this document was created with prince, a great way of...

1048

Upload: dominh

Post on 14-Sep-2018

215 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

www.princexml.com
Prince - Personal Edition
This document was created with Prince, a great way of getting web content onto paper.

Laurell K. Hamilton est née en 1963dans une petite ville de l’Arkansas. Après desétudes d’anglais et de biologie, elle se tournevers l’écriture. C’est en 1993 qu’elle crée lepersonnage d’Anita Blake, auquel elle

consacrera un roman chaque année, par-allèlement à des novélisations pour séries(Star Trek). Portées par le bouche-à-oreille,les aventures de sa tueuse de vampire sontdevenues aujourd’hui d’énormes best-sellers.

Du même auteur chez Milady :Anita Blake :

1. Plaisirs coupables2. Le Cadavre rieur

3. Le Cirque des damnés4. Lunatic Café

3/1048

Laurell K. Hamilton

Le squelette sanglant

Anita Blake - 5

Traduit de l’anglais (États-Unis) parIsabelle Troin

Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Bloody BonesCopyright © Laurell K. Hamilton, 1996.

© Bragelonne 2009, pour la présentetraduction.

Illustration de couverture :Photographie : Claire Arnaud - Montage :

Anne-Claire PayetISBN: 978-2-8112-0119-7

Bragelonne – Milady35, rue de la Bienfaisance - 75008 Paris

5/1048

À la mémoire de ma mèreSusie May Gentry Klein.

J’aurais voulu que nous ayons davant-age de temps.

Tu me manques.

Chapitre premier

C’était la Saint-Patrick et je portais unseul truc vert – un badge qui annonçait :« Pincez-moi et vous êtes mort ».

La veille au soir, je m’étais pointée auboulot avec un chemisier vert, mais unpoulet me l’avait bousillé. Parfaitement : unpoulet. Larry Kirkland, apprenti réanimateurde zombies, avait laissé tomber le volatile dé-capité, qui avait esquissé la danse du pouletsans tête, nous aspergeant tous les deux deson sang. J’avais réussi à rattraper la besti-ole, mais mon chemisier était irrécupérable.Comme le reste de ma tenue.

J’avais couru chez moi me changer. Parbonheur, ma veste de tailleur anthracite étaitdans la voiture. Je l’avais enfilée par-dessusun chemisier noir, une jupe noire, un collantnoir et des escarpins noirs. Bert, mon patron,n’aime pas qu’on porte du noir au boulot.Mais si je devais retourner à l’agence à 7heures du matin sans avoir dormi, il faudraitbien qu’il s’en accommode.

Penchée sur une chope de café aussinoir que possible, j’observais une séried’agrandissements photographiques brillantsétalés sur mon bureau. Sur le premier fig-urait une colline éventrée, probablement parun bulldozer. Une main squelettique jaillis-sait de la terre nue. Le cliché suivant mon-trait que quelqu’un avait tenté de nettoyersoigneusement la terre, révélant un cercueildéfoncé, avec des os sur le côté. Un nouveaucorps. Le bulldozer était revenu. Il avaitfouillé la terre rouge et mis au jour un champ

8/1048

d’ossements qui pointaient hors du sol tellesdes fleurs éparses.

Un crâne où une mèche de cheveuxpâle s’accrochait encore ouvrait sesmâchoires sur un cri silencieux. Le tissusombre et souillé qui enveloppait le cadavresemblait être un vestige de robe. Je repéraiau moins trois fémurs à proximité. À moinsque cette femme ait eu une jambe de plusque la normale, nous avions affaire à unvéritable puzzle.

Les photos étaient de bonne qualité,donc vaguement répugnantes. Grâce à lacouleur, on distinguait plus facilement lescorps les uns des autres. Mais pourquoi avoirchoisi de les développer en brillant plutôtqu’en mat ? On eût dit des clichés de morguepris par un photographe de mode. Il existaitsûrement à New York une galerie d’art con-temporain capable d’exposer ces trucs et deservir du vin et du fromage pendant que les

9/1048

visiteurs hocheraient la tête en déclarant :« Puissant, très puissant ».

Oui, ils étaient puissants. Et infinimenttristes.

Il n’y avait que ces photos. Pas lamoindre explication. Bert m’avait ordonnéde passer dans son bureau après les avoir ex-aminées. Il me raconterait tout, avait-ilpromis. Ouais, bien sûr. Et le Lapin dePâques est un de mes meilleurs amis.

Je ramassai les clichés, les fourrai dansleur enveloppe, pris ma chope de café etavançai vers la porte.

Il n’y avait personne à l’accueil. Craigétait rentré chez lui, et Mary, notre secrétairede jour, n’arrive jamais avant 8 heures. QueBert m’ait convoquée alors que nous étionsseuls à l’agence me préoccupait un peu.Pourquoi tant de mystère ?

La porte était grande ouverte. Assisderrière son bureau, mon patron buvait ducafé en feuilletant des documents. Il leva les

10/1048

yeux vers moi, sourit et me fit signe d’ap-procher. Son sourire m’inquiéta encore plusque le reste. Bert ne prend jamais la peine dese montrer aimable, à moins d’avoir quelquechose à demander. Quelque chose qui nesera pas plaisant, en général.

Les revers de sa veste de costard à milledollars encadraient une chemise blanche etune cravate ton sur ton. Ses yeux gris pétil-laient de bonne humeur. Pas une mince af-faire, vu qu’ils ont la couleur d’une vitre sale.Il avait dû passer chez le coiffeur récemment.Ses cheveux d’un blond très clair étaientcoupés si court que je voyais son crâne.

— Assieds-toi, Anita.Je jetai l’enveloppe sur son bureau et

obéis.— Que mijotes-tu encore, Bert ?Son sourire s’élargit. D’habitude, il le

réserve aux clients. Il ne le gaspille pas avecses employés, et surtout pas avec la plustêtue : moi.

11/1048

— Tu as regardé les photos ?— Ouais, et alors ?— Tu crois pouvoir réanimer ces gens ?Je fronçai les sourcils et bus une gorgée

de café.— De quand datent-ils ?— Tu n’arrives pas à le deviner ?— Je risquerais une estimation si je les

avais sous le nez, mais pas d’après des pho-tos. Réponds à ma question.

— Environ deux siècles.— Les réanimateurs ne pourraient pas

relever des zombies aussi vieux sans un sac-rifice humain.

— Mais toi, tu en es capable, dit calm-ement Bert.

— C’est vrai. Je n’ai pas vu de pierrestombales sur les photos. Tu as des noms ?

— Pourquoi ?Je secouai la tête.

12/1048

— Voilà cinq ans que tu diriges cetteagence. Comment peux-tu être aussi ignareen matière de réanimation ?

Le sourire de Bert se flétrit.— Pourquoi as-tu besoin de noms ?— Pour appeler les zombies.— Sans ça, tu ne peux pas les relever ?— Théoriquement, non.— Mais en pratique, oui.Je n’aimais pas sa belle assurance.— Je ne suis pas la seule dans ce cas.

John...— Les clients ne veulent pas de John,

coupa Bert.Je finis mon café.— Qui sont-ils ?— Beadle, Beadle, Stirling et

Lowenstein.— Un cabinet d’avocats ? Bert hocha la

tête.— Assez joué ! m’impatientai-je. Dis-

moi de quoi il retourne.

13/1048

— Beadle, Beadle, Stirling et Lowen-stein sont spécialisés dans le droit commer-cial. Ils travaillent pour un promoteur quiveut construire un complexe hôtelier ultrahaut de gamme dans les montagnes, près deBranson. Quelque chose de très chic. Un en-droit où les gens riches et célèbres qui n’ontpas de maison dans les parages iront pouréchapper à la foule. Il y a des millions de dol-lars en jeu.

— Quel rapport avec ce vieuxcimetière ?

— Deux familles se disputaient la pro-priété du terrain à bâtir. Le tribunal a donnéraison aux Kelly, qui ont reçu une grossesomme d’argent. Les Bouvier disaient que leterrain était à eux, et qu’il abritait le ci-metière de leurs ancêtres. Mais jusque-là,personne n’avait réussi à le retrouver.

— Jusque-là, répétai-je.

14/1048

— Les bulldozers ont bien mis au jourun ancien cimetière, mais qui n’était pas né-cessairement celui de la famille Bouvier.

— Du coup, ils veulent relever les mortspour leur demander leur nom ?

— Exactement, dit Bert.Je haussai les épaules.— Je peux réanimer deux ou trois corps

pas trop esquintés pour les interroger. Quese passera-t-il si ce sont bien des Bouvier ?

— Il faudra que le promoteur achète leterrain une seconde fois. On suppose qu’unepartie des corps seulement appartiennent àdes Bouvier. Voilà pourquoi il faudra tous lesrelever.

— J’espère que tu plaisantes ! lançai-je.Bert secoua la tête avec une grimace

satisfaite.— Alors, tu peux le faire ?— Je ne sais pas trop... Repasse-moi les

photos.

15/1048

Je posai ma chope sur le bureau pourexaminer les clichés une nouvelle fois.

— Un vrai bordel..., gémis-je. Une fossecommune. Les bulldozers ont mélangé tousles os. Je connais un seul cas où un réanim-ateur a relevé un zombie d’une fosse com-mune. Mais c’était une personne spécifique,avec un nom. Dans le cas présent, ça risquede ne pas être possible.

— Pourrais-tu au moins essayer ? in-sista Bert.

J’étalai les photos sur le bureau et lesétudiai. La moitié supérieure d’un crâne étaitretournée comme un bol. Deux phalanges at-tachées par un morceau de peau desséchéegisaient à côté. Des ossements partout, maispas un seul nom...

Pouvais-je le faire ? Honnêtement, jen’en savais rien. Étais-je prête à essayer ?

— Oui, soupirai-je.— Merveilleux ! jubila Bert.

16/1048

— Mais même si je réussis, en comptantquatre ou cinq zombies par nuit, il me faudrades semaines pour venir à bout de ce ci-metière. Ça irait plus vite avec laide de John.

— Un retard pareil coûterait des mil-lions de plus au promoteur ! lança Bert.

— Il n’y a pas d’autre moyen.— Le mois dernier, tu as relevé toute la

famille Davidson d’un coup, même l’arrière-grand-père qui n’intéressait personne.

— C’était un accident, ils voulaientréanimer trois membres de leur famille. J’aipensé leur faire économiser de l’argent enprocédant en une seule fois. Tu sais combienj’aime frimer.

— Peu importe. Tu as relevé dix per-sonnes alors qu’on t’en demandait trois.

— Où veux-tu en venir ?— Tu pourrais faire la même chose avec

les occupants de ce cimetière...— En une seule nuit ? Tu es cinglé !— Tu peux réussir ça, oui ou non ?

17/1048

J’ouvris la bouche pour répondre« non », mais je la refermai sans rien dire. Ilm’était déjà arrivé de réanimer un cimetièreentier d’un coup. Tous les cadavres n’étaientpas aussi vieux, mais certains l’étaient encoreplus – dans les trois siècles à vue de nez. Etje les avais tous relevés. Évidemment, je dis-posais du pouvoir conféré par deux sacrificeshumains. Comment m’étais-je retrouvée avecdeux personnes agonisantes dans un cerclede pouvoir ? Une longue histoire de légitimedéfense... Mais la magie s’en moque. Pourelle, une mort est une mort.

Pouvais-je le faire ?— Je n’en sais rien, Bert.— Ce n’est pas un « non », constata

mon patron.— Ces avocats t’ont offert un paquet de

fric ?— Nous avons répondu à un appel

d’offres.— Je te demande pardon ?

18/1048

— Ces photos ont été envoyées à notreagence, à la Compagnie de Résurrection Cali-fornienne et à l’Élan Vital de La Nouvelle-Orléans.

Élan Vital. J’ai toujours trouvé que cenom évoquait un salon de beauté, mais on neme demande jamais mon avis.

— Si je comprends bien, le tarif le plusbas l’emporte ?

— C’était l’idée de départ, approuvaBert avec un sourire étincelant.

— Je sens qu’il y a un « mais... »,marmonnai-je.

— Dans le pays, combien y a-t-il deréanimateurs capables de relever des zom-bies aussi vieux sans recourir à un sacrificehumain ? Non, inutile de me répondre. Il y atoi, John et Phillipa Freestone de la CRC.

— Probablement. Et alors ?— Phillipa pourrait-elle agir sans un

nom ?

19/1048

— Je n’en sais rien. Peut-être. John enserait capable, lui.

— Mais l’un d’eux pourrait-il releverdes zombies à partir d’ossements mélangés ?Je ne te parle pas de ceux qui sont dans descercueils.

— Comment veux-tu que je le sache ?— Et l’un ou l’autre aurait-il une chance

de réanimer tout le cimetière ? enchaînaBert.

— Ça t’amuse ?— Contente-toi de me répondre, Anita.— Je sais que John n’y arriverait pas. Et

comme je pense que Phillipa n’est pas aussibonne que lui... Non, ils n’auraient pas lamoindre chance.

— Donc, je vais faire monter les en-chères, conclut triomphalement Bert.

— Monter les enchères ?— Personne ne peut le faire. À part toi.

Ils ont essayé de traiter ça comme unproblème ordinaire. Mais aucune autre

20/1048

agence ne pourra proposer ses services, quelque soit le tarif.

— Probablement pas.— CQFD, fit Bert. Voilà pourquoi je vais

vider leur compte bancaire.Je secouai la tête.— Tu es vraiment un fils de pute

cupide.— N’oublie pas que tu toucheras un

pourcentage.— Je n’oublie pas. (Nous nous défiâmes

du regard par-dessus son bureau.) Et si jen’arrive pas à les relever tous en une seulenuit ?

— Du moment que tu finis par tous lesrelever quand même...

— À ta place, j’éviterais de dépenserl’argent avant que j’aie terminé. Maintenant,je rentre me coucher.

— Ils attendent mon offre ce matin.S’ils acceptent nos conditions, un hélicoptèrete conduira sur les lieux.

21/1048

— Un hélicoptère ? Tu sais que je dé-teste voler.

— Pour une somme pareille, force-toi !— Génial...— Tiens-toi prête à partir.— N’abuse pas trop, Bert.Arrivée devant la porte, j’hésitai.— Laisse-moi emmener Larry.— Pourquoi ? Si John ne peut pas le

faire, comment veux-tu qu’un simple ap-prenti y arrive ?

Je haussai les épaules.— Il y a des façons de combiner le

pouvoir, pendant une réanimation. Si je neréussis pas seule, j’aurai peut-être besoin derenforts.

Bert se mordilla pensivement la lèvreinférieure.

— Alors, pourquoi ne pas plutôt em-mener John ?

— Il faudrait qu’il accepte de me don-ner son pouvoir. Tu te vois en train de lui

22/1048

dire que les clients ne veulent pas de lui ?Que tu as proposé ses services, et qu’ils ontinsisté pour m’avoir ?

— Non, admit Bert.— C’est pour ça que tu m’as convoquée

à cette heure, compris-je. Pour ne pas avoirde témoins.

— Le temps presse, Anita.— Bien sûr. Mais la vérité, c’est que tu

ne voulais pas affronter M. John Burke et luiavouer qu’un client important m’avait encorepréférée à lui.

Bert baissa les yeux vers ses grossesmains, croisées sur le bureau. Quand il rel-eva la tête, son expression était très sérieuse.

— John est presque aussi bon que toi,Anita. Je ne veux pas le perdre.

— Tu crois qu’il démissionnerait pourça ?

— Sa fierté en a pris un sacré coupdepuis qu’il bosse pour cette agence.

23/1048

— Elle est si grosse qu’elle fait unexcellent punching-ball...

— C’est ta faute... Si tu l’asticotais unpeu moins...

Je haussai les épaules. Je ne voulais pasavoir l’air mesquin, mais c’était lui qui avaitcommencé. Nous avions essayé de sortir en-semble, et John ne supportait pas que je soisson alter ego féminin.

Rectification : il ne supportait pas queje sois son alter ego – en plus fort.

— Tâche de tenir ta langue, Anita. Larryn’est pas encore prêt à bosser seul et nousavons besoin de John.

— Je tiens toujours ma langue, Bert.Crois-moi, je suis loin de dire tout ce que jepense.

Il soupira.— Si tu ne me faisais pas gagner autant

de fric, il y a un bail que j’aurais mis un ter-me à ton contrat.

— Idem pour moi.

24/1048

Cela résumait à merveille notre rela-tion. Nous ne nous appréciions pas, maisnotre professionnalisme nous permettait detraiter des affaires ensemble. Vive la libreentreprise.

25/1048

Chapitre 2

A midi, Bert m’appela pour me direque nous avions décroché le marché.

— Sois à l’agence avec tes valises à 14heures tapantes. M. Lionel Bayard vous ac-compagnera, Larry et toi.

— Qui est Lionel Bayard ?— Un associé junior du cabinet Beadle,

Beadle, Stirling et Lowenstein. Il adore le sonde sa propre voix. Tâche de ne pas l’embêteravec ça.

— Qui, moi ?— Anita, il vaut mieux éviter de se

mettre la valetaille à dos. Ce type porte un

costume à trois mille dollars, mais c’estquand même un larbin.

— D’accord, je réserverai ça aux autresassociés. J’imagine que Beadle, Beadle, Stirl-ing et Lowenstein vont faire une apparitionpendant le week-end.

— Ne te mets pas non plus les patrons àdos.

— Tout ce que tu voudras, Bert chéri.— Tu n’en feras qu’à ta tête quoi que je

puisse dire, pas vrai ?— Et on prétend qu’on n’apprend pas à

un vieux singe à faire la grimace...— Contente-toi de te pointer à 14

heures. J’ai déjà appelé Larry. Il sera là.— Moi aussi. J’ai une course à faire av-

ant. Ne t’inquiète pas si j’ai quelques minutesde retard.

— Pas question !— J’arrive aussi vite que possible,

promis-je.Puis je raccrochai très vite.

27/1048

Je devais encore me doucher, mechanger et passer au collège Seckman, oùRichard Zeeman était professeur de sciences.Nous avions prévu de nous voir le lende-main. Quelques mois plus tôt, Richardm’avait demandé de l’épouser. Nos projetsétaient suspendus pour le moment, mais jene pouvais pas laisser un message sur son ré-pondeur pour annuler notre rencard.Ç’aurait été plus facile, mais trop lâche.

Je préparai une valise : des sous-vête-ments de rechange et des fringues passe-par-tout, de quoi tenir une petite semaine.J’ajoutai quelques extras. Mon Firestar 9mm et son holster de cuisse. Assez de muni-tions pour couler un navire de guerre. Deuxcouteaux et leurs fourreaux conçus pour êtrecachés sous une manche. À l’origine, j’enavais quatre, fabriqués rien que pour moi.Deux avaient disparu sans espoir de retour.J’en avais commandé deux autres pour lesremplacer, mais la fabrication artisanale

28/1048

demande du temps, surtout quand la clienteinsiste pour que l’acier contienne un maxim-um d’argent.

Deux couteaux et deux flingues dev-raient suffire pour un voyage de quelquesjours. Comme toujours, je porterais monBrowning Hi-Power sur moi.

Faire mes bagages n’avait pas été diffi-cile. Choisir la tenue à porter s’annonçaitplus problématique. Les clients voulaientque je relève les morts ce soir, si possible.L’hélicoptère se poserait sans doute directe-ment sur le site de construction. Ça signifiaitque je devrais marcher sur de la terre re-tournée, au milieu d’ossements épars et decercueils brisés. Autrement dit, il valaitmieux éviter les talons aiguilles.

Mais si un associé junior portait uncostard à trois mille dollars, les gens quivenaient de m’engager en voudraient pourleur argent. J’avais le choix entre un tailleurbien strict ou une panoplie de plumes

29/1048

vaudou. Un jour, un type avait eu l’air déçuque je ne me pointe pas toute nue, couvertede symboles cabalistiques tracés avec dusang. Je ne crois pas avoir rencontré un cli-ent qui aurait vu une objection à ce que je re-vête une tenue cérémonielle. Mais le bonvieux jean-baskets ne semble pas leur in-spirer confiance. Ne me demandez paspourquoi.

Je pourrais toujours emporter ma com-binaison bleue et l’enfiler par-dessus mesvêtements. Oui, c’était une bonne idée. Ron-nie, ma meilleure amie, m’avait convaincued’acheter une jupe bleu marine, assez courtepour être à la mode... et pour que je me sentegênée d’être vue avec. L’avantage, c’estqu’elle rentre dans ma combinaison. Je l’aidéjà portée pour aller inspecter les lieux d’uncrime ou embrocher un vampire : elle ne re-monte pas et ne se froisse pas. Et je n’ai plusqu’à enlever ma combi pour aller au bureauou au restaurant.

30/1048

Quand je m’en suis aperçue, j’étais tell-ement ravie que j’ai foncé au magasin enacheter deux autres : une rouge et une viol-ette. On ne la faisait pas en noir. Les seulesjupes noires disponibles étaient si minus-cules qu’on aurait dit de grosses ceintures.Certes, elles m’auraient donné l’air d’avoirles jambes plus longues. Ce genre de détailn’est pas négligeable quand on mesure unmètre cinquante-huit. Mais ce n’est pas uneraison pour renoncer à sa dignité.

N’ayant pas grand-chose pour alleravec la jupe violette, je pris la rouge. Puisj’enfilai un chemisier à manches courtes qui,pratiquement de la même teinte, faisaitressortir ma peau très claire, mes cheveuxnoirs et mes yeux marron. Le holsterd’épaule de mon Browning se détachait tropcontre le tissu écarlate. Pour le cacher, jepassai une veste de tailleur noir aux manchesrelevées, puis esquissai une pirouette devantle miroir de ma chambre. La jupe ne

31/1048

dépassait pas de beaucoup sous la veste,mais on ne voyait plus mon flingue. À moins,bien sûr, de le chercher avec un œil exercé.Les vêtements de femme sont rarement con-çus pour cacher une arme à feu.

Je me maquillai juste assez pour que lerouge de ma tenue ne me fasse pas ressem-bler, par contraste, à un des cadavres quej’étais censée relever. Sans compter que j’al-lais dire au revoir à Richard – et je ne lereverrai peut-être pas avant une semaine. Mepomponner un peu ne pouvait pas faire demal. En général, mes efforts en la matière serésument à un peu d’ombre à paupières, dublush et du rouge à lèvres. J’ai porté du fondde teint une seule fois, pour une émission detélé à laquelle Bert m’avait convaincue departiciper.

Les collants et les escarpins noirs mis àpart – mais j’aurais dû faire avec, quelle quesoit la jupe choisie –, ma tenue était plutôt

32/1048

confortable. Tant que je ne me pencheraispas trop en avant, ma dignité serait sauve.

Pour tous bijoux, je portais un crucifixen argent glissé dans mon chemisier. Et unegrosse montre de plongée noire, un modèlepour homme qui semble déplacé à monpoignet. Mais elle est phosphorescente, in-dique la date et le jour et fait aussi chro-nomètre. Si les montres de femme sont plusjolies, elles ont moins de fonctions. J’en avaisune, dans le temps. Hélas, je l’ai cassée, etj’oublie régulièrement de la faire réparer.

Je n’eus pas besoin d’annuler mon jog-ging bihebdomadaire avec Ronnie. En dé-placement professionnel, elle enquêtait surune affaire Dieu sait où. La vie d’un détectiveprivé n’est pas tellement plus reposante quecelle d’une réanimatrice.

Je chargeai la valise dans ma Jeep etpris le chemin du collège de Richard vers 13heures. J’allais être en retard à l’agence. Bah,ils seraient bien obligés de m’attendre. De

33/1048

toute façon, que l’hélico parte sans moi neme dérangeait pas. Je hais les avions, maisles hélicoptères me fichent une trouillebleue.

Je n’avais jamais eu peur de volerjusqu’à ce que je me retrouve dans un avionen chute libre. L’hôtesse avait fini collée auplafond, couverte de café. Les gens hurlaientou priaient. La vieille femme assise à côté demoi récitait le Notre Père en allemand. Elleavait si peur que des larmes inondaient sonvisage. Je savais que j’allais mourir et que jene pouvais rien faire, à part serrer une mainhumaine dans la mienne.

L’avion s’était redressé au dernier mo-ment... Depuis, je ne fais plus confiance auxtransports aériens.

Normalement, à Saint Louis, il n’y a pasde printemps. Au sortir de l’hiver, nousavons droit à deux jours de temps doux avantd’être assaillis par la canicule. Cette année, leprintemps était arrivé tôt, et il était resté.

34/1048

L’air caressait la peau des passants. Le ventcharriait une odeur de pousses vertes etl’hiver semblait être un lointain cauchemar.Des bourgeons rouges piquetaient les arbresde chaque côté de la route. Çà et là, de délic-ates fleurs couleur lavande pointaient dansl’herbe. Il n’y avait pas encore de feuilles,mais on décelait déjà un soupçon de vert surles branches noires et nues, comme siquelqu’un avait colorié le paysage avec unpinceau géant.

La 270 Sud est aussi agréable qu’uneautoroute peut l’être : elle conduit directe-ment là où on veut aller, aussi rapidementque les limitations de vitesse de l’Étatl’autorisent. Je sortis sur Tesson Ferry Road,une longue avenue bordée par plusieurscentres commerciaux, un hôpital et uneflopée de fast-foods. Un peu plus loin, des lo-tissements flambant neufs se pressent quasi-ment les uns contre les autres. Il reste encorequelques bosquets et des espaces que les

35/1048

promoteurs n’ont pas colonisés, mais ça nedurera pas.

Le croisement avec l’ancienne 21 est ausommet d’une butte, juste après le fleuveMeramec. Sur cette route se succèdent despavillons individuels, deux ou trois stations-service, le siège de la compagnie des eauxlocale et une usine de traitement du gaz do-mestique. Après, ce ne sont plus que des col-lines à perte de vue.

Au premier feu rouge, je tournai àgauche devant une épicerie et m’engageai surun chemin étroit qui serpentait entre lesmaisons et les bois. Dans les jardins, j’aper-çus quelques jonquilles qui dépliaient tim-idement leurs clochettes jaunes. Au carrefoursuivant, je m’arrêtai pour respecter le stop,puis tournai de nouveau à gauche. J’y étaispresque.

Le collège Seckman se dresse au fondd’une vallée entourée de hautes collines. Ay-ant grandi dans une ferme de l’Indiana, je les

36/1048

aurais jadis qualifiées de montagnes. L’étab-lissement partage sa cour de récréation avecl’école primaire du même nom... Si tant estque les collégiens aient droit à des récréa-tions, de nos jours. Dans mon enfance, c’étaitle cas. Mais le temps que j’entre en sixième,on les avait supprimées. Nous vivonsvraiment dans un monde cruel.

Je me garai le plus près possible dugrand bâtiment. C’était ma seconde visite surle lieu de travail de Richard, et la premièreaux heures de classe. Un jour, nous étionsvenus chercher des documents qu’il avaitoubliés – à un moment où il ne restait plusun seul élève dans les murs.

À peine franchie la porte d’entrée, je fushappée par une foule déchaînée. J’avais dûarriver à l’intercours, pendant latranshumance des élèves d’une salle àl’autre.

Je m’aperçus aussitôt que je faisais lamême taille, voire que j’étais plus petite que

37/1048

les adolescents qui m’entouraient. Êtrebousculée par des hordes de jeunes ployantsous le poids de leurs livres et de leur sac àdos me donna un sentiment immédiat declaustrophobie. Il doit exister un cercle del’Enfer dont les occupants sont condamnés àavoir toujours quatorze ans, et à fréquenterle collège jusqu’à la fin des temps. Un cercleinférieur.

Je me laissai entraîner vers la salle decours de Richard, secrètement ravie d’êtremieux habillée que la plupart des filles. Jesais, c’est mesquin. Mais au collège, j’étaisplutôt enrobée, et je me faisais toujours char-rier par mes « camarades ». Après mapoussée de croissance, le problème avait étéréglé. Eh oui ! Jeune, j’étais encore plusminuscule que maintenant. La plus petite dema classe pendant toute ma scolarité.

Plaquée d’un côté de la porte, je re-gardai les élèves aller et venir. Richard expli-quait quelque chose à une fille blonde vêtue

38/1048

d’une chemise de flanelle et d’une jupe beau-coup trop grande pour elle. Elle portait aussides rangers noires avec de grosses chaus-settes blanches roulées par-dessus le bord.Bref, une tenue très moderne – contraire-ment à son expression de femelle méroumorte d’amour, toute frétillante parce queM. Zeeman daignait lui adresser la parole.

Richard est le genre de prof qui méritequ’on ait le béguin pour lui. Ses épaischeveux bruns attachés sur sa nuquedonnent l’illusion qu’il a le crâne rasé. Sespommettes sont hautes et sa mâchoire car-rée, mais une fossette adoucit son visage. Sesyeux couleur chocolat sont bordés par unefrange de longs cils, comme beaucoupd’hommes en ont... et comme toutes lesfemmes voudraient en avoir. Ce jour-là, sachemise jaune vif faisait ressortir sa peauperpétuellement bronzée. Sa cravate vertsombre était assortie à son pantalon et à laveste posée sur le dossier de sa chaise. Alors

39/1048

qu’il montrait quelque chose dans un manuelà la fille blonde, ses biceps tendirent le tissude sa chemise.

Tous les élèves s’étaient assis, et un si-lence presque total régnait dans le couloir.Richard referma le livre et le tendit à la fille.Elle lui sourit et gagna la porte au pas decourse, en retard pour son cours suivant. Sonregard se posa sur moi, et je sus qu’elle sedemandait ce que je fichais là.

Elle n’était pas la seule. Plusieurs élèvesde Richard me dévisageaient. J’entrai dans lasalle.

Richard me sourit et une agréablechaleur se diffusa jusqu’au bout de mes or-teils. Ce sourire l’empêchait d’être trop par-fait. Ne nous méprenons pas : c’était un beausourire, et il aurait pu faire de la pub pourune marque de dentifrice. Mais c’était unsourire de petit garçon, ouvert et confiant.Sans la moindre duplicité, il prouvait que

40/1048

Richard était le plus grand boy-scout dumonde.

Je voulais me jeter dans ses bras, prised’une énorme envie de le saisir par sa cravateet de l’entraîner hors de la pièce pour touch-er sa poitrine sous la chemise jaune. Mesmains me démangeaient tellement que je lesfourrai dans les poches de ma veste. Je nevoulais pas choquer ses élèves.

Voilà le genre d’effet que me faitRichard. Enfin, quand il n’est pas trop poilu,ou en train de lécher du sang sur ses doigts.Car c’est un loup-garou. Ai-je pensé à lementionner ? Au collège, personne n’est aucourant. Sinon, il n’y serait déjà plus. Lesbraves gens n’aiment pas que des lycan-thropes enseignent à leur précieuse progén-iture. Il est illégal de pénaliser quelqu’unparce qu’il est malade, mais tout le monde sele permet quand même. Pourquoi le systèmeéducatif serait-il différent ?

41/1048

Richard me caressa la joue. Je tournaila tête et effleurai ses doigts du bout de meslèvres. J’aurais voulu me montrer cooldevant les gamins, mais je n’avais pas pum’en empêcher. Il y eut quelques exclama-tions et deux ou trois éclats de rire nerveux.

— Je reviens tout de suite.Nouvelles exclamations, éclats de rire

encore plus forts, et même un : « Prenez toutvotre temps, monsieur Zeeman »...

Richard me désigna la porte et je lesuivis, les mains toujours dans les poches.En temps normal, je ne suis pas du genre àme ridiculiser devant une classe de quat-rième. Mais depuis quelques mois, je n’aiplus toute ma tête...

Richard m’entraîna un peu à l’écart desa salle de cours, dans le couloir désert. Ils’adossa au mur tapissé de casiers métal-liques et baissa les yeux sur moi. Son sourirede petit garçon avait disparu, et son regard

42/1048

sombre me fit frissonner. Je caressai sacravate comme pour la lisser.

— J’ai le droit de t’embrasser, ou çarisque de scandaliser les gamins ?

Je m’étais adressée à sa chemise, nevoulant pas qu’il lise le désir dans mes yeux.Il était déjà assez embarrassant qu’il le sente.On ne peut pas cacher ce genre d’émotion àun loup-garou.

— Je prends le risque, dit-il d’une voixdouce.

Il se pencha vers moi. Je levai la tête, etnos lèvres se rencontrèrent. Les siennesétaient si douces... Je m’appuyai contre lui,les paumes pressées sur sa poitrine. À tra-vers le tissu jaune soyeux, je sentis ses mam-elons se durcir. Mes mains glissèrent vers sataille. Je mourais d’envie de tirer sa chemisehors de son pantalon pour caresser sa peaunue. Mais je reculai d’un pas, légèrementessoufflée.

43/1048

C’était moi qui avais décidé que nous necoucherions pas ensemble avant le mariage.Moi seule. Mais qu’il était difficile de rés-ister ! Plus le temps passait, et moins ças’arrangeait.

Je secouai la tête.— Doux Jésus ! C’est de plus en plus

dur, hein ?Cette fois, le sourire de Richard n’eut

rien d’innocent.— Tu as remarqué ?Je sentis mes joues s’embraser.— Ce n’est pas ce que je voulais dire.— Je sais très bien ce que tu voulais

dire, me rassura-t-il, toute velléité de taquin-erie envolée.

J’étais encore morte de honte, mais jeparvins à contrôler ma voix. Un point pourmoi.

— Je dois partir en déplacementprofessionnel.

44/1048

— Une histoire de vampires, de zom-bies ou de flics ?

— De zombies.— Tant mieux.— Pourquoi ?— Parce que je m’inquiète toujours

quand tu participes à une enquête criminelleou que tu pars exécuter un vampire. Tu lesais bien.

Je hochai la tête. Face à face dans lecouloir, nous nous regardions sans ciller. Siles choses avaient été différentes, nous auri-ons été fiancés, en train d’organiser notremariage. Cette tension sexuelle aurait ap-proché de sa conclusion. Mais dans la situ-ation actuelle...

— Je suis déjà en retard. Il faut que j’yaille.

— Iras-tu dire au revoir à Jean-Claudeavant de partir ?

Richard avait posé cette question surun ton neutre, mais son regard s’était durci.

45/1048

— Nous sommes en début d’après-midi.Il dort encore dans son cercueil.

— Ah.— Et je n’avais pas de rendez-vous avec

lui ce week-end. Donc, je ne lui dois aucuneexplication. C’est ce que tu voulaisentendre ?

— Ça s’en rapproche...Il s’écarta de la rangée de casiers, nos

corps se retrouvant à quelques centimètresl’un de l’autre. Alors qu’il se penchait pourm’embrasser, des gloussements retentirentplus loin dans le couloir.

Nous tournâmes la tête d’un mêmemouvement. Les trois quarts de ses élèves sepressaient dans l’encadrement de la porte.Génial.

Richard sourit et haussa la voix pour sefaire entendre.

— Retournez à vos places, espèces demonstres !

46/1048

Il y eut quelques sifflets, et une petitebrune me foudroya du regard. Apparem-ment, la blonde de tout à l’heure n’était pasla seule à avoir le béguin pour son prof desciences.

— Les indigènes s’agitent. Je dois yretourner.

Je hochai la tête.— J’espère être de retour lundi.— Dans ce cas, nous irons nous pro-

mener le week-end prochain.— J’ai déjà refusé de voir Jean-Claude

ce week-end. Je ne peux pas lui faire ça deuxsemaines de suite.

— Viens te promener avec moi lajournée et vois-le le soir. Ce sera pluséquitable.

— Cette situation ne me plaît pas plusqu’à toi, tu sais.

— J’aimerais pouvoir te croire.— Richard...

47/1048

Il soupira, et sa colère sembla s’éva-porer. Je ne comprendrai jamais comment ilfait pour passer si vite de la fureur au calme.Moi, une fois remontée contre quelqu’un, jele reste.

— Je suis désolé, Anita... Ce seraitdifférent si tu le voyais derrière mon dos,mais là...

— Je ne ferais jamais une chosepareille, tu le sais.

Il hocha la tête et regarda sa salle declasse.

— Il faut que j’y aille avant qu’ilsmettent le feu.

Puis il s’éloigna sans un dernier regardpour moi.

Je faillis le rappeler, mais je me retins.L’atmosphère était foutue. Savoir que votrepetite amie sort avec quelqu’un d’autre estparfait pour vous couper toute envie de lapeloter. Si nos positions avaient été inver-sées, je ne l’aurais jamais toléré. C’était de la

48/1048

pure hypocrisie de ma part, mais nous pouvi-ons vivre avec tous les trois. Si « vivre » étaitun terme approprié pour Jean-Claude.

Et merde ! Ma vie privée devenait unvrai bordel.

Je marchai vers la sortie, mes talonshauts cliquetant dans le couloir désert quiamplifiait l’écho de mes pas. Je dus passerdevant la porte ouverte de la classe deRichard, mais fis un effort pour ne pastourner la tête. Je me serais sentie encoreplus mal.

Sortir avec le maître de la ville n’étaitpas mon idée. Jean-Claude m’avait laissé lechoix : ou il tuait Richard, ou j’acceptais deles voir tous les deux. Sur le coup, j’avais eul’impression de m’en tirer à bon compte.Cinq semaines plus tard, je n’en étais plus sisûre.

Au début, seuls mes principes morauxm’avaient empêchée de consommer ma rela-tion avec Richard. Consommer : bel

49/1048

euphémisme. Mais Jean-Claude s’était mon-tré très clair sur ce point : si je faisaisquelque chose avec Richard, je devais le faireavec lui aussi. Le vampire essayait de me sé-duire. Si Richard avait le droit de me toucheret pas lui, ce n’était pas juste. D’une certainefaçon, je comprenais son point de vue. Maisla perspective de coucher avec un buveur desang garantissait ma chasteté plus sûrementque mes idéaux.

Je ne pourrais pas continuer indéfini-ment à sortir avec les deux. La tensionsexuelle m’épuisait. J’aurais pu déménager.M’installer dans une autre ville. Ça ne plair-ait pas à Richard, mais si c’était ce que jevoulais, il respecterait ma volonté. Jean-Claude, en revanche... Il ne me laisserait ja-mais partir.

Toute la question était : voulais-je qu’ilme laisse partir ? Réponse : bien sûr queoui ! Mais je ne voyais pas comment l’y in-citer sans que quelqu’un y laisse sa peau. Tôt

50/1048

ou tard, il faudrait pourtant que je trouve unmoyen. Et même le « tard » se rapprochaitde plus en plus.

51/1048

Chapitre 3

Je me pelotonnai contre la paroi del’hélicoptère, une main agrippant frénétique-ment la poignée. Comme si ça risquait de mesauver quand ce maudit engin dégringoleraitvers le sol ! J’aurais bien utilisé les deuxmains, mais je ne voulais pas montrer à quelpoint j’avais la trouille.

Je portais un casque qui ressemblaitvaguement à ceux qu’on enfile sur un standde tir pour se protéger les oreilles, mais munid’un micro, histoire que les passagers puis-sent converser malgré le vacarmeassourdissant. Jusque-là, je n’avais pas com-pris que le cockpit d’un hélicoptère se

composait surtout de panneaux transparentsqui donnaient l’impression d’être suspendudans une grosse bulle bourdonnante. Jem’efforçais de garder les yeux fermés.

— Vous allez bien, mademoiselleBlake ? demanda Lionel Bayard.

— Oui, ça va.— On ne dirait pas.— Je déteste voler, admis-je.Il m’adressa un sourire dépourvu de

compassion. Je n’inspirais pas une grandeconfiance à Lionel Bayard, avocat chargé desbasses besognes pour le cabinet Beadle,Beadle, Stirling et Lowenstein. C’était unpetit homme très soigné, avec une finemoustache blonde qui constituait la totalitéde sa pilosité faciale. Son menton triangu-laire semblait aussi lisse que le mien. Samoustache était peut-être un postiche qu’ilfaisait tenir avec de la colle.

Son costume de tweed brun, probable-ment du sur-mesure, lui allait comme un

53/1048

gant. Il portait une fine cravate marron rayéede jaune, avec une épingle en or ornée d’unmonogramme identique à celui de sonattaché-case en cuir. Même ses mocassins àglands dorés étaient assortis au reste de satenue.

Larry, assis à côté du pilote, se retournasur son siège.

— Tu as vraiment peur de voler ?Je vis remuer ses lèvres, mais entendis

seulement le son qui sortait de mesécouteurs. Sans nos casques, le vrombisse-ment de l’appareil nous aurait empêchés decommuniquer.

Larry semblait franchement amusé.— Oui, j’ai vraiment peur de voler,

répondis-je en espérant que son casque luitransmettrait mon ironie.

Larry éclata d’un rire juvénile. Commele gosse qu’il était toujours, et pas seulementau sens figuré.

54/1048

Il portait son « autre » costume bleu,une de ses trois chemises blanches et sadeuxième plus belle cravate (la première,éclaboussée par le sang du poulet, étaitpartie au pressing le matin même). Toujoursétudiant à la fac, il travaillait pour nous leweek-end en attendant de recevoir sondiplôme. Les cheveux courts, couleur carotte,le visage couvert de taches de son, ses yeuxbleu pâle arrivaient à peine au niveau desmiens.

Bayard faisait de gros efforts pour nepas m’écraser de son mépris. Des efforts sivisibles qu’il aurait pu s’en dispenser...

— Êtes-vous certaine d’être de taille àaccomplir cette mission ?

Je soutins son regard.— Vous feriez mieux de l’espérer, mon-

sieur Bayard, parce que je suis votre seulespoir.

— Je connais vos capacités très spé-ciales, mademoiselle Blake. J’ai passé les

55/1048

douze dernières heures à contacter toutes lesfirmes de réanimation des États-Unis. Phil-lipa Freestone de la CRC m’a dit qu’elle nepouvait pas faire ce que nous lui demandi-ons, la seule personne qui y arriverait peut-être étant Anita Blake. Le patron d’Élan Vitalm’a raconté la même chose. Il a mentionnéJohn Burke, mais en précisant qu’il n’étaitpas certain que Burke puisse réanimer toutun cimetière. Or, nous devons relever tousles morts. Sinon, ça ne nous servira à rien.

— Bert Vaughn vous a-t-il expliqué queje n’étais pas sûre à cent pour cent d’yarriver ?

— Il semblait très confiant en vostalents...

— Il peut se le permettre. Ce n’est paslui qui se retrouvera sur le terrain au milieude squelettes démantibulés.

— Je sais que les engins d’excavationvous ont compliqué la tâche, mademoiselleBlake, mais ce n’était pas un geste délibéré.

56/1048

Je laissai filer. J’avais vu les photos. Ilsavaient tenté de recouvrir le cimetière. Si lesouvriers n’avaient pas été des gens ducoin – et des sympathisants à la cause desBouvier – ils auraient ratissé la fosse com-mune, versé du béton dessus et fait dis-paraître toutes les preuves.

— Peu importe. Je ferai ce que je pour-rai avec ce que vous m’avez laissé.

— Ç’aurait été plus facile si nous avionsfait appel à vos services avant de déranger lestombes ?

— Oui.Il lâcha un soupir qui vibra dans mes

écouteurs.— Dans ce cas, je vous présente toutes

mes excuses.Je haussai les épaules.— À moins que vous ayez été aux com-

mandes du bulldozer, ce n’est pas vous quime devez des excuses.

Il s’agita dans son siège.

57/1048

— Ce n’est pas moi qui ai déclenchél’excavation. M. Stirling est sur le site.

— Le M. Stirling ? demandai-je.Bayard ne sembla pas comprendre mon

humour.— Oui, ce M. Stirling.Ou peut-être s’attendait-il vraiment à

ce que je le connaisse de réputation...— Vous avez toujours un associé senior

sur le dos ?Du bout de son index manucure, il

rajusta ses lunettes à monture dorée. Ungeste suranné, qui semblait dater de l’époqueoù les gens portaient encore des lorgnons.

— Vu les sommes en jeu, M. Stirling atenu à être sur place au cas où il y auraitd’autres problèmes.

— D’autres problèmes ? répétai-je.Bayard cligna rapidement des yeux, tel

un lapin pris dans un faisceau lumineux.— Comme avec les Bouvier.Il mentait.

58/1048

— Qu’est-ce qui cloche encore dansvotre petit projet ?

— Que voulez-vous dire, mademoiselleBlake ? demanda Bayard en lissant sacravate.

— Vous avez eu d’autres problèmes queles Bouvier, affirmai-je.

— Que ce soit le cas ou non, mademois-elle Blake, cela ne vous concerne en rien.Nous vous avons engagée pour relever desmorts et établir leur identité. Point.

— Avez-vous déjà réanimé un zombie,monsieur Bayard ?

De nouveau, il cligna des yeux.— Non. Bien sûr que non, dit-il, l’air

offensé.— Dans ce cas, comment pouvez-vous

savoir que vos autres problèmes n’af-fecteront pas mon travail ?

De petites lignes verticales se formèrentau-dessus de son nez tandis qu’il fronçait lessourcils. Il était avocat et il gagnait bien sa

59/1048

vie, mais il semblait avoir du mal à réfléchir.De quoi se demander dans quelle universitéil avait décroché son diplôme.

— Je ne vois pas en quoi nos... petitesdifficultés pourraient affecter votre travail.

— Vous venez juste d’admettre quevous ne connaissez rien à mon job, fis-je.Comment sauriez-vous ce qui pourrait l’af-fecter ou non ?

D’accord, je me la jouais un peu...Bayard avait sans doute raison. Les

autres problèmes ne me toucheraient prob-ablement pas, mais on ne sait jamais. Je dé-teste qu’on me cache des choses. Ou qu’onme mente, même par omission.

— Je pense que c’est à M. Stirling dedéterminer si vous devez être mise au cour-ant ou non.

— Vous n’êtes pas assez gradé pourprendre la décision tout seul ?

— En effet, dit Bayard. Je ne le suis pas.

60/1048

Certaines personnes sont vraiment dif-ficiles à asticoter. Je regardai Larry, quihaussa les épaules.

— On dirait que nous allons nous poser.Je baissai les yeux vers le sol, qui se

rapprochait rapidement. Nous étions au mi-lieu des monts Ozark, au-dessus d’une bandede terre rouge et nue. Le site de construction,pensai-je.

Le sol fonça à notre rencontre. Jefermai les yeux et déglutis péniblement. Levol était presque terminé. Je n’allais pasvomir si près du but. Presque terminé. Pr-esque terminé.

Soudain, une secousse me fit hoqueterde panique.

— Nous avons atterri, dit Larry. Tupeux rouvrir les yeux.

Je levai les paupières.— Tu t’amuses comme un petit fou, pas

vrai ? grognai-je.

61/1048

— Je n’ai pas souvent l’occasion de tevoir hors de ton élément.

L’hélicoptère était entouré d’un nuagede poussière rougeâtre. Alors que ses palesralentissaient – whump, whump –, puis s’ar-rêtaient, la poussière retomba, et nouspûmes enfin voir autour de nous.

Nous étions dans un petit espace dé-gagé au centre d’une couronne demontagnes. Jadis, ça avait dû être une valléeétroite, mais les bulldozers l’avaient agrandieet aplatie pour en faire une piste d’atterris-sage. La terre était tellement rouge qu’onaurait cru voir un fleuve de rouille. Des en-gins et des véhicules de chantier étaient re-groupés de l’autre côté de la vallée. Deshommes s’y pressaient, une main en visièrepour se protéger de la poussière.

Bayard détacha sa ceinture et j’en fisautant.

Nous enlevâmes nos casques, puis Ba-yard ouvrit sa portière. Une fois encore, je

62/1048

l’imitai, et m’aperçus que le sol était beauc-oup plus bas que je ne l’aurais cru. Je dus ex-poser ma jambe jusqu’à la hanche pourdescendre.

Les ouvriers apprécièrent le spectacle.J’eus droit à des sifflets, à des exclamationslibidineuses et même à une proposition vis-ant à vérifier la couleur de ma culotte.

Non, ce ne sont pas les mots exacts quifurent employés !

Un homme de haute taille, coiffé d’uncasque de chantier blanc, avança vers nous.Il portait une combinaison marron clair,mais ses chaussures poussiéreuses étaientdes Gucci et il arborait le genre de bronzageimmaculé qu’on obtient en passant desheures sous une lampe à UV.

Un autre homme et une femme lesuivaient. L’homme ressemblait à un authen-tique contremaître, avec son jean et sachemise à carreaux dont les manchesrelevées exposaient des biceps musclés. Pas

63/1048

comme ceux des cadres qui jouent au tennisou au golf une fois par semaine, mais commeceux d’un honnête travailleur manuel.

La femme portait un tailleur classiqueavec un chemisier à lavallière. Un truc quiavait dû coûter les yeux de la tête, mais dontla couleur orange brûlée assortie à son fard àjoues jurait atrocement avec ses cheveux au-burn. Je baissai les yeux vers son cou.Comme je m’y attendais, il y avait une lignede démarcation à l’endroit où s’arrêtait sonfond de teint. On eût dit quelle avait appris àse maquiller à l’école du cirque, dans la sec-tion des clowns.

Elle n’avait pourtant pas l’air si jeune.Depuis le temps, quelqu’un aurait dû lui faireremarquer qu’elle avait une tête affreuse.Évidemment, je n’allais rien lui dire. Quiétais-je pour me permettre de la critiquer ?

Stirling avait les yeux gris les plus pâlesque j’aie jamais vus, avec des iris à peine plusfoncés que le blanc. Il se campa devant nous,

64/1048

l’homme et la femme qui l’accompagnaientrestant un peu à l’écart. Il me détailla de latête aux pieds, et ce qu’il vit ne sembla paslui plaire. Son regard étrange se porta en-suite sur Larry, debout près de moi dans soncostume bon marché un peu froissé. Il fronçales sourcils.

Bayard avança vers lui en lissant lesplis de sa veste.

— Monsieur Stirling, voilà Anita Blake.Mademoiselle Blake, je vous présente Ray-mond Stirling.

Son patron continua à m’étudier, l’airdéçu. La femme tenait un bloc-notes dans lecreux de son coude gauche, et un stylo prêt àécrire dans sa main droite. Ce devait être sasecrétaire. Elle paraissait inquiète, commes’il était très important que M. RaymondStirling nous trouve à son goût.

Personnellement, je me fichais qu’ilm’apprécie ou non. J’eus envie de crier :

65/1048

« Vous avez un problème ? » Mais je me con-tentai de demander aimablement :

— Il y a un problème ?Bert aurait été fier de moi.— Je ne m’attendais pas à une personne

comme vous, mademoiselle Blake.— Et en quoi suis-je différente de l’im-

age que vous vous faisiez d’uneréanimatrice ?

— Pour commencer, vous êtes jolie.Je le sentais bien : dans sa bouche, ça

n’était pas un compliment.— Et... ?— Vous n’êtes pas vêtue convenable-

ment pour ce travail.— Votre secrétaire porte des escarpins,

dis-je.— La tenue de Mlle Harrison ne vous

regarde pas.— Et la mienne ne vous concerne en ri-

en non plus.

66/1048

— Certes, mais vous allez avoir du mal àgravir cette montagne avec vos chaussures.

— J’ai une combinaison et des Nikedans ma valise.

— Je crois que je n’aime pas beaucoupvotre attitude, mademoiselle Blake.

— Et je suis certaine de détester lavôtre.

Derrière Stirling, le contremaître avaitde plus en plus de mal à réprimer un sourire.L’effort faisait briller ses yeux. Mlle Harrisonsemblait de plus en plus effrayée. Bayards’était déplacé sur le côté pour se rapprocherde son patron, histoire de montrer dans quelcamp il se rangeait. Espèce de lâche, va !Avec un nom pareil, c’est une honte.

— Mademoiselle Blake, voulez-vous cetravail ?

— Pas assez pour me laisser marcherdessus.

Mlle Harrison grimaça comme si ellevenait d’avaler un insecte. Un gros insecte

67/1048

juteux et remuant. Selon elle, j’avais sansdoute raté une occasion de me prosterneraux pieds de son patron.

Le contremaître toussa derrière samain. Stirling lui jeta un regard désapprob-ateur, puis se retourna vers moi.

— Êtes-vous toujours aussi arrogante,mademoiselle Blake ?

— Je préfère me considérer commepleine d’assurance et consciente de mapropre valeur, répondis-je. Mais je vais vousfaire une proposition. Mettez-la en veilleuse,et j’en ferai autant.

— Je suis désolé, monsieur Stirling, fitBayard. Je n’avais aucune idée...

— La ferme, Lionel ! coupa son patron.Bayard la ferma.Stirling me dévisagea de ses yeux aux

iris pâles. Au bout d’un moment, il hocha latête.

— Entendu, mademoiselle Blake... Jevais la mettre en veilleuse.

68/1048

— Fantastique !— Maintenant, montons là-haut, et

voyons si vous êtes aussi bonne que voussemblez le croire.

— Je veux bien voir le cimetière, mais jene pourrai rien faire d’autre jusqu’à latombée de la nuit.

Stirling se rembrunit.— Lionel ?Dans sa voix, je sentis toute la colère

qu’il ne pouvait plus diriger contre moi, etqu’il était donc obligé de reporter sur un deses sous-fifres.

— Je vous ai faxé un mémo, monsieur,dès que j’ai compris que Mlle Blake devaitopérer à la faveur des ténèbres.

Brave type ! Dans le doute, il faut tou-jours se protéger avec du papier. Le plus ef-ficace des boucliers administratifs.

Stirling le foudroya du regard. Bayardprit une expression navrée, mais pas

69/1048

franchement terrorisée. Il était à l’abri der-rière son mémo.

— J’ai appelé Beau et je lui ai faitrameuter tout le monde en partant du prin-cipe que nous aurions une chance de trav-ailler aujourd’hui.

Bayard frémit en sentant son bouclieradministratif céder sous les assauts de l’irepatronale.

— Monsieur Stirling, à supposer que jepuisse relever tous les occupants du ci-metière en une nuit – et je ne vous garantisrien –, que se passera-t-il si ce sont desBouvier ? J’ai cru comprendre que lestravaux devraient s’interrompre jusqu’à ceque vous ayez racheté le terrain à leursdescendants.

— Ils ne veulent pas vendre, déclaraBeau.

Stirling le fusilla du regard, histoire dene pas faire de jaloux. Mais le contremaîtrese contenta de sourire.

70/1048

— Faut-il comprendre que tout le projettombera à l’eau s’il s’agit bien du cimetièrefamilial des Bouvier ? demandai-je à Bayard.Lionel, petit coquin, vous ne m’aviez pas par-lé de ça.

Le « petit coquin » se rembrunit.— Vous n’aviez pas besoin de le savoir.— Pourquoi ne voudraient-ils pas

vendre le terrain pour un million de dollars ?demanda Larry.

Une bonne question.Stirling regarda mon apprenti comme

s’il venait de jaillir de nulle part. Dans sonmonde, les sous-fifres n’étaient pas censésavoir le don de la parole.

— Magnus et Dorcas Bouvier n’ontqu’un restaurant, le Squelette sanglant.Autant dire, rien du tout. Je ne vois paspourquoi ils refuseraient de devenirmillionnaires.

— Le Squelette sanglant ? Drôle denom pour un resto, fit Larry.

71/1048

— Une étrange façon de dire « bon ap-pétit » aux clients ! lançai-je.

Je levai les yeux vers Stirling. Ilsemblait en colère, mais sans plus. J’auraisparié le million de dollars que personne neme proposait qu’il savait pourquoi les Bouvi-er ne souhaitaient pas vendre. Même si ça nese voyait pas sur son visage. En bon joueurde poker, il gardait ses cartes collées contresa poitrine.

Je me tournai vers Bayard. Ses jouesétaient toutes rouges, et il évita mon regard.Lui, il n’aurait pas fait long feu à une table dejeu.

— Très bien. Je vais enfiler quelquechose de plus confortable, et nous irons jeterun coup d’œil.

Le pilote me fit passer ma valise. Lacombinaison et les baskets étaient sur ledessus.

Larry approcha.

72/1048

— J’aurais dû penser à en prendre uneaussi, dit-il. Mon costume ne survivra pas àce voyage.

Sous ma première combinaison, j’enavais fourré une deuxième. Je la lui tendis.

— Il faut toujours être prêt à tout.— Trop aimable !Je haussai les épaules.— Un des avantages de faire presque la

même taille que moi...J’enlevai ma veste noire, exposant mon

Browning à la vue de tous.— Mademoiselle Blake ! lança Stirling.

Pourquoi êtes-vous armée ?Je soupirai. Raymond me fatiguait. Je

n’avais pas encore vu son fichu cimetière etje ne trépignais pas précisément d’impa-tience. Mais l’idée de me farcir un débat surl’utilité d’avoir un flingue m’épuisaitd’avance...

Mon chemisier avait des manches cour-tes et je dis toujours qu’une petite

73/1048

démonstration vaut mieux qu’un long dis-cours. Je m’approchai de Stirling, les brastendus, face interne vers le haut.

J’ai une cicatrice de couteau sur le brasdroit, rien de dramatique. Mon bras gauche,en revanche, n’est pas beau à voir. Un moisplus tôt, un léopard-garou me l’avait lacéré.Un gentil docteur l’avait recousu. Malgré sescompétences, il n’avait pas pu faire grand-chose pour effacer les marques de griffes, quiavaient déformé la brûlure en forme de croixque les serviteurs inventifs d’un vampirem’avaient infligée. Quant au tissu cicatriciel,au creux de mon coude, à l’endroit où unautre vampire m’avait mordue jusqu’à l’os, ilétait zébré de traces blanches.

— Doux Jésus, souffla Beau.Stirling frémit mais ne se laissa pas dé-

contenancer, comme s’il avait déjà vu pire.Bayard était verdâtre. Mlle Harrison avaittellement pâli que son maquillage criard

74/1048

semblait flotter sur sa peau comme les nénu-phars d’un peintre impressionniste.

— Je ne vais nulle part sans arme, mon-sieur Stirling. Vous devrez vous en accom-moder, parce que ce n’est pas négociable.

Il hocha la tête, l’air très sérieux.— Très bien, mademoiselle Blake. Votre

assistant est-il armé lui aussi ?— Non.— Parfait. Changez-vous, et nous

partirons dès que vous serez prête.Larry remontait la fermeture Éclair de

sa combinaison lorsque je revins vers lui.— J’aurais pu être armé, tu sais.— Tu as amené ton flingue ? lui

demandai-je.— Mouais...— Déchargé, dans ta valise ?— Comme tu me l’as demandé.Je ne relevai pas. Larry voulait être

réanimateur et exécuteur de vampires,

75/1048

comme moi. Ça signifiait qu’il devait savoirse servir d’une arme à feu.

Pour commencer, un pistolet avec desballes en argent capables de ralentir unbuveur de sang ferait l’affaire. Plus tard, jelui apprendrais à manier un fusil à pompe,pour qu’il puisse faire sauter une tête ou ex-ploser un cœur à une distance convenable. Jesais, ça n’est pas très traditionnel, mais aussiefficace qu’un bon vieux pieu en bois, et bienmoins dangereux.

J’avais dégoté un permis de portd’arme à Larry, en lui faisant promettre qu’ilne cacherait pas de flingue sur lui jusqu’à ceque je le juge assez doué pour ne pas per-forer par erreur sa carcasse ou la mienne. Enattendant, ça lui permettait de balader sonpistolet dans la boîte à gants de sa voiture entoute légalité, quand nous allions ensembleau stand de tir.

La combinaison engloutit ma jupecomme par magie. Je ne remontai pas la

76/1048

fermeture Éclair trop haut, histoire d’accéderrapidement à mon Browning en cas de be-soin. Puis j’enlevai mes escarpins, enfilai mesNike et me déclarai prête à partir.

— Vous venez avec nous, monsieurStirling ?

— Oui.— Dans ce cas, je vous suis.Il me dépassa en regardant ma com-

binaison. Ou peut-être en visualisant leflingue que je portais dessous. Beau fit minede lui emboîter le pas, mais il l’arrêta.

— Non. J’y vais seul avec elle.Silence parmi les trois sous-fifres... Je

pensais que Mlle Harrison ne nous accom-pagnerait pas pour cause de talons in-adaptés, mais j’étais certaine que les deuxhommes le feraient. Et à en juger par leur ex-pression, eux aussi.

— Attendez une minute ! lançai-je.Vous avez dit « elle ». Dois-je comprendreque Larry va nous attendre ici ?

77/1048

— Oui.Je secouai la tête.— Il est en apprentissage. Et il n’ap-

prendra rien si vous le tenez à l’écart.— Dans l’immédiat, allez-vous faire

quelque chose d’instructif pour lui ? de-manda Stirling.

— Probablement pas.— Mais je pourrai monter après la

tombée de la nuit ? proposa Larry.— Je te promets que tu seras là pour le

lever du rideau, le rassurai-je. Ne t’inquiètepas.

— Bien entendu, fit Stirling. Je nedésire pas empêcher votre assistant de faireson travail.

— Dans ce cas, pourquoi ne peut-il pasnous accompagner maintenant ?

— Vu le prix que je vous paie, ma-demoiselle Blake, vous pourriez respecter mavolonté.

78/1048

Il était étrangement poli. Du coup, jen’insistai pas.

— D’accord.— Monsieur Stirling, dit Bayard, êtes-

vous certain que ce soit prudent ?— Pourquoi cela ne le serait-il pas,

Lionel ?Bayard ouvrit la bouche, la referma,

puis lâcha enfin :— Pour rien, monsieur Stirling.Beau haussa les épaules.— Je vais dire aux gars de rentrer chez

eux. Voulez-vous qu’ils reviennent demain ?Stirling me consulta du regard.— Mademoiselle Blake ?Je secouai la tête.— Je ne sais pas encore.— Mais à votre avis ? insista-t-il.Je regardai les ouvriers.— S’ils viennent, seront-ils payés, qu’ils

travaillent ou non ?

79/1048

— Ils seront payés seulement s’il y a dutravail, répondit Stirling.

— Dans ce cas, ne les faites pas venir.Je ne peux pas garantir qu’ils se déplacerontpour quelque chose.

— Vous l’avez entendue, Beau.Le regard du contremaître passa de

Stirling à moi. Il affichait une expressionétrange, mélange d’amusement et d’autrechose que je ne parvenais pas à identifier.

— Comme vous voudrez.Il se détourna et s’éloigna en faisant de

grands signes à ses hommes, qui com-mencèrent à quitter le chantier longtempsavant qu’il les ait rejoints.

— Que devons-nous faire, monsieurStirling ? demanda Bayard.

— Vous nous attendez.— Avec l’hélicoptère ? Il doit repartir

avant la tombée de la nuit.— Serons-nous revenus d’ici là, ma-

demoiselle Blake ?

80/1048

— Je pense. Je vais jeter un rapide coupd’œil. Mais il faudra que j’y retourne dans lasoirée.

— Je ferai mettre une voiture et unchauffeur à votre disposition pour la duréede votre séjour.

— Merci.Stirling me fit signe de le précéder.

Quelque chose avait changé dans sa façon deme traiter. Je n’arrivais pas à mettre le doigtdessus, mais je n’étais pas certaine que ça meplaise.

— Après vous, monsieur Stirling.Il hocha la tête et piétina la terre rouge

avec ses pompes à mille dollars.Larry et moi échangeâmes un regard.— Je n’en ai pas pour longtemps,

promis-je.— De toute façon, tu n’as pas à t’en

faire : les sous-fifres n’iront nulle part envotre absence.

Je souris. Lui aussi.

81/1048

Pourquoi Stirling voulait-il que nous yallions seuls ? Je le regardai s’éloignerpendant quelques instants, puis haussai lesépaules et lui emboîtai le pas. Quand nousserions au sommet, je découvrirais pourquoiil faisait tant de mystères. Et mon petit doigtme disait que ça avait peu de chances de mefaire bondir de joie.

82/1048

Chapitre 4

Le spectacle qui s’offrit à nous au som-met de la montagne valait bien l’escalade.Des arbres s’étendaient à perte de vue, d’unbout à l’autre de l’horizon. Nous étions en-cerclés par une forêt encore sauvage. Ici, lespremiers frémissements du printempsétaient davantage perceptibles. Mais on re-marquait surtout les bourgeons blancs et vi-olets des cornouillers qui se détachaient surl’écorce noire des branches. En cette saison,les monts Ozark étaient vraiment d’unebeauté à couper le souffle.

— La vue est magnifique, dis-je.— N’est-ce pas ? fit Stirling.

Mes Nike noires étaient couvertes depoussière couleur de rouille. Le sommet oùnous étions avait dû être aussi joli que ceuxqui l’entouraient jadis. A présent, ce n’étaitplus qu’une immense plaie à vif.

Un os pointait hors de la terre, à mespieds. Un cubitus, à en juger par sa longueur.Un lambeau de muscle desséché s’y accro-chait encore.

Après avoir repéré le premier, je ne mispas longtemps à trouver les autres. Commeun de ces tableaux magiques qu’on regardependant des heures sans rien voir d’autreque des points multicolores, jusqu’à ce quel’image qu’ils dissimulent s’impose soudain àl’œil. Je les voyais tous, jaillissant du sol tell-es des mains qui émergent d’un nuage depoussière.

Il y avait aussi quelques cercueilsfendus. Mais la plupart des morts semblaientavoir été enterrés tels quels.

84/1048

Je m’agenouillai et posai mes paumessur le sol éventré, m’efforçant d’établir uncontact avec les occupants du cimetière. Jepercevais quelque chose d’impalpable et dedistant, comme une bouffée de parfum. Riende plus. Pas moyen de faire usage de mesdons en plein jour, surtout avec une lumièreaussi éblouissante. Relever les morts n’a riende maléfique, mais il faut impérativementagir sous le couvert des ténèbres. Qu’on neme demande pas pourquoi...

Je me redressai et essuyai mes mainssur ma combinaison pour les débarrasser dela poussière rouge incrustée jusque dans lesplis de ma peau. Stirling se tenait à la lisièredu site d’excavation, le regard dans le vague.Quelque chose me disait qu’il n’admirait pasle paysage.

— Je ne vous impressionne guère, pasvrai, mademoiselle Blake ? lança-t-il.

— En effet, répondis-je aimablement.

85/1048

Il tourna la tête vers moi en souriant,mais ses yeux restèrent tout aussi inamicaux.

— J’ai investi tout ce que j’avais dans ceprojet. Pas seulement mon argent, mais aussicelui de mes clients. Comprenez-vous ce queje vous dis, mademoiselle Blake ?

— Si ces corps appartenaient à desBouvier, vous êtes baisé.

— Quelle charmante manière derésumer la situation...

— Pourquoi sommes-nous seuls ici,monsieur Stirling ? Et pourquoi faire tant demystère ?

Il aspira une grande goulée d’air pur etdéclara :

— Je veux que vous disiez que ces gensn’étaient pas les ancêtres des Bouvier, mêmes’ils le sont.

Il ne m’avait pas quittée des yeux, guet-tant ma réaction. Je souris et secouai la tête.

— Je ne mentirai pas pour vous.

86/1048

— Ne pourriez-vous pas faire mentir leszombies ?

— Les morts sont plus honnêtes que lesvivants, monsieur Stirling. Ils ne mententjamais.

Il fît un pas vers moi.— Mon avenir dépend de vous, ma-

demoiselle Blake.— Non, monsieur Stirling : il dépend

des cadavres qui gisent à vos pieds, et de cequi sortira de leur bouche.

— Je suppose que c’est juste...— Juste ou pas, c’est la vérité.Il hocha la tête. Toute lumière avait

abandonné son visage, comme si quelqu’unavait appuyé sur un interrupteur. Soudain,ses rides m’apparaissaient clairement. Ilsemblait avoir vieilli de dix ans en quelquessecondes. Quand son regard croisa de nou-veau le mien, il se fît presque suppliant.

87/1048

— Je vous donnerai un pourcentage desbénéfices. Vous pourriez devenirmilliardaire.

— Vous savez que la corruption nemarchera pas avec moi.

— Je l’ai compris dès que nous avonsété présentés, mais essayer ne coûte rien.

— Vous croyez donc qu’il s’agit bel etbien du cimetière familial des Bouvier ?demandai-je.

Stirling prit une profonde inspiration ets’éloigna de moi pour observer les arbres. Ilne répondrait pas à ma question, mais il n’enavait pas besoin. Il n’aurait pas agi de man-ière aussi désespérée, à moins de se croiredéjà fichu.

— Pourquoi les Bouvier refuseraient-ilsde vendre ?

— Je ne sais pas.— Stirling, nous sommes seuls... Il n’y a

pas de témoin, ni personne à impressionner.Vous pouvez bien me le dire !

88/1048

— Je vous assure que je l’ignore, ma-demoiselle Blake.

— Vous êtes un obsédé du contrôle,monsieur Stirling. Vous avez supervisé tousles détails de cette affaire, veillant à ce qu’il yait un point sur chaque « i » et une barre surchaque « t ». C’est votre projet. Vous saveztout sur les Bouvier et leurs motivations.Pourquoi ne voulez-vous pas m’en parler ?

Il me regarda en silence. Ses yeux grisétaient aussi opaques et vides que la fenêtred’une maison inoccupée. Il savait, mais il neme dirait rien...

— Très bien. Si vous ignorez pourquoiils refuseront de vendre, dites-moi ce quevous savez d’autre sur eux.

— Les gens du coin pensent que ce sontdes sorciers. Ils prédisent l’avenir et lancentparfois des sorts inoffensifs.

Stirling avait lâché ça sur un ton un peutrop désinvolte qui me donna envie de ren-contrer les fameux Bouvier.

89/1048

— Ils font de la magie ? Et ils sontdoués ?

— En quoi cela vous intéresse-t-il ?Je haussai les épaules.— Simple curiosité. Pourquoi avoir

choisi cette montagne entre toutes ?— Regardez-la. (Stirling écarta les

bras.) C’est un site magnifique. Absolumentparfait.

— On a une très belle vue d’ici. Maiselle ne serait pas moins belle du sommet dela montagne voisine. Pourquoi tenez-voustant à celle-là ? Au nom de quoi vous faut-ille terrain des Bouvier, et pas un autre ?

Ses épaules s’affaissèrent. Puis il se re-dressa et me foudroya du regard.

— Je voulais celui-là, et je l’ai eu.— Vous avez raison, Raymond. La ques-

tion, c’est savoir si vous parviendrez à legarder.

— Si vous n’avez pas l’intention dem’aider, essayez au moins de ne pas me

90/1048

provoquer. Et ne m’appelez pas par monprénom.

À l’instant où j’ouvrais la bouche pourrépondre, mon bipeur sonna. Je plongeaiune main dans ma combinaison et trifouillaiquelques secondes avant de réussir à leprendre.

— Et merde, grognai-je en voyant lenuméro affiché sur l’écran.

— Un problème ?— La police a besoin de moi. Je dois

trouver un téléphone.Stirling fronça les sourcils.— Pourquoi la police vous appellerait-

elle ?Et moi qui croyais jouir d’une sacrée

réputation...— Je suis l’exécutrice de vampires offi-

cielle de trois États de ce pays. Rattachée à laBrigade d’Investigations surnaturelles.

91/1048

— Vous me surprenez, mademoiselleBlake. Les experts dans votre genre sont peunombreux.

— Je dois trouver un téléphone,répétai-je.

— J’ai un mobile et une batterie port-able au pied de cette fichue montagne.

— Je suis prête à redescendre, si vousavez fini.

Stirling tourna une dernière fois surlui-même pour embrasser du regard sa vue àplusieurs millions de dollars.

— Oui, je suis fini.Erreur de grammaire ou lapsus freudi-

en ? Je sentais qu’il voulait ce terrain pourune raison perverse. Peut-être parce qu’onlui avait dit qu’il ne pouvait pas l’avoir. Cer-taines personnes sont comme ça. Plus vousleur dites non, plus vous attisez leur désir. Çame rappelait un maître vampire de maconnaissance.

92/1048

Plus tard dans la soirée, je remonteraisau cimetière pour rendre visite aux morts.Mais je ne tenterais probablement pas de lesrelever avant la nuit suivante. Voire bienaprès, si j’étais impliquée dans une affairecriminelle urgente.

J’espérais qu’elle ne le serait pas. Quidit « affaire criminelle urgente » ditgénéralement « cadavres en bouillie ». « Ca-davres » au pluriel. Quand un monstre com-mence à faire des ravages, les victimes semultiplient en un temps record.

93/1048

Chapitre 5

Nous redescendîmes dans la vallée.Les ouvriers étaient partis, à part Beau, lecontremaître. Mlle Harrison et Bayard setenaient près de l’hélicoptère, comme s’ilpouvait les protéger des vastes étenduessauvages qui les entouraient. À l’écart, Larryet le pilote fumaient une cigarette, part-ageant l’amitié instantanée des gens décidésà noircir leurs poumons.

Stirling avança vers eux d’un pas ferme,de nouveau confiant. Il avait laissé sesdoutes au sommet de la montagne. Aumoins, il en donnait l’impression. Il était re-devenu le patron impérieux.

Souvent, les illusions ont plus de poidsque la réalité...

— Bayard, amenez-moi le téléphone.Mlle Blake en a besoin.

Bayard sursauta, comme s’il avait étépris en train de faire une bêtise. Mlle Harris-on s’empourpra. Y avait-il de la romancedans l’air ? Et pourquoi n’aurait-il pas dû yen avoir ? Stirling interdisait-il à ses sous-fifres de fraterniser ? Enfin, quand je dis« fraterniser », je me comprends...

Bayard courut vers les véhicules garésde l’autre côté, et revint avec ce quiressemblait à un petit sac à dos en cuir noir.Il en sortit une espèce de gros talkie-walkiesurmonté d’une antenne, et me le tendit.

Larry approcha. Il puait la fumée.— Que se passe-t-il ?— J’ai été bipée.— Par Bert ?— Non, par la police.

95/1048

Je m’éloignai un peu. Larry eut la po-litesse de rester avec les autres, même si rienne l’y obligeait.

Je composai le numéro de Dolph. L’in-specteur divisionnaire Rudolph Storr, plusexactement, chef de la Brigade d’Investiga-tions surnaturelles.

Il décrocha dès la deuxième sonnerie.— Anita ?— Ouais, c’est moi. Quoi de neuf ?— Trois cadavres.— Trois ? Merde alors !— Tu l’as dit.— Je ne peux pas venir tout de suite,

Dolph.— Si, tu peux.Quelque chose dans sa voix me mit la

puce à l’oreille.— Ce qui veut dire ?— Que tu n’es pas très loin des victimes.— Elles sont à Branson ?

96/1048

— À vingt-cinq minutes de route à l’estde Branson, précisa-t-il.

— Je suis à soixante kilomètres deBranson, au milieu de nulle part.

— Ça tombe bien : les cadavres aussisont au milieu de nulle part.

— Vous allez venir en hélico ?— Non. Nous avons une victime de

vampire en ville.— Doux Jésus. Les trois autres aussi

sont des victimes de vampire ?— Je ne pense pas.— Comment ça, tu ne penses pas ?— La patrouille autoroutière de l’État

du Missouri est chargée de cette affaire. J’aiparlé au sergent Freemont, la responsabledes investigations. Elle doute que ce soitl’œuvre d’un vampire, parce que les corpssont découpés. D’ailleurs, il manqueplusieurs morceaux. Tu ne peux pas savoir àquel point j’ai dû me décarcasser pour luisoutirer ces informations.

97/1048

Était-il seulement conscient dumauvais jeu de mots qu’il venait de faire ? Àmon avis, non. Dolph est le type le plus dé-pourvu d’humour que je connaisse. Encoreque Stirling et Bayard auraient une chancede lui ravir son titre.

— Le sergent Freemont semble con-vaincue que la BIS va débarquer pour volertoute la gloire à son équipe. Elle était par-ticulièrement inquiète au sujet d’une cer-taine reine des zombies qui travaille parfoispour nous et a l’habitude de faire la une desjournaux.

— Elle a l’air vraiment charmante,grognai-je.

— Et je te parie qu’elle en a aussi lachanson.

— J’imagine qu’il va falloir que je larencontre ?

— Quand je lui ai donné le choix entrevoir rappliquer toute la brigade demain dansla journée, ou toi seule ce soir, elle n’a pas

98/1048

hésité un seul instant. À mon avis, elle teconsidère comme un moindre mal.

— Ça, ça va me changer un peu.— Ne te réjouis pas trop vite. Elle ne te

connaît pas encore. Tu risques de recevoirtrès vite une promotion.

— Merci pour ton soutien ! Voyons sij’ai bien compris. Aucun de vous ne va venirici ?

— Pas pour le moment. Tu sais quenous manquons un peu de personnel depuisque Zerbrowski est sur la touche.

— Que pense la patrouille autoroutièrede l’intervention d’une civile dans une affairecriminelle ?

— J’ai clairement fait comprendre ausergent Freemont que je te considéraiscomme un membre très précieux de notreéquipe.

— Merci pour le compliment, mais jen’ai pas de badge à lui agiter sous le nez.

99/1048

— Ça ne tardera peut-être plus, avec lanouvelle loi fédérale...

— Ne m’en parle pas.— N’as-tu pas envie de devenir un mar-

shal et de recevoir un bel insigne ? demandaDolph, amusé.

— Je suis la première à reconnaîtrequ’un titre officiel nous serait utile, mais unstatut de marshal, avec tout ce que ça im-plique... C’est ridicule.

— Je suis certain que tu n’en abuseraispas.

— Moi, non... Mais tu imagines JohnBurke investi d’un pouvoir fédéral ? Il pour-rait faire un massacre.

— Ne t’inquiète pas. Cette loi n’est pasencore votée et il m’étonnerait beaucoupqu’elle le soit un jour. Le lobby provampireest beaucoup trop puissant.

— Que Dieu t’entende, soupirai-je. Saufs’il n’y a plus besoin d’un mandat pourprocéder à une exécution, ça ne me facilitera

100/1048

pas le travail. Et je sais que les législateursn’en arriveront jamais là. J’ai déjà traqué desvampires hors de l’État. Un putain de badgene me servirait à rien.

Dolph éclata de rire.— Si tu as des ennuis, crie un bon coup.— Je n’aime vraiment pas ça, lançai-je.

Enquêter sur un meurtre sans aucun statutofficiel...

— Tu vois bien que tu as besoin d’unbadge, en fin de compte.

J’entendis Dolph soupirer à l’autre boutde la ligne.

— Anita, je ne te laisserais pas seule sinous n’étions pas débordés de notre côté.Dès que je pourrai, je t’enverrai quelqu’un.Plus vite tu en auras terminé, mieux çavaudra. J’aimerais que tu viennes voir notrevictime. Après tout, c’est toi notre experte enmonstres.

101/1048

— Donne-moi quelques détails et jetenterai de jouer les Sherlock Holmes àdistance.

— Le mort est un homme de vingt àvingt-cinq ans. La rigidité cadavérique n’estpas encore intervenue.

— Où est-il ?— Dans son appartement.— Comment l’avez-vous découvert aus-

si vite ?— Les voisins ont entendu des bruits de

bagarre et appelé le 911. Qui a ensuite con-tacté la BIS.

— Donne-moi son nom.— Fredrick Michael Summers. Surnom-

mé Freddy.— Il a des traces de morsures cica-

trisées ? Des morsures déjà anciennes ?— Oui. Des tas. Il ressemble à une

pelote à épingles. Comment as-tu deviné ?— Quelle est la règle numéro un dans

une enquête pour homicide ? S’intéresser

102/1048

d’abord aux proches de la victime. Si ce typeavait un amant ou une maîtresse vampire, ilporte forcément des morsures cicatrisées. Etplus elles sont nombreuses, plus leur relationétait ancienne. Aucun vampire ne peutmordre un humain trois fois au cours dumême mois sans prendre le risque de le tueret de le transformer. Il arrive parfois queplusieurs vampires mordent la même per-sonne, mais ça ferait de Freddy un accro auxbuveurs de sang. Demande aux voisins s’il yavait beaucoup d’allées et venues chez luiaprès la tombée de la nuit. Bref, s’il recevaitdes visiteurs nocturnes ou non.

— Je n’aurais jamais pensé qu’un vam-pire puisse être proche d’un humain, grognaDolph.

— Légalement, ce sont des gens commetoi et moi. Ça signifie qu’ils ont le droitd’avoir un chéri humain.

— Je vais faire mesurer les traces demorsure. Si elles font toutes la même taille,

103/1048

ça signifiera que Freddy avait un seulpartenaire. Sinon, ça voudra dire qu’ilmenait une vie de patachon.

— Croise les doigts pour que ce soit lapremière solution. Dans ce cas, il pourraitmême se relever d’entre les morts.

— La plupart des vampires sont assezfutés pour trancher la gorge de leurs victimesou les décapiter.

— Oui, mais ton affaire ne ressemblepas à un meurtre prémédité. Plutôt à uncrime passionnel.

— Peut-être. Anita, le sergent Freemontdoit t’attendre impatiemment.

— Tu parles...— Tâche de ne pas trop l’asticoter,

d’accord ?— Pourquoi tout le monde me dit-il ça ?— Sois gentille, c’est tout ce que je te

demande.— Comme d’habitude...Dolph soupira.

104/1048

— Souviens-toi que les petits gars de laPA n’ont peut-être encore jamais vu de corpsdécoupé en morceaux.

Ce fut mon tour de soupirer.— J’ai compris. Je serai sage, parole de

scout. Tu m’expliques le chemin ?D’une poche de ma combinaison, je

sortis un calepin avec un stylo coincé dans leressort. J’en ai toujours un sur moi, pour cegenre d’occasions.

Dolph me transmit les indications dusergent Freemont.

— Si tu vois quoi que ce soit de louchesur les lieux du crime, fais-les boucler, etj’essaierai de t’envoyer quelqu’un le plus vitepossible. Sinon, examine les victimes, donneton avis aux gars de la PA et laisse-les faireleur boulot.

— Tu crois vraiment que Freemont melaissera fermer sa boutique et la forcer à at-tendre la BIS ?

105/1048

Il y eut un court silence à l’autre boutde la ligne. Puis Dolph répondit :

— Fais de ton mieux, Anita. Appelle sije peux t’être utile tout en étant à SaintLouis.

— Entendu.— Je préfère te savoir sur cette affaire

plutôt que beaucoup d’inspecteurs de maconnaissance.

Sortant de la bouche de Dolph, c’étaitun énorme compliment. Il n’y a pas de flicplus consciencieux ou plus intègre que lui.

— Merci, Dolph.Je parlais dans le vide : il avait déjà rac-

croché. Il fait tout le temps ça.J’éteignis le téléphone et restai immob-

ile une minute. Je n’aimais pas l’idée de meretrouver dans un endroit que je ne connais-sais pas, avec des flics inconnus et des vic-times partiellement dévorées. Entourée parles gars de la BIS, je pouvais me donner l’il-lusion d’avoir le droit d’être sur les lieux d’un

106/1048

crime. Dolph m’avait même fourni un petitbadge d’identification qui se clipait sur mesvêtements. Ce n’était pas un insigne depolicier, mais ça me donnait une allure plusofficielle.

Néanmoins, faire semblant à SaintLouis, sur mon territoire, là où je pouvaisappeler Dolph au secours en cas deproblème, n’était pas du tout la même choseque me lancer seule dans la nature, sans per-sonne pour me tirer du pétrin le cas échéant.

Les flics n’ont aucun sens de l’humourface aux civils qui s’immiscent dans leurs af-faires. Surtout leurs affaires d’homicide. Et jene peux pas les en blâmer. Si je ne suis pasvraiment une civile, je n’ai pas de statut offi-ciel. Tout bien pesé, cette nouvelle loi neserait peut-être pas une si mauvaise chose.

Je secouai la tête. En théorie, je devraispouvoir me pointer dans n’importe quelcommissariat du pays pour demander del’aide, ou m’impliquer dans une enquête sans

107/1048

y avoir été invitée. En théorie. En pratique,les flics détesteraient ça. Ils m’accueilleraientaussi chaleureusement que si j’étais un chientrempé prêt à se jeter sur eux.

Je n’appartenais pas aux forces de l’or-dre fédérales, ni à la police locale, et il n’yavait pas assez d’exécuteurs de vampires offi-ciels pour occuper la douzaine de postesexistants. Pour le moment, nous n’étions quehuit, dont deux avaient pris leur retraite.

La plupart se spécialisent dans les vam-pires. Je suis une des rares qui accepte des’intéresser aux autres types de prédateursmonstrueux. On prétend que la nouvelle loidevrait étendre notre champ d’activité à tousles crimes surnaturels. Mais si c’était le cas,beaucoup de mes collègues seraient com-plètement paumés.

Il n’existe pas de formation standardd’exécuteur. Pour l’instant, nous devons ap-prendre sur le tas. J’ai une licence de

108/1048

biologie, option créatures surnaturelles et lé-gendaires, mais je dois être une des seules.

La plupart des lycanthropes renégats etdes trolls qui pètent les plombs se font des-cendre par des chasseurs de primes. Mais lanouvelle législation ne leur donnerait aucunpouvoir spécial. Elle favoriserait uniquementles exécuteurs, qui respectent généralementla loi. À moins qu’ils jouissent tout simple-ment d’une meilleure réputation...

Voilà des années que je raconte à quiveut m’entendre que les vampires sont desmonstres. Mais jusqu’à ce que la fille d’unsénateur soit attaquée, il y a quelques se-maines, personne ne faisait rien. Soudain,c’est devenu une cause nationale.

La communauté vampirique légitime alivré l’agresseur dans un sac. Sa tête et sontorse étant encore intacts, même en l’absencede ses bras et de ses jambes, il ne risquait pasde mourir. Le type s’est confessé. Il avait ététransformé récemment, et s’était laissé

109/1048

emporter pendant un rencard, comme n’im-porte quel autre jeune mâle au sang rouge devingt et un ans.

Ouais, c’est ça !L’exécuteur local, Gerald Mallory,

l’avait éliminé. Mallory est basé à Washing-ton DC. Il doit avoir une soixantaine d’an-nées. Et il utilise toujours un marteau et unpieu. De quoi se pincer pour y croire !

Certains juristes avaient une théorie :en leur coupant les membres, on pouvaitgarder les vampires en prison. La proposi-tion avait été rejetée à cause de sa cru-auté – limite barbarie. De toute façon, çan’aurait pas fonctionné pour les vampiresvraiment anciens. Chez eux, ce n’est passeulement le corps qui est dangereux.

Sans compter que je ne suis pas par-tisane de la torture. Et si trancher les bras etles jambes de quelqu’un avant de l’enfermerdans une petite boîte jusqu’à la fin des temps

110/1048

n’est pas une torture, on peut se demander siquelque chose mérite ce nom.

