs interprétations divergentes d’une situation et de façonner une même vision de ce qui est attendu

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dans le cadre du projet. Ces différentes histoires constituent des représentations collectives qui alimentent un référentiel partagé par l’ensemble des acteurs concernés par le projet. L’important n’est pas tant leur degré d’exactitude à l’événement passé mais plutôt le fait qu’ils soient construits à plusieurs et partagés par un maximum d’acteurs.

L’exemple de l’accident au burineur est significatif car on peut voir que les acteurs de trois organisations différentes (CLI, TITU et PA) construisent le récit ensemble, lissent leurs interprétations de l’événement passé en intervenant spontanément dans la discussion les uns après les autres, en se coupant la parole, en ajoutant des détails, en contredisant un collègue qui n’aurait pas bien vu ou compris l’action, en interprétant l’intention de l’opérateur, la complexité de la situation. Le récit permet de se faire une représentation collective et de la partager avec les collègues et les interlocuteurs qui n’étaient pas présents.

HSE1 : Alors ensuite… Petit doigt coincé entre la poignée d’un outil et le ferraillage. Donc ça en gros, l’action consiste à rechercher des gants avec coque, c’est ça ?PA : On voulait des gants en mousse là ?HSE1 : Des gants qui vont intégrer en fait les chocs, hein, c’est ça ?PA : Ouais, c’est ça. Bon le choc c’est… On ne sait pas si on va simplement supprimer la poignée quand ils font ces activités-là.CLI : Et il va faire comment ?PA : Ben, en dessous.CLI : Heu… Je te signale que ce burineur-là, la poignée elle est intégrée, elle est moulée dans le burineur.PA : Non, non, non, tu peux la tourner.CLI : Non mais y’en a une qui est intégrée dedans, c’est pas la petite poignée c’est l’autre. PA : Ouais, mais tu peux la retirer normalement. En fait si tu veux t’as d’autres marteaux-piqueurs pneumatiques eux ils ont pas de poignées, ils ont juste une gachette.CLI : Ah oui d’accord.CLI1 : Tu vois la première chose dont je vous ai parlée c’est rallonger le…HSE1 : Ah, on peut pas.(Ils discutent tous en même temps).CLI3 : Excusez-moi, on parle bien du gars avec le petit doigt coincé entre l’outil et le ferraillage ?HSE1 : Oui.CLI3 : Mais ça correspond pas à ce qui a écrit après : durant l’opération … ?... au burineur, un morceau de béton est parti provoquant un déséquilibre du compagnon.Tous : Oui c’est ça.HSE1 : En fait si tu veux, quand il était en train de buriner, y’a un morceau qui est parti du fait…CLI3 : Mais en fait c’est en tombant qu’il s’est coincé…HSE1 : Oui, du fait du déséquilibre… Tu vois il était en appui dessus, le truc est parti et crac !PA : Là t’as le massif, là ici c’est le ferraillage tout autour… Il faisait le burinage ici, y’avais le marteau-piqueur qui était là, le truc ici et en fait il a enlevé un petit caillou qui était là, avec le poids du marteau, il est parti en avant et en fait sa main qui était sur la poignée à ce niveau-là, elle est venue coincée sa main entre le ferraillage et la poignée.CLI : Et par rapport à ça vous avez plusieurs types de burineurs ?(Ils discutent tous en même temps).PA : Heu… La première, celle-ci par rapport à la mèche, t’as déjà la longueur la plus grande, on peut pas rajouter de longueur.CLI : Ok.

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CLI3 : Moi je pense que si le gars est parti en avant, c’est pas parce que le caillou a lâché, c’est parce qu’il avait tout le poids de son corps là-dessus. Pourquoi ? Parce qu’il était instable. Tu lui mets un plan de travail horizontal, il partira pas en avant.HSE1 : Tu crois pas qu’il est obligé d’appuyer aussi en même temps ? Puis les gens ils appuient sur l’outil pour se reposer.PA : A un moment donné, faut que tu appuies quelque part sur heu…CLI3 : Oui ! Mais t’y as pas tout le poids de ton corps !(Ils discutent tous en même temps).CLI3 : La partie haute tu mets un plan… Vous les avez en plus. Des planches avec le coin dessous, tu le mets, il a plus le poids de son corps sous, il a que la force de ses bras.PA : Ah ben non, on peut pas. Parce qu’à un moment donné il passera quand même au-dessus.(Ils discutent tous en même temps).

Ainsi, dans ce récit d’accident, les préventeurs et les responsables du projet mettent en valeur une grande diversité de causes et de solutions : le type de gants utilisés, la position de travail de l’ouvrier, la situation de travail. En influençant l’analyse des causes, chacun tente d’orienter vers un dispositif de prévention qui lui parait le plus efficace ou le moins couteux ou contraignant. Ainsi, la discussion s’était engagée autour de l’usage de nouveaux gants, solution proposé par le titulaire mais qui n’est pas privilégiée par le préventeur de l’entreprise cliente qui doute de sa compatibilité avec la tâche (avec les poignées utilisées pour le burineur). Jusqu’au moment où un préventeur de l’entreprise cliente introduit d’autres causes possibles pour l’incident, en particulier la situation de travail, la position physique du burineur, jusqu’à évoquer la question des échafaudages. Le préventeur de l’entreprise TITU cherche alors à minimiser ce type de cause et insister au contraire sur les moyens de protection individuels, probablement moins complexe et couteux à mettre en œuvre.

De ce fait, le récit lorsqu’il est construit de façon collective, il permet de mettre en valeur la diversité des compétences, des expériences, mais aussi des enjeux. La confrontation des arguments, la mise en valeur des détails des situations permet de stabiliser une interprétation, des causes, des solutions. Mais il n’est pas exempt d’investissements stratégiques par les acteurs, qui sont limitées par un certain nombre d’exigences de précision, de rigueur intellectuelle, de compétence, de cohérence avec des règles formelles.

Des interactions orales qui ne peuvent pas être remplacées par des outils formels Ces réunions sont souvent perçues comme chronophages par les acteurs. Plusieurs outils ont été mis en place pour tenter de réduire le nombre de réunions mais ces outils sont souvent vécus comme insuffisants ou incomplets, et montrent, par la critique dont ils font l’objet, la nécessité de ces confrontations orales.

Lors de la réunion entre les HSE de CLI et ceux de TITU, les différents participants échangent autour du registre d’événements, qui est le principal outil de suivi. Il s’agit d’un tableau Excel rempli par le client et par TITU. Le client y note les événements qu’il a observés et en face, TITU doit écrire quelles mesures seront prises ainsi que l’avancement de leur application : traitement en cours, problème soldé, désaccords sur la nature du problème…. Chaque événement est noté d’une couleur et d’un degré de criticité. Les deux parties peuvent mettre des commentaires sur ce qui est noté. Ces interactions à l’écrit doivent permettre de communiquer régulièrement sur l’avancement du chantier sans avoir besoin de se rencontrer pour en discuter. Les réunions doivent ainsi permettre de faire un survol rapide des dernières mises à jour du registre et d’aborder les points clés. Le tableau apparaît ainsi comme un outil vecteur de connaissance et de contrôle du client sur le titulaire.

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Cependant, le registre ne remplit pas sa fonction puisque les discussions entre le client et le consortium ne se contentent pas seulement d’aborder les points clés – quasiment tous les événements sont discutés, et l’utilité de l’outil est débattue. Très peu d’événement peuvent échapper au travail de clarification et de justification, qui ne peut pas se faire par écrit, sauf à multiplier les documents. Finalement, les protagonistes reconnaissent rapidement le besoin d’échanger par oral sur les événements.

CLI1 : « Il faut absolument qu’on check tous les points parce que j’ai des encours sur mon registre mais, je pense qu’il y en a 80 % qui sont « soldables », autrement j’ai besoin de votre réponse… Parce qu’on s’est occupé beaucoup des points on va dire à partir de … Enfin les jaunes, pas les verts, et les verts il faudrait s’en occuper un peu quoi.Il y a un souci entre CLI et TITU parce qu’ils n’ont pas le même nombre de points. CLI1 en a trois fois plus. CLI1 : Il faut regarder, et je vous propose qu’on fasse ça en dehors de la réunion parce que ça apporte rien à la réunion mais par contre il faudrait se donner… Il y a une époque on faisait quelque chose de bien là, c’est que vous passiez pour heu… On checkait et ça permettait d’avancer, le jeudi ce serait bien de le faire.HSE1 : Par contre, si on regarde les envois, tout est rempli en fait, on a remplacé le fait de se réunir qui était pas toujours évident par le fait de compléter complètement le tableau. En gros si t’es pas d’accord avec le commentaire tu peux faire une remarque, si t’es d’accord avec le commentaire tu peux faire un copier/coller.CLI1 : Oui, mais est-ce que vous, vous soldez pas ?HSE1: Ah. Ah ben si, y’a un certain nombre de points qui ont été soldés.CLI1 : D’accord. C’est là où le bât blesse. HSE1 : Tout a été renvoyé quand même. CLI1 : Je sais, je sais, je sais… Mais le copier… Bon. Il faut qu’on fasse un check, un point 0 là-dessus. Jeudi on pourrait peut-être le faire ça, vous êtes dispo jeudi matin ou pas ? Il faut que la personne qui vienne ait toutes les infos.HSE1 : Heu…(Ils réfléchissent, discussions éparses, discutent de leurs emplois du temps, un portable sonne). […]HSE1 : Et pareil en …?..., toutes les remises d’événements, heu… Je sais plus hein, on avait reçu la mise à jour hier matin ou midi. Pour moi, je sais pas si y’a besoin de faire une réunion particulière par rapport à ça… Si vous relisez ce qu’on a envoyé vous avez franchement, c’est franchement assez clair mais…CLI1 : Il reste des points, il reste des points. Je fais le point demain matin et puis je te l’envoie et je te dirais. Enfin, jeudi matin on se voit. Si ça dure 5 mn ça dure 5 mn hein.