Je revins vers les autres et rendis letéléphone à Bayard.

— J’espère que ça n’était pas unemauvaise nouvelle.

— Pas pour moi, non.Il eut l’air perplexe. Mais ça n’était pas

si rare que ça chez lui.Je me tournai vers Stirling.— Je dois aller sur les lieux d’un crime,

pas très loin d’ici. Dans le coin, où peut-onlouer un véhicule ?

— Je vous ai promis une voiture avecchauffeur pour la durée de votre séjour.J’étais sincère.

— Merci. Mais je préfère me passer duchauffeur. Les flics n’aiment pas beaucoupque des civils leur traînent dans les pattespendant une investigation.

111/1048

— Alors, une voiture sans chauffeur.Lionel, veuillez fournir à Mlle Blake tout cedont elle aura besoin.

— Oui, monsieur.— Mademoiselle Blake, on se retrouve

ici au crépuscule.— Je viendrai aussi vite que possible,

mais l’enquête policière passe avant le reste.Stirling se rembrunit.— Vous travaillez pour moi, mademois-

elle Blake.— Oui, mais je suis aussi une exécutrice

de vampires officielle. Je ne peux pas refuserde coopérer avec les autorités locales.

— Donc, il s’agit d’un meurtre commispar un vampire ?

— Je ne suis pas libre d’en parler avecdes civils.

Je me maudis intérieurement. En pro-nonçant le mot « vampire », j’avaisdéclenché une rumeur qui augmenteraitsûrement les prochains jours. Et merde !

112/1048

— Je ne pourrai pas planter les flicssous prétexte de venir regarder votremontagne. Je serai là dès que possible. Dansle pire des cas, j’arriverai toujours à exam-iner les morts avant le lever du jour. Donc,vous ne perdrez pas vraiment de temps.

Je voyais bien que ça ne lui plaisait pas,mais il laissa tomber.

— Très bien... Je vous attendrai ici,même si je dois faire le pied de grue toute lanuit. Je suis curieux de voir comment vousallez procéder. Pour tout vous dire, je n’ai ja-mais assisté à une réanimation.

— Je ne relèverai personne ce soir,monsieur Stirling. Nous en avons déjà parlé.

— Bien sûr...Il me dévisagea sans rien ajouter. Pour

une raison que je ne m’expliquais pas, j’avaisdu mal à soutenir son regard. Je me forçai àne pas détourner les yeux, mais c’était dur.On eût dit qu’il essayait de me forcer à fairequelque chose, qu’il voulait m’hypnotiser à la

113/1048

manière d’un vampire. Sauf qu’il n’en étaitpas un. Même pas un tout petit.

À la fin, Stirling battit des paupières ets’éloigna en silence. Mlle Harrison lui em-boîta le pas en titubant sur le sol accidenté.Beau m’adressa un signe de tête avant de lessuivre. J’imagine qu’ils étaient tous venusdans la même voiture. À moins que Beau soitaussi le chauffeur de Stirling. Petit veinard...

— L’hélicoptère va nous conduire àl’hôtel où nous vous avons réservé deschambres, m’informa Bayard. Dès que vousaurez fini de vous installer, j’appellerai unevoiture.

— Je n’ai pas le temps de m’installer. Jeveux un véhicule le plus vite possible. Sur lelieu d’un crime, les preuves ont tendance à sedétériorer assez vite.

— Compris... Si vous voulez bien re-monter dans l’hélicoptère, nous allons dé-coller tout de suite.

114/1048

Je remballais ma combinaison quand jem’aperçus que j’aurais pu partir avec Stirlingpar la route, au lieu de devoir de nouveauemprunter la voie des airs.

Et merde !

115/1048

Chapitre 6

Bayard dégota une Jeep noire avec desvitres teintées et tout un tas de gadgets dontj’étais incapable de deviner la fonction.J’avais craint qu’il me colle une Cadillac ouun truc ridicule, donc je fus assez soulagée.En me remettant les clés, il déclara :

— Dans la région, les routes ne sont pasgoudronnées. J’ai pensé qu’il vous faudraitun véhicule solide.

Je résistai à l’envie de lui tapoter la têteen disant : « Brave sous-fifre. » Après tout, ilavait fait un excellent choix. Il parviendraitpeut-être à se hisser un jour au rang d’asso-cié senior.

Les arbres projetaient de longuesombres en travers de la route. Dans lesvallées, au pied des montagnes, la lumière dusoleil s’était adoucie alors que l’après-midiavançait. Avec un peu de chance, nous pour-rions regagner le cimetière avant la tombéede la nuit.

Oui, « nous », car Larry était assis àcôté de moi dans son costume bleu froissé.Les flics se moqueraient de sa tenue. Lamienne, en revanche, risquait de leur fairefroncer les sourcils. Il y a peu de femmesflics, surtout dans des endroits reculéscomme celui-ci. Et elles sont peu enclines àporter des minijupes rouges. Je regrettaisvraiment mon choix.

Larry rayonnait d’excitation. Ses yeuxbrillaient comme ceux d’un gamin le matinde Noël, et ses doigts pianotaient impatiem-ment sur l’accoudoir du siège du passager.

— Ça va ? lui demandai-je.

117/1048

— Je n’ai jamais été sur les lieux d’uncrime, avoua-t-il.

— Il faut bien une première fois...— Merci de me laisser t’accompagner.— Pas de problème. Essaie seulement

de te souvenir des règles.Il éclata de rire.— Ne touche à rien. Ne marche pas

dans les flaques de sang. Ne parle pas, sauf sion te le demande. Pour les deux premières,je comprends. Mais pourquoi dois-je metaire ?

— Je suis membre de la Brigade d’In-vestigations surnaturelles. Pas toi. Si tu bav-ardes à tort et à travers, les flics s’enapercevront.

— Je ne te ferai pas honte, soufflaLarry, vexé. (Une idée sembla lui traverserl’esprit.) On va se faire passer pour des flics ?

— Pas du tout. Répète après moi :« J’appartiens à BIS, j’appartiens à la BIS,j’appartiens à la BIS. »

118/1048

— Mais c’est faux !— C’est pour ça que je veux que tu la

fermes.— Oh. (Il se radossa à son siège, son en-

thousiasme légèrement douché.) Tu sais, jen’ai jamais vu de cadavre frais non plus.

— Tu gagnes ta vie en réanimant deszombies, lui rappelai-je. Tu vois des cadavrestout le temps.

— Ce n’est pas la même chose, Anita,répliqua-t-il, l’air bougon.

Je le regardai en biais. Avachi sur sonsiège, les bras croisés par-dessus sa ceinturede sécurité, Larry boudait. Alors que nous ar-rivions au sommet d’une colline, un rayon desoleil tomba comme une explosion sur sescheveux orange. Un instant, ses yeux bleussemblèrent translucides. Puis nous re-passâmes dans l’ombre.

— As-tu déjà vu un mort inanimé ail-leurs que dans un établissement de pompesfunèbres ? demandai-je.

119/1048

Larry ne répondit pas tout de suite. Jeme concentrai sur la route et laissai le silencerégner dans la Jeep.

Un silence confortable, au moins pourmoi.

— Non, lâcha enfin Larry, sur le tond’un gamin à qui sa mère a interdit d’allerjouer dehors.

— Personnellement, j’ai toujours unpeu de mal avec les cadavres frais.

— Que veux-tu dire ?Ce fut mon tour de me recroqueviller

sur mon siège. Prenant conscience que cen’était pas une attitude digne d’une grandeexécutrice de vampires, je me redressai pr-esque aussitôt.

— Une fois, j’ai gerbé sur la victimed’un meurtre, révélai-je.

Larry écarquilla les yeux en faisant lagrimace.

— Tu dis ça pour me faire plaisir.

120/1048

— Tu crois je te raconterais un truc aus-si humiliant si ça n’était pas vrai ?

— Tu as vraiment vomi sur uncadavre ?

— Il n’y a pas de quoi frétiller.Larry gloussa. Je jure qu’il gloussa !— Ça m’étonnerait que j’en arrive là.Je haussai les épaules.— Trois corps avec des morceaux man-

quants. Ne fais pas de promesses que tu nepourras pas tenir.

Il déglutit assez fort pour que jel’entende.

— Comment ça, des morceauxmanquants ?

— Nous n’allons pas tarder à le découv-rir. Larry, ça ne fait pas partie de ton boulot.Je suis payée pour aider les flics. Toi, non...

— Ça va être affreux ? demanda-t-il.Des cadavres taillés en pièces. Il plais-

antait, ou quoi ?

121/1048

— Je ne le saurai pas avant de les avoirvus.

— Mais à ton avis ? insista Larry.Je détournai brièvement mon attention

de la route pour le regarder. Il affichait uneexpression solennelle, comme celle d’un par-ent qui vient de réclamer la vérité audocteur. S’il pouvait se montrer courageux,je devais être sincère.

— Ouais, ça va être épouvantable.

122/1048

Chapitre 7

C’était épouvantable. Larry avaitréussi à s’éloigner en titubant avant de dé-gueuler. L’unique réconfort que je pouvaislui offrir, c’est qu’il n’était pas le seul. Cer-tains flics semblaient un peu verts sur lesbords. Moi, je n’avais pas encore vomi : jegardais cette option en réserve pour plustard.

Les corps gisaient au pied d’une colline,dans une petite cuvette dont le sol étaitjonché de feuilles qui me montaient presquejusqu’aux genoux. Personne ne ratisse dansles bois.

Comme il n’avait pas plu depuis un mo-ment et que la température était remontéeen flèche, les feuilles desséchées craquaientet se réduisaient en poudre sous nos pas. Lacuvette était entourée d’arbres nus et debuissons aux branches qui ressemblaient àdes fouets bruns. Quand leurs bourgeonss’ouvriraient, ils la dissimuleraient entière-ment aux yeux d’un observateur extérieur.

Le cadavre le plus proche de moi étaitcelui d’un jeune homme blond aux cheveuxcoupés très court. Ses globes oculairesbaignaient dans le sang qui dégoulinait lelong de sa figure. Outre ses yeux, son visageavait quelque chose de bizarre, mais je n’ar-rivais pas à déterminer quoi.

Je m’agenouillai près de lui, ravie quema combinaison protège mes collants – dansmon métier, j’en fais une consommation in-sensée. Du sang séché, qui avait viré au mar-ron, imbibait les feuilles mortes autour de sa

124/1048

tête. On aurait dit qu’il pleurait des larmessombres.

J’effleurai son menton du bout de mesdoigts gantés. Il remua mollement, d’unemanière fort peu naturelle. Je déglutis et meconcentrai sur ma respiration. Encoreheureux qu’on soit au printemps. Si les cada-vres étaient restés aussi longtemps dehorssous la canicule, ils se seraient déjà décom-posés comme des fruits pourris.

Je posai mes mains sur le sol et inclinaila moitié supérieure de mon corps, commepour faire des pompes. En réalité, j’essayaisde voir sous le menton du type sans le dépla-cer. Là, presque cachée par son sang, je dis-tinguai une entaille plus large que ma main.

Un couteau ou des griffes auraient puprovoquer ce genre de blessure, mais elleétait trop grande pour avoir été faite par uncouteau, et trop propre pour des griffes. Detoute façon, quelle créature avait des pattesaussi monstrueuses ?

125/1048

On eût dit que quelqu’un avait enfoncéune énorme lame sous le menton de la vic-time, assez violemment pour trancher del’intérieur ses muscles oculaires. C’était pourça que ses yeux saignaient, même s’ilssemblaient intacts. L’épée lui avait pratique-ment coupé le visage en deux.

Je passai une main sur ses cheveux etdécouvris ce que je cherchais. La pointe del’épée – si c’en était bien une – était ressortieau sommet de son crâne. Puis le meurtrieravait retiré son arme, et le blondinet s’étaitécroulé dans les feuilles. Mort – je l’espéraispour lui –, ou au moins agonisant.

Ses jambes avaient été tranchées sousl’articulation de la hanche. Il n’y avait pr-esque pas de sang sur les moignons. Donc, ilétait déjà mort quand c’était arrivé. Toujoursça de gagné. Il avait succombé rapidement,et son assassin ne l’avait pas torturé. Il y a depires façons de mourir.

126/1048

Je me déplaçai latéralement pour ex-aminer ses moignons. L’os de gauche avaitété sectionné net. Celui de droite s’était briséen deux, comme s’il avait encaissé un premi-er coup, moins fort, et qu’il en avait fallu unsecond pour en venir à bout. Autrement dit,le meurtrier avait frappé de la main gauche.

Mais pourquoi avait-il emporté lesjambes de ce type ? Pour lui servir detrophée ? Les tueurs en série gardent parfoisun objet ayant appartenu à leurs victimes, ouun morceau de leur corps. Même répugnant,le fétichisme n’est pas le pire de leursdéfauts.

Les deux autres morts étaient aussi desgarçons, sans doute plus jeunes que lepremier, car ni l’un ni l’autre ne dépassaientle mètre cinquante. Ils étaient bruns etmenus : le genre d’adolescents qu’on qualifiede « mignons » plutôt que de « séduisants ».Mais vu leur état, je ne pouvais pas memontrer catégorique.

127/1048

L’un d’eux reposait sur le dos, pratique-ment à l’opposé du type blond. Un de sesyeux bruns fixait le ciel, vitreux et immobilecomme celui d’un animal empaillé. Le restede son visage était traversé par deux sillonsbéants, comme si le porteur de l’épée avaitfait un aller-retour avec sa lame. Letroisième coup lui avait tranché la gorge.Comme les précédentes, la plaie était trèsnette. La lame de l’assassin devait être bienaffûtée.

Et ce ne devait pas être le seul de sesatouts. Aucun humain n’aurait été assez rap-ide pour abattre trois personnes sans qu’ellesaient le temps de réagir. Cela dit, la plupartdes monstres qui s’attaquent aux humainsn’ont pas besoin d’arme pour ça.

Beaucoup de créatures sont capables denous déchiqueter avec leurs griffes ou denous dévorer vivants, mais la liste de cellesqui aiment nous découper avec une lamemétallique est assez restreinte. Un troll

128/1048

pourrait arracher un arbre et s’en servir pourfrapper un humain jusqu’à ce que mort s’en-suive, mais il n’utiliserait pas une lame. Lemeurtrier avait employé une épée – et pas unvulgaire couteau –, et il était de toute évid-ence un expert de son maniement.

Les plaies au visage n’avaient pas tué legarçon brun. Pourquoi les deux autresn’avaient-ils pas tenté de fuir ? Et si le blondétait mort le premier, pourquoi celui-làn’avait-il pas pris ses jambes à son cou ?

Je ne connais aucune créature assezrapide pour tuer trois adolescents à coupsd’épée avant qu’ils puissent esquisser ungeste. D’autant que les coups en questionn’étaient pas du genre vite-fait mal-fait. Lemeurtrier avait pris son temps avec toutesses victimes. Alors, pourquoi n’avaient-ellesrien tenté ?

Le garçon brun était tombé sur le dos,les mains agrippant sa gorge. Il avait dû ag-oniser un long moment en battant des

129/1048

jambes, car il n’y avait presque plus defeuilles autour de ses pieds. Je pris unecourte inspiration. Je n’avais pas envie detoucher ses blessures, mais une idée très dé-plaisante se formait dans mon esprit.

Je m’agenouillai près de lui et effleuraisa gorge. Les bords de la plaie étaient telle-ment lisses... Mais ça restait de la chair hu-maine, couverte de sang coagulé. Déglutis-sant, je fermai les yeux et laissai mes doigtschercher pour moi. Là ! À partir du milieu, ilsemblait y avoir deux entailles distinctes.

Je rouvris les yeux, ce qui ne m’aida pasautant que j’aurais pu l’espérer. Trop desang. Une fois qu’on aurait nettoyé le corps,on pourrait voir, mais pas maintenant. Soncou avait été tailladé à deux reprises. Uneseule aurait suffi pour le tuer. Alors, pour-quoi deux ?

Parce que l’assassin voulait cacherquelque chose.

130/1048

Des marques de crocs, peut-être ? Avoirété agressé par un vampire expliqueraitpourquoi le garçon n’avait pas tenté des’éloigner en rampant. Et pourquoi il étaitresté allongé à lancer des ruades jusqu’à ceque son cœur cesse de battre.

Je me concentrai sur le dernier mort. Ilétait couché sur le côté, recroquevillé sur lui-même dans une mare de sang. En si piteuxétat que je n’analysai pas vraiment l’imagequi s’offrait à moi. J’aurais voulu détournerle regard avant que mon cerveau rattrapemes yeux, mais je me forçai à ne pas le faire.

À l’endroit où aurait dû être son visage,il restait un trou déchiqueté et béant. L’as-sassin lui avait fait subir le même sort qu’augarçon blond. Mais cette fois, il avait étéjusqu’au bout de son geste, lui arrachant toutle devant de la tête.

Je regardai autour de moi, cherchant lemasque de chair parmi les feuilles mortes. Iln’y était pas. Alors, je dus de nouveau poser

131/1048

mes yeux sur le corps. Je savais ce que jevoyais, à présent. Et j’aimais mieux avant,quand je ne comprenais pas.

L’arrière du crâne était plein de sang,telle une coupe répugnante, mais le cerveauavait disparu. La lame de l’épée avait ouverten deux sa poitrine et son ventre, ses intest-ins s’en déversant. Une sorte de ballon àmoitié dégonflé, que je supposai être son es-tomac, s’était échappé de la cavité.

La jambe gauche avait été tranchée àhauteur de la hanche. Le tissu déchiqueté dujean s’était rabattu sur la plaie comme lespétales d’une fleur pas encore ouverte.L’avant-bras gauche avait été arraché auniveau du coude. La tête de l’humérus étaitnoire de sang séché, l’os formant un anglebizarre avec le reste du corps, comme si lebras tout entier avait été brisé à l’épaule. Cegarçon-là avait connu une mort plus violenteque les autres. Il s’était peut-être débattu ?

132/1048

Je me forçai à relever les yeux vers sonvisage – ou plutôt, vers l’endroit où il auraitdû être. Non que j’en meure d’envie, mais jene l’avais pas vraiment examiné.

Défigurer quelqu’un est un acte hor-riblement intime. Si un humain avait pucommettre un tel crime, mes soupçons seseraient portés sur les proches de ce garçon.En général, seuls les gens qui vous aimentsont capables de vous découper le visage. Cegeste implique une passion qui ne sauraitvenir d’un étranger.

La seule exception à cette règle ? Lestueurs en série ! À cause de leur pathologie,leurs victimes peuvent représenter n’importequi d’autre à leurs yeux. Par exemple,quelqu’un qui éveille en eux des sentimentsextrêmes. En lacérant la figure de quelqu’un,ils écorchent symboliquement le père qu’ilsont toujours haï.

Les os fins qui séparaient les sinus dugarçon avaient éclaté. Son maxillaire avait

133/1048

disparu, donnant un aspect incomplet à soncrâne. Une partie de sa mâchoire était tou-jours là, mais elle avait été fendue jusqu’auxmolaires du fond. Curieusement, en coulant,le sang avait épargné deux dents, restéesblanches et propres. L’une d’elles avait unplombage.

J’observai ce visage massacré.Jusqu’ici, j’avais réussi à le considérercomme un simple amas de viande morte.Mais la viande morte n’avait pas de caries etn’allait pas chez le dentiste. Soudain, ce vis-age redevenait celui d’un adolescent, voired’un enfant. Pour en juger, je devais me fier àsa taille et à l’âge apparent des deux autres.En réalité, il n’avait peut-être même pas dixans...

Je pris une profonde inspiration pourme calmer. Une erreur, car je réussis seule-ment à avaler une grosse bouffée d’air viciépar les boyaux du jeune garçon. Je me pré-cipitai hors de la cuvette. Il ne faut jamais

134/1048

vomir sur les victimes d’un meurtre. Çaagace les flics.

Je tombai à genoux au sommet de lapetite crête où les enquêteurs s’étaientrassemblés. Ou plus exactement, je me jetai àterre en aspirant goulûment l’air frais pourme purifier les poumons. Une petite brisesoufflait entre les collines, emportant avecelle l’odeur de la mort. Ce qui m’aida un peu.

Des flics de toutes les tailles et detoutes les formes se tenaient autour de moi.Aucun n’avait souhaité passer plus de tempsque nécessaire près des cadavres. Plus loin,des ambulances attendaient sur la route. Lesinfirmiers mis à part, toutes les personnesprésentes avaient déjà eu l’occasion de con-templer les corps. Ils avaient été filmés et ex-aminés sous toutes les coutures par lesdifférents spécialistes de la patrouilleautoroutière. Tout le monde avait fini sonboulot, sauf moi.

135/1048

— Vous allez être malade, mademois-elle Blake ?

La voix appartenait au sergent Free-mont, du Département de Contrôle desStupéfiants et du Crime. Elle était douce,mais indubitablement désapprobatrice. Ceque je pouvais comprendre.

Nous étions les deux seules femmes,entourées d’une flopée de gros durs. Si nousne nous montrions pas plus coriaces qu’eux,ils ne nous respecteraient jamais et noustraiteraient comme des femmelettes. J’étaisprête à parier que le sergent Freemontn’avait pas vomi. Elle ne s’y était pasautorisée.

Je pris une dernière inspiration puri-ficatrice et expirai lentement. Puis je levai lesyeux vers elle. Elle mesurait un bon mètresoixante-dix, mais me paraissait encore plusgrande, vue d’en bas. Ses cheveux brun fon-cé, très raides, étaient coupés au carré auniveau de son menton ; leurs extrémités

136/1048

s’enroulaient doucement vers l’intérieur, en-cadrant son visage sérieux. Elle était vêtued’un pantalon jaune vif, d’un chemisier jauneplus clair, d’une veste noire et de mocassinscirés sur lesquels je jouissais d’une vue im-prenable. Elle portait une alliance en or à lamain gauche. À voir ses rides marquées, jedevinai qu’elle avait dépassé la quarantaine.

Je déglutis encore une fois, m’efforçantde refouler le goût acre que j’avais sur lalangue. Enfin, je me relevai.

— Non, sergent Freemont, je ne vaispas vomir.

C’était la vérité, et je m’en réjouissais.Et j’espérais aussi de tout mon cœur qu’ellene me forcerait pas à redescendre dans la cu-vette. Mon petit déjeuner risquait deressortir si j’étais obligée de voir ces cadavresune nouvelle fois.

— Qui a fait ça ? demanda-t-elle endésignant quelque chose derrière moi.

137/1048

Je ne pris pas la peine de me retourner,sachant très bien ce qu’elle montrait.

— Je l’ignore.Ses yeux bruns étaient indéchiffrables.

Des yeux de bon flic. Elle fronça les sourcils.— Comment ça, vous l’ignorez ? Vous

êtes censée être l’experte en monstres.Je laissai filer le « censée ». Elle ne

m’avait pas traitée de reine des zombies. Defait, elle s’était montrée polie, même si c’étaitune courtoisie dépourvue de chaleur. Je nel’impressionnais pas, et elle me le faisait sa-voir très subtilement, par un simple regardou par les inflexions de sa voix. Je sentaisque j’allais devoir sortir un très gros cadavrede mon chapeau pour réussir à épater le ser-gent Freemont du DCSC. Jusque-là, j’étaisloin du compte.

Larry s’approcha de nous. Son visageavait la couleur du papier de chiottes vert-jaune et ça jurait affreusement avec sescheveux roux. Ses yeux étaient encore

138/1048

rouges : il avait dû pleurer en vomissant. Çaarrive parfois, quand les spasmes sont trèsviolents.

Je ne lui demandai pas si ça allait : laréponse était plus qu’évidente. Au moins, ilétait debout et capable de marcher. S’il nes’évanouissait pas, il s’en remettraitrapidement.

— Qu’attendez-vous de moi, sergent ?demandai-je.

Je m’étais montrée plus que patiente. Àla limite du conciliant. Dolph aurait été fierde moi. Et Bert aurait été époustouflé.

Le sergent Freemont croisa les bras.— Je me suis laissé convaincre par le

divisionnaire Storr de vous permettre d’in-specter les lieux du crime. Il m’a dit que vousétiez la meilleure. Selon les journaux, il voussuffit d’un petit tour de magie pour résoudretoutes les énigmes. Ou peut-être pourriez-vous relever les morts et leur demander quiles a assassinés...

139/1048

Je pris une profonde inspiration et ex-pirai lentement. En général, je n’utilise pas lamagie dans le cadre d’une enquête. Mais si jelui disais ça, j’aurais l’air de me défendre. Or,je n’avais rien à prouver au sergentFreemont.

— Ne croyez pas tout ce que vous lisezdans les journaux, sergent. Pour ce qui est derelever les morts, ça ne marcherait pas avecces trois-là.

— Vous me dites que vous êtes incap-able de les réanimer ? Si vous ne pouvez pasnous aider, rentrez chez vous, mademoiselleBlake.

Je regardai Larry. Il haussa impercept-iblement les épaules. Il semblait encore unpeu vaseux et je doutais qu’il lui reste assezd’énergie pour me conseiller de bien metenir. Ou le sergent Freemont l’agaçait-elleautant que moi ?

140/1048

— Je pourrais les réanimer, sergent.Mais pour parler, il faut une bouche et descordes vocales en état de fonctionnement.

— Ils pourraient écrire le nom de leurmeurtrier.

Une excellente idée, qui la fit remonterd’un cran dans mon estime. Si elle étaitbonne dans sa partie, je pourrais accepter unpeu d’hostilité. Je pourrais même en sup-porter beaucoup, pourvu que je ne sois plusobligée de contempler d’autres corps mas-sacrés comme ceux d’en bas.

— Généralement, les fonctionscérébrales supérieures se détériorent trèsvite après une mort violente. À supposer queces malheureux soient encore capablesd’écrire, ils ne savent pas forcément quelgenre de créature les a tués.

— Mais ils l’ont vue, croassa Larry.Il toussa derrière sa main pour s’éclair-

cir la voix.

141/1048

— Aucun d’eux n’a tenté de fuir, Larry.Pourquoi ?

— Pourquoi lui demandez-vous ça ? de-manda le sergent Freemont.

— Parce qu’il est en formation,répondis-je.

— En formation ? Vous avez amené undébutant sur le lieu d’un crime ?

Je la foudroyai du regard. Évidemment,l’effet aurait été plus frappant si je n’avaispas dû me tordre le cou pour ça...

— Je ne vous dis pas comment fairevotre travail. N’essayez pas de me dire com-ment faire le mien.

— Pour l’instant, vous n’avez rien faitdu tout. Même votre assistant a été plus actif,bien qu’il se soit borné à vomir dans lesbuissons.

Larry s’empourpra. Il tenait à peine de-bout, et elle le piétinait – au sens figuré dumot.

142/1048

— Larry n’est pas le seul qui ait dé-gueulé. C’est simplement le seul qui ne por-tait pas de badge. Rien ne m’oblige à vouslaisser nous insulter. Tu viens, Larry ?

Je passai devant Freemont sans luijeter un regard. Larry m’emboîta le pasdocilement.

— Je ne veux pas qu’il y ait des fuites,mademoiselle Blake. Si la presse a vent decette histoire, je saurai d’où ça vient.

Elle n’avait pas crié, mais sa voix por-tait loin.

Je me tournai vers elle. Je ne criais pasnon plus, pourtant tout le monde put m’en-tendre quand je déclarai :

— Nous sommes en présence d’unecréature surnaturelle non identifiée qui util-ise une épée et qui est plus rapide qu’unvampire.

Une lueur passa dans son regard,comme si je venais enfin de dire quelquechose d’intéressant.

143/1048

— Comment savez-vous qu’elle est plusrapide qu’un vampire ?

— Aucun des garçons n’a tenté de s’en-fuir. Ils sont tous morts à l’endroit où ils setenaient. Donc, ou cette créature est plusrapide, ou elle a un incroyable pouvoir dedomination mentale.

— Si je comprends bien, il ne peut pass’agir d’un lycanthrope ?

— Les lycanthropes ne sont pas aussirapides, et ils sont incapables de manipulerl’esprit humain. Si l’un deux avait déboulé icien brandissant une épée, les garçonsauraient hurlé et pris leurs jambes à leur cou.Au minimum, il y aurait des signes de lutte.

Freemont n’avait pas bougé. Elle me re-gardait d’un air très sérieux, comme si elleétait occupée à me jauger. Je ne lui plaisaistoujours pas, mais elle m’écoutait.

— Je peux vous aider, sergentFreemont, continuais-je. Peut-être même

144/1048

vous permettre de retrouver la créature qui afait ça avant qu’elle recommence.

Un instant, son masque impassible etconfiant s’effaça. Si je n’avais pas été en trainde la regarder dans les yeux, je ne m’enserais pas aperçue.

— Et merde ! m’exclamai-je tout fort.(Je revins vers elle et baissai la voix.) Ce nesont pas les premières victimes, c’est ça ?

Freemont baissa les yeux, puis les rel-eva pour soutenir mon regard, le mentonlégèrement en avant. À présent, elle semblaitun peu effrayée. Pas pour elle, mais pour cequ’elle avait fait... Ou pas fait.

— La patrouille autoroutière peut gérerune enquête pour homicide, dit-elle tout bas.

— Combien d’autres victimes ?demandai-je.

— Deux. Un couple d’adolescents, ungarçon et une fille. J’imagine qu’ils étaientvenus se peloter dans les bois...

145/1048

— Quelles sont les conclusions dulégiste ?

— Vous avez raison. C’était une armeblanche de grande taille, probablement uneépée. Je sais que les monstres n’utilisent pasd’armes. J’ai d’abord pensé que c’était l’ex-petit ami de la fille. Il a toute une collectionde reliques de la guerre civile, dont plusieurssabres. Il faisait un coupable tout désigné.

— Logique.— Aucune de ses épées ne corres-

pondait aux plaies, mais je me suis dit qu’ilavait dû se débarrasser de l’arme du crime.La jeter quelque part dans les bois. Jen’aurais jamais imaginé...

Elle détourna la tête, les mains telle-ment enfoncées dans les poches de son pan-talon que le tissu manqua se déchirer sous lapression.

— La première fois, les lieux du crimene ressemblaient pas du tout à ça. Les vic-times avaient été tuées d’un seul coup,

146/1048

transpercées au niveau de la poitrine etclouées sur le sol. Un être humain aurait pule faire.

Elle se retourna vers moi comme si elleespérait mon approbation. Et elle l’avait.

— La blessure fatale mise à part, lescorps étaient-ils mutilés ? demandais-je.

Freemont fit signe que oui.— Défigurés tous les deux. Et la main

gauche de la fille manquait à l’appel. Celle oùelle portait la bague que lui avait offerte sonex.

— Avaient-ils la gorge tranchée ?Elle réfléchit quelques instants.— La fille seulement. Et il n’y avait pas

beaucoup de sang, comme si ça avait été faitaprès sa mort.

Ce fut mon tour de hocher la tête.— Génial.— Génial ? répéta Larry sans

comprendre.

147/1048

— Sergent Freemont, je crois que vousavez un vampire sur les bras.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?— Les morceaux de cadavres qui ont

disparu. Les jambes d’un des garçons ont étéamputées après sa mort. Or, l’artère fémor-ale passe dans la cuisse, pas loin de l’entre-jambe. J’ai déjà vu des vampires prélever dusang à cet endroit, plutôt que dans le cou deleurs victimes. Notre coupable a sans doutevoulu faire disparaître les traces de morsure.

— Et les deux autres ? demandaFreemont.

— Le plus petit a sans doute été morduaussi. Son cou a été tranché à deux reprises,sans raison visible. C’était peut-être un actede violence aveugle, comme lui arracher levisage. Je ne peux pas en être sûre. Mais unvampire peut aussi boire du sang au poignetou dans le creux du coude. Ça correspond àtous les morceaux qui manquent.

148/1048

— Il manque aussi le cerveau d’ungarçon, dit Freemont.

Près de moi, Larry vacilla légèrement etpassa une main sur son visage en sueur.

— Ça va aller ? m’inquiétai-je.Il hocha la tête en silence, de peur que

sa voix ne le trahisse. Brave garçon.— Quel meilleur moyen de nous lancer

sur une fausse piste que d’emporter deschoses qui n’intéressent pas un vampire entemps normal ? repris-je.

— Admettons. Mais pourquoi avoirprocédé... ainsi ?

Freemont écarta les mains en baissantles yeux vers la scène du carnage. De noustrois, elle était la seule encore capable de lacontempler.

— C’est l’œuvre d’un déséquilibré. S’ils’agissait d’un humain, je dirais que nousavons affaire à un tueur en série.

— C’est peut-être le cas, murmurai-je.

149/1048

— Qu’est-ce que ça signifie ? demandaFreemont.

— Tous les vampires étaient d’aborddes êtres humains, répondis-je. Mourir neles guérit pas des perversions qu’ils pouv-aient avoir de leur vivant.

Elle me regardait comme si c’était moila cinglée. J’imagine que c’était le terme« mourir » qui la tracassait. Selon sa concep-tion des choses, un suspect mort ne pouvaitplus être un suspect.

— Prenons un tueur en série qui se faitmordre et transformer. Pourquoideviendrait-il soudain doux comme unagneau ? insistai-je. Au contraire, il y a deschances que ses tendances violentes soientamplifiées.

— Oh, mon Dieu, souffla Larry.Freemont prit une profonde inspiration

par le nez et expira lentement par la bouche.— Vous avez peut-être raison. Je ne dis

pas que ce soit forcément le cas. J’ai déjà vu

150/1048

des victimes de vampires en photo, et ellesne ressemblaient pas du tout à ça. Mais sup-posons que vous ayez vu juste. De quoiaurez-vous besoin ?

— Des clichés pris sur les lieux dupremier double meurtre.

— J’enverrai le dossier à votre hôtel.— Où le garçon et la fille ont-ils été

tués ?— À quelques centaines de mètres d’ici.— Allons voir.— Je vais demander à un de mes

hommes de vous y emmener.— Je suppose que vous avez fait fouiller

les environs ?— Nous les avons passés au peigne fin.

Mais honnêtement, mademoiselle Blake, jen’avais pas la moindre idée de ce que nouscherchions. Entre les feuilles mortes et lasécheresse, il était quasiment impossible dedéceler des traces.

151/1048

— Pourtant, ça nous aurait bien aidés.S’il s’agit réellement d’un vampire...

— Comment ça, « si » ? coupa Free-mont sur un ton soudain accusateur.

Je soutins son regard.— Sergent, si c’est un vampire, il a des

pouvoirs de domination mentale plusdéveloppés que tous ceux que je connais. Jen’ai jamais rencontré de buveur de sang,même très ancien, capable de maintenir troishumains en transe pendant qu’il les tue. Hierencore, je vous aurais dit que c’étaitimpossible.

— Qu’est-ce que ça pourrait êtred’autre ? demanda Larry.

Je haussai les épaules.— Selon moi, c’est un vampire, mais si

je prétendais en être certaine à cent pourcent, je mentirais. En général, je m’efforce dene pas mentir à la police. Même si le sol étaitdétrempé, vous n’auriez pas forcément

152/1048

trouvé de traces, parce que l’assassin a puvenir en volant.

— Comme... une chauve-souris ? soufflaFreemont.

— Non, ils ne se métamorphosent pasen animaux comme dans les légendes, maisils peuvent... (Je cherchai un terme appro-prié et n’en trouvai pas.) Ils peuvent léviter.Je ne saurais pas vraiment l’expliquer, maisje l’ai vu.

— Un vampire tueur en série. (Free-mont secoua la tête, et les rides qui en-cadraient sa bouche se creusèrent.) LesFédéraux vont forcément s’en mêler.

— Il y a des chances. Avez-vous ret-rouvé les bouts de cadavres manquants ?

— Non. J’ai pensé que la créature lesavait peut-être mangés.

— Pourquoi se serait-elle contentée demorceaux découpés au préalable ? Pourquoine pas s’être nourrie à même les corps ?

153/1048

Pourquoi ne pas les avoir dévorésentièrement ?

Freemont serra les poings.— Ça va, ça va ! Vous avez gagné. C’était

un vampire. Même un flic stupide sait qu’ilsne consomment pas de chair humaine.

De la colère brillait dans ses yeuxbruns. Elle n’était pas dirigée contre moi,mais je pouvais quand même faire une trèsbonne cible.

Je soutins son regard sans ciller. Ellefut la première à détourner la tête.

— Laisser une civile participer à uneenquête ne me plaît pas, mais vous avezrepéré des choses qui m’ont échappé. Ouvous êtes très douée, ou vous me cachezquelque chose.

J’aurais pu répondre que je connaissaismon boulot, mais je m’en abstins. Pas ques-tion que la police croie que je cachais des in-formations alors que ça n’était pas le cas.

154/1048

— J’avais un avantage sur vous et vosinspecteurs : je m’attendais à ce que le coup-able soit un monstre. Personne ne m’appellepour intervenir dans une affaire d’homicideordinaire. Je ne passe pas beaucoup detemps à chercher des explications ration-nelles. Ce qui me permet d’écarter d’entréeun paquet de théories.

— Très bien, dit Freemont. Si vouspouvez m’aider à capturer cette créature, peum’importe votre statut.

— Je suis ravie de l’entendre.— Mais je ne veux pas de journalistes.

C’est moi qui commande, ici. C’est mon en-quête. À moi de décider quand le public dev-ra être informé. Me suis-je bien faitcomprendre ?

— Parfaitement, sergent.Elle me dévisagea comme si elle ne me

croyait pas.— Je suis sérieuse, mademoiselle Blake.

155/1048

— L’absence des médias ne me pose pasde problème, sergent. Comme vous, jepréfère bosser au calme.

— Pour quelqu’un qui fuit la publicité,je trouve que vous attirez beaucoup la lu-mière des projecteurs.

— Je travaille sur des cas sensationnels,du genre qui font vendre des tonnes de papi-er ou qui fascinent les téléspectateurs. Je tuedes vampires. On ne peut pas faire mieux, enmatière de gros titres.

— Du moment que nous nouscomprenons...

— Pas de journalistes. Ce n’est pas biensorcier.

— Je vais demander à quelqu’un devous conduire sur les lieux du premier crime.Et je veillerai à envoyer le dossier à votrehôtel.

Freemont se détourna et fit mine des’éloigner.

— Une minute, sergent !

156/1048

— Quoi encore ?— Vous ne pouvez pas traiter cette af-

faire comme s’il s’agissait d’un tueur en sériehumain.

— C’est moi qui suis chargée de cetteenquête, mademoiselle Blake, dois-je vous lerappeler ? Je peux faire exactement ce quime chante.

Une fois encore, elle me jeta un regardhostile.

Moi-même, je ne me sentais pas dansde très bonnes dispositions à son égard.

— Sergent, je n’essaie pas de vous volerla gloire que vous apportera la résolution decette affaire. Mais les vampires ne sont passeulement des citoyens lambda avec descrocs. Si celui-là a pu dominer mentalementces trois garçons et les immobiliser pendantqu’il les tuait, il pourrait prendre le contrôlede votre esprit... Ou de l’esprit de n’importequi. Il doit être assez doué pour vous faire

157/1048

croire que le noir est blanc, et vice versa.Vous me comprenez ?

— Il fait encore jour, mademoiselleBlake. Si c’est un vampire, nous pourrons fa-cilement le trouver et l’embrocher.

— Pour ça, il vous faudra un mandat dutribunal.

— J’en obtiendrai un.— Quand vous l’aurez, appelez-moi. Je

reviendrai finir le travail.— Je pense que nous nous en sortirons

sans vous.— Vous avez déjà exécuté un vampire ?— Non, mais j’ai déjà tiré sur un hu-

main. Ça ne doit pas être plus difficile.— Pas dans le sens où vous l’entendez.

En revanche, c’est beaucoup plus dangereux.Freemont secoua la tête.— Jusqu’à l’arrivée des Fédéraux, c’est

moi qui commande, et personne ne me dirace que je dois faire. Est-ce clair, mademois-elle Blake ?

158/1048

— Limpide comme de l’eau de roche,sergent.

Mon regard se posa sur la broche enforme de croix fixée au revers de sa veste. Laplupart des flics en civil portent un crucifixen guise d’épingle de cravate. Dans la policeaméricaine, ça fait partie de l’équipementobligatoire.

— Vous avez des balles en argent, jesuppose ?

— Je prends soin de mes hommes, ma-demoiselle Blake.

Je levai les mains en signe de reddition.Au temps pour mes tentatives de copinageféminin !

— D’accord, je m’en vais. Vous avezmon numéro de bipeur. N’hésitez pas à vousen servir en cas de besoin.

— Je n’en aurai pas besoin, affirmaFreemont.

Je pris une profonde inspiration etravalai les paroles peu amènes qui me

159/1048

brûlaient les lèvres. Me mettre à dos la re-sponsable des investigations n’était pas lemeilleur moyen d’être réinvitée à jouer surson terrain.

Je passai devant elle sans lui dire au re-voir. Je ne pouvais pas garantir ce qui seraitsorti de ma bouche si je l’avais ouverte. Riende plaisant, en tout cas, et rien d’utile nonplus.

160/1048

Chapitre 8

Les gens qui ne font jamais de camp-ing pensent que l’obscurité descend du ciel.Mais c’est faux. Elle monte du pied desarbres et commence par remplir leursbranches, avant de s’étendre aux endroits dé-couverts. Il faisait si sombre parmi la végéta-tion que je regrettais de n’avoir pas emportéune lampe de poche. Pourtant, quand nousregagnâmes la route et notre Jeep, le crépus-cule tombait à peine.

— Nous pourrions retourner sur le sitede construction et examiner le cimetièrepour Stirling, dit Larry.

— Commençons plutôt par manger unmorceau, proposai-je.

Il me dévisagea en haussant lessourcils.

— Ça, c’est une première. D’habitude, ilfaut que je te supplie pour que tu consentes àt’arrêter dans un fast-food.

— J’ai oublié de déjeuner, avouai-je.— Je veux bien le croire, fit Larry. (Son

sourire s’effaça.) Pour une fois que tu m’of-fres de la nourriture spontanément, je nesuis pas capable d’avaler une bouchée...

Il restait juste assez de lumière pourque je le voie me dévisager.

— Tu pourrais vraiment bouffer aprèsce qu’on vient de se taper ?

Je lui rendis son regard, ne sachant quedire. Il n’y a pas si longtemps, la réponseaurait été non.

— Je ne voudrais pas me colleter avecun steak tartare ou un plat de spaghetti à labolognaise, mais sinon...

162/1048

Larry secoua la tête.—C’est quoi, un steak tartare ?— De la viande de bœuf crue.Il déglutit et pâlit encore.— Comment peux-tu penser à ce genre

de choses alors que...Il n’acheva pas sa phrase. C’était

inutile. Nous l’avions vu tous les deux.Je haussai les épaules.— Voilà presque trois ans que je col-

labore avec la police, Larry. Au bout d’unmoment, tu apprends à survivre. Donc, àmanger même après avoir vu des cadavrescoupés en morceaux.

Je me gardai bien d’ajouter que j’avaisdéjà vu pire. Des corps humains réduits à depetits paquets de chair impossibles à identi-fier. Même pas de quoi remplir un sac enplastique. Après ce coup-là, je ne m’étais pasprécipitée au McDo.

— Te sens-tu au moins capable d’essay-er d’avaler quelque chose ?

163/1048

Larry me jeta un regard soupçonneux.— À quoi tu penses, au juste ?Je délaçai mes Nike et posai doucement

mes pieds sur les graviers. Mon collant ayantsurvécu, il aurait été dommage de le flinguermaintenant. Puis je défis la fermeture Éclairde ma combinaison et l’enlevai.

Larry m’imita. Comme il n’avait pasdaigné ôter ses chaussures, il dut se débattreun bon moment en sautillant sur une seulejambe. Enfin, il parvint à dégager ses pieds.

Je repliai soigneusement ma com-binaison pour ne pas tacher l’intérieur de laJeep. Je la posai sur la banquette arrière,laissai tomber mes Nike sur le plancher de lavoiture et sortis mes escarpins.

Larry s’efforçait de lisser les plis de soncostume, mais il y a certains dégâts auxquelsseul un pressing peut remédier.

— Ça te dirait daller faire un tour auSquelette sanglant ? lançai-je.

164/1048

Il leva les yeux vers moi sans cesser detirer sur les bords de sa veste.

— Où ça ? demanda-t-il, les sourcilsfroncés.

— C’est le restaurant de Magnus Bouvi-er. Stirling nous en a parlé tout à l’heure.

— Je ne m’en souvenais plus. Il a dit oùc’était ?

— Non, mais j’ai demandé à un desflics. Ce n’est pas très loin d’ici.

— Pourquoi veux-tu y aller ?— Parce que j’aimerais parler à Magnus

Bouvier.— Au risque de me répéter : pourquoi ?C’était une excellente question, et je

n’étais pas certaine d’avoir une bonneréponse.

Haussant les épaules, je montai dans laJeep. Larry n’eut pas d’autre solution qued’en faire autant, à moins de vouloir rentrerà pied. Lorsque nous fûmes installés, je

165/1048

n’avais toujours pas trouvé de bonneréponse.

— Je n’aime pas Stirling. Il ne m’inspirepas confiance.

— C’est bien ce qu’il m’avait semblé, fitLarry un peu sèchement. Mais pourquoi ?

— Toi, tu lui ferais confiance ?Il réfléchit quelques instants.— Je ne lui confierais pas mes plantes

vertes à arroser pendant les vacances,reconnut-il.

— Tu vois...— D’accord, mais parler à Bouvier

t’avancera à quoi ?— J’espère qu’il pourra m’en apprendre

plus sur cette histoire de cimetière. Je dé-teste relever des morts pour des gens qui nem’inspirent pas confiance. Surtout en sigrand nombre.

— Donc, on va dîner au Squelettesanglant et on essaie d’interroger le proprio.Et ensuite ?

166/1048

— S’il n’a rien d’intéressant à nous dire,on retourne voir Stirling et on examine lesommet de sa putain de montagne.

Larry me regarda, l’air méfiant.— Anita, que mijotes-tu encore ?— N’as-tu pas envie de savoir pourquoi

Stirling tient tellement à ce terrain ? Pour-quoi celui des Bouvier et pas un autre ?

— Ça fait trop longtemps que tu traînesavec les flics. Tu deviens parano.

— Ce n’est pas la police qui m’a apprisça. C’est un don inné.

Je mis le contact et nous démarrâmes.Les arbres projetaient de longues

ombres très fines. Dans les vallées, entre lesmontagnes, ces ombres formaient desflaques de nuit prématurée. Nous aurions dûretourner au site de construction. Mais si jene pouvais pas partir à la chasse au vampire,rien ne m’empêchait d’interroger MagnusBouvier. Une partie de mon boulot que per-sonne ne pouvait m’interdire de faire.

167/1048

Non que j’aie eu vraiment envie de melancer à la poursuite de notre psychopathe. Ilfaisait presque noir. Chasser le vampireaprès la tombée de la nuit est un très bonmoyen de se faire tuer. Surtout si le vampireen question a de grandes capacités de dom-ination mentale. J’ai connu beaucoup debuveurs de sang qui pouvaient manipulerl’esprit d’une personne, et même la blessersans qu’elle réagisse. Mais dès qu’ils relâ-chaient leur concentration pour s’intéresserà quelqu’un d’autre, qui commençaitgénéralement à hurler, la première victimesortait de sa torpeur et tentait de s’enfuir.

Dans le cas présent, les trois garçonsn’avaient pas réagi. Ils ne s’étaient pas en-fuis. Ils étaient juste morts.

Si personne n’arrêtait leur assassin,d’autres innocents mourraient. Je pouvais legarantir. Freemont aurait dû me laisser rest-er. Elle avait besoin d’une experte enmonstres.

168/1048

Je sais : ce qu’il lui fallait vraiment,c’était un flic expert en monstres. Mais ellene pouvait pas l’avoir.

Trois ans ont passé depuis que le casAddison contre Clark a conféré une existencelégale aux vampires, Washington faisant detous les buveurs de sang de ce pays des citoy-ens à part entière. Personne n’avait réfléchiaux conséquences que ça entraînerait pour lapolice.

Avant que la loi change, les chasseursde primes se chargeaient d’éliminer lescriminels non humains. C’étaient des civilsayant assez de connaissances et d’expériencepour rester en vie. La plupart disposaient enoutre de certains pouvoirs surnaturels quileur donnaient un avantage sur leurs proies.Les flics ne pouvaient pas en dire autant.

En général, les humains ordinaires nefont pas long feu contre les monstres. Il atoujours existé des individus qui, commemoi, ont un certain don pour en venir à bout.

169/1048

Et nous faisions du bon boulot. Maissoudain, les flics ont été parachutés enpremière ligne. Sans entraînement, sans ren-forts, sans rien... La plupart des États re-fusent même de leur payer des balles enargent.

Il a fallu trois ans aux autorités de cepays pour comprendre qu’elles avaient agiprécipitamment. Les monstres sont peut-êtreseulement des monstres, et la police avait be-soin de moyens supplémentaires ! Formerles flics déjà en place prendrait des années.Alors, Washington a décidé de court-circuit-er le processus en élevant tous les chasseursde primes et les exécuteurs de vampires aurang de flics.

En ce qui me concerne, ça pourraitfonctionner. J’aurais adoré avoir un badge àfaire bouffer au sergent Freemont. Ellen’aurait pas pu m’envoyer promener, sij’avais été envoyée par les Fédéraux. Maisdans le cas des autres chasseurs de vampires,

170/1048

ça risque d’être une très mauvaise idée. Il nesuffit pas d’être expert en créaturessurnaturelles pour mener une enquêtepolicière.

Une fois encore, il n’y avait pas de solu-tion évidente. Tout ce que je savais ?Quelque part dans les ténèbres, un groupe deflics cherchait un vampire qui pouvait fairedes choses que je n’aurais pas cru à la portéed’un buveur de sang. Si j’avais eu un badge,j’aurais pu les accompagner. Pas forcémentles protéger... Mais je leur aurais été bienplus utile qu’une nana qui avait seulement vudes victimes de vampires en photo.

Freemont n’avait jamais rencontré debuveur de sang.

J’espérais qu’elle survivrait à sapremière fois.

171/1048

Chapitre 9

Le bar-gril appelé Squelette sanglantse dressait au sommet d’une colline.Quelqu’un ayant abattu les arbres de chaquecôté de la route en gravier rouge, seul le ve-lours sombre du ciel piqueté d’étoiles em-plissait le pare-brise de notre Jeep quandnous gravîmes la pente.

— Il fait vraiment très noir, fit Larry.— On trouve rarement des lampadaires

dans les campagnes, dis-je.— On ne devrait pas voir les lumières

du restaurant ?— Comment veux-tu que je le sache ?

C’est la première fois que je viens ici.

J’observai les arbres qui gisaient sur lebas-côté, leurs troncs débités formant destaches plus claires dans l’obscurité. On auraitdit que quelqu’un avait pété les plombs et lesavait attaqués à la hache ou à l’épée. À moinsqu’ils aient été arrachés par un troll foufurieux.

Je ralentis en sondant les ténèbres. Meserais-je trompée ? Se pouvait-il que l’assas-sin soit un grand troll des monts Ozark ? Jen’en avais jamais rencontré qui utilised’épée, mais il y a un début à tout.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demandaLarry.

J’allumai mes warnings. La route étaitétroite, à peine assez large pour laisser pass-er deux voitures, mais elle montait.Quelqu’un qui arriverait en sens inverse neverrait pas forcément notre Jeep tout desuite. Les phares lui signaleraient sans doutenotre présence, mais si le type roulaitvraiment très vite... Bah, de toute façon,

173/1048

j’avais pris ma décision. Pourquoitergiverser ?

J’arrêtai la Jeep et sautai à terre.— Où vas-tu ? lança Larry.— Je me demande si ça n’est pas un

troll qui a abattu ces arbres, expliquai-je.Il fit mine de descendre à son tour.— Si tu veux vraiment m’accompagner,

passe du côté conducteur, lui ordonnai-je.— Pourquoi ?— Tu n’es pas armé.Je sortis mon Browning. La froideur du

métal et son poids me réconfortèrent, maiscontre un grand troll des montagnes, il nem’aurait pas servi à grand-chose. Si j’avais eudes balles explosives, à la limite... Un 9 mmn’était pas une arme appropriée pour chasserune créature de la taille d’un petit éléphant.

Larry referma sa portière et se glissasur le siège du conducteur.

— Tu crois vraiment qu’il y a un trolldans les parages ?

174/1048

Je sondai les ténèbres. Rien nebougeait.

— Je n’en sais rien.Je m’approchai du ravin peu profond

qui longeait la route. Alors que je le traver-sais, mes talons s’enfoncèrent dans le sol secet sablonneux. De la main gauche, je saisisune poignée de mauvaises herbes pour mehisser de l’autre côté.

Je dus m’accrocher à un des troncsmassacrés pour ne pas glisser en arrière. Dela sève poisseuse coula entre mes doigts, et ilme fallut un gros effort pour ne pas retirerma main.

Larry me rejoignit maladroitement,pédalant parmi les feuilles mortes et les ai-guilles de pin dans ses chaussures de ville àsemelle lisse. Je n’avais plus de main libre àlui tendre. Il manqua de s’étaler à côté demoi et se rattrapa de justesse.

— Putain de godasses ! marmonna-t-il.

175/1048

— Au moins, tu ne portes pas de talonshauts...

— Heureusement, parce que je meserais déjà brisé le cou !

Rien ne bougeait dans la nuit plus noireque noire à part nous. Quelques insectesbourdonnaient non loin de là, mais je n’en-tendis aucune créature plus grosse. Avec unsoupir de soulagement, je m’approchai desarbres.

— Que cherchons-nous ? demandaLarry.

— Les haches des bûcherons laissentune coupe lisse, bien nette. Si un troll a briséles troncs, ils seront hérissés d’échardes.

Larry se pencha pour examiner unesection d’arbre.

— Ça m’a l’air lisse. Mais ça neressemble pas à des marques de hache.

Il avait raison. C’était presque troplisse, complètement plat comme si chaquearbre avait été abattu d’un seul coup, alors

176/1048

que certains faisaient trente centimètres dediamètre. Aucun être humain, même trèsbalèze, n’aurait pu faire ça.

— Qui a pu faire ça ? demanda Larry,formulant la question silencieuse que je meposais.

Je sondai les ténèbres du regard, lut-tant contre l’envie de brandir mon flingue.Mais je parvins à le maintenir canon levévers le ciel. La sécurité d’abord.

— Un vampire avec une épée, peut-être.— Tu veux dire, celui qui a tué ces

garçons ? Pourquoi aurait-il fait ça ?Une bonne question. Une de plus à

laquelle je n’avais pas de bonne réponse.— Je ne sais pas. Retournons à la

voiture.Nous rebroussâmes chemin. Cette fois,

nous réussîmes à ne pas tomber. Vive nous !Dès que nous fûmes remontés dans la

Jeep, je rangeai mon flingue. Sans doute n’enavais-je même pas eu besoin, mais d’un autre

177/1048

côté... Ces arbres n’étaient pas tombés toutseuls.

J’utilisai une des lingettes de bébé quime servent à essuyer le sang des poulets queje décapite, des vampires que j’exécute ou demes propres blessures, les soirs où je n’ai paseu beaucoup de chance. Cette fois, elles net-toieraient seulement de la sève.

Nous nous remîmes en route, en quêtedes lumières du restaurant. À moins que j’aiemal compris les indications du flic, nous nedevions plus être loin.

— J’hallucine, ou je vois des torches ?lança tout à coup Larry.

Je plissai les yeux. Au loin, je distinguaiune lueur vacillante, trop éloignée du solpour être celle d’un feu de camp. Deuxtorches fixées au bout de longues perches en-cadraient et éclairaient une allée de gravierqui partait sur le côté gauche de la route.

Ici aussi, les arbres les plus prochesavaient été abattus, mais des années

178/1048

auparavant. Un bâtiment de plain-pied sedécoupait au milieu de ceux qui se dressaientencore un peu plus loin. Une enseignependait à l’avant-toit. Difficile à dire avec lachiche lumière des torches, mais les mots« Squelette sanglant » pouvaient tout à faitêtre écrits dessus.

Des lambris de bois sombre couvrant letoit et descendant le long des murs, le bâti-ment ressemblait à une excroissancenaturelle jaillie du sol d’argile rouge. Unevingtaine de voitures et des camionnettesétaient garées devant.

L’enseigne se balança au vent et la lu-mière des torches se refléta sur les deux motstracés dans une belle cursive ronde quen’aurait pas reniée une maîtresse d’école dusiècle dernier.

« Squelette sanglant ».Nous y étions !Je marchai prudemment vers la porte

d’entrée, les talons de mes escarpins

179/1048

s’enfonçant dans le gravier. Cette fois, Larrys’en tira beaucoup mieux que moi avec sessemelles lisses.

— Le Squelette sanglant, c’est un drôlede nom pour un bar-gril.

— Ils servent peut-être de la chairhumaine ! lançai-je. Au barbecue, il paraîtque c’est délicieux.

Larry fit la grimace.La porte battante s’ouvrait vers l’in-

térieur et donnait directement sur le bar.Quand elle se referma, nous fûmes plongésdans une pénombre chaleureuse.

Les débits de boisson sont des endroitsvaguement lugubres où les gens viennentpour se saouler et se cacher du monde ex-térieur. Une sorte de refuge contre le bruit etl’agitation du dehors. Celui-là méritait bienle qualificatif de « refuge », mais sûrementpas de « lugubre ».

Un long comptoir occupait un côté de lapièce, et une douzaine de petites tables

180/1048

étaient éparpillées sur le plancher ciré. Il yavait une estrade sur la gauche et un juke-box contre le mur du fond, tout près d’unétroit couloir qui menait aux toilettes ou à lacuisine.

Les surfaces étaient en bois sombre, sibien poli qu’il brillait dans la lumière.L’éclairage provenait des bougies poséessous des verres de lampe le long des murs, etdu grand lustre pendu au plafond. Lespoutres qui le soutenaient étaient décoréesde fruits et de feuilles de chêne.

Comme dans un mauvais western, tousles clients se tournèrent vers nous à notreentrée. La plupart étaient des hommes. Ilsme détaillèrent de la tête aux pieds, puisaperçurent Larry et se désintéressèrent demoi. Quelques-uns continuèrent à me dévis-ager avec insistance et une vague lueur d’es-poir. Je me contentai de les ignorer. Il étaitencore trop tôt pour qu’ils soient saouls au

181/1048

point de devenir entreprenants. De toutefaçon, nous étions armés.

Les femmes étaient regroupées devantle comptoir sur trois rangs de profondeur.Elles s’étaient sapées comme pour unvendredi soir, quand on a l’intention de lepasser debout au coin d’une rue histoire defaire des propositions malhonnêtes auxbadauds. Beaucoup étudiaient Larry avecl’air de se demander s’il serait bon à manger.

Quant à moi, elles semblaient déjà medétester. Si je les avais connues, j’aurais juréqu’elles étaient jalouses. Mais je ne suis pasle genre de femme qui s’attire les foudres deses congénères au premier regard. Ni assezgrande, ni assez blonde, ni assez exotique...Jolie, mais pas franchement canon.

Toutes ces femmes me regardaientcomme si elles détectaient en moi quelquechose que j’ignorais. Je regardai par-dessusmon épaule pour voir si quelqu’un était entré

182/1048

derrière nous, même si je savais que çan’était pas le cas.

— Que se passe-t-il ? chuchota Larry.Encore une chose bizarre : le calme qui

régnait dans cet endroit. Je ne connais aucunbar où on peut se faire entendre enchuchotant, surtout un vendredi soir.

— Je ne sais pas, soufflai-je.Les femmes s’écartèrent comme si

quelqu’un venait de leur en donner l’ordre,révélant la personne debout derrière lecomptoir. Je pensai tout d’abord qu’elle avaitdes cheveux magnifiques, avant de m’aperce-voir que c’était un homme. Ses mèches on-dulées cascadaient dans son dos comme unépais torrent noisette, et la flamme des bou-gies les faisait scintiller encore plus fort queles lambris de bois sombre.

Il tourna vers nous des yeux bleu-vertcouleur d’océan. Il était bronzé et très sé-duisant à sa façon, un peu androgyne,comme un félin. Soudain, je compris

183/1048

pourquoi toutes ces femmes se pressaientautour du comptoir.

Le barman posa un verre rempli de li-quide ambré sur un petit napperon etdéclara :

— C’est pour toi, Earl.Sa voix était étonnamment grave,

comme celle d’un chanteur d’opéra – unebasse, évidemment...

Un homme se leva d’une des tables – lenommé Earl, pensai-je. C’était un colosseaux larges épaules, carré de partout. Uneversion plus humaine du monstre incarnépar Boris Karloff... Autrement dit, il n’avaitrien d’un mannequin.

Alors qu’il saisissait son verre, son braseffleura le dos d’une des femmes, qui setourna vers lui, furieuse. Je m’attendis à cequ’elle l’injurie. Mais le barman posa unemain sur la sienne et elle s’immobilisa,comme si elle écoutait des voix que je nepouvais pas entendre.

184/1048

L’air ondula. Soudain, je pris con-science qu’Earl sentait bon le savon. Sescheveux étaient encore humides. Il venaitpeut-être de sortir de la douche. Je m’ima-ginai en train de lécher les gouttelettes sur sapeau. Il me sembla sentir ses grandes mainspartout sur mon corps.

Secouant la tête, je reculai et bousculaiLarry.

— Un problème ? demanda-t-il, inquiet.Je le foudroyai du regard en lui agrip-

pant le bras, mes ongles plantés dans le tissude sa veste jusqu’à ce que je sente sa chairsous mes doigts. Alors, je me retournai versla salle.

Earl avait entraîné la femme jusqu’àune table. Elle embrassait sa paume calleuse.

— Doux Jésus...— Que se passe-t-il, Anita ? insista

Larry en se frottant le bras.— Ça va... Je ne m’attendais pas à ça,

c’est tout.

185/1048

— Et c’est quoi, « ça » ?— De la magie.Je marchai vers le comptoir.Les yeux couleur d’océan me re-

gardèrent approcher, aussi inoffensifs queceux d’un enfant. Ce type n’était pas un vam-pire. J’aurais pu plonger mon regard dans lesien jusqu’à la fin des temps et ça ne m’auraitfait aucun effet. Enfin, façon de parler.

Je posai mes mains sur le bord ducomptoir, également décoré de feuilles et defruits. L’œuvre d’un remarquable artisan.

Le barman caressait le bois brillantcomme si c’était de la peau. Avec un geste depropriétaire, comme en ont certains hommesquand ils touchent leur petite amie. J’étaisprête à parier qu’il avait sculpté les motifs.

Une brune portant une robe deuxtailles trop petite pour elle lui posa une mainsur le bras.

— Magnus, tu n’as pas besoin d’uneétrangère.

186/1048

Magnus Bouvier se retourna et laissalentement courir ses doigts le long du bras dela fille. Puis il lui prit gentiment la main et laporta à ses lèvres pour l’embrasser.

— Choisis qui tu voudras, chérie. Tu estrop belle pour qu’on te refuse quoi que cesoit.

Cette femme n’était pas belle du tout :des yeux minuscules couleur de boue, unmenton trop pointu et un nez trop gros pourson visage étroit.

Moins de cinquante centimètres nousséparaient. Alors que je la regardais, son vis-age se lissa, ses yeux devenant immenses etses lèvres s’épanouissant comme une rose.Encore plus spectaculaire que si je l’avais re-gardée à travers un de ces filtres adoucis-sants dont se servaient les photographesdans les années soixante !

Je me tournai vers Larry. On aurait ditqu’il venait de se faire renverser par un cami-on. Un camion aux courbes archi-

187/1048

appétissantes. Et il n’était pas le seul. Dans lasalle, tous les hommes – à part Earl – re-luquaient la brune, comme si elle venaitd’apparaître devant eux, telle Cendrillontransformée par sa marraine.

Ce qui n’était pas une si mauvaisecomparaison...

Je jetai un coup d’œil à Magnus Bouvi-er. Contrairement à ses clients, il ne fixaitpas la femme, mais... moi. Je m’accoudai aucomptoir et soutins son regard.

Il eut un léger sourire.— Les charmes d’amour sont illégaux,

déclarai-je.Son sourire s’élargit.— Vous êtes beaucoup trop jolie pour

appartenir à la police.Il tendit la main vers mon bras.— Touchez-moi, et je vous ferai arrêter

pour usage frauduleux d’influencesurnaturelle, menaçai-je.

— C’est un geste amical, dit-il.

188/1048

— Sauf si vous n’êtes pas un humain.Il cligna des yeux. Je ne le connaissais

pas assez bien pour en être certaine, mais ilme sembla que je l’avais pris au dépourvu.Comme si j’avais dû croire qu’il était humain.

— Allons nous asseoir pour parler,proposa-t-il.

— Ça me convient.— Dorrie, tu peux me remplacer

quelques minutes ?Une femme le rejoignit derrière le

comptoir. Elle avait les mêmes cheveux au-burn épais, mais les siens étaient attachéstrès haut sur son crâne. À chaquemouvement, ils se balançaient comme s’ilsétaient vivants. Elle n’était pas maquillée et,sur son visage triangulaire, ses yeux bril-laient de la même couleur turquoise que ceuxde Magnus.

Les hommes les plus proches ducomptoir la surveillaient du coin de l’œil,

189/1048

comme s’ils redoutaient de la regarder enface. Larry la dévisageait, bouche bée.

— Je veux bien faire le service, mais ças’arrête là, dit-elle. (Elle se tourna versLarry.) Vous voulez ma photo ?

Sa voix était dure et méprisante.Le pauvre Larry cligna des yeux,

referma la bouche et balbutia :— No-non, merci.Elle le foudroya du regard comme si

elle avait lu ses pensées, et je compris pour-quoi les autres hommes évitaient de la matertrop ouvertement.

— Dorcas, sois aimable avec les clients,la sermonna Magnus.

Elle le foudroya lui aussi du regard. Ilsourit, mais battit prudemment en retraite.

Quand il contourna le comptoir, je visqu’il portait une chemise bleue. Les panstombaient jusqu’à mi-cuisses de son jeandélavé, et il avait roulé les manches sur sesavant-bras. Des santiags noir et argent

190/1048

complétaient sa tenue. Il aurait dû avoir l’airdébraillé à côté de ses clients, tous sur leurtrente et un. Mais son éclatante confiance enlui faisait oublier tout le reste.

Alors qu’il passait près d’elle, unefemme saisit l’ourlet de sa chemise. Il se dé-gagea avec un sourire taquin.

Magnus me guida jusqu’à une table,près de l’estrade. Il resta debout en attendantque je choisisse ma chaise. Un vrai gentle-man. Je m’assis dos au mur, histoire de sur-veiller les deux portes et le reste de la salle.Une attitude de cow-boy... Mais à madécharge, il y avait de la magie dans l’air. Dela magie illégale.

Larry prit place à ma droite, en reculantun peu sa chaise pour jouir d’une vue d’en-semble sur le bar. Il se donnait tant de malpour m’imiter en tout, prenant au sérieuxchacun de mes gestes, que c’en était presqueeffrayant. Ça l’aiderait sûrement à rester envie, mais j’avais l’impression d’être suivie par

191/1048

un gamin de trois ans muni d’un permis deport d’arme. Ce qui n’avait rien de rassurant.

Magnus nous adressa à tous les deuxun sourire plein d’indulgence, comme s’ilnous trouvait mignons ou amusants. Mais jen’étais pas d’humeur à me montreramusante.

— Les charmes d’amour sont illégaux,attaquai-je.

— Vous l’avez déjà dit, fit Magnus.De nouveau, il découvrit ses dents sur

un sourire probablement censé me fairecroire qu’il était inoffensif. Mais je ne mar-chai pas. Il était beaucoup trop séduisantpour être honnête.

Je le regardai d’un air sévère jusqu’à ceque son sourire se flétrisse sur les bords. Ilposa ses mains sur la table, les doigtsécartés, et les contempla un instant. Quand ilreleva la tête, son sourire avait disparu.

Il affichait une expression solennelle,voire légèrement nerveuse. Tant mieux.

192/1048

— Ce n’est pas un charme, dit-il.— Vous me prenez pour une andouille ?— Je vous jure que non. C’est un sort,

mais rien d’aussi banal qu’un charme.— Vous jouez sur les mots !— Cette femme..., dit Larry. Elle est

passée de trois sur vingt à vingt-trois survingt. C’était forcément de la magie !

Pour la première fois, Magnus setourna vers lui, et je me sentis exclue. Re-jetée. Comme si le rayon de soleil qui brillaitsur moi venait de se déplacer, me laissantdans le froid et le noir.

Je secouai la tête.— Arrêtez avec vos glamours !Magnus se tourna de nouveau vers moi

et je sentis une douce chaleur m’envahir.Je serrai les dents.— Je vous ai dit d’arrêter.— D’arrêter quoi ? demanda-t-il

innocemment.

193/1048

— Très bien. Voyons si vous ferez tou-jours le malin une fois dans une cellule.

La main de Magnus se referma sur monpoignet. Le travail manuel aurait dû larendre rugueuse, mais elle ne l’était pas. Sapeau semblait inhumainement douce,comme du velours vivant. Évidemment, cen’était peut-être qu’une illusion.

Je tentai de me dégager, mais ilresserra sa prise. Je continuai à tirer et ilcontinua à serrer avec l’assurance d’un chas-seur qui sait que sa proie ne pourra pas luiéchapper.

Il se trompait. Ce n’était pas une ques-tion de force, mais de levier. Vivement, je fistourner mon poignet d’un quart de tour ettirai d’un coup sec. Les doigts de Magnus secrispèrent, mais c’était trop tard.

La chair de mon poignet me semblaitêtre à vif à l’endroit où ses doigts avaienttouché ma peau. Elle ne saignait pas, maiselle me faisait mal. Même si la frotter

194/1048

m’aurait soulagée, je n’allais pas donnercette satisfaction à Magnus. Après tout,j’étais une exécutrice de vampires. Et çaaurait gâché mon petit effet.

Je me délectai de son expression desurprise.

— La plupart des femmes ne se déga-gent pas une fois que je les ai touchées,déclara-t-il.

— Utilisez encore votre magie sur moi,et je vous livrerai aux flics, promis-je.

Il me regarda pensivement, puis hochala tête.

— D’accord, vous avez gagné. Je n’util-iserai plus ma magie sur vous, ni sur votreami.

— Ni sur personne d’autre, ajoutai-je.Je me rassis prudemment, mettant un

peu plus de distance entre nous et déplaçantma chaise sur le côté pour pouvoir dégainerplus facilement en cas de besoin. Je ne

195/1048

pensais pas être obligée de lui tirer dessus,mais mon poignet me faisait toujours mal.

Pour avoir fait des bras de fer avec desvampires et des lycanthropes, je suis capablede reconnaître une force surnaturelle quandon en use sur moi. Magnus aurait pu serrerjusqu’à me broyer les os, mais il n’avait pasété assez rapide. Ou il ne voulait peut-êtrepas vraiment me blesser.

Tant pis pour lui.— Mes clients n’aimeraient pas que la

magie se tarisse, dit-il.— Vous ne pouvez pas les manipuler

ainsi. C’est illégal, et je vous dénoncerai.— Mais tout le monde sait que le

vendredi soir est la nuit des amoureux auSquelette sanglant.

— Quelle nuit des amoureux ? demandaLarry.

Magnus sourit. Son masque se re-mettait déjà en place, mais la lueur chaleur-euse avait disparu de ses yeux. Il tenait sa

196/1048

parole... pour autant que je le sache. Mêmeles vampires ne peuvent pas utiliser leurspouvoirs de domination mentale sur moisans que je m’en aperçoive. Que MagnusBouvier en soit capable me rendait extrêm-ement nerveuse.

— Le vendredi soir, je rends tous mesclients beaux, séduisants et sexy. Enquelques heures, ils deviennent l’amant ou lamaîtresse de leurs rêves, et de ceux dequelqu’un d’autre. Même si, à leur place,j’éviterais de passer toute la nuit avec monpartenaire. Le glamour ne dure pas silongtemps.

— Vous êtes quoi, au juste ? demandaLarry.

— Qu’est-ce qui ressemble à un homosapiens, qui peut se reproduire avec unhomo sapiens, mais qui n’est pas un homosapiens ? lançai-je.

Larry écarquilla les yeux.— Un homo arcanus. C’est un fairie !

197/1048

— Ne parlez pas si fort !Magnus balaya la salle du regard. Les

occupants des tables voisines ne nous prê-taient aucune attention. Ils étaient beaucouptrop occupés à se papouiller ou à se regarderd’un air énamouré.

— Vous ne pouvez pas vous faire passerpour un humain, lâchai-je.

— Les Bouvier prédisent l’avenir et fab-riquent des charmes dans cette région depuisdes siècles, annonça Magnus.

— Vous avez dit que ça n’était pas uncharme d’amour.

— Les gens pensent que c’en est un.Mais vous, vous connaissez la vérité.

— Un glamour, dis-je.— C’est quoi, un glamour ? demanda

Larry.— De la magie de fairies. C’est ce qui

leur permet d’embrumer l’esprit des hu-mains, de faire paraître les choses meilleuresou pires qu’elles ne le sont réellement.

198/1048

Magnus hocha la tête en souriant,comme s’il était ravi que j’en sache autant.

— Exactement. Une magie vraimentmineure, comparée à d’autres...

Je secouai la tête.— J’ai lu beaucoup d’ouvrages sur les

glamours, et ils ne fonctionnent pas si bien, àmoins que vous soyez de la haute noblesse,celle des Daoine Sidhe. Les membres de lacour des Seelie se commettent très rarementavec des mortels. Mais ce n’est pas le cas desmembres de la cour des Unseelie.

Magnus me dévorait des yeux. Mêmesans glamour, il était tellement séduisantque je brûlais de le toucher pour découvrir sises cheveux étaient aussi soyeux qu’ils enavaient l’air. Comme une exquise sculpture,il me donnait envie de le caresser, de sentirses contours sous mes doigts.

— Les Unseelie sont maléfiques etcruels, affirma-t-il en souriant. Ce que je faisici n’a rien de maléfique. Je permets à ces

199/1048

gens de vivre leurs fantasmes pour une nuit.Ils pensent que c’est dû à un charme d’amouret je ne les détrompe pas. Nous gardons tousle secret de cette petite infraction à la loi. Lesflics du coin sont au courant. Il leur arrivemême de participer aux réjouissances.

— Mais ce n’est pas un charmed’amour.

— Non, simplement l’expression demon talent naturel. Et ça n’a rien d’illégal, dumoment que tout le monde sait que je m’ensers.

— Si je comprends bien, vous prétendezque c’est un charme d’amour, et les gens re-gardent de l’autre côté parce qu’ils s’amusentbien. En réalité, c’est un glamour de fairie,qui n’est pas illégal avec la permission desparticipants.

— Exactement.— Donc, vous n’êtes pas en infraction,

résumai-je.Magnus hocha la tête.

200/1048

— Si je descendais des fairies noirs, medonnerais-je tout ce mal pour apporter duplaisir à tant de gens ?

— Si cela servait vos intérêts, oui.— N’est-il pas interdit aux Unseelie de

s’établir dans ce pays ? demanda Larry.— Oui, répondis-je.— Depuis quelques années seulement,

fit Magnus. Et les Bouvier habitent dans lesmonts Ozark depuis plus de trois siècles.

— Impossible ! lançai-je. À part les In-diens, personne n’est là depuis aussilongtemps.

— Llyn Bouvier était un trappeurfrançais. Le premier Européen qui posa lepied sur cette terre. Il épousa une Indiennede la région et convertit toute sa tribu auchristianisme.

— Tant mieux pour lui... Alors, pour-quoi ne voulez-vous pas vendre à RaymondStirling ?

Magnus cligna des yeux.

201/1048

— Je serais très déçu d’apprendre quevous travaillez pour Stirling.

— Navrée de vous décevoir.— Qu’êtes-vous ?J’avais bien entendu. Pas « qui êtes-

vous ? », mais « qu’êtes-vous ? ». Étonnée, jemis quelques secondes à répondre.

— Je m’appelle Anita Blake, et lui LarryKirkland. Nous sommes des réanimateurs.

— J’imagine que vous ne bossez pasdans un hôpital...

— En effet. Nous relevons les morts.— Et c’est tout ?Magnus me regardait comme s’il y avait

un truc écrit au fond de mon crâne et qu’ilessayait de le lire. C’était assez gênant, mais,au cours de ma carrière, j’ai été dévisagée pardes champions...

Je soutins son regard et répondis :— Je suis une exécutrice de vampires.Il secoua doucement la tête.

202/1048

— Je ne vous ai pas demandé ce quevous faisiez dans la vie, mais ce que vousétiez.

Je fronçai les sourcils.— Je crains de ne pas comprendre la

question.— Tout à l’heure, votre ami m’a de-

mandé ce que j’étais, et vous avez répondu« un fairie ». Je vous demande ce que vousêtes, et vous me décrivez votre boulot. C’estcomme si je disais que je suis barman.

— Dans ce cas, je ne sais pas trop quoivous répondre. Magnus continua à medévisager.

— Bien sûr que si. Je lis un mot dansvos yeux. Maintenant qu’il en parlait, un mots’imposait bel et bien à mon esprit.

— Nécromancienne. Je suis unenécromancienne.

— M. Stirling est-il au courant ?— Je doute qu’il comprendrait, même si

je le lui disais.

203/1048

— Vous avez vraiment la capacité decontrôler tous les types de morts-vivants ?

— Pouvez-vous fabriquer une centainede chaussures dans la même nuit ? répliquai-je.

Magnus sourit.— Vous pensez à un autre genre de

fairie.— C’est vrai...— Si vous travaillez pour Stirling, que

faites-vous ici ? J’espère que vous n’êtes pasvenue me convaincre de vendre. Je détest-erais devoir dire non à une aussi jolie femme.

— Remballez vos compliments, Mag-nus ! Vous n’obtiendrez rien de moi aveccette méthode.

— Quelle autre méthode me permettraitd’obtenir quelque chose ?

— Pour l’instant, j’ai beaucoup tropd’hommes sur les bras, dis-je en soupirant.

— Ça, c’est la vérité de Dieu, marmonnaLarry.

204/1048

Je me rembrunis.— Je ne vous demande pas de sortir

avec moi, précisa Magnus. Juste de coucheravec moi.

Je le foudroyai du regard.— Pas dans cette vie !— Le sexe entre créatures surnaturelles

est toujours quelque chose d’exceptionnel,Anita.

— Je ne suis pas une créaturesurnaturelle.

— Qui joue sur les mots, à présent ?Ne sachant que répondre à ça, je gardai

le silence. En général, c’est le meilleur moyende ne pas s’attirer d’ennuis.

Magnus sourit.— Je vous ai mise mal à l’aise. J’en suis

désolé, mais je ne me serais jamais pardonnéde ne pas avoir essayé. Voilà très longtempsque je n’ai pas parlé à quelqu’un commevous. Laissez-moi vous offrir un verre à tous

205/1048

les deux, pour me faire pardonner magrossièreté.

Je secouai la tête.— Apportez-nous plutôt le menu. Nous

n’avons pas encore mangé.— Très bien. Vos repas seront offerts

par la maison.— Non.— Pourquoi ?— Parce que je ne vous aime pas par-

ticulièrement, et que j’évite d’accepter lesfaveurs des gens qui me déplaisent.

Magnus se radossa à sa chaise avec uneexpression presque abasourdie.

— Vous êtes directe, constata-t-il.— C’est l’euphémisme du siècle, dit

Larry.Je résistai à l’envie de lui flanquer un

coup de pied sous la table.— Alors, on peut avoir le menu ?Magnus leva la main.— Deux menus, Dorrie.

206/1048

La jeune femme nous les apportaaussitôt.

— Je suis ta sœur et ton associée, Mag-nus, pas ta serveuse. Dépêche-toi un peu !

— N’oublie pas que j’ai un rendez-vousce soir, Dorrie, lui rappela Magnus sur unton détaché.

Mais elle ne s’y laissa pas prendre.— Il n’est pas question que tu me

laisses seule avec des gens. Je refuse de...(Elle nous regarda.) Je désapprouve la nuitdes amoureux. Tu le sais.

— Je m’occuperai de tout avant departir. Tu n’auras pas besoin de te compro-mettre, la rassura Magnus.

Dorrie nous foudroya du regard l’unaprès l’autre.

— Tu pars avec eux ?— Non.Elle tourna les talons et revint vers le

comptoir. Les hommes qui n’avaient pas en-core trouvé de partenaire observèrent sa

207/1048

démarche féline en douce, évitant de re-garder ouvertement jusqu’à ce qu’elle nepuisse plus les voir.

— Votre sœur désapprouve votre util-isation des glamours ? demandais-je.

— Dorrie désapprouve beaucoup dechoses.

— Parce quelle n’est pas totalement dé-pourvue de moralité, elle.

— Contrairement à moi, c’est ça ?— C’est vous qui l’avez dit.— Elle est toujours aussi collet monté ?

demanda Magnus à Larry.— En règle générale, oui.— Tu veux bien qu’on commande ?

criai-je. Je meurs de faim.Il sourit, mais baissa les yeux sur son

menu : une feuille de carton plastifiée im-primée des deux côtés. J’optai pour uncheeseburger bien cuit, des frites maison etun grand Coca. Je n’avais pas pris de caféine

208/1048

depuis des heures, et mon réservoir était pr-esque à sec.

Larry observait le menu en fronçant lessourcils.

— Je ne crois pas pouvoir avaler de laviande...

— Il y a des salades, dis-je.Magnus posa le bout de ses doigts sur le

dos de la main de Larry.— Quelque chose nage derrière vos

yeux. Quelque chose d’horrible.Larry leva le nez vers lui.— Je ne vois pas de quoi vous parlez.Je saisis le poignet de Magnus et écar-

tai sa main de Larry. Il tourna son regardvers moi. Cette fois, ce ne fut pas seulementla couleur de ses yeux qui me mit mal àl’aise. Ses pupilles avaient rétréci commecelles d’un oiseau. Normalement, les pupilleshumaines ne peuvent pas faire ça.

209/1048

Soudain, je pris conscience que jetenais toujours son poignet. Je retirai vive-ment ma main.

— Cessez de nous déchiffrer, Magnus.— Vous portiez des gants. Sinon, je

pourrais dire ce que vous avez touché.— Il s’agit d’une enquête de police. Tout

ce que vous découvrirez par des moyenspsychiques devra rester confidentiel, ou vouspourrez être inculpé, comme si vous aviezvolé des informations dans nos fichiers.

— Vous faites toujours ça ?— Quoi, ça ?— Citer la loi quand vous êtes nerveuse.— Parfois, reconnus-je.— J’ai vu du sang, c’est tout. Mes dons

de vision à distance sont plutôt limités. Con-trairement à ceux de Dorrie. Vous devriez al-ler lui serrer la main, pour voir.

— Merci, mais je préfère passer montour, déclina Larry.

Magnus sourit.

210/1048

— Vous n’êtes pas des flics, sinon, vousn’auriez pas menacé de les appeler tout àl’heure. Mais vous étiez avec eux. Pourquoi ?

— Je croyais que vous aviez seulementvu du sang, fis-je remarquer.

Il eut le bon goût de prendre un airembarrassé.

— Peut-être un tout petit peu plus queça, admit-il.

— La clairvoyance par contact n’est pasun pouvoir fey traditionnel.

— D’après la légende familiale, une denos ancêtres était la fille d’un chaman.

— Bref, vous recevez de la magie desdeux côtés de votre arbre généalogique. Sac-ré héritage génétique !

— La clairvoyance n’est pas de la ma-gie ! lança Larry.

— Un clairvoyant vraiment doué pour-rait te faire croire le contraire, répliquai-je.

Je regardai Magnus. Le dernier clair-voyant qui m’avait touchée et qui avait vu du

211/1048

sang avait été horrifié. Il n’avait plus voulus’approcher de moi à moins de un mètre.Magnus ne semblait pas horrifié, et il avaitmême proposé de coucher avec moi.

Je suppose qu’il faut de tout pour faireun monde...

— Je porterai moi-même votre com-mande à la cuisine, si vous voulez bien vousdécider.

Larry étudia le menu.— Pour moi, ce sera une salade. Sans

sauce. (Il réfléchit quelques instants.) Etsans tomates.

Magnus fit mine de se lever.— Pourquoi refusez-vous de vendre à

Stirling ? demandai-je.— Ce terrain appartient à notre famille

depuis des siècles. Il a une grande valeursentimentale.

Je le dévisageai, mais son expressionétait indéchiffrable. Impossible de deviner

212/1048

s’il disait la vérité ou s’il se foutait royale-ment de ma gueule.

— Et c’est la seule chose qui vous em-pêche de devenir millionnaire ?

Son sourire s’élargit. Il se pencha versmoi, ses longs cheveux caressant mes joues,et chuchota :

— L’argent n’est pas tout, Anita. Mêmesi Stirling semble persuadé du contraire.

Son visage était tout près du mien, maisla distance restait suffisante pour que je nepuisse pas m’en offusquer. Une légère odeurd’after-shave me chatouilla les narines,comme une invitation à fourrer mon nezdans son cou pour le renifler.

— Si l’argent ne vous intéresse pas, quevoulez-vous donc, Magnus ? demandai-je.

Le bout de ses cheveux effleurait mamain.

— Je vous l’ai déjà dit.Même sans son glamour, il essayait de

me charmer.

213/1048

— Qu’est-il arrivé aux arbres, le long dela route ? lançai-je soudain.

Je ne suis pas si facile que ça àdistraire.

Magnus battit des cils et je vis quelquechose glisser derrière ses yeux.

— Moi, répondit-il simplement.— C’est vous qui les avez abattus ? de-

manda Larry.Magnus se tourna vers lui et je réprimai

un soupir de soulagement.— Malheureusement, oui.— Pourquoi « malheureusement » ?Magnus se redressa.— Je me suis laissé emporter un soir où

j’étais saoul, répondit-il. (Il haussa les épaul-es.) Plutôt gênant, n’est-ce pas ?

— C’est une façon de présenter leschoses.

— Je vais porter votre commande à lacuisine. Et une salade sans sauce, une.

214/1048

— Vous vous souvenez de ce que jeveux ?