Face à ces incompréhensions, nous constatons que le registre d’événements rapporte un ensemble d’informations qui doivent être mises en mots, « inscrites dans une interaction pour faire sens » (Grosjean, 2011). Cela explique la volonté des HSE du client de revenir aux réunions. L’outil tel qu’il est conçu se construit sur une interprétation unique de l’événement, des situations, alors que la catégorisation ne peut qu’être négociée parce qu’elle comporte des enjeux pour les deux parties. Le travail de catégorisation par l’outil ne peut se faire seul.

Tous finissent par avouer que les réunions sont nécessaires pour une bonne coordination dans un contexte de forte coactivité, pour favoriser la confiance entre les partenaires, pour faire circuler l’information. Elles sont inévitables pour clarifier les activités et les situations d’exposition aux risques et négocier les mesures de préventions adaptées.

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Un autre avantage important des interactions verbales en face à face est la modération de l’agressivité de la conflictualité. Ainsi, lors des échanges entre entreprises concernant différents points d’avancement du chantier, nous avons pu relever l’utilisation de plusieurs locutions permettant d’apaiser les discussions.

CLI (= client) s’énerve, TITU choisit d’aller dans son sens : « Je suis d’accord » ; « ça peut être agaçant » ; « Non je suis d’accord », « Oui, ça nous coûte rien, je suis bien d’accord ».TITU s’énerve, CLI se rétracte pour apaiser la situation : « D’accord, d’accord », « Ok, ok », « Tout à fait » ; « D’accord, ok, très bien » ; « j’en conviens. On est bien conscient de ça » ; « C’est pas grave, c’est pas grave », « c’est vrai » ; « Allez, allez » ; « très bien, très bien » ; « Bon ça peu importe, on va pas polémiquer là-dessus ».

Lors de ces confrontations, il y a souvent un partage des rôles au sein de chaque camp. Un des acteurs rappelle l’exigence de façon la plus formelle possible, un autre apaise la situation par l’humour et qui place les discussions dans un registre plus affectif. Cette stratégie permet de désamorcer le conflit naissant et rappelle aux acteurs qu’ils ont développé des liens de convivialité et de bonne entente, un capital dont ils auront toujours besoin.

Le contrôle de la réunion comme stratégie de négociation La sécurité apparaît très régulièrement comme un objet de négociation entre les acteurs du projet. Plusieurs stratégies sont déployées par les parties concernées pour parvenir à remporter les négociations à leur profit :

La catégorisation d’une activité technique

La catégorisation d’une activité technique est un enjeu important puisque de sa qualification vont découler un ensemble de normes, de standards à respecter qui représentent des coûts plus ou moins importants pour l’entreprise qui doit les mettre en œuvre. Elle se fait grâce à un gros travail de représentation de l’activité qui est mise en récit comme on a pu le voir précédemment avec l’accident au burineur. Dans ce cadre, le poids des mots est crucial. De plus, l’ambiguïté favorise les divergences d’interprétation quant à la catégorisation des situations (Whyte, Ewenstein, Hales, Tidd, 2008). C’est aussi ce que nous avons pu observer lors d’un échange entre la CARSAT, du personnel HSE de TITU ainsi que MA, le responsable de la construction.

Au cours de la visite inopinée de la CARSAT dont nous avons parlée précédemment, les différents acteurs sont en réunion et discutent de la nacelle qui pose problème en termes de sécurité. En effet, les agents de la CARSAT posent la question de son point d’ancrage. Ils parlent d’ « élévation du personnel » qui est suspendu alors qu’il n’y a pas d’accroche. MA n’est pas d’accord sur les mots et tente en vain d’orienter la situation vers une autre catégorisation, qui entrainerait un effort de prévention moins important.

Ces discussions sur la catégorisation des situations de travail sont fréquentes : à chaque catégorisation correspond une règle de prévention. La mise en avant de compétences techniques

Les compétences techniques basées sur l’expérience et la connaissance du terrain sont souvent mobilisées pour s’opposer à la règle bureaucratique qui est plutôt portée par la CARSAT, très exigeante, et qui apparaît comme déconnectée du terrain. Cette stratégie de négociation est souvent mise en valeur par les intervenants, les chefs de projet…

Au cours du chantier, les sous-traitants doivent souder des tôles sur des surfaces très importantes. Pour ce faire, ils sont positionnés sur des échafaudages qui possèdent plusieurs planchers. Ces planchers posent différents problèmes : ils sont trop rapprochés et

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donc de mauvaise hauteur pour les intervenants qui de ce fait ne sont ni assis, ni debout. Leurs arrêtes sont aiguisées (ils sont recourbés sur les bords, c’est dangereux), ils sont fixes, il n’y a rien pour les maintenir ouverts.Avant, les équipes utilisaient des madriers (d’épaisses planches de bois) qui étaient très utiles mais perçus comme du « bricolage ». Les échafaudages avaient déjà été améliorés.La CARSAT propose différentes solutions comme le déplacement de l’échafaudage en fonction de la hauteur souhaitée, l’utilisation d’un plancher amovible et d’une trappe. Pour MA cette dernière solution revient au même que de mettre des madriers mais avec un coût supérieur.Les différents membres de la CARSAT ne sont pas d’accord sur la hauteur des planchers (divergences entre les hommes du groupe qui imaginent la hauteur de loin et les femmes qui sont directement aller constater le problème sur l’échafaudage) comme sur le fait de laisser des trappes ouvertes qui pourraient entraîner des risques de chute. Pour le responsable de réalisation de TITU, il suffirait de mettre un plancher où ils peuvent s’asseoir. Ce dernier tente de manière détournée de proposer à nouveau la solution des madriers qui bien qu’apparentée à du « bricolage » fonctionnait. Il s’agit d’éviter ici un plancher amovible qui apparemment comporterait de nombreux inconvénients tout en étant plus cher. De plus, apporter des modifications sur la taille des planchers implique de changer la taille de la plateforme : c’est toute l’activité qui est à repenser. Il est aussi question de ne pas faire perdre la certification CE.

Lors des échanges, le responsable de la réalisation de TITU mentionne plusieurs fois qu’il s’agit d’un bricolage mais d’un bricolage qui fonctionne : « c’est du bricolage », du « home made, du solide ». Il insister ainsi sur sa connaissance technique de l’installation et sur son expérience passée.

On est dans une configuration où les exigences de la loi, la réglementation font face à l’expérience, le bricolage, l’adaptation du constructeur et la frontière entre les deux reposent sur une négociation permanente basée sur la qualification, la catégorisation des situations de travail. Cette dernière émerge la plupart du temps de représentations par des objets frontières.

De plus, le responsable de la réalisation profite également de désaccords sur la hauteur des planchers entre les membres de la CARSAT. Leurs discussions lui permettent de réfléchir à d’autres solutions et de les proposer. Il propose les solutions les plus simples et les moins coûteuses qui pour lui sont plus efficaces que ce que la CARSAT propose.

Les désaccords et la stratégie de négociation qui s’ensuit repose sur des visions de la sécurité qui ne sont pas les mêmes : pour TITU il s’agit d’un problème d’ergonomie des intervenants dû à une mauvaise position (ils sont penchés), pour la CARSAT, c’est une situation dangereuse.

La référence à l’écrit : contrat, documents réglementaires

Lors des négociations, la référence à l’écrit est une démarche fondamentale que ce soit pour revenir à ce qui a été stipulé dans le contrat ou pour utiliser un équipement supplémentaire requis par la loi. Cependant, de nombreuses difficultés viennent du fait que les contrats ne détaillent pas les modes opératoires et que la loi, bien qu’elle soit claire sur le papier, se révèle être ambiguë lorsqu’il s’agit de la traduire sur le terrain.

S’appuyer sur des représentations de l’activité

La négociation entre les différentes parties repose sur l’utilisation d’objets supports qui permet à chacun de présenter sa vision de la situation pour arriver finalement à une construction commune. Les objets sont autant de représentations visuelles permettant de véhiculer du sens, de construire des savoirs, explorer des solutions ou exploiter des opportunités. Ils sont aussi cruciaux pour faire la médiation entre différentes catégories de personnes, différentes communautés (Whyte, Ewenstein,

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Hales, Tidd, 2008). Les acteurs ne perçoivent pas forcément toute la signification que porte l’objet mais il y a suffisamment de détails pour que chaque partie puisse se l’approprier : « Boundary object in an organization works because it necessarily contains sufficient detail to be understandable by the different parties, however, neither party is required to understand the full context of use by the other. Boundary object serves as a point of mediation and negotiation around intent » (Koskinen, Mäkinen, 2007 cf. Star 1989).