— De la chair morte calcinée.— Quand vous parlez comme ça, on

dirait un végétarien.— Oh, sûrement pas ! Je mange de tout,

et même du reste.Il s’éloigna avant que je puisse décider

s’il venait de m’insulter ou non. Ce n’étaitpas plus mal : même si ma vie en avaitdépendu, je n’aurais rien trouvé à répliquer.

215/1048

Chapitre 10

Dorcas nous apporta notre repas sansun mot. Elle semblait en colère – peut-êtrepas contre nous, mais elle n’allait pas nousépargner pour autant. D’une certaine man-ière, je compatissais.

Magnus était retourné derrière lecomptoir pour asperger les clients de sa ma-gie très particulière. De temps en temps, iltournait la tête vers nous et nous adressaitun sourire, mais il ne revint pas terminernotre conversation. J’imagine qu’il en avaitfini avec nous. De toute façon, je n’avais plusde questions à lui poser.

J’avalai une bouchée de mon cheese-burger. Il était presque croustillant sur lesbords, sans la plus petite trace de rose,même au centre. Parfait.

— Qu’est-ce qui cloche ? demandaLarry en grignotant une feuille de laitue.

Je bus une gorgée de Coca avant derépliquer :

— Pourquoi y aurait-il quelque chosequi cloche ?

— Tu es morose...— Magnus n’est pas revenu.— Et alors ? Il avait répondu à toutes

nos questions.— Nous ne lui avons peut-être pas posé

les bonnes.— Voilà que tu le soupçonnes, lui aus-

si ? Je t’ai déjà dit que tu traînais avec lesflics depuis trop longtemps ? À t’écouter,tous les gens ont quelque chose à sereprocher.

— C’est souvent le cas.

217/1048

Je mordis une nouvelle fois dans moncheeseburger. Larry ferma les yeux.

— Qu’est-ce qui te prend ?— Du jus coule de ton steak... Comment

peux-tu manger de la viande après ce quenous venons de voir ?

— J’imagine que tu vas m’empêcher demettre du ketchup sur mes frites ?

Il me dévisagea avec un air presquedouloureux.

— Comment peux-tu plaisanter avecça ?

Mon bipeur sonna. Freemont avait-elletrouvé le vampire et décidé de faire appel àmoi ?

Mais lorsque j’appuyai sur le bouton, lenuméro de Dolph s’afficha sur l’écran. Quoiencore ?

— C’est Dolph. Attends-moi ici. Je lerappelle de la Jeep, et je reviens tout desuite.

218/1048

Larry se leva en même temps que moi,posa des pièces sur la table et abandonna sasalade – à laquelle il avait à peine touché.

— J’ai fini.— Moi pas. Demande à Magnus d’em-

baller le reste de mon repas.Il baissa un regard consterné vers la

moitié de cheeseburger qui restait dans monassiette.

— Tu ne vas pas manger ça dans lavoiture ?

— Contente-toi de le faire emballer.Je sortis du Squelette sanglant et mar-

chai vers la Jeep. Bayard avait bien fait leschoses : elle était équipée d’un téléphonedernier cri.

Dolph décrocha à la troisième sonnerie.— Anita ?— Ouais, c’est moi. Quoi de neuf ?— Une victime de vampire tout près de

toi.— Et merde ! Encore ?

219/1048

— Comment ça, « encore ».— Freemont ne t’a pas appelé après

m’avoir vue ?— Si. Elle m’a dit des tas de choses très

gentilles sur toi.— Là, tu m’étonnes. Elle ne s’est pas

montrée trop aimable.— Que veux-tu dire ?— Elle a refusé de me laisser chasser le

vampire avec elle.— Raconte-moi ça.Je m’exécutai.Dolph garda le silence un long moment

après que j’eus fini.— Tu es toujours là ? m’inquiétai-je.— Oui. Et crois-moi, je le regrette.— Que se passe-t-il, Dolph ? Comment

expliquer que Freemont t’ait appelé pour tefaire des compliments sur moi, mais qu’ellen’ait pas réclamé l’aide de la Brigade sur uneaffaire aussi grave ?

220/1048

— J’imagine qu’elle n’a pas contacté lesFédéraux non plus.

— Pourquoi ?— À mon avis, elle nous fait le coup du

cow-boy solitaire.— C’est le premier vampire tueur en

série de l’histoire de ce pays. Elle ne peut pasle garder pour elle !

— Je sais.— Que va-t-on faire ?— La dernière victime ressemble à un

meurtre de vampire classique : traces demorsures et pas d’autres dommages cor-porels. Tu crois que ça pourrait être unbuveur de sang différent ?

— C’est possible...— Tu n’as pas l’air convaincue.— Deux vampires renégats dans une

zone géographique aussi limitée, si loind’une grande ville... Ça paraît assez peuprobable.

— Ce cadavre-là n’a pas été découpé.

221/1048

— C’est un argument.— Tu es vraiment certaine que le tueur

en série est un vampire ? Ça ne pourrait pasêtre autre chose ?

J’ouvris la bouche pour répondre« non », et la refermai aussitôt. Une per-sonne capable d’abattre tous ces arbres unsoir de beuverie pouvait sûrement découperquelques humains. Magnus avait ses glam-ours. Je n’étais pas certaine que ça suffisepour contrôler mentalement trois personneset leur faire ce que j’avais vu dans la clairière,mais...

— Anita ?— J’ai peut-être une alternative.— Quoi ?— Dis plutôt : « qui ? ».Je n’avais pas envie de balancer Mag-

nus aux flics. Il préservait son secret depuissi longtemps ! Mais avait-il tué cinq per-sonnes ? J’avais senti la force de ses mains,et je me souvenais des arbres abattus. Dans

222/1048

mon esprit, je revis les lieux du crime. Lesang, les os nus. Il ne fallait pas écarter l’hy-pothèse que Magnus soit l’assassin, et je nepouvais pas me permettre de me tromper.

Je donnai son nom à Dolph.— Peux-tu éviter de mentionner tout de

suite que c’est un fairie ?— Pourquoi ?— Parce que s’il n’est pas coupable, sa

vie sera fichue.—Beaucoup de gens ont du sang de

feys, Anita.— Va dire ça à l’étudiante dont le fiancé

l’a battue à mort, l’an dernier, en découvrantqu’il était sur le point d’épouser une fairie.Au tribunal, il a affirmé qu’il n’avait pas eul’intention de la tuer, parce que les feys sontcensés être beaucoup plus résistants que leshumains.

— Tout le monde n’est pas comme ça.

223/1048

— Pas tout le monde, mais assez degens pour que ça puisse poser des problèmesà Magnus.

— J’essaierai, Anita, mais je ne peux ri-en te promettre.

— J’imagine que je ne peux pas t’en de-mander davantage. Où est la nouvellevictime ?

— Monkey’s Eyebrow.— Pardon ?— C’est le nom de la ville.— Doux Jésus. « Le Sourcil du Singe ».

Laisse-moi deviner : c’est une toute petiteville.

— Assez grande pour avoir un shérif etavoir été le cadre d’un meurtre.

— Désolée... Tu m’expliques comment yaller ?

Je péchai mon petit calepin dans lapoche de ma veste noire et griffonnai toutesles indications que me donna Dolph.

224/1048

— Le shérif St. John garde le corps pourtoi. Il nous a contactés les premiers. PuisqueFreemont veut faire cavalier seul, nous allonslui rendre la politesse.

— Tu ne comptes pas la prévenir ?— Non.— Je suppose que Monkey’s Eyebrow

n’a pas d’unité criminelle. Si tu exclus Free-mont, il nous faudrait quelqu’un d’autre.Vous pourriez venir ?

— Nous n’en avons pas encore fini avecnotre affaire. Mais puisque le shérif St. Johna fait appel à nous, nous rappliquerons leplus vite possible. Sans doute pas ce soir,mais demain dans la journée.

— Freemont est censée me faire par-venir les photos du couple qui a été tué parnotre psychopathe. Je parie que si je lui de-mande, elle m’enverra aussi les clichés destrois dernières victimes. Comme ça, tu pour-ras les regarder en arrivant.

225/1048

— Freemont risque de se méfier si tu luiréclames les photos de cadavres que tu asdéjà examinés sous toutes les coutures, fitDolph.

— Je lui dirai que j’en ai besoin pourfaire des comparaisons. Elle refuse de refilercette affaire à quiconque, mais elle veutquelle soit résolue. Résolue par elle, voilàtout.

— Elle a soif de gloire, je présume.— C’est bien ce qu’on dirait.— J’ignore si je réussirai à la tenir à

l’écart du second cas, mais je tâcherai aumoins de gagner du temps, histoire que tupuisses examiner le corps sans l’avoir sur ledos.

— J’apprécie.— Elle a dit que ton assistant t’avait ac-

compagnée. Elle parlait de Larry Kirkland,n’est-ce pas ?

— Exact.— Pourquoi l’as-tu amené ?

226/1048

— Il aura, dans quelques mois, une li-cence en biologie des créatures surnaturelles.C’est un réanimateur et un tueur de vam-pires. Je ne peux pas être partout à la fois,Dolph. J’ai pensé qu’il serait mieux d’avoirdeux experts en monstres sur le coup.

— Possible. Mais Freemont m’a dit qu’ilavait vomi son déjeuner sur les lieux ducrime.

— À côté, rectifiai-je.Dolph garda le silence quelques

instants.— C’est toujours mieux que sur les

corps, admit-il.— Tu ne me laisseras jamais oublier ce

malheureux incident, pas vrai ?— Je crains que non.— Génial. Larry et moi partons tout de

suite. Mais il doit y avoir une demi-heure deroute jusqu’à Monkey’s Eyebrow.

— Je vais dire au shérif St. John quevous arrivez.

227/1048

Dolph raccrocha. Cette fois, je n’eusqu’une demi-seconde de retard sur lui. Aforce, j’apprenais à ne jamais lui dire au re-voir au téléphone.

228/1048

Chapitre 11

Aussi affalé dans son siège que la cein-ture de sécurité l’y autorisait, les mainscroisées sur les genoux, Larry sondait l’ob-scurité comme s’il voyait autre chose que lepaysage qui défilait de chaque côté de laJeep. Des images d’adolescents massacrésdevaient danser dans sa tête, supposai-je.Elles ne dansaient pas dans la mienne. Pasencore. Je les verrai peut-être dans mesrêves, mais pas tant que je serai éveillée.

— Celui-là aussi va être affreux ? de-manda Larry.

— Je ne pense pas. C’est une victime devampire : un cas classique, selon Dolph. Iln’y aura que des traces de morsure.

— Ça ne sera pas un carnage commetout à l’heure ?

— Nous le saurons quand nous l’auronssous les yeux. Mais sincèrement, çam’étonnerait.

— Tu ne dis pas ça pour meréconforter ?

Il semblait tellement hésitant que jefaillis faire demi-tour. Il n’était pas obligé devoir ça. Je bossais pour la police, mais paslui. Ça ne faisait pas encore partie de sontravail.

— Tu n’es pas obligé de venir, tu sais.Il tourna la tête vers moi.— Qu’est-ce que ça veut dire ?— Tu as eu ton quota de sang et de vis-

cères pour la journée. Si tu veux, je peux tedéposer à l’hôtel.

230/1048

— Si je ne viens pas ce soir, que sepassera-t-il la prochaine fois ?

— Si tu n’es pas taillé pour ce genre deboulot, tu n’es pas taillé pour ce genre deboulot. Il n’y a pas de honte à avoir.

— Tu ne te débarrasseras pas de moiaussi facilement.

J’espérai que l’obscurité dissimuleraitmon sourire.

— Parle-moi des vampires, Anita, ditLarry. Je croyais qu’aucun ne pouvait boireassez de sang en une nuit pour tuerquelqu’un.

— Il serait rassurant de le penser.— À la fac, on nous a raconté que les

vampires ne pouvaient pas vider un être hu-main avec une seule morsure. Es-tu en trainde dire qu’on nous a menti ?

— Boire tout le sang d’un humain enune nuit... ne leur est pas possible. Le viderd’une seule morsure, en revanche, ça arrive...

Larry fronça les sourcils.

231/1048

— Je ne comprends pas.— Ils peuvent lui trouer la chair et

drainer son sang sans le boire, expliquai-je.— Comment ça ?— Il leur suffit de mordre un bon coup,

histoire de déclencher une hémorragie, puisde laisser le sang couler sur le sol.

— Dans ce cas, ils ne se contentent plusde se nourrir : ils commettent un meurtre !lança Larry.

— Oui, et alors ?— Hé, ça n’était pas notre sortie ?J’aperçus le panneau que je venais de

dépasser.— Et merde !Je ralentis, mais je ne voyais rien par-

dessus le sommet de la colline, et je n’osaipas faire demi-tour sans être certainequ’aucune voiture n’arrivait en sens inverse.

Je parcourus encore un kilomètre avantd’atteindre un chemin de gravier. Unerangée de boîtes à lettres se dressait sur le

232/1048

bord. Les arbres poussaient si près de lachaussée qu’ils plongeaient la route étroitedans une obscurité profonde. Ici, il n’y avaitpas la place de faire demi-tour. Si un autrevéhicule arrivait en face, l’un de nous devraitreculer pour laisser passer l’autre.

Le chemin ne cessait de monter,comme s’il conduisait tout droit au ciel. Endébouchant au sommet de la colline, je ne visrien devant nous. J’espérai que la routecontinuait au-delà, et que nous n’allions pastomber dans un précipice.

— C’est plutôt raide, commenta Larry.J’avançai doucement et sentis une sur-

face solide sous les roues de la Jeep. Mesépaules se détendirent légèrement.

Plus loin, j’aperçus une maison. La lu-mière du porche était allumée, comme si sesoccupants attendaient des visiteurs. L’am-poule nue éclairait les murs de bois décrépiset le toit métallique rouillé. Le porche s’af-faissait sous le poids du siège avant d’une

233/1048

voiture posé près de la porte d’entrée. Je fisdemi-tour sur l’étendue de terre battue quidevait passer pour un jardin. Apparemment,je n’étais pas la première : des sillons assezprofonds zébraient la poussière, devant lamaison.

Le temps que nous regagnions la route,l’obscurité était aussi pure que du velours.J’allumai les phares de la Jeep, mais c’étaitcomme conduire dans un tunnel. Le mondeexistait seulement dans la lumière. Tout lereste n’était que ténèbres.

— Je donnerais cher pour qu’il y aitquelques lampadaires, avoua Larry.

— Moi aussi. Aide-moi à repérer lasortie. Je ne veux pas la louper une deuxièmefois.

Tirant sur sa ceinture de sécurité, il sepencha en avant.

— Là, dit-il en tendant un doigt.Je ralentis et tournai prudemment. Ce

chemin-là était en terre rouge. Sur son

234/1048

passage, la Jeep soulevait un nuage depoussière. Pour une fois, je me réjouis de lasécheresse : s’il avait plu, cette route auraitété un véritable bourbier. En l’état actuel deschoses, elle était juste assez large pour quedeux personnes dotées de nerfs d’acier, ouconduisant une voiture empruntée, puissents’y croiser.

Un pont de planches soutenues pardeux poutres traversait une fosse d’au moinscinq mètres de profondeur où coulait unerivière. Il n’y avait pas de rambarde, aucunesécurité. Alors que la Jeep s’y engageait, jesentis les planches remuer sous nos roues.Elles n’étaient même pas clouées. DouxJésus.

Le visage collé à la vitre, Larry obser-vait le vide.

— Ce pont n’est pas beaucoup pluslarge que la voiture.

— Merci de m’en informer. Je ne m’enserais jamais aperçue toute seule !

235/1048

— Désolé...De l’autre côté du pont, le chemin re-

devenait assez large pour deux véhicules. Siplusieurs voitures arrivaient en même tempsau niveau du pont, elles le franchissaientchacune à leur tour. Le cas doit même êtreprévu dans le code de la route. Il y a sûre-ment un article qui stipule, par exemple, quela voiture de gauche passe la première.

Au sommet de la colline, j’aperçus deslumières dans le lointain. Des gyropharesdéchiraient les ténèbres comme des éclairsmulticolores. La distance qui nous en sé-parait était plus grande qu’elle n’en avaitl’air. Nous dûmes encore monter et des-cendre deux collines avant de les voir se re-fléter sur les arbres nus qui les entouraient,leur donnant un air fantomatique.

Le chemin débouchait sur une grandeclairière. Dans le fond, une pelouses’étendait au pied d’une bâtisse blanche : pasune bicoque comme celle de tout à l’heure,

236/1048

mais une véritable maison à deux étages,avec des volets et un porche qui en faisait letour. L’allée de gravier blanc était bordée demassifs de narcisses touffus.

Un policier en uniforme nous fit signed’arrêter. Grand et large d’épaules, il avaitdes cheveux noirs. Il braqua le rayon de salampe torche dans la Jeep.

— Désolé, mademoiselle, mais vous nepouvez pas aller plus loin.

Je lui montrai mes papiers.— Je suis Anita Blake. Je travaille avec

la Brigade d’Investigations surnaturelles,expliquai-je. Le shérif St. John m’attend.

Le flic se pencha par la vitre ouverte etpointa sa lampe sur Larry.

— Et lui, qui est-ce ?— Larry Kirkland, mon assistant.Le flic dévisagea quelques instants

Larry qui prit son air le plus inoffensif. À cejeu-là, il est presque aussi bon que moi.

237/1048

Je regardai le flingue de notre inter-locuteur. C’était un Colt .45. Un truc énorme,mais il avait les mains pour le manier.L’odeur de son after-shave me chatouilla lesnarines. Du Brut.

Il s’était beaucoup trop penché pour re-garder Larry. Si j’avais eu un flingue sur lesgenoux, j’aurais pu lui tirer dans le bide àbout portant. C’est le problème avec les mecscostauds : ils se croient invulnérables, et çales rend imprudents. Car les balles semoquent de la carrure de leur cible.

Le flic hocha la tête et se redressa.— Vous pouvez continuer jusqu’à la

maison et vous garer devant, grogna-t-il.— Vous avez un problème ? demandai-

je.Il eut un sourire amer.— C’est notre affaire. Je doute que nous

ayons besoin de l’aide de quiconque.— Vous avez un nom ?— Coltrain. Adjoint Zack Coltrain.

238/1048

— Eh bien, adjoint Coltrain, j’imagineque nous nous reverrons plus tard.

— Je suppose que oui, mademoiselleBlake.

Il me prenait pour un flic, et il avaitdélibérément omis de me donner le titred’« agent » ou d’« inspectrice ». Si je l’avaisvraiment mérité, j’aurais exigé qu’il le fasse.Mais me disputer avec lui parce qu’il refusaitde m’appeler « inspectrice » alors que je n’enétais pas une semblait un peu futile.

J’allai me garer entre les voitures depolice et clipai mon badge au revers de maveste. Puis Larry et moi descendîmes de laJeep.

Personne ne tenta plus de nous arrêter.Nous nous approchâmes de la porte d’entréedans un silence presque surnaturel. Je suisdéjà allée sur les lieux de beaucoup decrimes. Ils méritent des tas de qualificatifs,mais « calme » ne fait pas partie de la liste.

239/1048

Cette fois, il n’y avait pas d’experts quis’agitaient, pas de flics qui communiquaientpar radio. En temps normal, on trouve tou-jours des foules de gens : des inspecteurs encivil, d’autres en uniforme, des photo-graphes, des ambulanciers qui attendentpour emmener le cadavre... Et tout ce petitmonde fait un boucan d’enfer.

Mais Larry et moi nous tenions sous leporche par une nuit de printemps dont seulsles coassements des grenouilles troublaientle silence.

— On attend quelque chose ? demandaLarry.

— Non.J’appuyai sur le bouton phosphorescent

de la sonnette. Un « bong » sourd résonnadans la maison. Quelque part, un petit chienaboya furieusement.

La porte s’ouvrit sur une femme. Àcontre-jour dans la lumière du hall, sa sil-houette était enveloppée d’ombres zébrées

240/1048

par les éclairs multicolores des gyrophares.Elle faisait environ la même taille que moi.Ses cheveux noirs étaient naturellementfrisés, ou elle avait un excellent coiffeur.Mais contrairement aux miens, les siensn’étaient pas ébouriffés comme pour invitertous les oiseaux des environs à venir y faireleur nid : ils encadraient joliment son visage.

La femme portait une chemise àmanches longues qu’elle n’avait pas rentréedans son jean. Elle semblait n’avoir pas plusde dix-sept ans, mais moi aussi, je fais plusjeune que mon âge. Et ne parlons même pasde Larry...

— Vous ne faites pas partie de la policede l’État, déclara-t-elle avec assurance.

Je secouai la tête.— Je suis avec la Brigade d’Investiga-

tions surnaturelles. Anita Blake. Et voilàmon collègue Larry Kirkland.

Larry lui sourit.

241/1048

La femme s’écarta de la porte, et la lu-mière du hall éclaira enfin son visage,ajoutant cinq bonnes années à ma premièreestimation. Il me fallut une minute pourm’apercevoir qu’elle était maquillée, tant ellel’avait fait discrètement.

— Entrez donc, mademoiselle Blake.Mon mari David vous attend près du corps.

Elle sonda les ténèbres étrangementcolorées avant de refermer la porte.

— David lui a pourtant dit d’éteindreces gyrophares... Nous ne voulons pas quetout le monde à des kilomètres à la rondesache ce qui s’est passé.

— Quel est votre nom ? demandai-jeabruptement.

Elle rougit un peu.— Désolée... Je ne suis pas si tête en

l’air, d’habitude. Je m’appelle Beth St. John.Je suis la femme du shérif. Je tenais compag-nie aux parents.

242/1048

Elle désigna une double porte située surla gauche. Derrière, le chien aboyait tou-jours, telle une mitraillette miniature.

— Du calme, Raven ! ordonna une voixmasculine.

Les aboiements cessèrent.Nous étions dans un hall dont le pla-

fond montait jusqu’au toit, comme si l’archi-tecte avait découpé un morceau de la piècedu dessus pour créer cet espace dégagé. À lalumière du lustre de cristal scintillant, j’aper-çus le rectangle sombre d’une pièce ouverte,sur notre droite. Et à l’intérieur, l’éclat d’unetable et de chaises en bois de cerisier, telle-ment bien cirées qu’elles reflétaient lalumière.

Au fond du couloir se dressait uneporte qui devait être celle de la cuisine. Unescalier courait le long du mur de gauche. Labalustrade et les chambranles étaient peintsen blanc ; la moquette était bleu clair et lepapier peint, blanc avec de minuscules fleurs

243/1048

bleues. L’ensemble était spacieux, aéré, lu-mineux, accueillant et totalement silencieux.Sans la moquette, j’aurais pu laisser tomberune épingle et l’entendre rebondir.

Beth St. John nous conduisit à l’étage.Le long du mur droit s’alignait une série deportraits de famille. Le premier représentaitun couple souriant ; le second, un couplesouriant et un bébé souriant ; le troisième,un couple souriant, un bébé souriant et unbébé en pleurs.

À mesure que j’avançais dans le couloir,je voyais les années défiler sous mes yeux.Les bébés devinrent des enfants : un garçonet une fille. Puis un petit caniche noir fit sonapparition sur les photos. La fille étaitl’aînée, mais elle devait avoir à peine un ande plus que son frère. Les parents vieillis-saient et ne semblaient pas s’en alarmer.

Leur fille et eux souriaient toujours.Leur fils faisait parfois la tête. À d’autres oc-casions, il souriait aussi : quand il était tout

244/1048

bronzé et qu’il tenait un poisson fraîchementpéché, ou quand il émergeait de la piscineavec les cheveux dégoulinant. La fille, elle,souriait tout le temps. Je me demandai le-quel des deux était mort.

Il y avait une fenêtre au bout ducouloir. Personne ne s’était donné la peine detirer les rideaux blancs qui l’encadraient. Sesvitres ressemblaient à des miroirs sombres.Les ténèbres se pressaient derrière comme sielles avaient eu un poids.

Beth St. John frappa à la dernière portesur la droite.

— David, les inspecteurs sont ici.Je ne corrigeai pas. L’omission est un

péché aux multiples splendeurs.J’entendis un mouvement dans la

pièce. Mais avant que la porte puisses’ouvrir, Beth St. John recula jusqu’au milieudu couloir, à un endroit où elle ne risquaitpas de voir l’intérieur de la pièce. Je vis sonregard glisser d’une photo à l’autre. Elle

245/1048

porta une main fine à sa poitrine, comme sielle avait du mal à respirer.

— Je vais faire du café. Vous en voulez ?demanda-t-elle d’une voix tendue.

— Volontiers.— Excellente idée, fit Larry.Beth eut un sourire tremblant et

rebroussa chemin vers l’escalier. Elle necourut pas, ce qui lui valut beaucoup depoints, selon mon barème. J’aurais parié quec’était la première fois qu’elle se trouvait surles lieux d’un crime.

La porte s’ouvrit. David St. John portaitle même type d’uniforme bleu pâle que sonadjoint. Mais la ressemblance s’arrêtait là.Dans les un mètre soixante-quinze, il étaitmince mais musclé, comme un coureur demarathon. Ses cheveux étaient moins orangeque ceux de Larry. On remarquait ses lun-ettes avant ses yeux, et pourtant, ces derniersvalaient bien le détour : ils étaient d’un vertpâle translucide, comme ceux d’un chat.

246/1048

Sans eux, le visage de David St. John auraitété assez banal, bien que du genre dont on nese lasse pas trop facilement.

Il me tendit la main. Je la pris. Il serraà peine la mienne, comme s’il craignait deme faire mal. Beaucoup d’hommes font ça.Au moins, il avait pensé à me saluer, con-trairement à la plupart de ses congénères.

— Je suis le shérif St. John, et vous de-vez être Anita Blake. Le divisionnaire Storrm’a prévenu de votre arrivée. (Il regardaLarry.) Qui est-ce ?

— Mon assistant, Larry Kirkland.St. John plissa les yeux. Il sortit dans le

couloir et referma la porte derrière lui.— Le divisionnaire Storr n’a mentionné

personne d’autre. Puis-je voir votreidentification ?

Je déclipai mon badge et le lui tendis. Ilsecoua la tête.

— Vous n’êtes pas inspecteur.— Non, en effet.

247/1048

Je maudis mentalement Dolph. Bonsang, je m’étais doutée que ça ne marcheraitpas !

— Et lui ? demanda St. John en désig-nant Larry du menton.

— Tout ce que j’ai sur moi, c’est monpermis de conduire, avoua Larry.

— Qui êtes-vous ?— Je suis Anita Blake. Je fais partie de

la BIS, même si je n’appartiens pas officielle-ment à la police. Larry est en formation.

Je sortis de ma poche ma nouvelle li-cence d’exécutrice de vampires. Çaressemblait à un permis de conduire améli-oré, mais c’était ce que j’avais de mieux.

St. John l’examina pensivement.— Vous êtes exécutrice de vampires ? Il

est un peu tôt pour que vous interveniez.J’ignore qui a fait appel à vous.

— Je suis rattachée à la brigade du divi-sionnaire Storr. Je préfère venir dès le début

248/1048

d’une enquête : en général, ça limite lenombre de victimes.

St. John me rendit ma licence.— J’ignorais que le décret Brewster

était déjà en vigueur.Brewster était le sénateur dont la fille

avait été victime des vampires.— Ce n’est pas le cas, admis-je. Mais je

travaille avec la police depuis un bail.— Combien de temps ?— Presque trois ans.St. John sourit.— Je suis en poste depuis moins

longtemps que ça... Selon le divisionnaire St-orr, si quelqu’un peut m’aider à résoudrecette affaire, c’est vous. Si le chef de la BIS atellement confiance en vous, je ne refuseraipas votre aide. Nous n’avions jamais eu demeurtre vampirique dans le coin...

— Les vampires aiment rester près desgrandes villes. Ça leur facilite la tâche quandils doivent cacher leurs victimes.

249/1048

— Je peux vous dire que personne n’atenté de dissimuler celle-là, fit St. John.

Il poussa la porte et, d’un geste, nousinvita à entrer.

Le papier peint était couvert de rosestrémières un peu désuètes. À part la coif-feuse, qui ressemblait à une antiquité, tout lemobilier était en osier blanc et en dentellerose. On aurait dit la chambre d’une gaminede six ans.

La fille gisait sur son lit, dont le couvre-lit était assorti à la tapisserie. Les draps chif-fonnés sous son corps étaient rose bubble-gum. Sa tête reposait au bord des oreillers,comme si elle avait glissé sur le côté aprèsqu’on l’eut allongée.

Des rideaux roses ondulaient devant lafenêtre ouverte. Une brise fraîche entraitdans la pièce, ébouriffant ses cheveux brunsenduits de gel. Il y avait une petite tacherouge sous son visage, à l’endroit où lesdraps avaient absorbé son sang. J’étais prête

250/1048

à parier qu’elle portait des traces de morsurede ce côté du cou.

Son maquillage n’était pas aussi bienappliqué que celui de Beth St. John, mais elles’était donnée beaucoup de mal pour se fairebelle. Son rouge à lèvres avait bavé. Un deses bras pendait dans le vide, les doigts pliéscomme s’ils cherchaient à saisir quelquechose. Du vernis rouge brillait sur ses ongles.Ses longues jambes étaient écartées, révélantdeux traces de crocs à l’intérieur de sa cuisse.Mais pas des marques récentes. Ses onglesde pied étaient vernis de la même couleurque ses mains.

Elle portait une nuisette noire dont lesbretelles avaient glissé sur ses épaules, ex-posant des seins petits mais parfaitementformés. L’ourlet était relevé jusqu’à sa taille,le vêtement ne formant plus qu’une ceinture.Cela m’irrita davantage que tout le reste. Sonassassin aurait au moins pu la couvrir, au

251/1048

lieu de la laisser ainsi, offerte comme unecatin. Je trouvais ça arrogant et cruel.

De l’autre côté de la chambre, Larryétait debout près de la seconde fenêtre,également ouverte pour laisser entrer lafraîcheur nocturne.

— Avez-vous touché quelque chose ?demandai-je à St. John.

Il secoua la tête.— Vous avez pris des photos ?— Non.J’inspirai profondément, en me rap-

pelant que j’étais une simple invitée et que jen’avais aucun statut officiel. Je ne pouvaispas me permettre de l’énerver.

— Alors, qu’avez-vous fait ?— J’ai appelé la BIS et la police de

l’État.Je hochai la tête.— Quand avez-vous découvert le

corps ?Il consulta sa montre.

252/1048

— Il y a une heure. Comment êtes-vousarrivée si vite ?

— J’étais à moins de quinze kilomètres.— Un coup de chance pour moi.J’étudiai le corps de la fille.— On peut dire ça !Larry agrippait si fort le bord de la

fenêtre que ses jointures avaient blanchi.— Larry, tu veux bien aller me chercher

des gants dans la Jeep ?— Lesquels ?— J’ai une boîte de gants chirurgicaux

avec mes affaires de réanimation. Apporte-la.

Il déglutit. Chacune de ses taches derousseur se découpait sur son visage commeune lentille nageant à la surface d’une assi-ette de soupe. Très vite, il gagna la porte et lareferma. J’avais deux paires de gants dansma poche, mais Larry devait prendre l’air.

— C’est son premier meurtre ? de-manda St. John.

253/1048

— Son second. Quel âge a la fille ?— Dix-sept ans.— Dans ce cas, c’est un meurtre, même

si elle était consentante.— Consentante ? De quoi parlez-vous ?Pour la première fois, j’entendis de la

colère dans sa voix.— Que croyez-vous qu’il se soit passé

ici, shérif ?— Un vampire est entré par la fenêtre

alors quelle s’apprêtait à se coucher, et il latuée.

— Où est tout le sang ?— Il y en a sous son cou. Vous ne

pouvez pas voir la marque, mais c’est par làqu’il l’a drainé.

— Ça ne fait pas une quantité suffisantepour provoquer un arrêt cardiaque.

— Son assassin a dû boire le reste, in-sista St. John, l’air vaguement outré.

— Aucun vampire ne peut boire tout lesang d’un humain adulte en une seule fois.

254/1048

— Dans ce cas, ils devaient êtreplusieurs.

— Vous faites allusion aux marques, sursa cuisse ?

— C’est ça.St. John arpentait la moquette rose à

grandes enjambées nerveuses.— Ces marques sont vieilles de deux ou

trois jours, objectai-je.— Eh bien, il a dû l’hypnotiser deux fois

auparavant, mais ce soir, il l’a tuée.— Il est encore très tôt pour qu’une ad-

olescente aille se coucher.— Sa mère a dit qu’elle se sentait

fatiguée.Ça, je voulais bien le croire. Même si on

l’a désiré, perdre une telle quantité de sangmet forcément à plat.

— Elle s’est fait un brushing et elle s’estmaquillée avant de se mettre au lit, dis-je.

— Et alors ?— Vous connaissiez cette fille ?

255/1048

— Bien sûr. Monkey’s Eyebrow est unepetite ville, mademoiselle Blake. Ici, tout lemonde se connaît. C’était une brave petite.Personne ne l’avait jamais vue saoule ou entrain de se faire peloter par un garçon.

— Je ne dis pas le contraire, shérif. Êtreassassiné ne fait pas de vous un dépravé.

St. John hocha la tête, blanc comme unlinge. Je faillis lui demander combien de ca-davres il avait vu, mais je me retins. Que cesoit sa première ou sa vingtième affaire demeurtre, il était shérif.

— À votre avis, que s’est-il passé ici ?J’avais déjà posé la question une fois,

mais je voulais lui laisser une secondechance.

— Un vampire a violé et tué Ellie Quin-lan. Voilà ce qui s’est passé.

St. John avait dit ça sur un ton de défi,comme s’il n’y croyait pas non plus.

256/1048

— Ce n’était pas un viol, shérif. EllieQuinlan a invité son assassin dans sachambre.

Il s’approcha de la fenêtre du fond où ilprit la place qu’occupait Larry quelquesminutes plus tôt, le regard perdu dans levide.

— Comment vais-je annoncer à ses par-ents et à son petit frère quelle a invité unmonstre dans son lit ? Qu’elle l’a laissé senourrir d’elle ? Comment leur dire ça ?

— Dans trois nuits – deux, en comptantcelle-là –, Ellie se relèvera d’entre les mortset pourra le leur expliquer elle-même.

St. John se tourna vers moi, livide. Ilsecoua lentement la tête.

— Ils veulent qu’on l’embroche.— Quoi ?— Ils veulent qu’on l’embroche. Ils re-

fusent qu’elle se transforme en vampire.Je baissai les yeux vers le corps encore

tiède et fis un signe de dénégation.

257/1048

— Elle se relèvera après-demain soir.— Sa famille ne le souhaite pas.— Si elle était déjà une vampire, ce

serait un meurtre de l’embrocher parce queses parents n’approuvent pas sa nouvelleexistence.

— Mais elle n’est pas encore une vam-pire. Pour l’instant, ce n’est qu’un cadavre.

— Il faudra que le médecin légiste ladéclare officiellement morte avant qu’onpuisse l’embrocher. Ça risque de prendre uncertain temps.

— Je connais le docteur Campbell. Ilfera une exception pour les Quinlan.

Je restai immobile, les yeux baissés surla fille.

— Elle n’avait pas l’intention de mourir,shérif. Ce n’est pas un suicide. Elle comptaitbien revenir.

— Vous ne pouvez pas le savoir ! lançaSt. John.

258/1048

— Je le sais, et vous le savez aussi ! Sinous l’embrochons avant qu’elle puisse se re-lever, ce sera un meurtre.

— Pas selon la loi.— Je ne vais pas couper la tête et pré-

lever le cœur d’une adolescente de dix-septans pour la seule raison que le style de viequ’elle a choisi ne convient pas à ses parents.

— Elle est morte, mademoiselle Blake.— Je sais. Et je sais aussi ce qu’elle

deviendra. Probablement mieux que vous.— Dans ce cas, vous comprenez pour-

quoi ses parents ne désirent pas que celaarrive.

Je continuai à dévisager St. John. Oui,je comprenais. Il fut un temps où j’aurais puliquider cette fille en toute conscience. Avecl’impression que j’aidais sa famille et que jelibérais son âme. À présent, je n’étais pluscertaine de rien.

— Laissez les Quinlan y réfléchir vingt-quatre heures. Faites-moi confiance. Pour le

259/1048

moment, ils sont horrifiés et submergés parle chagrin. Sont-ils vraiment en état de pren-dre des décisions à sa place ?

— Ce sont ses parents, s’obstina St.John.

— Oui, et dans deux jours, préféreront-ils quelle leur explique les raisons de songeste, ou qu’elle se décompose dans uncercueil ?

— Elle deviendra un monstre.— Peut-être. Mais nous devrions tem-

poriser jusqu’à ce qu’ils aient eu le temps d’ypenser. Le problème immédiat, c’est lebuveur de sang qui a fait ça.

— Absolument. Nous allons le retrouveret le tuer.

— Nous ne pouvons pas le tuer sans unmandat d’exécution.

— Je connais le juge du coin. Je peuxvous dégoter un mandat.

— Je n’en doute pas.

260/1048

— C’est quoi, votre problème ? cria St.John. N’avez-vous pas envie de le buter ?

Je me tournai vers la fille. Si son assas-sin avait vraiment voulu qu’elle se trans-forme, il aurait emporté le corps. Il l’auraitcachée jusqu’à ce qu’elle se relève, pour laprotéger des gens comme moi. S’il s’étaitsoucié d’elle...

— Si, j’ai très envie de le buter.— Tant mieux. Par où commençons-

nous ?— Eh bien... Le meurtre a eu lieu peu de

temps après la tombée de la nuit. Donc,notre vampire doit se reposer près d’ici dansla journée. Y a-t-il dans le coin une maisonabandonnée, une grotte ou un endroit où onpuisse cacher un cercueil ?

— Une vieille ferme à un kilomètre etdemi d’ici, et une grotte au bord de larivière... J’y allais souvent quand j’étais petit.Comme tous les gamins de la région.

261/1048

— Voilà la situation : si nous nousmettons à sa recherche maintenant, ilréussira probablement à éliminer quelques-uns d’entre nous. Mais si nous ne faisons ri-en, ce soir, il déplacera son cercueil, et nousne le retrouverons jamais.

— Nous allons le chercher dès ce soir.Maintenant.

— Depuis quand êtes-vous marié,shérif ?

— Cinq ans. Pourquoi ?— Vous êtes amoureux de votre

femme ?— Bien entendu. Nous sortions déjà en-

semble au lycée. Mais je ne vois pas lerapport.

— Lancez-vous à la poursuite de l’assas-sin et vous ne la reverrez peut-être jamais. Sivous n’avez jamais chassé de vampire aprèsla tombée de la nuit, vous n’avez aucune idéede ce qui vous attend, et rien de ce que jepourrais dire ne vous y préparera. Mais

262/1048

imaginez de ne plus revoir Beth. Ne plus luitenir la main. Ne plus entendre sa voix. Nouspouvons y aller demain matin. Le vampire nedéplacera pas forcément son cercueil ce soir,et s’il le fait, ce sera peut-être de la ferme à lagrotte, ou vice versa. Nous pourrions l’at-traper en plein jour sans risquer la vie depersonne.

— Pensez-vous vraiment qu’il nebougera pas cette nuit ?

Je pris une profonde inspiration.J’aurais voulu mentir. Dieu sait que j’auraisvoulu mentir !

— Non. Je crois qu’il détalera le plusloin possible d’ici. C’est pour ça qu’il est venuaprès le coucher du soleil : ça lui laisse toutle reste de la nuit pour s’enfuir.

— Dans ce cas, on y va ! lança St. John.— Très bien. Mais il y aura des règles à

respecter. Numéro un : c’est moi qui com-mande. J’ai déjà chassé des vampires, et jesuis toujours en vie, ce qui fait de moi une

263/1048

experte. Si vous m’obéissez en tout point,peut-être – et je dis bien : peut-être – quenous survivrons tous jusqu’à demain matin.

— Le vampire excepté !— Oui, c’est l’idée...Voilà très longtemps que je n’avais pas

chassé de vampire pendant la nuit et enpleine cambrousse. Mon matos était chezmoi, enfermé dans mon placard. Je n’avaispas le droit de le trimballer partout sans unmandat d’exécution en bonne et due forme.Tout ce que j’avais, c’était mon crucifix, deuxflingues et deux couteaux. Pas d’eau bénite,pas de croix supplémentaires, pas de fusil àpompe. Même pas de pieu et de maillet.

— Vous avez des balles en argent ?— Je peux en trouver.— Faites-le. Et aussi un fusil à pompe

avec des munitions en argent. Y a-t-il une ég-lise catholique ou épiscopalienne dans lecoin ?

— Bien sûr.

264/1048

— Il nous faudra de l’eau bénite et deshosties.

— Je savais qu’on pouvait asperger lesvampires d’eau bénite, mais pas qu’on pouv-ait les bombarder à coups d’hosties...

— Elles ne produisent pas exactementle même effet que des grenades. Je veux lesdonner aux Quinlan pour qu’ils en posentune devant chaque porte et chaque fenêtrede cette maison.

— Vous pensez que le vampirereviendra ?

— Non. Mais la fille l’a invité. Elle est laseule à pouvoir révoquer cette invitation, etdans son état... Jusqu’à ce que nous ayonsmis la main sur ce fils de pute, autant ne pasprendre de risques.

St. John hésita, puis hocha la tête.— Je vais aller à l’église, voir ce que je

peux faire.Il marcha vers la porte.— Shérif ?

265/1048

Il s’arrêta et se retourna vers moi.— Je veux le mandat avant que nous

partions. Pas question que je sois accusée demeurtre.

Il hocha la tête nerveusement, commeles chiens qu’on voit sur la plage arrière desbagnoles de beaufs.

— Vous l’aurez, mademoiselle Blake.Puis il sortit et referma la porte derrière

lui.Je restai seule avec la fille morte. Elle

gisait là, pâle et immobile, de plus en plusfroide et de plus en plus morte. Si ses parentsavaient leur mot à dire, elle le resterait. Etc’est à moi qu’il reviendrait de faire lenécessaire.

Il y avait des livres de classe éparpillésau pied du lit, comme si elle étudiait en at-tendant son assassin. J’en refermai un dubout du pied pour voir son titre. De l’algèbre.Elle révisait ses cours d’algèbre avant de se

266/1048

maquiller et d’enfiler sa nuisette noire. Etmerde !

267/1048

Chapitre 12

En attendant le mandat d’exécution, jem’entretins avec la famille. Ce n’est pas monpasse-temps préféré, mais dans le casprésent, ça s’imposait. Ellie n’avait pas étévictime d’une attaque aléatoire. Autrementdit, ses parents connaissaient sans doute levampire, ou ils l’avaient connu avant samort.

Le salon reprenait le thème pastel dureste de la maison, avec une prédominancede bleu. Beth St. John avait fait du café, etelle avait réquisitionné Larry pour porter unplateau. Elle n’avait aucune envie de revoir lecorps, et je ne pouvais pas l’en blâmer. J’ai

déjà vu des cadavres beaucoup plusamochés, mais chaque mort est poignant à safaçon. Offerte à moitié nue sur ses draps rosebonbon, Ellie Quinlan avait quelque chose depitoyable, même pour moi, qui ne l’avais pasconnue de son vivant. Contrairement à BethSt. John. Et ça ne devait pas lui faciliter leschoses.

Les parents et le frère d’Ellie se pelo-tonnaient sur le canapé blanc. Le père étaitun homme costaud, pas gros, mais avec desépaules carrées comme celles d’un joueur defootball américain. Ses courts cheveux noirsqui grisonnaient sur les tempes lui donnaientune allure très distinguée. Le teint vague-ment rougeaud plutôt que bronzé, il portaitune élégante chemise blanche dont il avaitdéfait le col, mais pas les boutons demanchette. Son visage était figé, immobilecomme un masque, comme s’il se passaitquelque chose de très différent sous la sur-face. Il semblait calme et parfaitement

269/1048

maître de lui-même, mais l’effort qu’il faisaitpour s’en donner l’air se voyait et de la colèrebrillait dans ses yeux sombres.

Il avait passé un bras autour des épaul-es de sa femme, qui s’appuyait contre lui enpleurant, les yeux fermés. Son maquillageavait coulé sur ses joues en longues traînéesmulticolores. Elle avait d’épais cheveuxbruns amidonnés par tous les produitsqu’elle mettait dessus pour obtenir une coif-fure aussi sophistiquée. Elle portait unchemisier rose à manches longues, impriméd’un délicat motif floral et un pantalon decouleur assortie. Pour tout bijou, elle arbo-rait son alliance et une croix en or.

Le garçon devait faire la même tailleque moi et il était aussi mince qu’unebranche de saule. Il n’avait pas encore eu sapoussée de croissance, et ça lui donnait l’airplus jeune qu’en réalité. La douceur de sapeau indiquait qu’il n’avait jamais eu unbouton d’acné. À l’évidence, un bon moment

270/1048

passerait avant qu’il doive utiliser un rasoir.Si Ellie avait dix-sept ans, il devait en avoirau moins quinze, voire seize, mais il n’enparaissait guère plus de douze. Il aurait pupasser pour une parfaite victime, sans sesyeux et la façon dont il se tenait. Malgré sonchagrin évident et les larmes qui séchaientsur ses joues, il semblait très sûr de lui, pleind’une intelligence et d’une rage qui devaientempêcher ses camarades de classe de le mal-mener. Il avait les cheveux aussi noirs queceux de son père, et sans doute aussi fins queceux de sa mère avant qu’elle les bousille àcoups de laque.

Un petit caniche noir était assis sur sesgenoux. Il avait aboyé comme une mitrail-lette jusqu’à ce que le garçon le prenne dansses bras. Un grognement sourd montait en-core de sa gorge couverte de poils bouclés.

— Tais-toi, Raven, lui ordonna sonjeune maître.

271/1048

Le caniche continua à grogner. Je dé-cidai de l’ignorer. S’il se jetait sur moi, j’ar-riverais sans doute à lui tenir tête. Aprèstout, j’étais armée.

— Monsieur et madame Quinlan, jem’appelle Anita Blake. J’ai quelques ques-tions à vous poser.

— L’avez-vous déjà embrochée ? de-manda l’homme.

— Non, monsieur Quinlan. Le shérif etmoi sommes d’accord pour attendre vingt-quatre heures.

— Son âme immortelle est en danger.Nous voulons que ce soit fait maintenant.

— Si vous êtes toujours dans les mêmesdispositions demain soir, je le ferai.

— Nous voulons que ce soit fait main-tenant ! répéta Quinlan père.

Il serrait sa femme si fort contre lui queses doigts s’enfonçaient dans son épaule. Elleouvrit les yeux et cligna des paupières en le-vant le nez vers lui.

272/1048

— Jeffrey, s’il te plaît... Tu me fais mal.M. Quinlan déglutit et relâcha son

étreinte.— Je suis désolé, Sally. Je suis désolé.Ces excuses semblèrent évacuer une

partie de sa colère. Son visage s’adoucit et ilsecoua la tête.

— Nous devons sauver son âme. Sa vien’est plus, mais son âme reste. Nous devonsau moins épargner ça.

Il fut un temps où je l’aurais cru aussi.Un temps où je proclamais que tous les vam-pires étaient des créatures maléfiques. Àprésent, je n’en étais plus si certaine. J’en aitrop rencontré qui n’avaient pas l’air siméchants que ça. Je reconnais le mal quandj’y suis confrontée, et je ne l’ai pas vu en eux.J’ignore ce qu’ils sont au juste, mais je saisque selon l’Église, ils sont damnés. Cela dit,pour cette même Église catholique, je le suisaussi. Du coup, quand elle a excommunié

273/1048

tous les exécuteurs de vampires, je suis dev-enue épiscopalienne.

— Êtes-vous catholique, monsieurQuinlan ?

— Oui. Qu’est-ce que ça peut vousfaire ?

— J’ai été élevée dans la foi catholique.Je suis donc bien placée pour comprendrevos croyances.

— Ce ne sont pas des croyances,mademoiselle... Rappelez-moi votre nom.

— Blake. Anita Blake.— Ce ne sont pas des croyances, ma-

demoiselle Blake, mais des faits. L’âme im-mortelle d’Ellie court le risque de la damna-tion éternelle. Nous devons l’aider.

— Comprenez-vous ce que vous me de-mandez de faire ?

— De la sauver !Je secouai la tête. Mme Quinlan me re-

gardait bizarrement. J’étais prête à parier

274/1048

que j’aurais pu déclencher une sacrée quer-elle familiale.

— Il faudra que je lui plonge un pieudans le cœur et que je lui coupe la tête.

J’omis de mentionner que j’exécute enréalité les vampires avec une cartouche defusil à pompe tirée à bout portant. C’est assezdégueu et il n’est pas question d’exposer lecadavre dans un cercueil ouvert. Mais çanous facilite les choses, à ma victime et àmoi.

Frissonnante, Mme Quinlan se blottitcontre son mari et enfouit son visage dans lecreux de son épaule, souillant sa chemise demaquillage.

— Essayez-vous de faire pleurer mafemme ?

— Non, monsieur, mais je veux quevous compreniez qu’après-demain soir, Elliese relèvera. Elle marchera et elle parlera.Après un moment, elle pourra même recom-mencer à vous fréquenter normalement.

275/1048

Mais si je l’exécute, elle sera définitivementmorte.

— Elle l’est déjà. Nous voulons que vousfassiez votre travail, affirma M. Quinlan.

Mme Quinlan refusait de me regarderen face. Ou elle partageait l’avis de sonépoux, ou elle ne se sentait pas la force de lecontredire. Même pour sauver sa fille.

Je pouvais toujours temporiser pendantvingt-quatre heures. Il était douteux queM. Quinlan change d’avis, mais je plaçais degrands espoirs en sa femme.

— Votre caniche aboie toujours face àdes inconnus ?

Les Quinlan me regardèrent en clignantdes yeux, comme une famille de lapins prisedans les phares d’une voiture. Le change-ment de sujet était un peu trop abrupt pourleur esprit embrumé par le chagrin.

— Quel rapport avec le problème ? de-manda M. Quinlan.

276/1048

— Il y a un meurtrier quelque part. Jevais l’attraper, mais j’ai besoin de votre aide.Je vous prie de répondre de votre mieux àmes questions.

— Je ne vois pas ce que mon chien vientfaire là-dedans...

Je soupirai et sirotai mon café. Ce typevenait de découvrir sa fille violée et assas-sinée – selon lui. L’horreur de la situationimposait que je me montre indulgente aveclui, mais il ne faudrait pas non plus qu’il ab-use de ma patience.

— Votre caniche a aboyé à s’en péter lescordes vocales quand je suis arrivée. Le fait-ilchaque fois qu’un inconnu entre dans cettemaison ?

Le garçon vit où je voulais en venir.— Oui, dit-il. Raven aboie toujours en

présence d’un inconnu.J’ignorai ses parents pour m’adresser à

la personne la plus raisonnable présentedans cette pièce.

277/1048

— Quel est ton nom ?— Jeff.Doux Jésus. Jeffrey Junior. J’aurais dû

m’en douter.— Combien de fois faudrait-il qu’il me

voie avant de cesser d’aboyer quand j’arrive ?Le garçon réfléchit en se mordillant la

lèvre inférieure. Mme Quinlan s’écarta deson mari et se redressa.

— Raven aboie toujours quandquelqu’un se présente à la porte, même s’il leconnaît.

— A-t-il aboyé ce soir ?Les deux parents froncèrent les

sourcils.— Oui, dit Jeff. Il a aboyé comme un

fou jusqu’à ce qu’Ellie le laisse entrer dans sachambre, juste après la tombée de la nuit.Quelques minutes plus tard, il estredescendu.

— Comment avez-vous découvert lecorps ?

278/1048

— Raven s’est remis à aboyer, et nousn’avons pas pu le faire taire. Ellie le laissetoujours entrer, d’habitude. Même quandelle a besoin d’intimité. (Il avait prononcé cemot comme s’il lui faisait lever les yeux auciel, d’ordinaire.)Mais cette fois, elle ne lui apas ouvert. Je suis monté frapper à sa porte,et elle n’a pas répondu. Raven grattait aubattant. Comme c’était fermé de l’intérieur,je suis allé chercher papa.

Une larme s’échappa de ses yeuxécarquillés.

— Vous avez déverrouillé la porte, mon-sieur Quinlan ?

— Oui. Et je l’ai trouvée étendue surson lit. Je n’ai pas pu la toucher. Elle étaitsouillée. Je...

Il suffoqua, ses efforts pour ne paspleurer faisant tourner son visage aupourpre.

Par-dessus la tête de sa mère, Jeff luipassa un bras autour des épaules. Raven

279/1048

gémit doucement et lécha la figure bar-bouillée de Mme Quinlan. Avec un petit rireétranglé, elle caressa ses poils bouclés.

J’avais envie de partir, pour les laisserfaire le deuil d’Ellie. Sa mort datait de si peuqu’ils n’en étaient pas encore à ce stade. Ilsrestaient sous le choc. Mais je ne pouvais pasme défiler. Le shérif St. John reviendrait bi-entôt avec le mandat d’exécution, et j’avaisbesoin du plus d’informations possible avantd’aller affronter les ténèbres.

Larry était assis dans un coin de lapièce, sur un fauteuil bleu clair. Tellement si-lencieux qu’on aurait pu l’oublier. Mais sesyeux vifs remarquaient tout, enregistrantchaque détail dans un coin de son esprit. Audépart, quand j’avais compris qu’il mémor-isait tout ce que je faisais et disais, ça m’avaitintimidée. Maintenant, je comptais dessus.

Beth St. John entra avec un plateau desandwichs, de café et de jus de fruits. Je neme souvenais pas que quiconque ait réclamé

280/1048

à boire ou à manger, mais je crois qu’ellecherchait à s’occuper pour ne pas regarderpleurer les Quinlan. Et je la comprenais...

Elle posa le plateau sur la table basse.Les Quinlan l’ignorèrent. Je saisis une nou-velle chope de café. Interroger une familleéplorée passe toujours mieux avec un peu decaféine.

Enfin, les Quinlan rompirent leur étre-inte de groupe. Le caniche fut transféré surles genoux de la mère, qu’encadraient sonmari et son fils. Tous deux me dévisageaientavec le même regard. Les miracles de lagénétique...

— Le vampire devait déjà être dans lachambre d’Ellie quand elle a fait entrerRaven à la tombée de la nuit, lançai-je.

— Ma fille n’aurait jamais invité ici sonassassin.

— Si elle avait dix-huit ans, monsieurQuinlan, ça ne serait même pas un meurtre.

281/1048

— Être involontairement transformé envampire est toujours un meurtre, quel quesoit l’âge de la victime.

— Je pense que votre fille connaissait cevampire-là. Et qu’elle l’a laissé entrer de sonplein gré.

— Vous êtes folle ! Beth, allez chercherle shérif. Qu’il fasse sortir cette femme de mamaison.

Beth se leva d’un air hésitant.— David est parti, Jeffrey. Je... L’ad-

joint Coltrain est là-haut avec le corps,mais...

— Dans ce cas, faites-le descendre ! criaM. Quinlan.

Beth me regarda puis se retourna verslui et tordit nerveusement ses petites mains.

— Jeffrey, c’est une exécutrice de vam-pires. Elle a l’habitude. Vous devriezl’écouter.

Quinlan se leva.

282/1048

— Ma fille a été violée et assassinée parun animal enragé. Je veux que cette femmesorte de ma maison. Tout de suite.

S’il n’avait pas été en larmes, je meserais énervée.

Beth me regarda. Elle était prête à l’af-fronter si j’avais besoin qu’elle le fasse. Beau-coup de points supplémentaires à son crédit.

— Quelqu’un que vous connaissez a-t-ildisparu ou est-il décédé récemment ?demandai-je.

Quinlan me dévisagea en plissant lesyeux. Il semblait désarçonné. Une fois deplus, j’étais passée trop vite du coq à l’âne.J’espérais réussir à le distraire pour l’em-pêcher de me jeter dehors avant que j’aie putirer de lui quelque chose d’intéressant.

— Quoi ?— Quelqu’un que vous connaissez a-t-il

disparu ou est-il décédé récemment ?répétai-je.

Il secoua la tête.

283/1048

— Non.— Andy a disparu, dit Jeff.De nouveau, son père secoua la tête.— Le sort de ce garçon ne nous con-

cerne pas.— Qui est Andy ? demandai-je.— Le petit ami d’Ellie, fit Jeff.— Elle ne sortait plus avec lui, grogna

Quinlan.Je captai le regard de son fils. Il m’ap-

prit qu’Ellie sortait bel et bien avec Andy, etque ça ne plaisait pas du tout à son cherpapa.

— Pourquoi n’aimiez-vous pas Andy,monsieur Quinlan ?

— C’était un criminel.— C’est-à-dire ?— Il avait été arrêté pour consomma-

tion de drogue.— Il fumait de l’herbe, précisa Jeff.Je commençais à regretter de ne pas

être seule avec lui. Il semblait savoir ce qui se

284/1048

passait, et il ne tentait pas de me le cacher.Comment me débarrasser de ses parentspour que nous ayons une petite conversationprivée ?

— Il exerçait une influence néfaste surma fille, et j’y ai mis un terme, affirmaQuinlan.

— Et depuis, il a disparu ? insistai-je.— Oui, fit Jeff.— Laisse-moi répondre aux questions

de Mlle Blake, mon garçon. C’est moi le chefde famille.

Le chef de famille. Ça faisait un bail queje ne l’avais pas entendue, celle-là.

— J’aimerais bien fouiller le reste de lamaison, au cas où le vampire serait entré parun autre endroit que la chambre d’Ellie. Jeff,tu pourrais me faire visiter ?

— Je peux le faire moi-même, ma-demoiselle Blake, dit M. Quinlan.

285/1048

— Pour le moment, votre femme a be-soin de vous. Vous êtes le seul à pouvoir laréconforter.

Mme Quinlan leva les yeux vers lui,puis vers moi, comme si elle n’était pas cer-taine de vouloir être rassurée, mais je savaisque cette idée flatterait la virilité masculinede son époux.

Il hocha la tête.— Vous avez peut-être raison. Pour le

moment, Sally a besoin de moi.Sally coopéra en nous gratifiant d’un

nouveau torrent de larmes, et en enfouissantson visage dans le pelage du caniche. Ravense débattit frénétiquement. Alors que Quin-lan se rasseyait et prenait sa femme dans sesbras, le chien en profita pour se dégager ettrottiner vers Jeff.

Je me levai. Larry m’imita. J’avançaivers la porte en faisant signe au garçon deme suivre.

Raven nous emboîta le pas.

286/1048

Jetant un coup d’œil par-dessus monépaule, je vis Beth St. John nous regardersortir d’un air envieux, comme si ellemourait d’envie de nous accompagner. Maiselle resta assise devant son plateau de sand-wichs dont personne ne voulait et son caféqui refroidissait à la vitesse grand V. Commeun bon petit soldat. Elle n’abandonnerait passon poste.

Je refermai la porte derrière moi avecun soulagement très lâche, ravie que tenir lamain des Quinlan ne soit pas mon boulot.Par comparaison, affronter un vampire, fût-ce en pleine nuit, ne me semblait plus aussiterrible.

Évidemment, j’étais toujours en sécur-ité dans la maison. Une fois dehors, jechangerais peut-être d’avis.

287/1048

Chapitre 13

Dans le hall, l’air semblait plus frais etplus facile à respirer. Mais c’était sans doutemon imagination. Le caniche me reniflait lespieds en grognant. Jeffrey le ramassa et lefourra sous son bras, un geste qu’il avait déjàdû faire des centaines de fois.

— Vous ne voulez pas vraiment fouillerla maison, n’est-ce pas ?

— Non, reconnus-je.— Papa n’est pas méchant, vous savez.

C’est juste que... (Il haussa les épaules.) Il atoujours raison, et ceux qui ne sont pas d’ac-cord avec lui ont forcément tort.

— Je sais. Et je sais aussi qu’il a latrouille. En général, ça rend les gensagressifs.

Jeff fit la grimace. Ça devait être lapremière fois que quelqu’un accusait sonpère d’avoir peur de quelque chose.

— Andy et ta sœur, c’était sérieux ?Junior regarda la double porte fermée

du salon et baissa la voix.— Papa vous dirait que non, mais en

réalité... c’était très sérieux.— Nous ne sommes pas obligés d’en

parler ici, dis-je. Si tu veux aller dans uneautre pièce...

— Vous êtes vraiment une chasseuse devampires ?

En d’autres circonstances, je crois qu’ilaurait été très excité de me rencontrer. Pourun ado, il est difficile de ne pas trouver su-percool une nana qui gagne sa vie en plant-ant des pieux dans la poitrine de créaturessurnaturelles.

289/1048

— Oui, et nous relevons aussi deszombies.

Jeff eut l’air surpris.— Tous les deux ?— Je suis un réanimateur quasiment

diplômé, affirma Larry.Jeff secoua la tête.— Venez. Nous serons mieux dans ma

chambre...Il marcha vers l’escalier, et nous le

suivîmes.Si j’avais été flic, interroger un mineur

sans la présence d’un parent ou d’un avocataurait été illégal. Mais je n’étais pas flic (pourune fois que ça me servait à quelque chose !),et Jeff n’était pas un suspect. J’allais simple-ment lui soutirer des informations sur la viesexuelle de sa grande sœur. Les enquêtes surles meurtres ne sont jamais plaisantes, et cen’est pas toujours à cause du cadavre.

Arrivé au sommet des marches, Jeffhésita et regarda vers l’autre bout du couloir.

290/1048

L’adjoint Coltrain était devant la chambred’Ellie, le menton levé et les mains croiséesdans le dos, à l’affût d’un éventuel intrus. Laporte était ouverte. J’imagine qu’il était au-dessus de ses forces de rester dans la pièce.

Quand il vit Jeff, il ferma la porte der-rière lui. C’était sympa de sa part, mais çaaurait pu lui être fatal. Un vampire assez an-cien aurait pu entrer dans la chambre sansqu’il s’en aperçoive, et ouvrir la porte à lavolée avant qu’il ait le temps de dégainer sonflingue. Les morts-vivants ne font pas debruit.

Je me demandai si je devais lui en fairela remarque, mais décidai de fermer les yeux.Si l’assassin avait voulu tuer d’autres per-sonnes dans cette maison, il l’aurait déjà fait.Il aurait pu buter toute la famille ! Au lieu deça, quand le chien avait aboyé, il s’était enfui.Donc, il était nouveau dans la partie, encoremal habitué à ses pouvoirs.

291/1048

Personnellement, je misais sur le petitami, Andy. Il se pouvait qu’il soit parti enCalifornie chercher la fortune et la gloire,mais j’en doutais. Cela dit, je gardais l’espritouvert à toute autre hypothèse.

Jeff ouvrit la porte la plus près de l’es-calier et entra. Sa chambre était plus petiteque celle d’Ellie – être l’aînée a des avant-ages –, mais elle semblait aussi appartenir àquelqu’un de beaucoup plus jeune avec sonpapier peint beige, couvert de cow-boys etd’Indiens, et son couvre-lit assorti. Il n’yavait pas un seul poster de pin-up ou desportifs sur les murs.

Dans un coin, j’aperçus un bureau surlequel s’empilaient des bouquins. Une petitepile de vêtements gisait devant la penderie.Raven s’en approcha pour les renifler ; Jeff lechassa et, d’un coup de pied, expédia sesfringues dedans avant de refermer la porte.

— Asseyez-vous où vous pourrez, nousinvita-t-il.

292/1048

Il tira la chaise de son bureau et secampa près de la fenêtre sans trop savoirquoi faire. Je doutais qu’il ait souvent invitédes adultes dans sa chambre. Les parents necomptaient pas. Et j’imaginais mal les Quin-lan venir parler avec lui des choses de la vie.

Je pris la chaise. Il me semblait que Jeffserait moins mal à l’aise si c’était Larryplutôt que moi qui s’asseyait avec lui sur sonlit. Sans compter que je n’étais pas encorehabituée à porter des jupes si courtes, et qu’ilm’arrivait parfois d’oublier que je devaisgarder les jambes serrées.

Larry se laissa tomber sur le lit ets’adossa au mur. Jeff cala des oreillers dansle coin et s’installa confortablement près delui. Raven les rejoignit d’un bond, tournadeux ou trois fois en rond et finit par s’al-longer sur les jambes de son maître.

— Andy et ta sœur... Ils étaient chauds ?demandai-je tout de go.

293/1048

Et tant pis pour les préliminairesd’usage.

Jeff nous regarda tous les deux. Larrylui adressa un sourire encourageant.

Il se dandina un peu contre ses oreillersavant de répondre :

— Plutôt, ouais. Ils n’arrêtaient pas dese baver dessus au lycée.

— Ça devait être embarrassant...— Vous l’avez dit. C’était ma sœur, elle

n’avait qu’un an de plus que moi, et ce typela tripotait devant tout le monde...

Il secoua la tête en triturant les oreillesdu caniche et en caressant son petit corpspoilu comme s’il puisait du réconfort dans cegeste familier.

— Tu aimais bien Andy ?Il haussa les épaules.— Il était plus vieux que nous et assez

cool, mais... Non. Je pensais qu’Ellie auraitpu trouver mieux.

— Pourquoi ?

294/1048

— Andy fumait de l’herbe et il nevoulait pas aller à la fac. En réalité, il n’avaitl’intention d’aller nulle part. Sortir avec masœur lui suffisait. Comme s’ils pouvaientvivre d’amour et d’eau fraîche, ou une âneriedans le genre.

Moi aussi, je trouvais ça excessivementstupide.

— Et quand ton père est intervenu, ont-ils arrêté de se voir ?

— Au contraire. Je crois qu’en interd-isant à Ellie de sortir avec Andy, il lui a don-né encore plus envie d’être avec lui. Elle s’estsimplement montrée un peu plus discrètequ’avant.

Ah, le bel esprit de contradiction de lajeunesse...

— Quand Andy a-t-il disparu ?— Il y a deux semaines environ. Et sa

voiture aussi. Du coup, tout le monde apensé qu’il s’était enfui. Mais il n’aurait

295/1048

jamais laissé Ellie. Même s’il était un peudérangé, il ne l’aurait pas abandonnée.

— Ellie a-t-elle paru affectée par sadisparition ?

Jeff fronça les sourcils et serra lecaniche contre sa poitrine. Raven lui lécha lementon avec sa petite langue rose.

— C’était ça le plus bizarre. Je sais bienqu’elle devait faire semblant de s’en foutredevant papa et maman, mais même au lycéeou quand on traînait avec nos copains, ellen’avait pas l’air de s’en soucier. Ça m’asoulagé. Je veux dire, Andy était un minable,mais elle se conduisait comme si elle n’ar-rivait pas à croire qu’il soit parti, ou commesi elle savait quelque chose que les autres ig-noraient. Je me suis dit qu’il avait dû allerchercher du boulot hors de la ville, et qu’ilreviendrait la chercher plus tard.

— C’est peut-être ce qu’il a fait,déclarai-je.

— Que voulez-vous dire ?

296/1048

— Je pense qu’Andy est le vampire quia tué ta sœur.

— Vous vous trompez. Andy aimait El-lie. Il n’aurait pas fait une chose pareille.

— S’il est devenu un vampire, il a cru,en la transformant, qu’il ne la tuerait pas,mais lui accorderait la vie éternelle.

Jeff secoua la tête. Raven se dégagea deson étreinte comme s’il le serrait trop fort. Ilsauta de ses genoux et s’allongea sur lecouvre-lit.

— Andy n’aurait jamais fait de mal à El-lie, s’obstina Jeff. Mourir, ça doit forcémentfaire mal.

— J’imagine que oui, dis-je.— Les buissons, sous la fenêtre du fond

de sa chambre, sont tout écrasés, intervintLarry.

Je me tournai vers lui.— Répète-moi ça ?Il eut un sourire ravi.

297/1048

— Tout à l’heure, j’ai fait le tour de lamaison. C’est pour ça que je suis resté dehorssi longtemps, quand tu m’as envoyé chercherdes gants dont tu n’avais pas besoin. Lesbuissons, sous la fenêtre de la chambre d’El-lie, sont écrasés, comme si quelque chose delourd leur était tombé dessus.

Il me fallut un moment pour visualiserLarry seul dans les ténèbres, sans aucunearme à part son crucifix. Cette idée me fitfrissonner. J’ouvris la bouche pour l’en-gueuler et la refermai aussitôt. Il ne faut ja-mais rabaisser quelqu’un en public, à moinsd’avoir une très bonne raison de le faire.

— Il y avait des empreintes ? demandai-je calmement.

Je m’accordai une douzaine de pointsde bonus pour avoir réussi à maîtriser mavoix.

— Tu me prends pour SherlockHolmes ? De toute façon, le sol est couvertd’herbe à cet endroit, et il n’a pas plu depuis

298/1048

longtemps. Je ne crois pas qu’il y aura detraces. (Larry fronça les sourcils.) Tu es cap-able de pister les vampires ?

— Pas en règle générale, mais s’il estaussi nouveau que je le pense, j’ai peut-êtreune chance. (Je me levai.) Il faut que j’ailledemander quelque chose à l’adjoint dushérif. Merci de ton aide, Jeff.

Je lui tendis la main. Il hésita avant dela serrer maladroitement, comme s’il n’avaitpas l’habitude.

Je marchai vers la porte, et Larry mesuivit.

— Vous allez le retrouver et le tuer,même si c’est Andy ? lança Jeff dans notredos.

Je me tournai vers lui. Ses yeuxsombres étaient toujours pleins d’intelli-gence et de détermination, mais j’y lus aussila peur d’un petit garçon qui avait besoinqu’on le rassure.

— Oui, nous le retrouverons.

299/1048

— Et vous le tuerez ? insista-t-il.— Et nous le tuerons.— Tant mieux.Pas l’expression que j’aurais choisie...

Mais ce n’était pas ma sœur qui gisait dans lapièce voisine.

— Tu as une croix ? demandai-je.Il se rembrunit, mais hocha la tête.— Sur toi ?— Non.— Va la chercher et porte-la jusqu’à ce

que nous l’ayons attrapé, d’accord ?— Vous croyez qu’il reviendra ?De nouveau, la peur brillait dans son

regard.— Non, mais on ne sait jamais.Il se leva et s’approcha de son bureau.

Ouvrant un tiroir, il en sortit une chaîne aubout de laquelle se balançait une minusculecroix en or. Je le regardai la passer autour deson cou pendant que le caniche nous obser-vait d’un air anxieux.

300/1048

Je souris.— On se revoit plus tard.Jeff hocha la tête en tripotant sa croix.

Chez lui, la frayeur était en train de prendrele dessus sur le choc. Nous le laissâmes auxtendres soins de Raven.

— Tu crois vraiment que le vampire re-viendra ? demanda Larry lorsque nous fûmesdans le couloir.

— Non, mais au cas où tes investiga-tions nocturnes lui donneraient des idées, jepréfère que Jeff ait au moins une croix surlui.

— Hé hé. J’ai trouvé un indice, se ré-jouit Larry.

L’adjoint Coltrain nous regardait fix-ement. Je baissai la voix avant de répliquer :

— Oui, et tu es sorti tout seul, sansarme, alors qu’un vampire, qui a déjà tué unefois, se balade en liberté dans les parages.

— Tu as dit que c’était un vampire toutnouveau.

301/1048

— Pas avant que tu sortes me chercherdes gants.

— Je l’avais peut-être déduit tout seul,s’entêta Larry.

Visiblement, au lieu de prendre monavertissement à cœur, il était prêt à recom-mencer à la première occasion.

— Les nouveaux vampires peuventquand même te tuer, Larry.

— Pas si j’ai une croix.Là, il marquait un point. Très peu de

morts-vivants récemment transformés sur-montent la douleur que leur vaut un crucifix,ou savent utiliser leurs pouvoirs mentauxpour forcer leur proie à l’enlever.

— C’est vrai, mais où est donc le vam-pire qui l’a engendré ? Il pourrait avoir deuxsiècles, pour ce que nous en savons. Et il nedoit pas être bien loin.

Larry pâlit.— Je n’avais pas pensé à ça...— Moi, si.

302/1048

Il haussa les épaules et eut le bon goûtde prendre un air embarrassé.

— C’est pour ça que tu es la patronne.— Exactement. Tâche de ne pas

l’oublier.— D’accord, d’accord. Je promets d’être

sage.— Génial. Maintenant, allons demander

à l’adjoint Coltrain s’il connaît quelqu’un quipourrait pister notre assassin.

— Il est vraiment possible de pister unvampire ?

— Un vampire vieux de moins de deuxsemaines, qui tombe d’une fenêtre et s’étalede tout son long dans des buissons... peut-être. Dans le pire des cas, ça devrait réduirele champ de nos investigations.

Larry me fit un grand sourire.— J’admets que savoir qu’il est tombé

de la fenêtre nous sera utile. Je n’aurais paspensé à chercher des empreintes dehors.

303/1048

Si son sourire s’élargissait encore, il al-lait finir par se déchirer quelque chose.

— Et si un vampire assez vieux pour ig-norer ta croix t’avait bouffé la figure, jen’aurais jamais su que l’assassin était tombéde la fenêtre, ajoutai-je.

— Ah, Anita. J’ai été bon, sur ce coup.Je secouai la tête. Larry avait déjà ren-

contré pas mal de vampires, mais ça ne suff-isait pas. Il ne mesurait pas leur sauvagerie.Ni l’étendue de leurs pouvoirs. Il n’avait pasencore de cicatrices. S’il restait dans la partieassez longtemps pour décrocher sa licence,cela changerait forcément.

Que Dieu lui vienne en aide !

304/1048

Chapitre 14

Le vent était frais et charriait uneodeur de pluie. Je tournai mon visage vers sadouce caresse. L’air sentait la verdure.

Plantée sur la pelouse des Quinlan, jelevai le nez. La fenêtre d’Ellie brillait commeun feu de signalisation jaune. C’était elle quil’avait ouverte, mais c’était son père qui avaitallumé la lumière. La jeune fille avait ren-contré son amant vampire dans le noir. Sansdoute pour ne pas voir le cadavre ambulantqu’il était devenu.

J’avais de nouveau enfilé ma com-binaison, ne remontant qu’à moitié la fer-meture Éclair pour pouvoir dégainer mon

Browning en cas de besoin. Comme je n’avaisapporté qu’un holster de cuisse pour le Fire-star, je l’avais fourré dans une de mespoches : pas trop pratique, mais toujoursmieux que de ne pas l’avoir sur moi. Un hol-ster de cuisse n’est pas l’idéal avec uneminijupe.

Larry portait son flingue dans un hol-ster d’épaule. Il se tenait derrière moi, se tor-tillant pour mettre en place les lanières. Enprincipe, elles ne sont pas trop gênantes,mais pas vraiment confortables non plus. Unpeu comme les bretelles d’un soutien-gorge.A la longue, on finit par s’y habituer.

Il avait mis ma combinaison de re-change sans la fermer, les pans lui battant letorse. Le pinceau d’une lampe torche nousfrappa, éclairant sa croix et m’aveuglant àmoitié.

— Maintenant que vous avez bousilléma vision de nuit, écartez ce foutu machin demes yeux ! criai-je.

306/1048

Des éclats de rire masculins retentirentde l’autre côté de la lampe. Deux flics del’État venaient d’arriver à temps pour sejoindre à notre chasse. Oh, joie.

— Wallace, lança l’un d’eux, obéis à ladame.

Il avait une voix basse et vaguementmenaçante. Le genre qu’on imagine très bienlancer : « Les mains sur le capot et lesjambes écartées ! » Et où on capte le sous-entendu : « Sinon... »

L’agent Granger s’approcha de nous, sapropre lampe braquée vers le sol. Il n’étaitpas aussi grand que son collègue, et un bour-relet commençait à se faire la malle par-des-sus sa ceinture, mais il se déplaçait dans l’ob-scurité en sachant ce qu’il faisait. Comme s’ilavait déjà traqué un prédateur dans lesténèbres. Pas forcément un vampire, maispeut-être un assassin humain.

Wallace nous rejoignit à son tour, lefaisceau de sa lampe voletant autour de nous

307/1048

telle une luciole géante. Il n’était plus dansmes yeux, mais il m’empêchait toujours devoir dans le noir.

— Vous voulez bien éteindre ça... s’ilvous plaît ?

Wallace fit un pas de plus vers moi etme toisa de toute sa hauteur considérable. Ilétait bâti comme un joueur de footballaméricain, avec de très longues jambes. L’ad-joint Coltrain et lui pourraient faire un brasde fer plus tard. Pour l’instant, je voulaissimplement qu’il ne me serre pas d’aussiprès.

— Laisse tomber, Wallace, fit Granger,qui avait déjà éteint sa propre lampe.

— Si je fais ça, je n’y verrai plus rien, ditson collègue.

— Vous avez peur du noir ? demandai-je.

Larry éclata de rire. Mauvaise idée.Wallace se tourna vers lui.

— Vous trouvez ça drôle ?

308/1048

Il marcha sur Larry jusqu’à ce qu’ils setouchent presque, utilisant sa taille et sa car-rure pour l’intimider. Mais Larry est commemoi. Ayant toujours été petit, il s’est fait mal-mener souvent et il en faut beaucoup pluspour l’impressionner.

— C’est vrai ? demanda-t-il.— Vrai que quoi ?— Que vous avez peur du noir.La réanimation n’est pas la seule tech-

nique que je lui ai enseignée. Malheureuse-ment pour lui, c’est un mec. Je peux emmer-der les gens sans qu’ils pensent à me balan-cer leur poing dans la figure. Larry n’a pascette chance.

Wallace le saisit par les revers de sacombinaison et le souleva jusqu’à ce queseuls ses orteils touchent encore le sol. Salampe torche tomba et roula dans l’herbe,éclaboussant nos chevilles de lumière.

L’agent Granger s’approcha, mais netoucha pas Wallace. Malgré l’obscurité, je

309/1048

distinguais la tension dans ses épaules etdans ses bras. Pas parce qu’il soulevait Larry,mais parce qu’il mourait d’envie de le frap-per et qu’il se retenait.

— Repose-le, ordonna Granger. Il nevoulait pas se moquer de toi.

Wallace se contenta de rapprocherLarry de lui, comme s’il entendait lui arrach-er la tête d’un coup de dents. Un carré de lu-mière jaune tomba sur son visage. Le musclede sa mâchoire saillait et puisait comme s’ilallait se rompre d’un instant à l’autre. Il avaitune cicatrice sous le maxillaire et elle dis-paraissait dans le col de sa veste.

Wallace était nez à nez avec Larry.— Je n’ai peur de rien, dit-il avec

difficulté.Je fis un pas vers lui. Comme il était

penché sur Larry, il me suffit de me dressersur la pointe des pieds pour lui chuchoter àl’oreille :

— Jolie cicatrice, Wallace.

310/1048

Il sursauta comme si je l’avais mordu,et lâcha Larry si brusquement qu’il tituba enarrière. Puis il se tourna en levant un poingpour me l’abattre sur la figure.

Au moins, Larry n’avait plus rien àcraindre.

Wallace fit mine de me frapper. Je dévi-ai son bras sur le côté, et, alors qu’iltrébuchait, lui flanquai un bon coup de gen-ou dans l’estomac. Je me retins à grand-peine d’y mettre toute la force nécessairepour lui faire vraiment mal. C’était un flic.Un gentil. En principe, j’évite de brutaliserles gens de mon camp.

Puis je reculai pour me mettre hors desa portée, en souhaitant que sa tentativeratée ait un peu refroidi ses ardeurs. J’auraispu l’amocher salement la première fois.Maintenant, il serait sur ses gardes. Doncplus difficile à toucher.

Il faisait trente centimètres et environcinquante kilos de plus que moi. Si la

311/1048

bagarre tournait au vilain, j’étais dans lamerde. J’espérais vraiment ne pas avoir à re-gretter mon geste chevaleresque.

Wallace finit à quatre pattes près desbuissons qui entouraient la maison. Il se re-dressa plus vite que je ne l’aurais voulu maisresta plié en deux, les mains posées sur sesgenoux. Puis il leva les yeux vers moi. Jen’aurais pas su interpréter son expression,mais elle ne semblait pas complètement hos-tile. Plutôt inquisitrice, comme si je l’avaissurpris. J’ai souvent droit à ce genre deregard.

— Ça va, Wallace ? demanda Granger.Son collège hocha la tête en silence. Il

est toujours un peu difficile de parler aprèss’être pris un grand coup dans le bide.

Granger se retourna vers moi.— Et vous, mademoiselle Blake ?— Je suis au poil.— J’ai vu ça.

312/1048

Larry se rapprocha de moi. Il était tropprès. Si Wallace revenait à la charge, j’auraisbesoin de plus de place pour manœuvrer. Jesavais que Larry cherchait seulement à memanifester son soutien. Dès que nous auri-ons fait de lui un tireur potable, il faudraitque je lui enseigne les bases du combat àmains nues.

Pourquoi le former à se servir d’unflingue avant de lui apprendre à se battre ?Parce qu’on ne fait pas de bras de fer avec unvampire : on le canarde. Larry survivrait àune rossée de Wallace, pas à une attaque demort-vivant, s’il était infoutu de lui loger uneballe dans le cœur ou de lui faire exploser lacervelle.

— Vous étiez avec lui quand il a récoltécette cicatrice ? demandai-je.

— Non... Et son premier partenaire nes’en est pas sorti...

— Un vampire l’a eu ?— Ouais.

313/1048

Wallace se releva lentement et tendit ledos comme pour faire craquer ses vertèbres.

— Bien envoyé, commenta-t-il.Je haussai les épaules.— C’était mon genou, pas mon poing.— C’était bien envoyé quand même. Je

n’ai pas d’excuse pour ce que je viens defaire.

— En effet.Il baissa les yeux sur ses chaussures,

puis les releva.— Je ne sais pas ce qui m’a pris.— Venez avec moi.Je m’éloignai dans les ténèbres sans re-

garder en arrière, comme si je ne doutais pasqu’il me suivrait. Cette technique fonctionneplus souvent qu’on ne pourrait le croire.

Wallace m’emboîta le pas. Il s’était ar-rêté pour ramasser sa lampe torche, mais ill’avait courageusement éteinte.

Je m’immobilisai à la lisière des bois etsondai l’espace entre les arbres, laissant mes

314/1048

yeux s’habituer à l’obscurité. Je ne cherchaisrien de particulier, essayant simplement devoir tout ce qu’il y avait à voir, et de capterun mouvement éventuel. Le vent agitait lesbranches, mais c’était un mouvementgénéral comme celui des vagues de l’océan.

Et ce n’étaient pas les arbres quim’inquiétaient.

Wallace se tapotait la cuisse avec salampe éteinte. J’avais envie de lui dire d’ar-rêter, mais je m’abstins. Si ça pouvait le ré-conforter, je m’en accommoderais.

Je laissai le silence durer. Le vent re-doubla de vigueur, emplissant la nuit del’odeur d’une averse imminente.

Wallace empoigna sa lampe à deuxmains. Je l’entendis prendre une inspirationhaletante.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il.— Le vent...— Vous en êtes sûre ?— Quasiment.

315/1048

— Que voulez-vous dire ?— C’est le premier vampire que vous

poursuivez depuis la mort de votrepartenaire ?

— Granger vous a raconté ?— Oui, mais j’avais déjà vu votre cou. Je

me doutais bien de ce qui vous était arrivé.J’aurais voulu lui dire qu’il n’y avait ri-

en de honteux à avoir peur. Moi aussi, j’avaisla trouille. Mais Wallace était un flic et je nele connaissais pas assez pour savoir com-ment il réagirait à mes paroles réconfort-antes. En revanche, je devais savoir s’il mesuivrait dans ces bois. Et si je pouvais compt-er sur lui. S’il restait aussi effrayé, ce neserait pas possible.

— Que s’est-il passé ?Le faire parler de ça n’était peut-être

pas une bonne idée, mais comme l’ignorer nemarchait pas non plus...

Il secoua la tête.

316/1048

— D’après le QG, c’est vous qui com-mandez. Ça ne me dérange pas. Je ferai ceque vous me direz de faire. Mais je ne suispas obligé de répondre à des questionspersonnelles.

Je ne voulais pas me donner la peined’enlever ma combinaison, et encore moinsme retrouver avec les bras coincés. Aussi, jeme contentai de défaire le premier bouton demon chemisier et d’écarter le col.

— Qu’est-ce que vous faites ? demandaWallace.

— Vous avez une bonne visionnocturne ?

— Pourquoi ?— Vous voyez ma cicatrice ?— De quoi parlez-vous ?Il semblait méfiant. Comme s’il me

soupçonnait d’être cinglée.J’aurais vu la cicatrice. Mais les gens

n’ont pas une aussi bonne vision nocturneque moi.

317/1048

— Donnez-moi votre main, ordonnai-je.— Pourquoi ?— C’est une offre unique et limitée dans

le temps. Ne discutez pas, contentez-vous deme donner votre putain de main !

Il obéit en hésitant, après avoir jeté unregard à Larry et à Granger qui nous at-tendaient près de la maison. Sa main étaitglacée. Il crevait de peur, même s’il refusaitde l’avouer.

Je fis courir ses gros doigts rugueux lelong de ma clavicule. Quand il effleura letissu cicatriciel, Wallace sursauta comme s’ilvenait de recevoir une décharge électrique.Je lâchai sa main, et il suivit les contours dema cicatrice de son plein gré.

Puis il retira lentement sa main, en sefrottant le bout des doigts comme pour en ef-facer le souvenir de ma peau.

— Qui vous a fait ça ?— Un vampire qui bouffait comme un

porc.

318/1048

— Doux Jésus...— Ouais. (Je reboutonnai mon

chemisier.) Dites-moi ce qui s’est passé, Wal-lace. Je vous en prie.

Il me dévisagea un moment, puis hochala tête.

— Harry et moi avons reçu un appel :quelqu’un avait découvert un cadavre à lagorge arrachée.

Il s’exprimait sur un ton neutre, mais jesavais qu’il revoyait tout dans sa tête. Lascène se déroulait de nouveau derrière sesyeux.

— On est allés à l’endroit indiqué.C’était un chantier. On était seuls avec noslampes torches. Il y a eu un sifflement,comme celui du vent, et quelque chose afrappé Harry. Je l’ai vu tomber sous le poidsd’un homme. Il a hurlé, et j’ai sorti monflingue. J’ai tiré dans le dos de son agresseuret j’ai dû le toucher trois ou quatre fois. Il atourné la tête vers moi. Son visage était

319/1048

couvert de sang. Je n’ai pas eu le temps deme demander pourquoi, parce qu’il m’a at-taqué. J’ai juste pu lui vider mon chargeurdessus avant de toucher le sol.