Tout au long de l’immersion, de nombreux objets supports ont été mentionnés et utilisés : schémas, feuilles de calculs, vidéos, photos, registres Excel d’événements, etc. Au cours de la discussion sur les planchers, c’est la conception du schéma suivant qui a servi de support à la discussion. Les différents acteurs, que ce soit au sein même de la CARSAT comme entre la CARSAT et le responsable construction, n’ont pas la même représentation de l’installation. Certains membres de la CARSAT l’ont vu de près, d’autres non, ils n’ont pas la même idée sur la hauteur de l’installation et le schéma permet de mieux se la représenter. Le responsable construction quant à lui la connaît de l’intérieur et peut expliquer ce qui est techniquement faisable ou non et où. Le schéma sert en fait de base à l’exploration de solutions pour une situation technique complexe et permet de stabiliser des représentations et des interprétations différentes de la situation.

Ce schéma est complété tour à tour par chacune des parties au fil de la discussion et permet à chacun de visualiser ce qui est en train de se dire et de le retraduire dans son propre univers de référence. Il est l’objet d’une lutte qui se traduit dans le dessin puisque les arguments mobilisés laissent place à des traits ajoutés ou effacés. Il est important de noter que participer au dessin du schéma n’est pas anodin pour les acteurs parce qu’il les engage. MA, par les lignes qu’il trace ou qu’il choisit de ne pas tracer, révèle sa vision de la situation à des acteurs qui sont aussi là pour juger de l’acceptabilité de ses solutions.

Cet objet permet non seulement la rencontre et la compréhension entre plusieurs acteurs mais elle favorise également la rencontre entre différentes temporalités. Une stratégie pour la négociation consiste donc à mobiliser d’innombrables interactions locales distribuées ailleurs dans le temps et dans l’espace (Grosjean, 2011). Les individus « présentifient » une pluralité d’entités hétérogènes (Cooren, 2010). Les photos par exemple permettent de faire référence à des situations passées qui

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En enlever (il s’agit d’un plancher)

1 m

1,4 mMettre trappe amovible ouverte

peuvent être instrumentalisées par des acteurs au cours de la négociation pour mobiliser des récits à leur avantage, elles font en quelque sorte office de preuve.

La preuve par la mesure ou les enregistrements

Pour donner du poids à ses arguments, une stratégie consiste à réunir un maximum de preuves: analyses, enregistrement qualité. Mais ces preuves peuvent aussi poser problème du fait de leur construction, du dispositif de mesure utilisé…

Ce passage est extrait d’une réunion entre TITU et son sous-traitant STT qui discute de la stratégie à mener face aux fortes exigences de la CARSAT en matière de sécurité. Le Titulaire et le sous-traitant tentent par cette stratégie de couper court à toute objection que le client ou la CARSAT pourrait formuler

« We need to grab evidence, data, to demonstrate that our system is working and to be SURE the results we come back, if they are good – and I don’t think so, it can’t be good with CARSAT agent, if it’s better then we have less trouble but still we need to defend our argument for our position in our system to say more or less that technically, the best we could do yet » (HSE1).

Si les preuves matérielles peuvent devenir un support à la négociation, elles peuvent aussi devenir l’objet même des négociations en n’étant plus simplement un outil à la discussion mais plutôt un sujet de désaccord de par les implications qui en découlent.

Par exemple, à l’intérieur de l’installation, les activités de soudage rendaient l’air malsain. La CARSAT, sur la base de ses mesures a réclamé des équipements supplémentaires pour les sous-traitants. Cependant, selon TITU, ces mesures n’étaient pas justes mais la CARSAT n’a pas voulu tenir compte des résultats de TITU et de STT, son sous-traitant.

Ainsi, les mesures et leurs méthodes sont un enjeu crucial pour chacun des acteurs, ils sont le support des arguments et du positionnement de chacun, et posent la question de la représentativité d’une situation.

La mobilisation du registre d’événement

Cette dernière stratégie de négociation permet de mettre en valeur les engagements pris par les différents acteurs, de rendre compte d’un niveau d’avancement dans la résolution des manques de sécurité. Mais son usage a des effets limités.

Le registre d’événements auquel se réfèrent les HSE du client et de TITU au cours d’une réunion apparaît un support ambigu du fait de sa complexité : de nombreuses cases où chacun peut ajouter des commentaires, un code qui ne rend pas forcément bien compte de l’état d’une situation. La difficulté est accentuée par le fait qu’il est déjà parfois bien compliqué de saisir la réalité d’une situation et de l’expliquer aux autres. De plus, certains événements problématiques au regard de la sécurité ne trouvent pas forcément de solutions. Comment alors les intégrer dans le registre des événements ?

« Tiens, je vais prendre le cas côté STT, on a eu un salarié qui s’est, comment dire, qui s’est blessé au genou en descendant une marche avec une rambarde etc. Parfois, il est impossible, on est un peu sec, je sais pas s’il y a une action que tu puisses vraiment avoir» (HSE1).

Ce registre crée en fait de la confusion entre différents acteurs dont l’objectif est de parvenir à une catégorisation collective des situations :

CLI1 : Oui, non, vous êtes d’accord ou pas pour mettre un point de vigilance là-dessus ?(Plusieurs personnes discutent). […]

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HSE1 : Si vous voulez rajouter un point de vigilance je veux bien mais, je suis en train de me dire comment le formaliser par rapport à quoi ?(Plusieurs personnes discutent). […]HSE1 : On essaie de se mettre d’accord sur le principe sur ce que je viens de mettre ? Donc … ?... Donc dans les actions spécifiques : opération de nettoyage avec un suivi régulier de nouvelles dérives.

L’absence de décision lors des réunions Une observation a été source d’étonnement : très peu de décisions sont prises lors de ces réunions. Les acteurs soulèvent de nombreuses questions techniques relatives à la sécurité, mais lorsque le client pointe ses insatisfactions au regard de l’application de la sécurité sur le chantier, le titulaire et le sous-traitant ne s’engagent pas, aucune décision n’est vraiment prise pour faire évoluer la situation.

Le registre d’événements devrait être le principal outil de suivi de la prise de décision par le titulaire, permettant au client d’avoir un contrôle sur l’avancement dans la gestion des événements. TITU fait des efforts importants dans la formalisation des évènements dans le registre. Les événements sont mis à jour, commentés, cette démarche demande beaucoup de temps et d’énergie au titulaire. Le client a parfois le sentiment que l’utilisation du registre par TITU permet de détourner son attention sur ce qui se passe sur le terrain et sur les relations de négociation avec le sous-traitants.

Reprenons l’exemple de la réunion entre les HSE de CLI et ceux du consortium où les acteurs évoquent un accident avec un burineur : un opérateur s’était coincé le petit doigt entre la poignée du burineur et le ferraillage. Ils sont en désaccord sur la manière dont l’accident a pu se produire, du fait d’un manque de connaissances sur la situation de travail du burineur. Ce désaccord sur les causes est lié à un désaccord sur les mesures de prévention à mettre en place. La recherche du consensus est donc laissée aux discussions qui suivront naturellement la réunion (« On en reparlera après la réunion »), les participants comprennent rapidement qu’ils ne parviendront pas à un accord raison pour laquelle tout le monde accepte de passer à un autre sujet.

CLI2 : Moi je pense que si le gars est parti en avant, c’est pas parce que le caillou a lâché, c’est parce qu’il avait tout le poids de son corps là-dessus. Pourquoi ? Parce qu’il était instable. Tu lui mets un plan de travail horizontal, il partira pas en avant.HSE1 : Tu crois pas qu’il est obligé d’appuyer aussi en même temps ? Puis les gens ils appuient sur l’outil pour se reposer.PA : A un moment donné, faut que tu appuies quelque part sur heu…CLI2 : Oui ! Mais t’y as pas tout le poids de ton corps !(Ils discutent tous en même temps).CLI2 : La partie haute tu mets un plan… Vous les avez en plus. Des planches avec le coin dessous, tu le mets, il a plus le poids de son corps sous, il a que la force de ses bras.PA : Ah ben non, on peut pas. Parce qu’à un moment donné il passera quand même au-dessus.(Ils discutent tous en même temps).CLI2 : On en reparlera après la réunion.HSE1 : Pour l’instant je vais changer un peu, donc recherche de gants avec coque ou mousse, c’est ce que j’ai entendu juste à l’instant (Il remplit le tableau).CLI1 : Ouais, Ouais.HSE1 : Possibilité d’enlever la poignée ou autre, j’en sais rien.(Ils rediscutent tous en même temps de ce point).CLI2 : Ça suffit, on va en parler après.(Ils discutent tous en même temps).