Il prit une profonde inspiration, sesgrosses mains serrées sur sa lampe. Lui aussiavait le regard perdu entre les arbres, maiscontrairement à moi, il ne cherchait pas devampire. En tout cas, pas celui qui avait as-sassiné Ellie Quinlan.

— Il a déchiré mon blouson et machemise comme si c’était du papier. J’ai es-sayé de le repousser, mais... il m’a immobil-isé avec son regard. Et quand il m’a mordudans le cou, je voulais qu’il le fasse. Je levoulais plus que je n’avais jamais voulu quoique ce soit.

Il se détourna comme pour me dissim-uler son embarras.

— Quand j’ai repris connaissance, ilétait parti. Harry était mort. Mais moi,j’avais survécu.

320/1048

Il me fit face et me regarda dans lesyeux.

— Pourquoi ne m’a-t-il pas tué, ma-demoiselle Blake ?

Je le dévisageai, émue par sa détresse,sans savoir ce que je pouvais lui répondre.

— Je l’ignore, Wallace, avouai-je enfin.Il voulait peut-être vous transformer. Je nepeux pas vous dire pourquoi vous et pasHarry. Vous avez fini par l’attraper ?

— La maîtresse locale a envoyé sa têtedans un carton au commissariat. Avec unmessage nous priant d’excuser sa grossièreté.C’est le mot exact qu’elle a employé :« grossièreté ».

— Il est difficile de considérer çacomme un meurtre quand on se nourrit soi-même d’êtres humains.

— Ils le font tous ?— Je n’en ai jamais rencontré aucun qui

s’abstienne.

321/1048

— Ne pourraient-ils pas se contenter demanger des animaux ?

— En théorie, oui. En pratique, ilsemble que leur sang soit dépourvu de cer-tains nutriments.

La vérité, c’est que se nourrir a quelquechose de sexuel pour les vampires. Ils nesont pas zoophiles, donc, ils n’envisagent pasde le faire avec des animaux. Mais je ne pen-sais pas que cette analogie plaise à l’agentWallace.

— Vous pouvez faire ça, Wallace ?— Faire quoi ?— Partir à la chasse aux vampires en

pleine nuit.— C’est mon boulot.— Je ne vous ai pas demandé si c’était

votre boulot, mais si vous pouviez aller à lachasse aux vampires en pleine nuit.

— Vous croyez qu’ils sont plusieurs ?— Mieux vaut partir de ce principe.— Je suppose que oui.

322/1048

— Vous avez peur ?— Et vous ?Je me tournai vers la forêt obscure. Les

arbres s’agitaient et gémissaient sous l’assautdu vent. Il y avait du mouvement partout. Bi-entôt, la pluie tomberait et le peu de lumièreque dispensaient les étoiles disparaîtrait.

— Oui, j’ai peur.— Mais vous êtes une chasseuse de

vampires, dit Wallace. Comment pouvez-vous faire ça nuit après nuit, si ça vous faitpeur ?

— Chaque conducteur arrêté pour in-fraction au code de la route pourrait êtrearmé et vous tirer dessus... Ça vous fout latrouille ?

Wallace haussa les épaules.— C’est mon boulot.— Et ça, c’est le mien.— Mais vous avez peur ?Je hochai la tête.

323/1048

— De la racine des cheveux jusqu’aubout des orteils.

La voix de Larry retentit derrière nous.— Le shérif est revenu, appela-t-il. Il a

le mandat.Wallace et moi nous regardâmes.— Vous avez des balles en argent ?— Oui.Je souris.— Dans ce cas, allons-y. Tout va bien se

passer.J’en étais convaincue. Wallace ferait

son boulot. Je ferais le mien. Nous ferionstous notre boulot. Et demain matin, certainsseraient vivants et d’autres non.

Bien entendu, nous avions peut-être af-faire à un seul vampire nouvellement trans-formé. Dans ce cas, nous aurions tous unechance de voir le soleil se lever. Mais jen’avais pas vécu aussi longtemps grâce à unoptimisme forcené. Supposer le pire est

324/1048

toujours plus sûr. Et généralement plusproche de la vérité.

325/1048

Chapitre 15

Je me suis habituée au fusil à pompe àcanon scié que je garde à la maison. Je saisque c’est illégal, mais l’arme est facile à port-er et elle me permet de transformer lesmorts-vivants en steaks hachés. Que pourraitdésirer de plus une chasseuse de vampiresmoderne ?

— Pourquoi je n’ai pas droit à un fusil,moi aussi ? gémit Larry.

Il avait l’air sérieux, mais je secouai latête.

— Quand tu sauras te servir de ton 9mm, on en reparlera.

— Génial !

Oh, l’enthousiasme de la jeunesse !Larry n’a que quatre ans de moins que moi.Parfois, j’ai l’impression qu’un millénairenous sépare.

— Il ne va pas nous tirer accidentelle-ment dans le dos, pas vrai ? demanda l’ad-joint Coltrain.

— Il a promis de s’abstenir.Coltrain me dévisagea comme s’il

n’était pas certain que je plaisantais.Le shérif St. John nous rejoignit à la

lisière des bois. Lui aussi avait un fusil àpompe. Restait à espérer qu’il sache s’en ser-vir. Wallace utilisait le fusil à pompe de sonunité, et Granger portait un fusil sophistiquéqui ressemblait à une arme de sniper. Pasl’outil approprié pour la mission de ce soir,ce que je m’étais empressée de lui faire re-marquer. Il n’avait pas répondu, et j’avaislaissé tomber. Après tout, c’était sa peau etson fusil.

327/1048

Je les observai tour à tour. Ils me ren-dirent mon regard, attendant que je donnel’ordre du départ.

— Tout le monde a son eau bénite ?demandai-je.

Larry tapota la poche de sa combinais-on. Les autres hochèrent la tête ou marmon-nèrent un « oui ».

— N’oubliez pas les trois règles d’or dela chasse au vampire. Numéro un : ne les re-gardez jamais dans les yeux. Numéro deux :ne vous défaites jamais de votre croix. Etnuméro trois : visez la tête et le cœur. Mêmeavec des balles en argent, vous ne réussirezpas à les tuer en les touchant ailleurs.

Je me sentais comme une maîtresse dematernelle prête à lâcher ses gamins dansune cour de récréation hostile.

— Si vous vous faites mordre, ne pan-iquez pas. Les morsures peuvent êtrenettoyées. Tant qu’ils ne vous hypnotisentpas, il est possible de les combattre.

328/1048

J’étudiai ces hommes silencieux : tousplus grands que moi – même Larry devaitme rendre cinq bons centimètres –, et touscapables de me battre au bras de fer. Alorspourquoi voulais-je leur ordonner de rentrerdans la maison, là où ils seraient ensécurité ?

J’aurais même pu les accompagner.Boire une tasse de chocolat chaud avec eux etassurer aux Quinlan que leur fille s’entirerait sans dommages. Après tout, le ré-gime liquide est à la mode chez les adoles-centes, pas vrai ?

Je pris une profonde inspiration et ex-pirai lentement.

— Allez les gars ! Nous perdons dutemps !

Je dus laisser St. John prendre la têtedu groupe et s’engager sous le couvert desarbres avant moi. Contrairement à lui, je neconnaissais pas la région. Mais je n’aimaispas le voir en première ligne. Je n’aimais pas

329/1048

ça du tout. J’aurais voulu le ramener à safemme, la douce Beth qu’il avait rencontréeau lycée. Cinq ans de mariage, et toujoursaussi amoureux. Mon Dieu, je ne voulais pasqu’il se fasse tuer.

Les bois se refermèrent sur nous.St. John se frayait un chemin entre les

arbres, comme s’il savait ce qu’il faisait. Vu lasaison, il n’y avait pas beaucoup de végéta-tion, ce qui nous facilitait la tâche. Mais il esttoujours assez délicat de se déplacer en forêt,surtout dans l’obscurité. On n’y voit pasgrand-chose, même avec une lampe torche.Il faut s’abandonner aux arbres comme ons’abandonne à l’eau quand on nage. On ne sefocalise pas sur l’eau, ni sur son proprecorps, mais sur le rythme de son corps fend-ant l’eau.

Dans la forêt aussi, il faut trouver unrythme. Se concentrer sur le glissement ducorps à travers les ouvertures naturelles.Trouver les endroits où la forêt vous laisse

330/1048

passer. Si vous la combattez, elle riposte. Etcomme l’eau, elle peut vous tuer. Quiconquene croit pas que la forêt est un endroitmeurtrier ne s’y est jamais perdu.

St. John savait se débrouiller, et moiaussi – un exploit dont je n’étais pas peufière, soit dit en passant. Ça faisait un bailque j’habitais en ville, mais je n’avais pasoublié mes racines.

Larry trébucha et me bouscula. Je dusle retenir pour que nous ne tombions pastous les deux.

— Désolé, dit-il en reprenant sonéquilibre.

— Alors, grand chasseur de vampires,on ne tient pas debout ? railla Coltrain der-rière nous.

J’avais insisté pour passer en deux-ième, derrière St. John, et je n’avais pasvoulu que Larry soit en queue de file. Ducoup, Coltrain s’était porté volontaire pour

331/1048

fermer la marche. Personnellement, jen’avais rien contre.

— Criez un peu plus fort, grogna Wal-lace. Je ne crois pas que le vampire vous aitentendu.

— Je n’ai pas besoin qu’un flic d’Étatme dise comment faire mon boulot, répliquaColtrain.

— Il sait que nous sommes là, intervins-je.

Cela les arrêta net. Ils me dévisagèrenttous les deux. Granger, qui marchait justedevant Wallace, fit de même. J’avais réussi àmobiliser l’attention générale.

— Même s’il n’a que quelques semaines,son ouïe est déjà incroyablement développée.Il sait que nous sommes là. Et que nous ven-ons pour lui. Peu importe que nous mar-chions sur la pointe des pieds ou que nousnous fassions accompagner par une fanfare :ça revient au même. Nous n’arriverons pas àle surprendre dans le noir.

332/1048

— Nous perdons notre temps, adjoint !cria St. John.

Coltrain ne daigna pas s’excuser, nimême prendre une mine contrite. Contraire-ment à Wallace.

— Je suis désolé, shérif. Ça ne se re-produira pas, promit ce dernier.

St. John hocha la tête. Sans un mot, ilse détourna et s’enfonça plus profondémentdans les bois.

Coltrain grogna mais n’insista pas.Quoi qu’il puisse dire, je doutais que Wallacemorde à l’hameçon une seconde fois. Aumoins, je l’espérais. Peu m’importait qu’il aitpeur : nous avions assez de problèmes sanscommencer à nous battre entre nous.

Les arbres bruissaient et se balançaientautour de nous. Les feuilles mortes del’automne précédent craquaient sous nospieds. Dans mon dos, quelqu’un jura à voixbasse. Une rafale de vent repoussa mescheveux. Devant nous, la qualité des

333/1048

ténèbres s’était modifiée. Nous approchionsde la clairière.

St. John s’arrêta avant la lisière desarbres et me regarda par-dessus son épaule.

— Comment voulez-vous procéder ?Je sentais la pluie se rapprocher. Si

c’était possible, je voulais sortir de la forêtavant qu’elle tombe. La visibilité était déjàassez réduite.

— Nous le tuons et nous retournonschez les Quinlan. Ce n’est pas trèscompliqué.

Il hocha la tête comme si je venais dedire quelque chose de profond.

J’aurais bien aimé.Une silhouette apparut brusquement

devant nous, comme jaillie de nulle part. Lesténèbres et les ombres ? La magie, peut-être ? Elle empoigna St. John tandis qu’il dé-gainait son flingue et le projeta dans les airsvers la clairière.

334/1048

Je tirai dans la poitrine du vampirequasiment à bout portant. Alors qu’iltombait à genoux, j’aperçus ses yeux écar-quillés et son expression incrédule. Je duspomper un coup pour chambrer une autrecartouche.

Derrière moi, le fusil de Granger émitune détonation pareille à celle d’un canon.Quelqu’un cria. Je logeai ma cartouche entreles deux yeux du vampire, lui faisant ex-ploser la tête, et me retournai, fusil àl’épaule, avant que son corps ait touché lesol.

Larry était à terre. Une vampire le che-vauchait. J’eus le temps d’apercevoir seslongs cheveux bruns avant que la croix deLarry émette un éclair de feu blanc bleuté. Lavampire rugit de douleur, se jeta en arrière ets’enfuit rapidement. Une seconde plus tard,elle avait disparu dans l’obscurité.

Bon débarras.

335/1048

Une seconde vampire – avec descheveux blonds, celle-là – avait plaquéGranger contre elle et fourré la tête dans soncou. Je ne pouvais pas utiliser mon fusil àpompe : elle était beaucoup trop près de lui.À cette distance, je risquais de les tuer tousles deux.

Je laissai tomber le fusil dans les brasde Larry qui gisait toujours sur le sol, clig-nant des yeux d’un air étonné. Puis je dé-gainai mon Browning et tirai dans la poitrinegénéreuse de la vampire.

Elle tressauta sous l’impact, mais nelâcha pas Granger. Je la vis lever les yeuxvers moi et pousser un sifflement de colère.J’en profitai pour viser l’intérieur de sabouche et lui faire sauter l’arrière du crâne.

Un grand frisson la parcourut. Je luitirai une deuxième balle dans la tête. Sesbras retombèrent mollement, et elles’écroula dans les feuilles mortes. Grangertomba près d’elle. Dans l’obscurité, je ne vis

336/1048

ni son visage ni son cou. Mort ou vivant,j’avais fait tout ce que je pouvais pour lui.

Larry s’était relevé, tenant maladroite-ment mon fusil à pompe.

Un cri étranglé, rempli de douleur,résonna près de moi. Wallace s’était faitplaquer à terre par un vampire qui luiplongea ses crocs dans le bras. L’os se brisaavec un craquement sec.

Wallace hurla.Du coin de l’œil, j’aperçus Coltrain, im-

mobile, comme pétrifié. Quelque chose re-muait derrière lui. Je tournai la tête, attend-ant que le vampire sorte de l’ombre.

Soudain, je vis briller une lame ar-gentée. Surprise, je perdis une précieuseseconde, et la pointe de l’arme glissa sur lagorge exposée de Coltrain.

Je perdis encore une seconde à clignerdes yeux. L’agresseur de Coltrain en profitapour s’enfuir, filant entre les arbres à unevitesse surhumaine.

337/1048

Larry leva le fusil à pompe et le braquavers Wallace. Alors que je le lui arrachai desmains, quelqu’un se jeta sur moi par-derrièreet me jeta à plat ventre sur le sol. Une mainenfonça mon visage dans les feuilles sècheset craquantes. Une seconde main déchira ledos de ma combinaison avec tant de forcequ’elle me déboîta l’épaule.

Puis il y eut une explosion derrière monoreille, et mon agresseur détala.

Je roulai sur moi-même, les oreillesbourdonnantes. Larry se tenait au-dessus demoi, le bras tendu et le flingue encore fu-mant. J’ignorais sur quoi il avait tiré, mais ilavait réussi à mettre le monstre en fuite.

Mon épaule gauche me faisait mal, et çarisquait d’empirer si je restais bêtement al-longée par terre. Je luttai pour me relever.Les vampires avaient disparu.

Wallace se redressa en serrant contrelui son bras blessé. Coltrain gisait sur le sol,immobile. Un bruit retentit derrière nous. Je

338/1048

me retournai, Browning à la main. Larry fitde même, mais trop lentement. Je visai.

C’était St. John.— Ne tirez pas. C’est moi !Larry baissa son flingue.— Doux Jésus, souffla-t-il.Amen.— Que vous est-il arrivé ? demandai-je

à St. John.— La chute m’a assommé. Quand j’ai

repris mes esprits, je me suis repéré grâceaux détonations.

Une rafale de vent nous atteignit, char-gée d’une si forte odeur de pluie que je cruspresque sentir l’humidité sur ma peau.

— Larry, va prendre le pouls deGranger.

— Quoi ?— Va voir s’il est vivant, reformulai-je

patiemment.C’était un sale boulot, et je m’en serais

bien chargée moi-même, mais j’avais plus

339/1048

confiance en moi qu’en Larry pour tenir lesvampires à distance. Il m’avait sauvé la vieune fois ce soir, mais bon...

St. John nous dépassa et s’approcha deWallace, qui hocha la tête.

— Mon bras est cassé, mais je survivrai.Alors, St. John marcha vers la silhou-

ette immobile de Coltrain.Larry s’agenouilla près de Granger. Il fit

passer son flingue dans sa main gauche – pasla meilleure initiative possible, mais je lecomprenais. Quitte à chercher un pouls surune gorge poisseuse de sang, autant utilisersa main directrice.

— J’ai un pouls, cria-t-il, son sourirevictorieux formant une tache blanche dansl’obscurité.

— Coltrain est mort, annonça St. John.Que Dieu nous vienne en aide : il est mort.(Il leva une main, et le sang qui la couvraitbrilla d’une lueur sombre.) Quasiment dé-capité. Qu’est-ce qui a bien pu faire ça ?

340/1048

— Une épée, répondis-je.Je l’avais vu. Je l’avais regardé faire.

Mais je me souvenais seulement d’uneombre plus massive qu’un être humain. Ouque la plupart des êtres humains. Une ombreavec une épée, c’était tout ce que j’avais vu,et pourtant, je l’avais regardée en face.

Un frisson courut le long de ma peau.Cette fois, ça n’avait aucun rapport avec levent. Un pouvoir d’origine inconnue sedéversait dans la nuit printanière commel’eau d’une cascade.

— Il y a quelque chose de très anciendans cette forêt, déclarai-je.

— De quoi parlez-vous ? demanda St.John.

— D’un vampire. Il est là. Je le sens.Je sondai l’obscurité, mais rien ne

bougeait à part les arbres. Il n’y avait rien àvoir ou à combattre. Pourtant, la créatureétait là, et tout près. L’épée à la main, peut-être.

341/1048

Granger se redressa si brusquementque Larry tomba à la renverse en couinant.Son regard se tourna vers moi. Je le vis port-er sa main à son flingue, et je compris ce quise passait.

Je pointai le Browning sur sa tête et at-tendis. Je devais être sûre.

Granger ne chercha pas à ramasser sonfusil. Il dégaina son arme de poing et, trèslentement – comme s’il luttait pour s’en em-pêcher –, il la braqua sur Larry.

— Granger, putain, qu’est-ce que tufais ? cria Wallace.

Je tirai.Granger sursauta. Son flingue oscilla au

bout de son bras. Puis il le stabilisa et je visfrémir son index. Je tirai encore, et encore.Sa main retomba mollement, et il s’écrouladans les feuilles mortes.

— Granger ! cria Wallace en rampantvers son partenaire.

Et merde !

342/1048

Je l’atteignis la première et, d’un coupde pied, fis sauter le flingue de sa main. S’ilavait remué un cil, je l’aurais encore plombé.Mais il ne bougea pas. Il était mort.

De son bras valide, Wallace tenta de lesoulever et de le serrer contre lui.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? gémit-il.— Il allait tuer Larry. Vous l’avez vu.— Pourquoi ?— À cause du vampire qui l’a mordu.

Son maître est quelque part dehors. Et c’estun fils de pute puissant. Il s’est servi de lui.

Wallace avait posé la tête ensanglantéede son partenaire sur ses genoux, et ilpleurait.

Merde, merde, merde !Le vent de plus en plus violent charriait

un nouveau bruit : un torrent d’aboiementsfurieux. Puis un cri de femme aigu...

— Mon Dieu, soufflai-je.— Beth.

343/1048

St. John se releva d’un bond et se mit àcourir avant que je puisse dire un mot.

Je saisis Wallace par l’épaule et tirai surla manche de son blouson. Il leva les yeuxvers moi.

— Qu’est-ce qui se passe ?— Ils sont chez les Quinlan. Vous

pouvez marcher ?Il hocha la tête, et je l’aidai à se

redresser.Un autre hurlement retentit. Cette fois,

c’était un homme ou un adolescent qui avaitcrié.

— Larry, tu restes avec lui, ordonnai-je.Rejoignez-nous à la maison dès que possible.

— Et s’ils essaient de nous séparer ?— Dans ce cas, ils réussiront. Tire sur

tout ce qui bouge.Je lui touchai le bras, comme si le seul

contact de ma main pouvait l’envelopperd’une aura protectrice. Ce n’était pas le cas,mais je n’avais rien de mieux à lui offrir. Je

344/1048

devais retourner chez les Quinlan le plus vitepossible. Contrairement à Larry, ces gensn’avaient jamais signé pour devenir deschasseurs de monstres.

Je rengainai mon Browning pour saisirle fusil à pompe à deux mains et me ruaientre les arbres sans chercher à voir où j’al-lais, me précipitant vers des trouées dans lavégétation... dont je n’étais même pas cer-taine qu’elles existent. Mais j’eus de lachance.

Je sautai par-dessus un tronc d’arbreabattu et faillis m’étaler de tout mon long.Mais je parvins à garder mon équilibre etcontinuai à courir.

Une branche me frappa au visage, fais-ant jaillir des larmes. La forêt qui m’avaitparu si facile à traverser était maintenant unlabyrinthe de racines maléfiques, déter-minées à m’agripper les chevilles et à mefaire tomber. Je courais à l’aveuglette et ça

345/1048

n’était pas un bon moyen de rester vivanteavec des vampires à proximité.

Enfin, je déboulai sur la pelouse desQuinlan, mes mains serrées sur le fusil àpompe. La porte de devant était grandeouverte. De la lumière s’en échappait. Maiscette vision accueillante était démentie parles détonations qui retentissaient àl’intérieur.

Je courus dans le hall. Le caniche gisaitsur le sol, recroquevillé comme une feuille depapier froissée par une main gigantesque.Les portes du salon étaient ouvertes, ellesaussi. Les détonations venaient de là. Je meplaquai contre le mur de gauche, prête àtirer, et regardai dans la pièce.

M. et Mme Quinlan étaient pelotonnésdans un coin, leurs croix brandies devanteux. Le métal émettait une lumière blanchecomme celle du magnésium qui brûle.

La créature qui se tenait face à eux neressemblait pas à un vampire. On eût dit un

346/1048

squelette avec des muscles et de la chair ten-dus sur sa carcasse osseuse. Elle était incroy-ablement grande et mince. Une épée à lalame brillante, aussi large qu’un cimeterre,pendait dans son dos. Était-ce l’assassin deColtrain ?

St. John tirait sur la vampire bruneaperçue dans les bois. Ses longs cheveuxraides et soyeux encadraient un visage mac-ulé de sang, à la bouche distendue par sescrocs. Derrière elle, je vis Beth St. John éten-due sur la moquette. Elle ne bougeait pas.

Le shérif continuait à tirer sur la vam-pire, et elle s’approchait toujours de lui mal-gré les taches de sang qui fleurissaient sur saveste en jean.

La détente du flingue de St. Johncliqueta dans le vide. La vampire tituba,tomba à genoux puis bascula en avant.Comme elle se retint avec les mains, je visque son dos était complètement déchiqueté.

347/1048

St. John engagea un nouveau chargeurdans son arme. J’entrai dans le salon,tentant de garder un œil sur la porte au casoù. Je marchai vers les Quinlan et la créaturequi les menaçait. J’avais besoin d’un meilleurangle de tir pour utiliser mon fusil à pompe.Je n’aurais pas voulu qu’ils se prennent uneballe perdue.

La créature se tourna vers moi. J’eus letemps d’apercevoir un visage qui n’était nihumain ni animal, mais qui ressemblaitplutôt à celui d’un extraterrestre avec descrocs et des yeux aveugles. Il se mit à rétré-cir ; de la peau courut à la surface de sa chairà vif, masquant ses os presque nus. Jen’avais jamais rien vu de semblable.

Quand je pointai le canon de mon armesur le monstre, son visage était devenu pr-esque humain entre ses longues mèches decheveux blancs.

Soudain, il se mit à courir – si« courir » était le mot juste pour un

348/1048

mouvement si rapide que mon œil pourtantexercé ne pouvait le suivre. Il sprintaitcomme d’autres volent, ou comme s’il avaitinventé un nouveau mode de déplacement. Ildisparut avant que je puisse appuyer sur ladétente.

Je restai bouche bée face à la porte.Aurais-je pu tirer ? Avais-je hésité ? Je ne lepensais pas, mais je n’en étais pas sûre.Comme au moment où Coltrain était mort,j’avais eu une sorte d’absence. Ce vampiredevait être notre tueur en série. Mais la seulechose que j’avais vue dans les bois, c’était sonépée.

St. John vida un nouveau chargeurdans la carcasse de la vampire. Je m’ap-prochai de lui. La tête de sa cible n’était plusqu’un amas de viande sanglante et dematière cérébrale grisâtre.

— Elle est morte, St. John. Vous l’aveztuée.

349/1048

Il continua à braquer son arme vide entremblant de tous ses membres.

Soudain, il tomba à genoux comme sises forces le trahissaient. Abandonnant sonrevolver sur la moquette, il rampa jusqu’à safemme, la souleva dans ses bras et la serracontre lui. Un côté de sa gorge était lacéré.

Les croix des Quinlan avaient cessé debriller. Ils continuaient à s’accrocher l’un àl’autre, en clignant des yeux comme si la lu-mière les aveuglait.

— Jeff... Il a emmené Jeff, balbutiaMme Quinlan.

Je l’étudiai attentivement. Ses yeuxétaient un peu trop écarquillés.

— Il a emmené Jeff, répéta-t-elle.— Qui a emmené Jeff ?— La grande créature, répondit son

mari. Cette saloperie lui a ordonné d’enleversa croix, et Jeff a obéi. Pourquoi a-t-il faitça ? Pourquoi l’a-t-il enlevée ?

350/1048

— Le vampire l’a hypnotisé. Il n’a paspu s’en empêcher.

— Si sa foi avait été plus forte, iln’aurait pas cédé, affirma M. Quinlan.

— Ce n’est pas la faute de votre fils !lançai-je.

Quinlan secoua la tête.— Il n’a pas été assez fort.Je me détournai. Et me retrouvai face à

St. John.Les bras autour du cadavre de sa

femme, il se balançait d’avant en arrière, leregard perdu dans le vide. Il ne voyait plus lapièce. Il s’était replié dans un endroit quin’appartenait qu’à lui.

Je marchai vers la porte. Je n’étais pasforcée d’assister à cette scène. Ça ne faisaitpas partie de mes obligations profession-nelles. Sincèrement.

Je m’assis dans l’escalier, le dos aumur, histoire de surveiller la porte d’entrée,celle du salon, le couloir et le haut des

351/1048

marches. Soudain, St. John chanta d’unevoix brisée. Il me fallut quelques instantspour reconnaître You Are So Beautiful.

Je me levai et sortis de la maison. Larryet Wallace venaient juste d’atteindre leporche. Je secouai la tête et continuai àmarcher.

Je dus aller jusqu’au bout de l’alléepour ne plus entendre St. John. Je m’im-mobilisai, pris une profonde inspiration etme concentrai sur mon souffle régulier, lecoassement des grenouilles et les gémisse-ments du vent. N’importe quoi qui ne soitpas le son qui menaçait de s’échapper de magorge !

Je restai plantée dans l’obscurité, seule,consciente que c’était dangereux et nesachant pas si je m’en souciais encore. Jerestai là jusqu’à ce que je sois certaine que jen’allais pas hurler. Alors, je fis demi-tour etrevins vers la maison.

352/1048

La chose la plus courageuse que j’aiefaite de la nuit.

353/1048

Chapitre 16

Freemont était assise à une extrémitédu canapé des Quinlan. Je m’étais perchéesur l’accoudoir, de l’autre côté. Bref, nousétions aussi loin l’une de l’autre que possibleen partageant le même siège. Seule ma fiertém’avait empêchée de m’installer dans unfauteuil. Décidée à ne pas frémir sous ce re-gard froid de flic, je restai clouée à mon boutde canapé, malgré l’effort que ça me coûtait.

Elle parlait d’une voix basse et mesur-ée, en articulant bien comme si elle craignaitde hurler au cas où son débit s’accélérerait.

— Pourquoi n’avez-vous pas appelépour me dire que vous aviez découvert unenouvelle victime de vampire ?

— Le shérif St. John a contacté la policede l’État. J’ai pensé qu’on vous préviendrait.

— Eh bien, ça n’a pas été le cas.Je soutins son regard glacial.— Vous étiez à vingt minutes d’ici, avec

une équipe au grand complet, en train d’en-quêter sur un autre meurtre vampirique.Pourquoi n’aurait-on pas fait appel à vous ?

Ses yeux se baissèrent avant de revenirsur moi. Je ne suis pas spécialiste en langagecorporel, mais il me sembla qu’elle était malà l’aise. Voire effrayée.

— Vous ne leur avez pas dit que les troisgarçons ont été tués par un vampire, n’est-cepas ? devinai-je.

Elle frémit.— Putain, Freemont ! Je sais que vous

ne voulez pas que les Fédéraux vous piquentcette affaire, mais cacher des informations à

355/1048

vos collègues... Ça m’étonnerait que vossupérieurs vous félicitent.

— C’est mon problème.— Très bien. Débrouillez-vous avec

votre plan, quel qu’il soit, mais ne passez pasvos nerfs sur moi.

Elle prit une inspiration tremblante etla relâcha comme un coureur essayant de re-pousser les limites de son endurance.

— Vous êtes certaine que le vampire autilisé une épée ?

— Vous avez vu le corps de l’adjointColtrain.

Elle hocha la tête.— Un vampire aurait pu lui arracher la

tête.— J’ai vu une lame, insistai-je.— Il faudra attendre la confirmation du

médecin légiste.— Pourquoi ne voulez-vous pas que ce

soit un vampire ?Freemont fit la grimace.

356/1048

— Je croyais que j’avais résolu cette af-faire. Et que je procéderais à une arrestationce soir même. Je ne pensais pas que le coup-able serait un vampire.

— Si ce n’était pas un vampire, selonvous, c’était quoi ?

— Un fairie.Je fronçai les sourcils.— Que voulez-vous dire ?— Votre chef, le divisionnaire Storr, m’a

appelée tout à l’heure. Il m’a rapporté vosdécouvertes sur Magnus Bouvier. Il n’a pasd’alibi pour l’heure des meurtres, et vouspensez qu’il aurait pu le faire.

— Ça ne signifie pas qu’il l’ait fait.Freemont haussa les épaules.— Quand nous sommes allés l’interrog-

er, il s’est enfui. Les innocents ne filent pasdevant la police.

— Comment ça, il s’est enfui ? lançai-je.Si vous l’interrogiez, comment a-t-il pus’enfuir ?

357/1048

Freemont se renfonça dans le canapé,les mains croisées si fort sur ses genoux queses doigts étaient tout marbrés.

— Il s’est servi de sa magie pour em-brumer notre esprit.

— Quel genre de magie ?— Comment voulez-vous que je le

sache, mademoiselle l’experte ensurnaturel ? Nous étions quatre, et noussommes restés assis dans son restaurantcomme des idiots pendant qu’il se tirait.Nous ne l’avons même pas vu se lever detable.

Elle me dévisagea sans sourire. Sesyeux avaient retrouvé leur froide neutralité.Avec un regard pareil, elle aurait pu fixerquelqu’un toute la journée sans trahir desecrets.

— Il avait l’air humain, reprit-elle. Untype aimable et ordinaire. Je ne l’aurais pasrepéré au sein d’une foule. Comment avez-vous su ce qu’il était ?

358/1048

J’ouvris la bouche pour répondre et larefermai aussitôt, indécise.

— Il a tenté d’utiliser un glamour surmoi, mais je m’en suis aperçue, lâchai-jeenfin.

— Qu’est-ce qu’un glamour, et com-ment vous êtes-vous aperçue qu’il essayait devous lancer un sort ?

— Un glamour n’est pas tout à fait unsort, rectifiai-je.

Je déteste expliquer des chosessurnaturelles à des non-initiés. Comme si unsavant essayait de m’initier à la physiquequantique. Je pourrais comprendre les con-cepts, mais pour ce qui est de leur validité, jeserais obligée de le croire sur parole. Mêmesi je déteste l’avouer, je ne suis pas douéepour les trucs scientifiques. Cela dit, ne rienconnaître à la physique quantique ne metuera pas. Son ignorance du surnaturelrisquait de tuer Freemont. Ou de la fairetuer.

359/1048

— Je ne suis pas idiote, mademoiselleBlake. Expliquez-moi.

— Je ne vous prends pas pour une idi-ote, sergent. Mais c’est difficile à expliquer.Un jour, j’étais avec deux de vos collègues enuniforme, à Saint Louis. Ils me ramenaientchez moi après un passage sur les lieux d’uncrime. Le conducteur a repéré un type quimarchait dans la rue. Il s’est arrêté pourl’interpeller.

» En le fouillant, il a découvert que letype portait un flingue, et qu’il était recher-ché dans un autre État pour vol à mainarmée. Si j’avais été dans la même pièce quelui, j’aurais remarqué son flingue, mais enpassant à côté en voiture... Jamais. Même lepartenaire du conducteur lui a demandécomment il avait fait. Il n’a pas été fichu denous l’expliquer. Il le savait, un point c’esttout.

— Donc, c’est une question depratique ? avança Freemont.

360/1048

— En partie. Mais... Sergent, je gagnema vie en relevant des morts. J’ai certainescapacités surnaturelles. Ça me donne unavantage.

— Comment sommes-nous censés fairerespecter la loi à de telles créatures, ma-demoiselle Blake ? Si Bouvier avait dégainéun flingue, nous serions restés assis et nousl’aurions laissé nous tirer dessus. Après unmoment, nous nous sommes... réveillés, et iln’était plus là. Je n’avais jamais rien vu depareil.

— Il est possible de se protéger desglamours des fairies.

— Comment ?— Eh bien... Un trèfle à quatre feuilles

rompra le charme, mais il n’empêchera pascelui qui l’a lancé de vous tuer. D’autresplantes permettent de dissiper un glamour :le millepertuis, la verveine rouge, les mar-guerites, le sorbier et le frêne. Personnelle-ment, je choisirais un onguent de trèfles à

361/1048

quatre feuilles ou de millepertuis. Si vousvous en enduisez les paupières, la bouche, lesoreilles et les mains, il vous immunise contreles glamours.

— Où puis-je me procurer cet onguent ?Je réfléchis quelques secondes.

— Si nous étions à Saint Louis, je vousdonnerais une adresse, mais ici... Essayez lesmagasins de diététique ou les boutiques d’oc-cultisme. Les onguents anti-fairies sont diffi-ciles à trouver dans ce pays, parce qu’enprincipe, il n’y a pas de fairies. L’onguent detrèfles à quatre feuilles est rare et très cher.Cherchez plutôt du millepertuis.

— Ça marche aussi sur les pouvoirs dedomination mentale comme ceux desvampires ?

— Non. Vous pourriez balancer unbuveur de sang dans une baignoire pleine demillepertuis, il s’en ficherait comme de sapremière canine !

362/1048

— Dans ce cas, que peut-on faire contreeux ?

— Ne vous séparez pas de votre croix,ne les regardez pas dans les yeux et priez. Àcôté d’eux et de leurs pouvoirs, MagnusBouvier est un amateur.

Freemont se frotta les yeux et un peud’ombre à paupières resta sur le gras de sonpouce. Elle semblait épuisée.

— Comment pouvons-nous protéger lescivils ?

— Vous ne pouvez pas.— Il le faut bien. C’est notre boulot.Je ne savais pas quoi répondre à ça...— Donc, vous avez pensé que c’était

Magnus Bouvier parce qu’il s’est enfui etqu’il n’a pas d’alibi ?

— Sans ça, pourquoi se serait-il enfui ?— Je l’ignore. Mais ce n’est pas lui le

coupable. J’ai vu la créature, dans les bois.Elle ne lui ressemblait pas. En réalité, elle neressemblait à rien de ce que je connais.

363/1048

J’avais entendu parler de vampires capablesde se matérialiser hors de l’ombre, maisc’était la première fois que j’en voyais un.

— Ça ne me rassure pas beaucoup.— Ça n’était pas fait pour. Dans la

mesure où Magnus est innocent, vous pouvezcesser de le rechercher.

Elle eut un signe de dénégation.— Il a usé de magie sur des policiers

pour commettre un crime. C’est un délit declasse C.

— Et quel crime a-t-il donc commis ?— Il s’est enfui.— Mais il n’était pas en état

d’arrestation !— J’avais un mandat.— Vous n’aviez pas assez de preuves

pour en obtenir un.— Connaître les juges aide toujours.— Il n’a pas tué ces gamins. Ni l’adjoint

Coltrain.— C’est vous qui l’avez désigné.

364/1048

— Par acquit de conscience. Je ne pen-sais pas qu’il l’ait fait, mais avec cinq vic-times en quelques jours, je ne pouvais pasme permettre de me tromper.

Freemont se leva.— Eh bien, votre vœu a été exaucé.

C’était l’œuvre d’un vampire, ou d’une bandede vampires, et que je sois damnée si je saispourquoi Magnus Bouvier nous a échappé.Mais avoir usé de magie contre des policiersest un délit.

— Même s’il était innocent du crimepour lequel vous tentiez de l’arrêter ?

— L’usage illégal de magie est un délitsérieux, mademoiselle Blake. Nous avons unmandat d’arrestation. Tâchez de vous ensouvenir si vous le revoyez.

— Sergent Freemont, j’ignore pourquoiMagnus s’est enfui, mais si vous répandez lanouvelle qu’il a usé de magie contre des flics,quelqu’un le descendra.

365/1048

— Il est dangereux, mademoiselleBlake.

— Comme beaucoup de gens. Vous nepouvez pas tous les arrêter.

— Nous avons tous nos préjugés, et detemps en temps, nous les laissons obscurcirnotre jugement. Au moins, nous savonsdésormais qui a tué ces malheureux gamins.

— Pour ce que ça nous avance...,marmonnai-je.

— Où le corps de la fille a-t-il été em-mené ? demanda Freemont en sortant uncalepin de sa poche.

— Je l’ignore. Il n’était déjà plus làquand je suis remontée dans sa chambre.

— Qu’est-ce qui vous a poussée à yaller ?

Je vis qu’elle avait repris une expres-sion aimable et indéchiffrable.

— Ces vampires s’étaient donnés beauc-oup de mal pour la transformer. J’ai pensé

366/1048

qu’ils reviendraient la chercher. Et je ne mesuis pas trompée.

— Le père raconte qu’il vous a demandéd’embrocher le corps avant de vous lancer àla poursuite de son assassin. C’est vrai ?

Freemont s’était exprimée d’une voixdouce, sur un ton détaché. Mais elle faisaittrès attention à mes réponses. Elle ne prenaitpas autant de notes que Dolph. Son calepinsemblait surtout destiné à lui occuper lesmains. Enfin, je la voyais faire son boulot. Etle faire proprement. C’était plutôt rassurant.

— Oui, c’est vrai.— Pourquoi n’avez-vous pas accédé à sa

requête ?— Un jour, je suis allée chez un veuf

dont la fille unique venait de se faire mordre.Il voulait que je l’élimine. Je n’ai pas discuté.Le lendemain matin, il s’est pointé en larmesà mon bureau et m’a supplié de la lui ramen-er, vampire ou non. Mais c’était trop tard.Elle était morte pour de bon.

367/1048

— Je croyais qu’il fallait couper la têted’un vampire, en plus de lui arracher lecœur, pour être vraiment certain qu’il ne re-vienne pas.

— En effet. Si j’avais éliminé la filleQuinlan, je lui aurais retiré le cœur et coupéla tête. Il ne serait pas resté grand-chose.

Freemont griffonna quelque chose surson calepin, mais je ne pus pas voir quoi.J’aurais parié que c’était un gribouillis, pasun mot...

— Je comprends pourquoi vouspréfériez attendre, mais M. Quinlan parle devous poursuivre en justice.

— Je sais.Elle fronça les sourcils.— J’ai pensé qu’il valait mieux vous

prévenir.— Merci.— Nous n’avons pas encore retrouvé le

corps du garçon.

368/1048

— Il m’étonnerait que vous leretrouviez.

Freemont plissa les yeux d’un airsoupçonneux.

— Pourquoi ?— S’ils avaient voulu le tuer, ils

l’auraient fait ici, ce soir. Je crois plutôtqu’ils veulent le transformer.

— Pourquoi ?— Je n’en sais rien. Mais en général,

quand des vampires s’acharnent sur une fa-mille, ils ont une bonne raison.

— Vous voulez dire, un mobile ?— Vous avez vu les Quinlan. Ce sont des

gens très croyants. Or, l’Église catholiqueconsidère le vampirisme comme un suicide.Leurs enfants seront damnés pour l’éternités’ils se transforment.

— Bref, c’est pire que de les avoir sim-plement assassinés, résuma Freemont.

— Pour leurs parents, oui.

369/1048

— Vous croyez qu’ils reviendront leschercher ?

Je réfléchis quelques instants.— Ça, je l’ignore. Jadis, il arrivait qu’un

maître vampire élimine une famille entièrepour se venger d’une offense réelle ou ima-ginaire. Mais depuis qu’on leur a accordé uneexistence légale, ils n’ont plus aucune raisonde le faire. Si quelqu’un leur cause du tort, ilspeuvent le traîner en justice pour obtenir ré-paration. Je ne vois pas ce que les Quinlanauraient pu faire d’assez terrible pour justifi-er ce qui leur arrive.

La porte s’ouvrit. Freemont se re-tourna, les sourcils déjà froncés. Deuxhommes apparurent sur le seuil de la pièce.Ils étaient vêtus à l’identique d’un costumenoir, d’une cravate noire et d’une chemiseblanche. La tenue standard des agentsfédéraux. Le premier était petit et blanc, lesecond grand et noir. Ça aurait dû les dis-tinguer, mais il émanait d’eux une

370/1048

impression d’uniformité – comme s’ilsavaient été découpés dans la même boule depâte, l’un d’eux étant resté au four un peuplus longtemps.

— Je suis l’agent spécial Bradford, seprésenta le Blanc en nous montrant sonbadge, et voici l’agent Elwood. Laquelle devous est le sergent Freemont ?

Freemont approcha, la main tendue.Histoire de montrer qu’elle n’était ni armée,ni animée d’intentions hostiles.

Mon œil !— Je suis le sergent Freemont. Voilà

Anita Blake.J’appréciais d’avoir été incluse dans les

présentations. Je me levai et les rejoignis.L’agent Bradford me dévisagea si longue-ment que ça finit par me mettre mal à l’aise.

— Quelque chose ne va pas, agentBradford ? lançai-je calmement.

Il secoua la tête.

371/1048

— J’ai assisté aux conférences du divi-sionnaire Storr à Quantico. À la façon dont ilparlait de vous, je m’attendais à une sorte degéante.

Il ponctua sa phrase d’un sourire mi-amical, mi-condescendant.

Des répliques acerbes me vinrent à l’es-prit, mais faire un concours de vannes avecles Fédéraux n’est jamais une bonne idée.D’une façon ou d’une autre, on finit toujourspar perdre.

— Navrée de vous décevoir.— Nous avons déjà parlé avec l’agent

Wallace. Lui aussi nous a donné l’impressionque vous étiez plus grande.

— Difficile de donner l’impression queje suis plus petite.

Bradford sourit.— Nous aimerions nous entretenir avec

le sergent Freemont en privé, mademoiselleBlake. Mais ne vous éloignez pas trop : nous

372/1048

voulons prendre votre déposition et celle devotre assistant, M. Kirkland.

— Pas de problème.— J’ai déjà recueilli la déposition de

Mlle Blake, dit Freemont. Je doute que nousaurons encore besoin d’elle ce soir.

Bradford se retourna vers elle.— Ça, c’est à nous d’en juger...— Si Mlle Blake m’avait appelée après

avoir examiné le cadavre d’Ellie Quinlan,nous n’aurions pas trois victimes de plus surles bras, dont deux représentants de la loi.

Je me tournai vers Freemont.Quelqu’un allait se faire botter le cul, et ellene voulait pas que ce soit elle. Très bien.Nous pouvions être deux à jouer à ce petitjeu.

— N’oubliez pas le garçon qui a disparu,susurrai-je.

Tout le monde se tourna vers moi.— Vous voulez désigner des coupables ?

Ça ne me dérange pas. Il y a assez de blâmes

373/1048

à distribuer pour que chacune de nousreçoive sa part. Si vous ne m’aviez pas virée,un peu plus tôt, je vous aurais peut-être ap-pelée. Mais j’ai contacté la police de l’État. Sivous aviez raconté à vos supérieurs tout ceque je vous ai dit, ils auraient fait le rap-prochement entre les deux affaires, et ilsvous auraient envoyée ici de toute façon.Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même.

— J’avais assez d’hommes avec moipour couvrir le périmètre de la maison etprotéger tous les civils, répliqua Freemont.M’avoir court-circuitée a coûté la vie àplusieurs personnes.

— Peut-être. Mais si vous étiez venue,vous m’auriez encore chassée. Vous auriezentraîné St. John et les autres dans une bat-tue nocturne, et vous vous seriez fait tomberdessus par cinq buveurs de sang, dont un an-cien, alors que tout ce que vous avez déjà vu,ce sont des photos de victimes de vampires.

374/1048

Ils vous auraient massacrés. Mais peut-être – et je dis bien « peut-être » – que BethSt. John serait toujours vivante, et que JeffQuinlan n’aurait pas disparu.

Je soutins son regard et vis sa colères’éteindre.

— Nous avons merdé toutes les deux,sergent.

Puis je me tournai vers les Fédéraux.— J’attendrai dehors.— Une minute ! Selon Storr, dans un

cas comme celui-là, il arrive que la commun-auté vampirique prête main-forte aux en-quêteurs, déclara Bradford. À qui puis-jem’adresser dans le coin ?

Elwood fronça les sourcils.— Pourquoi les vampires traqueraient-

ils un des leurs ?— Parce que ce genre de boucherie est

mauvais pour leurs affaires. Surtout depuisque la fille du sénateur Brewster est morte.Les vampires n’ont pas besoin de publicité

375/1048

négative. La plupart adorent avoir une exist-ence légale. Ils aiment bien que les buter soitconsidéré comme un meurtre...

— Alors, à qui puis-je m’adresser ? in-sista Bradford.

Je soupirai.— Je l’ignore. Je ne suis pas du coin.— Dans ce cas, comment savoir qui

contacter ?— Là, je peux peut-être vous aider.— Comment ?— Je connais quelqu’un qui pourra

probablement me donner un nom. Et sansvouloir faire la maligne, je vous rappelle quebeaucoup de monstres détestent les flics. Iln’y a pas si longtemps, vous leur tiriez encoredessus à vue.

— Vous dites qu’ils accepteront de par-ler avec vous, mais pas avec nous ? demandaElwood.

— Quelque chose comme ça.

376/1048

— Ça n’a pas de sens ! Vous êtes une ex-écutrice de vampires. Votre boulot, c’est deles tuer. Pourquoi préféreraient-ils avoir af-faire à vous plutôt qu’à nous ?

Je ne savais pas comment lui expliquer,et je n’étais pas certaine de vouloir essayer.

— Je relève aussi des zombies, agent El-wood. Du coup, je crois qu’ils me considèrentcomme une des leurs.

— Même si vous êtes leur version de lachaise électrique ?

— Même si...— Ce n’est pas logique.J’éclatai de rire.— Parmi tous les événements de ce soir,

y en a-t-il un qu’on puisse accuser d’êtrelogique ?

Elwood eut l’ombre de l’ombre d’unsourire. Ce gars devait débuter dans le méti-er et croire dur comme fer qu’un Fédéraldigne de ce nom ne se fendait jamais lapipe...

377/1048

— Vous ne cacheriez pas d’informationsaux autorités fédérales, n’est-ce pas, ma-demoiselle Blake ? demanda Bradford.

— Si j’arrive à trouver dans les paragesun vampire qui accepte de vous parler, jevous donnerai son nom, promis-je.

— Et pourquoi pas : si vous arrivez àtrouver un vampire dans les parages, vousnous donnerez son nom ? demanda-t-il.Nous nous chargerons du reste.

Je soutins son regard une seconde etmentis :

— D’accord.Si je voulais que les monstres continu-

ent à m’aider, je ne pouvais pas tous les bal-ancer aux flics. Il fallait me contenter dequelques spécimens triés sur le volet.

Bradford me dévisagea comme s’il neme croyait pas, mais il ne pouvait pas décem-ment me traiter de menteuse en face.

378/1048

— Quand nous aurons capturé les re-sponsables, nous vous appellerons pour quevous les exécutiez.

Déjà plus que Freemont n’était prête àfaire. Mes perspectives s’élargissaient.

— Bipez-moi dès que vous serez prêts.— À présent, nous allons nous entret-

enir avec le sergent Freemont.Je venais d’être congédiée. Ce qui ne

me dérangeait pas plus que ça. Bradford metendit la main, et je la lui serrai. Je fis demême avec Elwood, tout le monde se sourit,et je quittai la pièce.

Larry m’attendait dans le hall. Il se levade la dernière marche de l’escalier où il étaitassis.

— Et maintenant ?— Je dois passer un coup de fil.— À qui ?Deux autres types avec l’inscription

« FBI » tatouée sur le front sortirent de lacuisine. Je secouai la tête et sortis par la

379/1048

porte de devant dans la nuit fraîche et ven-teuse. Les environs grouillaient de flics. Jen’avais jamais vu autant d’agents fédéraux dema vie. Cela dit, un vampire tueur en sérieétait une sacrée nouveauté. Ceci expliquaitpeut-être cela.

À regarder tous ces gens qui s’agitaientsur la pelouse impeccablement entretenue,j’eus soudain très envie de rentrer chez moi.De plier bagages et de rentrer chez moi, toutsimplement. Il était tôt. Des heures et desheures d’obscurité nous attendaient encore.Et s’il me semblait qu’une éternité étaitpassée depuis que nous avions quitté le ci-metière, ça n’était qu’une impression.J’aurais même le temps de retourner étudierle champ d’ossements de Stirling avant lelever du soleil.

Je montai dans la Jeep prêtée par Ba-yard pour utiliser le téléphone.

Larry entra par le côté passager.— C’est un appel privé, le rabrouai-je.

380/1048

— Allez, Anita...— Dehors.— Dans le noir avec les méchants

vampires ? demanda-t-il en clignant de sesgrands yeux bleus.

Mais je ne me laissai pas attendrir.— Cet endroit grouille de flics. Tu dev-

rais être en sécurité. Dehors.Larry sortit de la voiture en grognant

entre ses dents. Il pouvait grommeler autantqu’il voulait. Il aspirait à devenir chasseur devampires ? D’accord. Mais ça ne l’obligeaitpas à être aussi intime avec les monstres quemoi. Je m’efforçais de le tenir à l’écart autantque possible. Ce n’était pas facile, mais ça envalait la peine.

J’avais menti aux gentils agents. Re-lever les zombies ne me met pas dans lespetits papiers des vampires. Ils me re-spectent parce que le maître de la ville deSaint Louis en pince pour moi.

381/1048

Il veut coucher avec moi et il estamoureux de moi – ou plutôt, il le pense.

Je connaissais le numéro par cœur, cequi était déjà un très mauvais signe en soi...

— Plaisirs coupables, le club où vosfantasmes les plus obscurs deviennent réal-ité. Robert à l’appareil. Que puis-je pourvous ?

Génial. Robert, un des vampires que jedéteste le plus. Et la concurrence est rude.

— Salut, Robert. C’est Anita. Je doisparler à Jean-Claude.

— Je vais te transférer sur le poste deson bureau. Le système est encore tout neuf.Si je te coupe par erreur, rappelle.

La ligne cliqueta avant que je puisse ré-pondre. Il y eut quelques secondes de si-lence, puis une voix familière résonna à monoreille. On dira ce qu’on veut de Jean-Claude, mais il est irrésistible au téléphone.

— Bonsoir, ma petite.

382/1048

Malgré les grésillements de la ligne, savoix me caressa comme une étole defourrure.

— Je suis près de Branson. Il faut que jecontacte le maître de cette ville.

— Même pas de « Bonsoir Jean-Claude,comment allez-vous ? ». Droit au but. C’estterriblement grossier de ta part, ma petite.

— Je n’ai pas le temps de jouer ! Unebande de vampires rôde dans le coin. Ces fu-miers ont enlevé un jeune garçon. Je veux leretrouver avant qu’ils le transforment.

— Quel âge a-t-il ?— Seize ans.— Autrefois, un garçon de seize ans

était considéré comme un homme, ma petite.— Aujourd’hui, c’est un mineur.— Les a-t-il accompagnés de son plein

gré ?— Non.— En es-tu certaine, ou répètes-tu ce

qu’on t’a dit ?

383/1048

— J’ai parlé avec lui. Il ne les a pas ac-compagnés de son plein gré.

Jean-Claude soupira, et le bruit de sonsouffle glissa sur ma peau comme la caressede doigts glacés.

— Qu’attends-tu de moi, ma petite ?— Je veux parler au maître de la ville de

Branson. Ou plutôt à la maîtresse, si je croisce que m’en a dit un flic. Il me faut son nom.Je pense que vous savez qui c’est ?

— Bien entendu, mais ce n’est pas sisimple.

— Nous avons trois nuits pour sauverce garçon – beaucoup moins si ses ravisseursveulent juste grignoter un bout.

— La maîtresse de Branson, c’est bienune femme, ne te parlera pas sans un guidepour t’introduire auprès d’elle.

— Dans ce cas, envoyez-moi quelqu’un.— Qui ? Robert ? Willie ? Aucun d’eux

n’est assez puissant pour t’escorter.

384/1048

— Si vous entendez par là qu’ilsseraient incapables de me protéger, je n’en aipas besoin. Je peux me défendre toute seule.

— Je le sais bien, ma petite. Tu me l’assouvent prouvé. Mais tu n’as pas l’air aussidangereuse que tu l’es. Tu serais peut-êtreobligée de tuer un ou deux de ses gardes ducorps à titre de démonstration. Et si tu ensors vivante, ça ne la mettrait pas dans debonnes dispositions à ton égard.

— Je veux ramener ce garçon sain etsauf, Jean-Claude. Aidez-moi, bon sang !

— Ma petite...Je revis les grands yeux sombres de Jeff

Quinlan et le papier peint décoré de cow-boys dans sa chambre.

— Aidez-moi, Jean-Claude, répétai-je.Il se tut quelques instants.— Je suis le seul assez puissant pour te

servir d’escorte. Veux-tu que je lâche toutpour me précipiter à tes côtés ?

385/1048

Ce fut mon tour de garder le silence.Présenté ainsi, ça ne me plaisait pas du tout.On aurait dit qu’il me faisait une grandefaveur. Or, je ne voulais pas avoir de detteenvers lui. Mais si j’acceptais, je survivraisprobablement. Si je refusais, ce ne seraitsans doute pas le cas de Jeff Quinlan...

— D’accord, marmonnai-je.— Tu veux que je vienne t’aider ?— Oui.— Je viendrai demain soir.— Non. Ce soir.— Ma petite, ma petite... Que vais-je

faire de toi ?— Vous avez dit que vous m’aideriez.— Et je le ferai, mais ces choses-là

prennent du temps.— Quelles choses ?— Considère Branson comme un pays

étranger. Un pays étranger et potentielle-ment hostile, où je devrai me démener pouravoir une autorisation d’entrée. Il y a des

386/1048

coutumes. Si je débarque sans prévenir, cesera considéré comme une déclaration deguerre.

— N’y a-t-il pas moyen de voir lamaîtresse ce soir sans déclencher leshostilités ?

— Peut-être, mais si tu attendais unenuit de plus, je serais en mesure de garantirnotre sécurité.

— Nous pouvons prendre soin de nous-mêmes. Contrairement à Jeff Quinlan.

— C’est le nom du garçon ?— Oui.Jean-Claude prit une profonde inspira-

tion et la relâcha – un soupir qui me fit fris-sonner. Je lui aurais bien demandé d’arrêter,mais ça l’aurait beaucoup trop amusé...

— Je viendrai ce soir. Comment puis-jete contacter une fois sur place ?

Je lui donnai le numéro de mon hôtelpuis, presque à contrecœur, celui de monbipeur.

387/1048

— Je t’appellerai dès l’atterrissage.— Combien de temps vous faudra-t-il

pour voler jusqu’ici ?— Anita, crois-tu vraiment que je vais

venir en volant comme le ferait un oiseau ?L’amusement que je percevais dans sa

voix ne me plaisait guère, mais je ne pris pasla peine de lui mentir.

— Cette possibilité m’a effleuré l’esprit.Il éclata de rire, et tous les poils se

hérissèrent sur mes bras.— Oh, ma petite, tu es vraiment

impayable.Juste ce que je voulais entendre.— Alors, comment allez-vous venir ici ?— Avec mon jet privé, bien sûr.Bien sûr. J’aurais dû me douter qu’il en

avait un.— Quand arriverez-vous ?— Dès que je le pourrai, mon impa-

tiente petite fleur.— Ma petite est déjà bien suffisant...

388/1048

— Comme tu voudras.— Je veux voir la maîtresse de Branson

avant l’aube.— Tu t’es montrée très claire sur ce

point, ma petite, et j’essaierai de te satisfaire.— Essayer ne suffira pas.— Tu te sens coupable pour ce garçon,

n’est-ce pas ?— Je ne me sens pas coupable.— Responsable, alors.Mes épaules s’affaissèrent. Il avait

raison.— J’imagine que vous ne venez pas de

lire dans mon esprit ?— Non, ma petite. C’est ta voix et ton

impatience qui t’ont trahie.Je détestais savoir qu’il me connaissait

si bien.— D’accord : je me sens responsable.— Pourquoi ?— Parce que j’étais chargée de sa sécur-

ité et de celle de ses parents.

389/1048

— As-tu fait tout ton possible pour leprotéger ?

— Je leur ai dit de placer des hostiesdevant toutes les portes et les fenêtres deleur maison.

— J’en déduis que quelqu’un a laisséentrer les ravisseurs ?

— Non. Ils avaient découpé une petiteporte pour leur chien dans le mur qui don-nait sur le garage, histoire de ne pas abîmerleurs portes à eux.

— Y avait-il un enfant vampire parmiles ravisseurs ?

— Non.— Dans ce cas, comment expliques-tu

qu’ils aient pu s’introduire chez les Quinlan ?Je lui décrivis le grand vampire

squelettique.— On aurait presque dit une

métamorphose, conclus-je. Ça lui a prisquelques secondes. Après, il aurait pu passer

390/1048

pour un humain sous un éclairage pas tropsoutenu. Je n’avais jamais rien vu de pareil.

— Et moi, je ne l’ai vu qu’une seulefois...

— Vous savez de qui il s’agit, n’est-cepas ?

— Je te rejoins aussi vite que possible,ma petite.

— Vous semblez bien sérieux tout àcoup, fis-je. Pourquoi ?

Jean-Claude eut un petit rire, maisl’amertume qu’il exprimait me donna l’im-pression d’avoir avalé du verre pilé. Ça faisaitmal rien que de l’entendre.

— Tu me connais trop bien, ma petite.— C’est marrant, je me disais la même

chose il y a quelques minutes. Contentez-vous de répondre.

— Le garçon qui a été enlevé faisait-ilplus jeune que son âge ?

— Oui. Pourquoi ?

391/1048

Un silence à couper au couteau merépondit.

— Parlez-moi, Jean-Claude.— D’autres jeunes garçons ont-ils dis-

paru récemment dans la région ?— Pas à ma connaissance, mais je n’ai

pas demandé.— Demande.— Quel âge ?— Douze ou treize ans, un peu plus s’ils

ne sont pas encore pubères.— Comme Jeff Quinlan, hein ?— Je le crains.— Ce vampire dont vous ne voulez pas

me parler... se borne-t-il à enlever desenfants ?

— Que veux-tu dire, ma petite ?— Je veux savoir s’il est porté sur le

meurtre.— Quel genre de meurtre ?

392/1048

J’hésitai. En général, j’évite d’évoquerles enquêtes de police en cours avec lesmonstres.

— Je sais que tu ne me fais pas confi-ance, ma petite, mais c’est important. Parle-moi de ces morts, s’il te plaît.

Il est très rare que Jean-Claude dise« s’il te plaît ». Assez pour que ça me fouteles jetons. Alors, je lui racontai ce qui s’étaitpassé.

— Les corps avaient-ils été violés ?— Comment ça, violés ? Vous voulez

dire, sexuellement ? Je ne pense pas. Ils por-taient encore leurs vêtements.

— On peut faire des tas de choses àquelqu’un sans le déshabiller, ma petite.Mais le viol dont je te parle aurait eu lieu av-ant les meurtres. Il s’agirait d’un abus répétésur une période de plusieurs semaines, voireplusieurs mois.

393/1048

— Je vais me renseigner. (Une idée metraversa l’esprit.) Ce vampire s’intéresse-t-ilaussi aux filles ?

— D’un point de vue sexuel ?— Oui.— S’il manquait vraiment de compag-

nie, il pourrait prendre une très jeune filleprépubère. Mais seulement s’il n’avait riend’autre à se mettre sous la dent – passe-moil’expression.

Je déglutis. Nous parlions d’enfantscomme s’ils étaient des objets.

— Non, la fille à qui je penseressemblait déjà à une femme.

— Dans ce cas, non, il ne l’aurait pastouchée volontairement.

— Volontairement ? Comment aurait-ilpu la toucher involontairement ?

— Son maître aurait pu le lui ordon-ner... Mais je vois très peu de gens assezpuissants pour le forcer à faire une chose quilui répugne.

394/1048

— Vous connaissez ce vampire. Qui est-il ? Donnez-moi un nom.

— Quand j’arriverai, ma petite.— Donnez-moi son nom.— Pour que tu puisses le transmettre

aux flics ?— C’est leur boulot...— Non, ma petite. Pas s’il s’agit bien de

la créature à laquelle je pense.— Pourquoi ?— Disons qu’elle est trop dangereuse et

trop... exotique pour que son existence soitrévélée au grand public. Si les mortelsvenaient à apprendre que de telles horreursse cachent parmi nous, ils pourraient se re-tourner contre nous tous. Tu as sans douteentendu parler du vilain projet de loi sur le-quel le Sénat doit se prononcerprochainement.

— J’en ai entendu parler.— Dans ce cas, tu peux comprendre ma

prudence.

395/1048

— Peut-être, mais si d’autres gensmeurent à cause de votre prudence, ça aiderala loi de Brewster à passer. Pensez-y.

— Oh, j’y pense, ma petite. Fais-moiconfiance : j’y pense. Et maintenant, au re-voir. J’ai beaucoup de travail en perspective.

Il me raccrocha au nez dans le plus purstyle « dolphien ».

Je restai assise dans la Jeep à contem-pler le téléphone et à le maudire. Quevoulait-il dire par « exotique » ? Que pouvaitfaire cet étrange vampire dont les autresétaient incapables ? Rétrécir assez pour pass-er par une porte pour chien ? Houdini auraitpeut-être hurlé à la concurrence déloyale,mais ce n’était pas un crime.

Je me souvenais de son visage. Un vis-age qui n’était pas celui d’un humain, nimême d’un cadavre. Quelque chose d’autre,de différent. Et je me souvenais des secondesque j’avais perdues. Deux fois. Moi, la grandechasseuse de vampires, je m’étais retrouvée

396/1048

aussi impuissante que n’importe quel civil.Et face à un vampire, une seule seconded’hésitation aurait suffi à me faire tuer.

Ce genre de visions pouvait justifierqu’on parle de démons, ce que M. Quinlanavait fait brièvement. Mais les flics l’avaientignoré et je n’avais pas corroboré son his-toire. Il n’avait jamais rencontré de véritabledémon, sinon, il n’aurait pas pu se tromper.

Quand on a croisé un démon, on nel’oublie jamais. Je préférerais combattre unedouzaine de vampires à la fois. Parce que lesdémons se fichent des balles en argent.

397/1048

Chapitre 17

Il était plus de deux heures du matinquand nous revînmes au cimetière. LesFédéraux nous avaient retenus une éternité,comme s’ils ne croyaient pas que nous leurayons dit la vérité. Allez donc comprendrepourquoi !

Je déteste être accusée de cacher desinformations quand je ne le fais pas. Ça medonne envie de mentir pour ne pas décevoirles gens qui m’interrogent. J’imagine queFreemont leur avait fait de moi un portraitassez peu charitable. Ça m’apprendra à êtregénéreuse. Mais il semblait un peu mesquinde se montrer mutuellement du doigt et de

dire « C’est pas moi, c’est elle » quand lesang de Beth St. John était encore humidesur la moquette.

Le vent qui nous avait promis une pluieimminente était retombé comme un soufflétrop cuit. Les nuages qui obscurcissaient lesbois pendant que nous jouions aux gen-darmes et aux vampires avaient disparu. Lalune brillait haut dans le ciel ; elle avait com-mencé sa phase descendante deux jours av-ant. Depuis que je sors avec Richard, c’est legenre de détail auquel je fais attention.Bizarre, vous avez dit bizarre ?

Le clair de lune était si vif qu’il projetaitde légères ombres sur le sol. Du coup, onn’avait pas besoin de lampe. Ça n’avait pasempêché Raymond Stirling d’apporter uneputain de torche halogène qui emplissait samain tel un soleil captif. Dès qu’il fit mine dela braquer sur Larry et sur moi, je levai unbras et m’exclamai :

399/1048

— Ne nous mettez pas la lumière dansles yeux ! Vous allez bousiller notre visionnocturne !

Pas très diplomatique, mais j’étais fa-tiguée, et la nuit n’était pas terminée...

Stirling hésita. Je n’eus pas besoin devoir son visage pour comprendre que ça nelui avait pas plu. Les hommes comme lui dis-tribuent les ordres mieux qu’ils ne lesreçoivent.

Il éteignit sa lampe. Un bon point pourlui. Il nous attendait avec Mlle Harrison, Ba-yard et Beau. Et il était le seul à avoir unelampe. J’aurais parié que ses sous-fifres se fi-chaient de leur vision nocturne comme del’an quarante, et qu’ils auraient bien aimé enavoir une aussi.

Larry et moi portions toujours noscombinaisons. Je commençais à me lasser dela mienne. J’avais vraiment envie de rentrerà l’hôtel pour dormir. Mais je devais attendreJean-Claude. Alors, autant tuer le temps en

400/1048

bossant jusqu’à son arrivée. Sans compterque Stirling était mon seul client payant. Bi-en sûr, je touche une prime chaque fois quej’exécute un vampire à la demande dutribunal, mais ça ne va pas chercher loin.Stirling finançait ce voyage. Il méritait que jelui en donne pour son argent.

— Ça fait une éternité que nous vous at-tendons, mademoiselle Blake.

— Je suis navrée que la mort d’unejeune fille ait perturbé votre emploi dutemps, monsieur Stirling. Y allons-nous ?

— Je ne suis pas dépourvu de compas-sion, mademoiselle Blake, et je n’aime pasbeaucoup vos insinuations.

Il se tenait face à moi sous le clair delune, le dos très droit. Mlle Harrison et Ba-yard se rapprochèrent légèrement de luipour lui témoigner leur soutien. Beau restéplanté dans son dos, un vague sourire sur leslèvres. Avec son imperméable noir àcapuche, il ressemblait à un fantôme.

401/1048

Je levai les yeux vers le ciel clair et scin-tillant, puis me retournai vers lui. Il eut unegrimace si large que ses dents étincelèrentdans la pénombre. Je secouai la tête et nerelevai pas. Il avait peut-être été boy-scoutautrefois : toujours prêt et tout le baratin.

— Si vous le dites... Dépêchons-nousd’en finir.

Je passai devant eux et, sans les at-tendre, commençai l’escalade de lamontagne.

— Tu es malpolie, fit Larry qui, fidèle àson habitude, ne m’avait pas lâchée d’unesemelle.

— Ouais, et alors ?— C’est un client, Anita.— Je n’ai pas de leçons à recevoir de toi,

d’accord ?— Mais enfin, qu’est-ce qui te prend ?Je m’arrêtai net.— Ce que nous venons de voir. J’aurais

pensé que ça te turlupinerait un peu plus.

402/1048

— Ça me turlupine, mais je n’éprouvepas le besoin de passer mes nerfs sur lesautres.

Je pris une profonde inspiration et ex-pirai lentement. Il avait raison. Et merde.

— Ça va, j’ai compris. Je tâcherai d’êtreun peu plus aimable.

Stirling nous rattrapa, sa clique sur lestalons.

— Vous venez, mademoiselle Blake ?lança-t-il en nous dépassant, le dos raidecomme un piquet.

Mlle Harrison trébucha, et seule lamain de Bayard, qui lui tenait le coude, l’em-pêcha de tomber sur le cul. Elle portait tou-jours ses talons aiguilles. Le code vesti-mentaire des secrétaires devait sans douteprohiber le port des baskets.

Beau les suivait, son imperméable noirlui battant les jambes avec un bruit des plusirritants. D’accord : en ce moment, tout m’ir-ritait. J’étais d’une humeur massacrante.

403/1048

Jeff Quinlan était quelque part dans lanature, déjà mort ou au minimum mordu parun vampire. Ce n’était pas ma faute. J’avaisdit à son père de déposer une hostie devantchaque accès de leur maison.

J’aurais mentionné la porte du chien sije l’avais vue, mais je ne m’étais pas aven-turée assez loin pour ça. Malgré ma paranorampante, je n’aurais pas cru qu’un vampirepuisse entrer par là. Mais je l’aurais citéequand même, et Beth St. John serait tou-jours vivante.

J’avais merdé. Je ne pouvais pas res-susciter Beth, mais sauver Jeff restait pos-sible. Et je le ferais. Je le ferais. Je ne mecontenterais pas de le venger en exécutant levampire responsable de sa mort. Pour unefois, je voulais arriver à temps. Oui, jedésirais sauver un innocent et laisserquelqu’un d’autre se charger de lavengeance.

404/1048

Jeff se faisait-il violer à l’instantmême ? La créature que j’avais vue dans lesalon des Quinlan ne se contenterait-elle pasde lui suçoter le cou ? Dieu, j’espérais que si.J’étais presque sûre de guérir Jeff d’une mor-sure de vampire, mais s’il était sexuellementmalmené par un monstre, je ne pourrais riengarantir. Et si je le retrouvais, mais qu’il nerestait pas grand-chose à sauver ? L’esprithumain est souvent plus fragile que le corps.

Alors que nous gravissions le flanc de lamontagne, je priai pour Jeff Quinlan etsentis mon calme revenir. Je n’eus pas devision et n’entendis pas chanter les anges.Mais un sentiment de paix me submergea. Jepris une grande inspiration, l’étau qui mecomprimait le cœur se relâchant.

Je considérai ça comme un signe que jeretrouverais Jeff à temps. Mais une partie demoi restait sceptique. Dieu ne sauve pas tou-jours les gens. Parfois, Il nous donne seule-ment la force de survivre à leur disparition.

405/1048

Je suppose que je ne Lui fais pas entièrementconfiance. Si je ne doute jamais de Lui, Sesmotivations me dépassent. « À travers unevitre sombre » et tout le bazar. De temps entemps, j’aimerais que la vitre soit transpar-ente et qu’on puisse voir à travers.

La lune projetait sur le sommet de lamontagne un éclat pareil à un feu argenté.L’air en devenait presque lumineux. La pluies’était éloignée pour administrer sa bénédic-tion ailleurs. Le ciel savait pourtant que cetterégion en avait besoin, mais je me réjouissaisde n’être pas obligée de piétiner dans la bouesous un déluge.

— Alors, mademoiselle Blake, pouvons-nous commencer ? demanda Stirling.

— Oui.Je pris une inspiration et ravalai les

choses un peu brutales que j’avais envie dedire. Larry avait raison. Stirling était un en-foiré, mais ce n’était pas après lui que j’enavais. Il faisait juste une cible commode.

406/1048

— M. Kirkland et moi allons arpenter lecimetière. Vous devrez rester ici. La présenced’autres personnes autour de nous risqueraitde nous distraire.

Voilà ! J’avais réussi à me montrerdiplomate.

— Si vous aviez l’intention de nous lais-ser plantés là, vous auriez pu nous l’annon-cer en bas et nous épargner l’escalade, répli-qua Stirling, mécontent.

Au temps pour ma belle diplomatie ! Jesoupirai.

— Auriez-vous préféré que je vous de-mande de rester en bas, là où vous n’auriezpas pu voir ce que nous allons faire ?

— Je suppose que non.— Dans ce cas, de quoi vous plaignez-

vous ?— Anita, murmura Larry entre ses

dents.Je l’ignorai.

407/1048

— Monsieur Stirling, la nuit a été trèsdifficile, et je suis un peu à court de bonnesmanières. Merci de me laisser faire montravail. Plus vite nous aurons fini, plus vitenous pourrons tous rentrer chez nous.D’accord ?

L’honnêteté. C’était à peu près tout cequi me restait. Pourvu que ça marche...

Stirling hésita avant de hocher la tête.— Très bien, mademoiselle Blake.

Faites donc votre travail. Mais sachez que jevous trouve très désagréable. Il vaudraitmieux pour vous que ce soit spectaculaire.

J’ouvris la bouche pour riposter, maisLarry me prit le bras. Il ne serra pas tropfort : juste assez pour que je ravale ce quej’étais sur le point de dire et m’éloigne deStirling sans rien ajouter. Larry m’emboîta lepas. Brave garçon.

— C’est quoi, ton problème ? medemanda-t-il quand nous fûmes hors deportée d’ouïe de Stirling et compagnie.

408/1048

— Je te l’ai déjà dit.— Non. Ça n’a rien à voir avec ce qui

s’est passé chez les Quinlan. Je t’ai déjà vuetuer des gens et être moins bouleversée queça. Dis-moi ce qui ne va pas.

Je m’arrêtai et restai plantée là unebonne minute. Larry m’avait vue tuer desgens et être moins bouleversée ensuite.C’était vrai ? Je n’eus pas à réfléchirlongtemps. Oui, ça l’était. Et je trouvais çabien triste.

Je savais ce qui clochait chez moi.J’avais vu beaucoup trop de cadavres aucours des derniers mois. Trop de sang. Tropde meurtres. Et j’en avais commis certains,parfois sans autorisation légale.

Je voulais partir à la recherche de JeffQuinlan, mais je ne pouvais rien faire jusqu’àl’arrivée de Jean-Claude. Pourtant, j’avaisl’impression que mon boulot pour l’agencegênait mon travail pour la police. Était-cemauvais signe ?

409/1048

J’aspirai une longue goulée d’air pur etla relâchai lentement en me concentrant surmon souffle. Inspirer... Expirer... Inspirer...Expirer... Quand j’eus retrouvé mon calme,je levai les yeux vers Larry.

— Je suis juste un peu à cran ce soir,affirmai-je. Mais ça va aller.

— Si je répétais « juste un peu à cran »d’un air incrédule, tu te mettrais en rogne ?

— Probablement.— Tu es d’une humeur encore plus

massacrante que d’habitude depuis que tu asparlé à Jean-Claude. Pourquoi ?

Je sondai son visage innocent en medemandant si je devais lui répondre. Larryn’est pas beaucoup plus vieux que Jeff Quin-lan : quatre ans à peine. Il pourrait encore sefaire passer pour un lycéen.

— Tu veux vraiment le savoir ?soupirai-je.

Et je lui racontai.

410/1048

— Un vampire pédophile, murmura-t-il. Ça ne va pas contre les règles ?

— Quelles règles ?— Celles qui disent qu’on ne peut être

qu’un seul genre de monstre à la fois.— Moi aussi, ça m’a surprise, avouai-je.Une expression étrange passa dans le

regard de Larry.— Doux Jésus. Jeff Quinlan est avec

cette horreur. Nous devons faire quelquechose, Anita. Il faut le sauver !

Il se détourna comme pour redescendreimmédiatement. Je le retins et secouai latête.

— Nous ne pouvons pas partir à sarecherche avant l’arrivée de Jean-Claude.

— Mais on ne va pas rester là les brascroisés ! lança Larry.

— Nous ne restons pas là les brascroisés ! criai-je. Nous faisons notre boulot.

— Alors qu’un gamin risque de...

411/1048

— Nous ne pouvons rien faire d’autrepour le moment ! coupai-je.

Larry me dévisagea un instant, puishocha la tête.

— D’accord. Si tu peux te montrer aussicalme, j’y arriverai aussi.

— C’est bien.— Merci. Maintenant, montre-moi ce

truc si pratique dont tu m’as parlé. Je n’ai ja-mais entendu parler d’une personne capablede « lire » les morts sans les relever avant.

En vérité, j’ignorais s’il y parviendrait.Mais lui dire le contraire ne risquait pas delui donner confiance. La magie – si c’est leterme exact – dépend bien souvent de la foien ses propres capacités. J’ai vu des gens trèspuissants se laisser paralyser par le doute.

— Je vais arpenter le cimetière.Je cherchais une façon d’exprimer ça

avec des mots. Comment expliquer unechose qu’on ne comprend pas ?

412/1048

J’ai toujours eu une affinité avec lesmorts. Toute petite, déjà, j’étais capable dedire si l’âme d’un défunt avait quitté soncorps. Je me souviens des funérailles de magrand-tante Katerine, celle dont mes parentsm’ont donné le prénom – en second, aprèsAnita. C’était la tante préférée de mon père.Le jour de son enterrement, nous sommesarrivés tôt pour voir le corps et nous assurerque tout était prêt. J’ai senti son âme planerau-dessus du cercueil. J’ai levé la tête, mais iln’y avait rien que mes yeux puissent repérer.

Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous lesponts. Je n’ai jamais vu une âme. J’en aisenti des tas, mais jamais aperçu aucune.

Je sais à présent que celle de ma grand-tante Katerine est restée dans les parages unmoment. La plupart des âmes s’en vont dansles trois jours qui suivent le décès. Certainess’envolent instantanément, d’autres pas.Celle de ma mère avait déjà disparu le jourde son enterrement. Il ne restait qu’un

413/1048

cercueil fermé couvert d’un tapis de roses,comme si quelqu’un avait craint que le corpsprenne froid.

C’était chez nous que je sentais laprésence de ma mère. Pas son âme, mais unmorceau d’elle qui s’accrochait encore à cemonde. J’entendais ses pas dans le couloir,hors de ma chambre, comme si elle allait en-trer pour me dire bonne nuit. Elle s’était dé-placée dans la maison pendant des mois, etj’avais trouvé ça réconfortant. Quand elleétait enfin partie, j’étais prête à la laisser s’enaller. Je n’en avais jamais parlé à mon père.À l’époque, j’avais seulement huit ans, maisje savais qu’il était incapable d’entendre ça.Cela dit, il captait peut-être d’autres chosesauxquelles je demeurais sourde. Il est trèsrare que nous parlions de la mort de maman.Aujourd’hui encore, ça le fait pleurer.

J’étais capable de sentir les fantômeslongtemps avant de commencer à relever lesmorts. Ce que j’allais faire était une

414/1048

« extension » de ce pouvoir, ou peut-être unecombinaison des deux. Je ne sais pas trop aujuste. Mais c’était comme tenter d’expliquerqu’une âme flottait au-dessus du cercueil dela grand-tante Katerine. Ou on la sent, ou onne la sent pas. Et dans le second cas, les motsne suffisent pas à compenser le manque deperception.

— Tu arrives à voir les fantômes ?demandai-je à Larry.

— Quoi, en ce moment ?— Non, je veux dire : en général.— Eh bien... Je savais que la maison de

Calvin n’était pas hantée, quoi queprétendaient les gens du voisinage. Mais prèsde chez nous, il y avait une petite grotte quiabritait quelque chose de pas sympa.

— Un fantôme ?Larry haussa les épaules.— Je n’ai jamais été vérifié, mais per-

sonne d’autre ne le sentait.

415/1048

— Es-tu capable de dire à quel momentune âme quitte le corps qu’elle occupait ?

— Bien entendu, répondit-il comme sin’importe qui pouvait en faire autant.

Je ne pus réprimer un sourire.— C’est déjà pas mal. Bon, je vais me

contenter de faire mon boulot. J’ignore ceque tu verras, ou même si tu verras quelquechose. Mais je sais déjà que Raymond seratrès déçu : parce que lui, il ne verra rien... Àmoins qu’il soit beaucoup plus doué qu’il ena l’air.

— Que vas-tu faire exactement, Anita ?À la fac, on ne nous a jamais parlé d’« ar-penter un cimetière ».

— Ça n’a rien à voir avec un sort. Il n’y apas de mots à prononcer ni de gestes par-ticuliers à faire. Ça ressemble davantage àune capacité psychique qu’à de la magie. Cen’est pas physique. Ça ne relève ni du dé-placement, ni même de la pensée. Je le fais,un point c’est tout. Laisse-moi commencer.

416/1048

Si je peux, j’essaierai de t’inclure dans le pro-cessus ou d’assurer les commentaires au furet à mesure, d’accord ?

— Je ne comprends toujours pas dequoi il s’agit, mais ça n’est pas grave. La plu-part du temps, je n’ai pas la moindre idée dece qui se passe autour de moi.

— Mais en général, tu finis par piger !Il fit la grimace.— C’est vrai.Je me campai au centre de la zone de

terre retournée. Il n’y avait pas si longtemps,ce que j’étais sur le point de faire m’aurait ef-frayée. Pas parce que c’était effrayant en soi,mais parce que j’en étais capable. Et que çan’avait rien de très humain, comme pouvoir.

Dernièrement, j’ai été amenée à révisermon jugement sur ce qui fait de quelqu’unun humain ou un monstre. Autrefois, j’étaistrès sûre de mon camp, et de celui auquel ap-partenaient tous les gens que je rencontrais.

417/1048

Depuis, mes certitudes ont volé en éclats. Etje me suis beaucoup entraînée.

D’accord : je me suis entraînée dans descimetières vides, où j’étais seule avec lesmorts. Et quelques insectes nocturnes. Maisles arthropodes n’ont jamais troublé ma con-centration. Contrairement aux gens.

Même en lui tournant le dos, je sentaisla présence de Larry derrière moi. Et ça megênait.

— Tu pourrais reculer un peu ?— Bien sûr. Jusqu’où ?— Aussi loin que possible sans me per-

dre de vue.Il fronça les sourcils.— Tu veux que j’aille attendre avec

Stirling ?— Si tu peux le supporter.— Je le supporterai. Je suis plus doué

que toi pour fraterniser avec les clients.Ça, c’était la pure vérité !

418/1048

— Parfait. Quand je t’appellerai, ap-proche lentement. Je n’ai jamais essayé deparler à quelqu’un en même temps.

— D’accord. J’ai vraiment hâte de voirça.

Je me détournai, puis m’éloignai dequelques pas. Quand je regardai par-dessusmon épaule, je le vis marcher vers les autres.J’espérais qu’il ne serait pas trop déçu. Je nesavais toujours pas s’il réussirait à sentirquelque chose. Mais j’étais sûre que de levoir me perturberait...

Le sommet de la montagne avait étérasé. C’était comme se tenir au bord dumonde et regarder vers le bas. Le clair delune baignait le paysage d’une douce lu-mière. À cette altitude et en terrain dé-couvert, il faisait si clair que l’air semblaitscintiller.

La brise rasait le sol, charriant un par-fum de terre mouillée, comme si la pluie étaitbel et bien tombée. Je fermai les yeux et la

419/1048

laissai caresser ma peau. Il n’y avait presqueaucun bruit, à part le bourdonnement des in-sectes qui montait de la vallée. Rien que labrise, les morts et moi.

Je ne pouvais pas indiquer à Larrycomment procéder parce que je n’en étaispas très sûre moi-même. S’il s’était agi d’unmuscle, je l’aurais remué. Si ça avait été uneidée, je l’aurais pensée. Et si c’était une in-cantation, je l’aurais prononcée. Mais çan’est rien de tout ça. Comme si ma peaus’ouvrait, dénudant l’extrémité de mes nerfs.Comme si un vent froid émanait de moncorps. Sauf que ce n’est pas tout à fait duvent. On ne peut ni le voir, ni le sentir. Pour-tant, il est là. Réel !

Je frissonnai alors que les tentacules de« vent » se déployaient autour de moi. J’al-lais pouvoir sonder les tombes dans un rayonde trois à cinq mètres et, si je me déplaçais,ces tentacules bougeraient avec moi.

420/1048

Je levai le bras et agitai la main sans meretourner pour voir si Larry avait capté monsignal. Mais je restai plantée dans moncercle, immobile, essayant de ne pas com-mencer à fouiller le sol avant son arrivée.J’espérais vraiment qu’il sentirait ce qui sepassait et qu’il aurait moins de mal à com-prendre s’il assistait à tout le processusdepuis le début.

Je captais le bruit de ses pas sur la terresèche. Amplifié comme si je pouvais en-tendre chaque grain de poussière crissersous ses semelles.

Il s’arrêta derrière moi.— Doux Jésus, qu’est-ce que c’est ?— Quoi ?Ma voix me semblait à la fois lointaine

et extrêmement forte.— Ce vent... Ce vent froid.Larry avait l’air un peu effrayé. Tant

mieux. Il faut toujours l’être un peu quandon utilise la magie. C’est quand on

421/1048

commence à prendre trop d’assurance qu’ons’attire des ennuis.

— Rapproche-toi, mais ne me touchepas.

J’ignorais ce qui m’avait poussée à luidonner ce dernier conseil, mais sur le coup,ça m’avait paru être une bonne idée. Un ex-cès de prudence n’a jamais tué personne.Alors qu’un excès de témérité conduit toutdroit au cimetière...

Larry avança lentement, une main ten-due comme s’il testait le contact du vent sursa peau. Il écarquilla les yeux.

— Jésus, Marie, Joseph ! Anita, ça vientde toi ! Ce vent vient de toi !

— Je sais, dis-je calmement. Si je metenais près de Stirling, il ne sentirait rien.Les autres non plus.

Larry secoua la tête.— Comment pourraient-ils ne pas le

sentir ? Plus je me rapproche de toi, plus çadevient froid et fort.

422/1048

— Intéressant, commentai-je.— Et maintenant ?— Maintenant, je vais toucher les

morts.Je lâchai prise, comme si j’ouvrais le

poing. Les tentacules de vent s’enfoncèrentdans le sol. Que ressent-on quand on tra-verse de la terre compacte pour toucher lesmorts qui gisent dessous ? Rien d’humain,en tout cas. On a l’impression que ces appen-dices invisibles pourraient se liquéfier pourmieux chercher.

Cette fois, ils n’eurent pas à chercherlongtemps. La terre avait été retournée, et lescorps étaient remontés pratiquement à lasurface.