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HSE1 : (il essaie de parler) Là c’est déjà trois heure et demi, oohooh ? En plus Cli3 veut parler d’aération, de ventilo, tout ça…

La dispersion des lieux de prise de décision Nos observations montrent que les décisions sont parfois prises lors des pauses cigarette, des discussions de couloirs, autour d’un café ou même lors des moments de discussion informels qui suivent directement les réunions, plutôt que lors de réunions plus formelles. Ces espaces informels apportent une souplesse organisationnelle supplémentaire. Ce fonctionnement permet ainsi de recueillir de nouvelles informations permettant une décision plus en adéquation à des situations, des problèmes parfois très complexes et dont l’irréversibilité pourrait être dommageable. Ces moments informels permettent également la remontée d’informations qui n’auraient pas été soulevées lors de réunions plus officielles.

De plus, lors de ces espaces informels, on observe des modes de discussions différents qui facilitent très certainement l’émergence de nouvelles informations et une plus grande capacité à se remettre en question. En effet, nous avons remarqué que ces moments se caractérisaient par des relations plus « naturelles », authentiques car les masques tombent et le jeu d’acteur tend à disparaître. Les individus ont ainsi plus de facilité à parvenir au consensus car en adoptant le point de vue de l’autre partie, ils ont moins à perdre, la légitimité de leur fonction n’est plus en jeu. Les biais d’engagement vis-à-vis d’une opinion, d’une position, sont plus facilement évités.

Mais l’absence de décision sur une partie de ces situations techniques lors des réunions formelles se traduit aussi, dans de nombreux cas, par une absence de décision et d’action. Ces situations ne sont tout simplement pas rediscutées. Certains événements relatifs à la sécurité finissent par se perdre au fil de multiples flux de discussions, d’échanges. Il se peut aussi que les décisions ne soient en fait jamais prises, dans ce cas-là, le chantier continue malgré l'absence de décision et les acteurs s’arrangent avec les ressources qu’ils ont directement à portée de main. Ce sont les individus seuls, en bout de chaîne, qui finissent par trancher (chefs d’équipes, opérateurs) et ces derniers sont plus ou moins bien informés par les échanges qui ont eu lieu, l’évaluation du niveau de risque…

Conclusion Dans la continuité de la revue de littérature présentée dans ce document, on identifie ici les avantages d’une position des préventeurs suffisamment extérieure au projet pour parvenir à définir et défendre un niveau élevé de prévention. Cette position extérieure n’empêche pas une diversité des formes d’influence, de la participation au contrôle en passant par la persuasion et par les apprentissages communs autour des situations de travail réelles. La position extérieure du préventeur n’empêche ni la prise en compte du travail réel, ni l’appropriation des exigences. L’attitude du préventeur, sa capacité à défendre fermement ses objectifs de prévention tout en autorisant une certaine marge de manœuvre sur les moyens a été décrite en détail.

Mais l’enquête empirique montre aussi l’importance de préciser la structure organisationnelle dans laquelle s’inscrit la relation entre préventeur et intervenant sur le projet. Dans le cas étudié, l’équipe de préventeur se situe au niveau du titulaire, mais elle est sous contrôle des préventeurs du donneur d’ordre et des agents de la CARSAT, et elle s’adresse à la fois au chef de projet du titulaire et au sous-traitant.

La tension très palpable entre les préventeurs (du client et du titulaire) et l’entreprise sous-traitante pose néanmoins question. Le fait que le client et le titulaire aient besoin d’assurer une surveillance du respect des exigences de sécurité auprès du sous-traitant et qu’ils se trouvent souvent dans la

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position de rappeler à ce dernier les exigences réglementaires pourrait donner le sentiment que la culture de sécurité du client ou du titulaire est supérieure à celle du sous-traitant.

Or il faut garder à l’esprit la répartition des rôles entre les organisations. Le client et le titulaire ne réalisent pas, ils n’exécutent pas, mais ils ont un rôle d’organisateur et de prescripteur des tâches et des mesures de prévention. Le décalage observé entre les cultures de sécurité correspond donc d’abord à un écart, observé au sein d’une même organisation, entre préventeurs, prescripteurs et exécutants.

Ensuite, il faut aussi prendre en considération la relation économique et sur qui pèsent ces exigences formulées en cours de chantier, souvent de façon réactive. Elles pèsent principalement sur le sous-traitant et plus rarement sur le titulaire, quand il y a eu un manquement dans la préparation du chantier dont il est responsable. La raison pour laquelle le sous-traitant résiste aux exigences tient au fait qu’il doit les assumer financièrement.

En principe, la logique contractuelle supposerait que le sous-traitant ait la capacité à anticiper les situations de travail et les exigences en amont, au moment où il répond à l’appel d’offre, de façon à en intégrer le coût. Or, c’est rarement le cas et c’est pourquoi le sous-traitant se retrouve donc souvent très contraint au moment de la réalisation, lorsque ces exigences sont pleinement formulées, d’où sa résistance, d’où le décalage constant avec les exigences formulées par le donneur d’ordre. De plus la culture économique et entrepreneuriale des sous-traitants va souvent dans le sens d’une optimisation permanente des coûts de façon à conserver la marge nécessaire pour faire face aux incertitudes du projet.