Je n’avais jamais essayé ce truc ailleursque dans un cimetière bien rangé, où chaquetombe et chaque corps étaient distincts lesuns des autres. Le vent contournait Larrycomme un torrent évite un rocher posé aumilieu. Mais Larry était vivant, et il

423/1048

perturbait son flux. Il nous perturbait.Heureusement, nous nous étions entraînés,et nous pouvions passer outre.

Je me tenais sur des os, à peinecouverts par une pellicule de terre qui empê-chait l’œil de les voir. Je tentai de m’enécarter et réussis seulement à poser les piedssur un autre corps démantibulé. Le sol enétait truffé...

J’étais perchée sur un radeau d’osse-ments dans une mer de terre rouge et sèche.À chaque endroit qu’effleuraient mes sens, ily avait un corps, ou au moins des morceauxde corps. Il ne restait pas d’espace libre pourrespirer. Je me recroquevillai sur moi-même,essayant de mettre de l’ordre dans ce que jepercevais.

La cage thoracique sur ma gauche allaitavec le fémur qui gisait quelques mètres plusloin. Le vent caressait tous les ossements.J’aurais pu reconstituer le squelette commeun puzzle géant. En tout cas, c’était ce que

424/1048

ferait mon pouvoir, si j’essayais de relever cecadavre.

Je me déplaçai dans le cimetière,marchant sur les morts et identifiant leursdifférentes composantes. Les pièces restaientchacune à leur place, mais je me souvenaisde leur emplacement.

Larry me suivait. Il évoluait à traversmon pouvoir avec une aisance surprenante,tel un nageur expérimenté laissant desvagues imperceptibles dans son sillage.

Un fantôme jaillit devant nous, flammepâle et vacillante dans l’obscurité. J’avançaivers lui. Il se redressa en oscillant comme unserpent prêt à frapper, me dévisageant mal-gré son absence d’yeux. Il émanait de lui lavague hostilité que certains esprits semblentéprouver envers les vivants. Une forme de ja-lousie. Mais si j’avais été liée à un bout deterre oublié de tous pendant un siècle ouplus, je n’aurais pas forcément été dans debonnes dispositions non plus.

425/1048

— Qu’est-ce que c’est ? chuchota Larry.— Que vois-tu au juste ?— Je crois que c’est un fantôme. Mais

c’est la première fois que j’en vois un sematérialiser.

Il tendit la main comme pour le touch-er. Je lui saisis le poignet pour le retenir etsentis son propre pouvoir jaillir, produisantune bourrasque qui aurait dû repousser mescheveux en arrière.

Le cercle s’élargit brusquement, tell’objectif d’une caméra dont on vient d’en-clencher la fonction grand angle. Les mortss’éveillèrent face à notre pouvoir combinécomme des brindilles embrasées par un feude forêt. Et alors que nos ondes serépandaient dans tout le cimetière, ils nousdévoilèrent leurs secrets. Lambeaux demuscles desséchés sur les os, crânes béants :tous les morceaux étaient là. Nous n’avionsqu’à les appeler pour qu’ils se relèvent.

426/1048

Deux autres fantômes se dressèrentcomme des volutes de fumée. Ça faisaitbeaucoup d’esprits actifs pour un cimetièreaussi petit et aussi ancien. Et ils paraissaienttous furieux que nous les ayons dérangés.Leur niveau d’hostilité était franchementinhabituel.

Combiner nos pouvoirs n’avait pasdoublé la surface du cercle : ça l’avaitquadruplée.

Le fantôme le plus proche m’apparais-sait comme un pilier de flammes blanches. Ilétait fort et puissant. Larry et moi le re-gardâmes en silence. Tant que nous ne letoucherions pas, nous serions en sécurité.

Et même si nous le touchions, quepourrait-il nous arriver ? Les fantômes sontincapables de faire des dégâts physiques. Ilspeuvent tenter d’empoigner une personne,mais si elle les ignore, ils finissent par selasser. En revanche, si on leur accorde del’attention, ils risquent de devenir assez

427/1048

chiants. Et flanquer à quelqu’un la trouille desa vie. Mais un esprit capable de faire du maln’est pas un simple fantôme.

Plus j’observais la forme ondulante quise tenait devant nous, moins j’étais certainequ’il s’agisse d’un « simple fantôme ». Sinon,il se serait dématérialisé petit à petit, ne lais-sant qu’un nuage de brume qui aurait mismal à l’aise toute personne tentant de la tra-verser. Les fantômes ne durent paséternellement. Ceux-là avaient l’air un peutrop solides à mon goût.

— Arrêtez ! cria une voix masculine.Larry et moi nous retournâmes. Mag-

nus Bouvier apparut au sommet de lamontagne. Ses cheveux qui voletaient auvent cachaient son visage, à part ses yeux,qui brillaient dans le noir, reflétant des lu-mières invisibles pour moi.

— Arrêtez ! répéta-t-il en faisant degrands gestes.

428/1048

Il atteignit la circonférence du cercle devent et se pétrifia, puis leva les mains commepour le palper.

Deux personnes capables de sentir monpouvoir en une seule nuit ! Surprenant, maisplutôt cool. Si Magnus n’avait pas été pour-suivi par les flics, nous aurions pu nous as-seoir pour en parler tranquillement.

— Nous vous avions demandé de voustenir à l’écart de ce terrain, monsieur Bouvi-er, lança Stirling.

Magnus tourna très lentement la têtevers lui, comme s’il avait du mal à se con-centrer sur autre chose que mon pouvoir.

— Nous avons tenté de nous montrerconciliants, continua Stirling. Mais cette fois,vous avez dépassé les bornes. Beau ?

Chambrer une cartouche dans un fusilà pompe produit un son très typique. Sansmême réfléchir, je me tournai vers sa source,mon flingue à la main.

429/1048

Beau ne visait rien ni personne en par-ticulier. Ce fut ce qui le sauva. S’il avaitbraqué son arme sur nous, je lui aurais tirédessus.

Je voyais toujours double. Derrière mesyeux, à l’endroit où il n’y a pas de nerf op-tique, était gravée une image du cimetière. Ilm’appartenait. Je connaissais ses fantômeset les corps qu’il abritait. Je savais où étaitchaque os.

Je regardai Beau et son fusil à pompe,mais dans mon esprit, les morts continuaientà ramper vers leurs morceaux éparpillés. Lesfantômes étaient toujours réels. Mon pouvoirles avait réveillés, ils danseraient et os-cilleraient d’eux-mêmes un moment, mais àla fin, ils regagneraient le sol. Il existe plusd’un moyen de relever les morts, mais pas demanière permanente.

Je ne pouvais détacher mon regard dufusil à pompe pour voir ce que fichaitMagnus.

430/1048

— Anita, je vous en prie, ne relevez pasles morts.

Sa voix étonnamment basse contenaitdes inflexions suppliantes qui me surprirent.Je luttai contre l’envie de tourner la tête verslui.

— Pourquoi donc, Magnus ?— Fichez le camp de mon terrain,

grogna Stirling.— Ce n’est pas votre terrain.— Fichez le camp de mon terrain, ou je

vous fais abattre pour violation de propriétéprivée.

Beau me regarda.— Monsieur Stirling ?Il faisait très attention à tenir son fusil

de la manière la moins menaçante qui soit.— Beau, montrez-lui que nous ne plais-

antons pas.— Monsieur Stirling !— Faites votre boulot !

431/1048

Beau fit mine d’épauler le fusil, maistrès lentement et sans me quitter des yeux.

— Ne l’écoutez pas, dis-je.J’expirai à fond et laissai tous mes

muscles se détendre.Beau baissa son arme.Je pris une inspiration et ordonnai :— Maintenant, posez-le à terre.— Mademoiselle Blake, tout ça ne vous

concerne pas, dit Stirling.— Vous ne tuerez personne sous mes

yeux pour une infraction aussi mineure,répliquai-je.

Larry aussi avait sorti son flingue. Il lebraquait sur personne, ce dont je lui fus re-connaissante. Quand on vise quelqu’un, lecoup a tendance à partir, surtout si on ne saitpas ce qu’on fait.

— Posez ce fusil, Beau. Tout de suite. Jene le répéterai pas une troisième fois.

Beau obéit.

432/1048

— C’est moi qui vous paie ! enrageaStirling.

— Pas assez pour que je me fasse tuer !Stirling poussa un grognement exas-

péré et fit un pas en avant – comme pourramasser l’arme.

— N’y touchez pas, Raymond. Voussaignerez aussi bien que n’importe qui,l’avertis-je.

Furieux, il se tourna vers moi.— Je n’arrive pas à croire que vous me

menaciez sur ma propriété.Je baissai un peu mon Browning.

Quand on tient un flingue à bout de bras troplongtemps, on finit par trembler.

— Et moi, je n’arrive pas à croire quevous ayez demandé à Beau de venir armé.Vous saviez que ma petite démonstration at-tirerait Magnus Bouvier. Vous le saviez, etvous comptiez dessus, espèce de fils de pute !

433/1048

— Monsieur Kirkland, allez-vous la lais-ser me parler sur ce ton ? cria Stirling. Jesuis votre client !

Larry secoua la tête.— Sur ce coup-là, je suis d’accord avec

elle, monsieur Stirling. Vous avez tendu uneembuscade à cet homme. Vous vouliezl’abattre de sang-froid. Pourquoi ?

— Bonne question, lançai-je. Pourquoiavez-vous si peur de la famille Bouvier ? Ouest-ce seulement Magnus qui vous effraie ?

— Je n’ai peur de personne ! crachaStirling. (Il se tourna vers sa clique.) Venez.Laissons mademoiselle Blake seule avec sonnouvel ami.

Il s’éloigna. Bayard et Mlle Harrison luiemboîtèrent aussitôt le pas, mais Beauhésita.

— Je descendrai le fusil à pompe pourvous, lançai-je.

Il hocha la tête.— Je m’en doutais un peu...

434/1048

— Et vous feriez mieux de ne pas nousattendre en bas avec un autre flingue.

Il hésita puis secoua la tête.— Je rentre chez moi retrouver ma

femme.— Faites donc ça...Il s’éloigna, les pans de son imper noir

lui battant les jambes.— Je me retire de cette affaire, lança-t-

il par-dessus son épaule. Les morts nepeuvent pas dépenser leur argent.

Je connaissais quelques vampires quiauraient pu lui prouver le contraire, mais jeme contentai d’approuver.

— Ravie de l’entendre.— Je n’ai pas envie de me faire buter,

c’est tout.Beau s’engagea dans la pente et dis-

parut de ma vue. Je restai plantée là, monBrowning pointé vers le ciel. Quand je fuscertaine qu’il ne reviendrait pas, je tournailentement sur moi-même, balayant du

435/1048

regard le sommet de la montagne. Nousétions seuls, Larry, Magnus et moi. Alors,pourquoi n’avais-je pas envie de rengainer ?

Magnus fit un pas vers moi et s’immob-ilisa. Il leva les mains dans l’air chargé depouvoir et les baissa tout doucement, commepour une caresse. Je sentis les ondulationsprovoquées par le bout de ses doigts frisson-ner sur ma peau, tremblant à travers mamagie.

Non, je n’allais pas rengainer tout desuite.

— Qu’est-ce que c’était ? demandaLarry.

Lui aussi avait toujours son flingue à lamain, même s’il le pointait vers le sol. Mag-nus tourna vers lui son regard brillant.

— Ce garçon n’est pas un nécroman-cien, mais il n’est pas non plus l’humain or-dinaire dont il a l’air, dit-il.

436/1048

— Comme chacun de nous, répliquai-je.Pourquoi ne vouliez-vous pas que je relèveles morts ?

Magnus me dévisagea en silence. Sesyeux étaient pleins de lumières scintillantes,comme des reflets à la surface d’une mare.Mais c’étaient les reflets de choses quin’étaient pas là.

— Répondez-moi, Magnus.— Sinon, quoi ? Vous me tirerez

dessus ?— Peut-être.J’étais un peu plus haut que lui dans la

pente et il était obligé de lever les yeux versmoi.

— Je ne pensais pas qu’on puisse re-lever des morts aussi anciens sans un sacri-fice humain. Je croyais que vous empocher-iez le fric de Stirling, que vous essaieriez, quevous échoueriez et que vos rentreriez chezvous.

437/1048

Il fit un autre pas en avant, les mainstendues pour tester notre pouvoir. Commes’il n’était pas certain de réussir à lepénétrer. Son contact fit hoqueter Larry.

— Mais avec un pouvoir pareil, reprit-il,vous relèveriez certains cadavres. Peut-êtreassez...

— Assez pour quoi ? demandai-je.Magnus cligna des paupières comme

s’il n’avait pas eu l’intention de parler à voixhaute.

— Anita, Larry, vous ne devez pas re-lever les morts de cette montagne. Vous nedevez pas !

— Donnez-nous une bonne raison de nepas le faire.

— J’imagine que demander gentimentne suffira pas ?

— Pas vraiment.— Ce serait plus facile si mes glamours

fonctionnaient sur vous. Mais dans ce cas,nous n’en serions pas là.

438/1048

Puisqu’il refusait de répondre à maquestion, je décidai d’en lancer une autre.

— Pourquoi vous êtes-vous enfuidevant la police ?

Magnus avança encore vers moi et jereculai. Il n’avait pas eu de geste menaçant,mais quelque chose d’étrange, en lui, déclen-chait une alarme dans ma tête.

C’était peut-être à cause des images,dans ses yeux. Elles me donnaient envie deregarder à l’intérieur de son crâne pour voirce qui se reflétait dans ses prunelles tur-quoise. Il me semblait presque distinguer desarbres, de l’eau... Comme ces choses qu’onperçoit du coin de l’œil, mais en couleur.

— Vous leur avez raconté mon secret,dit-il sur un ton accusateur. Pourquoi ?

— J’étais obligée.— Vous croyez vraiment que j’aurais pu

faire ces choses horribles à ces pauvresgarçons ?

439/1048

Il continua à avancer, se déplaçant dansle cercle sans l’aisance naturelle de Larry.Telle une montagne, il forçait le flux depouvoir à le contourner, comme s’il remplis-sait plus d’espace – magiquement par-lant – que je ne pouvais le voir à l’œil nu.

Je saisis mon Browning à deux mains etle braquai sur sa poitrine.

— Non, je ne le crois pas.— Dans ce cas, pourquoi me tenez-vous

en joue ?— Parce que vous utilisez votre magie

fey.Il fit la grimace.— J’ai lancé beaucoup de glamours ce

soir. Ça m’est monté à la tête.— Vous vous nourrissez de vos clients,

l’accusai-je. Vous ne faites pas seulement çapour mettre de l’animation. Vous les siphon-nez. Si ce n’est pas la marque d’un Unseelie...

Magnus haussa gracieusement lesépaules.

440/1048

— Je suis ce que je suis.— Comment savez-vous que les vic-

times étaient des garçons ?Larry se plaça sur ma gauche, son

flingue toujours pointé vers le sol. Il s’étaitfait engueuler plusieurs fois pour avoirbraqué des gens un peu trop vite. J’étaisravie de voir que mes paroles n’étaient pastombées dans l’oreille d’un sourd.

— Les flics me l’ont dit.— Menteur !Magnus sourit.— L’un d’eux m’a touché. J’ai tout vu.— Ben voyons. Comme c’est pratique !Il tendit la main vers moi.— N’y pensez même pas.Larry brandit son flingue.— Que se passe-t-il, Anita ? demanda-t-

il.— Je n’en suis pas sûre, avouai-je.— Je ne peux vous autoriser à relever

ces morts, déclara Magnus. Je suis désolé.

441/1048

— Comment allez-vous nous arrêter ?demandais-je.

Il me fixa et je sentis quelque chosepousser contre ma magie. Comme un poingenfonçant un film plastique et l’étirant sansparvenir à le crever. Je lâchai un hoquet desurprise.

— Plus un geste, ou je tire !— Je n’ai pas remué un seul muscle...— Assez joué, Magnus. Si vous tenez à

la vie, je vous conseille d’arrêterimmédiatement.

— Qu’est-ce qu’il a fait ? demandaLarry, dont les mains tremblaient légère-ment sur la crosse de son arme.

— Plus tard ! Magnus, je veux que vousleviez les bras et que vous croisiez les mainssur votre tête. Tout doucement.

— Vous allez m’embarquer, comme ondit à la télévision ?

442/1048

— Oui. Et estimez-vous heureux : vousaurez plus de chance d’arriver vivant à laprison avec moi qu’avec la plupart des flics.

— Je ne crois pas que je vousaccompagnerai...

Nous étions deux à le tenir en joue, et ilaffichait toujours la même assurance à lalimite de l’arrogance. Ou il était stupide, ou ilsavait quelque chose que j’ignorais. Or, je nepensais pas qu’il soit stupide.

— Dis-moi quand tu voudras que je tire,marmonna Larry.

— Dès que tu entendras mon couppartir.

— D’accord.— Vous me tueriez pour si peu de

chose ? demanda Magnus.— Sans l’ombre d’une hésitation,

affirmai-je. Maintenant, croisez lentementles mains sur votre tête.

— Et si je refuse ?— Je ne bluffe pas, Magnus.

443/1048

— Vous avez des balles en argent, pasvrai ?

Je le regardai sans répondre. Près demoi, je sentis Larry s’agiter. Il est difficile debraquer quelqu’un pendant longtemps sansfatiguer ou choper des fourmis dans les bras.

— Je parie qu’elles sont en argent, in-sista Magnus. Ce n’est pas très efficacecontre les fairies.

— Le fer produit de meilleurs résultats,dis-je. Je m’en souviens.

— Même des balles en plomb ordinairesferaient mieux l’affaire que des munitions enargent. Le métal de lune est l’ami des feys.

Je perdis patience.— Vos mains, tout de suite, ou nous ne

tarderons pas à découvrir les limites de cetteamitié.

Magnus leva les bras, lentement et gra-cieusement. Ses mains venaient d’atteindrele niveau de ses épaules quand il se jeta enarrière dans la pente.

444/1048

Je tirai, mais il continua à rouler surlui-même, si vite que je n’arrivai pas à leviser. Ni même à le voir clairement, malgréla lueur du clair de lune. On eût dit que l’airse brouillait autour de lui.

Debout au sommet de la montagne,Larry et moi fîmes feu à plusieurs reprises,mais je doutai qu’aucune de nos balles l’aittouché. Magnus devint de plus en plus diffi-cile à distinguer, jusqu’à ce qu’il disparaissedans les buissons, à mi-hauteur du flanc dela montagne.

— Dis-moi qu’il ne vient pas de se vo-latiliser, supplia Larry.

— Il ne vient pas de se volatiliser.— Qu’est-ce qu’il a fait, dans ce cas ?— Comment veux-tu que je le sache ?

Ça n’est pas mentionné dans l’UV Mœurs etCoutumes des Fairies. (Je secouai la tête.) Fi-lons d’ici. J’ignore ce qui se passe, mais quoiqu’il en soit, nous avons perdu notre client.

— Et nos chambres d’hôtel ?

445/1048

— Nous ne tarderons pas à le découvrir.J’enclenchai le cran de sûreté du

Browning, mais le gardai à la main. Jen’aurais pas remis la sécurité si je n’avais pasdû crapahuter en terrain accidenté et enpleine nuit pour regagner la voiture.

— Range ton flingue, Larry, ordonnai-je.

— Pourquoi moi et pas toi ? demanda-t-il.

— Parce que j’ai mis le cran de sûreté.— Oh. Tu penses qu’ils l’auraient

vraiment tué ?— Je ne sais pas. Peut-être. Beau lui

aurait tiré dessus, mais si j’en crois notrepropre expérience, il n’aurait pas forcémentréussi à le toucher.

— Pourquoi Stirling veut-il la mort deMagnus ?

— Je ne sais pas.— Pourquoi Magnus s’est-il enfui ?— Je ne sais pas.

446/1048

— Quand tu n’arrêtes pas de répondre àmes questions par des « je ne sais pas », çame rend très nerveux...

— Moi aussi.Une seule fois, je regardai en arrière av-

ant que nous perdions de vue le sommet dela montagne. Les fantômes brillaient encorecomme des flammes de bougie, des flammesblanches et froides.

J’ignorais encore des foules de choses,mais j’en avais au moins appris une ce soir :certains corps de ce cimetière avaient près detrois cents ans. Soit un siècle de plus qu’an-noncé par Stirling.

Un siècle, ça fait une grosse différenceen matière de réanimation. Pourquoi avait-ilmenti ? Il craignait que je refuse s’il merévélait leur âge véritable ?

Certains squelettes appartenaient à desIndiens. J’avais perçu des bijoux en os d’an-imaux et d’autres objets qui n’étaient pasd’origine européenne. Or, les Indiens de

447/1048

cette région n’enterraient pas leurs mortsdans des tombes.

Il se passait quelque chose. Pour le mo-ment, je n’avais pas la moindre idée de ceque c’était, mais je le découvrirais. Peut-êtrele lendemain, après avoir dégoté de nou-velles chambres d’hôtel, rendu la Jeep hyper-accessoirisée, loué une nouvelle voiture etannoncé à Bert que nous n’avions plus declient.

Réflexion faite, je laisserai Larry s’enoccuper. À quoi servent les assistants si onne peut pas se décharger du sale boulot sureux ?

D’accord, je téléphonerais moi-même àBert ! Mais je n’avais vraiment pas hâte d’en-tendre sa réaction.

448/1048

Chapitre 18

Stirling et compagnie avaient disparuquand nous atteignîmes le pied de lamontagne. En revanche, la Jeep était tou-jours là. J’étais franchement surprise qu’ilsne l’aient pas emmenée pour nous laisserrentrer à pied. Stirling n’avait pas l’air dugenre de type qui apprécie qu’on le braqueavec un flingue. Cela dit, ces hommes-là nesont pas si nombreux. À croire que le mas-ochisme est une valeur en perte de vitesse.

Larry s’immobilisa dans le couloir del’hôtel, sa carte magnétique visant la serrurede sa chambre.

— Tu crois que c’est payé pour la nuit,ou qu’il vaut mieux faire nos bagages tout desuite ?

— Qu’il vaut mieux faire nos bagagestout de suite, répondis-je.

Il hocha la tête, tourna la poignée et en-tra. J’avançai vers la porte suivante et glissaima propre carte dans la serrure. Les deuxchambres communiquaient par une porte in-terne, mais nous ne l’avions pas déver-rouillée. Personnellement, je n’aime pas tropqu’on vienne troubler mon intimité. Même si« on » est un ami, et à plus forte raison si« on » est un collègue de travail.

Un profond silence m’enveloppa. Fab-uleux. Quelques minutes de calme avantd’appeler Bert et de lui annoncer que lapoule aux œufs d’or s’était envolée de labasse-cour.

J’étais dans un salon mitoyen à lachambre à coucher et à la salle de bains.Réunies, les trois pièces faisaient presque la

450/1048

superficie de mon appartement. Il y avait unbar intégré dans le mur de gauche, maiscomme je ne bois pas d’alcool, je m’en fichaispas mal.

Les murs étaient rose pâle avec undélicat motif de feuilles dorées, la moquettebordeaux, et le canapé d’un violet si foncéqu’il semblait presque noir. Une causeuse as-sortie était disposée à angle droit, non loinde deux fauteuils à fleurs pourpres, bordeauxet blanches. Toutes les surfaces de boisétaient sombres et cirées.

J’avais d’abord cru qu’on m’avait at-tribué la suite « lune de miel », jusqu’à ceque je voie celle de Larry. C’était pratique-ment la même, mais décorée dans des tonsde vert.

Un bureau en cerisier, qui avait l’aird’une authentique antiquité, se dressaitcontre le mur du fond, près de la porte com-municante. Un nécessaire d’écriture à mono-gramme reposait sur le dessus, près de la

451/1048

deuxième ligne de téléphone – pour les cli-ents qui débarquaient avec un ordinateurportable et voulaient brancher leur modem,j’imagine.

Je n’avais jamais dormi dans un en-droit aussi luxueux, et je doutais que Beadle,Beadle, Stirling et Lowenstein soient prêts àpayer la note après l’humiliation que j’avaisinfligée à Raymond.

Un bruit me fit sursauter. Le Browningse matérialisa instantanément dans mamain. Le long du canon, j’aperçus la silhou-ette de Jean-Claude. Il se tenait sur le seuilde la chambre, vêtu d’une chemise àmanches bouffantes qui lui serraient les brasen trois endroits et s’achevaient en corollesoyeuse autour de ses longues mains pâles.Le col haut était fermé par une lavallière dedentelle blanche, dont l’extrémité reposaitsur son gilet de velours noir piqueté d’argent.Des cuissardes noires moulaient ses jambescomme une seconde peau.

452/1048

Ses cheveux étaient presque aussi noirsque son gilet. Du coup, j’avais du mal àdéterminer où s’arrêtaient ses boucles et oùcommençait le tissu. Une épingle de cravateen argent et en onyx, que j’avais déjà vue, sedétachait sur la dentelle de sa lavallière.

— Tu ne vas quand même pas me tirerdessus, ma petite ?

J’étais toujours plantée dans le salon,mon Browning braqué sur lui. Il avait prisgarde à ne pas esquisser un geste que jepuisse interpréter comme menaçant. Sesyeux si bleus me fixaient, graves etinquisiteurs.

Je levai mon flingue vers le plafond etexpirai. Mais je ne m’étais pas aperçue que jeretenais mon souffle.

— Comment diable êtes-vous entré ?Il sourit et s’écarta du chambranle, puis

s’avança dans la pièce de sa merveilleuse dé-marche fluide et glissante. Un peu commecelle d’un félin ou d’un danseur, et beaucoup

453/1048

comme celle de quelque chose d’autre.Quelque chose de non humain.

Je rengainai le Browning, même si jen’en avais pas vraiment envie. Je me senstoujours mieux une arme à la main. Pour-tant, un flingue ne m’aurait servi à riencontre Jean-Claude. Si j’avais voulu le tuer,ça aurait peut-être fait l’affaire. Mais noussavions tous les deux que ce n’était pas monintention.

Depuis quelque temps, je sors avec lui.Cela dit, j’ai encore du mal à y croire.

— Le réceptionniste m’a laissé entrer,répondit-il sur un ton amusé, bien qu’il fûtimpossible de dire si c’était moi ou lui qu’iltrouvait si drôle.

— Pourquoi aurait-il fait ça ?— Parce que je le lui ai demandé.Il me contourna tel un requin décrivant

des cercles autour de sa proie. Je ne lui fispas le plaisir de me retourner pour le suivre

454/1048

des yeux. Le regard rivé devant moi, je lelaissai faire sans réagir.

Soudain, mes cheveux se hérissèrentsur ma nuque. Je fis un pas en avant et sentissa main retomber. Il avait voulu me la posersur l’épaule. Mais je n’avais pas envie qu’ilme touche.

— Vous avez utilisé vos pouvoirs men-taux sur le réceptionniste ?

— Oui, dit-il.Ce simple mot contenait tant d’autres

choses... Je me tournai vers lui pour ledévisager.

Jean-Claude observait mes jambes. Illeva la tête et, d’un seul regard, balaya toutmon corps. Ses yeux bleus semblaient encoreplus sombres que d’habitude. Ni lui ni moine comprenions comment j’arrivais à sout-enir son regard sans être affectée. Je com-mençais à soupçonner qu’être une nécro-mancienne avait de nombreux avantages

455/1048

secondaires, et pas seulement vis-à-vis deszombies.

— Le rouge te va bien, ma petite, soufflaJean-Claude.

Il se rapprocha de moi, mais sans metoucher. Il me connaissait assez pour savoirque j’aurais mal réagi, mais ses yeux désig-naient assez clairement les endroits où ilaurait voulu poser ses mains.

— Ça me plaît beaucoup.Sa voix était douce et tiède, beaucoup

plus intime que ses paroles.— Tu as des jambes magnifiques.Un murmure dans le noir qui planait

autour de moi comme un voile caressant... Savoix a toujours été ainsi, presque palpable.Je n’en ai jamais entendu de plusbouleversante.

— Arrêtez, Jean-Claude. Je suis troppetite pour avoir des jambes magnifiques.

— Je ne comprends vraiment pasl’engouement moderne pour les girafes.

456/1048

Il laissa courir ses mains à quelquesmillimètres de mes collants, si près que jeperçus le déplacement d’air contre ma peau.

— Arrêtez, répétai-je.— Arrêter quoi ? fit-il sur un ton

innocent.Je secouai la tête. Demander à Jean-

Claude de ne pas être pénible, c’était commesupplier la pluie de ne pas mouiller. Pour-quoi gaspiller ma salive ?

— D’accord, flirtez autant que vousvoudrez, mais n’oubliez pas que vous êtes icipour sauver la vie d’un jeune garçon qu’unmonstre est peut-être en train de violerpendant que nous nous chamaillons.

Jean-Claude soupira et fit un gestedans ma direction. Quelque chose dans monexpression dut le dissuader de continuer, caril se laissa tomber dans un fauteuil sansinsister.

457/1048

— Chaque fois que j’essaie de te sé-duire, tu me coupes l’herbe sous le pied,gémit-il. Une très vilaine habitude.

— Hourra pour moi ! répliquai-je.Maintenant, on peut se mettre au travail ?

Il m’adressa son sourire agaçant deperfection.

— Je me suis arrangé pour avoir unrendez-vous avec la maîtresse de Branson.

— Sans blague !— N’est-ce pas ce que tu attendais de

moi ?— Si. Mais je n’ai pas l’habitude que

vous me donniez ce que je demande.— Je te donnerais tout ce que tu veux,

ma petite, si seulement tu me laissais faire.— Je vous ai demandé de sortir de ma

vie, dis-je. Vous avez refusé.— En effet...Il en resta là. Il ne m’accusa pas de

vouloir être avec Richard plutôt qu’avec lui,

458/1048

et ne me menaça pas non plus de tuer sonrival. Étrange...

— Vous, vous mijotez quelque chose.Il écarquilla les yeux et posa une main

sur son cœur.— Qui, moi ?— Oui, vous.Je secouai la tête et laissai tomber. Il

mijotait quelque chose, j’en étais convaincue.Je le connaissais assez bien pour repérer lessignes avant-coureurs, mais il ne me diraitrien avant d’être prêt. Personne ne saitgarder un secret comme lui, et personne n’ena autant. Il n’y a pas trace de duplicité enRichard. Mais c’est l’air que respire Jean-Claude, le sang qui coule dans ses veinesmortes.

— Je dois me changer et faire mes ba-gages avant de partir, annonçai-je enmarchant vers la chambre.

— Tu veux enlever ta ravissante juperouge ? Pourquoi ? Parce qu’elle me plaît ?

459/1048

— Pas seulement, même si c’est unplus. Je ne peux pas porter mon holster decuisse avec ce truc.

— Je ne nie pas qu’une deuxième armeà feu servira notre petite démonstration deforce, demain soir, déclara Jean-Claude.

Je m’arrêtai net et me tournai vers lui.— Comment ça, demain soir ?— L’aube est trop proche, ma petite.

Nous ne pourrions pas atteindre l’antre de lamaîtresse avant le lever du soleil.

— Et merde ! jurai-je tout bas, maisavec conviction.

— J’ai fait ma part du travail. Mais je nesaurais arrêter la rotation de la Terre.

Je m’appuyai au dossier de la causeuse,l’agrippant assez fort pour avoir mal auxmains.

— Nous arriverons trop tard pour lesauver.

460/1048

— Ma petite, ma petite. Pourquoi celate tourmente-t-il à ce point ? Pourquoi la viede ce garçon t’est-elle si précieuse ?

Je sondai son visage parfait et ne puspas lui fournir de réponse.

— Je ne sais pas.Il me prit les mains.— Tu te fais du mal, ma petite.Je me dégageai et croisai les bras. Jean-

Claude resta à genoux, les mains sur meshanches. Il était beaucoup trop près de moi,et je pris soudain conscience de la longueurminimale de ma jupe.

— Il faut que j’aille faire mes bagages,insistai-je.

— Pourquoi ? Cette suite ne te plaîtpas ?

Il n’avait pas bougé, et pourtant, il mesemblait encore plus près. Je sentais les con-tours de son corps contre mes jambes,pareils à une vague de chaleur.

— Écartez-vous, ordonnai-je.

461/1048

Il se contenta de s’asseoir sur les talons,me forçant à faire un pas sur le côté. L’ourletde ma jupe effleura sa joue alors que je mar-chai vers la chambre.

— Vous êtes vraiment pénible...— C’est gentil à toi de l’avoir remarqué,

ma petite. À présent, explique-moi pourquoitu ne veux pas rester ici.

— C’est un client qui a loué cette suite,et je ne travaille plus pour lui.

— Pourquoi ?— Je l’ai menacé avec mon flingue.Un instant, son visage trahit de la sur-

prise. Puis elle s’évanouit, et il posa sur moises yeux si anciens qui avaient vu tant dechoses, mais ne savaient toujours pas cequ’ils regardaient quand ils se rivaient surmoi.

— Pourquoi as-tu fait ça ? demanda-t-il.— Parce qu’il voulait qu’un de ses sbires

abatte un homme qui s’était introduit danssa propriété.

462/1048

— N’a-t-il pas le droit de défendre cequi lui appartient ?

— Pas au point de tuer quelqu’un. Unbout de terre ne mérite pas qu’on verse desang pour lui.

— Protéger son territoire est une excusevalable depuis la nuit des temps, ma petite.Aurais-tu décidé de changer soudain lesrègles ?

— Je n’allais pas rester plantée là et lesregarder tuer un homme juste parce qu’ilavait mis les pieds là où il ne fallait pas. Enplus, je crois que c’était une embuscade.

— Tu veux dire, un piège ? Un complotpour tuer cet homme ?

— Oui.— Faisais-tu partie de ce complot ?— Il se peut que j’aie servi d’appât.

L’homme a senti mon pouvoir sur les morts.C’est ce qui l’a attiré au mauvais endroit.

— Ça, c’est intéressant, murmura Jean-Claude. Comment s’appelle-t-il ?

463/1048

— Donnez-moi d’abord le nom du mys-térieux vampire !

— Xavier.Je ne m’étais pas attendue à ce qu’il

cède aussi facilement.— Pourquoi avez-vous refusé de me le

dire tout à l’heure, au téléphone ?— Je ne voulais pas que tu le commu-

niques à la police.— Pourquoi ?— Je te l’ai déjà expliqué. Maintenant,

donne-moi le nom de l’homme que tu assauvé ce soir.

Je faillis refuser. Que ça l’intéresse à cepoint m’inquiétait, mais un marché est unmarché.

— Bouvier, Magnus Bouvier.— Ça ne me dit rien.— Ça devrait ?Il se contenta de me sourire.— Vous êtes vraiment un fils de pute !

grognai-je.

464/1048

— Ah, ma petite, comment pourrais-jete résister quand ta voix est comme du miel,et que tu me murmures d’aussi douxsurnoms ?

Je le foudroyai du regard. Son sourires’élargit, révélant la pointe de ses canines.

Quelqu’un frappa à la porte. Sans doutele gérant qui venait me demander de partir.Je ne pris même pas la peine de regarder parl’œilleton avant d’ouvrir, et je fus très sur-prise de découvrir Lionel Bayard sur le seuil.Était-il venu nous jeter dehors ?

Je le regardai sans rien dire. Il se raclala gorge.

— Mademoiselle Blake, puis-je m’entre-tenir avec vous quelques instants ?demanda-t-il.

Je le trouvais bien poli pour quelqu’unqui était venu nous vider.

— Je vous écoute, monsieur Bayard.— Je doute que le couloir soit l’endroit

le plus indiqué pour cette conversation.

465/1048

Je m’effaçai. Il entra dans le salon enlissant sa cravate. Son regard se posa surJean-Claude, qui s’était levé et lui adressaitson sourire le plus aimable.

— J’ignorais que vous aviez de la com-pagnie, mademoiselle Blake. Je peux revenirplus tard.

Je refermai la porte.— Non, monsieur Bayard, vous ne nous

dérangez pas. J’ai raconté à Jean-Claude lapetite... méprise de ce soir.

— Oui, euh...Bayard nous regarda tour à tour en

hésitant.Jean-Claude se rassit dans le fauteuil,

s’y lovant comme un félin.— Anita et moi n’avons pas de secrets,

monsieur...— Bayard. Lionel Bayard.Il approcha et tendit la main à Jean-

Claude, qui leva un sourcil, mais la lui serra.

466/1048

Bayard sembla légèrement rassuré parce geste normal. Visiblement, il ignorait lanature de Jean-Claude. Je ne comprenaispas comment il pouvait le regarder en face etle croire humain. J’ai rencontré un seul vam-pire capable de faire illusion. Et je l’ai tué.

Bayard se retourna vers moi et rajustases lunettes. Il était nerveux. Quelque chosese tramait.

— Qu’y a-t-il, Bayard ? demandai-je enm’adossant à la porte, les bras croisés sur lapoitrine.

— Je suis venu vous présenter nos plussincères excuses pour ce qui s’est passé toutà l’heure.

— Vos excuses ?— Oui. M. Stirling a fait montre d’un

excès de zèle. Si vous n’aviez pas été là pournous ramener à la raison, une tragédie auraitpu arriver.

Je tentai de conserver une expressionneutre.

467/1048

— Stirling n’est pas furieux contremoi ?

— Bien au contraire, mademoiselleBlake. Il vous est reconnaissant.

Je n’arrivais pas à y croire.— Vraiment ?— En fait, j’ai été autorisé à vous offrir

un bonus.— Pourquoi ?— Pour vous dédommager de notre

comportement de ce soir.— Combien ?— Vingt mille.Je continuai à le dévisager sans bouger

de ma place.— Non.Il cligna des yeux.— Je vous demande pardon ?— Je ne veux pas de votre bonus.— Je ne suis pas censé monter au-delà

de vingt mille, mais j’en parlerai avec

468/1048

M. Stirling. Il acceptera peut-être de revoirsa proposition à la hausse.

Je secouai la tête et m’écartai de laporte.

— Vous ne comprenez pas. Je ne veuxpas du tout de bonus.

— Vous n’allez pas nous laisser tomber,n’est-ce pas, mademoiselle Blake ?

Bayard respirait si vite que je crus qu’ilallait s’évanouir. Apparemment, l’idée que jepuisse les planter là l’inquiétait beaucoup.

— Non, je ne vous laisse pas tomber.Mais vous avez déjà versé des honorairesénormes à mon agence. Inutile de me payerdavantage.

— M. Stirling est seulement désireux deréparer l’offense que vous avez subie.

Je ne relevai pas. C’était trop facile.— Dites-lui que ses excuses auraient eu

plus de valeur s’il était venu me les présenteren personne.

469/1048

— Monsieur Stirling est un homme trèsoccupé. Il serait passé lui-même, mais ilavait des affaires urgentes à régler.

Je me demandai combien de fois Ba-yard avait déjà dû s’excuser à la place de sonpatron – en particulier parce qu’il avait or-donné à un autre sous-fifre de buterquelqu’un.

— Très bien. Vous avez remis le mes-sage en mains propres. Dites à M. Stirlingque ce n’est pas l’incident de ce soir qui mefera renoncer. J’ai lu le cimetière. Certainscorps sont plus proches de trois siècles quede deux. Trois siècles, Lionel. Ça fait sacre-ment vieux pour un zombie.

— Pouvez-vous les relever ?Bayard s’était rapproché de moi en tri-

potant les revers de sa veste. Il n’allait pastarder à envahir mon espace personnel. Àtout prendre, j’aurais préféré que ça viennede Jean-Claude.

470/1048

— Peut-être. La question n’est pas desavoir si je peux, mais si je veux.

— Qu’entendez-vous par là, mademois-elle Blake ?

— Vous m’avez menti, Lionel. Vousavez sous-estimé l’âge des morts de près d’unsiècle.

— Ce n’était pas voulu, mademoiselleBlake, je vous l’assure. J’ai seulement répétéce que m’a dit notre département derecherches. Je ne vous ai pas volontairementinduite en erreur.

— Ben voyons !Il tendit la main comme s’il voulait me

toucher. Je reculai assez pour me mettrehors de sa portée. L’intensité de son expres-sion me perturbait.

Il laissa retomber sa main.— Je vous en prie, mademoiselle Blake.

Je n’ai pas fait exprès de vous mentir.— Le problème, Lionel, c’est que je ne

suis pas sûre de pouvoir relever des zombies

471/1048

aussi anciens sans un sacrifice humain.Même moi, j’ai mes limites.

— C’est bon à savoir, murmura Jean-Claude.

Je le foudroyai du regard. Il me sourit.— Mais vous essaierez, n’est-ce pas,

mademoiselle Blake ? insista Bayard.— Peut-être. Je n’ai pas encore pris ma

décision.— Nous sommes prêts à tout pour nous

faire pardonner. C’est entièrement ma faute :j’aurais dû vérifier les informations de notredépartement de recherches. Demander unecontre-expertise. Puis-je faire quelque chosepour racheter mon erreur ?

— Contentez-vous de partir. Demain,j’appellerai votre bureau pour parler des dé-tails. Il se peut que j’aie besoin de... matérielsupplémentaire pour tenter la réanimation.

— Tout ce que vous voudrez, ma-demoiselle Blake.

— D’accord. Je vous recontacte.

472/1048

J’ouvris la porte en grand. Il mesemblait que c’était un geste assez éloquent.

Ça l’était. Bayard gagna la sortie à recu-lons, sans cesser de me bombarder de platesexcuses. Je refermai derrière lui et restai im-mobile quelques instants.

— Ce petit homme te cache quelquechose, déclara Jean-Claude.

Je me tournai vers lui. Il était toujourspelotonné dans le fauteuil, l’air trèsappétissant.

— Je n’ai pas eu besoin de pouvoirsvampiriques pour le deviner.

— Moi non plus, répliqua-t-il.Il se leva d’un mouvement fluide. Moi,

si j’avais été pliée en deux, j’aurais dû com-mencer par m’étirer.

— Je dois prévenir Larry qu’il n’a plusbesoin de faire ses bagages. Je ne comprendspas pourquoi nous ne sommes pas virés,mais c’est le cas.

473/1048

— Quelqu’un d’autre pourrait-il releverles morts de ce cimetière ?

— Pas sans un sacrifice humain, etpeut-être même pas avec.

— Ils ont besoin de toi, ma petite. A enjuger par l’anxiété du petit homme, ils veu-lent absolument que ce travail soit fait.

— Des millions de dollars sont en jeu.— Je doute que ce soit une question

d’argent.— Moi aussi, avouai-je.J’ouvris la porte, et Jean-Claude me

rejoignit.— De quel « matériel supplémentaire »

auras-tu besoin pour relever un corps vieuxde trois siècles, ma petite ?

Je haussai les épaules.— Une mort plus importante. À l’ori-

gine, je pensais utiliser deux ou trois chèvres.Je sortis dans le couloir.

— Et maintenant ? demanda-t-il.

474/1048

— Je ne sais pas. Un éléphant, peut-être.

Il me dévisagea, l’air incrédule.— Je plaisante. De toute façon, les

éléphants sont une espèce protégée. Je dev-rai sans doute me contenter d’une vache.

Jean-Claude me regarda un longmoment.

— Souviens-toi, ma petite, que je saistoujours quand tu me mens.

— Ce qui veut dire ?— Tu étais sérieuse à propos de

l’éléphant.Je fronçai les sourcils. Que pouvais-je

répliquer ?— D’accord, mais une seconde seule-

ment. Je n’irais pas jusqu’à égorger Dumbo.C’est la pure vérité.

— Je sais, ma petite.Honnêtement, je ne voulais de mal à

aucun éléphant. Mais c’était le plus gros an-imal qui me soit venu à l’esprit, sur le coup.

475/1048

Et si je devais tenter de relever plusieurscorps vieux de trois siècles, j’allais avoir be-soin de quelque chose de très gros. Jedoutais qu’une vache suffise. Et même qu’untroupeau convienne. Mais je ne voyais pasvraiment d’alternative.

D’accord, d’accord, pas d’éléphant. Detoute façon, je m’imaginais mal en train d’es-sayer d’égorger une de ces bestioles.Comment aurais-je pu l’immobiliser pendantque je la tuais ? Si la plupart des animauxutilisés sont plus petits que les humains, il ya une bonne raison : ça les rend plus faciles àmaîtriser.

— Nous ne pouvons pas laisser Jeffavec ce monstre ! lança Larry.

Il se tenait au milieu de la moquettevert sapin de son salon. Jean-Claude avaitpris place dans le canapé vert amande à mo-tifs. Et il semblait beaucoup s’amuser,comme un chat qui vient de tomber sur unesouris plus rigolote que la moyenne.

476/1048

— Nous ne l’abandonnons pas. Mais ilest trop tard pour partir à sa recherche cesoir.

Mon assistant se retourna en tendantun index accusateur vers Jean-Claude.

— Pourquoi ? Parce qu’il en a décidéainsi ?

Le sourire de Jean-Claude s’élargit.— Regarde l’heure, Larry. Ce sera bi-

entôt l’aube, et les vampires rentrerontdormir dans leur cercueil.

Larry secoua la tête. L’expression deson visage me rappelait la mienne. La mêmeobstination à nier la réalité...

— Nous devons faire quelque chose,Anita.

— Nous ne pourrons pas parler à lamaîtresse de Branson pendant la journée,Larry. Ça ne me plaît pas plus qu’à toi, maisce n’est pas moi qui décide.

— Et que deviendra Jeff pendant quenous attendrons le coucher du soleil ?

477/1048

La peau de Larry, déjà très claire, étaitdevenue d’un blanc crayeux. Ses taches derousseur se détachaient telles des gout-telettes d’encre marron, et ses yeux bleu pâlebrillaient comme du verre. Je ne l’avais ja-mais vu péter les plombs.

Je jetai un coup d’œil à Jean-Claude,qui soutint mon regard sans réagir. Compris.J’étais seule sur ce coup-là. Commed’habitude.

— Xavier devra dormir. Il ne pourraplus faire de mal à Jeff quand le soleil seralevé.

Larry secoua la tête.— Arriverons-nous à le retrouver à

temps ?J’avais envie de lui répondre « Bien

sûr », mais je ne voulais pas lui mentir.— Je n’en sais rien. Je l’espère.La détermination avait transformé son

visage aux traits d’ordinaire un peu mous. Enle regardant, je compris pourquoi tant de

478/1048

gens le sous-estimaient. Larry semblait si in-offensif. Et il l’était, à la base. Mais à présent,il était armé et il apprenait à devenirdangereux.

Je n’avais pas prévu de l’emmenerquand j’irais parler à la maîtresse de Bran-son. Soudain, je n’étais plus très sûre qu’ilaccepte d’être laissé en arrière. Ce soir, ilvenait de participer à sa première chasse auxvampires. Jusque-là, j’avais réussi à le tenir àl’écart des aspects les moins ragoûtants denotre métier. Mais ça ne durerait paséternellement.

J’avais espéré qu’il abandonnerait l’idéede devenir un exécuteur. En sondant sesyeux brillants, je m’aperçus que c’était moiqui me leurrais depuis le début. À sa façon,Larry était aussi entêté que moi. Une idée as-sez effrayante. Au moins, il serait en sécuritéjusqu’au lendemain soir.

479/1048

— Tu ne pourrais pas te contenter deme rassurer ? De me dire que nous le ret-rouverons à temps ?

— Dans la mesure du possible, j’essaied’être honnête avec toi.

— Pour une fois, un petit mensonge nem’aurait pas dérangé.

— Désolée.Larry prit une profonde inspiration et

expira lentement. Sa colère s’évapora d’uncoup. Il ne savait pas s’y accrocher. Pas dugenre à ressasser les choses... Une de nosdifférences majeures. Moi, je ne pardonne ja-mais rien à personne. Je sais, la rancune estun vilain défaut, mais chacun doit en avoirau moins un.

Quelqu’un frappa à la porte. Larry allaouvrir.

Soudain, Jean-Claude se matérialisaprès de moi. Je ne l’avais pas vu bouger, nientendu ses bottes glisser sur la moquette.

480/1048

De la magie. Je sentis mon cœur remonterdans ma gorge.

— Prévenez avant de faire ça, grognai-je.

— De faire quoi, ma petite ?Je le foudroyai du regard.— Ce n’était pas un tour de passe-passe

mental, n’est-ce pas ?— Non.Ce simple mot rampa sur ma peau

comme un vent humide.— Soyez maudit ! soufflai-je avec

conviction.— Nous en avons déjà parlé, ma petite.

Tu arrives trop tard.Larry referma la porte et se tourna vers

nous.— Il y a un type dans le couloir. Il dit

qu’il est avec Jean-Claude.— Un type ou un vampire ? demandais-

je.Larry se rembrunit.

481/1048

— Ce n’est pas un vampire, mais jen’irais pas jusqu’à affirmer qu’il est humain,si c’est à ça que tu faisais allusion.

— Vous attendez quelqu’un ?demandai-je à Jean-Claude.

— En effet.— Qui ?Il s’approcha de la porte et saisit la

poignée.— Quelqu’un que tu connais déjà.D’un geste théâtral, il ouvrit la porte et

fit un pas sur le côté pour me révéler sonvisiteur.

Jason se tenait sur le seuil, souriant etdétendu. Il fait la même taille que moi – c’estplutôt rare pour un homme. Ses cheveuxblonds et raides atteignaient à peine le col desa chemise, et ses yeux rappelaient le bleu in-nocent d’un ciel printanier. La dernière foisque je l’avais vu, il avait tenté de me dévorer.Les loups-garous font parfois ce genre detrucs...

482/1048

Il portait un sweat-shirt noir beaucouptrop grand pour lui qui lui arrivait à mi-cuisses et dont il avait dû rouler les manchessur ses poignets. Son pantalon en cuir, lacésur les côtés, laissait entrevoir deux bandesde chair pâle avant de disparaître dans sesbottes.

— Salut, Anita.— Salut, Jason. Qu’est-ce que tu fiches

ici ?Il eut le bon goût de prendre un air

embarrassé.— Je suis le nouveau familier de Jean-

Claude.Il s’exprimait comme s’il trouvait ça

normal. Richard ne se serait jamais com-porté de la sorte.

— Vous ne m’aviez pas dit que vousaviez amené de la compagnie, lançai-je àJean-Claude.

483/1048

— Nous allons rendre visite à lamaîtresse de Branson. Je ne peux pas me dé-placer sans une escorte minimale.

— Donc, un loup-garou et... moi ?Il soupira.— Oui, ma petite. Que tu portes ma

marque ou pas, les membres de notre com-munauté te considèrent comme ma servantehumaine. (Il leva une main pour éluder mesobjections.) S’il te plaît, Anita. Je sais que tun’es pas ma servante humaine au sens tech-nique du terme. Mais tu m’as aidé à défendremon territoire. Et tu as tué pour meprotéger. La définition exacte de ce que fontles serviteurs humains.

— Il va falloir que je fasse semblantd’être une des vôtres pendant notre entrevueavec la maîtresse ?

— Quelque chose comme ça, oui.— Laissez tomber !— Anita, je dois paraître impression-

nant. Branson faisait partie du territoire de

484/1048

Nikolaos. J’y ai renoncé parce que la densitéde la population permettait à un autregroupe de subsister ici. Mais la ville m’appar-tenait quand même, et à présent, ce n’estplus le cas. Certains considèrent ça commeun aveu de faiblesse, pas comme une preuvede bon sens.

— Vous avez trouvé un moyen de mefaire jouer les servantes, même sansmarques. Espèce de fils de putemanipulateur !

— C’est toi qui m’as demandé de venir,ma petite, répliqua Jean-Claude en avançantvers moi. Je te fais une faveur, ne l’oubliepas.

— Et il m’étonnerait que vous me lais-siez l’oublier...

Il grogna, comme s’il n’existait pas demots pour exprimer sa frustration.

— Je me demande pourquoi je continueà te supporter. Tu ne perds jamais une

485/1048

occasion de m’insulter. Beaucoup de gensdonneraient leur âme pour ce que je t’offre.

Il se tenait devant moi, les yeux commedes saphirs sombres, sa peau aussi blancheque du marbre brillant – à croire qu’elle étaitéclairée de l’intérieur. Il ressemblait à unesculpture vivante faite de lumière, de joyauxet de pierre. Très impressionnant, mais cen’était pas la première fois que je voyais ça.

— Arrêtez avec vos putains de pouvoirs,Jean-Claude ! C’est presque l’aube. Vousn’avez pas un cercueil à regagner enrampant ?

Il éclata d’un rire abrasif comme de lalaine de verre. Un rire qui n’était pas conçupour charmer.

— Nos bagages ne sont pas arrivés,n’est-ce pas, mon loup ?

— Non, maître, répondit Jason.— Qu’est devenu votre cercueil ?

demandai-je.

486/1048

— Mon taxi aérien a eu un accident,ou...

Il laissa la fin de la phrase en suspens.— Ou quoi ? lança Larry.— Ma petite ?— Vous pensez que la maîtresse locale a

dérobé votre cercueil, avançai-je.Jean-Claude hocha la tête.— Histoire de me punir d’être entré sur

son territoire sans respecter les usages envigueur.

— J’imagine que c’est ma faute,grommelai-je.

Il haussa les épaules.— J’aurais pu refuser, ma petite.— Cessez de le prendre aussi bien.— Préférerais-tu que je me mette en

colère ?— Peut-être.Je me serais sentie un peu moins coup-

able. Mais je me gardai de le dire à voixhaute.

487/1048

— Jason, va à l’aéroport et tente de loc-aliser nos bagages. Ramène-les dans lachambre d’Anita.

— Une minute ! Vous n’allez pas vousinstaller dans ma suite !

— C’est presque l’aube, ma petite. Jen’ai pas le choix. Demain, nous trouveronsun autre arrangement.

— Vous avez tout manigancé.Il éclata d’un rire amer.— Mon machiavélisme a des limites...

Je ne me laisserais pas volontairement sur-prendre par le lever du soleil loin de moncercueil.

— Alors, qu’allez-vous faire ? demandaLarry.

Jean-Claude sourit.— Ne crains rien, Lawrence. Mon seul

besoin, c’est l’obscurité, ou au moins, uneabsence de lumière. Le cercueil n’est pas né-cessaire en soi : c’est une mesure de sécuritésupplémentaire.

488/1048

— Je n’ai jamais connu de vampire quidorme ailleurs que dans un cercueil, dis-je.

— Si je suis sous terre, dans un endroitsûr, je m’en passe très bien. Une fois le soleillevé, je deviens insensible à mon environ-nement au point que je pourrais dormir surune planche à clous sans m’en apercevoir.

Je n’étais pas certaine de le croire. Defait, il se démenait plus que la moyenne desvampires pour réussir à se donner une ap-parence humaine.

— Tu constateras très bientôt que c’estla stricte vérité, ma petite.

— C’est bien ce qui m’inquiète.— Tu pourras prendre le canapé si tu

préfères, mais une fois le jour levé, je seraiinoffensif. Impuissant... Je ne pourrais pas temolester, même si je le voulais.

— Et quels autres bobards comptez-vous me faire avaler ? Je vous ai déjà vu de-bout en plein jour, à l’abri de la lumière dusoleil. Vous fonctionniez parfaitement bien.

489/1048

— Après avoir dormi environ huitheures, si le soleil n’est toujours pas couché,je retrouve l’usage de mon corps. Mais jedoute que tu restes au lit si longtemps. Tu asdes clients à voir et une enquête en cours. Tuseras sortie bien avant que je me réveille.

— Si je vous laisse seul, qui s’assureraque la femme de chambre ne tirera pasmalencontreusement les rideaux ?

Le sourire de Jean-Claude s’élargit.— Tu t’inquiètes pour moi. Je suis très

touché.Il semblait amusé, mais ce n’était qu’un

masque. L’expression qu’il adoptait quand ilne voulait pas que je devine à quoi il pensait.

— Que mijotez-vous encore ?— Pour une fois, rien.— Mon œil !— Si je trouve le cercueil, il faudra que

je loue une camionnette ! lança Jason.— Tu peux utiliser notre Jeep, proposa

Larry.

490/1048

Je le foudroyai du regard.— Non, il ne peut pas.— Ce serait pourtant plus commode,

ma petite. Si Jason doit louer une camion-nette, je devrai passer une journée de plusdans ton lit. Et tu n’en as pas envie.

Il y avait de l’amusement dans la voixde Jean-Claude – et un fond d’amertume.

— Je conduirai, proposa Larry.— Non, tu ne conduiras pas, dis-je.— C’est presque l’aube, Anita. Ça va

aller.— Non.— Tu ne pourras pas éternellement me

traiter comme un gamin. Je peux conduire laJeep.

— Je jure de ne pas le manger, fitJason.

Larry tendit la main pour que je lui re-mette les clés.

— Il faut que tu apprennes à me faireconfiance.

491/1048

Je ne fis aucun commentaire.— Je promets de descendre quiconque

me menacera pendant le trajet, que ce soitun humain ou un monstre. Il te suffira devenir payer ma caution et d’expliquer auxflics que je suivais les ordres.

Je soupirai.— D’accord, d’accord...Je lui remis les clés de la Jeep.— Merci.— Ne traîne pas en route et sois

prudent.Larry et Jason sortirent. La porte se

referma derrière eux. Je la regardai un longmoment en me demandant si je n’aurais pasdû les accompagner. Larry aurait été furieux,mais c’est toujours mieux que d’être mort.

Calme-toi ma vieille. Ce n’est qu’unepetite course. Il va chercher un cercueil àl’aéroport. Qu’est-ce qui pourrait bien mer-der ? Il reste à peine une heure d’obscurité.

492/1048

— Tu ne peux pas le protéger, Anita, ditdoucement Jean-Claude, comme s’il avait ludans mes pensées.

— Je peux essayer.Il haussa les épaules, parfaitement con-

scient que ça m’énerverait au possible.— Et si nous nous retirions dans ta

chambre, ma petite ?J’ouvris la bouche pour dire qu’il

dormirait dans celle de Larry... et me ravisai.Je doutais qu’il mordrait Larry. Mais j’étaiscertaine qu’il ne me mordrait pas, moi.

— Si vous voulez.Il eut l’air un peu surpris, comme s’il

s’attendait à ce que je lui oppose ma résist-ance habituelle. Mais j’avais épuisé mesréserves de combativité. Il prendrait le lit etje dormirai sur le canapé. Rien n’aurait puêtre plus innocent.

Pas vrai ?

493/1048

Chapitre 19

Quand nous regagnâmes ma suite,l’aube pointait derrière les fenêtres.

Jean-Claude me sourit.— C’est la première fois que nous part-

ageons une chambre d’hôtel, et nous n’avonspas le temps d’en profiter. (Il soupira.) Dé-cidément, les choses ne fonctionnent jamaiscomme prévu, avec toi...

— C’est peut-être un signe.— Peut-être. (Il regarda les rideaux

tirés.) Je dois y aller, ma petite. À ce soir.Il ferma la porte de la chambre derrière

lui avec un rien de précipitation.

Je sentais la lumière naissante envelop-per le bâtiment. Au fil des années passées àchasser les vampires, j’ai fini par développerune conscience aiguë de l’aube et du crépus-cule. À plusieurs reprises, j’ai foncé dedésastre en désastre, uniquement pour restervivante jusqu’à ce que le ciel s’éclaircisse etque le soleil levant sauve mes abattis. Pour lapremière fois, je me demandais ce que ça meferait de tenir cet événement pour une men-ace plutôt que pour une bénédiction.

Soudain, je m’aperçus que j’avais laisséma valise dans la chambre. Et merde !

J’hésitai, puis me décidai à frapper à laporte. Pas de réponse. J’entrouvris le battantet regardai dedans. Jean-Claude n’était paslà, mais j’entendis de l’eau couler dans lasalle de bains, et je vis un rayon de lumièrefiltrer sous la porte. Que pouvait faire unvampire dans une salle de bains ?

Réflexion faite, je préfère ne pas lesavoir.

495/1048

Je saisis ma valise et la portai dans lesalon avant que Jean-Claude revienne. Je nevoulais pas le revoir. Pas question de savoirce qu’il advenait de lui au lever du jour.

Quand le soleil fut assez haut dans leciel pour marteler les rideaux fermés, j’enl-evai mon chemisier et ma jupe, que je rem-plaçai par un tee-shirt et un jean. J’avais ap-porté un peignoir, mais je ne voulais pas mebalader à moitié nue devant Larry et Jasonquand ils rentreraient.

Puis j’appelai la réception pourréclamer un oreiller et une couverture sup-plémentaires. Personne ne répondit qu’ilétait un peu tard pour avoir besoin de ça, etl’employée qui m’apporta le tout ne parutpas remarquer la porte fermée de lachambre.

Je dépliai la couverture sur le canapé etétudiai le meuble, dubitative. Il était joli,mais il n’avait pas vraiment l’air confortable.

496/1048

Moralité : même la médaille de la vertua son revers.

Mais ce n’était pas forcément la vertuqui me tenait à l’écart de la chambre. SiRichard avait été couché à quelques mètresde moi, il aurait très difficile de ne pas le re-joindre. Mais avec Jean-Claude... Je nel’avais jamais vu après l’aube, quand il étaitmort pour le reste du monde. Et je n’étaispas certaine d’en avoir envie. En tout cas, jene voulais pas me blottir contre lui pendantque la chaleur quitterait son corps.

Quelqu’un frappa à la porte de la suite.J’hésitai. C’était sans doute Larry, mais on nesait jamais. Je dégainai mon Browning avantd’aller ouvrir.

La nuit dernière, Beau avait caché unfusil à pompe sous son imperméable. Lafrontière est parfois très mince entre laprudence et la paranoïa...

— Oui ? fis-je, plaquée contre le mur.— Anita, c’est nous.

497/1048

J’enclenchai la sécurité et fourrai monflingue dans la ceinture de mon jean. Il étaittrop gros pour entrer dans un holster decuisse, mais là, ça pouvait aller.

J’ouvris la porte. Larry était appuyécontre le chambranle, les traits tirés. Il tenaitun sac en papier de McDo et un plateau enpolystyrène où étaient coincés quatregobelets : deux de café, et deux de Coca.

Jason portait une grosse valise en cuirsous chaque bras, une valise beaucoup pluspetite et plus moche dans la main droite, etun autre sac McDo dans la gauche. Ilsemblait frais comme un gardon. Ce typeétait du matin, même après une nuitblanche. Je trouvais ça répugnant.

Son regard se posa sur le flingue passédans ma ceinture, mais il s’abstint de toutcommentaire. Un bon point pour lui. Quantà Larry, la vue du Browning ne le fît mêmepas ciller.

— De la bouffe ? m’étonnai-je.

498/1048

— Je n’ai presque rien mangé hier soir,se justifia Larry. Et Jason aussi avait faim.

Il entra et déposa le ravitaillement surle bar. Aucun de nous ne buvait d’alcool.Autant que ce comptoir serve à quelquechose.

Jason dut se mettre de profil pour pass-er la porte avec son chargement, mais je visque ça ne lui coûtait pas le moindre effort.

— Frimeur, l’accusai-je.Il posa les bagages sur le sol.— Tu ne pourrais pas dire ça si tu

m’avais déjà vu frimer pour de bon.Je verrouillai la porte de la suite der-

rière eux.— Je suppose que tu pourrais monter le

cercueil de Jean-Claude d’une seule main.— Non, mais pas à cause de son poids :

parce qu’il est trop long et mal équilibré.Génial. Super loup-garou ! Mais pour

ce que j’en savais tous les lycanthropes

499/1048

étaient aussi costauds. Richard pouvait peut-être porter un cercueil d’une seule main.

Une idée pas très réconfortante...Jason déballa la bouffe. Larry s’était

déjà perché sur un tabouret et il vidait unsachet de sucre en poudre dans un gobelet decafé.

— Vous avez laissé le cercueil dans lehall ? demandai-je.

Beaucoup trop courte sur pattes pour legarder à la ceinture dans cette position, jedus laisser mon Browning sur le comptoiravant de m’asseoir.

Larry posa l’autre gobelet de cafédevant moi.

— Non. Il a disparu.— Vous avez trouvé les valises, mais pas

le cercueil ?— Ouais, dit Jason en finissant de di-

viser la nourriture en trois parts.

500/1048

Il en poussa deux vers Larry et moi,mais je remarquais qu’il se gardait la plusgrosse.

— Comment peux-tu manger si tôt dansla journée ?

— J’ai toujours faim, grogna-t-il.Je ne relevai pas. C’était trop facile.— Tu n’es pas drôle, gémit-il.— Tu n’as pas l’air particulièrement

inquiet, répliquai-je.Il haussa les épaules et se hissa sur un

tabouret.— J’ai vu des tas de trucs bizarres

depuis que je suis devenu un loup-garou. Sije pétais les plombs chaque fois que leschoses vont de travers, ou qu’une de mesconnaissances meurt, j’habiterais une cellulecapitonnée.

— Je croyais que les luttes de domina-tion, au sein de la meute, n’étaient pas descombats à mort, sauf quand la place de chefest en jeu.

501/1048

— Les gens se laissent emporter et ilsoublient parfois les règles.

— Il faudra que je parle à Richardquand je rentrerai en ville. Il n’a jamais men-tionné ça.

— Il n’y a rien à mentionner. Ce sontdes affaires courantes...

Génial ! Je préférai changer de sujet...— Savez-vous qui a emporté le

cercueil ?Larry me répondit d’une voix pâteuse

malgré la caféine et le sucre qu’il venait d’in-gurgiter. Même pour un humain doté depouvoirs surnaturels, il est difficile de fonc-tionner normalement après une nuitblanche.

— Personne n’a rien vu. Le seul em-ployé de nuit qui n’était pas encore rentréchez lui nous a dit, je cite : « J’ai tourné latête une seconde, et il s’est volatilisé. »

— Et merde.

502/1048

— Où est l’intérêt d’avoir emporté cecercueil ?

Larry avait bu presque tout son café,mais il n’avait pas touché à son « EggMcMuffin ». Pas plus que moi à mes pan-cakes ou à ma barquette de sirop d’érable.

— Ton petit déjeuner refroidit, ditJason.

Il s’amusait un peu trop à mon goût. Jele foudroyai du regard, mais soulevai quandmême le couvercle de mon gobelet de café.La bouffe ne me disait rien.

— Je crois que la maîtresse cherche ànous intimider. Qu’en penses-tu, Jason ?demandai-je sur un ton désinvolte.

Il me sourit, la bouche pleine, avala etrépondit :

— Je pense ce que Jean-Claude veutque je pense.

Je m’étais peut-être montrée trop sub-tile. Certaines personnes ont du mal à saisirles insinuations.

503/1048

— Il t’a interdit de me parler ?— Non : juste de te raconter n’importe

quoi.— Il t’ordonne de sauter, et tu de-

mandes à quelle hauteur, c’est ça ?— Absolument.Jason avala une bouchée d’œufs

brouillés. Il ne semblait pas troublé le moinsdu monde.

— Et ça ne t’embête pas ?— Je ne suis pas un mâle alpha. Ce n’est

pas moi qui fais les règles.— Et ça ne t’embête pas ? répétai-je.Il haussa les épaules.— Parfois. Mais comme je n’y peux

rien...— Je ne comprends pas, dit Larry.— Moi non plus, renchéris-je.— Vous n’avez pas à comprendre,

trancha Jason.Il ne devait pas avoir plus de vingt ans,

mais son regard était bien plus ancien que

504/1048

ça. Celui de quelqu’un qui avait vu et faitbeaucoup de choses – et pas seulement agré-ables. Et celui que je redoutais de voir unjour à Larry. Ils avaient presque le mêmeâge. Jason avait subi quelles horreurs, pourparaître aussi blasé ?

— Et maintenant, on fait quoi ? de-manda Larry après quelques instants desilence.

— C’est vous, les experts en vampires.Moi, je suis le familier de Jean-Claude.

Une fois encore, il avait dit ça comme sic’était tout naturel. Je secouai la tête.

— Je vais appeler les flics. Ensuite, jedormirai un peu.

— Que comptes-tu leur raconter ?— Je leur parlerai de Xavier.— Jean-Claude a dit que tu avais le

droit ?— Je n’ai pas demandé sa permission.— Il sera furieux que tu mêles la police

à cette affaire.

505/1048

Je regardai Jason, qui battit despaupières.

— Ne le fais pas juste parce que çaennuierait Jean-Claude, d’accord ?

— Il te connaît plutôt bien pourquelqu’un qui t’a rencontrée deux fois, fitLarry.

— Trois, corrigeai-je. Dont deux où il aessayé de me manger.

Larry écarquilla les yeux.— Tu déconnes !— Elle a l’air tellement appétissante !

lança Jason.— Toi, tu commences à me les briser

menu !— Qu’est-ce qui te prend ? Jean-Claude

et Richard n’arrêtent pas de te chambrer.— Je sors avec eux. Pas avec toi.— Si tu aimes les monstres à ce point, je

peux me montrer aussi effrayant qu’eux.— Non, tu ne peux pas. C’est pour ça

que tu n’es pas un mâle alpha, mais le

506/1048

familier de Jean-Claude : tu n’es pas assezeffrayant.

Une lueur dangereuse passa dans sesyeux. Il était toujours assis au même endroit,une fourchette en plastique dans une main etun gobelet de Coca dans l’autre. Pourtant, ilétait différent. D’une manière difficile àexprimer avec des mots, mais qui me fichaitla trouille.

— Couché ! ordonnai-je.J’étais à moins de cinquante

centimètres de lui. À cette distance, il auraitfacilement pu me sauter dessus. Le Brown-ing reposait à côté de ma main droite.J’aurais peut-être le temps de le saisir, maispas de tirer. J’avais déjà vu bouger Jason... etje n’avais pas été assez rapide. Le manque desommeil m’avait rendue confiante ou stu-pide. Ce qui est plus ou moins la mêmechose.

Un grognement sourd monta de sagorge. Mon pouls accéléra.

507/1048

Soudain, le flingue de Larry se braquasur la tête du loup-garou.

— Ne fais pas ça !Je me laissai glisser de mon tabouret en

prenant le Browning, histoire de ne pas êtreà côté de Jason si Larry lui tirait dessus.

D’une seule main, presque nonchalam-ment, je visai la poitrine du loup-garou.

— Ne me menace plus jamais !Jason me dévisagea. La bête était tapie

derrière ses yeux, prête à bondir.— Commence à te transformer, et je

n’attendrais pas de voir si tu bluffes.Larry avait posé un genou sur son

tabouret et braquait toujours son flingue.J’espérais qu’il n’allait pas perdre l’équilibreet buter Jason. S’il devait lui tirer dessus,que ce soit au moins volontaire.

Les épaules du loup-garou se déten-dirent. Il posa sa fourchette et son gobeletsur le comptoir, puis ferma les yeux et restaimmobile une minute.

508/1048

Nous attendîmes sans baisser nosarmes. Larry me jeta un coup d’œil interrog-ateur, et je secouai la tête.

Enfin, Jason rouvrit les yeux et soupira.Il semblait normal, toute tension envolée.

— Je devais essayer ! lança-t-il.Je reculai encore, pour me retrouver

dos au mur. Une fois hors de portée, je bais-sai mon flingue. Larry hésita avant dem’imiter.

— C’est bien, tu as essayé. Etmaintenant ?

Il haussa les épaules.— Tu es ma dominante.— Juste comme ça ?— Tu préférerais que je t’oblige à me

combattre ?Je fis « non » de la tête.— Mais je l’ai couverte, dit Larry. Elle

ne l’a pas fait seule.— Peu importe ! lança Jason. Tu es loy-

al et tu risquerais ta vie pour elle. La

509/1048

domination n’est pas seulement une affairede muscles ou de puissance de feu.

Larry fronça les sourcils.— Quelle domination ? J’ai l’impres-

sion de louper la moitié de la conversation.— Pourquoi te donnes-tu tant de mal

pour ne pas paraître humain ? demandai-je àJason.

Il sourit et se concentra sur son petitdéjeuner.

— Réponds-moi ! exigeai-je.Il finit ses œufs brouillés avant de

lâcher :— Non.— Bon sang, qu’est-ce qui se passe ?

s’impatienta Larry.— Juste une petite lutte de pouvoir...— J’aimerais qu’on m’explique pour-

quoi nous avons dû tenir en joue quelqu’unqui est censé être de notre camp.

— Jean-Claude dit toujours queRichard n’est pas plus humain que lui. La

510/1048

démonstration de Jason ajoute du poids àses discours – n’est-ce pas, louveteau ?

Jason engloutit le reste de sa nourriturecomme si nous n’étions pas là.

— Réponds-moi !Il tourna sur le tabouret et appuya les

coudes sur le comptoir, derrière lui.— J’ai déjà trop de maîtres, Anita. Je

n’en ai pas besoin d’un autre...— Et j’ai déjà trop de monstres sur le

dos, Jason. Essaie de ne pas ajouter ton nomà la liste.

— Une liste très longue ?— Elle l’était, mais elle ne cesse pas de

raccourcir.Il sourit et se laissa glisser à terre.— Suis-je le seul à être crevé ?Larry et moi l’étudiâmes. Il n’avait pas

l’air crevé du tout – et on ne pouvait pas endire autant de nous deux.

511/1048

Jason n’allait pas répondre à mes ques-tions, et elles n’étaient pas assez importantespour que je le bute.

Statu quo !— Très bien, capitulai-je. Où comptes-

tu dormir ?— Dans la chambre de Larry, si tu me

fais assez confiance...— Non.— Tu veux que je reste avec toi ?— Quand nous revenions de l’aéroport,

je lui ai dit qu’il pourrait dormir dans machambre.

— C’était avant qu’il nous fasse le coupde la tentative de domination.

Larry haussa les épaules.— Le maître de Saint Louis est dans ton

lit. Je pense pouvoir me débrouiller avec unloup-garou.

Ça m’aurait étonnée... Mais je nevoulais pas en parler devant le loup-garou enquestion.

512/1048

— Non, Larry.— Putain, que dois-je faire pour te con-

vaincre que je suis à la hauteur ?— Rester en vie.— Qu’est-ce que c’est censé signifier ?— Tu n’es pas un flingueur, Larry.— J’étais prêt à lui tirer dessus, dit-il en

désignant Jason.— Je sais.— Parce que je ne suis pas chatouilleux

de la gâchette, tu me crois incapable de medéfendre ?

Je soupirai.— Larry, s’il te plaît... Si Jason se couv-

rait de poils au milieu de la journée et qu’il tetuait, je ne pourrais plus jamais me regarderdans une glace.

— Et s’il te tuait, toi ?— Ça n’arrivera pas.— Pourquoi ?— Parce que Jean-Claude le dépècerait.

S’il te faisait du mal, je le descendrais, mais

513/1048

je ne suis pas certaine que Jean-Claude sesentirait concerné. Or, Jason a plus peur deJean-Claude que de moi. N’est-ce pas,Jason ?

Le loup-garou s’était assis au bout ducanapé, par-dessus ma couverture.

— Oh, oui, approuva-t-il.— Je ne vois vraiment pas pourquoi, in-

sista Larry. C’est toujours toi qui fais le saleboulot pour Jean-Claude. À ma connais-sance, il ne tue jamais personne de ses pro-pres mains.

— Larry, qui craindrais-tu le plus : moiou Jean-Claude ?

— Tu ne me ferais pas de mal...— Mais si tu devais affronter l’un de

nous deux, qui préférerais-tu ?Il me dévisagea un long moment. Sa

colère s’évapora et fut remplacée dans sesyeux par une très ancienne lassitude.

— Lui, répondit-il enfin.

514/1048

— Pour l’amour de Dieu, pourquoi ?lançai-je.

— Je t’ai déjà vue tuer des gens, Anita.Beaucoup plus que Jean-Claude. Il pourraitessayer de me terroriser jusqu’à ce que morts’ensuive, mais toi, tu me descendrais surplace.

J’en restai bouche bée.— Si tu me crois vraiment plus

dangereuse que Jean-Claude, tu n’as riencompris au film.

— Je n’ai pas dit que tu étais plusdangereuse. Simplement que tu me tueraisplus vite.

— C’est bien pour ça que je n’ai pas aus-si peur d’elle que de Jean-Claude, fit Jason.

Larry se tourna vers lui.— Que veux-tu dire ?— Anita se contenterait de me buter

proprement et sans faire de chichis. Jean-Claude s’assurerait que ce soit long etdouloureux.

515/1048

Les deux hommes se regardèrent. Leurlogique se tenait, mais sur ce coup-là, j’étaisde l’avis de Jason.

— Si tu penses vraiment ce que tu dis,Larry, c’est que tu n’as pas encore assezfréquenté de vampires.

— Comment le pourrais-je, puisque tupasses ton temps à me tenir à l’écart ?

L’avais-je surprotégé à ce point ?M’étais-je appliquée à lui montrer combienje pouvais être impitoyable, tout en lui dis-simulant que Jean-Claude pouvait l’êtredavantage ?

— Et je t’accompagne chez la maîtressede Branson demain soir, continua Larry. Àpartir de maintenant, tu ne me laisseras plussur la touche.

— D’accord, fis-je.Ma réponse me surprit autant que lui.— Il est temps que tu saches à quel

point Jean-Claude et ses semblables sont

516/1048

dangereux. Sinon, tu te feras tuer le jour oùje ne serai pas là pour te protéger.

Je pris une profonde inspiration et ex-pirai lentement. Mon estomac était noué parla peur que Larry se fasse tuer parce quej’avais tenté de le tenir à l’écart. Quelquechose que je n’avais pas prévu...

— Tu viens, Jason ? lança Larry.Jason se leva pour le suivre dans sa

chambre.— Non ! criai-je. Demain, tu viendras

avec moi chez les vampires. Mais jusqu’à ceque tu comprennes à quel point les monstressont dangereux, je ne te laisserai pas seulavec eux.

Larry était furieux et blessé. J’avaissapé sa confiance en lui. Mais aurais-je puagir autrement ?

Il tourna les talons et sortit sans dis-cuter. Il ne me souhaita pas de faire de beauxrêves, se contentant de claquer la porte. Je

517/1048

me retins de lui courir après. Qu’aurais-je puajouter ?

Le front appuyé contre le chambranle,je murmurai :

— Et merde...— J’ai droit au canapé ? demanda

Jason.Je me tournai vers lui et m’adossai à la

porte. Je tenais toujours le Browning, mêmesi je ne savais plus très bien pourquoi. La fa-tigue me rendait négligente.

— Non, le canapé est pour moi.— Où veux-tu que je dorme, alors ?— Je m’en fiche. Le plus loin possible.Il caressa le bord de la couverture.— Si tu tiens vraiment à dormir ici, je

pourrais peut-être prendre le lit, proposa-t-il.

— Il est déjà occupé.— Il fait quelle taille ?— C’est un king size. Pourquoi ?

518/1048

— Jean-Claude ne verra pas d’incon-vénient à le partager avec moi. Je sais qu’ilaurait préféré dormir avec toi, mais...

Il haussa les épaules.— Tu as déjà dormi avec Jean-Claude ?— Oui.Mon incrédulité dut se lire sur mon vis-

age, car il tira sur le col de son sweat-shirtpour me montrer les marques de crocs dansson cou. Je m’approchai pour mieux voir. Laplaie était presque guérie.

— Parfois, il aime grignoter quelquechose au réveil, expliqua Jason.

— Doux Jésus !Il lâcha le col de son sweat-shirt, qui

glissa par-dessus les traces de crocs commesi elles n’étaient pas là. Exactement commeon cache un suçon. Jason semblait inoffensif.Il faisait la même taille que moi et il avait levisage d’un ange.

— Richard n’a pas laissé Jean-Claude senourrir de son sang.

519/1048

— En effet...— En effet ? C’est tout ce que tu as à

dire ?— Que voudrais-tu que je dise, Anita ?— Je voudrais que tu sois outré. En

colère.— Pourquoi ?Je secouai la tête.— Va te coucher, Jason. Tu me fatigues.Il passa dans la chambre sans rien

ajouter. Je ne regardai pas dedans pour voirs’il s’était transformé en loup et pelotonnésur la moquette, ou s’il s’était glissé dans lesdraps, près du cadavre. Ça ne me regardaitpas – ou plutôt, je ne voulais pas regarder ça.

520/1048

Chapitre 20

Je fourrai le Browning sous mon or-eiller, cran de sûreté enclenché. Si j’avais étéchez moi, et que j’aie pu le ranger dans leholster spécial fixé à la tête de mon lit, jen’aurais pas pris cette précaution.

Mais j’aurais l’air franchement con si jeme faisais accidentellement sauter la cervellependant mon sommeil parce que j’avais tentéde me protéger d’un loup-garou.

Quant au Firestar, je le glissai sous lescoussins du canapé. En temps normal, jel’aurais laissé dans mes bagages, mais je mesentais un chouïa nerveuse.

Mes couteaux restèrent dans la valise.La situation n’était pas encore assezdangereuse pour me convaincre d’aller au litavec des fourreaux attachés aux avant-bras.Un harnachement franchement inconfort-able, surtout quand on espère dormir.

Je venais de m’installer pour unelongue journée de sommeil quand je m’aper-çus que je n’avais pas appelé l’agent spécialBradford. Et merde ! Je repoussai la couver-ture et marchai vers le téléphone, vêtue d’untee-shirt et d’une culotte.

J’emmenai le Browning. Il ne sert à ri-en d’avoir une arme si elle n’est pas à portéede main.

Je composai le numéro, mais personnene décrocha, Bizarre. Moi qui croyais quetout le monde bossait vingt-quatre heuressur vingt-quatre...

Les nouvelles au sujet de Xavierpouvaient-elles attendre ? En quoi un nomaiderait-il le FBI ? L’agent Bradford m’avait

522/1048

fait comprendre très clairement que j’étaispersona non grata.

Freemont m’avait jetée et les Quinlanmenaçaient de faire un procès si je ne metenais pas à l’écart de l’enquête. Ma façon deles protéger les avait tellement éblouis qu’ilsne voulaient plus jamais me voir. Ilssemblaient croire, si je m’en mêlais, que leurfils se ferait tuer à cause de moi.

Je me demandais bien pourquoi...J’avais le numéro de bipeur de Brad-

ford. Il m’avait ordonné de l’appeler – et den’appeler que lui – si je découvrais du nou-veau. Vu mon délicieux esprit de contradic-tion, ça me donnait envie de ne rien lui diredu tout.

Mais qui étais-je pour affirmer que leFBI ne tenait pas un dossier sur les vam-pires ? Le nom de Xavier parlerait peut-êtreaux Fédéraux. Il les aiderait à retrouver Jeff.Et Jean-Claude ne m’avait pas interdit deleur transmettre l’information.

523/1048

Je contactai Bradford et envoyai lenuméro de ma ligne directe sur son bipeur.Maintenant, je pouvais me coucher et le lais-ser me réveiller Dieu sait quand, ou m’as-seoir dans un fauteuil et attendre quelquesminutes.

J’attendis.Le téléphone sonna moins de cinq

minutes après.J’aime les hommes qui sont prompts à

réagir.— Allô ?— Ici l’agent spécial Bradford. Votre

numéro vient de s’afficher sur mon bipeur.Sa voix était pâteuse de sommeil.— C’est Anita Blake.Une seconde de silence, puis :— Vous savez l’heure qu’il est ?— Je ne me suis pas couchée de la nuit.

Donc, oui, je sais l’heure qu’il est.Une autre seconde de silence.

524/1048

— Que voulez-vous, mademoiselleBlake ?

Je pris une profonde inspiration et ex-pirai lentement. M’énerver ne nous avan-cerait à rien.

— J’ai peut-être le nom du vampire quia massacré tous ces gamins.

— Je vous écoute.— Xavier.— Et son nom de famille ?— En général, les vampires n’en ont

pas.— Merci pour le renseignement, ma-

demoiselle Blake. Comment l’avez-vous eu ?Je réfléchis très vite. À l’évidence, je ne

pouvais pas lui fournir de réponsesatisfaisante.

— Il m’est tombé dans l’oreille parhasard.

— Pourquoi ai-je du mal à vous croire ?Je pensais m’être montré très clair, hier soir.

525/1048

Vous ne devez pas vous impliquer dans cetteaffaire !

— Je n’étais pas obligée de vous appel-er, mais je veux qu’on retrouve Jeff Quinlanvivant. Je pensais que le FBI saurait utiliserle nom de son ravisseur.

— Je veux savoir d’où vous tenez cenom.

— D’un informateur.— J’aimerais lui parler.— Non.— Cacheriez-vous des renseignements à

un agent fédéral, mademoiselle Blake ?— Bien au contraire, agent Bradford : je

vous communique des renseignements alorsque rien ne m’y obligeait.

— D’accord, vous avez raison. Mercid’avoir appelé. Nous ferons une rechercheinformatique.

— Ce vampire a des antécédentscriminels. Il est connu pour molester dejeunes garçons. C’est un pédophile.

526/1048

— Grand Dieu, un vampire pédophile...(Bradford semblait enfin intéressé par ce queje lui racontais.) Et il tient le fils Quinlan.

— Oui.— J’aimerais vraiment parler à votre

informateur.— Il déteste les flics.— Je pourrais insister, mademoiselle

Blake. On nous a rapporté l’arrivée d’un jetprivé la nuit dernière, et le déchargementd’un cercueil. L’appareil appartient à la JCCorporation, un consortium qui semble con-trôler beaucoup d’entreprises vampiriquesbasées sur Saint Louis. Ça vous dit quelquechose ?

Mentir au FBI était une mauvaise idée,mais je ne savais pas comment ces gens réa-giraient à la vérité. Les Fédéraux enquêtaientsur un crime commis par un vampire, etsoudain, un autre vampire arrivait en ville.Dans le meilleur des cas, ils souhaiteraientl’interroger. Et dans le pire...

527/1048

Un jour, dans le Mississippi, un vam-pire a été accidentellement transféré dansune cellule avec fenêtre. Le soleil s’est levé, etpouf ! Vampire frit au petit déjeuner ! Unavocat a poursuivi les flics et gagné sonprocès, mais ça n’a pas ramené le vampire.Certes, c’était un mort-vivant récemmenttransformé. À sa place, Jean-Claude auraitpu s’échapper. Mais il se serait retrouvé avecun mandat d’arrêt au cul. Un peu commeMagnus Bouvier.

Sans compter qu’un vampire avait tuéun flic la nuit précédente. Du coup, lescollègues du défunt risquaient de ne pas êtretrès prudents avec les autres buveurs de sangdes environs. Après tout, ce n’étaient que deshumains.

— Vous êtes toujours là, mademoiselleBlake ?

— Oui.— Vous n’avez pas répondu à ma

question.