Un des paradoxes est que le client et le titulaire négligent généralement l’exigence de sécurité au moment où leur responsabilité économique est la plus forte, quand ils consultent les sous-traitants et négocient le budget. Ils n’ont intérêt à anticiper et formaliser dans le cahier des charges toutes les exigences de prévention de façon maximaliste, car cela risque de se traduire par des estimations de budget trop importantes (estimations sur lesquelles les sous-traitants s’accordent souvent une marge supplémentaire). Pour un donneur d’ordre, définir en amont des mesures de prévention précises est un mauvais signal dans une stratégie de maîtrise des coûts. Quant aux titulaires et aux sous-traitants, ils estiment leurs coûts de prévention sur des bases généralement assez rudimentaires. De plus, les exigences de sécurité sont parmi les plus difficile à anticiper car elles sont étroitement liée aux situations de travail réelles que ces acteurs ont beaucoup de mal à anticiper.

Par contre, le client et le titulaire sont particulièrement actifs et exigeants au moment où de la réalisation, quand le cadre économique de la relation est déjà fixé. Comme il ne s’agit pas de modifications du cahier des charges (mais d’une réinterprétation des exigences légales), le sous-traitant ne peut pas exiger un avenant. Il doit prendre sur ses propres marges pour atteindre ce niveau d’exigence qu’il n’a pas correctement anticipé.

En cours de chantier, la prévention est donc inévitablement conflictuelle et négociée. Et c’est pour cette raison qu’elle est plus réactive que proactive. En effet, dans la négociation, le poids des arguments compte et la réalité matérielle donne du poids. Les exigences de prévention formulées comme des exigences de moyens mais souvent trop abstraites, sont confrontées à des exigences d’efficacité ou d’ergonomie. Dans la discussion, les exigences prennent d’autant plus de poids qu’elles s’appuient sur des situations d’écarts qui ont été observées, voir sur des incidents constatés. De même, la recherche de solutions s’appuie sur la connaissance très concrète des situations réelles. Tous les efforts de mise en récit, de schématisation, font référence à ces situations concrètes dont les uns ou les autres peuvent prendre connaissance. De même cette négociation est alimentée par une

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surveillance continue des activités, principale ressource de connaissance des situations de travail réelle et des modes opératoires effectivement mis en œuvre.

Surveillance et négociation exigent des attitudes relationnelles bien particulières. Les acteurs jouent sur plusieurs rôles : leur rôle formel quand il s’agit de rappeler une exigence qu’ils estiment incontournable, au risque de créer de la distance, du rejet, de l’opacité sur les situations autant que sur les solutions possibles, mais aussi leur appartenance commune à un collectif projet, quand ils ont besoin de recréer de la proximité, de mieux comprendre les situations réelles et l’exposition au danger, ou de rechercher des solutions appropriées. Le préventeur est toujours dépendant de la qualité de cette interaction car son exigence peut facilement être rejetée comme « non réaliste » si elle apparaît comme inappropriée.

Le travail de prévention pourrait éventuellement devenir plus anticipateur et plus apaisé dans un cadre économique plus incitatif, où, par exemple, les interventions sont mieux décrites en amont de la consultation et les exigences de prévention davantage formalisées, avant le calcul par le titulaire et le sous-traitant de leur budget et de leurs offres de prix. Ce qui suppose aussi chez le client à une attention particulière à ce critère dans l’étude des offres.

Les discussions collectives entre client, titulaire et sous-traitant peuvent laisser croire que les décisions sont prises collectivement. Or, le constat d’une faible fréquence de prise de décision dans cette instance nous rappelle que la décision collective et consensuelle est une illusion. L’instance de confrontation et de débat entre les préventeurs du client, du titulaire et l’encadrement du sous-traitant, peut difficilement conduire à des décisions parce qu’elle ne peut se substituer aux entreprises, à leur propre processus de décision dépendant de leur champ de responsabilité. Les décisions se prennent en interne aux entreprises, une fois prises en considération l’ensemble des contraintes, des enjeux et des interdépendances.

Ce travail pourra être complété par d’autres observations de façon à mieux discriminer les effets spécifiques à la relation entre préventeurs et exécutants et les effets de la relation économique entre client, titulaire et sous-traitant. Néanmoins, ce travail offre une description réaliste de cette relation entre préventeurs et exécutants dans la mesure où la répartition des rôles étudiée ici (client, titulaire, sous-traitant) est généralisée dans le cadre des grands projets industriels.

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