528/1048

— Où le cercueil a-t-il été livré ?— Il n’a pas été livré : il a disparu.— Qu’attendez-vous de moi ?— Des bagages ont été déchargés en

même temps que ce cercueil. Deux hommessont passés les chercher à l’aéroport il y apeu de temps. La description du plus grandcollait parfaitement avec Larry Kirkland.

— Vraiment ?— Vraiment.Nous gardâmes le silence un moment,

chacun de nous attendant que l’autre disequelque chose.

— Je pourrais envoyer des agents àvotre hôtel.

— Il n’y a pas de cercueil dans machambre, agent Bradford.

— Vous en êtes certaine ?— Je vous le jure devant Dieu.— Savez-vous qui dirige la JC

Corporation ?— Non.

529/1048

Ça aussi, c’était la vérité. Jusqu’à ce queBradford me balance ce nom, je n’avais ja-mais entendu parler de la JC Corporation.Évidemment, il n’était pas difficile de dev-iner qu’elle appartenait à Jean-Claude. Maisje ne le savais pas au sens strict du terme.

D’accord, je jouais sur les mots...— Savez-vous où ce cercueil a été livré ?— Non.— Me le diriez-vous si vous le savez ?— Si ça pouvait vous aider à retrouver

Jeff Quinlan, oui.— D’accord, mademoiselle Blake.

Désormais, tenez-vous à l’écart de cette en-quête. Quand nous aurons mis la main sur levampire, nous vous ferons signe, et vousviendrez faire votre boulot. Vous êtes unechasseuse et une exécutrice de vampires, pasun flic. Essayez de vous en souvenir.

— Très bien.— Maintenant, je vais me recoucher, et

je vous conseille d’en faire autant. Nous

530/1048

trouverons l’assassin aujourd’hui. Et si çapeut vous rassurer, je ne crois pas tout ceque le sergent Freemont m’a raconté. Nousferons appel à vous pour l’exécution.

— Merci.— Bonne nuit, mademoiselle Blake.— Bonne nuit, agent Bradford.Nous raccrochâmes.Je restai assise une minute, m’efforçant

de digérer ce que je venais d’entendre. Si lesflics trouvaient Jean-Claude dans machambre, que feraient-ils ? Je les ai déjà vusfourrer un vampire comateux dans un sac àviande, le transporter jusqu’au commissariatet attendre la tombée de la nuit pourl’interroger.

Sur le coup, j’avais pensé que c’étaitune mauvaise idée, car le vampire serait for-cément furax au réveil.

Et il l’avait été. À la fin, il avait fallu queje le tue.

531/1048

J’ai toujours culpabilisé à propos decette exécution-là. Ça ne s’est pas passé àSaint Louis, mais dans un État voisin. Lesflics locaux m’avaient fait venir pour que jeles conseille. Dès que nous avions trouvé levampire, ils avaient cessé de m’écouter...

Ça me rappelait un peu la situationprésente. À l’origine, les policiers étaient à sarecherche uniquement pour l’interroger. Ilsn’avaient rien à lui reprocher.

Je me sentais soudain très fatiguée,comme si tous les événements de la nuitprécédente venaient de s’abattre sur moitelle une lame de fond. Je n’arrivais plus àbouger ni à réfléchir correctement. Je nepourrais pas aider Jeff Quinlan avant d’avoirdormi quelques heures. Et les Fédéraux leretrouveraient peut-être pendant mon som-meil. Des choses plus incroyables se sontdéjà produites.

J’appelai la réception pour demanderqu’on me réveille à midi, puis me glissai sous

532/1048

la couverture. Mon Browning formait unebosse sous l’oreiller. Au moins, je ne sentaispas le Firestar sous les coussins du canapé.

Je regrettais à moitié de ne pas avoiremporté Sigmund.

Mais que Jean-Claude et Jason metrouvent endormie avec un pingouin en pe-luche dans les bras m’effrayait presqueautant que l’idée qu’ils essaient de memanger.

Parfois, je suis plus macho qu’un mec.

533/1048

Chapitre 21

Quelqu’un tambourinait à la porte.J’ouvris les yeux sur une pièce pleine de lu-mière douce et indirecte. Les rideaux dusalon n’étaient pas aussi épais que ceux de lachambre. Voilà pourquoi je dormais ici, etJean-Claude là-bas.

Je luttai pour enfiler le jean que j’avaisabandonné sur la moquette et criai :

— J’arrive !Après un court silence, j’eus l’impres-

sion que mon visiteur attaquait le battant àcoups de pied. Bradford avait-il envoyé sescollègues me réveiller en fanfare ?

Je m’approchai de la porte, Browning àla main. Il était douteux que des agentsfédéraux se montrent aussi impolis. Plaquéecontre le mur, je demandai :

— Qui est-ce ?— Dorcas Bouvier. (Nouveau coup de

pied rageur.) Ouvrez-moi !Je regardai par l’œilleton. C’était bien

Dorcas Bouvier, ou sa jumelle maléfique.Elle ne semblait pas armée. Je glissai leBrowning dans la ceinture de mon jean. Montee-shirt m’arrivait à mi-cuisses et il était pr-esque assez ample pour cacher unemitraillette.

Je déverrouillai la porte et me plaçaisur le côté. Dorcas l’ouvrit et entra. Jerefermai derrière elle, mis le verrou etm’adossai au battant pour l’observer.

Elle traversa la pièce tel un félinexotique, ses longs cheveux auburn se bal-ançant dans son dos à chacun de ses pas.Puis elle se tourna vers moi et me foudroya

535/1048

de ses yeux turquoise qui ressemblaient tantà ceux de son frère. Ses pupilles réduites àune tête d’épingle lui donnaient l’air d’êtreaveugle.

— Où est-il ?— Où est qui ?Elle me toisa en silence quelques in-

stants, puis fonça vers la porte de la chambreà coucher. Je n’avais pas le temps de l’inter-cepter, et je n’étais pas encore disposée à luitirer dessus.

Quand je la rejoignis, elle avait déjà faitdeux pas dans la pièce et s’était pétrifiée,contemplant le lit d’un air abasourdi. Il fautdire qu’il y avait de quoi.

Jean-Claude était allongé sur le dos,une épaule et un bras mortellement pâlesreposant au-dessus du drap pourpre qui luimontait jusqu’à la poitrine. Dans lapénombre, ses cheveux se fondaient avec lataie d’oreiller, encadrant son visage blanc etéthéré.

536/1048

Jason gisait sur le ventre. Le drap re-couvrait tout juste ses fesses et une de sesjambes. Il se dressa sur les coudes et tournala tête vers nous. Ses cheveux blonds luitombaient devant les yeux. Il cligna des pau-pières comme si nous l’avions arraché à unprofond sommeil. Puis son regard se posasur Dorcas, et il sourit.

— Ce n’est pas Magnus, souffla Dorcas.— Bien observé, raillai-je. Vous voulez

en parler à côté ?— Ne vous gênez surtout pas pour moi,

dit Jason.Alors qu’il se retournait, le drap glissa

sur ses hanches.Dorcas tourna les talons et quitta la

pièce à grandes enjambées. Je refermai laporte au moment où Jason éclatait de rire.

Ma visiteuse semblait ébranlée – voiregênée. C’était bon à savoir. Moi aussi, je mesentais mal à l’aise, mais je ne voyais pascomment y remédier. Tenter de s’expliquer,

537/1048

dans ce genre de situation, ne marche ja-mais. Les gens pensent toujours au pire.

Je n’essayai donc pas de me disculper,me contentant de la dévisager sans rien dire.

Elle refusa de soutenir mon regard.Après un long silence gênant qui lui fit

monter le rouge aux joues, elle lâcha enfin :— Je ne sais pas quoi dire. Je pensais

trouver mon frère ici. J’étais certaine que...Enfin, elle planta ses yeux dans les

miens. Elle retrouvait déjà son assurance etelle n’était pas seulement là pour tirer Mag-nus de mon lit.

— Pourquoi pensiez-vous que votrefrère serait ici ?

— Je peux m’asseoir ?Je fis signe que oui. Elle prit place dans

un des fauteuils, le dos très droit et lesjambes serrées comme une vraie dame. Mabelle-mère, Judith, aurait été fière d’elle.

Je posai les fesses sur l’accoudoir ducanapé, parce que je ne pouvais pas

538/1048

m’asseoir avec le Browning dans mon jean.Et comme je n’étais pas sûre de la réactionde Dorcas, si elle découvrait que j’étaisarmée, j’aimais autant ne pas le sortir devantelle. Certaines personnes sont terrorisées parla vue d’un flingue. Allez comprendrepourquoi...

— Je sais que Magnus était avec vous lanuit dernière.

— Avec moi ?— Je ne veux pas dire... (De nouveau,

elle rougit.) Pas de cette façon. Mais je saisque vous vous êtes vus.

— Il vous en a parlé ?Elle secoua la tête et ses cheveux

glissèrent sur ses épaules comme de la four-rure. Ou comme ceux de Magnus.

— Je vous ai vus ensemble.J’étudiai son visage, tentant de déchif-

frer son expression.— Vous n’étiez pas là la nuit dernière.— Où ça ? demanda-t-elle.

539/1048

Je fronçai les sourcils.— Comment nous avez-vous vus ?— Donc, vous admettez que vous avez

vu Magnus la nuit dernière !— Ce que je veux savoir, c’est comment

vous nous avez vus ensemble.— Ça ne regarde que moi.— Magnus m’a dit que vous étiez plus

douée que lui pour la vision à distance. C’estvrai ?

— Bon sang, que ne vous a-t-il donc pasraconté ?

De nouveau, elle était en colère. Sesémotions se télescopaient sur ses traits etdans sa voix.

— Il ne m’a pas expliqué pourquoi ils’était enfui devant la police.

Dorcas baissa les yeux sur ses mains.— Je l’ignore aussi. Ça n’a pas de sens.

Mais je sais qu’il n’a pas tué ces enfants.— Je suis d’accord avec vous sur ce

point.

540/1048

Elle écarquilla les yeux.— Je croyais que vous aviez dit à la po-

lice qu’il était coupable.Je secouai la tête.— Non. J’ai dit qu’il aurait pu le faire.

Pas qu’il l’avait fait.— Mais... l’inspectrice semblait telle-

ment sûre d’elle. Elle m’a révélé que l’in-formation venait de vous.

— Vous parlez du sergent Freemont ?— Oui.— Ne croyez pas tout ce qu’elle vous ra-

conte, surtout à mon sujet. Elle n’a pas l’airde beaucoup m’apprécier.

— Si vous ne lui avez pas dit que Mag-nus était l’assassin, pourquoi en a-t-elleaprès lui ? Il n’avait aucune raison de tuerces enfants.

— Magnus n’est plus recherché pour cesmeurtres. Personne ne vous a prévenue ?

— Non. Ça signifie qu’il peut rentrer àla maison ?

541/1048

— Ce n’est pas aussi simple... Magnus afait usage d’un glamour sur les flics pour leuréchapper. C’est un délit en soi. Ils risquentde l’abattre à vue. Ils ne plaisantent pas avecl’usage illégal de magie. Et je ne peux pas lesen blâmer.

— Je vous ai vue parler avec Magnus.Vous étiez dehors.

— Effectivement, nous nous sommesvus la nuit dernière.

— Vous l’avez dit à la police ?— Non.— Pourquoi ?— Magnus est probablement coupable

de quelque chose, sinon, il ne se serait pasenfui. Mais il ne mérite pas d’être abattucomme un chien.

— C’est vrai.— Qu’est-ce qui vous a fait croire qu’il

serait dans mon lit ?Une fois encore, elle baissa les yeux.

542/1048

— Mon frère peut se montrer très per-suasif. Je ne me souviens pas de la dernièrefois où une femme lui a dit non. Mais jem’excuse d’avoir pensé ça de vous.

Elle s’interrompit, regarda vers la portede la chambre, se tourna vers moi et rougitde nouveau.

Je n’allais pas lui expliquer les circon-stances qui avaient conduit deux hommesdans mon lit. La couverture et l’oreiller aban-donnés sur le canapé indiquaient assezclairement que je n’avais pas dormi avec eux.Au moins, je l’espérais.

— Que voulez-vous de moi, mademois-elle Bouvier ?

— Je veux retrouver Magnus avant qu’ilse fasse tuer. Je pensais que vous pourriezm’aider. Comment avez-vous pu le balanceraux flics ? Vous savez pourtant ce que c’estque d’être différente...

Je voulais lui demander si ça se voyaittant que ça. Lisait-elle le mot

543/1048

« nécromancienne » sur mon front ? Mais jeme retins. Si la réponse était « oui », jen’étais pas sûre de vouloir l’entendre.

— S’il ne s’était pas enfui, les flicsl’auraient seulement interrogé. Ils n’avaientpas assez de preuves pour l’arrêter. Savez-vous pourquoi il a fait ça ?

— J’ai beau me creuser la tête, je necomprends pas. Mon frère est un peu amor-al, mademoiselle Blake, mais ce n’est pas unméchant homme.

Je n’étais pas certaine qu’on puisse être« un peu » amoral, mais bon...

— S’il se rend à moi, je le conduirai auposte de police et j’assurerai sa protection.Cela mis à part, je ne vois pas ce que je peuxfaire.

— Je suis allée à tous les endroits où ilaurait pu se réfugier, mais il n’était nullepart. J’ai même été voir au tumulus.

— Quel tumulus ?Dorcas me regarda, les sourcils froncés.

544/1048

— Il ne vous a pas parlé de la créature ?J’envisageai de mentir pour lui soutirer

des informations, mais son regard m’appritque j’avais déjà laissé passer ma chance.

— Non.— Évidemment. S’il vous en avait parlé,

la police serait déjà sur place avec de la dy-namite. Ça ne la tuerait pas, mais ça bousil-lerait nos glyphes de protection.

— Quelle créature ?— Magnus vous a-t-il dit une chose que

vous n’ayez pas répétée à la police ?Je réfléchis quelques instants avant

d’avouer :— Non.— Alors, il a eu raison de ne pas vous en

parler.— Mais en ce moment, j’essaie de

l’aider.— Parce que vous vous sentez

coupable ?— Peut-être...

545/1048

Dorcas me dévisagea. Ses pupillesavaient repris leur taille normale et elleressemblait presque à une humaine ordin-aire. Presque.

— Comment vous faire confiance ?— Vous ne pouvez pas. Mais je veux

vraiment aider votre frère. Parlez-moi, ma-demoiselle Bouvier !

— Vous devez me donner votre parolede ne pas tout répéter aux flics. Je suissérieuse. S’ils interviennent, ils risquent delibérer la créature, et des gens mourront.

J’hésitai un instant, mais je ne voyaisaucune raison de mêler la police à ça.

— D’accord, je vous donne ma parole.— Je ne suis peut-être pas aussi douée

que Magnus pour les glamours, mais un ser-ment prêté à un fairie est chose sérieuse, ma-demoiselle Blake. Ceux qui nous mentent leregrettent toujours.

— C’est une menace ?

546/1048

— Considérez ça comme unavertissement.

L’air ondula entre nous comme lachaleur montant d’une route goudronnée enplein été. Les pupilles de Dorcastournoyèrent comme des vortex miniatures.

Tout bien pesé, j’aurais peut-être dû luimontrer mon flingue.

— Ne jouez pas à ça avec moi ! criai-je.Je ne suis pas d’humeur.

Sa magie parut se résorber comme del’eau qui disparaît dans la fissure d’unrocher. Je savais qu’elle était toujours là,sous la surface. Mais je me collette souventavec des vampires et des loups-garous. Dor-cas Bouvier n’avait aucune chance de m’im-pressionner. Magnus semblait avoir héritédu plus gros des pouvoirs familiaux. Il étaitbien plus effrayant qu’elle.

— C’était pour m’assurer que nous nouscomprenions, mademoiselle Blake. Si vousparlez aux flics et qu’ils libèrent la créature,

547/1048

vous serez responsable des morts qu’elleprovoquera.

— D’accord, j’ai pigé. Maintenant,racontez-moi ce que vous savez d’elle.

— Magnus vous a-t-il parlé de notre an-cêtre, Llyn Bouvier ?

— Oui. Il fut le premier Européen às’installer dans la région. Il épousa une filledu coin et convertit sa tribu au christian-isme. C’était un fey.

Dorcas hocha la tête.— Il avait amené un autre fey avec lui,

une créature d’une intelligence inférieurequ’il avait enfermée dans une boîte magique.Mais le monstre s’échappa et massacra pr-esque toute la tribu dont nous descendons.Llyn parvint à le capturer de nouveau avecl’aide d’un chaman indien, mais il ne repritjamais son contrôle sur lui. Il put seulementl’emprisonner.

— De quel genre de fairie s’agissait-il ?

548/1048

— Squelette sanglant n’est pas seule-ment le nom de notre bar. C’est le diminutifde Tête Écorchée, Squelette Sanglant.

— Mais c’est une comptine pour en-fants ! Pourquoi votre ancêtre aurait-il voulucapturer un de ces monstres ? Ils n’ont pasde trésor à voler et ne réalisent pas desouhaits. À moins que je me trompe...

— Non, vous avez absolument raison.— Dans ce cas, pourquoi l’avoir

capturé ?— La plupart des enfants nés d’un hu-

main et d’un fairie n’ont pas beaucoup demagie.

— C’est ce qu’affirment les légendes,mais Magnus prouve qu’elles ont tort.

— Llyn Bouvier conclut une sorte depacte pour lui et ses descendants. Nous auri-ons tous des pouvoirs feys, mais il y aurait unprix à payer.

Elle faisait traîner en longueur, et jen’avais pas eu mon quota de sommeil.

549/1048

— Venez-en au fait, mademoiselleBouvier. Ce suspens me fatigue.

— Avez-vous envisagé qu’il soit péniblepour moi de vous raconter tout ça ?

— Non. Et si c’est le cas, je m’en excuse.— Mon ancêtre avait capturé Squelette

Sanglant pour pouvoir préparer une potionavec son sang. Mais il devait en absorber desdoses à intervalles réguliers pour que la ma-gie ne l’abandonne pas. Voilà pourquoi il dé-cida de le garder en cage.

— Et comment les autres feys réagirent-ils ?

— Il fut forcé de quitter l’Europe pourne pas être tué. Car il est interdit de nous ex-ploiter les uns les autres de cette façon.

— Je comprends pourquoi.— Son acte barbare nous donna le

pouvoir des glamours. Mais c’était un donacheté au prix du sang. Après avoir capturéTête Écorchée, Squelette Sanglant pour ladeuxième fois, mon ancêtre renonça à sa

550/1048

potion. Il avait enfin compris que c’était mal.Sa magie diminua, mais elle coulait déjàdans les veines des enfants qu’il avait en-gendrés. Et elle s’est transmise au fil desgénérations. Jusqu’à nous.

— Donc, résumai-je, vous gardez tou-jours Tête Écorchée, Squelette Sanglant dansune boîte ?

Dorcas sourit, et son visage parutsoudain jeune et ravissant. Je n’avais aucunmoyen de deviner son âge : elle n’avait pas lamoindre ridule.

— Après son évasion, Tête Écorchée,Squelette Sanglant grandit jusqu’à atteindresa taille maximum, et il devint un véritablegéant. Aujourd’hui, il est emprisonné dansun tumulus de terre et de magie.

— Vous dites qu’il a pratiquementéradiqué une tribu ?

Elle hocha la tête.— Je dois voir ce tumulus.— Vous avez promis...

551/1048

— J’ai juré de ne rien dire à la police,mais vous venez de m’avouer qu’une créaturemonstrueuse, avec des antécédentscriminels, est emprisonnée près d’ici. Je doism’assurer qu’elle ne s’échappera pas.

— Notre famille veille sur elle depuisdes siècles, mademoiselle Blake. Noussavons ce que nous faisons.

— Si je ne peux pas en parler aux flics,je veux au moins vérifier de mes propresyeux.

Dorcas se leva et me toisa de toute sahauteur, comme si elle essayait dem’intimider.

— Pour que vous puissiez indiquer lechemin à la police, après ? Vous me prenezpour une idiote ?

— Je n’indiquerai rien à personne, maisje dois aller sur les lieux. Si cette créatures’échappe et que la police n’est pas préparéeà l’arrêter, je serai responsable des victimesqu’elle fera.

552/1048

— Il est impossible d’arrêter SqueletteSanglant. Il est immortel, mademoiselleBlake. Il ne mourrait pas, même si vous luicoupiez la tête. La police aggraverait lasituation.

Là, elle marquait un point.— J’ai quand même besoin de le voir

par moi-même, insistai-je.— Vous êtes une femme têtue.— Oui, je peux être vraiment pénible.

Ne perdons pas de temps, voulez-vous ?Conduisez-moi au tumulus, et si je juge quec’est sûr, je vous laisserai veiller sur cettecréature sans en parler à personne.

— Et si vous jugez que ce n’est pas sûr ?— Nous contacterons une sorcière pour

lui demander ce qu’elle préconise.— Vous n’appellerez pas les flics ?— Quand je me fais cambrioler, j’ap-

pelle les flics. Si j’ai un problème avec la ma-gie, j’appelle quelqu’un qui s’y connaît.

553/1048

— Vous êtes une femme étrange. Je nevous comprends pas.

— Moi aussi, il y a des tas de choses queje ne comprends pas, si ça peut vous récon-forter. Alors, vous allez me montrer ce tumu-lus, oui ou non ?

— D’accord. Je vous y conduirai.— Quand ?— Sans Magnus, nous allons être

débordés, au bar. Donc, pas aujourd’hui.Venez me rejoindre là-bas, demain vers 15heures.

— J’aimerais amener mon assistant.— Un des hommes que j’ai vus dans

votre chambre ?— Non.— Pourquoi voulez-vous qu’il nous

accompagne ?— Parce que je suis chargée de sa form-

ation, et qu’il n’aura pas beaucoup d’autresoccasions de voir de la magie fey en action.

554/1048

Elle réfléchit quelques instants, puishocha la tête.

— D’accord, vous pouvez amener votreassistant. Mais personne d’autre.

— Croyez-moi, mademoiselle Bouvier,Larry me suffira.

— Mes amis m’appellent Dorrie, dit-elle.

— Et moi, Anita, répliquai-je en luitendant la main.

Elle avait une poignée de main ferme ettrès agréable, pour une femme. Je sais, c’estun commentaire sexiste, mais la plupart desnanas ne savent pas serrer une maincorrectement.

Dorcas prolongea le contact pluslongtemps que nécessaire. Quand ellesursauta, je me souvins de la clairvoyance deMagnus. Les yeux écarquillés, elle retiravivement sa main et la porta à sa poitrinecomme si elle s’était brûlée.

555/1048

— Je vois du sang, de la douleur et de lamort. Elle vous suit comme une ombre, An-ita Blake.

Ses yeux se glacèrent d’horreur. Et toutça parce qu’elle avait eu une brève vision demoi, de ma vie et de mon passé. Je ne dé-tournai pas le regard. Je n’avais pas à avoirhonte. Parfois, je préférerais bosser dans unautre secteur, mais la nécromancie est monmétier.

Et ce que je suis.Dorcas battit lentement des paupières.— Je ne vous sous-estimerai pas, Anita.Elle semblait redevenue normale. En-

fin, aussi normale qu’à son arrivée, c’est-à-dire pas tellement. Pour la première fois, jela dévisageai en me demandant si ce que jevoyais était bien réel. Utilisait-elle un glam-our pour se donner une apparence normale ?Pour paraître moins puissante qu’elle nel’était ?

— Et j’en ferai autant avec vous, Dorrie.

556/1048

De nouveau, elle m’adressa le ravissantsourire qui lui donnait l’air si jeune et si vul-nérable. Une illusion ?

— Alors, à demain, lança-t-elle.— À demain.Elle partit, et je fermai la porte derrière

elle.Ainsi, Magnus et sa famille étaient les

gardiens d’un monstre immortel. Cela avait-il un rapport avec sa fuite de la veille ? Dorriene le pensait pas, et elle était bien placéepour le savoir. Mais une aura de pouvoirplanait dans la pièce, un soupçon de magiequi flottait dans l’air comme un parfum, etdont je n’avais pas eu conscience jusqu’à sondépart.

Dorrie était peut-être aussi douée queMagnus pour les glamours. Peut-être lesutilisait-elle seulement de manière un peuplus subtile. Devais-je vraiment lui faire con-fiance ? Ça restait à voir.

557/1048

Pourquoi avais-je demandé si Larrypouvait nous accompagner ? Parce que jesavais que ça lui ferait plaisir. De plus, çacompenserait la façon dont je l’avais traitédevant Jason.

Mais en sentant le pouvoir de DorcasBouvier en suspension dans l’air comme unfantôme, je n’étais plus très sûre que ce soitune bonne idée. Et puis merde : je savais queça n’en était pas une !

Ça ne m’empêcherait pas d’aller aurendez-vous et d’emmener Larry. Il avait ledroit de m’accompagner. Et même celui derisquer sa vie, si ça lui chantait. Je ne pour-rais pas le protéger éternellement. Tôt outard, il devrait apprendre à s’occuper de lui-même. Je détestais ça, mais ça n’y changeaitrien.

Je n’étais pas encore prête à lui enleversa laisse, mais il allait falloir donner un peude mou. En espérant qu’il ne s’en serve paspour se pendre.

558/1048

Chapitre 22

Je dormis la plus grande partie de lajournée. À mon réveil, je découvris que per-sonne ne voulait de moi dans le jeu. Mespetits camarades prenaient très au sérieux lamenace du procès Quinlan. Du coup, je mefis refouler de tous les côtés. Même l’agentBradford m’ordonna de plier bagages, men-açant de me jeter en prison pour obstructionà la justice. J’aime les gens qui savent fairepreuve de gratitude.

Partout où j’allai, je me heurtai à unmur. La seule personne qui acceptait encorede me parler ? Dolph, bien sûr ! Mais il putseulement me dire que Jeff Quinlan et le

corps de sa sœur n’avaient pas été retrouvés.Magnus était toujours porté disparu. Les flicsinterrogeaient des gens et cherchaient desindices pendant que je me tournais lespouces, mais ils ne découvrirent rien de plusintéressant que moi.

Je regardai tomber la nuit avec un cer-tain soulagement. Au moins, j’allais pouvoirpasser à l’action. Larry était retourné dans sachambre sans que je le lui demande. Ilvoulait peut-être me laisser un peu d’intimitéavec Jean-Claude. Ça, c’était une idée effray-ante. Mais il m’adressait encore la parole.Plus que je pouvais en dire de la plupart desgens impliqués dans cette affaire.

J’ouvris les rideaux et regardai lesvitres virer au noir. Un peu plus tôt, jem’étais brossé les dents dans la salle de bainsde Larry. La mienne me semblait soudainhors limites. Je ne voulais pas voir Jason àpoil (sans mauvais jeu de mots), et encore

560/1048

moins Jean-Claude. J’avais donc squatté unepartie de la suite de mon assistant.

J’entendis la porte de la chambre s’ouv-rir derrière moi, mais je ne bougeai pas.Inutile : je savais déjà qui c’était. Qu’on neme demande pas comment.

— Bonsoir, Jean-Claude.— Bonsoir, ma petite.Je me retournai. La pièce était quasi-

ment plongée dans le noir. La seule lumièrevenait des lampadaires de la rue et de l’ensei-gne de l’hôtel.

Jean-Claude avança dans cette doucephosphorescence. Le col de sa chemiseblanche montait si haut qu’il masquaittotalement son cou. Une douzaine deboutons de nacre scintillaient entre les plisdu tissu. Une veste courte, presque tropnoire pour qu’on la voie dans l’obscurité, ca-chait ses manches, laissant seulement dé-passer leurs extrémités empesées qui luicouvraient à moitié les mains.

561/1048

Jean-Claude leva un bras dans la lu-mière, et ses manchettes se rabattirent en ar-rière pour lui laisser une totale liberté demouvement. Comme toujours, les jambes deson pantalon noir moulant étaient enfiléesdans ses cuissardes de cuir noir tenues enplace par des boucles métalliques.

— Ça te plaît ? demanda-t-il.— C’est assez chicos.— Chicos ? répéta-t-il, amusé.— Vous êtes incapable d’accepter un

compliment, l’accusai-je.— Toutes mes excuses, ma petite. Je

n’avais pas compris que c’en était un. Merci.— De rien. Maintenant, pouvons-nous

aller chercher votre cercueil ?Jean-Claude s’écarta de la lumière. Ain-

si, je ne pouvais plus voir son visage.— À t’écouter, ça a l’air si simple...— Pourquoi : ça ne l’est pas ?Le silence qui suivit était si épais que le

salon me sembla brusquement vide. Je faillis

562/1048

appeler Jean-Claude pour m’assurer qu’ilétait toujours là. Mais j’avançai vers le bar etallumai le spot placé au-dessus.

Une douce lumière blanche dissipa lapénombre, donnant à la pièce des allures decaverne éclairée. Ça me réconforta vague-ment... Mais je tournais le dos à l’endroit oùje pensais que Jean-Claude devait être, et jen’arrivais toujours pas à sentir sa présence.

Je me retournai. Il s’était assis dans unfauteuil. J’eus beau le regarder, je ne distin-guai pas de mouvement. Comme un arrêt surimage.

— J’aimerais bien que vous ne fassiezpas ça.

Jean-Claude tourna la tête vers moi. Leblanc de ses yeux avait disparu, laissant deuxpuits de ténèbres dont la lumière diffusefaisait jaillir des étincelles bleues.

— Faire quoi, ma petite ?Je secouai la tête.

563/1048

— Rien. Qu’y a-t-il de si compliquédans ce que nous nous apprêtons à faire ?J’ai l’impression que vous ne m’avez pas toutdit.

Il se leva d’un mouvement fluide,comme s’il avait sauté une étape du proces-sus pour passer instantanément de l’état as-sis à l’état debout.

— Selon nos règles, Seraphina devraitme défier ce soir.

— C’est le nom de la maîtresse deBranson ?

Il hocha la tête.— Vous ne craignez pas que je le dise

aux flics ?— Je vais te conduire à elle, ma petite.

Ton impatience n’aura pas le temps de tefaire commettre une erreur.

Si j’avais été coincée là toute la journée,sans rien à faire, mais en connaissant cenom, aurais-je tenté de localiser Seraphina ?Probablement. Certainement.

564/1048

— Très bien. Allons-y.Jean-Claude entreprit de faire les cent

pas en souriant.— Ma petite, comprends-tu ce qu’un

défi signifie ?— Que nous allons les combattre, elle et

ses serviteurs ?Il s’immobilisa dans la lumière et se

hissa sur un tabouret.— Il n’y a aucune peur en toi, constata-

t-il.Je haussai les épaules.— Avoir peur ne sert à rien. En re-

vanche, être préparé est précieux. Et vous,vous avez peur d’elle ?

Je le dévisageai, tentant de percer sonmasque de perfection.

— Je ne crains pas son pouvoir. Sur ceplan-là, je pense que nous sommes presqueégaux. Disons simplement que je me méfie.Je suis sur son territoire, avec pour toute es-corte un de mes loups, ma servante humaine

565/1048

et M. Lawrence. Ce n’est pas comme ça queje l’impressionnerai...

— Pourquoi n’avez-vous pas amenéplus de gens ? Ou de loups-garous...

— Si j’avais eu le temps d’obtenir uneescorte plus conséquente, je l’aurais fait.Mais dans la précipitation, je n’avais pas leloisir de discuter.

— Êtes-vous en danger ?Il éclata d’un rire désagréable.— Elle demande si je suis en danger !

Quand le Conseil m’a dit de diviser mon ter-ritoire, il m’a promis d’installer à Bransonune maîtresse d’une puissance égale ou in-férieure à la mienne. Mais personne ne s’at-tendait que je vienne la rencontrer aussidésarmé.

Je fronçai les sourcils.— De quoi parlez-vous ? Quel Conseil ?— Tu nous fréquentes depuis si

longtemps et tu n’as pas entendu parler duConseil ?

566/1048

— Inutile de vous payer ma tête.Contentez-vous de m’expliquer.

— Notre Conseil existe depuis trèslongtemps. Ce n’est pas un gouvernement,plutôt un tribunal ou une force de police.Avant que les autorités humaines fassent denous des citoyens à part entière, nous avionstrès peu de règles et une seule loi : « Tu n’at-tireras point l’attention sur toi. » C’est celleque Tepes a oubliée.

— Tepes ? lançai-je, incrédule. VladTepes ? Vous voulez dire, Dracula ?

Jean-Claude ne répondit pas. Parfaite-ment impassible, il ressemblait à une magni-fique statue, pour autant que les yeux d’unestatue puissent briller comme des saphirs. Jen’arrivais pas à déchiffrer son expression, etje n’étais d’ailleurs pas censée réussir.

— Je ne vous crois pas.— À propos du Conseil, de notre loi ou

de Tepes ?— De Tepes.

567/1048

— Oh, je peux t’assurer que nousl’avons tué.

— À vous entendre, vous étiez là quand

ça s’est produit. Il est mort quand, au XVe

siècle ?— Voyons... Était-ce en 1476, ou en

1477 ? murmura Jean-Claude comme s’ilfaisait un gros effort de mémoire.

— Vous n’êtes pas si vieux.— En es-tu certaine, ma petite ?Il tourna vers moi le visage figé qui me

mettait si mal à l’aise. Même ses yeux étaientmorts et vides. J’eus l’impression de regarderun automate particulièrement réussi.

— Oui, j’en suis certaine.Il sourit et soupira. Alors, la vie – faute

d’un terme plus approprié – revint sur sonvisage et dans son corps. Comme si Pinoc-chio venait de s’animer devant moi.

— Et merde !

568/1048

— Ravi de constater que je réussis en-core à te désarçonner de temps en temps, mapetite.

Je ne relevai pas. Il savait quel effet ilproduisait sur moi.

— Si Seraphina est votre égale, vousvous occuperez d’elle, et je descendrai tousles autres.

— Ça ne sera pas aussi simple.— Ça ne l’est jamais. (Je me mordillai la

lèvre.) Vous croyez qu’elle va vous défier ?— Je n’en suis pas sûr à cent pour cent.

Mais tu dois être consciente que c’est unepossibilité.

— Il y a autre chose que je dois savoir ?Le sourire de Jean-Claude s’élargit,

révélant la pointe de ses canines. Il étaitd’une beauté à couper le souffle dans cettelumière. Pâle, mais pas trop. Je lui touchai lamain.

— Vous êtes tiède.— Oui, ma petite. Et alors ?

569/1048

— Vous avez dormi toute la journée.Vous devriez être froid au toucher jusqu’à ceque vous vous nourrissiez.

Il se contenta de river sur moi ses yeuxoù j’aurais pu si facilement me noyer.

— Et merde !Je partis vers la chambre. Il ne tenta

pas de m’arrêter, ce qui aggrava ma nervos-ité. Je courais presque lorsque j’atteignis laporte.

Je distinguai d’abord une forme pâlesur le lit. J’actionnai l’interrupteur et une lu-mière crue inonda la pièce.

Jason gisait sur le ventre, ses cheveuxblonds brillants sur l’oreiller sombre. Il étaitnu, à part un slip turquoise. Je m’approchaide lui en regardant son dos et en priant pourle voir respirer. Enfin, je vis sa poitrine sesoulever, et le nœud qui s’était formé dans lamienne se desserra quelque peu.

Je dus m’agenouiller sur le bord du litpour l’atteindre. Quand je touchai son

570/1048

épaule, il remua un peu. Je le forçai à roulersur le flanc. Il se laissa faire comme un poidsmort, totalement passif. Deux filets écarlatescoulaient le long de son cou. Il n’y avait pasbeaucoup de sang sur les draps, mais jen’avais aucun moyen de savoir combien il enavait perdu. Combien Jean-Claude lui enavait pris.

Jason eut un sourire paresseux.— Tu vas bien ? m’inquiétai-je.Alors qu’il se tournait sur le dos, sa

main glissa autour de ma taille.— J’imagine que ça veut dire oui.Je tentai de descendre du lit, mais son

bras me tenait fermement. Il m’attira contresa poitrine. Avant d’être plaquée contre lui,je parvins à dégainer mon Browning. Ilaurait pu m’en empêcher, mais il n’essayapas.

Je lui enfonçai le canon entre les côtes.Mon autre main était pressée sur sa poitrine

571/1048

nue, s’efforçant de maintenir une certainedistance entre nos deux visages.

Jason leva la tête.— Je n’hésiterai pas à tirer, le prévins-

je.Il s’immobilisa, les lèvres à quelques

centimètres des miennes.— Je guérirai.— Tu crois qu’un simple baiser vaut la

peine de te faire trouer la peau ?— Je ne sais pas encore. Mais beaucoup

de gens semblent le penser.Il approcha son visage du mien très

lentement, pour me laisser le temps de pren-dre ma décision.

— Jason, lâche-la immédiatement !La voix de Jean-Claude résonna à l’in-

fini dans la chambre.Jason obéit. Je m’éloignai du lit, le

flingue toujours dans la main.— J’ai besoin de mon loup ce soir, An-

ita. Essaie de ne pas le descendre avant que

572/1048

nous soyons ressortis de l’antre deSeraphina.

— Dites-lui d’arrêter de me brancher.— Oh, je le ferai, ma petite. Je le ferai...Jason se radossa à son oreiller. Les

mains croisées sur le ventre, il plia un genou.Sa posture était détendue, presque lascive,mais il n’avait pas quitté Jean-Claude desyeux.

— Tu es un familier presque parfait,Jason, mais ne me provoque pas.

— Vous ne m’avez jamais interdit de latoucher.

— Je le fais maintenant.Jason se redressa.— Très bien. À partir de cet instant, je

me conduirai en parfait gentleman.— J’y compte bien, souffla Jean-Claude.Il se tenait sur le seuil de la chambre,

toujours aussi séduisant mais dangereux. Jele sentais dans l’air et l’entendais dans savoix.

573/1048

— Laisse-nous, ma petite, ordonna-t-il.— Nous n’avons pas de temps à perdre !

lançai-je.Jean-Claude me regarda. Je vis que le

blanc de ses yeux n’était pas réapparu.— Tu essaies de le protéger ?— Je ne veux pas que vous lui fassiez de

mal parce qu’il s’est montré un peu trop en-treprenant avec moi.

— Pourtant, tu étais prête à lui tirerdessus.

Je haussai les épaules.— Je n’ai jamais dit que j’étais logique :

seulement sérieuse.Jean-Claude éclata de rire. Son change-

ment d’humeur nous fît sursauter, Jason etmoi. Son rire était aussi riche et épais que duchocolat. On aurait presque pu le cueillirdans l’air pour le manger.

Je regardai Jason. Il observait Jean-Claude comme un chien bien dressé observe

574/1048

son maître, cherchant à deviner ce qui luiferait plaisir.

— Habille-toi, mon loup. Et toi, mapetite, tu dois te changer.

Je portais un jean noir et un polo bleumarine.

— Pourquoi ? Je suis parfaitementdécente.

— Justement. Ce soir, nous devons enmettre plein la vue à nos interlocuteurs. Jene te le demanderais pas si ça n’était pasimportant.

— Il est hors de question que je porteune robe.

— Bien entendu... Je me contenterai dequelque chose d’un peu plus stylé. Si tonjeune ami n’a rien de convenable à se mettre,Jason lui prêtera des vêtements. Ils doiventfaire à peu près la même taille.

— Je vous laisse en parler vous-même àLarry.

575/1048

— Si tu veux, ma petite. Et maintenant,va. Laisse Jason s’habiller en paix. Je resteraiici jusqu’à ce que tu te sois changée.

Je voulais me rebeller, car je n’aime pasqu’on me dise ce que je dois porter. Mais jerenonçai. J’ai fréquenté assez de vampirespour savoir qu’ils admirent tout ce qui estspectaculaire et dangereux. Si Jean-Claudejugeait utile de leur en mettre plein la vue, ilavait sans doute raison. Faire un effort vesti-mentaire ne me tuerait pas...

Franchement, j’ignorais tout des règlesqui s’appliquaient dans une situation de cegenre. Mais je soupçonnais qu’il n’y en avaitaucune.

Au moment de faire mes bagages, jen’avais pas prévu de me présenter devantune maîtresse vampire. Du coup, mes op-tions étaient un peu limitées. J’optai pour unchemisier rouge vermillon avec un col haut,une lavallière en dentelle et des manches àvolants : un truc assez victorien qui aurait pu

576/1048

paraître conservateur s’il n’avait pas étéd’une couleur aussi criarde. Je n’avais pasenvie de le mettre, parce que je savaisd’avance qu’il plairait à Jean-Claude. Lacouleur exceptée, c’était tout à fait le genrede vêtement qu’il aurait pu porter.

J’enfilai ma veste noire passe-partoutsur le chemisier. Mes deux flingues, mesdeux couteaux, ma croix en pendentif...J’étais parée.

— Pouvons-nous sortir, ma petite ?lança Jean-Claude dans la chambre.

— Oui.Il ouvrit la porte et m’étudia de pied en

cap.— Tu es splendide, ma petite. J’ap-

précie le maquillage.— Je suis obligée d’en porter quand je

mets du rouge. Sinon, j’ai l’air d’un cadavre.— Évidemment... As-tu d’autres

chaussures ?

577/1048

— Seulement des escarpins à talonshauts. Je bouge mieux avec les Nike.

— Ce chemisier est plus que je n’en es-pérais. Garde tes baskets. Au moins, ellessont noires.

Jason sortit de la chambre, vêtu d’unpantalon de cuir noir assez moulant pourque je sache qu’il ne portait rien en dessous,et d’une chemise vaguement orientale d’unbleu doux parfaitement assorti à ses yeux.Les manches bouffantes, le col relevé fermépar un bouton, l’ensemble était couvert debroderies bleu foncé et doré. Chaque fois queJason remuait, les pans de tissu s’écartaientassez pour révéler son ventre plat. Il avaitenfilé des bottes de cuir souple qui lui mon-taient jusqu’aux genoux.

— Tu as le même tailleur que Jean-Claude, ou quoi ? grommelai-je.

À côté d’eux, j’avais l’air d’une souillon.

578/1048

— Si tu voulais bien aller chercherM. Kirkland... Nous partirons dès qu’il seraprêt.

— Larry ne voudra peut-être pas sechanger.

— Si c’est le cas, qu’il reste comme ilest. Je ne le forcerai pas.

Je n’étais pas certaine de croire Jean-Claude, mais j’allai quand même chercherLarry. Il accepta de regarder les fringues deJason, mais sans promettre de trouverquelque chose qui lui irait.

Il ressortit de la chambre vêtu d’un jeanindigo et d’une paire de Nike. Il avait troquéson tee-shirt contre une chemise de soie d’unbleu vibrant qui faisait ressortir la couleur deses yeux. Un blouson de cuir noir un tantinettrop large au niveau des épaules cachait sonholster. Mais c’était toujours mieux que laveste de flanelle qu’il portait jusque-là. Ilavait rabattu le col de la chemise par-dessusle blouson, pour qu’il encadre son visage.

579/1048

— Tu devrais voir les trucs qu’il a danssa valise, dit-il en secouant la tête comme s’iln’arrivait pas à y croire. Je ne saurais mêmepas comment les enfiler.

— Tu es très élégant, le complimentai-je.

— Merci.— On peut y aller, maintenant ?— Oui, ma petite. Il sera intéressant de

revoir Seraphina après deux siècles.— Je sais que c’est la soirée des retrouv-

ailles, pour vous, mais essayez de ne pasoublier la raison de votre présence ici. Xavierdétient Jeff Quinlan. Qui sait ce qu’il lui faitsubir ? Je veux ramener ce garçon chez luisain et sauf. C’est sa deuxième nuit entre lesmains de ce monstre. Nous devons lerécupérer ce soir, ou trouver quelqu’und’autre qui en soit capable.

— Dans ce cas, mettons-nous en route,dit Jean-Claude. Seraphina nous attend.

580/1048

Il semblait presque impatient, commes’il avait hâte de la revoir. Pour la premièrefois, je me demandai si Seraphina et luiavaient été amants. Je savais que Jean-Claude n’était pas puceau. Mais savoir qu’ilavait eu d’autres maîtresses et en rencontrerune étaient deux choses différentes. Je fussurprise de constater que ça me turlupinait.

Jean-Claude me sourit comme s’il avaitdeviné à quoi je pensais. Le blanc de ses yeuxétait réapparu, lui donnant de nouveau l’airpresque humain.

Presque.

581/1048

Chapitre 23

Jean-Claude traversa le parking àgrandes enjambées. Entre ses fringues, sabeauté surnaturelle et son allure féline, il mesemblait que des flashes auraient dû crépitersur son passage, des gens se précipitant pourlui réclamer un autographe.

Jason, Larry et moi le suivîmes tel l’en-tourage d’une star – ce que nous étions, enun sens, que ça me plaise ou non. Mais poursauver Jeff Quinlan, j’étais prête à lécher lesbottes de Jean-Claude autant qu’il voudrait.Même moi, je peux ramper un peu, si c’estpour une bonne cause.

— Vous conduisez, ou vous m’indiquezle chemin de la maison de Seraphina ?demandai-je.

— Je te guiderai étape après étape.— Vous croyez que je vais courir chez

les flics pour leur donner l’adresse de lamaîtresse de la ville ?

— Non, répondit-il.Et je dus m’en contenter. Malgré tous

mes froncements de sourcils, il n’ajouta rien.Nous montâmes dans la Jeep. Inutile

de préciser qui eut droit à la place d’honneurà côté de moi...

Nous nous engageâmes sur l’avenueprincipale de Branson, le Strip. La circula-tion était si dense que les voitures roulaientpare-chocs contre pare-chocs. Aux heures depointe, il faut parfois deux plombes pourparcourir les six kilomètres du Strip. Jean-Claude me fit tourner dans une petite rueque je pris d’abord pour une impasse, mais

583/1048

qui nous permit d’éviter le plus gros desembouteillages.

Parachuté dans le centre de Branson,on ne le devinerait jamais, mais dès qu’onsort de la ville et qu’on franchit la colline àlaquelle elle est adossée, on se retrouve enpleine cambrousse. Montagnes, forêts, mais-ons habitées par des gens qui ne gagnent pasleur vie grâce au tourisme... Sur le Strip, toutest néons et artifices. Mais un quart d’heureaprès l’avoir laissé derrière nous, nous nousretrouvâmes sur une route qui serpentaitentre les monts Ozark.

Les ténèbres se pressaient autour de laJeep. À part le faisceau de nos phares, laseule lumière était celle des étoiles qui sedétachaient contre le ciel nocturne.

— On dirait que vous vous réjouissez derevoir Seraphina, malgré la disparition devotre cercueil, dis-je.

Jean-Claude se tourna vers moi autantque sa ceinture de sécurité l’y autorisait.

584/1048

J’avais insisté pour que chaque passagerboucle la sienne, ce qui l’avait beaucoupamusé. Je suppose qu’il était idiot de vouloirprotéger un mort des accidents de la route,mais c’était moi qui conduisais.

— Je pense que Seraphina me con-sidère toujours comme le très jeune vampirequ’elle a connu il y a des siècles. Si elle meprenait pour un adversaire digne d’elle, ellem’aurait affronté directement, ou elle s’enserait prise à mon escorte. Elle ne se seraitpas contentée de voler mon cercueil. Bref,elle est trop sûre d’elle.

— Étant un membre de votre escorte,lança Larry, puis-je suggérer que c’est peut-être vous qui faites preuve d’un excès deconfiance ?

Jean-Claude le regarda.— Seraphina avait déjà des siècles

quand je l’ai rencontrée. Les limites dupouvoir d’un vampire sont souvent établies

585/1048

au bout de deux ou trois cents ans. Et je con-nais les siennes, Lawrence.

— Cessez de m’appeler Lawrence. Monnom est Larry.

Jean-Claude soupira.— Tu l’as bien dressé, ma petite.— Il était déjà comme ça quand j’ai

hérité de lui.— Vraiment ? C’est regrettable...Il donnait à tout ça des allures de

réunion de famille hostile – à moins quecette expression ne soit un pléonasme ? J’es-pérais qu’il avait raison. Mais si j’ai apprisune chose sur les vampires, c’est qu’ils n’ar-rêtent pas de sortir de nouveaux lapins deleur cape. Des gros lapins carnivores auxcrocs acérés qui bouffent les yeux desspectateurs s’ils ne font pas attention.

— Et le louveteau, il va faire quoi, aujuste ? demandai-je.

— Ce qu’on me dira, répondit Jason.— Génial.

586/1048

Nous continuâmes en silence. Jean-Claude se donne rarement la peine de fairesimplement la conversation, et je n’étais pasd’humeur à bavarder. La visite chez Seraph-ina se déroulerait peut-être sans encombres,mais quelque part, Jeff Quinlan passait sadeuxième nuit consécutive entre les bras at-tentionnés de Xavier. Il y avait de quoibaliser.

— Prends la prochaine à droite, mapetite.

La voix de Jean-Claude me fit sursaut-er, tant je m’étais laissé absorber par le si-lence et les ténèbres. Je ralentis, ne voulantsurtout pas rater l’embranchement.

Bientôt, j’aperçus une allée de graviertout à fait anodine, sur ma droite. Je m’y en-gageai prudemment. Elle n’avait rien de spé-cial, mais elle était très étroite, et les arbresqui la flanquaient me donnaient l’impressionde rouler dans un tunnel. Leurs branchesnues se refermaient au-dessus de notre tête,

587/1048

caressant le toit de la Jeep de leurs doigtsnoueux. De quoi vous filer une attaque declaustrophobie. Le faisceau des pharesglissait sur les troncs sombres, rebondissantà chaque ornière.

— Mince alors ! lâcha Larry, le visagepressé contre la vitre. Si je ne savais pas qu’ily a une maison au bout de ce chemin, jeferais demi-tour.

— C’est l’idée, fit Jean-Claude. La plu-part des Anciens chérissent leur tranquillitépar-dessus tout.

Les phares de la Jeep éclairèrent untrou aussi large que la route. On eût dit, à cetendroit, que les écoulements d’eau de pluieavaient grignoté la chaussée au fil des ans.

Larry tira sur sa ceinture de sécuritépour se pencher entre les sièges avant.

— Qu’est devenue la route ? demanda-t-il en plissant les yeux.

— La Jeep peut passer, affirmai-je.— Tu en es sûre ?

588/1048

— Quasiment.Jean-Claude s’était radossé à son siège.

Il semblait détendu, comme s’il écoutait unemusique que je ne pouvais pas entendre – ouqu’il pensait à des choses que je ne pourraisjamais comprendre.

— Pourquoi n’a-t-elle pas fait goudron-ner cette route ? demanda Jason. Voilà déjàpresque un an qu’elle est là.

Je le regardai par-dessus mon épaule,fascinée de découvrir qu’il était mieux ren-seigné que moi sur les affaires de Jean-Claude.

— C’est la douve de sa forteresse,expliqua Jean-Claude. Sa barrière contre lesintrus. Beaucoup de vampires trouvent leurnouveau statut légal difficile à accepter, et ilscontinuent à se cacher.

Les roues glissèrent sur le bord du trou.J’eus l’impression de m’enfoncer dans uncratère. Mais la Jeep parvint à gravir l’autrecôté. Si nous avions eu une voiture ordinaire,

589/1048

nous aurions été obligés de l’abandonner làpour continuer à pied.

Après, la route montait sur unecentaine de mètres. Soudain, j’aperçus unetrouée entre les arbres sur le côté droit. Ellene semblait pas assez large pour que jepuisse y faire passer la Jeep – pas sansbousiller la peinture. Seul le clair de lune quiperçait un peu la végétation m’avait permisde la voir. Des herbes folles poussaient entreles graviers de ce qui, jadis, avait dû être uneallée.

— C’est là ? demandai-je par acquit deconscience.

— Je crois, répondit Jean-Claude.Je braquai à droite toute et écoutai les

branches griffer les flancs de la Jeep. J’es-pérais qu’elle appartenait au cabinet de Stirl-ing, et qu’il ne se contentait pas de la louer.

Nous émergeâmes de l’autre côté desarbres. Une clairière baignée par la lumièreargentée du clair de lune s’étendait devant

590/1048

nous. L’herbe était coupée à ras, comme siquelqu’un s’était excité avec une tondeuse,l’automne précédent.

Le terrain montait doucement jusqu’aupied d’une montagne. Une maison délabréese dressait devant nous, les écailles de pein-ture accrochées à sa façade évoquant lesvêtements en lambeaux d’un accidenté de laroute. Le grand porche de pierre engloutis-sait ses portes et ses fenêtres tel un puitsd’ombre. Sur l’arrière du bâtiment, je voyaisun verger à l’abandon et, au-delà, une forêttouffue.

— Éteins tes phares, ma petite, ordonnaJean-Claude.

Je sondai les ténèbres du porche sans lamoindre envie d’obéir. Pourquoi le clair delune ne perçait-il pas ces fichues ombres ?

— Ma petite... Tes phares.J’obtempérai à regret. Le clair de lune

illuminait notre Jeep et la clairière où nousnous étions arrêtés, mais le porche restait

591/1048

noir et immobile comme la surface d’unencrier. Jean-Claude défit sa ceinture de sé-curité et sortit. Les garçons l’imitèrent. Je fusla dernière à descendre de la voiture.

Des pierres plates posées dans l’herbeformaient une allée incurvée qui menait aupied des marches du porche. Sur un côté dela porte d’entrée, je distinguai une baie vitréeaux carreaux brisés. Quelqu’un avait clouédu contreplaqué à l’intérieur.

La fenêtre, de l’autre côté de la porte,était intacte, mais tellement sale qu’on nepouvait pas voir à travers. Les ombressemblaient tellement épaisses qu’on auraitpu les toucher. Ça me rappela les ténèbresd’où l’épée avait jailli pour égorger l’adjointColtrain. Mais j’avais pu voir à travers cesténèbres-là...

— C’est quoi, ces ombres ?— Un tour de magie, affirma Jean-

Claude. Rien de plus.

592/1048

Sans hésitation, il gravit les marches deson pas léger. S’il était inquiet, il le cachaitbien. Jason monta derrière lui, et Larry etmoi nous contentâmes d’avancer nor-malement. Le mieux que nous puissionsfaire.

Les ombres étaient plus froides qu’ellesne l’auraient dû et Larry frissonna. Mais jene captai aucune onde de pouvoir.

La contre-porte avait été arrachée deses gonds. Malgré la protection du porche, laporte intérieure était déformée par l’humid-ité. Des feuilles mortes que le vent avaitpoussées jusque-là s’amassaient au pied de larambarde.

— Vous êtes sûr que c’est là ? demandaLarry.

— Certain, répondit Jean-Claude.Je comprenais le scepticisme de Larry.

Sans ces ombres incongrues, j’aurais penséque la maison était déserte.

593/1048

— Ces ombres doivent décourager lesvisiteurs, avançai-je.

— Sûr que je ne viendrais pas chercherdes bonbons ici le soir d’Halloween, grom-mela Larry.

Jean-Claude nous regarda par-dessusson épaule.

— Notre hôtesse approche.La porte rongée par les intempéries

s’ouvrit devant nous. Je m’étais attendue àun grincement de gonds rouillés, commedans toute maison hantée qui se respecte,mais elle ne fit pas le moindre bruit.

Une femme apparut sur le seuil. Il n’yavait pas de lumière dans la pièce, derrièreelle. Mais malgré l’obscurité, je compris aus-sitôt deux choses : c’était une vampire, et ellen’était pas assez âgée pour être Seraphina.

Elle devait mesurer environ cinqcentimètres de plus que moi. Dans une main,elle tenait une bougie éteinte. Mes cheveuxse hérissèrent sur ma nuque quand elle

594/1048

invoqua son pouvoir. La mèche de la bougies’embrasa toute seule...

La vampire avait des cheveux brunscoupés très court sur le dessus et carrémentrasés sur les côtés. Des clous en argent pi-quetaient les lobes de ses oreilles et unefeuille d’émail vert suspendue à unechaînette d’argent pendait à la gauche. Elleportait une robe de cuir rouge dont seul lebustier archimoulant m’avait permis de dev-iner son sexe dans le noir. La jupe évasée àpartir des hanches lui tombait jusqu’auxchevilles. Une robe du soir en cuir.

Ouah !Elle fit la grimace, dévoilant ses crocs.— Je suis Ivy.Sa voix avait un accent rieur. Contraire-

ment au rire de Jean-Claude, qui exprimaittoujours quelque chose de sexuel, le sienétait coupant comme du verre brisé. Pas con-çu pour exciter ceux qui l’entendaient, maispour leur faire du mal ou les terrifier.

595/1048

— Entrez dans notre demeure, et soyezles bienvenus.

Une formulation un peu trop guindée,comme un discours préparé à l’avance... ouune incantation que je ne comprenais pas.

— Merci pour ta généreuse invitation,Ivy, dit Jean-Claude.

Soudain, je m’aperçus qu’il tenait lamain de la vampire dans la sienne. Je nel’avais pas vu tendre le bras pour la prendre.Comme si j’avais loupé quelques secondes dufilm. Et à en juger par l’expression d’Ivy, jen’étais pas la seule. Elle semblait très irritée.

Lentement, Jean-Claude porta sa mainà ses lèvres sans la quitter du regard, histoired’anticiper une éventuelle attaque.

Quelques gouttes de cire coulèrent lelong de la bougie blanche qu’Ivy tenait dansson poing nu – beaucoup plus vite qu’ellesne l’auraient dû. Jean-Claude posa les lèvressur le dos de son autre main, et la lâcha justeà temps pour qu’elle puisse changer sa prise.

596/1048

Mais la vampire resta plantée là sansbroncher, laissant la substance brûlante luidégouliner sur la peau. Seule une lueur, dansson regard, indiqua que ça lui faisait mal. Lacire durcit sur sa main légèrement rougie.

Ivy l’ignora.La cire cessa aussitôt de couler.

D’habitude, quand une bougie commence àfondre aussi vite, elle continue. Mais la cireforma une petite flaque dorée autour de lamèche, comme une goutte d’eau soustension.

Mon regard passa d’un vampire àl’autre et je secouai la tête. Le mot« infantile » me vint à l’esprit. Mais je megardai de le prononcer à voix haute. Pour ceque j’en savais, ça pouvait être un rituel vam-pirique très ancien. Même si j’en doutaisfranchement.

— Vos compagnons ne désirent-ils pasentrer ?

597/1048

Ivy s’écarta et leva la bougie au-dessusde sa tête pour éclairer notre chemin.

Jean-Claude se campa de l’autre côté dela porte, nous obligeant à passer entre Ivy etlui pour entrer dans la maison. Je lui faisaisconfiance pour ne pas me croquer. Et mêmepour empêcher Ivy de me croquer. Mais qu’ilait l’air de s’amuser autant ne me plaisaitpas. Chaque fois que j’ai été en présence devampires qui s’amusent, ça a fini par maltourner.

Jason passa entre les deux vampires.Larry regarda. Je haussai les épaules etavançai à mon tour. Il me suivit de près, per-suadé que tout se passerait bien s’il restaitavec moi. Et il avait raison. Probablement.

598/1048

Chapitre 24

La porte se referma derrière nous sansque personne ne l’ait touchée – au moins,pas avec les mains. Simples tours de magieou non, ces petites démonstrations depouvoir commençaient à me porter sur lesnerfs.

Dans la maison, l’air était immobile etsentait le renfermé, avec de légers relents demoisissure. Nous étions dans un salon videde tout meuble. Même les yeux fermés, n’im-porte qui aurait deviné qu’il n’avait pas servidepuis longtemps.

Sur notre gauche, une arche donnaitsur une pièce plus petite. Je distinguai un lit

fait, mais tellement couvert de poussièrequ’il semblait gris. Dans un coin, le miroird’une coiffeuse reflétait le reste de lachambre.

Ivy marcha vers une porte, au fond dusalon, l’ourlet de sa robe traçant un sillondans la poussière qui couvrait le plancher.Un rayon de lumière filtrait sous le battant :de la lumière dorée et plus dense que celle del’électricité, l’aurais parié que les occupantsde cette maison étaient de grands consom-mateurs de bougies.

La porte s’ouvrit avant qu’Ivy l’atteigne.Une cascade de lumière s’en déversa ; elleme parut d’autant plus brillante que j’étaisrestée longtemps dans le noir.

La silhouette d’un vampire se découpasur le seuil. Il était petit et mince, avec unvisage trop juvénile pour être séduis-ant – « mignon » semblait un terme plusapproprié.

600/1048

Encore un gamin... et déjà mort. Ildevait avoir au moins dix-huit ans, puisquela vampirisation de mineurs était illégale,mais il avait l’air si délicat, presque in-achevé... Il avait dû être transformé peu detemps auparavant, car sa peau était encorebronzée, comme s’il avait passé le plus clairde son existence humaine à se faire dorer surune plage.

— Je suis Bruce, se présenta-t-il,embarrassé.

C’était peut-être à cause de ses vête-ments. Il portait un smoking gris clair àqueue-de-pie, avec une bande anthracite lelong des jambes du pantalon. Ses gantsblancs étaient assortis à ce qu’on pouvait voirde sa chemise. Son gilet de soie avait lamême couleur que sa veste, son nœud papil-lon et sa pochette étant rouges comme larobe d’Ivy. Ils ressemblaient à un jeunecouple en route pour leur bal de la promo.

601/1048

Deux chandeliers de la taille d’unhomme encadraient la porte, répandant dansla pièce une lumière dorée fluctuante. Deuxfois plus grande que le salon, la salle avait dûservir jadis de cuisine. Mais contrairementaux pièces de devant, elle avait fait l’objetd’un effort de redécoration.

Un tapis persan aux couleurs si vivesqu’il ressemblait à un vitrail couvrait parti-ellement le sol. Les murs latéraux disparais-saient sous des tapisseries. La première re-présentait une licorne fuyant devant unemeute de chiens ; l’autre, une scène de ba-taille tellement passée qu’on distinguait àpeine la silhouette des protagonistes. Desdraperies de soie, pendues au plafond,masquaient le fond de la pièce. Je remarquaiune porte ouverte sur leur gauche.

Ivy posa sa bougie dans la bobèche vided’un chandelier. Puis elle se campa en facede Jean-Claude et leva la tête pour le re-garder dans les yeux.

602/1048

— Vous êtes si beau, susurra-t-elle encaressant les revers de sa veste. Je croyaisqu’ils m’avaient menti. Que personne nepouvait être beau à ce point !

Elle commença à défaire un par un lesboutons de nacre de la chemise de Jean-Claude, en partant du col et en descendantjusqu’à sa ceinture. Lorsqu’elle atteignit ledernier, il écarta sa main.

Ivy eut l’air de trouver ce geste trèsamusant. Elle se dressa sur la pointe despieds, pressant ses deux mains et ses avant-bras sur la poitrine de Jean-Claude. Sabouche entrouverte se tendit vers lui.

— Vous baisez aussi bien que vous êtesbeau ? souffla-t-elle. On m’a dit que oui.Mais vous êtes tellement beau. Personne nepourrait être un si bon coup.

Jean-Claude posa délicatement lesmains de chaque côté de son visage et luisourit. Ses lèvres rouges entrouvertes, Ivy selaissa aller contre lui.

603/1048

Jean-Claude n’accentua pas la pressionde ses mains. Pourtant, le sourire d’Ivy dis-parut comme le soleil couchant englouti parl’horizon. Elle glissa lentement vers le baspour se retrouver les deux pieds à plat sur lesol. Dans le berceau des mains de Jean-Claude, son visage était dépourvu de touteexpression.

Bruce la tira en arrière. Ivy trébucha etelle serait tombée s’il ne l’avait pas retenue.Elle cligna des yeux et promena autour d’elleun regard éberlué, comme si elle s’attendait àêtre ailleurs.

Jean-Claude ne souriait plus.— Voilà longtemps que je n’avais pas

été traité comme un vulgaire objet de plaisir.Très longtemps...

Ivy était affaissée dans les bras deBruce, pétrifiée de frayeur. Elle repoussa sonchevalier servant, se redressa de toute sahauteur, puis tira sur les plis de sa roberouge. La peur avait disparu de son visage. Il

604/1048

ne restait qu’une vague tension dans sesyeux.

— Comment avez-vous fait ça ?demanda-t-elle à Jean-Claude.

— J’ai des siècles de pratique, ma jeuneamie.

— Vous n’êtes pas censé pouvoir hyp-notiser un autre vampire.

— Ah bon ? répliqua Jean-Claude,faussement étonné.

— Ne vous moquez pas de moi.J’éprouvais une certaine compassion

pour elle. Jean-Claude peut vraiment êtrepénible, quand il veut.

— On t’a demandé de nous conduirequelque part, mon enfant. Alors, fais-le.

Ivy se tenait devant lui, les poings ser-rés. Sous l’effet de la colère, ses iris marrondébordèrent sur le blanc de ses yeux, jusqu’àce qu’elle ait l’air aveugle. Son pouvoir sedéchaîna dans la pièce, rampant sur ma peau

605/1048

et hérissant mes poils comme un doigt quiles aurait effleurés dans le mauvais sens.

Instinctivement, je portai la main àmon Browning.

— Non, Anita. Ce ne sera pas néces-saire, dit Jean-Claude. Cette petite ne mefera pas de mal. Elle peut montrer ses crocs,mais à moins de vouloir mourir sur ce ravis-sant tapis, elle ferait mieux de se rappelerqui je suis.

» Le maître de la ville !Sa voix résonna dans la maison comme

un grondement de tonnerre jusqu’à ce quel’air soit chargé d’échos si denses que j’eusl’impression de respirer ses mots.

Quand le son retomba, je tremblais detout mon corps. Ivy s’était ressaisie. Ellesemblait toujours furieuse, mais ses yeuxavaient repris leur aspect normal.

Bruce lui avait posé une main surl’épaule, comme s’il n’était pas certain de saréaction. Ivy se dégagea et, d’un geste

606/1048

gracieux, désigna la porte ouverte, au fondde la pièce.

— Nous sommes censés vous emmeneren bas. D’autres... amis... vous y attendent.

Jean-Claude fit une courbettethéâtrale – sans la quitter des yeux.

— Après toi, ma douce. Une dame doittoujours être devant un gentleman, jamaisderrière.

— Dans ce cas, votre servante humainepeut marcher à côté de moi.

— Et puis quoi encore ? criai-je.Elle tourna vers moi un regard

innocent.— Mais peut-être n’êtes-vous pas une

dame... (Elle avança vers moi avec un bal-ancement de hanches exagéré.) Nous auriez-vous amené une servante humaine qui n’estpas une dame, Jean-Claude ?

— Anita est une dame. Marche prèsd’elle, ma petite, mais sois prudente.

607/1048

— Qu’avez-vous à foutre de ce que cestrous du cul pensent de moi ?

— Si tu n’es pas une dame, tu ne peuxêtre qu’une catin. Et tu détesterais savoir cequi arrive aux catins humaines ici, répliqua-t-il, accablé, comme s’il en avait lui-mêmefait l’expérience et n’en gardait pas un trèsbon souvenir.

Ivy me sourit en battant des cils. Jeplongeai mes yeux dans les siens et lui rendisson sourire.

— Vous êtes humaine. Vous ne pouvezpas soutenir mon regard. Pas comme ça !

— Surprise, surprise...— Nous y allons ? s’impatienta Jean-

Claude.Ivy se rembrunit, mais elle passa la

porte et descendit deux marches, en tenantsa jupe d’une main pour ne pas se prendreles pieds dedans. Puis elle me regarda par-dessus son épaule.

— Vous venez ?

608/1048

Je l’ignorai et demandai à Jean-Claude :

— Jusqu’à quel point dois-je êtreprudente ?

Larry et Jason s’approchèrent de moi.— Défends-toi s’ils font usage de viol-

ence. Mais ne sois pas la première à fairecouler le sang ou à porter un coup. Défends-toi, mais n’attaque pas, ma petite. Ce soir, ils’agit d’un jeu. Les mises ne sont pas siélevées, à moins que tu les fasses grimper.

— Je n’aime pas ça du tout.— Je sais, mais fais montre d’indul-

gence envers nous, ma petite. Pense à l’hu-main que tu veux sauver, et tente de con-trôler ta merveilleuse impétuosité.

— Alors, humaine ?Ivy m’attendait, tapant du pied telle

une enfant capricieuse.— J’arrive.Je ne courus pas pour la rattraper, me

forçant à prendre tout mon temps, même si

609/1048

le poids de son regard sur ma peau me don-nait des démangeaisons.

Je m’immobilisai en haut des marchespour regarder vers le bas. De l’air froid et hu-mide me caressait le visage, charriant uneodeur de renfermé et de moisissure. Je com-pris qu’il n’y avait pas de fenêtre à l’endroitoù nous allions, et devinai que de l’eau devaitattaquer les murs. Une cave.

Je déteste les caves !J’inspirai une goulée d’air fétide et

m’engageai dans l’escalier. Je n’avais jamaisvu de marches aussi larges conduire à unsous-sol. Le bois était encore brut et ru-gueux, comme si le charpentier n’avait paseu le temps de le poncer et de le vernir.

Il y avait assez de place pour que nousmarchions toutes les deux de front. Sauf queje n’en avais pas envie. Ivy n’était peut-êtrepas une menace pour Jean-Claude, mais jen’avais pas d’illusions sur ce qu’elle était cap-able de me faire. C’était un bébé-maîtresse

610/1048

qui n’avait pas atteint l’apogée de sa puis-sance, mais son pouvoir bouillonnait sous lasurface et frissonnait sur ma peau. Je m’arrê-tai donc une marche au-dessus d’elle, attend-ant qu’elle reparte.

Ivy sourit. Elle sentait ma peur.— Si nous sommes toutes deux des

dames, nous devrions marcher ensemble.Venez, Anita, dit-elle en me tendant la main.Descendez avec moi.

Je ne voulais pas être aussi près d’elle.Si elle me sautait dessus, je n’aurais pas letemps de faire grand-chose. Je pourraispeut-être dégainer mon Browning... peut-être pas. Ne pas avoir le droit de sortir unearme la première m’agaçait. Et ça me foutaitles jetons. Une des astuces qui m’ont gardéeen vie est de tirer d’abord et de poser desquestions ensuite. L’inverse allait contre tousmes instincts.

— La servante humaine de Jean-Claudeaurait-elle peur de moi ? lança Ivy.

611/1048

Sa silhouette se découpait contre lapénombre de la cage d’escalier. Derrière elle,la cave ressemblait à un précipice béant.

Mais je venais d’apprendre qu’Ivy nepouvait pas percevoir les marques vam-piriques, sinon, elle aurait su que je n’étaispas la servante de Jean-Claude au sens exactdu terme. Elle n’était pas aussi douée qu’ellele pensait...

J’ignorai la main qu’elle tendait versmoi et descendis la marche qui nous sé-parait. Mon épaule frôla sa peau nue et j’eusl’impression que des vers de terre rampaientle long de mon bras. Je continuai à m’enfon-cer dans les ténèbres, la main gauche sur larampe.

Les talons d’Ivy claquèrent sur lesmarches de bois alors qu’elle se hâtait de merattraper. Je sentais l’irritation monter d’ellecomme une vague de chaleur. Derrière nous,j’entendis les hommes s’engager à leur tourdans l’escalier, mais je ne tournai pas la tête

612/1048

pour vérifier. Ce soir, nous jouions à quiserait une poule mouillée. Un des jeuxauxquels je suis très forte.

Nous descendîmes épaule contreépaule, tels deux canassons tirant une carri-ole, ma main gauche sur la rampe, cellesd’Ivy soulevant sa jupe. Je m’efforçai demaintenir une allure qui rendait tout« glissement » vampirique impossible, àmoins qu’Ivy puisse léviter.

Visiblement, elle ne le pouvait pas.Elle me saisit le bras droit et me força à

me tourner vers elle. Il m’était interdit de dé-gainer mon flingue, et puisque je portais desfourreaux de poignet, je ne pouvais pas nonplus sortir un de mes couteaux pour le mo-ment. J’étais face à face avec une vampirehostile. La seule chose qui pouvait mesauver ? Qu’elle n’ait pas l’intention de metuer. Savoir que ma survie dépendait de labienveillance d’Ivy me semblait unemauvaise idée.

613/1048

Sa colère se déversa sur moi en mêmetemps qu’une vague de chaleur. Je sentis samain, brûlante à travers le cuir de ma vesteet ne tentai pas de me dégager. Les créaturescapables de soulever des Toyota à bout debras lâchent rarement leur proie contre leurgré. Son contact ne me faisait pas mal, maisj’avais quelque difficulté à convaincre moncorps qu’il en serait toujours ainsi.

J’avais le sentiment de me tenir prèsd’un brasier. Si Ivy avait émis toute cettechaleur volontairement, j’aurais trouvé çaimpressionnant. Même comme ça, j’étais im-pressionnée. D’ici quelques siècles, elle seraitaussi effrayante que l’enfer. Si ce n’était pasdéjà le cas.

Je pouvais toujours soutenir son re-gard, profond à s’y noyer et brillant d’une lu-mière intérieure. Ça me serait d’un grandsecours si elle décidait de m’arracher lagorge.

614/1048

— Si tu lui fais du mal, Ivy, je con-sidérerai que notre trêve est rompue, ditJean-Claude en glissant jusqu’à nous et ens’immobilisant une marche au-dessus. Et tun’as pas envie que ça arrive.

Il laissa courir ses doigts le long de lamâchoire d’Ivy.

Je sentis un éclair de pouvoir voler delui jusqu’à elle, puis filer vers moi. Je ho-quetai, mais Ivy me lâcha.

Mon bras pendait mollement contremon flanc, engourdi comme si j’avais dormidessus. Je n’aurais même pas pu tenir unflingue. Je voulus demander à Jean-Claudece qu’il avait encore foutu, mais je m’abstins.Tant que je recouvrais l’usage de mon bras,nous pourrions en parler plus tard.

Bruce se faufila entre nous, se penchantvers Ivy tel un petit ami inquiet. Et en sond-ant son visage, je compris que c’était le cas.J’étais prête à parier que c’était elle quil’avait transformé.

615/1048

Ivy le poussa si fort qu’il perdit l’équi-libre et dégringola dans l’escalier. Lesténèbres l’engloutirent. Pourquoi la vampirebougeait-elle encore à la perfection, alorsque je n’arrivais plus à sentir le bout de mesdoigts ?

Une vague de chaleur s’engouffra dansla cage d’escalier. Sur son passage, des flam-beaux s’embrasèrent dans les torchèresfixées aux murs. Une grosse lampe àkérosène suspendue au plafond s’alluma. Sesparois vitrées explosèrent et sa flamme nuedansa au bout de sa mèche.

— Seraphina te forcera à nettoyer, lâchaJean-Claude, comme si Ivy était une gaminecapricieuse qui venait de renverser son verrede lait.

La vampire descendit les dernièresmarches en ondulant des hanches.

—Seraphina s’en moquera. Le verrebrisé et les flammes ont tant d’usagesintéressants...

616/1048

Je n’aimais pas la façon dont elle avaitdit ça...

La cave était noire. Murs noirs, planch-er noir, plafond noir.

J’avais l’impression d’être enferméedans une grande boîte sombre. Des chaînesétaient accrochées aux murs. Les menottesqui les prolongeaient paraissaient garnies defourrure. Des lanières de cuir pendaient duplafond telles d’obscènes décorations.

Dans toute la pièce, il y avait... des in-struments. J’en reconnus certains : un che-valet, une vierge de fer... Tout ça ressemblaità du matériel sadomasochiste. On devinait àquoi ça devait servir, mais pas comment çafonctionnait. Et il n’y avait jamais de moded’emploi.

Un filet d’eau coulait par une bondeouverte, au centre du plancher. Mais j’étaisprête à parier qu’elle laissait souvent passerautre chose que de la condensation.

617/1048

Larry descendit la dernière marche ets’immobilisa près de moi.

— C’est bien ce que je pense ?— Si tu crois que ce sont des instru-

ments de torture, oui...Je me forçai de serrer le poing une fois,

puis une autre. Les sensations revenaientdans mon bras engourdi.

— Je croyais qu’ils ne devaient pas nousfaire de mal.

— C’est surtout censé nous effrayer...— Et ça marche !Moi non plus, je n’aimais pas la déco,

mais je sentais de nouveau ma main. Autre-ment dit, je pouvais me servir d’un flingue encas de besoin.

Une porte que je n’avais pas vue s’ouv-rit sur notre gauche. Un panneau secret.

Un vampire entra, obligé de se plier endeux pour passer la porte. Puis il redressa sasilhouette impossiblement grande et mince,à la limite du cadavérique. Il ne s’était pas

618/1048

encore nourri ce soir et ne gaspillait pas unegoutte de son pouvoir pour se donner uneapparence présentable.

Sa peau couleur de vieux parcheminétait tendue sur ses os comme un filmplastique étiré à craquer. Ses yeux enfoncésdans leurs orbites étaient bleus et mortscomme ceux d’un poisson. Ses mainsdécharnées et osseuses aux doigts incroy-ablement longs, ressemblaient à desaraignées blanches jaillissant de sesmanches.

Il approcha de nous à grandes en-jambées, les pans de son manteau volantderrière lui comme une cape. Il était entière-ment vêtu de noir ; seule sa peau et sescheveux blancs coupés très court trahissaientsa présence. Tandis qu’il se déplaçait dans lapièce obscure, on eût dit que sa tête et sesmains flottaient dans les airs.

619/1048

Je secouai la tête pour chasser cette im-age. Quand je me retournai vers lui, ilsemblait un peu plus normal.

— Il utilise ses pouvoirs pour paraîtreplus effrayant, murmurai-je.

— En effet, ma petite.Quelque chose dans la voix de Jean-

Claude me força à me retourner. Un instant,je lus de la peur dans ses yeux.

— Que se passe-t-il, Jean-Claude ?— Les règles n’ont pas changé. Ne dé-

gaine pas d’arme. Ne porte pas le premiercoup. Ils ne peuvent pas nous faire de mal,sauf si nous les enfreignions.

— Pourquoi avez-vous si peur tout àcoup ?

— Ce n’est pas Seraphina...— Qu’est-ce que ça veut dire ?Il éclata de rire.Un écho joyeux se répercuta contre les

murs de la cave. Mais quand je sentis son

620/1048

arrière-goût dans le fond de ma gorge, il étaitamer.

— Ça signifie, ma petite, que je suis unimbécile.

621/1048

Chapitre 25

Le rire de Jean-Claude explosa,comme si le son s’accrochait aux murs et sefragmentait.

— Où est Seraphina ? demanda-t-il.Ivy et Bruce sortirent de la pièce. J’ig-

norais où ils allaient, mais ça devait forcé-ment être mieux qu’ici. Combien de salles detorture une maison de cette taille pouvait-elle abriter ?

La réponse ne m’intéressait pasvraiment...

Le grand vampire nous étudia de sesyeux aussi inexpressifs que ceux d’uncadavre.

Quand il prit la parole, je ne pus m’em-pêcher de sursauter. Il avait une voix basse etprofonde, comme celle d’un acteur ou d’unchanteur d’opéra. Pleine d’une résonance quin’était pas due à ses pouvoirs vampiriques.Comme dans un numéro de ventriloquie ouun mauvais doublage, je m’attendais à voirses lèvres fines remuer à contretemps, maisce ne fut pas le cas.

— Vous devez passer par moi avant queSeraphina vous reçoive.

— Tu me surprends, Janos, lança Jean-Claude en finissant de descendre lesmarches. Tu es plus puissant que Seraphina.Comment expliquer que tu la serves ?

— Quand tu la verras, tu comprendras.Maintenant, venez donc vous joindre à nous.La nuit commence à peine, et je veux tousvous voir nus et sanguinolents avant l’aube.

— Qui est ce type ? demandai-je.

623/1048

J’avais recouvré l’usage de ma main.Du coup, je pouvais me permettre de jouerles insolentes.

Jean-Claude s’immobilisa sur ladernière marche. Jason resta prudemmentderrière lui. Aucun de nous n’avait hâte devoir ce qui nous attendait dans ce sous-sol.

Le vampire tourna son regard mort versmoi.

— Je suis Janos.— Et je vous en félicite. Mais selon les

règles, vous ne pouvez pas nous toucher. Àmoins que quelque chose m’ait échappé...

— Il est très rare que quelque choset’échappe, ma petite, fit Jean-Claude.

— Personne ne vous fera de mal sansvotre consentement, dit Janos.

— Dans ce cas, nous n’avons rien àcraindre, répliquai-je.

Janos sourit, et la peau de son visage setendit comme du papier. Un instant, je crus

624/1048

que ses os allaient la déchirer. Son sourireétait joliment hideux.

— Nous verrons.Jean-Claude descendit la dernière

marche et avança dans la pièce. Jason lesuivit. Après quelques secondes d’hésitation,je fis de même. Larry m’emboîta le pascomme un brave petit soldat.

— Cette salle... C’était ton idée, n’est-cepas, Janos ? demanda Jean-Claude.

— Je ne fais rien sans l’accord de mamaîtresse.

— Seraphina ne peut pas être tamaîtresse. Elle n’est pas assez puissante.

— Et pourtant, je suis ici.Jean-Claude contourna le chevalet en

laissant courir une main blanche sur son boissombre.

— Seraphina n’a jamais été portée surla torture. Elle a beaucoup de défauts, maisle sadisme n’en fait pas partie. (Il s’immobil-isa devant Janos.) Je pense que tu es le

625/1048

maître, et quelle te sert de couverture.Comme c’est elle qui règne officiellement surla ville, on vient la défier. Quand elle mourra,tu te trouveras une autre marionnette.

— Je te jure que Seraphina est mamaîtresse. Considère cette salle comme la ré-compense accordée à un fidèle serviteur.

Janos promena autour de lui un regardde propriétaire, ici un marchand admirantses étagères bien garnies.

— Et quel sort nous réserve le « fidèleserviteur » ?

— Encore un peu de patience, mongarçon. Tu ne tarderas pas à le découvrir.

Je trouvais bizarre d’entendrequelqu’un appeler Jean-Claude « mongarçon », comme s’il était un jeune cousinque Janos avait vu grandir. S’étaient-ils ren-contrés quand Jean-Claude était un bébévampire ? Un mort-vivant récemmenttransformé ?

626/1048

— Où m’emmenez-vous ? Vous mefaites mal ! cria une voix féminine.

Ivy et Bruce revinrent par la portedérobée, traînant une jeune fille entre eux.Au sens littéral du terme. La malheureuselaissait pendre ses jambes comme un chien,quand on essaie de l’emmener chez levétérinaire. Mais elle devait peser cinquante-cinq kilos toute mouillée, et elle n’était pasde taille à ralentir deux vampires.

Ses cheveux blonds coupés au carréeffleuraient ses épaules. Elle avait de grandsyeux bleus rougis d’avoir trop pleuré, et lafigure striée de coulées de mascara.

Ivy semblait beaucoup s’amuser. Bruce,pas tant que ça. À mon avis, il avait peur deJanos. Et je pouvais difficilement lui envouloir.

La fille regarda Janos en silencependant une seconde, puis elle hurla. Ivy lagifla d’un air absent, comme elle aurait flan-qué une tape à un chien trop bruyant. La fille

627/1048

gémit et se tut, le regard rivé sur le sol, deslarmes dégoulinant le long de ses joues.

Nous étions seuls dans la cave avecJanos et deux jeunes vampires. J’étais prêteà parier que nous pouvions nous les faire.

Deux autres vampires entrèrent, en-cadrant une seconde fille, qui ne se faisaitpas traîner. Celle-là avait les yeux brillantsde colère derrière ses lunettes, le dos trèsdroit et les poings serrés. Elle était petite etun peu potelée, mais pas vraiment grosse,comme s’il avait suffi d’une poussée de crois-sance pour tout arranger. Ses cheveuxétaient d’un brun terne, comme ses petitsyeux et les taches de son qui constellaientson visage. En revanche, sa personnalitén’avait rien de terne. Elle me plutinstantanément.

— Pitié, Lisa, relève-toi !Elle paraissait presque aussi gênée que

furieuse.

628/1048

Mais la fille blonde se contenta de san-gloter de plus belle.

Les deux vampires de sexe féminin quivenaient de nous rejoindre n’étaient pasjeunes. Vêtues de cuir noir, toutes les deuxfrôlaient le mètre quatre-vingts. La premièreavait de longs cheveux blonds tressés dans ledos, la seconde des mèches brunes quitombaient autour de son visage. Leurs brasnus étaient fins mais musclés. Ellesressemblaient à des « gardettes du corps »sorties d’un film d’espionnage.

Mais le pouvoir qu’elles irradiaientn’avait rien d’un effet spécial à deux ronds. Ilse déversa dans la pièce comme un torrentd’eau glacée. Quand il me frappa de pleinfouet, j’en eus le souffle coupé et le sentiss’infiltrer douloureusement dans mes os.

Derrière moi, Larry lâcha un petit cri.Je le regardai pour m’assurer que c’étaitjuste à cause des deux vampires, et qu’un

629/1048

autre monstre ne venait pas de surgir dansmon dos.

— Vous faites quoi ici : tenir une hô-tellerie pour vampires de plus de cinqsiècles ? lançai-je.

Tout le monde se tourna vers moi. Lesdeux buveuses de sang me firent un sourirefort déplaisant, me fixant comme si j’étais unchocolat de Noël et se demandant à quoij’étais fourrée. Caramel mou ou noisettedure ? Il m’est déjà arrivé que des hommesme déshabillent du regard. Mais jamaisqu’on essaie de s’imaginer à quoi je ressem-blerais sans ma peau. Beuuurk !

— Vous avez quelque chose à ajouter ?demanda Janos.

— Vous ne pouvez pas amener deuxmineures ici et vous attendre à ce que nousne fassions rien.

— Anita, nous nous attendons à ce quevous fassiez des tas de choses...

Cette phrase ne me plut pas du tout.

630/1048

— Qu’est-ce que c’est censé signifier ?— Premièrement, ces jeunes femmes ne

sont pas mineures, n’est-ce pas,mesdemoiselles ?

La brune le regarda en silence. Lisa sec-oua la tête sans détacher le regard duplancher.

— Dites-lui votre âge, ordonna Janos.Aucune d’elles ne répondit. Ivy tira sur

les cheveux de Lisa, assez fort pour qu’ellecrie.

— Dix-huit ans ! J’ai dix-huit ans !Ivy et Bruce la lâchèrent, et elle

s’écroula sur le sol.— Ton âge, grogna une des vampires.Les yeux de la brune s’écarquillèrent

derrière ses lunettes.— J’ai dix-neuf ans.Je reconnus de la peur derrière sa

colère.

631/1048

— D’accord, elles sont majeures. Maisun humain non consentant reste un humainnon consentant, quel que soit son âge.

— Auriez-vous l’intention de faire la po-lice ici ? demanda Janos, amusé.

— Non, mais je ne resterai pas les brascroisés à vous regarder les malmener.

— Vous avez une très haute opinion devous-même, Anita. Beaucoup d’assurance.Ça me plaît. Il est toujours plus divertissantde briser quelqu’un qui a de la volonté. Lesfaibles plient, pleurent et rampent, mais lesbraves demandent presque toujours qu’onleur fasse mal. (Il tendit sa main décharnée.)Voulez-vous que je vous fasse mal ?

Je n’avais pas oublié la mise en gardede Jean-Claude, mais tant pis ! J’allais dé-gainer mon Browning.

Soudain, Jean-Claude se dressa à côtéde moi, une main autour du poignet deJanos, qui eut l’air impressionné – pasautant que moi, mais quand même... Je

632/1048

n’avais pas vu Jean-Claude bouger. Appar-emment, Janos non plus. Ça, c’était balèze !

Je laissai retomber ma main. J’étaispourtant sûre de me sentir mieux un flingueà la main. Cela dit, le but de l’exercice de cesoir n’était pas de se sentir mieux, mais derester en vie.

— Vous ne devez pas nous toucher.Vous avez promis.

Janos se dégagea lentement de l’étre-inte de Jean-Claude.

— Seraphina tient toujours sespromesses.

— Dans ce cas, que font ces deux jeunesfilles ici ?

— Veux-tu dire que ces humains...(Janos nous désigna, Larry et moi)... ne rest-eraient pas les bras croisés à nous regardertorturer des inconnues ?

Il semblait surpris, mais pas franche-ment mécontent.

633/1048

— Malheureusement, oui, réponditJean-Claude. Comme Anita vient de lementionner.

— Et s’ils s’opposent à nous, tu inter-viendras pour les protéger ?

— En cas de besoin.Janos sourit, et j’entendis sa peau

craquer sous la pression de ses os.— Magnifique.Je vis un frisson courir le long du dos

de Jean-Claude. Bon sang, je ne comprenaisvraiment rien à ce qui se passait !

— Ces deux jeunes filles sont venues icide leur plein gré. Elles savaient ce que nousétions, et elles ont accepté de nous aider à di-vertir nos invités.

Je regardai la brune.— C’est vrai ?Une vampire lui posa une main sur

l’épaule. Doucement, mais cela suffit à lafaire répondre :

634/1048

— Nous sommes venues de notre pleingré, mais nous ne pensions pas...

La main de la vampire serra plus fort.La brune se tordit de douleur, mais ellen’émit pas un son.

— Elles sont venues de leur plein gré, etelles sont majeures, résuma Janos.

— Alors, que va-t-il se passermaintenant ? demandai-je.

— Ivy, enchaîne celle-là par là, ordonnaJanos en désignant une paire de menottesdoublées de fourrure, à gauche de la porte.

Ivy et Bruce forcèrent Lisa à se lever etla poussèrent vers le mur.

— Dos face au centre de la pièce, je vousprie...

Je me rapprochai de Jean-Claude.— Je n’aime pas ça du tout, murmurai-

je tout en sachant que les autres m’en-tendraient quand même.

— Moi non plus, ma petite.

635/1048

— Ne pouvons-nous pas les arrêter sansrompre la trêve ?

— Non. Sauf s’ils menacent de s’enprendre directement à nous.

— Que se passera-t-il si je romps latrêve ?

— Ils tenteront de nous tuer.Il y avait cinq vampires dans la pièce,

dont trois plus vieux que Jean-Claude. Si jelevais le petit doigt, nous mourrions tous. Etmerde !

La blonde sanglota et se débattit quandIvy et Bruce l’attachèrent au mur. Elle tiraittrès fort sur ses bras. Sans la fourrure desmenottes, elle se serait fait saigner lespoignets.

Une femme entra dans la cave par laporte latérale. Elle était grande – plus encoreque Jean-Claude. Sa peau avait la couleurd’un café où on a versé une double dose decrème. Ses longs cheveux noirs tressés luitombaient jusqu’à la taille. Elle portait une

636/1048

combinaison de cuir noir moulante qui nelaissait pas grand-chose à l’imagination. Sestalons martelaient le sol d’une manière trèshumaine. Mais elle n’était pas humaine.

— Kissa, la salua Jean-Claude. Tu estoujours avec Seraphina.

Il semblait surpris.— Nous n’avons pas tous autant de

chance que toi.La voix de Kissa était épaisse comme

du miel. Une odeur épicée planait dans l’air.Je n’aurais su dire si c’était son parfum ouune illusion.

Son visage aux pommettes hautes neportait pas trace de maquillage. Pourtant,elle était très belle. Mais je me demandais dequoi elle aurait eu l’air si elle n’avait pas em-brumé mon esprit. Parce qu’aucun être hu-main n’aurait pu irradier la sexualité à l’étatpur qui l’enveloppait.

— Je suis désolé que tu sois encore là,Kissa.

637/1048

— Économise ta pitié, Jean-Claude.Seraphina a promis que je pourraism’amuser avec toi avant que Janos brise toncorps si délicieux.

Six vampires, dont quatre plus vieuxque Jean-Claude. La situation ne s’amélioraitpas, loin de là.

— Enchaînez l’autre fille ici.Janos désigna une deuxième paire de

menottes à droite de la porte.La brune secoua la tête.— Pas question !Elle se jeta à terre et utilisa tous ses

muscles. Pas pour se débattre, mais pourrester là où elle était. Elle se débrouillaitbeaucoup mieux que sa copine. Deux vam-pires âgées de plusieurs siècles, et assez puis-santes pour que leur proximité me fassegrincer des dents, durent l’empoigner et laporter jusqu’au mur.

Alors, elle hurla, ses cris rauques etrageurs se succédant comme si elle ne devait

638/1048

jamais s’arrêter. La vampire brune la clouacontre le mur, l’autre lui attachant lespoignets.

— Je ne peux pas regarder ça, soufflaLarry.

Tout près de moi, il ignorait peut-êtreque les vampires étaient capables d’entendreses chuchotements. Non que ça ait eu lamoindre importance.

— Moi non plus.Puisque nous allions nous faire tuer,

autant en emmener le maximum possibleavec nous, résolus-je.

Jean-Claude se tourna, comme s’il nousavait sentis porter la main à nos flingues.

— Ma petite, monsieur Kirkland, ne dé-gainez pas vos armes. Ils n’ont pas l’inten-tion de commettre un acte illégal. Ces jeunesfilles sont venues pour les divertir. Ils ne lestueront pas.

— Vous en êtes sûr ? demandai-je.

639/1048

— Je ne suis plus sûr de rien, mais jecrois qu’ils tiendront parole. Ces jeunes fillessont effrayées et un peu contusionnées, maisjusqu’ici, ils ne leur ont pas fait de mal.

— Pas fait de mal ? lança Larry.Il était outré, et je ne pouvais pas le lui

reprocher.— Les vampires ont une conception très

particulière du mal, n’est-ce pas, Jean-Claude ? lâchai-je amèrement.

Il soutint mon regard.— Ne me fixe pas de cet air accusateur,

ma petite. Souviens-toi que c’est toi qui m’asdemandé de te conduire ici. Ne rejette pas lafaute sur moi.

— Trouvez-vous nos divertissements siennuyeux ? demanda Janos.

— Nous nous demandions surtout sinous allions vous tuer maintenant, ou at-tendre encore un peu, répliquai-jecalmement.

Il gloussa.

640/1048

— Allez-y, Anita, rompez la trêve ! Jevous en prie. J’adorerais avoir un prétextepour tester un de mes nouveaux gadgets survous. À mon avis, vous résisteriez longtemps.Cela dit, ce sont parfois les fanfarons quicèdent les premiers.

— Je ne fanfaronne pas, Janos. Je dis lapure vérité.

— Elle est persuadée de ce quelleavance, déclara Kissa.

— En effet, fit Janos. Il émane d’elle unparfum de sincérité aussi incongru quesavoureux.

Lisa avait cessé de se débattre. Affais-sée dans ses chaînes, elle balbutiait des pa-roles incohérentes. La brune était immobile,les poings serrés pour tenter de contrôler sestremblements.

— Ces jeunes filles sont venues ici enquête de sensations fortes. Et nous allonsleur en donner pour leur argent, promitJanos.

641/1048

Les deux vampires ouvrirent des pan-neaux dans les murs noirs. Chacune en sortitun fouet. Les filles ne pouvaient pas les voir,heureusement...

Rester inactive devenait insupportable.Ça aurait anéanti quelque chose en moi. Jepréférais mourir en me battant et en emmen-ant quelques monstres avec moi. Ce seraittoujours mieux que rien. Mais avant de mesuicider, je tentai de parlementer.

— Si vous n’essayez pas de nouspousser à rompre la trêve, qu’espérez-vousdonc ?

— Oh, des tas de choses, Anita, ditJanos.

Je détestais la façon dont il prononçaitmon nom – cette inflexion intime et vague-ment amusée, comme si nous étions desamis ou des ennemis de toujours.

— Que voulez-vous, Janos ?

642/1048

— N’est-ce pas à toi de négocier au nomde tes serviteurs ? demanda-t-il à Jean-Claude.

— Anita se débrouille très bien touteseule.

Nouveau rictus de Janos.— Si tu le dis...Les deux vampires approchèrent des

filles en brandissant leurs fouets pour quellespuissent les voir.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Lisa,affolée.

— Des fouets, répondit son amie bruned’une voix qui, contrairement à son corps, netremblait pas.

Les deux vampires reculèrent d’un pas,sans doute pour bénéficier de l’allonge né-cessaire au maniement de leurs instrumentsde torture.

— Allez-vous enfin me dire ce que vousvoulez ? lançai-je.

643/1048

— Êtes-vous familière avec le conceptde « correction par procuration » ?

— Je sais qu’autrefois, les héritiersd’une famille royale avaient des serviteursqui recevaient le fouet à leur place quand onles avait punis.

— Excellent ! me félicita Janos. De nosjours, peu de gens ont des notions d’histoire.

— Mais quel rapport avec ces filles ?— Elles vont recevoir le fouet à la place

des deux jeunes hommes qui vousaccompagnent.

Les deux vampires déroulèrent leursfouets et les firent claquer. Elles netouchèrent pas les filles, mais la brunepoussa un cri étranglé quand une lanière sif-fla près de son oreille. La blonde se plaquacontre le mur en sanglotant :

— Pitié, pitié, pitié.— Ne leur faites pas de mal, implora

Larry.

644/1048

— Seriez-vous prêt à prendre leurplace ? demanda Janos.

Enfin, je compris où il voulait en venir.— Vous ne pouvez pas nous toucher

sans notre accord. Espèce de fils de putepervers !

— Répondez-moi, mon garçon. Seriez-vous prêt à prendre leur place ?

Larry hocha la tête. Je lui saisis le bras.— Non.— Le choix lui appartient ! lança Janos.— Lâche-moi, Anita.Je le regardai dans les yeux, cherchant

à voir s’il comprenait à quoi il s’engageait.— Tu n’as pas idée de ce qu’un fouet

peut faire à de la chair humaine.— Oh, nous pouvons y remédier, m’as-

sura Janos.D’un geste vif, les vampires déchirèrent

le dos des chemisiers de leurs victimes. Lablonde hurla.

645/1048

— Nous ne pouvons pas les regarderfaire, insista Larry.

Il avait raison. Que ça me plaise ou non,il avait raison.

— Moi, j’ai vu ce que peut infliger unfouet, dit Jason. Ne leur faites pas de mal.

Je tournai la tête vers lui.— Tu n’as pas l’air du genre à te sacrifi-

er pour autrui.Il haussa les épaules.— Nous avons tous nos moments de

faiblesse.— Accepteriez-vous plus facilement si je

vous faisais une promesse ? demanda Janos.Dans le cas où vos compagnons prendraientla place de ces filles, nous ne leur infligeronspas de dommages permanents.

— Larry est un simple humain. Le chocpourrait le tuer. C’est déjà arrivé.

— Nous ferons attention. Nous voulonsseulement notre livre de chair et notre litrede sang. Au sens figuré, bien sûr, se hâta-t-il

646/1048

d’ajouter. Votre ami conservera des cica-trices jusqu’au jour de sa mort, mais rien deplus.

—C’est ridicule ! criai-je.— Si on sort nos flingues, on a une

chance de se les faire ? demanda Larry.Je détournai le regard. Il me toucha le

bras.— Anita ?— Nous pourrions en emmener avec

nous.— Mais pas tous. Et quand nous serons

morts, qui aidera ces filles ?Je secouai la tête.— Il doit y avoir un meilleur moyen.Larry se tourna vers Jean-Claude.— Il est sincère quand il dit qu’il ne me

tuera pas ?— La parole de Janos a toujours été

fiable. En tout cas, elle l’était il y a deuxsiècles.

647/1048

— Pouvons-nous leur faire confiance ?demanda Jason.

— Non, répondis-je.— Si ! lança Jean-Claude. Je le foudroy-

ai du regard.— Je sais que tu préférerais régler ça à

coups de pistolet, mais tu réussirais seule-ment à nous faire tuer. Ou transformer envampires...

Larry me posa les mains sur les épauleset me força à me tourner vers lui.

— Ça ira, promit-il.— Non, ça n’ira pas du tout.— C’est le mieux que nous puissions

faire pour le moment.— Ne te sacrifie pas.— Je n’ai pas le choix. Et je suis un

grand garçon, tu t’en souviens ? Je peuxprendre soin de moi.

Je le serrai dans mes bras. Je ne savaispas quoi faire d’autre.

648/1048

— Ça va bien se passer, me chuchota-t-il à l’oreille.

Je me contentai de hocher la tête. Mavoix risquait de me trahir et je m’efforce dene jamais mentir. Ça ne se passerait pas biendu tout. Je le savais. Larry le savait. Nous lesavions tous.

Jason avança vers les vampires.— Oh non, mon brave métamorphe,

nous ne voulons pas t’enchaîner au mur.— Mais vous avez dit...— J’ai dit que toi et ton compagnon

pouviez prendre la place de ces filles, maispas comme ça. Laisse l’humain recevoir descoups de fouet. Toi, je te destine à satisfaireles désirs de mes deux beautés, Bettina etPallas.

Jason étudia les deux vampires quis’étaient tournées vers nous. J’essayai deporter sur elles le regard d’un homme devingt ans. Elles avaient la poitrine généreuseet la taille mince. L’une avait un visage de

649/1048

sorcière et l’autre les yeux un peu trop petits,mais c’étaient de simples détails. Ellesn’étaient pas franchement belles, simple-ment séduisantes comme peuvent l’être cer-taines femmes très grandes avec des jambesinterminables. Un détail qui aurait large-ment suffi, si elles avaient été humaines.

Perplexe, Jason fronça les sourcils.— On dirait que je m’en tire à meilleur

compte que Larry...— Changeras-tu d’avis si je précise que

tu devras le faire ici, par terre, devant noustous ? demanda Janos.

— Si je refuse, vous ferez fouetter lafille ?

Janos hocha la tête.— Dans ce cas, j’accepte, fit Jason,

hésitant.Être bestial en privé était une chose.

L’être en public en devenait une autre.— Alors, approche, et que le spectacle

commence ! cria Janos.

650/1048

Jason regarda Jean-Claude, comme unpetit garçon, le jour de la rentrée des classes,qui se demande si ses camarades ne vont pass’en prendre à lui pendant la récré.

Jean-Claude ne lui prodigua pas de pa-roles réconfortantes. Son expression tou-jours figée et indéchiffrable, il se contentad’un bref hochement de tête qui aurait puvouloir dire « Ça va aller » ou « Dépêchons-nous d’en finir ».

Je regardai les épaules de Jason se sou-lever alors qu’il prenait une profonde inspir-ation, et l’entendis expirer comme un athlèteavant le départ d’une course. Pourquoi leschoses qu’on ferait volontiers en d’autrescirconstances deviennent-elles si répug-nantes quand on ne nous laisse pas le choix ?

— Tu as déjà été avec l’un de nous ? de-manda Janos.

Jason secoua la tête. Janos lui posa unemain sur l’épaule. Il n’eut pas l’aird’apprécier.

651/1048

— Les plaisirs qui t’attendent sont in-finis, mon jeune métamorphe. Des plaisirsqu’aucun humain ni garou ne aurait te don-ner. Des sensations que seuls les mortspeuvent offrir.

Les deux vampires s’étaient placées aufond de la pièce, dans un espace dégagé entreles engins de torture. Elles avaient posé leursfouets aux pieds des filles, histoire de nousrappeler ce qui se passerait si quelqu’unprenait peur et décidait de faire marchearrière.

Si Jason voulait baiser des vampires, çane me dérangeait pas. De toute façon, il nem’appartenait pas de le protéger. Mais leursébats ne dureraient pas éternellement. Je nepouvais pas leur laisser Larry et rester làpendant qu’on le torturerait.

Cela dit, si je faisais des miennes, et àsupposer que nous réussissions à sortirvivants de la cave – ce qui semblait assez peuprobable –, tous les vampires de cette

652/1048

maison se lanceraient à nos trousses. Ildevait y en avoir d’autres, c’était sûr.

Puis une idée me traversa l’esprit.Qu’avait dit Jean-Claude ? S’ils rompaient latrêve les premiers, nous pourrions dégainernos armes. Voilà qui ouvrait un tas depossibilités.

La blonde défit sa tresse et secoua latête. Ses cheveux se déployèrent comme unrideau de soie jaune. Un instant, ils dissim-ulèrent son visage, lui donnant un air plusdoux, presque humain.

Ce n’était peut-être qu’une illusion...Jason passa les mains dans ses mèches

avant de l’enlacer. Puisqu’il était obligé d’ypasser, il semblait décidé à en profiter unmaximum. Il est toujours agréable de voirquelqu’un faire montre de conscienceprofessionnelle...

La vampire brune s’approcha et pressason corps vêtu de cuir contre le dos de Jason.Il était beaucoup plus petit qu’elles, sa tête

653/1048

leur arrivant au niveau des seins. Il enfouitson visage dans la poitrine de la blonde, quidélaça son gilet et en écarta les pans pourqu’il puisse lui sucer les mamelons.

Je détournai la tête. Pas très portée surle voyeurisme, j’ai une fâcheuse tendance àrougir.

Ivy et Bruce se déplacèrent le long dumur et s’immobilisèrent dans le coin le plusproche du trio. Bruce semblait embarrassé etfasciné. Il n’arrivait pas à détacher son re-gard de Jason et des deux vampires. Ivy neparaissait pas gênée. Les lèvres entrouvertes,elle se laissa glisser le long du mur, sa roberouge remontant sur ses cuisses tandisqu’elle se mettait à quatre pattes.

Avoir suivi des yeux le déplacementd’Ivy et de Bruce ramena mon regard vers lespectacle en cours. La chemise de Jasonavait disparu. Il portait seulement son pan-talon et ses bottes, tout comme ses deuxpartenaires. À genoux, le dos arqué, il

654/1048

s’appuyait contre la brune, qui laissa courirses mains le long de sa poitrine nue. Jasontourna la tête vers elle en lui offrant seslèvres. Leur baiser fut long, profond et plusexplorateur qu’un examen médical.

Face à eux, la blonde était assise jambesécartées. Elle avait déjà déboutonné labraguette de son pantalon de cuir et s’at-taquait maintenant à celui de Jason. Visible-ment, c’était une vraie blonde. Pourquoi celame surprenait-il ?

Ivy tendit une main pour lui tirer lescheveux.

— Ivy, tu n’as pas été invitée à tejoindre à eux ! cria Janos.

Elle retira sa main mais ne recula pas,aussi près de l’action qu’elle pouvait l’êtresans y prendre part. Bruce était toujoursplaqué contre le mur, bouche bée et un peuen sueur, mais il n’avait pas l’air de vouloirs’approcher davantage.

655/1048

Janos observait la scène avec un calmeolympien. Un rictus déformait ses lèvres et,pour la première fois, j’aperçus de la lumièredans ses yeux de poisson mort. Il prenait sonpied.

Jean-Claude était adossé à un cadremétallique qui imitait la forme d’un corpshumain. Lui aussi observait le spectacle,mais son visage était toujours impassible.Quand il s’aperçut que je le regardais, sonexpression ne se modifia pas d’un iota. Ilétait aussi replié sur lui-même et solitaireque s’il était dans une pièce vide. D’après ceque je voyais, il ne respirait pas. Son cœurbattait-il toujours quand il était ainsiimmobile ?

Kissa était campée près de la porte quenous n’avions pas franchie. Elle avait croiséles bras sur son ventre. Pour quelqu’un quiavait tellement envie de se taper Jean-Claude, elle ne semblait pas apprécier le

656/1048

spectacle. Ou elle montait peut-être la gardepour nous empêcher de fuir, Larry et moi.

Larry avait reculé pour s’éloignerautant que possible du trio qui se contor-sionnait sur le sol. Le dos plaqué au mur, ilcherchait désespérément un détail sur lequelfixer son attention, mais elle revenait sanscesse vers l’autre bout de la pièce.

C’était comme essayer de ne pas re-garder un accident ferroviaire. On n’a pasenvie de voir ça, mais si ça doit vraiment ar-river, on n’a pas non plus envie de détournerles yeux. Après tout, quand se présentera uneautre occasion d’assister à un carnagepareil ? Une partie fine entre deux vampireset un loup-garou ne devait pas être un spec-tacle banal pour Larry.

Ça ne l’était même pas pour moi...Les deux filles enchaînées au mur ne

pouvaient pas voir ce qui se passait. C’étaitsans doute aussi bien.

657/1048

Un gémissement sourd retentit à l’autrebout de la pièce. Je tournai la tête. Son pan-talon baissé révélant ses fesses fermes etlisses, Jason allait et venait rythmiquement,en appui sur les bras, seule la moitié in-férieure de son corps étant en contact avec lablonde, qui se tortillait sous lui. Quand ellese redressa pour chercher la bouche de Jasonavec la sienne, ses seins jaillirent de son giletde cuir telle une offrande.

La vampire brune darda une languerose et lécha lentement la colonne vertébralede Jason. Un frisson courut le long de sondos. Plaisir ou dégoût ? Impossible à dire. Vude l’extérieur, l’effet était le même.

Je me détournai, mais l’image étaitgravée comme au fer rouge dans mon esprit.Je sentis de la chaleur me monter aux joues.Et merde ! Larry écarquilla les yeux. Je vistoute couleur déserter son visage, jusqu’à ceque sa peau soit aussi blanche qu’une feuillede papier.

658/1048

Je luttai quelques instants avant de ca-pituler et de me concentrer sur le spectacle,telle la femme de Lot risquant tout pour undernier coup d’œil interdit. Jason s’étaitécroulé, le visage enfoui dans les cheveux dela blonde, qui avait la tête tournée vers nous.Sa chair avait fondu et on devinait le contourde ses os. Ses lèvres désormais inexistantesfaisaient paraître ses crocs encore plus longs,puisqu’elle n’avait plus de bouche pour lescacher.

La brune était toujours agenouillée der-rière Jason, entre les jambes de la blonde.Elle passa les mains sur son visage, dont unemoitié commençait à pourrir. Puis elle fitcourir ses doigts dans ses longs cheveuxnoirs, qui se détachèrent par poignées. Alorsqu’elle se tournait légèrement vers nous, lapeau du côté gauche de son visage tomba surle sol avec un bruit mouillé.

659/1048

Je déglutis avec difficulté et reculaipour rejoindre Larry. Il n’était plus blanc,mais vert...

— À mon tour, maintenant, lança unevoix féminine.

Contre ma volonté, je tournai de nou-veau la tête vers le trio. Je ne supportais pasde les regarder... et je ne supportais pas dene pas les regarder.

Jason se redressa sur ses bras, commes’il voulait faire des pompes. Quand il aper-çut le visage de la blonde, ses épaules se con-tractèrent, et sa colonne vertébrale se raidit.Il s’écarta d’elle très lentement et posa lesfesses sur ses talons.

La brune lui caressa le dos, laissant sursa chair une traînée de substance molle etverdâtre. Cette fois, je fus certaine que lefrisson qui parcourut Jason n’avait rien àvoir avec du plaisir.

De l’autre côté de la pièce, je vis sapoitrine se soulever et s’abaisser de plus en

660/1048

plus vite, comme s’il hyperventilait. Il con-tinua à regarder droit devant lui, sans fairemine de se tourner vers la brune. Comme sielle allait disparaître s’il ne lui prêtait aucuneattention.

Elle lui passa ses bras à demi décom-posés autour des épaules, appuya son visagepourrissant dans le creux de son cou et luichuchota quelque chose. Jason s’arracha àson étreinte et battit en retraite. Sa poitrinenue était couverte de lambeaux de chair. Sesyeux écarquillés contenaient beaucoup tropde blanc, et il semblait incapable de respirer.Un filament épais glissa le long de son cou. Ill’écarta d’un geste vif, comme il l’eût faitd’une araignée rampant sur sa peau.

Il était plaqué contre le mur noir, lepantalon baissé sur les cuisses. La blonde seredressa et rampa vers lui, tendant une mainqui n’était plus qu’ossements couverts delambeaux de chair desséchée. La brune, enrevanche, faisait dans l’humidité. Elle gisait

661/1048

sur le dos, un fluide sombre suintant de soncorps et formant une flaque sous elle. Entreles pans de son gilet de cuir défait, ses seinspendaient comme deux outres flasques.

— Je suis prête, déclara-t-elle d’unevoix toujours claire et distincte qui n’auraitpas dû pouvoir sortir de ses lèvres endécomposition.

La blonde saisit le bras de Jason. Ilhurla.

Jean-Claude continuait à les observersans bouger.

Malgré moi, je fis un pas vers eux. J’enfus la première surprise. D’un instant àl’autre, je m’attendais à sentir une odeur depourriture envahir mes narines, mais l’airétait toujours aussi frais.

Je m’immobilisai près de Jean-Claude.— C’est une illusion ?Il ne tourna pas la tête vers moi.— Non, ma petite.

662/1048

Je touchai son avant-bras du bout del’index. Il était aussi dur que du bois. Rien àvoir avec de la chair.

— Et ça, c’est une illusion ?— Non, ma petite.Enfin, il me regarda, ses yeux entière-

ment bleus.— Les deux formes sont réelles.Même à quelques centimètres de lui, je

ne le voyais toujours pas respirer.La brune s’était mise à quatre pattes et

tendait vers Jason une main qui tombait enmorceaux à chaque mouvement.

Le loup-garou hurla en se pressantcontre le mur comme s’il espérait le travers-er. Il se cacha le visage, me faisant penser àun enfant qui tente d’ignorer les monstrestapis sous son lit. Mais il n’était plus un en-fant, et il savait que les monstres étaientréels.

— Il faut l’aider, croassai-je sans savoirauquel de nous deux je m’adressais.

663/1048

— Je vais voir ce que je peux faire, ditJean-Claude.

Je me tournai vers lui quand j’entendisses paroles suivantes résonner dans ma tête.À aucun moment, ses lèvres ne remuèrent.

— S’ils rompent la trêve les premiers,ma petite, tu seras libre de massacrer les oc-cupants de cette pièce.

Je l’interrogeai du regard, mais son ex-pression était toujours aussi impassible. Seull’écho de sa voix, dans ma tête, me convain-quit que je n’avais pas rêvé.

Je n’avais pas le temps de protestercontre cette intrusion mentale. Plus tard.Nous en discuterions plus tard...

— Janos !Ce mot se répercuta contre les murs de

la pièce, faisant vibrer la plante de mes piedscomme le roulement d’un tambour.

Janos se retourna vers Jean-Claude,l’air ravi.

— Tu m’as appelé ?

664/1048

— Je te défie !Trois mots très ordinaires, mais qui me

mirent les nerfs à vif.Si le ton de Jean-Claude perturba

Janos, il n’en laissa rien paraître.— Tu n’as aucune chance de me

vaincre, dit-il calmement.— Ça reste à déterminer, tu ne crois

pas ?Janos sourit à s’en faire craquer la

peau.— Si, par miracle, tu triomphais,

qu’exigerais-tu de moi ?— Que tu laisses passer mon escorte

sans lui faire de mal.Je me raclai la gorge.— Mon escorte, et les deux filles,

corrigea Jean-Claude.— Et si je gagne, à quoi aurais-je droit ?— Que veux-tu ?— Tu sais très bien ce que nous

voulons.

665/1048

— Dis-le.— Vous renoncerez à votre droit de pas-

sage. Nous pourrons faire de vous ce quenous désirerons.

— Qu’il en soit ainsi, lâcha Jean-Claude. (Il désigna les deux vampirespourrissantes.) Dis-leur de laisser mon louptranquille.

— Elles ne lui feront pas de mal, promitJanos. En revanche, si tu échoues... J’en feraicadeau à mes deux beautés.

Un bruit étranglé, comme un cri qu’onravale, monta de la gorge de Jason. Lesmains de la brune se posèrent sur son ventreet descendirent lentement vers son intimité.Il hurla et la repoussa, mais à moins de re-courir à la violence, il était coincé. Et si nousrompions la trêve les premiers, nous étionsmorts. En revanche, s’ils la brisaientd’abord...

Jean-Claude et Janos s’étaient placésface à face au centre de la pièce. Jean-Claude

666/1048

avait les pieds écartés et plantés dans le solcomme s’il s’apprêtait à se battre physique-ment. Son adversaire avait adopté une pos-ture nonchalante.

— Tu vas tout perdre, Jean-Claude. Quemijotes-tu donc ?

Il secoua la tête.— Le défi a été lancé et accepté.

Qu’attends-tu, Janos ? Aurais-tu enfin peurde moi ?

— Peur de toi ? Jamais ! Tu ne m’ef-frayais pas il y a deux siècles, et tu ne m’ef-fraies toujours pas aujourd’hui.

— Assez parlé...Bien que basse et douce, la voix de

Jean-Claude porta clans toute la pièce. Ellemonta à l’assaut des murs pour retombercomme une pluie noire chargée de colère.

Janos éclata d’un rire qui n’avaitaucune des qualités de celui de Jean-Claude.

— Dansons donc !

667/1048

Le silence s’abattit si brusquement surla cave que je crus être devenue sourde. Puisje m’avisai que j’entendais toujours mesbattements de cœur et le sang qui me mar-telait les tympans.

Des volutes d’air chaud montèrententre les deux vampires, comme sur uneroute goudronnée en pleine canicule. Mais cequi se déversa sur ma peau n’était pas de lachaleur. C’était du pouvoir.

Un maelström de pouvoir. J’avais déjàsenti Jean-Claude affronter des vampires, etje n’avais jamais rien éprouvé de tel. Le ventqui émanait des deux adversaires faisait vol-er mes cheveux en arrière.

La chair du visage de Jean-Claudefondait à vue d’œil, sa peau blanche luisantcomme de l’albâtre poli, ses yeux semblablesà deux flammes bleues qui faisaient coulerun feu couleur de saphir dans ses veines. Sonhumanité se consumait, et ça n’allait pas suf-fire. Il allait perdre.

668/1048

À moins que les autres rompent la trêveles premiers.

Kissa montait toujours la garde près dela porte, l’air impassible. Elle ne pouvaitdonc m’être d’aucun « secours ». Les deuxcréatures à moitié décomposées rampaienttoujours sur Jason. Seuls Bruce et Ivy étaientencore debout : le premier terrifié, laseconde très excitée. La bouche entrouverte,elle observait les deux maîtresses vampiresen se léchant la lèvre inférieure.

J’avais été capable de soutenir son re-gard et ça l’avait agacée.

Ma décision fut prise en un clin d’œil.Je traversai la pièce. Quand je passais

derrière Jean-Claude, le flux de pouvoir setendit vers moi et m’enveloppa. Je continuaià marcher et il retomba, mais ma peau fris-sonnait à l’endroit où il m’avait touchée. Si jene faisais rien, la situation n’allait pas tarderà dégénérer.

669/1048

Kissa me suivit du regard, les yeux plis-sés. Je l’ignorai.

Un seul maître vampire à la fois...Je m’immobilisai devant Ivy, qui con-

tinua à regarder Jean-Claude et Janos sansme prêter attention.

J’ouvris la bouche. Quand je parlais, leson de ma propre voix me perça les tympans.

— Je vous défie !Ivy cligna des yeux comme si je venais

d’apparaître devant elle.— Qu’est-ce que tu as dit ?— Je vous défie, répétai-je.Je restai impassible et m’efforçai à ne

pas penser à ce que j’étais en train de faire.Ivy éclata de rire.— Tu es folle. Je suis une maîtresse

vampire. Tu ne peux pas me défier.— Mais je peux soutenir votre regard,

répliquai-je.Je m’autorisai un sourire. Surtout ne

pas réfléchir et ne pas laisser ma peur se

670/1048

manifester. Évidemment, il me suffit d’ypenser pour la sentir me nouer l’estomac.

Ivy éclata d’un rire aigu cristallincomme du verre brisé. À l’entendre, je sen-tais pratiquement ma peau se fendiller. Quediable étais-je en train de faire ?

Une bourrasque me frappa par-der-rière, manquant me projeter contre elle. Jeregardai par-dessus mon épaule, juste àtemps pour voir Jean-Claude tituber, un peude sang coulant de sa main. Janos ne tran-spirait même pas.

Quoi que je sois en train de faire, j’avaisintérêt à agir vite.

— Quand Jean-Claude aura perdu, jedemanderai à Janos de l’obliger à me baiser.Ton maître sera le jouet de tout le monde, ettoi aussi.

Mon regard se riva sur les créaturespourrissantes qui torturaient Jason. Ce futune motivation suffisante. Je me tournai versIvy.

671/1048

— Vous ne ferez rien du tout ! Vousn’arrivez même pas à forcer une pauvre hu-maine à détourner les yeux !

Elle me foudroya du regard, sa colèrejaillissant comme la flamme d’une allumette.Je vis le brun de ses iris envahir le blanc quiles entourait.

À présent, ses yeux évoquaient deuxflaques de lumière sombre. Mon pouls étaitsi précipité qu’il menaçait de m’étouffer, etune petite voix dans ma tête me hurlait :« Cours ! Cours ! » Mais je restai là et soutinsson regard sans ciller.

Ivy était une maîtresse vampire, maisune jeune maîtresse. Dans un siècle, ellepourrait croquer dix cinglées comme moi aupetit déjeuner. Pour l’instant, j’espéraisqu’une seule serait encore trop.

Elle siffla en découvrant ses canines.— Très impressionnant, fis-je. On dirait

une chienne qui montre les crocs.

672/1048

— Cette chienne-là pourrait t’arracherla gorge.

Sa voix devenue basse et maléfiquerampa le long de ma colonne vertébralejusqu’à ce que j’aie utilisé le plus gros de mavolonté pour m’empêcher de frissonner.

Comme je n’avais pas confiance en mespropres cordes vocales, je répliquai trèslentement :

— Essayez donc.Elle se rua en avant. Mais je l’avais vue

bouger et sentie avant même quellebondisse.

Je me jetai en arrière. Elle me saisit parle bras et me souleva de terre, le coudeplaqué contre le corps pour un meilleur ap-pui. Sa force était incroyable. Elle aurait pume broyer le bras sans même y penser...

Mais Kissa se matérialisa à nos côtés.— Repose-la immédiatement !Ivy me jeta à travers la pièce. De l’air

siffla à mes oreilles, le monde se brouillant

673/1048

devant mes yeux comme si je devenaisaveugle.

Puis il y eut un bruit sourd.

674/1048

Chapitre 26

Je heurtai violemment le mur d’en faceet le frappai des deux bras pour absorber unepartie de l’impact avant que ma tête letouche.

Alors, je me sentis glisser vers lesol – encore que « glisser » ne soit pas forcé-ment le mot juste : il implique une certainelenteur, et ma chute n’eut rien de lent. Jem’écroulai, le souffle coupé, clignant desyeux pour réassocier les fragments colorésqui refusaient de former des imagesdistinctes.

La première qui s’imposa à moi fut unvisage décomposé, encadré par quelques

mèches de cheveux noirs. La langue de lavampire remua derrière ses dents brisées ;un fluide noir plus épais que du sang jaillitde sa bouche.

Je me redressai sur les genoux. Desbras squelettiques me saisirent par les épaul-es tandis que les lèvres desséchées de lablonde me chuchotaient :

— Viens jouer.Quelque chose de dur et de raide s’en-

fonça dans mon oreille. C’était sa langue. Jeme dégageai et m’éloignai précipitamment,mais ses griffes restèrent accrochées au cuirde ma veste. Ses mains, qui auraient dû êtreaussi friables que des brindilles mortes,avaient la résistance de l’acier.

— Ils ont rompu la trêve, ma petite. Jene pourrai pas retenir Janos longtemps.

Je levai les yeux et aperçus Jean-Claudeà genoux, les mains tendues vers son adver-saire. Toujours debout, il ne faisait rien departiculier.

676/1048

Je n’avais que quelques secondes.Je renonçai à échapper aux deux vam-

pires. Elles se jetèrent sur moi. Dans le fouil-lis de leurs membres décharnés, je dégainaimon Browning et tirai à bout portant sur lapoitrine de la brune. Elle vacilla, mais nes’effondra pas. Des crocs s’enfoncèrent dansmon cou. Je hurlai.

Une détonation retentit de l’autre côtéde la pièce, mais je n’eus pas le temps de re-garder. Soudain, Jason se dressa à mes côtéset écarta la blonde. Ma deuxième balle fitéclater le crâne pourrissant de la brune, quis’écroula dans une mare de liquide visqueux.

Je me tournai vers Jean-Claude. Il étaitprostré sur le sol. Une flaque rouge foncés’était formée devant lui, et son bras restaittendu vers Janos.

Son adversaire fit un petit geste sec. Dusang jaillit du corps de Jean-Claude. Ils’écroula, une rafale de pouvoir faisant volermes cheveux en arrière.

677/1048

Soudain, une odeur de décompositionenvahit la pièce. Prise de nausée, je tirai surla grande silhouette noire de Janos.

Le maître vampire se tourna vers moiau ralenti, comme si j’avais tout le temps deviser et de tirer une deuxième fois. Pourtant,il était face à moi quand j’appuyai sur ladétente.

La balle l’atteignit à la poitrine. Il titubamais ne tomba pas.

Je braquai mon flingue sur son crânerond et squelettique. Quand sa main blanchese leva et s’abaissa, j’eus l’impression que desgriffes invisibles venaient de me lacérer lebras. Je tirai, mais son attaque dévia mamain et la balle lui effleura seulement lajoue.

Janos fit un nouveau geste. Je vis dusang dégouliner le long de mon avant-bras. Ilcherchait à m’effrayer. Je n’avais pasvraiment mal. Enfin, pas autant que s’ilm’avait griffée pour de bon.

678/1048

Un second flingue cracha. Janos vacillaalors qu’une balle s’enfonçait dans sonépaule. Larry se tenait derrière lui, l’arme àla main.

Ma vision se brouilla, comme si unenappe de brume se formait derrière mesyeux. Je baissai le bras pour viser une cibleplus large – le torse de Janos – et appuyai denouveau sur la détente.

J’entendis la balle de Larry passer au-dessus de ma tête et s’écraser contre le murderrière moi. Une exclamation angoisséem’apprit que Jason était toujours dans lesparages.

Je vis Janos foncer vers la porte, avec lesentiment de regarder un film au ralenti àtravers un brouillard si épais que je par-venais à peine à distinguer les contours desprotagonistes.

Je tirai encore deux balles et sus que jel’avais touché au moins une fois. Quand il fut

679/1048

sorti de la pièce, je tombai à quatre pattes etattendis que ma vision s’éclaircisse.

Au milieu de la cave, Jean-Claude gisaittoujours dans une mare de sang. Est-ilmort ? me demandai-je. Je sais, c’est unequestion stupide à propos d’un vampire.Mais dans l’état où j’étais, j’avais desexcuses.

Je regardai derrière moi. Jason éparpil-lait les morceaux des deux vampires. Ildéchiquetait leurs corps à mains nues, fais-ant craquer leurs os et les jetant le plus loinpossible les uns des autres, comme si cettedestruction méthodique pouvait effacer cequ’elles lui avaient fait.

Bruce était allongé sur le dos au pied dumur. Sa veste de smoking était imbibée desang, et il ne bougeait pas. Je n’en aurais pasmis ma tête à couper, mais il semblait mort.Ivy et Kissa n’étaient plus en vue.

Larry était toujours campé de l’autrecôté de la pièce, son flingue braqué comme

680/1048

s’il n’avait pas compris que Janos avait dis-paru. Autrement dit, l’escorte du maître deSaint Louis avait survécu. Restait à savoir sion pouvait en dire autant de Jean-Claude.

N’osant pas me relever, de peur que latête me tourne, je rampai vers lui. J’eus l’im-pression qu’il me fallut une éternité pourl’atteindre, comme si ma vision n’était pasma seule fonction affectée par le pouvoir deJanos.

Le temps que je m’agenouille près delui, j’avais en partie recouvré l’usage de mesyeux. Je le regardai, paniquée. Commentdéterminer si un vampire est mort ? Parfois,Jean-Claude n’avait pas de pouls. Son cœurne battait pas, et il pouvait se passer derespirer. Merde, merde, merde !

Je rengainai mon Browning. Il ne res-tait plus rien à flinguer, et j’avais besoin demes mains. Mes doigts laissèrent des tracessanglantes sur mon chemisier, et pour lapremière fois, je regardai mes bras.

681/1048

On eût dit que des ongles crochusm’avaient griffé les avant-bras à travers lesmanches, écorchant le dessus de mes mainsen fin de course. Les égratignures étaient as-sez profondes, mais elles guériraient. Avecun peu de chance, elles ne laisseraient pas decicatrices.

Je touchai l’épaule de Jean-Claude. Sachair était parfaitement normale. Je le fisrouler sur le dos. Sa main tomba sur le solavec la mollesse typique des cadavres encoretièdes. Par quelque étrange tour de magie,son visage était redevenu plus humain que jene l’avais jamais vu. Sinon qu’aucun être hu-main ne pouvait être aussi beau.

Je posai deux doigts dans son cou, àl’endroit où j’aurais dû pouvoir lui prendre lepouls. Mais je ne sentis rien. Quelque choseme brûla les yeux, et ma gorge se serra. Jen’allais pas pleurer. Pas encore. Je n’étaismême pas certaine de le vouloir.

682/1048

Quand un vampire est-il mort pour debon ? Peut-on le ressusciter en lui faisant dubouche-à-bouche ou un massage cardiaque ?

Après tout, il respirait, la plupart dutemps, et son cœur battait – en général. Qu’ilne batte pas en ce moment n’était sans doutepas très bon signe.

Je positionnai sa tête, lui pinçai le nezet soufflai dans sa bouche. Sa poitrine sesouleva. Je lui soufflai encore deux fois dansla bouche, sans réussir à activer ses fonctionsrespiratoires. Alors, je déboutonnai sachemise, localisai l’emplacement au-dessusde son sternum et pressai avec les deuxmains. Une fois, deux fois, trois fois... Quinzefois.

Jason s’approcha de moi en titubant etse laissa tomber à genoux.

— Il est parti ?— Je ne sais pas.

683/1048

J’appuyais assez fort pour briser lescôtes d’un être humain, mais Jean-Clauden’en était pas un.

Il gisait, réagissant comme un pantindésarticulé quand je le faisais bouger. Seslèvres entrouvertes, ses yeux clos ourlés parla dentelle sombre de ses cils épais, desboucles noires encadraient toujours son vis-age si pâle.

Je m’étais souvent représenté Jean-Claude mort. Une ou deux fois, j’avais penséà le tuer moi-même. À présent, j’éprouvaisdes émotions conflictuelles. La situation meparaissait injuste. Il était venu ici à cause demoi, parce que je le lui avais demandé.

Maintenant, il était mort pour de bon,et c’était en partie ma faute. Si j’avaisvraiment dû tuer Jean-Claude, j’aurais vouluappuyer moi-même sur la détente et re-garder ses yeux pendant qu’il crevait.

Jamais je n’avais souhaité que ça sepasse ainsi.

684/1048

Je tentai de me représenter un mondesans lui. Son corps magnifique pourrissantenfin dans la tombe qu’il méritait tant...

Je secouai la tête. Pas question de laiss-er faire ça, si j’avais une chance de le sauver !

Il existe une chose, une seule, que tousles morts respectent et qu’ils désirentvraiment. Le sang.

Avant de souffler de nouveau dans sabouche, je la barbouillai de mon propre sang.Quand mes lèvres se posèrent sur les si-ennes, je sentis son goût métallique. MaisJean-Claude ne réagit pas.

Larry s’accroupit près de nous.— Où est passé Janos ?Il n’avait pas pu voir à travers le brouil-

lard, et je n’avais pas le temps de luiexpliquer.

— Surveille la porte, et tire surquiconque la franchira.

— Puis-je laisser partir les filles ?— Bien sûr.

685/1048

Je les avais complètement oubliées, cesdeux-là. Tout comme Jeff Quinlan. Je lesaurais tous abandonnés avec joie pour voirJean-Claude cligner des yeux. Bon, jen’aurais peut-être pas fait ça si on m’avaitdonné le choix, mais à cet instant, ilsn’étaient pour moi que des étrangers. Con-trairement à Jean-Claude.

— Avec plus de sang, peut-être..., ditJason.

Je levai la tête vers lui.— C’est une proposition ?— Un seul d’entre nous ne peut pas le

ramener sans y laisser la vie, mais je veux bi-en t’aider.

— Tu l’as déjà nourri une fois, ce soir.Tu crois que tu pourrais recommencer ?

— Je suis un loup-garou, donc jerécupère vite. Et mon sang est plus nourris-sant que celui d’un humain. Il contient plusde pouvoir.

686/1048

Alors, je le regardai vraiment. Il étaitcouvert d’une substance visqueuse. Unegrosse tache sombre maculait sa jouegauche. Ses yeux bleus n’avaient plus rien dedangereux. Son regard était hanté.

Il y a des choses plus marquantes que lasouffrance physique.

Je pris une profonde inspiration etsortis un couteau de son fourreau. Puis jem’entaillai le poignet gauche.

La douleur fut aiguë et immédiate. L’ig-norant, je collai la plaie contre les lèvres deJean-Claude. Du sang emplit sa bouche,déborda au coin de ses lèvres et coula le longde sa joue. Je lui massai la gorge pour le for-cer à avaler.

Comme il rirait s’il savait que je m’étaisenfin ouvert les veines pour lui !

Pour l’instant, il ne réagissait toujourspas. Et merde ! Je lui soufflai dans la bouche,goûtant mon propre sang, et sa poitrine se

687/1048

souleva. Vivez, vivez, vivez, lui ordonnai-jeen silence.

Jean-Claude frissonna. Sa gorge se con-vulsa et déglutit. Je me redressai.

Alors que j’écartais ma main de sabouche, il me saisit brusquement le poignet.Je me retins pour ne pas crier. Avec sa forcesurnaturelle, il aurait pu me broyer les os.Ses yeux étaient toujours fermés. Seuls sesdoigts, serrés sur mon poignet, m’indi-quaient que nous progressions.

Je posai une main sur sa poitrine. Il nerespirait pas encore de lui-même, et je nepercevais pas de battements de cœur. Était-ce mauvais signe ? Bon signe ? Indifférent ?Du diable si je le savais.

— Jean-Claude, vous m’entendez ?C’est Anita.

Il se redressa légèrement et pressa monpoignet ensanglanté contre sa bouche. Lor-squ’il me mordit, je hoquetai de douleur.

688/1048

À présent, il s’agrippait à mon bras avecles deux mains et suçait férocement la plaie.Si nous avions été en train de faire l’amour,j’aurais peut-être trouvé ça bon. Là, ça faisaitun mal de chien.

— Et merde, soufflai-je.— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda

Larry.— Ça fait mal.— Je croyais que c’était censé être agré-

able, dit Lisa.Je secouai la tête.— Seulement quand on est sous con-

trôle hypnotique, la détrompai-je.— Combien de temps ça prendra ? de-

manda Larry.— Le temps qu’il faudra... Surveille la

porte.— Quelle porte ?— Laisse tomber. Tire sur tout ce qui

entrera, un point c’est tout.

689/1048

La tête commençait à me tourner. Com-bien de sang Jean-Claude avait-il bu ?

— Jason, je me sens toute flapie. Il neveut pas me lâcher.

Jason saisit les poignets de Jean-Claude et tira, sans plus de résultat.

— Je suppose que je pourrais lui brisertous les doigts pour te libérer, mais...

— Je sais : ça risquerait de l’énerver.La nausée m’assaillait et je sentais de la

bile envahir ma bouche. Je devais me sortirde là.

— Lâchez-moi, Jean-Claude ! Putain debordel, lâchez-moi !

Les paupières toujours closes, le visageimpassible, il se nourrissait comme un bébé,avec une détermination aveugle.

Mais c’était ma vie qu’il buvait. Je lasentais couler le long de mon bras. Monpouls me martelait les tempes comme si jepiquais un sprint. Mon cœur battait de plus

690/1048

en plus vite. Abreuvait Jean-Claude de plusen plus vite. Me tuait de plus en plus vite.

Des taches noires dansèrent devantmes yeux. L’obscurité grignotait la lumière.Je dégainai mon Browning.

— Qu’est-ce que tu fais ? lança Jason.— Il est en train de me vider.— Il ne sait pas ce qu’il fait.— Le résultat sera le même.— Quelque chose vient de bouger en

haut de l’escalier, annonça Larry.Génial.— Jean-Claude, lâchez-moi, tout de

suite !Je pressai le canon de mon flingue sur

la peau lisse de son front. Les ténèbres dévo-raient ma vision et la nausée me brûlait lagorge. Je me penchai sur lui et chuchotai :

— Je vous en prie, Jean-Claude, lâchez-moi. C’est Anita.

Je me redressai.

691/1048

— Des vampires approchent, dit Larry.Dépêchez-vous.

Je contemplai le visage magnifique quiétait en train de me dévorer vive, et mon in-dex se raidit sur la détente.

Jean-Claude ouvrit les yeux.Je dépliai mon doigt pour l’empêcher

d’écraser la détente.Jean-Claude se laissa aller sur le sol. Il

tenait encore mon poignet, mais il ne buvaitplus. Sa bouche était maculée de sang. Monflingue restait braqué sur lui.

— Ah, ma petite, j’ai comme une im-pression de déjà-vu.

— Elle n’est qu’à moitié exacte...Je forçai pour dégager mon poignet. Il

me laissa faire à contrecœur. Je m’assis surmes talons, le Browning posé sur mesgenoux.

Larry était accroupi au pied del’escalier, flingue à la main. J’avais l’impres-sion de le regarder du fond d’un tunnel,

692/1048

comme si j’étais très loin de lui et pas du toutconcernée par la situation.

Jason s’allongea sur le sol poisseux. Jefronçai les sourcils.

— Dans le cou, ça fait moins mal,répondit-il à ma question muette.

Jean-Claude rampa sur lui. Sans qu’ilait à le lui demander, Jason tourna la tête.Jean-Claude pressa sa bouche couverte desang sur la veine du métamorphe, et je visjouer les muscles de ses mâchoires alors qu’ilenfonçait ses crocs dans la peau tendre.

Même si j’avais su que ça faisait moinsmal à cet endroit, j’aurais quand mêmepréféré m’entailler le poignet, et entretenirl’illusion qu’il ne s’agissait pas d’un geste trèsintime. Ce que faisaient Jean-Claude etJason ressemblait beaucoup trop à un actesexuel.

— Anita !Je me retournai vers l’escalier. Larry

était seul au pied des marches. Les deux filles

693/1048

avaient reculé vers le fond de la pièce et lablonde piquait de nouveau une crise d’hys-térie. Honnêtement, je ne pouvais pas lui envouloir.

Je secouai la tête pour éclaircir ma vis-ion, saisis mon Browning au prix d’un viol-ent effort et le pointai vers l’escalier en calantma main gauche sous mon avant-bras droit.Je tremblais et ça n’allait pas m’aider à viserjuste.

Une bourrasque de pouvoir souffla àtravers la pièce, me picotant la peau. Onpouvait presque le sentir, comme une odeurde draps parfumés dans le noir. Je me de-mandais si Jean-Claude et moi avions émisla même onde pendant qu’il se nourrissait. Sic’était le cas, je ne m’en étais pas aperçue.

Une forme blanche apparut dans l’en-cadrement de la porte, au sommet desmarches. Il me fallut une seconde pour com-prendre de quoi il s’agissait. Un mouchoir at-taché au bout d’un bâton.

694/1048

— Qu’est-ce que c’est ?— Un drapeau de trêve, ma petite.Je ne détournai pas mon attention de

l’escalier pour regarder d’où venait cette voixépaisse comme du miel. Plus que jamais,chaque mot de Jean-Claude caressait moncorps endolori. C’était encore meilleur – oupire – que d’habitude. Assez jouissif pour ef-facer toutes les douleurs et dissiper toutes lessouffrances.

Je déglutis et baissai mon flingue versle sol.

— Arrêtez ça ! Cessez de vous in-troduire dans ma tête !

— Toutes mes excuses, ma petite. J’aiencore ton goût dans la bouche. Tes batte-ments de cœur affolés me reviennent commeun souvenir chéri. Je vais maîtriser mon en-thousiasme, Anita, mais cela me coûtera ungros effort. Un très gros effort.

On eût dit que je venais de le laisser mepeloter, et qu’il en voulait davantage.

695/1048

Je le regardai. Il était assis près ducorps à moitié nu de Jason, qui contemplaitle plafond, les paupières lourdes et les yeuxmi-clos, comme s’il somnolait. Du sangcoulait de deux petites plaies, dans son cou.Il n’avait pas l’air de souffrir. Au contraire.J’avais en partie étanché la soif dévorante deJean-Claude et il s’était montré plus douxavec Jason. Tant mieux pour lui.

— Pouvons-nous parler ?Une voix d’homme, dans le couloir...

Elle m’était vaguement familière, mais jen’arrivais pas à la replacer.

— Anita, que veux-tu que je fasse ? de-manda Larry.

— C’est un drapeau de trêve, dis-je avecdifficulté.

J’avais la bouche pâteuse, mais mes pa-roles résonnèrent assez clairement à mes or-eilles. Pourtant, je me sentais comme ivre oudroguée.

696/1048

Magnus descendit l’escalier. Un instant,je crus que j’hallucinais. Je ne m’attendaispas du tout à ça. Il était entièrement vêtu deblanc, du smoking aux chaussures. Le tissusemblait luire contre sa peau bronzée. Seslongs cheveux étaient attachés sur sa nuquepar un ruban blanc. Il tenait toujours sondrapeau improvisé à la main, et se déplaçaitd’une démarche gracieuse, presque identiqueau glissement des vampires.

Larry garda son flingue braqué sur lui.— Restez où vous êtes, ordonna-t-il.Il semblait effrayé mais déterminé, et

son bras ne tremblait pas.— Nous avons déjà dit que les balles en

argent ne marchent pas sur les feys, fitMagnus.

— Qui a prétendu que ce flingue con-tenait des balles en argent ? répliqua Larry.

Un bon mensonge. J’étais fière de lui.Dans mon état, je n’aurais jamais pensé à ça.

— Anita ?

697/1048

Le regard de Magnus dépassa Larrycomme s’il n’était pas là. Pourtant, il s’im-mobilisa dans l’escalier.

— À votre place, je ferais ce qu’il dit,Magnus. Que voulez-vous ?

Il sourit et écarta les bras, sans doutepour montrer qu’il n’était pas armé. Mais jesavais, et Larry aussi, qu’il était assezdangereux comme ça.

— Je n’ai pas l’intention de vous fairede mal. Nous savons qu’Ivy a rompu la trêvela première. Seraphina vous présente sesplus sincères excuses. Elle demande quevous alliez directement dans sa salle d’audi-ence. Il n’y aura plus de tests. Nous avonsfait preuve d’une incroyable grossièreté faceà un maître en visite.

— Allons-nous le croire ? lançai-je à lacantonade.

— Il dit la vérité, déclara Jean-Claude.— Laisse-le passer, Larry.— Tu es sûre que c’est une bonne idée ?

698/1048

— Non, mais fais-le quand même.Larry baissa son flingue, l’air contrarié.

Magnus descendit les dernières marches ensouriant. Il le dépassa et lui tourna ostens-iblement le dos. Son arrogance me fitsouhaiter que Larry en profite pour ledescendre.

Il s’arrêta à un mètre du reste de notregroupe. Nous étions toujours assis parterre – ou allongé, dans le cas de Jason.

Magnus baissa sur nous un regardamusé et vaguement surpris.

— Qu’est-ce que vous fichez ici ?demandai-je brusquement.

Jean-Claude me regarda.— Apparemment, vous vous

connaissez.— C’est Magnus Bouvier. Et je ne com-

prends pas ce qu’il fout avec eux.Magnus desserra sa cravate et écarta le

col amidonné de a chemise. Je me doutais unpeu de ce qu’il essayait de me montrer, mais

699/1048

je ne pouvais pas le voir du sol, et je n’étaispas sûre de réussir à me lever seule.

— Si vous voulez que je regarde, il vafalloir que vous vous baissiez.

— Avec plaisir.Il s’agenouilla devant moi. Il avait deux

traces de morsure à moitié cicatrisées dans lecou.

— Merde alors ! Pourquoi ?Il baissa les yeux sur mon poignet

ensanglanté.— Je pourrais vous demander la même

chose.— J’ai donné du sang à Jean-Claude

pour lui sauver la vie. Et vous, quelle estvotre excuse ?

Il sourit.— Rien d’aussi altruiste, je le crains.Magnus défit son ruban et laissa ses

cheveux se répandre sur ses épaules. Sansme quitter des yeux, il se mit à quatre patteset s’approcha de Jean-Claude. Il se déplaçait

700/1048

comme s’il avait des muscles à des endroitsoù les humains ne sont pas censés en avoir.On aurait cru voir bouger un gros félin.

Il s’immobilisa devant Jean-Claude, siprès de lui qu’ils se touchaient presque. Puisil ramena ses cheveux sur le côté et lui offritson cou.

— Non, dit Jean-Claude.— Que se passe-t-il ? demanda Larry.Une excellente question. Je n’avais pas

de bonne réponse. Ni même de mauvaise.D’un haussement d’épaules, Magnus

défit sa veste de smoking et la laissa glisser àterre. Il déboutonna sa manche droite, la rel-eva jusqu’à son coude et tendit son poignetnu à Jean-Claude. Sa peau était lisse, dé-pourvue de la moindre marque. Jean-Claudeprit sa main et la porta à ses lèvres.

Je faillis détourner les yeux, mais je meravisai. Ne pas regarder, c’est se mentir :faire semblant qu’il ne se passe rien, alorsqu’on sait très bien que c’est faux.

701/1048

Jean-Claude effleura le poignet deMagnus de ses lèvres, puis le lâcha.

— C’est une offre très généreuse, maisje serais complètement saoul si je buvaisvotre sang en plus du leur.

— Saoul ? répétai-je, incrédule. Vousdéconnez, ou quoi ?

— Ah, ma petite. Toujours aussiraffinée...

— La ferme !— Perdre une grande quantité de sang

te rend irritable.— Allez vous faire foutre !Il éclata d’un rire doux et sucré, indes-

criptible comme le goût d’une friandise in-terdite qui ne serait pas seulement calorique,mais empoisonnée.

À genoux devant lui, Magnus le re-gardait toujours.

— Vous ne voulez pas me goûter ?

702/1048

Jean-Claude secoua la tête, comme s’ilcraignait que sa voix le trahisse. Ses yeuxpétillaient d’un amusement réprimé.

— Le sang a été offert.Magnus revint vers moi à quatre pattes.

Ses cheveux lui cachaient une moitié de lafigure, dévoilant seulement un de ses yeuxturquoise qui brillait comme un joyau à tra-vers ses mèches. Aucun humain n’avait desyeux de cette couleur.

— Un litre de sang, une livre de chair,chuchota-t-il, son visage à quelquescentimètres du mien.

Puis il se pencha comme pour m’em-brasser. Je me jetai en arrière et, déséquilib-rée, tombai sur le dos. Ce n’était pas franche-ment mieux. Magnus rampa au-dessus demoi, mais je lui enfonçai le canon de monBrowning entre les côtes.

— Reculez ou je tire, menaçai-je.Il battit en retraite – pas très loin. Je

me redressai en gardant mon flingue braqué

703/1048

sur lui d’une seule main. Mon bras tremblaitbeaucoup plus que d’habitude.

— Bon sang, qu’est-ce qui vous prend ?Jean-Claude éclaira ma lanterne.— Janos a parlé de nous prendre du

sang et de la chair, ce soir. À titre d’excuse,Seraphina nous offre du sang et de la chair...

Magnus était toujours à quatre pattes,l’air toujours aussi dangereux. Je baissaimon Browning.

— Non, merci. Sans façon.Magnus s’assit sur les talons et passa

les mains dans ses cheveux pour les rameneren arrière.

— Vous avez refusé les offrandes depaix de Seraphina. Refusez-vous égalementses excuses ?

— Conduisez-nous à Seraphina, et vousaurez rempli votre mission, dit Jean-Claude.

Magnus ne me quitta pas des yeux.

704/1048

— Et vous, Anita ? Suffira-t-il que jevous conduise à Seraphina ? Accepterez-vousses excuses ?

— Pourquoi le ferais-je ?— Anita n’est pas une maîtresse ! cria

Jean-Claude. C’est mon pardon que vousdevriez implorer.

— Je fais ce qu’on m’a ordonné, répli-qua Magnus. Anita a défié Ivy en duel devolontés. Et Ivy a perdu.

— Pourtant, elle m’a projetée à traversla pièce, dis-je.

— Elle a recouru à la force physique,ma petite. Parce qu’elle n’arrivait pas à tri-ompher d’une humaine avec sa seule volontéou ses pouvoirs vampiriques. Elle a perduface à toi.

— Et alors ?— Alors, tu t’es autoproclamée

maîtresse, et tu as prouvé que tu en étaisune.

705/1048

— C’est ridicule ! lançai-je. Je ne suispas une vampire !

— Je n’ai pas parlé de maîtresse vam-pire : juste de maîtresse.

— Maîtresse quoi, dans ce cas ?Maîtresse humaine ?

Jean-Claude écarta les mains en signed’ignorance, puis se tourna vers Magnus.

— Qu’en dit Seraphina ?— Elle m’a ordonné de vous conduire à

elle, c’est tout.Jean-Claude hocha la tête et se releva

comme une marionnette dont on vient d’ac-tionner les ficelles. Il semblait frais et dispos,bien qu’encore barbouillé de sang. Commentosait-il avoir l’air tellement en forme quandj’étais dans cet état merdique ?

Il baissa les yeux sur Jason et moi. Sonétrange bonne humeur était soudain reven-ue. Il me sourit. Même avec sa bouche mac-ulée de sang, il était d’une beauté à couper le

706/1048

souffle. Ses yeux brillaient comme s’il était leseul à connaître un secret très amusant.

— Je ne suis pas sûr que mes com-pagnons puissent marcher. Ils se sentent unpeu vidés, en ce moment.

Il gloussa de sa propre plaisanterie.— Vous êtes ivre, l’accusai-je.— C’est bien possible.— On ne peut pas être ivre de sang.— Je viens de boire celui de deux mor-

tels dont aucun n’est véritablement humain.Je ne voulais pas entendre ça. Pourtant,

je ne pus m’empêcher de demander :— De quoi parlez-vous ?— Une bonne rasade de nécroman-

cienne avec un soupçon de loup-garou : uncocktail qui ferait tourner la tête de n’im-porte quel vampire.

De nouveau, il gloussa. Jean-Claude negloussait jamais. Je décidai de l’ignorer.

— Jason, tu peux te lever ?— Je crois.

707/1048

Sa voix était pâteuse mais pas ensom-meillée, plutôt lourde d’une langueur post-coïtale. Finalement, j’étais plutôt contenteque Jean-Claude m’ait fait mal en memordant.

— Larry ?Larry s’approcha de nous en surveillant

Magnus du coin de l’œil. Il n’avait pas ren-gainé son flingue et il ne semblait pas du toutcontent.

— On peut lui faire confiance ?demanda-t-il.

— On n’a pas vraiment le choix. Aide-moi à me relever, et fichons le camp d’ici av-ant que Face-de-Crocs meure de rire.

Il me tendit la main et je me propulsaien position verticale. La tête me tourna uninstant. Rien de plus.

Sans que j’aie à le lui demander, Larryaida Jason, qui vacilla, mais parvint à resterdebout.

— Tu peux marcher ? lui demandai-je.

708/1048

— Si tu y arrives, j’y arriverai aussi.Ça, c’est un homme comme je les aime.Je fis un pas, puis un autre, en gardant

le regard rivé devant moi. Larry et Jason mesuivirent. Jean-Claude se releva avec diffi-culté, sans cesser de rire tout bas.

Magnus nous attendait au pied de l’es-calier, sa veste de smoking pliée sur unavant-bras. Il avait même rattaché sescheveux.

Jason fit un écart pour contourner lesrestes déchiquetés de ses deux ex-amantes. Ilramassa sa chemise, qui dissimula sapoitrine souillée, mais pas les traces de sub-stance visqueuse qui maculaient son visageet ses cheveux raidis.

Le dos des habits de Jean-Claude étaittout poisseux de sang à moitié séché. Quantà moi... Je préférais ne pas faire l’inventairede mes taches. Une bonne chose que je soispresque entièrement vêtue de noir... Maismon joli chemisier était sans doute foutu.

709/1048

Larry était le seul encore présentable.Pourvu que ça dure !

Les deux filles s’étaient cachées sousl’escalier pendant que nous parlions. J’auraisparié que c’était une idée de la brune. Lisasemblait trop terrorisée pour réfléchir, et àplus forte raison pour faire preuve d’intelli-gence. Je ne pouvais pas le lui reprocher,mais l’hystérie mène souvent à la mort...

La brune approcha de Larry. Lisa luiemboîta le pas, la tenant si fort par le brasqu’il aurait fallu un chirurgien pour lesséparer.

— Maintenant, nous aimerions rentrerchez nous. Croyez-vous que c’est possible ?demanda la brune.

Je la regardai dans les yeux et hochai latête. Larry me jeta un regard interrogateur.

— Magnus ?Il fronça les sourcils, toujours planté au

pied des marches comme un guide

710/1048

touristique ou un maître d’hôtel prêt à nousescorter à l’étage.

— Vous m’avez appelé ?— Je veux que vous laissiez partir ces

filles sans leur faire de mal.Il les détailla longuement.— Pourquoi pas ? Seraphina les avait

fait amener pour vous. Elles ne nous serventplus à rien.

Je n’aimais pas la façon dont il avait ditça.

— Sans leur faire de mal, Magnus,insistai-je. Vous comprenez ce que çasignifie ?

Il se tourna vers moi et sourit.— Elles franchissent cette porte sur

leurs deux pieds et rentrent chez elles. Çavous convient ?

— Pourquoi vous montrez-vous sicoopératif tout à coup ? demandai-je,soupçonneuse.

711/1048

— Les laisser partir saines et sauvesvous convaincrait de notre bonne foi ?

— Oui. Si vous les libérez, je passerail’éponge.

Magnus hocha la tête.— Dans ce cas, considérez que c’est

chose faite.— Ne devez-vous pas d’abord en référer

à votre maîtresse ?— Ma maîtresse ordonne, Anita, et

j’obéis.Il avait dit ça en souriant, mais je lus

une grande dureté dans ses yeux, et la crispa-tion de ses mains ne m’échappa pas.

— Être son toutou ne vous plaît pas...— Peut-être, mais je ne peux pas y faire

grand-chose. (Il s’engagea dans l’escalier.)Vous venez ?

Jean-Claude s’immobilisa au pied desmarches.

712/1048

— Tu as besoin d’aide, ma petite ? J’aibu une grande quantité de ton sang, et tu nerécupères pas aussi vite que mon loup.

De fait, l’escalier me semblait beaucoupplus imposant vu d’en bas. Néanmoins, jesecouai la tête.

— Je me débrouillerai.— Je n’en doute pas, ma petite. Je n’en

ai jamais douté.Il s’approcha de moi. Mais au lieu de

me chuchoter à l’oreille, je l’entendis parlerdans ma tête.

— Tu es faible, Anita. Laisse-moit’aider.

— Putain, arrêtez de faire ça ! lançai-je.Il soupira.— Comme tu voudras, ma petite.Il gravit les marches en les touchant à

peine, comme s’il lévitait. Larry et les fillespassèrent ensuite. Aucun d’eux ne semblaitfatigué. Je leur emboîtai le pas en traînantles pieds.

713/1048

Jason ferma la marche. Il avait les yeuxcernés. La morsure de Jean-Claude avaitpeut-être été agréable, mais donner autantde sang fatigue même les loups-garous. SiJean-Claude avait proposé de le porterjusqu’en haut, aurait-il accepté ?

Jason vit que je l’observais. Au lieu desourire, il soutint mon regard sans ciller. Ilaurait peut-être refusé lui aussi. Visiblement,nous avions tous décidé de faire notremauvaise tête, ce soir.

714/1048

Chapitre 27

Les draperies de soie avaient étéécartées, révélant un trône dans le coin droit,au fond de la pièce. Il n’y avait pas d’autremot. « Chaise » n’aurait pas rendu justiceaux dorures et aux joyaux incrustés dans lebois.

Une multitude de coussins étaientéparpillés sur le sol comme pour accueillirun harem ou une famille de petits chiens toi-lettés et enrubannés. Mais ils étaient vides.On eût dit une scène de théâtre avant le leverdu rideau.

Une tapisserie avait été poussée sur lecôté, révélant une porte tenue ouverte par un

morceau de bois triangulaire. L’air printanierpénétrait par l’entrebâillement, chassantl’odeur de pourriture.

Je venais d’ouvrir la bouche pour dire :« Venez, les filles », quand le vent devintplus froid et souffla plus fort. Alors, je susque ce n’était pas du vent. Ma peau me pico-ta, et les muscles de mes épaules et de mesbras se contractèrent.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Larry.— Des fantômes, répondis-je.— Des fantômes ? Qu’est-ce qu’ils

foutent ici ?— Seraphina peut invoquer des

spectres, expliqua Jean-Claude. Une capacitéunique au sein de notre communauté...

Kissa apparut sur le seuil. Son brasdroit pendait contre son flanc, et du sangcoulait lentement de son épaule.

— C’est ton œuvre ?Larry hocha la tête.

716/1048

— Je lui ai tiré dessus, mais ça na paseu l’air de la ralentir beaucoup.

— Tu l’as blessée.Il écarquilla les yeux.— Génial...Cette idée ne semblait pas le réjouir, et

je le comprenais. Les maîtres vampiresblessés ont tendance à devenir irritables.

— Seraphina vous invite à la rejoindredehors, lança Kissa.

Magnus se laissa tomber sur lescoussins avec la grâce d’un gros chat. Visible-ment, ce n’était pas la première fois qu’il sepelotonnait là. Il avait ses petites habitudes.

— Vous ne venez pas ? lui demandai-je.— J’ai déjà vu le spectacle.Jean-Claude marcha vers la porte.

Jason le suivit deux pas en arrière, commeun brave toutou.

Les deux filles s’accrochaient à la vestede Larry. C’était lui qui les avait détachées etelles l’avaient vu flinguer les méchants. À

717/1048

leurs yeux, il était un héros. Comme tous leshéros, il se serait fait tuer pour les protéger,si nécessaire.

Soudain, Jean-Claude apparut à mescôtés.

— Qu’est-ce qui ne va pas, ma petite ?— Je préférerais faire sortir les filles

par-devant.— Pourquoi ?— Parce que rien de bon ne nous attend

de ce côté, et que je ne veux pas qu’elles voi-ent ça.

— Que se passe-t-il ? demanda Jason,un peu en retrait.

Il ne cessait de serrer et de desserrer lespoings. Une demi-heure plus tôt, il étaitbeaucoup plus détendu que ça. Comme noustous.

Jean-Claude se tourna vers Kissa.— A-t-il dit vrai ? demanda-t-il en

désignant Magnus. Les filles sont-elles libresde partir ?

718/1048

— Elles le sont, dit Kissa. Ainsi l’a dé-cidé notre maîtresse.

Jean-Claude se tourna vers les deuxfilles.

— Allez-y.Elles se regardèrent, puis consultèrent

Larry du regard.— Seules ? balbutia Lisa.La brune secoua la tête.— Ne fais pas la difficile. (Elle regarda

Larry.) Merci.— De rien. Soyez prudentes sur le

chemin du retour.La brune avança vers la pièce de

devant, Lisa toujours pendue à son bras. Parla porte ouverte, nous les vîmes sortir de lamaison. Aucune créature maléfique ne sejeta sur elles. Pas un cri ne déchira la nuit. Çaalors...

— Et maintenant, ma petite, es-tuprête ? Nous devons présenter nos respects àla maîtresse des lieux.

719/1048

Jean-Claude fit un pas en avant sansme quitter des yeux. Jason était déjà à sescôtés, les mains toujours tremblantes. Je ho-chai la tête et leur emboîtai le pas. Larryresta près de moi telle une deuxième ombre.Je sentais sa peur comme un tremblementsur ma peau.

Je comprenais qu’il ait les jetons. Janosavait battu Jean-Claude. Or, Janos servaitSeraphina, qui devait donc pouvoir vaincreJean-Claude les doigts dans le nez. Et je neparlais même pas de sa pitoyable es-corte – nous. Si j’avais deux sous de bonsens, je tirerais sur cette vampire dès que jela verrais. Mais nous étions venus réclamerson aide, ce qui limitait un peu mes options.

Le vent froid soulevait nos cheveuxcomme s’il avait des mains. Il était presquevivant. Je n’en avais jamais senti qui medonne envie de le repousser, comme un ren-card trop entreprenant. Pourtant, je n’avaispas peur. Même si j’aurais dû.

720/1048

Les fantômes n’avaient rien d’effrayant.Je ne pouvais pas en dire autant de la per-sonne qui les avait invoqués. Mais je me sen-tais encore détachée de tout. Pas franche-ment concernée... Voilà ce qui arrive quandon perd trop de sang.

Nous franchîmes le seuil et des-cendîmes deux petites marches de pierre.Des rangées d’arbres fruitiers rabougris sedressaient derrière la maison. Un mur deténèbres se découpait dans le fond du verger.Un mur d’ombre si dense que je ne pouvaispas voir à travers, les branches nues sedétachant dessus comme en plein jour.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.— Certains de nous peuvent tisser des

voiles d’ombres et de ténèbres autour d’eux,répondit Jean-Claude.

— Je sais. J’ai déjà vu ça quand Coltrains’est fait tuer. Mais c’est un putain de mur !

— Assez impressionnant, reconnut levampire.

721/1048

Je le regardai. Malgré le clair de lune, jene pus déchiffrer son expression.

Une étincelle blanche apparut derrièreles ombres. Des rayons de lumière froidetranspercèrent les ténèbres et les con-sumèrent comme du papier. Quand lesderniers lambeaux d’obscurité furent re-tombés, une silhouette pâle se tenait entreles arbres.

Même à cette distance, personnen’aurait pu la prendre pour une humaine.Elle ne faisait d’ailleurs pas d’effort pour s’endonner l’air. Une phosphorescence blancheplanait au-dessus de sa tête comme un nuagescintillant ou un néon décoloré long deplusieurs mètres. Des formes aux contoursimprécis grouillaient à l’intérieur.

— C’est ce que je pense ? demandaLarry.

— Des fantômes, fis-je.— Et merde !— Tu l’as dit.

722/1048

Les fantômes se déployèrent parmi lesarbres. Ils s’accrochèrent aux branches mor-tes comme une nuée de bourgeons préco-ces – si des bourgeons avaient pu remuer etluire.

De nouveau, l’étrange vent plaqua mescheveux en arrière. Une longue ligne deformes lumineuses piqua vers le sol et fonçasur nous.

— Anita ! beugla Larry.— Ignore-les. Ils ne peuvent pas te faire

de mal tant que tu ne leur prêtes aucuneattention.

Le premier fantôme était grand etmince, avec une bouche qui ressemblait à unrond de fumée. Il me frappa à la poitrine, etle choc me parcourut comme une décharged’électricité, faisant tressauter les muscles demes bras. Larry hoqueta.

— Qu’est-ce que c’était ? demandaJason.

Je serrai les dents.

723/1048

— Continuez à avancer et ignorez-les.Ça n’était pas mon intention, mais en

pressant l’allure, je me retrouvai en tête denotre groupe. Le fantôme suivant se dressadevant mon visage. Un instant, j’eus la sen-sation d’étouffer, mais je continuai à march-er, et elle se dissipa.

Jean-Claude me toucha le bras. Je levailes yeux vers lui. De toute évidence, il es-sayait de me dire quelque chose. Il me dé-passa sans me quitter du regard. Je hochai latête et le laissai faire. Après tout, ça ne mecoûtait rien.

— Je n’aime pas ça, dit Larry.— Moi non plus, renchérit Jason.Il s’acharnait à repousser un petit tour-

billon de brume blanche. Mais à chaquegeste, le spectre gagnait en solidité. Bientôt,un visage se forma au centre du brouillard.Je revins vers Jason et le saisis par les bras.

— Ignore-le.

724/1048

Le fantôme se percha sur son épaule. Ilavait un gros nez et des yeux à demi formés.Je sentis les bras de Jason se raidir sous mesmains.

— Chaque fois que tu leur prêtes atten-tion, tu leur donnes un peu plus de pouvoirpour se manifester, expliquai-je.

Un autre fantôme percuta mon dos.J’eus l’impression qu’un bloc de glace metraversait le corps. Il ressortit par mapoitrine. La sensation était déplaisante, maispas vraiment douloureuse, et je savais quellene durerait pas.

Puis le fantôme plongea dans le torsede Jason. Si je ne lui avais pas tenu les bras,il se serait sans doute griffé et débattu. Tousles muscles de son corps tressautaient.

Quand le fantôme eut émergé dans sondos, ses épaules s’affaissèrent, et il me re-garda avec des yeux écarquillés d’horreur. Jefus ravie de découvrir qu’il pouvait encoreavoir peur. Les deux vampires semblaient lui

725/1048

avoir arraché une partie de son courage. Ri-en de critiquable là-dedans... Moi aussi, à saplace, j’aurais pété les plombs.

Larry sursauta quand un fantôme letraversa, mais ce fut tout. Il avait les yeuxronds d’appréhension, mais il savait où étaitle véritable danger – pas chez ces fantômes.

Jean-Claude se rapprocha de nous.— Qu’est-ce qui ne va pas, mon loup ?Dans sa voix, je captai une nuance

d’avertissement et de colère. Son familierétait en train de faillir à sa réputation.

— Tout va bien, répondis-je à la placede Jason.

Je lui pressai le bras. Il déglutit ethocha la tête.

Jean-Claude marcha vers la silhouetteblanche d’un pas gracieux et nonchalant,faisant comme s’il n’avait pas aussi peur quenous. Ce qui était peut-être le cas...

J’entraînai Jason à sa suite. Larrys’était placé derrière moi. Nous marchions

726/1048

comme de simples humains que nousn’étions pas tout à fait, et nous devions avoirl’air de braves petits soldats – au détail prèsque je tenais le loup-garou par la main.

Je sentais sa paume transpirer contre lamienne. Mais je ne pouvais pas me per-mettre d’avoir un métamorphe hystériquesur les bras. Ma main droite était toujourslibre de dégainer un flingue ou un couteau.Nous avions déjà blessé nos hôtes. S’ils seconduisaient mal, nous pourrions finir letravail. Ou mourir en essayant.

Jean-Claude nous guida entre lesarbres nus, les fantômes rampant sur leursbranches tels des serpents. Il s’immobilisa àdeux mètres de la vampire. Je m’attendais àce qu’il s’incline devant elle, mais il ne le fitpas.

— Salutations, Seraphina.— Salutations, Jean-Claude.Elle portait une robe blanche toute

simple dont les plis soyeux tombaient

727/1048

jusqu’à ses pieds. Des gants blancs couv-raient presque entièrement ses bras. Sescheveux gris striés de mèches blanchesétaient tenus par un bandeau d’argent et deperles. Ou peut-être un diadème – je ne suispas très calée en matière de bijoux.

Son visage ridé était délicatement ma-quillé, mais pas assez pour cacher son grandâge. Pourtant, les vampires ne sont pascensés vieillir. C’est tout l’intérêt du truc,non ?

— Passerons-nous à l’intérieur ?demanda-t-elle.

— Si tu veux, répondit Jean-Claude.— Tu peux m’escorter comme dans le

bon vieux temps.— Mais ce n’est plus le bon vieux

temps, Seraphina. Nous sommes tous lesdeux des maîtres à présent.

— Beaucoup de maîtres me servent,Jean-Claude.

— Moi, je ne sers que moi-même.

728/1048

Elle hocha la tête.— Je comprends. Mais ça ne t’empêche

pas de te conduire en gentleman.Jean-Claude prit une inspiration assez

profonde pour que je l’entende. Il lui offritson bras, Seraphina enroulant une maingantée autour de son poignet.

Les fantômes flottaient derrière ellecomme une immense traîne. Ils nous effleur-èrent, un souffle qui nous picota la peau,puis s’élevèrent jusqu’à trois mètres du sol.

— Vous pouvez marcher avec nous, ditSeraphina. Ils ne vous molesteront pas.

— Comme c’est réconfortant, grinçai-je.Elle me sourit. C’était difficile à dire

avec le clair de lune et la phosphorescencequi émanait d’elle, mais il me sembla que sesyeux étaient gris, ou peut-être bleus. Jen’avais pas besoin de voir leur couleur exactepour ne pas aimer ce qu’ils exprimaient.

— J’étais très impatiente de faire taconnaissance, nécromancienne.

729/1048

— J’aimerais pouvoir en dire autant.Son sourire ne bougea pas d’un iota,

comme si son visage était un masque délic-atement sculpté.

Je plongeai brièvement mes yeux dansles siens. Ils ne tentèrent pas de m’hypnot-iser, mais je sentis en eux une énergie con-tenue, comme une flamme sourde brûlantsous la surface et attendant une occasion dejaillir pour nous consumer tous.

Je ne pouvais pas évaluer son âge, carelle m’en empêchait. Je n’avais jamais ren-contré de vampire qui en soit capable. Cer-tains pouvaient se faire passer pour plusjeunes qu’ils ne l’étaient, mais aucun n’auraitréussi à me « bloquer » complètement.

Seraphina se détourna et entra dans lamaison. Jean-Claude l’aida à monter lesmarches, comme si elle en avait besoin.

L’agréable sensation de détachementprovoquée par la perte de sang se dissipaitpeu à peu, me laissant consciente, vivante et

730/1048

bien déterminée à le rester. Peut-être à causede la main de Jason dans la mienne... Lasueur sur sa paume. Sa proximité et saréalité.

Je me sentais effrayée, et Seraphinan’avait encore rien fait. Ça ne présageait pasgrand-chose de bon.

Les fantômes entrèrent dans la maison,certains passant par la porte et d’autres secontentant de traverser les murs. On auraitpu s’attendre à ce qu’ils fassent du bruit ens’arrachant au bois – « plop ! » –, mais lesmorts-vivants se déplacent toujours dans unsilence absolu.

Ils lévitèrent vers le plafond et rebon-dirent doucement comme des ballons gonflésà l’hélium, ou se laissèrent glisser le long dumur, derrière le trône. Dans la lumière desbougies, ils étaient aussi translucides que desbulles.

Seraphina prit place sur son trône. Àses pieds, Magnus était pelotonné dans les

731/1048

coussins. Une lueur de colère brilla dans sonregard et disparut aussitôt. Il n’aimait pasêtre le jouet de Seraphina. Un point de pluspour lui.

— Viens t’asseoir près de moi, Jean-Claude, dit Seraphina en indiquant lescoussins, du côté opposé à celui de Magnus.

Fairie et maître vampire. Ils auraientfait un duo intéressant.

— Non, lâcha Jean-Claude.Ce simple mot était un avertissement.

Lentement, je lâchai la main de Jason. Sinous devions nous battre, j’aurais besoin desdeux miennes.

Seraphina éclata de rire. Avec ce son,son pouvoir brisa les digues qui le con-tenaient pour déferler sur nous. Il fonça telun cheval lancé au galop, faisant vibrer toutmon corps, asséchant ma bouche et mecoupant le souffle.

Seraphina n’avait pas besoin de mefrapper pour me faire mal. Il lui suffisait de

732/1048

rester sur son trône et de me balancer sonpouvoir. Elle pouvait me broyer les os et lesréduire en poudre à distance.

Quelque chose me toucha le bras. Jesursautai et fis volte-face, avec l’impressionde me déplacer au ralenti. J’eus du mal à fo-caliser ma vision sur Jean-Claude, mais unefois que j’y parvins, le pouvoir écrasant deSeraphina reflua comme l’océan à maréebasse.

Je pris une profonde inspiration, puisune autre, et encore une, chacune plus fermeque la précédente.

— Une illusion, chuchotai-je. Une pu-tain d’illusion.

— Oui, ma petite.Jean-Claude se détourna de moi pour

s’approcher de Larry et de Jason, toujoursfigés dans leur transe.

Je me tournai vers le trône. Lesfantômes formaient un nimbe lumineux au-tour de Seraphina. Très impressionnant,

733/1048

mais pas autant que ses yeux. Un instant, ilme sembla qu’ils étaient deux puits sansfond. Puis je me forçai à baisser la tête et àétudier l’ourlet de sa robe blanche.

— Ne peux-tu pas soutenir monregard ?

Je fis un signe de dénégation.— Comment pourrais-tu être une

nécromancienne puissante, si tu n’es mêmepas fichue de soutenir mon regard ?

Et si ça n’avait été que ça ! Carrémentaccablée par sa présence, j’étais courbée endeux comme une petite vieille. Je me re-dressai de toute ma modeste hauteur, maisgardai le regard rivé sur le sol.

— Vous n’avez que six ou sept siècles...Lentement, je levai les yeux, centimètre

par centimètre, le long des plis de sa robeblanche, jusqu’à ce que son menton entredans mon champ de vision.

— Comment diable êtes-vous devenuesi puissante en aussi peu de temps ?

734/1048

— Tant de bravache ! Regarde-moidans les yeux, et je te répondrai.

— J’ai envie de savoir, mais pas à cepoint.

Seraphina gloussa – un gloussementbas et maléfique qui rampa le long de macolonne vertébrale.

— Ah, Janos, Ivy, comme c’est gentil devous joindre à nous !

Janos entra d’un pas glissant, suivi deprès par Ivy. Son visage était toujours aussipâle, mais moins décharné. Même s’il auraiteu du mal à se faire passer pour un humain,il avait l’air un peu moins monstrueux quelorsque je l’avais vu pour la première fois. Etil semblait complètement remis de notreaffrontement.

— Et merde !— Quelque chose ne va pas, nécroman-

cienne ? demanda Seraphina.— Je déteste gaspiller autant de balles.

735/1048

De nouveau, elle émit un gloussementsourd, et je me sentis à l’étroit dans ma peau.

— Janos est très talentueux, dit-elle.Quand il passa devant nous, je vis des

trous dans sa chemise. Au moins, j’avais en-dommagé sa garde-robe.

Ivy paraissait en pleine forme. S’était-elle enfuie dès que nous avions commencé àtirer ? Avait-elle abandonné Bruce à sonsort ?

Janos mit un genou en terre au milieudes coussins. Ivy l’imita. Tête baissée, ilsrestèrent immobiles, attendant que leurmaîtresse daigne leur prêter attention.

Kissa s’approcha de Magnus. Ellesaignait toujours et son bras pendait contreson flanc. Je vis son regard se poser sur lesdeux vampires agenouillés, puis sur Seraph-ina. Elle semblait... inquiète.

Quelque chose de déplaisant sepréparait.

736/1048

— Qu’est-ce qui t’amène ici, Jean-Claude ? demanda Seraphina.

— Il semble que tu détiennes un objetqui m’appartient...

— Janos ?Le vampire se leva. Il sortit de la pièce

et revint très vite, portant un gros sac detissu qui me fît penser à celui du Père Noël.Il défît le cordon qui le maintenait fermé et levida aux pieds de Jean-Claude.

Des éclats de bois sombre et poli, aucunn’étant assez long pour faire un pieu décent,formèrent une petite pile sur le sol. Ilsétaient encore blancs et hérissés d’échardesaux endroits où ils avaient été découpés.

— Avec mes compliments, déclaraJanos.

Il fit tomber les derniers morceaux ets’agenouilla de nouveau.

Jean-Claude étudia les restes de soncercueil.

737/1048

— C’est infantile de ta part, Seraphina.Ce genre de réaction ne m’aurait pas surprisil y a quelques siècles. Mais maintenant...

D’un geste, il désigna les fantômes etl’aura de pouvoir qui l’enveloppait.

— Comment as-tu réussi à asservirJanos ? Tu le craignais, autrefois...

— Dis-moi ce que tu veux, Jean-Claude,avant que je m’impatiente et que je te défie.

Il sourit et s’inclina gracieusement, lesbras en arrière comme un acteur de théâtresaluant son public à la fin d’une représenta-tion. Quand il se redressa, son sourire avaitdisparu, et son visage était redevenu unmasque.

— Xavier est sur ton territoire.— Crois-tu que j’aurais pu sentir la

présence de ta nécromancienne et pas cellede Xavier ? répliqua Seraphina. Je sais qu’ilest ici. S’il me défie, je lui réglerai soncompte. As-tu autre chose à me dire, ou

738/1048

étais-tu seulement venu me prévenir ? Si oui,je trouve ça très touchant.

— Je m’aperçois que tu es plus puis-sante que Xavier, concéda Jean-Claude. Maisil massacre des humains. Depuis quelquetemps, il a repris l’habitude de découper sesfamiliers, et il vient d’enlever un jeunehomme. Il attire l’attention sur nous.

— Dans ce cas, laisse le Conseil se char-ger de lui.

— Tu es la maîtresse de ce territoire,Seraphina. Il t’appartient de faire la police.

— Je n’ai pas besoin de toi pour merappeler mes devoirs. J’avais déjà des sièclesquand tu as été transformé. À l’époque, tun’étais qu’un giton pour tout vampire quidésirait s’amuser avec toi. Notre beau Jean-Claude.

Elle avait dit ça comme si la beautéétait un défaut.

— Je sais très bien ce que j’étais, Ser-aphina, répliqua Jean-Claude. Mais

739/1048

aujourd’hui, je suis le maître de Saint Louis,et j’obéis aux lois du Conseil. Nous ne devonspas autoriser nos semblables à massacrer deshumains. C’est mauvais pour les affaires.

— Laisse Xavier tuer des centainesd’humains, si ça lui chante. Il en restera tou-jours assez.

— Sympa, commentai-je.Seraphina se retourna vers moi, et je

regrettai de n’avoir pas tenu ma langue. Sonpouvoir puisait comme les battements d’uncœur gigantesque.

— Comment oses-tu me critiquer ?J’entendis le bruissement de sa robe de

soie alors qu’elle se levait. Personne d’autrene bougea. Sa robe glissa sur les coussins,puis sur le sol pendant qu’elle approchait demoi. Je ne voulais pas qu’elle me touche.

Je me forçai à relever les yeux et vis samain gantée fuser vers moi, rapide commeun serpent. Je hoquetai de surprise. Du sangdégoulina le long de mes doigts.

740/1048

— Meeerde !La blessure était plus profonde que

celle infligée par Janos, et elle faisait beauc-oup plus mal. Je soutins le regard de Seraph-ina. La colère me rendait très courageuse...ou très stupide.

Ses yeux étaient blancs, comme deuxlunes captives piquées au milieu de son vis-age. Et ils m’appelaient. Je voulais me jeterdans ses bras pâles, sentir le contact de seslèvres douces, la caresse aiguë de sescanines. Je désirais que son corps me berce,qu’elle me tienne comme ma mère le faisaitjadis. Elle prendrait soin de moi à jamais.Elle ne partirait pas, elle ne mourrait pas,elle ne m’abandonnerait pas...

Cette idée m’arrêta net. Je me pétrifiaiau bord des coussins, l’ourlet de la robe deSeraphina frôlant le sol devant mes pieds. Ilm’aurait suffi de tendre la main pour latoucher. La peur amplifiait le martèlement

741/1048

de mon sang à mes tempes, et je sentais monpouls dans ma gorge.

Seraphina écarta les bras.— Viens à moi, mon enfant, et je rest-

erai toujours avec toi.Sa voix exprimait tout ce qu’il y avait de

bon en ce monde : la tiédeur, la nourriture,un refuge contre tout ce qui blesse et déçoit...À cet instant, je sus que je n’avais qu’à melaisser aller dans son étreinte pour qu’ellechasse à jamais le mal.

Je restai plantée là, les poings serrés, lapeau brûlante du désir de la sentir m’enlacer.Du sang coulait toujours de ma main. J’en-fonçai mes ongles dans la blessure pouraviver la douleur.

Et je secouai la tête.— Viens à moi, mon enfant, et je serai

ta mère à jamais.Enfin, je recouvrai l’usage de ma voix.

Un peu étranglée, mais suffisante pourarticuler :

742/1048

— Tout le monde meurt un jour,salope ! Vous n’êtes pas immortelle. Aucunde vous ne l’est.

Je sentis mon pouvoir frissonnercomme la surface d’une mare où on a jeté uncaillou. Je reculai de deux pas et dus mobil-iser tout le courage qui me restait pour nepas tourner les talons et m’enfuir en courant.Courir, courir, courir jusqu’à ce que je soisloin d’elle.

Au lieu de ça, je regardai autour de moi.Les autres n’étaient pas restés inactifspendant ce petit dialogue. Janos s’était rap-proché de Jean-Claude. Ils ne se battaientplus à coups de pouvoirs vampiriques, maisune menace évidente planait dans l’air.

Kissa se tenait sur le côté, du sang gout-tant sur les coussins, à ses pieds. Je n’ar-rivais pas à déchiffrer son expression. Onaurait dit de la stupéfaction. Ivy s’était re-dressée et me regardait en souriant, ravie

743/1048

que j’aie failli tomber dans les bras deSeraphina.

Personne n’avait été aussi près de mefaire succomber. Pas même Jean-Claude.Au-delà de la terreur, glacée jusqu’à lamoelle, j’avais échappé à son emprise, maisc’était temporaire.

J’avais senti son esprit effleurer lemien. Si Seraphina me voulait, elle pouvaitm’avoir. Pas avec ses illusions ni ses tours demagie : la force brute suffirait. Je ne luitomberais peut-être jamais dans les bras,mais elle était capable de me briser.

Cette idée avait quelque chose de pr-esque apaisant. Puisque je ne pouvais rien yfaire, autant ne pas trop y penser. Seules leschoses qu’on peut contrôler valent la peinequ’on s’en préoccupe. Les autres finissentpar s’arranger d’elles-mêmes ou par voustuer. Dans un cas comme dans l’autre, ru-miner n’aurait servi à rien.

744/1048

— Tu as raison, nécromancienne ! lançaSeraphina. Nous sommes tous mortels danscette pièce. Les vampires vivent si longtempsqu’ils ont parfois tendance à l’oublier.

Ce n’était pas une question, et j’étaistout à fait d’accord avec elle. Je me contentaidonc de la regarder ans rien dire.

— Janos m’a dit que tu avais une aurade pouvoir, et qu’il s’en était servi contre toi,comme il aurait pu le faire avec un vampire.Je viens de recommencer à l’instant, quandje t’ai entaillé la main. Je n’avais jamais ren-contré d’humain qu’on puisse blesser ainsi.

— Quelle aura de pouvoir ?— C’est ce qui ta permis de te soustraire

à ma magie. Aucun autre humain n’aurait pume tenir tête, et très peu de vampires enseraient capables.

— Ravie d’avoir pu vous impressionner.— Je n’ai jamais dit que j’étais impres-

sionnée, nécromancienne.Je haussai les épaules.

745/1048

— D’accord. Vous vous fichez de tousles humains sans exception, et vous vousmoquez de passer inaperçue. Je ne connaispas votre Conseil, et j’ignore ce que sesmembres feront pour vous punir de ne pasnous avoir aidés. Mais je sais ce que je ferai,moi...

— De quoi parles-tu ?— Je suis l’exécutrice de vampires offi-

cielle de cet État. Xavier et sa clique ont en-levé un jeune garçon. Je veux le récupérervivant. Ou vous coopérez, ou j’irai autribunal réclamer un mandat d’exécutioncontre vous.

— Jean-Claude, raisonne-la, ou je latue.

— La loi humaine est de son côté,Seraphina.

— Que signifie la loi humaine pournous ?

746/1048

— Le Conseil dit qu’elle nous gouvernecomme elle gouverne les humains. L’ignorerreviendrait à défier le Conseil.

— Je ne te crois pas.— Tu sens que je dis la vérité. Je ne

pouvais pas te mentir il y a deux siècles, et jene le peux toujours pas aujourd’hui.

Jean-Claude s’était exprimé très calm-ement, avec beaucoup d’assurance.

— Et depuis quand en est-il ainsi ?— Depuis que le Conseil a compris l’in-

térêt de garder profil bas. Les nôtres veulentl’argent, le pouvoir et la liberté d’arpenter lesvilles en toute sécurité. Ils n’ont plus enviede se cacher, Seraphina.

— Tu es convaincu de ce que tu ra-contes. Cela, au moins, est vrai...

Elle baissa les yeux vers moi, et le poidsde son regard, même quand je ne m’efforçaispas de le soutenir, était pareil à une maingéante me clouant au sol. Je parvins à resterdebout, mais cela me coûta un gros effort. En

747/1048

principe, on s’incline devant un tel pouvoir.On se prosterne. On le vénère.

— Arrêtez ça, Seraphina. Vos tours demagie à deux sous ne marchent pas sur moi,et vous le savez.

Le nœud de mon estomac, en revanche,n’en était pas.

— Tu as peur de moi, humaine. Je sensta frayeur sur ma langue.

Il ne manquait plus que ça.— D’accord, vous me faites peur. Vous

terrorisez probablement tout le monde danscette pièce. Et alors ?

Elle se redressa de toute sa hauteur.— Je vais te montrer, dit-elle d’une voix

douce.Elle fit un geste de sa main gantée. Je

me raidis, persuadée que j’allais recevoir uneautre coupure, mais elle ne vint jamais.

Un hurlement déchira l’air. Je fis volte-face.

748/1048

Du sang dégoulinait sur le visage d’Ivy.Une autre coupure apparut sur son bras nu,puis deux autres sur son visage. De longuesplaies aux bords bien nets, chaque fois queSeraphina agitait la main.

— Seraphina, pitié ! cria Ivy.Elle tomba à genoux parmi les coussins,

une main tendue vers son bourreau.— Seraphina, maîtresse, pitié !Seraphina la contourna d’un pas aérien.— Si tu t’étais retenue, ils seraient à

nous. Je connais leur cœur, leur esprit etleurs terreurs les plus intimes. Nous aurionspu les briser. Ils auraient rompu la trêve, etnous nous serions repus deux.

Elle était presque arrivée à mon niveau.J’avais envie de reculer, mais elle aurait in-terprété ça comme une preuve de faiblesse.Puis sa robe effleura ma jambe, et ma fiertés’envola. Je ne voulais pas quelle me touche,un point c’est tout. Je fis un pas en arrière.

749/1048

Seraphina me saisit le poignet. Je nel’avais pas vue bouger.

Je regardai sa main gantée comme siun serpent venait de s’enrouler autour demon bras. À tout prendre, j’aurais préféré.

— Viens, nécromancienne. Aide-moi àpunir la méchante vampire.

— Non, merci, déclinai-je d’une voixtremblante.

Seraphina n’avait rien fait d’autre queme toucher. Mais le contact renforce tous lespouvoirs. Si elle essayait ses tours de magiesur moi, j’étais foutue.

— Ivy se serait réjouie de te voir souf-frir, nécromancienne.

— C’est son problème, pas le mien.Je faisais de gros efforts pour me con-

centrer sur le tissu de la robe de Seraphina.Mais j’avais une envie terrible de lever lesyeux et de croiser son regard. Pourtant, jerésistai. Je ne crois pas que ça venait de son

750/1048

pouvoir : simplement de ma propre fascina-tion morbide.

Et il est difficile de jouer les dures àcuire quand on a les yeux baissés comme uneenfant prise en faute et qu’on vous tient parla main.

Ivy gisait sur le sol, en appui sur sesbras tendus. Son ravissant visage n’était plusqu’une masse de coupures. L’os d’une pom-mette brillait dans la lumière des bougies, etles muscles de son bras droit ensanglantéétaient à vif.

Elle leva les yeux vers moi. Derrière sadouleur, je vis une haine assez brûlante pourallumer un feu. Sa colère jaillissait d’ellecomme une vague d’acide.

Seraphina s’agenouilla près d’Ivy enm’entraînant avec elle. Je regardai Jean-Claude par-dessus mon épaule. Janos avaitposé une main sur sa poitrine. Larry articulasilencieusement le mot « flingue ». Je

751/1048

secouai la tête. Elle ne m’avait pas fait mal.Pas encore.

Sa main tira sur mon bras assez fortpour que ma tête se tourne vers elle.Soudain, nous nous retrouvâmes face à face.Ses yeux, dont j’aurais juré qu’ils étaient grisou bleu pâle quelques minutes plus tôt,avaient désormais une chaude couleurnoisette.

Les yeux de ma mère !Seraphina espérait sans doute que ce

serait une vision réconfortante – ou attir-ante – pour moi. Mais elle se trompait. Monsang se glaça dans mes veines.

— Arrêtez ça !— Tu n’en as pas vraiment envie,

susurra-t-elle.J’essayai de me dégager. Autant tenter

de déplacer le soleil vers l’autre bout du ciel.— Vous n’avez que la mort à m’offrir.

Ma mère morte dans vos yeux morts.

752/1048

Je sondai ces yeux bruns que je croyaisne jamais revoir en ce monde et je criais.Parce que je ne pouvais pas détourner le re-gard. Seraphina ne m’y autoriserait pas et jene pouvais pas lutter contre sonpouvoir – pas tant qu’elle me tenait.

— Vous êtes un cadavre ambulant, ettout le reste n’est que mensonges !

— Je ne suis pas morte, Anita.Dans ses paroles, j’entendis l’écho de la

voix de ma mère. Elle leva son autre mainpour me caresser la joue.

Je tentai de fermer les yeux ou de re-garder ailleurs. Impossible ! Une étrangeparalysie s’emparait de moi, comme quandon est sur le point de s’endormir, que lecorps semble peser une tonne et que toutmouvement devient hors de question.

Cette main se tendit vers moi auralenti. Si elle me touchait, je tomberais dansles bras de Seraphina. Oui, je m’accrocheraisà elle en sanglotant.

753/1048

Je me souvins du visage de ma mère ladernière fois que je l’avais vue. Son cercueilétait en bois sombre, couvert d’un tapis deroses. Je savais qu’elle était dedans, mais onne m’avait pas laissé la voir.

Tous les adultes de ma vie avaient cédéà l’hystérie. La pièce résonnait de leursgémissements et de leurs pleurs. Mon pèreétait effondré sur le sol. Il ne m’étaitd’aucune utilité. Je voulais ma mère.

Les fermoirs de son cercueil étaient enargent. Quand je les avais ouverts, un criétranglé avait retenti derrière moi. Je n’avaispas beaucoup de temps. Le couvercle étaitlourd, mais j’avais donné une bonne pousséeet il s’était soulevé.

J’avais pu apercevoir du satin blanc etdes ombres...

Puis ma tante Mattie m’avait tirée enarrière. Le couvercle était retombé et elleavait remis les fermoirs en place avant dem’entraîner plus loin. Je ne m’étais pas

754/1048

débattue. J’en avais assez vu. C’était commeregarder une image dont on sait ce qu’elle estcensée représenter, mais qu’on n’arrive pas àcomprendre.

Il m’avait fallu des années pour saisir.Ce que j’avais vu n’était pas ma mère. Ça nepouvait pas être ma si jolie maman. Unecoquille vide abandonnée. Tout juste bonne àenfermer dans une boîte pour la laisserpourrir.

Je rouvris les yeux. Ceux de Seraphinaétaient redevenus gris. Je dégageai monpoignet de son étreinte et crachai :

— La douleur aide.Je me relevai et m’écartai d’elle. Elle ne

tenta pas de m’en empêcher. Une bonnechose, parce que je tremblais de la tête auxpieds, et pas à cause d’elle. Les souvenirsaussi ont des crocs.

Seraphina resta agenouillée près d’Ivy.

755/1048

— Très impressionnant,nécromancienne, déclara-t-elle. Je t’aiderai àretrouver le garçon que tu cherches.

Je trouvai bizarre qu’elle soit tout àcoup disposée à coopérer. Bizarre, etinquiétant.

— Pourquoi ?— Parce que depuis que j’ai atteint

l’apogée de mes pouvoirs, personne n’a puéchapper à mes illusions deux fois dans lamême nuit. Personne de vivant... ni de mort.

Elle saisit Ivy par un bras et l’attira surses genoux, où la vampire saigna sur sa robeblanche.

— Souviens-toi de ça, jeune maîtressevampire : cette humaine a réussi là où tu aséchoué. Elle s’est dressée contre moi, et elle agagné.

Ivy hoqueta. Seraphina la repoussasans ménagements.

— Tu es indigne de mon attention.Disparais !

756/1048

Seraphina se redressa. Le sang frais sedétachait violemment sur sa robe et sur sesgants.

— Tu nous as tous impressionnés,nécromancienne. Maintenant, pars, et em-mène tes amis.

Elle se détourna et regagna son trône.Mais au lieu de s’y asseoir, elle resta plantéedevant, le dos vers nous et une main sur unaccoudoir. C’était peut-être un effet de monimagination, mais elle semblait très lasse,tout à coup.

Les fantômes descendirent du plafondet vinrent l’envelopper d’une brume blanchetourbillonnante. Je ne distinguai pas autantde formes individuelles qu’avant, commes’ils avaient perdu une partie de leur solidité.

— Partez ! nous ordonna Seraphinasans se retourner.

La porte de derrière était ouverte, maisJean-Claude marcha vers celle de devant. Je

757/1048

n’allais pas discuter. Tant que nous sortionsd’ici, peu m’importait par quel côté.

Nous traversâmes la pièce très calm-ement. J’avais envie de courir. Près de moi,je voyais la pomme d’Adam de Larrytressauter à cause de l’effort qu’il faisait pourne pas prendre ses jambes à son cou.

Jason atteignit la porte avec quelquespas d’avance sur nous, mais il s’arrêta et seretourna pour nous faire signe de passer lespremiers. Un geste de domestique. En voy-ant ses yeux terrifiés, je sus combien il luiavait coûté.

Larry et moi franchîmes le seuil de lamaison. Jason nous suivit, tandis que Jean-Claude fermait la marche.

La porte claqua derrière nous.Nous étions dehors.Pour la première fois de ma vie, je com-

pris qu’on m’avait laissé partir. Je ne m’étaispas échappée en me battant ou en bluffantmes adversaires. Seraphina était peut-être

758/1048

impressionnée. Ça ne l’aurait pas empêchéede nous retenir si elle l’avait voulu. Et êtreautorisée à partir n’était pas du tout la mêmechose que remporter une victoire.

Je ne reviendrais jamais ici de monplein gré et n’approcherais plus jamais deSeraphina, à moins qu’on m’y oblige. Mêmesi je m’étais bien débrouillée, je n’étais pascertaine de pouvoir recommencer. Lamaîtresse vampire aurait pu m’avoir. Elleconnaissait tous mes secrets, et elle était cap-able de me raconter des mensonges quivalaient presque le coup de renoncer à monâme immortelle. Et merde !

759/1048

Chapitre 28

De retour à l’hôtel, Jason me bousculadans sa hâte de gagner la salle de bains.

— Je vais prendre une douche.Son attitude n’était guère courtoise,

mais il empestait le cadavre décomposé.Malgré la fraîcheur, nous avions dû roulervitres baissées. La plupart du temps, quandon pue, on ne sent pas la puanteur desautres. J’avais un peu de substancevisqueuse sur moi, et je sentais toujoursJason. Certaines odeurs sont trop uniquespour passer inaperçues.

— Attends, le retint Larry. Jason setourna vers lui, sourcils froncés.

— Prends plutôt ma salle de bains. (Illeva une main avant que je puisse protester.)Il reste une heure avant l’aube. Si nousvoulons coucher tout le monde avant, mieuxvaut utiliser les deux.

— Je pensais que nous dormirions tousdans ma suite.

— Pourquoi ?Jean-Claude se tenait près de la

causeuse, l’air aussi séduisant qu’inutile.Jason semblait impatient.

— Pour avoir la sécurité du nombre.Larry secoua la tête.— D’accord, mais je peux quand même

emmener le métamorphe dans ma chambreet le laisser se doucher. A moins que tu mefasses même pas confiance pour ça ?

De nouveau, je vis de la colère dans sesyeux.

— Je te fais confiance, Larry. Tu t’es bi-en débrouillé ce soir.

761/1048

Je m’attendais à un sourire. Je ne l’obt-ins pas.

— J’ai tué Bruce, lâcha-t-il avec une ex-pression mortellement sérieuse.

Je hochai la tête.— Un moment, j’ai cru que nous allions

devoir buter tout le monde...— Moi aussi. (Il se laissa tomber dans

un fauteuil.) C’était la première fois que jetuais quelqu’un.

— Bruce était un vampire. Ce n’est pascomme de descendre une personne.

— Ben voyons ! À combien de cadavresas-tu fait du bouche-à-bouche, récemment ?

Je regardai Jean-Claude. Il fit la grim-ace, et je haussai les épaules.

— Un seul. Jean-Claude, vous pourrieznous laisser un peu d’intimité ?

— J’entendrai ce que vous dites, où queje sois dans cette pièce, me rappela-t-il.

— Mais les apparences seront sauves.Ne discutez pas, s’il vous plaît.

762/1048

Il inclina la tête et entraîna Jason versla fenêtre. Je savais qu’aucune de nos parolesne lui échapperait, mais au moins, il ne seraitpas planté à côté de nous.

— Tu n’arrives pas à croire qu’il soitvraiment mort, n’est-ce pas ? attaqua Larry.

— Tu as vu ce qui est arrivé à Bettina età Pallas. Les vampires sont des cadavrespourrissants. Tout le reste n’est qu’illusion.

— Tu penses qu’il ressemble parfois àça ?

Je regardai quelques instants le dos deJean-Claude.

— Je crains que oui.— Alors, comment peux-tu sortir avec

lui ? demanda Larry.Je secouai la tête.— Je n’en sais rien.— Cadavre ou pas, tu tes donné du mal

pour le maintenir en vie. (Voyant l’expres-sion de mon visage, il se hâta de rectifier :)Vivant, mort-vivant, peu importe comment

763/1048

tu le qualifies. Tu as donné ton sang pour lui.Tu avais peur qu’il soit vraiment mort.

— Et alors ?— Et alors, j’ai tué un autre être vivant,

ou mort-vivant, Bruce était transformédepuis si peu de temps qu’il semblait encorehumain.

— Ça explique sans doute pourquoi uneseule balle dans la poitrine a suffi pour lui ré-gler son compte.

— Que suis-je censé ressentir ?— Au sujet de sa mort ?— Oui.— Ce sont des monstres, Larry. Cer-

tains plus agréables à regarder que lesautres... Mais ce sont tous des monstres. Nel’oublie jamais !

— Peux-tu me dire honnêtement que tuconsidères Jean-Claude comme unmonstre ?

Malgré moi, je faillis tourner la têtevers le vampire, mais je me retins.

764/1048

— Oui. Sans le moindre doute.— Maintenant, dit Jean-Claude,

demande-lui si elle se considère comme unmonstre.

Il se cala contre le dossier de lacauseuse, les bras croisés. Larry fronça lessourcils, perplexe.

— Anita ?Je me mordis la lèvre.— Parfois, admis-je.Jean-Claude sourit.— Tu vois, Lawrence ? Anita pense que

nous sommes tous des monstres.— Pas Larry ! lançai-je.— Laisse-lui le temps.C’était bien ce qui m’inquiétait.— Je vous ai demandé un peu d’intim-

ité, l’auriez-vous oublié ?— Je n’oublie jamais rien, ma petite,

mais mon loup n’est pas le seul à avoir be-soin de se laver. Seul notre jeune ami est en-core d’une propreté immaculée.

765/1048

Je détaillai Larry. Pas une goutte desang sur ses vêtements... C’était le seul quine se soit pas battu au corps à corps avec unvampire ce soir.

Il haussa les épaules.— Désolé de n’avoir réussi à convaincre

personne de me saigner dessus.— Ne plaisante pas avec ça, le rabrouai-

je. Je pense que Seraphina t’offrira uneseconde chance.

— C’est tristement vrai, ma petite.— Combien de temps pouvez-vous tenir

sans cercueil ?De nouveau, Jean-Claude sourit.— Tu t’inquiètes de mon bien-être. Je

suis très touché.— Ne me gonflez pas ! Je me suis

ouvert une putain de veine pour vous.— Si je ne t’ai pas assez remerciée de

m’avoir sauvé la vie ce soir, ma petite, jem’en excuse.

766/1048

Je le dévisageai. Il avait l’air aimable,mais c’était un masque. L’expression qu’iladoptait quand il ne voulait pas que je sacheà quoi il pensait...

— Laissez tomber.— Je n’oublierai pas ma dette envers

toi, ma petite. Tu aurais pu être débarrasséede moi. Merci.

Pour une fois, il semblait sincère.— De rien.— Il faut absolument que je me lave, dit

Jason, une pointe d’hystérie dans la voix.J’aurais parié que ça n’était pas seule-

ment la saleté matérielle qu’il voulait nettoy-er. Mais les souvenirs ne s’effacent pas si fa-cilement. Et c’est bien dommage.

— Allez-y, tous les deux... Jason sedouchera dans la suite de Larry. Ce sera pluspratique.

Larry fit la grimace.— Merci.

767/1048

— Quand j’ai dit que tu t’étais biendébrouillé ce soir, Je le pensais.

Enfin, j’obtins le sourire quej’attendais.

— Viens, Jason. De l’eau chaude et desserviettes propres t’attendent.

Larry tint la porte pour Jason et es-quissa un petit salut militaire dans madirection.

Une fois encore, je me retrouvai seuleavec Jean-Claude. Cette nuit ne finirait-elledonc jamais ?

— Vous n’avez pas répondu à ma ques-tion sur le cercueil.

— Ça devrait aller une ou deux nuits deplus.

— Comment se peut-il que Seraphina,qui était votre égale en termes de pouvoir,soit devenue ce que nous avons vu tout àl’heure ?

Il secoua la tête.

768/1048

— Franchement, je n’en ai pas lamoindre idée, ma petite. J’ai été trèsdésagréablement surpris. Elle n’était pas ob-ligée de nous laisser partir. Sans nous fairede mal, elle aurait pu nous retenir toute lajournée.

— Êtes-vous étonné qu’elle nous aitrelâchés ?

— Oui. (Il s’écarta de la causeuse.) Vaprendre ta douche, ma petite. J’attendrai leretour de nos jeunes messieurs.

— Je pensais vous laisser y aller lepremier, pour que vous puissiez nettoyer lesang, dans vos cheveux.

Jean-Claude porta une main à sesboucles noires et grimaça de dégoût.

— C’est répugnant, mais je préféreraisprendre un bain. Ça durera plus longtempsqu’une douche. Il vaut donc mieux que tupasses la première.

Je le regardai en silence.

769/1048

— Si tu ne te dépêches pas, je n’auraipas le temps de me laver avant l’aube. Et jedétesterais souiller tes draps propres.

Je pris une profonde inspiration et ex-pirai lentement.

— D’accord. Mais évitez de faire irrup-tion dans la salle de bains pendant que j’yserai, d’accord ?

— Tu as ma parole d’honneur.— Ouais...Bizarrement, je le croyais. Ça fait un

bail que Jean-Claude essaie de me séduire.Un assaut frontal n’est pas son style.

J’allai prendre ma douche.

770/1048

Chapitre 29

Ronnie m’avait traînée chez Victoria’sSecret. Je lui avais fait remarquer que per-sonne ne verrait mes sous-vêtements ou meschemises de nuit, à part les autres nanasdans le vestiaire du club de gym.

— Toi, tu les verras, avait-elle répliqué.Sa logique m’échappait, mais je m’étais

quand même laissé convaincre d’acheter unpeignoir en panne de velours bordeaux. Cesoir-là, il scintillait sur ma peau pâle, par-faitement assorti aux ecchymoses qui fleuris-saient sur mon dos. Rien de tel que vousfaire balancer contre un mur pour prendrede belles couleurs.

La trace de morsure était assez superfi-cielle. Difficile pour des crocs humanoïdes des’enfoncer correctement selon cet angle-là...Les marques de canines, sur mon poignet,étaient déjà plus profondes. Deux petitstrous bien nets, presque délicats. Ça nefaisait pas aussi mal que ça aurait dû. Lasalive des vampires contient peut-être unanesthésiant.

Je n’arrivais toujours pas à croire quej’avais laissé Jean-Claude me mordre. Etmerde !

Je resserrai les plis du peignoir autourde moi. Le tissu était assez épais pour meréchauffer par une soirée hivernale. Avec seslarges manchettes et sa bordure de soie, ilavait l’air un peu masculin et vaguement vic-torien. Quand je le portais, j’avais l’air pr-esque fragile, comme une poupée à moitiénue. J’enfilai un maxi tee-shirt noir dessous.Ça gâchait un peu l’effet, mais ça serait tou-jours mieux que de parader devant les

772/1048

garçons avec une simple culotte sous monpeignoir.

Je récupérai le Browning sur letabouret où je l’avais posé, l’emmenai avecmoi dans la chambre et hésitai. C’est vrai, jeme balade toujours armée. Et je dors mêmeavec un flingue. Mais je ne me sentais pastrop d’enfiler un holster. Je renonçai donc auBrowning, me contentant de glisser le Fire-star dans la poche de mon peignoir, quitombait un peu bizarrement sur le côté droit.Comme ça, si une créature mal intentionnéefranchissait la porte, je serais prête à larecevoir.

Quand je passai dans le salon, Jean-Claude était près de la fenêtre. Il avait ouvertles rideaux pour sonder les ténèbres. Quandla porte s’ouvrit, il se tourna vers moi, mêmesi je savais qu’il m’avait entendue approcherbien avant ça.

— Ma petite, tu es ravissante.

773/1048

— C’est le seul peignoir que j’aie, medéfendis-je.

— Évidemment...De nouveau ce masque d’amusement.

Cette fois, j’aurais aimé savoir à quoi il pen-sait. Son regard bleu nuit très intense con-trastait avec son expression nonchalante. Enfin de compte, je n’avais peut-être pas enviede savoir à quoi il pensait...

— Où sont Larry et Jason ?— Venus et repartis...— Où ça ?— Jason avait un petit creux, et

Lawrence l’a emmené chercher à mangeravec la Jeep.

— Vous avez déjà entendu parler duservice d’étage ?

— L’aube approche, ma petite, et lemenu est plutôt limité. Jason m’a donné sonsang deux fois, cette nuit. Il avait besoin deprotéines. Ou il se mettait en quête d’un fast-

774/1048

food, ou il mangeait Lawrence. J’ai penséque tu préférerais la première solution.

— Très drôle. Vous n’auriez pas dû leslaisser partir seuls.

— Nous n’avons plus rien à craindre deSeraphina à présent, ma petite, et tant qu’ilsrestent en ville, nos jeunes amis n’auront ri-en à redouter de Xavier non plus.

— Comment pouvez-vous en être sisûr ? demandai-je en croisant les bras.

Jean-Claude s’adossa à la fenêtre et medévisagea.

— Ton M. Kirkland s’est bien comporté.Je pense que tu t’inquiètes pour rien.

— Son coup d’éclat de tout à l’heure negarantira pas éternellement sa sécurité.

— Le soleil se lèvera bientôt. MêmeXavier ne saurait supporter la lumière dujour. Tous les vampires du coin se mettentdéjà à l’abri. Ils n’auront pas le temps dechasser nos compagnons.

775/1048

Je le dévisageai, en tentant de lire au-delà de son expression plaisante.

— J’aimerais en être aussi certaine quevous...

Alors, Jean-Claude me sourit et s’écartadu mur. Il se défit de sa veste et la laissatomber sur la moquette.

— Que faites-vous ?— Je me déshabille.Du pouce, je désignai la chambre.— Faites-le là-bas.Il commença à déboutonner sa

chemise.— Dans la pièce d’à côté. Tout de suite !

criai-je.Il sortit de son pantalon les pans de sa

chemise blanche et s’approcha de moi en dé-faisant les derniers boutons. La chair de sapoitrine et de son ventre était plus coloréeque le tissu. Gonflé à bloc, il avait retrouvéson apparence humaine, et c’était en partiegrâce à mon sang. Quelques taches avaient

776/1048

traversé ses vêtements pour sécher sur sapeau, souillant son corps si parfait.

Je m’attendais à ce qu’il essaie dem’embrasser ou un truc dans le genre, maisil me dépassa sans me toucher. Le dos de sachemise était brunâtre et raidi. Un bruit dedéchirure retentit quand Jean-Claude ledétacha de sa peau. Il laissa tomber le hail-lon sur la moquette et passa dans lachambre.

Je restai plantée là, fixant la porte der-rière laquelle il avait disparu. J’avais vu descicatrices blanchâtres dans son dos. Enfin, jepensais que c’étaient des cicatrices. Difficileà dire, avec tout ce sang...

Quelques minutes plus tard, j’entendisl’eau couler dans la salle de bains.

Je m’assis sur un fauteuil, ne sachantpas que faire. Au bout d’un long moment,l’eau s’arrêta de couler. Il y eut un instant desilence, puis un clapotis. Jean-Claude venaitd’entrer dans la baignoire. Et il n’avait pas

777/1048

fermé la porte de la salle de bains derrièrelui. Génial.

— Ma petite, appela-t-il.Je ne répondis pas.— Ma petite, je sais que tu es là. Je t’en-

tends respirer.Je m’approchai de la porte de la

chambre, attentive à ne pas regarder dans lasalle de bains. Puis je m’adossai au mur etcroisai les bras sur ma poitrine.

— Oui ?— Il n’y a pas de serviettes propres.— Que voulez-vous que j’y fasse ?— Pourrais-tu appeler la réception et

demander qu’on nous en monte ?— Ça doit pouvoir se faire, grognai-je.— Merci.Je marchai vers le téléphone à grands

pas furieux. Il s’était aperçu de l’absence deserviettes propres avant d’entrer dans labaignoire. Moi-même, je savais qu’il n’en

778/1048

restait pas, mais j’avais été trop occupée àl’écouter s’ébattre dans l’eau pour y penser.

Ma colère était dirigée contre moiautant que contre lui. Jean-Claude a toujoursété un fils de pute pénible. J’aurais dû faireplus attention. J’étais dans une chambred’hôtel qui ressemblait à une foutue suitenuptiale, avec Jean-Claude nu et dégoulinantd’eau savonneuse dans la pièce voisine.

Après ce que je l’avais vu faire avecJason, je n’aurais pas dû éprouver lamoindre attirance sexuelle. Et pourtant...Peut-être était-ce seulement une habitude.Ou Larry avait-il raison ? Je ne voulais pascroire que Jean-Claude était un cadavrepourrissant comme les autres.

J’appelai la réception et réclamai desserviettes propres. Pas de problème, merépondit-on. Elles arrivaient tout de suite.Personne ne me fit remarquer l’heure tar-dive, ni ne me posa de question. En général,

779/1048

l’amabilité des employés d’un hôtel est pro-portionnelle aux tarifs qu’il applique.

Une femme de chambre vint frapper àla porte de la suite. Elle tenait quatregrandes serviettes moelleuses. Je la regardaien hésitant. Après tout, j’aurais pu lui de-mander de les porter à Jean-Claude.

— Madame ?Je pris les serviettes, la remerciai et

fermai la porte. Je ne pouvais pas laisser uneinconnue voir qu’il y avait un vampire nudans ma baignoire. Je n’étais même pas sûreque l’aspect « vampire » soit le plus embar-rassant. Les filles convenables ne se ret-rouvent pas avec un mâle – humain ounon – dans leur baignoire à 4 heures du mat-in. Je n’étais peut-être pas une fille conven-able. Et l’avais-je seulement été un jour ?

La chambre était plongée dans le noir.La seule lumière, qui venait de la salle debains, découpait un rectangle brillant sur lamoquette.

780/1048

Je serrai les serviettes contre mapoitrine, pris une profonde inspiration et en-trai dans la chambre. De là, je pouvais voir labaignoire, mais Dieu merci, pas entière.J’apercevais simplement un bout de porcel-aine blanche et une montagne de bulles. Ducoup, les muscles de mes épaules se déten-dirent un peu. Les bulles peuvent cacherbeaucoup de péchés.

Je m’immobilisai sur le seuil de la sallede bains.

Jean-Claude était adossé au rebord dela baignoire, sur lequel il avait étendu sesdeux bras. Ses cheveux noirs humides, qu’ilavait déjà shampouinés, pendaient sur sesépaules nues. Sa tête était appuyée contre lecarrelage du mur. Sous ses paupières closes,ses cils formaient deux demi-lunes sombressur ses joues pâles. Des gouttes d’eau s’ac-crochaient à son visage et à ce que je pouvaisvoir de son corps. Il semblait presqueendormi.

781/1048

Un genou émergea de la masse debulles blanches, mouillé et dégoulinant.Jean-Claude tourna la tête vers moi et ouvritles yeux. Ses prunelles bleues semblaient en-core plus sombres que d’habitude, peut-êtreà cause de l’eau qui alourdissait et fonçait sescheveux.

Je pris une courte inspiration et lâchai :— Voici vos serviettes.— Peux-tu les poser là, s’il te plaît ?

demanda-t-il avec un geste languissant.« Là, c’était sur l’abattant des toilettes,

qu’il avait fermé et qui se trouvait à portée dela baignoire.

— Je vais plutôt les mettre sur lelavabo, proposai-je.

— Pour que je fiche de l’eau partout ensortant de la baignoire, avant de pouvoir lesattraper ?

La voix de Jean-Claude était neutre, dé-pourvue de tout pouvoir vampirique etquasiment atone. Il avait raison. Il ne se

782/1048

jetterait pas sur moi quand je passerais prèsde lui. Si ç’avait été son intention, il l’auraitdéjà fait. Dieu sait que les occasionsn’avaient pas manqué. Je me comportaiscomme une idiote.

Je posai les serviettes, en faisant trèsattention à ne pas regarder la baignoire.

— Tu dois avoir des tas de questions surce qui s’est passé tout à l’heure, lança Jean-Claude.

Je le regardai. Sur son torse nu, l’eaureflétait la lumière comme du mercure. Unpeu de mousse tremblotait sous un de sesmamelons. Saisie par une horrible envie del’écarter, je reculai jusqu’au mur du fond.

— Offrir des réponses de votre plein gréne vous ressemble pas, dis-je.

— Je me sens d’humeur généreuse, cesoir.

Sa voix était alourdie par l’approche dusommeil.

783/1048

— Si vous n’étiez pas nu dans un bainde mousse, me feriez-vous la mêmeproposition ?

— Peut-être pas. Mais si je dois satis-faire ta curiosité dévorante, n’est-ce pas plusamusant ainsi ?

— Amusant pour qui ?— Pour nous deux, si seulement tu

voulais l’admettre.Malgré moi, je souris. Je n’en avais pas

eu l’intention, ne désirant pas me délecter dele voir tout mouillé et couvert de savon. Jevoulais avoir peur de lui – et j’avais peur delui, mais ça ne m’empêchait pas de le désirer.De brûler d’envie de laisser mes mains courirle long de sa chair nue et de toucher ce queles bulles dissimulaient.

Je ne voulais pas faire l’amour – jen’arrivais même pas à imaginer ça –, mais jeme serais bien laissé tenter par une petite ex-ploration. Et je détestais ça. Jean-Claude

784/1048

était un cadavre. La scène dont j’avais été té-moin ce soir aurait dû m’en convaincre.

— Tu fronces les sourcils, ma petite.Pourquoi ?

— Je vous ai demandé si les deux vam-pires pourrissantes étaient une illusion, etvous m’avez répondu que non. Je vous ai de-mandé si votre apparence était réelle, et vousavez répondu que oui. Les deux formesétaient réelles !

— C’est vrai.— Êtes-vous un cadavre pourrissant ?Jean-Claude ramena ses bras le long de

ses flancs et se laissa glisser dans l’eausavonneuse jusqu’à ce que sa tête seuleémerge encore des bulles.

— Ce n’est pas une de mes formes.— Ce n’est pas une réponse.Il sortit une main pâle de l’eau, une

poignée de mousse reposant dans sa paumecomme une boule de neige.

785/1048

— Il existe différentes capacités vam-piriques, ma petite. Tu le sais.

— Quel rapport avec la choucroute ?Il leva son autre main et joua avec la

mousse, la faisant passer de lune à l’autre.— Janos et ses deux compagnes sont

d’un type différent du mien. Et beaucoupplus rare. Si tu me vois un jour sous la formed’un cadavre pourrissant, c’est que je seraibel et bien mort. Mais eux, ils peuvent se dé-composer et se reconstituer à volonté, ce quiles rend infiniment plus difficiles à tuer. Lefeu est le seul moyen de garantir qu’ils ne re-viendront pas.

— Je vous trouve bien bavard tout àcoup, lâchai-je sur un ton soupçonneux.Vous ne m’avez jamais révélé autant d’in-formations à la fois.

Jean-Claude rentra ses mains dansl’eau et se redressa, des paquets de moussesur le torse.

786/1048

— C’est parce que j’ai peur que tu croiesque ce qui est arrivé à Jason se produiseentre nous...

— Nous ne mettrons jamais cette théor-ie à l’épreuve.

—Tu sembles bien sûre de toi. Ton désirflotte dans l’air comme un parfum, et pour-tant, tu es vraiment persuadée que nous neferons jamais l’amour. Comment peux-tuavoir envie de moi presque autant que j’aienvie de toi et être convaincue que nos deuxcorps ne s’uniront jamais ?

Pas certaine d’avoir une réponse, jeglissai le long du mur et m’assis sur le carrel-age, les genoux pliés contre la poitrine. Monflingue tapa contre le mur.

— C’est comme ça, c’est tout. Je nepourrais pas.

Une partie de moi le regrettait. Maisune partie seulement.

— Pourquoi, ma petite ?

787/1048

— Le sexe est une question de confi-ance. Il faut que j’aie confiance en quelqu’unpour faire l’amour avec lui. Or, je n’ai pasconfiance en vous.

Il riva sur moi ses yeux si bleus.— Tu es sincère, n’est-ce pas ?— Absolument.— Je ne te comprends pas, ma petite.

J’essaie, mais en vain.— Vous aussi, vous êtes une énigme

pour moi, si ça peut vous consoler.— Ça ne me console pas. Si tu étais une

femme normale, nous aurions couché en-semble depuis longtemps.

Jean-Claude soupira et se redressa en-core, l’eau ne lui arrivant plus qu’au niveaude la taille.

— Évidemment, si tu étais une femmenormale, je ne crois pas que je t’aimerais.

— C’est la poursuite qui vous excite. Ledéfi.

788/1048

— Exact, mais dans ton cas, il n’y a pasque ça. Si seulement tu voulais bien mecroire...

Il se pencha en avant, ramena ses gen-oux contre sa poitrine nue et les entoura deses bras en arrondissant les épaules. Alors,j’aperçus les cicatrices blanches quicouraient le long de son dos pour disparaîtredans l’eau. Elles n’étaient pas si nombreuses,mais quand même.

— D’où viennent ces cicatrices sur votredos ? demandai-je. Sauf si elles vous ont étéinfligées avec un objet béni, vous auriez dûpouvoir les guérir.

Jean-Claude tourna la tête vers moi etappuya la joue sur ses genoux pour me re-garder. Tout à coup, il semblait plus jeune,plus humain, presque vulnérable.

— Pas si je les ai récoltées avant mamort.

— Qui vous a fouetté ?

789/1048

— J’étais le « corrigé par procuration »du fils d’un aristocrate.

— Vous dites la vérité, n’est-ce pas ?— Oui.— C’est pour ça que Janos a agi ainsi ce

soir : pour vous rappeler d’où vous venez ?— Oui.— Vous n’êtes pas né noble ?— J’ai vu le jour dans une maison au sol

en terre battue, ma petite.—Ben voyons !Il releva la tête.— Si je devais réinventer mes origines,

j’aurais choisi quelque chose de plus ro-mantique ou de plus original que fils depaysan.

— Donc, vous étiez domestique dans unchâteau ?

— J’étais le compagnon du fils uniquede mon maître. Chaque fois qu’il se faisaittailler de nouveaux vêtements, j’en recevaisaussi. Nous avons eu le même précepteur et

790/1048

le même professeur d’équitation. À ses côtés,j’ai appris le maniement de l’épée, les danseset la bonne façon de se tenir à table. Etquand il faisait une bêtise, c’est moi qui étaispuni à sa place, parce qu’il était le seul fils deses parents, l’héritier d’un nom très ancien.

Il se radossa au bord de la baignoire, serecroquevillant sur lui-même.

— De nos jours, dès que des parentsdonnent une fessée à leur enfant, les âmesbien pensantes s’insurgent et parlent de mal-traitance. Les gens n’ont aucune idée de cequ’est la véritable maltraitance. Quand j’étaispetit garçon, tout le monde trouvait normalde fouetter un enfant désobéissant ou de lebattre jusqu’au sang. Y compris lesaristocrates.

» Mais mes maîtres n’avaient qu’unseul fils, et ils voulaient le préserver. Ils don-nèrent de l’argent à mes parents pourpouvoir m’emmener chez eux. La dame dumanoir m’avait choisi à cause de ma beauté.

791/1048

Plus tard, la vampire qui me transforma medit la même chose.

— Attendez une minute ! lançai-je.Jean-Claude tourna la tête vers moi

pour me faire sentir le poids de ses yeuxbleus. Je fis un gros effort afin de ne pas dé-tourner le regard.

— Ce visage et ce corps magnifiques nesont qu’une illusion vampirique, pas vrai ?Personne ne pourrait être aussi beau.

— Je t’ai déjà expliqué que mespouvoirs ne sont pas responsables de lafaçon dont tu me vois... Au moins, la plupartdu temps.

— Seraphina a dit que vous étiez le git-on de tous les vampires qui désiraients’amuser avec vous. Qu’est-ce que çasignifie ?

— Les vampires tuent des humainspour se nourrir, mais ils ont des tas d’autresraisons de les transformer. L’argent, lepouvoir, l’amour... En ce qui me concerne, ce

792/1048

fut le désir sexuel. Quand j’étais encore jeuneet faible, ils me faisaient circuler parmi eux.Et quand un d’eux se lassait de moi, il y enavait toujours un autre pour prendre saplace.

Je le regardai, horrifiée.— Vous avez raison. Si vous deviez in-

venter une histoire, ça ne serait pas celle-là.— La vérité est souvent hideuse ou

décevante, ma petite, ne trouves-tu pas ?Je hochai la tête.— Seraphina avait l’air âgé. Je croyais

que les vampires n’étaient pas censésvieillir...

— Nous gardons l’apparence que nousavions au moment de notre mort.

— Connaissiez-vous Seraphina quandvous étiez jeune ?

— Oui.— Avez-vous couché avec elle ?— Oui.

793/1048

— Comment avez-vous pu la laisservous toucher ?

— Je lui avais été donné par un maîtrevampire face auquel elle ferait pâle figure,même avec ses nouveaux pouvoirs. (Jean-Claude plongea son regard dans le mien.)Elle sait ce que tu veux. Elle connaît tonsouhait le plus cher, ton désir le plus brûlant,et elle peut le réaliser – ou, au moins, t’endonner l’impression. Que t’a-t-elle offert, mapetite ? Qu’a-t-elle pu te proposer ce soirpour manquer te faire craquer ?

Je détournai les yeux.— Et vous ? Que vous a-t-elle offert

jadis ?— Du pouvoir.Je sursautai.— Du pouvoir ?Jean-Claude hocha la tête.— Celui de leur échapper à tous.— Mais vous aviez déjà la capacité de

devenir un maître vampire. Elle était en vous

794/1048

depuis le début. Sinon, personne n’aurait puvous la conférer.

Il eut un sourire qui n’avait rien dejoyeux.

— Je le sais à présent. Mais à l’époque,je croyais que Seraphina était la seule qui mesauverait d’une éternité de...

Jean-Claude n’acheva pas sa phrase. Ilse laissa glisser sous l’eau, seules quelquesmèches noires flottant encore à la surface dela baignoire. Puis il se redressa en expirantbruyamment et en clignant des paupières.Ses cils épais étaient collés entre eux. Il passales mains dans ses cheveux mouillés, qui serépandirent sur ses épaules.

— Vos cheveux n’étaient pas si longs lapremière fois que nous nous sommesrencontrés.

— J’ai remarqué que tu aimais ça chezun homme.

— Si vous êtes mort, comment peuvent-ils continuer à pousser ?

795/1048

— Ça, c’est une question à laquelle je telaisserai trouver la réponse.

Il tordit sa chevelure pour l’essorer,puis tendit la main vers la pile de serviettes.Je me relevai précipitamment.

— Je vous laisse vous rhabiller.— Jason et Larry sont revenus ?— Pas encore.— Dans ce cas, je ne vais pas me rha-

biller tout de suite. Il se releva en attirantune serviette à lui. J’eus une brève vision deson corps nu et pâle, dégoulinant d’eaumousseuse, avant que la serviettes’interpose. À temps. Je m’enfuis de la sallede bains.

796/1048

Chapitre 30

Je me pelotonnai dans le fauteuil leplus éloigné de la chambre. Mais je ne pusdétacher mon regard de la porte ouverte.

Et merde ! J’aurais voulu prendre mesjambes à mon cou, n’était que ça n’auraitservi à rien. Ce n’était pas de Jean-Claudeque je me méfiais. Mais de moi.

Je touchai le Firestar, dans la poche demon peignoir. Il était lisse, dur et rassurant,mais il ne m’aiderait pas sur ce coup-là. Laviolence est une chose que je comprends. Lesexe me pose plus de problèmes.

Honnêtement, je n’avais pas envie decoucher avec Jean-Claude, mais j’espérais

voir encore un bout de sa chair nue. La lignede sa cuisse, ou peut-être... Je pressai lespaumes de mes mains contre mes yeux,comme pour chasser l’image qui venait des’imposer à moi.

— Ma petite ?Sa voix semblait beaucoup plus proche

que si elle venait de la salle de bains.Je ne voulais pas regarder, comme si je

risquais de devenir aveugle, conformémentaux menaces de grand-maman Blake. Mais jesentis l’air se déplacer alors qu’il s’ap-prochait de moi.

Millimètre par millimètre, je baissaimes mains. Jean-Claude était agenouillédevant moi, une épaisse serviette blanche en-roulée autour de la taille.

Je laissai mes mains retomber sur mesgenoux. Des gouttes d’eau perlaient toujourssur sa peau. Il s’était peigné, mais sescheveux encore mouillés, plaqués en arrière,découvraient plus son visage que d’habitude.

798/1048

Sans le contraste de ses boucles noires, sesyeux semblaient plus clairs.

Jean-Claude posa une main sur chaqueaccoudoir et se pencha vers moi. Ses lèvreseffleurèrent les miennes en un baiser fugitif,presque chaste. Puis il s’écarta de moi, lâchale fauteuil et s’assit sur ses talons.

J’avais l’impression que mon cœur étaitremonté dans ma gorge, et ça n’était pas àcause de la peur.

Jean-Claude me prit doucement lesmains, les souleva et les posa sur ses épaulesnues. Sa peau était tiède, lisse et humide. Ilne me serrait pas du tout les poignets.J’aurais facilement pu me dégager, et jesavais qu’il n’aurait rien fait pour m’enempêcher.

Mais lorsqu’il fit courir ses mains lelong de mon torse, je m’arrachai à son étre-inte. Il ne prononça pas un mot, n’esquissapas le moindre geste, se contentant de resteragenouillé et de me dévisager. Je voyais

799/1048

pulser la veine de son cou, et j’avais envie dela toucher.

Je posai de nouveau mes mains sur sesépaules et approchai mon visage du sien.Alors que ses lèvres venaient à ma rencontre,je le saisis par le menton et lui tournai la têtesur le côté. Puis j’appuyai mes lèvres sur soncou, les entrouvris et tâtonnai jusqu’à ce queje sente son pouls battre contre ma langue. Ilavait un goût de savon parfumé, d’eau et depropreté.

Je me laissai glisser à terre et me ret-rouvai agenouillée face à lui. À présent, ilétait plus grand que moi, mais pas trop. Jeléchai l’eau sur sa poitrine et m’autorisai àfaire une chose dont j’avais envie depuis desmois. Alors que ma langue lui caressait lemamelon, je le sentis frissonner.

Quand il défit la ceinture de monpeignoir, je ne protestai pas. Je le laissaiglisser ses mains sous la panne de velours etles poser sur ma taille. Seul mon tee-shirt

800/1048

séparait encore sa chair de la mienne. Sesdoigts remontèrent le long de mes flancs etcaressèrent ma poitrine.

Pendant ce temps, mon flingue se bal-ançait dans la poche de mon peignoir défait.Un mouvement qui me distrayait etm’irritait.

Je levai mon visage vers celui de Jean-Claude. Ses bras glissèrent derrière mon doset me pressèrent contre la longue ligne hu-mide de son corps. Sa serviette étaitdangereusement près de se détacher.

Ses lèvres caressèrent les miennes.Doucement d’abord, puis avec de plus enplus d’avidité. Pour un peu, il m’aurait pr-esque fait mal. Ses bras étaient verrouillésautour de mes épaules.

Mes mains descendirent vers sa taille etdécouvrirent que la serviette était déjà dé-faite. Le bout de mes doigts effleurant le hautde ses fesses, je m’aperçus que seule la pres-sion de nos corps l’empêchait de tomber.

801/1048

Jean-Claude me dévorait la bouche. Jesentis quelque chose d’aigu, de douloureux.Je me rejetai en arrière et goûtai mon propresang.

Jean-Claude me lâcha. Il se rassit surses talons, la serviette posée sur ses genoux.

— Désolé, ma petite. Je me suis laisséemporter.

Je touchai ma langue et retirai mesdoigts tachés de sang.

— Vous m’avez mordue.— Encore une fois, je suis désolé.— Je n’en doute pas.— Ne joue pas les offensées. Tu viens

d’admettre, pour ton bénéfice autant quepour le mien, que tu éprouves de l’attiranceenvers moi.

Je m’assis sur le sol au pied du fauteuil,mon peignoir toujours ouvert et mon tee-shirt remonté jusqu’à la taille. Je supposequ’il était un peu tard pour protester de moninnocence.

802/1048

— D’accord, de l’attirance. Vous êtescontent ?

— Presque, dit-il.À présent, je voyais autre chose dans

ses yeux. Quelque chose de sombre, de li-quide et d’infiniment ancien.

— Je peux t’offrir mon corps mortel etbien plus encore, ma petite. Bien plusqu’aucun amant humain. Tu n’as jamais rienconnu de semblable.

— Perdrai-je un peu de sang chaquefois ?

— C’était un accident.Je le regardai en silence. Pâle et

mouillé, agenouillé devant moi avec unepauvre serviette chiffonnée qui ne masquaitpas grand-chose de sa nudité.

— C’est la première fois que je trompeRichard, déclarai-je enfin.

— Tu sors avec moi depuis dessemaines.

Je secouai la tête.

803/1048

— Ce n’était pas tromper. Contraire-ment à ce que je viens de faire.

— Dans ce cas, puis-je te demander situ m’as trompé avec Richard ?

Je n’avais pas envie de répondre.— Allez vous habiller.— C’est vraiment ce que tu veux ?Subitement gênée, je détournai le

regard.— Oui. S’il vous plaît.Jean-Claude se releva en tenant la ser-

viette. Je baissai les yeux, et n’eus pas besoinde voir son visage pour savoir qu’il souriait.

Il gagna la chambre sans prendre lapeine de s’envelopper de la serviette. Sesmuscles bougeaient sous sa peau, de sa taillejusqu’à ses mollets, et je profitai du spectaclejusqu’à ce qu’il passe dans la pièce voisine.

Je touchai ma langue du bout du doigt.Elle saignait encore. Voilà ce qui arrivequand on embrasse un vampire. Rien que d’yrepenser, ça me rendait nerveuse.

804/1048

— Ma petite ? appela Jean-Claude.— Oui.— Tu as un sèche-cheveux ?— Dans ma valise. Servez-vous.Dieu merci, je l’avais traînée près de la

porte de la salle de bains pour m’épargner lapeine de revenir la chercher en sortant de ladouche. Un bon point pour ma paresse.Maintenant que mes hormones refluaient,l’embarras reprenait le dessus.

J’entendis mon sèche-cheveux semettre en marche, et me demandai si Jean-Claude se tenait nu devant le miroir pendantqu’il se coiffait. J’étais parfaitement con-sciente d’avoir simplement à approcher de laporte pour le vérifier.

Je me relevai, descendis mon tee-shirtsur mes cuisses, nouai la ceinture de monpeignoir et m’assis sur le canapé en tournantle dos à la chambre. Comme ça, je ne seraispas tentée.

805/1048

Je sortis le Firestar de ma poche et leposai sur la table basse, devant moi. Tou-jours aussi solide et aussi sombre, il semblaitme fixer d’un air accusateur.

Le sèche-cheveux s’arrêta.— Ma petite ? appela de nouveau Jean-

Claude.— Quoi encore ?— Viens me parler pendant que le soleil

se lève.Je levai les yeux vers la fenêtre dont il

avait ouvert les rideaux. Dehors, le ciel étaitmoins sombre. Il n’y avait pas encore de lu-mière, mais il s’éclaircissait peu à peu.

Je refermai les rideaux et passai dans lapièce voisine, laissant le Firestar sur la table.De toute façon, le Browning était dans lachambre.

Jean-Claude avait proprement replié lecouvre-lit et la couverture au pied du lit. Seulle drap couleur de vin rouge cachait son

806/1048

corps jusqu’à la taille. Ses doux cheveuxnoirs bouclaient sur la taie d’oreiller.

— Tu peux venir t’allonger près de moi,si tu veux.

Je m’adossai au mur et secouai la tête.— Je ne te propose pas de faire l’amour,

ma petite. L’aube est trop proche pour ça. Jet’offre une moitié du lit...

— Je dormirai sur le canapé, maismerci quand même.

Un sourire légèrement moqueurretroussa le coin de ses lèvres. Son arrogancehabituelle refaisait surface. Il était presqueréconfortant de s’apercevoir que rien n’avaitchangé.

— Ce n’est pas en moi que tu n’as pasconfiance. C’est en toi.

Je haussai les épaules.Il tira le drap sur sa poitrine – un geste

presque protecteur.— Ça vient, dit-il avec une trace de peur

dans la voix.

807/1048

— Qu’est-ce qui vient ?— Le soleil.Je regardai les rideaux tirés, contre le

mur du fond. Ils étaient trop épais pour lais-ser entrer la lumière, mais un rayon grisâtresoulignait leurs contours.

— Ça va aller, même sans votrecercueil ? demandai-je.

— Tant que personne n’ouvrira lesrideaux... Je t’aime, ma petite. Autant quej’en suis capable.

Je ne sus pas quoi répondre. « Je vousdésire » ne me semblait guère approprié.« Je vous aime aussi » eût été un mensonge.

La lumière blanchit autour des rideaux.Le corps de Jean-Claude s’affaissa sur le lit.Il roula sur le côté, une main tendue, l’autreplaquant le drap sur sa poitrine. Alors qu’ilse tournait vers la fenêtre, je sentis le goût desa peur sur ma langue.

M’agenouillant près du lit, je faillis luiprendre la main, mais je me retins.

808/1048

— Et maintenant, que va-t-il se passer ?— Si tu veux le savoir, tu n’as qu’à

regarder.Je m’attendais à ce que ses yeux papil-

lotent et à ce que a voix devienne pâteusecomme s’il s’endormait. Mais cela ne sepassa pas ainsi.

La douleur le fit grimacer.— Ça fait mal, chuchota-t-il.Puis ses paupières se fermèrent d’un

coup, et son visage se détendit.J’avais déjà vu mourir des gens, re-

gardé la lumière s’éteindre dans leurs yeux etsenti leur âme s’échapper de leur corps. Et cefut ce qui arriva. Quand le soleil levant dé-coupa une ligne blanche autour des rideaux,Jean-Claude mourut. Son souffle s’échappade ses poumons en un sifflement rauque.

Agenouillée près du lit, je frissonnai.Bon sang, je savais reconnaître un cadavrequand j’en voyais un.

Et merde !

809/1048

Les bras croisés sur le drap et lementon posé dessus, j’observai Jean-Claude,attendant qu’il respire ou qu’il bouge. Maisune immobilité parfaite s’était emparée delui.

Je tendis une main vers son bras. Uninstant, mes doigts s’immobilisèrent au-des-sus de sa peau. Puis je le touchai. Sa chairétait encore tiède, encore humaine, mais ilne bougeait pas. Je lui saisis le poignet : pasde pouls. Aucun sang ne circulait dans soncorps.

S’apercevait-il que j’étais là ? Mesentait-il le toucher ? Je le contemplaipendant ce qui me parut une éternité.

J’avais enfin la réponse à ma question.Les vampires étaient morts. La force qui lesanimait ressemblait à mon pouvoir : uneforme de nécromancie. Voilà qui éclairait lanécrophilie sous un nouveau jour, sansmauvais jeu de mots.

810/1048

J’avais cru sentir son âme s’échapperde son corps. Était-ce le fruit de mon imagin-ation ? Les vampires ne sont pas censés avoirune âme – c’est bien là le problème...

Pourtant, j’avais perçu l’envol dequelque chose. Si ce n’était pas une âme, dequoi pouvait-il s’agir ? Et si c’était une âme,où allait-elle pendant la journée ? Qui veillaitsur les âmes des vampires alors qu’ilsgisaient morts à l’abri du soleil ?

Quelqu’un frappa à la porte de masuite. Les garçons étaient de retour.

Je me levai en resserrant la ceinture demon peignoir.

J’avais soudain très froid, et je ne com-prenais pas pourquoi.

Je marchai vers la porte. La coupure dema langue avait presque cessé de saigner.

811/1048

Chapitre 31

Je rêvais.Dans mon rêve, quelqu’un me tenait sur sesgenoux. Des bras lisses et bruns m’envelop-paient. Je levai les yeux vers le visage rieurde ma mère, la plus belle femme du monde...Je me pelotonnai contre elle et inspirail’odeur propre de sa peau. Elle avait toujourssenti le talc Hypnotique.

Elle se pencha et m’embrassa sur leslèvres. J’avais oublié le goût de son rouge, lafaçon dont elle me frottait la bouche avec sonpouce et éclatait de rire parce qu’elle m’avaitbarbouillée.

Cette fois, quand elle retira son doigt, ilétait maculé d’une substance plus brillante,plus liquide que d’habitude. Du sang. Elles’était piquée avec une épingle à nourrice.

« Fais un bisou sur mon bobo pour leguérir, Anita », dit-elle en me tendant sonpouce.

Mais trop de sang coulait le long de samain en filets écarlates. Je levai de nouveaules yeux vers son visage. Lui aussi ruisselaitde sang.

Je me réveillai en sursaut sur le canapéde velours, haletante. Je sentais encore legoût de son rouge à lèvres sur ma bouche, etl’odeur du talc Hypnotique s’accrochait àmoi.

Larry se redressa sur la causeuse en sefrottant les yeux.

— Qu’est-ce qui se passe ? Le téléphonea sonné ?

— Non. J’ai fait un cauchemar.

813/1048

Il hocha la tête, s’étira, puis fronça lessourcils.

— Tu t’es mis du parfum ?— Que veux-tu dire ?— Du parfum ou du talc. Tu ne sens

pas ?Je déglutis et faillis m’étrangler.— Si, je le sens.Je poussai ma couverture et jetai l’or-

eiller à travers la pièce.Larry posa les pieds sur le sol.— Mais enfin, qu’est-ce qui t’arrive ?J’avançai vers la fenêtre et tirai les

rideaux. La porte de la chambre fermée,Jean-Claude était en sécurité. Jason devaitdormir avec lui.

Debout dans la lumière du soleil, jelaissai sa chaleur me pénétrer et m’appuyaicontre la vitre tiède. Alors seulement, jem’aperçus que je ne portais rien d’autrequ’un maxi tee-shirt par-dessus ma culotte.Tant pis.

814/1048

Je restai plantée devant la fenêtreplusieurs minutes, attendant que les batte-ments de mon cœur ralentissent.

— Seraphina m’a envoyé un rêve,expliquai-je. L’odeur que tu sens c’est le par-fum de ma mère.

Larry me rejoignit. Il portait un shortde gym et un tee-shirt vert. Ses cheveux rouxet bouclés étaient tout ébouriffés. Quand ilentra dans la lumière, il plissa les yeux.

— Je croyais que seul un vampire ayantune connexion avec toi – une prise surtoi – pouvait envahir tes rêves, dit-il.

— Je le croyais aussi.— Alors, comment ai-je pu sentir le

parfum de ton rêve ?Le front appuyé contre la vitre, je sec-

ouai la tête.— Je ne sais pas.— Seraphina t’a marquée ?— Je ne sais pas.

815/1048

Il me posa une main sur l’épaule et lapressa.

— Ça va aller.Je me dégageai et fis les cent pas dans

le salon.— Non, ça n’ira pas du tout, Larry ! Ser-

aphina a envahi mes rêves. Jusque-là, per-sonne d’autre que Jean-Claude n’y étaitparvenu.

Je m’arrêtai net en m’avisant que c’étaitfaux. Nikolaos l’avait fait. Mais seulementaprès m’avoir mordue. Quoi qu’il en soit,c’était très mauvais signe.

— Que vas-tu faire ? demanda Larry.— La tuer.— L’assassiner, tu veux dire.S’il ne m’avait pas dévisagée de ses

grands yeux sérieux, j’aurais répondu : « Etcomment ! » Mais il est dur de plaisanteravec ces choses-là quand quelqu’un vous re-garde comme si vous veniez de flanquer uncoup de pied à son chiot préféré.

816/1048

— Je vais essayer d’avoir un mandat.— Et si tu n’y arrives pas ?— Si c’est elle ou moi, Larry, ce sera

elle. D’accord ? Il me dévisagea tristement.— Ce que j’ai fait la nuit dernière...

C’était un meurtre. Je le sais. Mais au moins,je n’avais rien prémédité.

— Reste dans ce métier assezlongtemps, et ça finira par t’arriver.

Il secoua la tête.— Je ne crois pas.— Crois ce que tu veux, mais c’est

quand même la vérité. Ces créatures sonttrop dangereuses pour qu’on respecte lesrègles quand on joue avec elles.

— Si tu en es persuadée à ce point,comment peux-tu sortir avec Jean-Claude ?Le laisser te toucher ?

— Je n’ai jamais dit que j’étais logique.— Tu ne peux pas te justifier, pas vrai ?— Justifier quoi ? Vouloir tuer Seraph-

ina, ou sortir avec Jean-Claude ?

817/1048

— Les deux. Anita, si tu fais partie desméchants, tu ne peux pas faire partie desgentils.

J’ouvris la bouche et la refermai. Quepouvais-je répondre ?

— Je suis une gentille, Larry, lâchai-jeenfin. Mais je refuse de devenir une martyre.Si ça m’oblige à enfreindre la loi, tant pis.

— Alors, tu vas réclamer un mandatd’exécution ? insista-t-il avec une expressionparfaitement neutre.

Soudain, il semblait beaucoup plusvieux. Presque solennel, malgré ses cheveuxroux dressés sur sa tête.

Je regardais Larry vieillir sous mesyeux. Pas en termes d’âge, mais d’expérience.Quelques mois plus tôt, il n’avait pas du toutce regard. Le regard de quelqu’un qui enavait trop vu, trop fait. Il s’efforçait de resterSire Galaad, mais Galaad avait Dieu de soncôté. Larry n’avait que moi. Ça ne suffisaitpas.

818/1048

— Le seul moyen d’obtenir un mandatserait de mentir, dis-je.

— Je sais.— Seraphina n’a enfreint aucune loi

pour le moment. Je ne mentirai pas à cesujet.

Larry sourit.— Je préfère ça. Quand avons-nous

rendez-vous avec Dorcas Bouvier ?— À 15 heures.— As-tu trouvé ce que tu pourrais sacri-

fier pour relever les zombies de Stirling ?— Non.— Que comptes-tu lui dire ?— Je ne sais pas encore. J’aimerais

vraiment savoir pourquoi il veut la peau deMagnus.

— Pour s’approprier son terrain, avançaLarry.

— Le cabinet de Stirling a parlé de la fa-mille Bouvier dans son ensemble. Ça signifie

819/1048

que Magnus n’est pas le seul à leur intenterun procès. Donc, le tuer ne résoudrait rien.

— Alors, pourquoi ?— C’est justement la question que je me

pose.— Nous devons parler à Magnus.— Et de préférence loin des oreilles de

Seraphina.— Ce n’est pas moi qui te contredirai.— Mais avant, je voudrais me procurer

de l’onguent antifairies.— Du quoi ?— Tu n’as pas eu de cours sur les

fairies ?— C’était une UV facultative, dit-il

piteusement.— L’onguent antifairies immunise

contre leurs glamours. Juste au cas où Mag-nus nous cacherait quelque chose de pire queSeraphina.

— Rien ne peut être pire que ça, affirmaLarry.

820/1048

— Sans doute, concédai-je. Mais ça em-pêchera Magnus de faire usage de sa magiesur nous. C’est une précaution que nousferions aussi bien de prendre avant d’allervoir Dorrie. Elle n’est peut-être pas aussi ef-frayante que son frère, mais elle brille, etj’aimerais autant qu’elle ne brille pas surnous.

— Tu crois que Seraphina retrouveraJeff Quinlan ?

— Si quelqu’un en est capable, c’est elle.Elle semblait persuadée de réussir à vaincreXavier. Cela dit, Jean-Claude était convaincude la vaincre, elle. Et il se trompait.

— Donc, nous sommes dans le camp deSeraphina ?

Présenté comme ça, ça n’avait rien d’at-trayant. Pourtant, je hochai la tête.

— À choisir entre un vampire qui re-specte la plupart des lois, et un autre quimassacre des gamins... Ouais, on est dansson camp.

821/1048

— Il n’y a pas cinq minutes, tu parlaisde la tuer.

— Je me retiendrai jusqu’à ce qu’elle aitsauvé Jeff et buté Xavier.

— Pourquoi le tuerait-elle ? demandaLarry.

— Parce qu’il massacre des humains surson territoire. Elle peut dire ce qu’elle veut,c’est quand même un défi à son autorité. Et ilm’étonnerait que Xavier relâche Jeff sans sebattre.

— Que lui est-il arrivé la nuit dernière,d’après toi ?

— Y penser ne sert à rien. Nous faisonsdéjà tout notre possible pour lui.

— Nous pourrions parler de Seraphinaau FBI, proposa Larry.

— Il vaut mieux pas. Les maîtres vam-pires ne coopèrent pas avec les flics à moinsd’y être forcés. Les policiers ont passé tropd’années à leur tirer dessus à vue.

822/1048

— D’accord. Nous devons quand mêmetrouver un sacrifice assez important pour re-lever les morts du cimetière, ce soir.

— Je vais y réfléchir, promis-je.— Tu n’as vraiment aucune idée pour le

moment ?Larry semblait surpris.— À moins de recourir à un sacrifice

humain, je ne crois pas pouvoir réanimerplusieurs zombies vieux de trois siècles,avouai-je. Même moi, j’ai mes limites.

— Ravi de t’entendre l’admettre.Malgré moi, je souris.— J’espère que ça restera entre nous...Larry me tendit une main, et je frappai

dedans. Il frappa la mienne en retour, et jeme sentis tout de suite mieux. Les amis, ça aquand même du bon !

823/1048

Chapitre 32

Dorcas Bouvier était adossée à unevoiture dans le parking. Ses cheveux scintil-laient au soleil, tourbillonnant comme desremous à la surface d’un torrent chaque foisqu’elle bougeait. Un jean et un débardeurkaki moulaient sa silhouette irréprochable.

Larry tenta de ne pas la reluquer tropouvertement, mais c’était difficile. Il portaitun tee-shirt bleu, un jean, des Nike blancheset une surchemise en flanelle à carreaux quidissimulait son holster d’épaule.

De mon côté, j’avais enfilé un jean, unpolo bleu marine, des Nike noires et unechemise bleue deux tailles trop grande pour

moi. J’avais dû l’emprunter à Larry, car maveste en cuir était couverte de poix vam-pirique, et il me fallait quelque chose pourcacher mon Browning. Se balader avec unflingue en vue rend les gens nerveux. Larryet moi avions l’air de nous fournir dans lemême magasin.

Dorrie s’écarta de la voiture.— Y allons-nous ?— Nous aimerions d’abord parler à

Magnus, déclarai-je.— Pour pouvoir le livrer aux flics ?Je secouai la tête.— Pour découvrir pourquoi Stirling a

tellement envie de le tuer.— J’ignore où il est. (Dorrie dut lire du

scepticisme sur mon visage, car elle ajouta :)Et même si je le savais, je ne vous le diraispas. Les gens qui font usage de magie sur lapolice risquent la peine de mort. Je netrahirai pas mon frère.

— Je ne suis pas flic, lui rappelai-je.

825/1048

Elle plissa les yeux.— Êtes-vous venue examiner le tumu-

lus de Squelette Sanglant, ou m’interrogersur Magnus ?

— Pourquoi nous attendiez-vous de-hors ? Vous auriez pu rester là longtemps.

— Je savais que vous seriez à l’heure.Ses pupilles tournoyèrent et rétrécirent

jusqu’à devenir deux points minuscules,comme les yeux d’un perroquet surexcité.

— D’accord, allons-y.Dorrie nous fit contourner le restaurant

adossé à la lisière des bois et s’engagea surun chemin à peine assez large pour laisserpasser un homme adulte. Même si nous mar-chions en file indienne, les branches me fou-ettaient les épaules, et les feuilles vert tendreà peine écloses frottaient contre mes jouescomme du velours. Des racines saillaient àcertains endroits, des mauvaises herbes ay-ant commencé à envahir la piste, comme si

826/1048

elle n’était plus autant fréquentéequ’autrefois.

Dorrie se déplaçait sur le sol accidentéavec aisance, en ondulant des hanches. Vis-iblement, ce chemin lui était familier. Mais iln’y avait pas que ça. Les branches qui s’ac-crochaient à ma chemise ne se prenaient ja-mais dans ses cheveux. Les racines qui men-açaient de me faire trébucher ne la ralentis-saient pas.

Nous avions trouvé de l’onguent dansune boutique de diététique. Donc, que lesbuissons s’écartent pour elle et pas pournous ne pouvait pas être une illusion. Lesglamours des Bouvier n’étaient peut-être pasla seule chose dont nous devions nous in-quiéter. Voilà pourquoi, exceptionnellement,j’avais chargé mon Browning avec des ballesordinaires, que avais dû acheter pour lacirconstance.

Larry aussi était chargé à bloc, et pourla première fois, je regrettais qu’il n’ait pas

827/1048

deux flingues au lieu d’un. J’avais gardé monFirestar et ses balles en argent, mais si unvampire nous sautait dessus, Larry ne pour-rait pas se défendre. Évidemment, nousétions en plein jour, et les fairies me préoc-cupaient beaucoup plus que les buveurs desang pour le moment.

Nous avions du sel dans nos poches dechemise : pas une grosse quantité, juste as-sez pour lancer sur un fey ou sur un objet en-chanté par un fey. Le sel neutralise la magiedes fairies. Temporairement, mais c’estmieux que rien.

Une petite brise balaya le chemin et setransforma brusquement en bourrasque.L’air embaumait le frais et le neuf, l’imagineque le commencement des temps devaitavoir cette odeur : le pain tiède, le lingepropre, le printemps... lui réalité, il empes-tait sûrement l’ozone et l’eau croupie. Laréalité sent toujours plus mauvais que lesrêves éveillés.

828/1048

Dorrie s’immobilisa et se tourna versnous.

— Les arbres en travers du chemin nesont qu’une illusion. Ignorez-les.

— Quels arbres ? demanda Larry.Je jurai intérieurement. Il aurait été bi-

en de ne pas trahir notre petit secret.Dorrie revint vers nous. Elle m’étudia

un moment, puis fit la grimace comme si elleavait vu quelque chose de répugnant.

— Vous portez de l’onguent, dit-elle.— Magnus a tenté de nous charmer

deux fois. La prudence est la mère de lasûreté, me défendis-je.

— Dans ce cas, nos illusions ne vousgêneront pas.

Elle fit volte-face et repartit d’un bonpas, nous laissant trébucher derrière elle.

Le chemin débouchait sur une clairièreparfaitement circulaire. Au centre se dressaitun petit tumulus surmonté d’une croixceltique en pierre blanche et couvert d’une

829/1048

masse de fleurs bleu vif. Le sol disparaissaitsous ces campanules épaisses et charnues, àla couleur plus intense que celle du ciel.

Je n’y connais pas grand-chose en bota-nique, mais je sais que les campanules nepoussent pas spontanément en Amérique duNord. Pour les cultiver dans le Missouri, ilfaudrait leur consacrer plus d’eau que rais-onnable. Mais en voyant ce tapis magnifiqueentouré d’arbres, je trouvais que ça en valaitla peine.

Dorrie s’était pétrifiée parmi les fleursqui lui arrivaient jusqu’aux genoux. Bouchebée, son ravissant visage déformé par uneexpression horrifiée, elle regardait son frère.

Magnus Bouvier était agenouillé ausommet du tumulus, près de la croix. Sabouche était rouge de sang frais. Quelquechose remuait autour et devant lui. Un trucque je sentais plus que je le voyais. Si c’étaitune illusion, l’onguent aurait dûm’immuniser.

830/1048

Je tentai de l’observer de biais. Parfois,la vision périphérique marche mieux sur lesphénomènes magiques. Du coin de l’œil, jedistinguai l’air qui ondulait en formant unesilhouette plus massive que celle d’unhomme.

Magnus se tourna et nous aperçut.Alors qu’il se relevait brusquement, les on-dulations se dissipèrent comme si ellesn’avaient jamais existé. Il s’essuya la bouched’un revers de la manche.

— Dorrie..., dit-il d’une voix douce.Sa sœur courut au sommet du tumulus.— Blasphème ! cria-t-elle avant de le

gifler.J’entendis le bruit que fit sa main en

claquant sur la joue de Magnus.— Ouille, souffla Larry. Pourquoi est-

elle en colère ?Dorrie frappa de nouveau Magnus, si

fort qu’il en tomba sur le cul au milieu desfleurs.

831/1048

— Comment as-tu pu ? fulmina-t-elle.Comment as-tu pu faire une chose aussivile ?

— Qu’est-ce qu’il a fait ? demandaLarry.

— Il s’est nourri de Tête Écorchée,Squelette Sanglant. Comme son ancêtre,expliquai-je.

Dorrie se tourna vers nous. Ellesemblait hagarde et horrifiée, comme si elleavait surpris son frère en train de molesterdes enfants.

— C’était interdit. (Elle se retourna versMagnus.) Et tu le savais !

— Je voulais le pouvoir, Dorrie, sedéfendit son frère. Quel mal ai-je fait ?

— Quel mal ? Quel mal ?Dorrie le saisit par les cheveux et le

força à se redresser sur les genoux, exposantdes traces de morsure dans son cou.

— Voilà pourquoi cette créature peutt’appeler. Et pourquoi un des Daoine Sidhe,

832/1048

fût-il un bâtard comme toi, est appelé par lamort.

Elle le lâcha si brusquement qu’iltomba à quatre pattes. Puis elle s’assit prèsde lui et se mit à pleurer.

J’avançai vers eux. Les campanuless’écartèrent sur mon passage comme les flotsde la mer Rouge devant Moïse. Elles ne re-muèrent pas : simplement, elles n’étaient ja-mais là où je posais les pieds.

— Doux Jésus, hoqueta Larry. J’hallu-cine, ou ces fleurs bougent ?

— Pas exactement, répondit Magnus.Il descendit du monticule de terre et

s’immobilisa à sa base. Il portait encore lesmoking de la veille, enfin, ce qu’il en restait.La tache de sang, sur sa manche, brillait surle tissu blanc.

Nous nous frayâmes un chemin parmiles campanules qui bougeaient... et nebougeaient pas... pour le rejoindre au pieddu tumulus.

833/1048

Magnus avait coincé ses cheveux der-rière ses oreilles de façon à dégager son vis-age. Et non, ses oreilles n’étaient pas poin-tues. Je me demande bien d’où vient cetterumeur idiote.

Il soutint mon regard sans broncher.S’il avait honte de ce qu’il avait fait, ça ne sevoyait pas. Dorrie continuait à pleurercomme si son cœur allait se briser.

— Maintenant, vous savez, lâchaMagnus.

— On ne peut pas saigner un fairie,dans sa chair ou ailleurs, sans magie rituelle,lançai-je. J’ai lu le sort, Magnus.

Il me sourit, et son sourire était tou-jours aussi séduisant malgré le sang qui mac-ulait les coins de sa bouche.

— J’ai dû me lier à la créature, avoua-t-il. Lui donner un peu de ma mortalité pouravoir son sang.

834/1048

— Le sort n’est pas censé vous aider àtirer du sang, insistai-je. Il a été conçu pourpermettre aux fairies de s’entre-tuer.

— Si la créature a reçu un peu de votremortalité, avez-vous reçu un peu de son im-mortalité ? demanda Larry.

Une bonne question.— En effet, dit Magnus, mais ce n’est

pas pour ça que je l’ai fait.— Tu l’as fait pour le pouvoir, espèce de

fils de pute ! grogna Dorrie.Elle descendit du tumulus, glissant

parmi les étranges fleurs.— Tu voulais lancer de vrais glamours,

avoir de la vraie magie. Mon Dieu, Magnus,tu dois boire son sang depuis ton adoles-cence. À cette époque, tes pouvoirs se sontsoudain développés. Nous avons tous cruque c’était à cause de la puberté.

— Je crains que non, chère sœur ! lançaMagnus.

Dorrie lui cracha à la figure.

835/1048

— Notre famille a été maudite et liée àcette terre pour racheter le péché de notreancêtre. Ce péché que tu viens de commettreà ton tour. Squelette Sanglant s’est échappéla dernière fois que quelqu’un a tenté deboire son sang.

— Il n’a pas bougé d’ici, ces dixdernières années.

— Qu’en sais-tu ? Comment peux-tuêtre certain que la créature nébuleuse que tuas appelée n’est pas sortie de sa prison poureffrayer des enfants ?

— Tant qu’elle ne leur fait pas de mal,où est le problème ? répliqua Magnus.

— Attendez une minute, dit Larry.Pourquoi ferait-elle peur aux enfants ?

— Je te l’ai déjà dit : c’est une vieillecomptine. Tête Écorchée, Squelette Sanglantétait censé manger les enfants désobéissants.

Une idée horrible me traversa l’esprit.J’avais vu un vampire utiliser une épée, maisétais-je absolument sûre que c’était bien ça ?

836/1048

Non...— Quand la créature s’est échappée,

autrefois, et qu’elle a massacré la tribuindienne, a-t-elle utilisé une arme, ou seule-ment ses mains ? demandai-je.

— Je l’ignore, répondit Dorrie.— C’est important ?— Oh, mon Dieu, souffla Larry.— Ça pourrait l’être, dis-je.— Vous pensez à ces meurtres, c’est ça ?

lança Magnus. Vous vous trompez. SqueletteSanglant ne peut pas se manifester physique-ment. J’y ai veillé.

— En es-tu certain, cher frère ? En es-tuabsolument certain ?

La voix de Dorrie tranchait et dé-coupait. Elle maniait le mépris comme unearme.

— Oui, j’en suis certain.— Nous devons faire appel à une

sorcière, déclarai-je. Je ne suis pas assezcalée en la matière.

837/1048

Dorrie hocha la tête.— Je comprends. Le plus tôt sera le

mieux.— Tête Écorchée, Squelette Sanglant

n’est pas responsable de ces meurtres, insistaMagnus.

— Dans votre propre intérêt, je l’espère,dis-je.

— Pourquoi ?— Parce que cinq personnes sont mor-

tes. Des gamins qui n’avaient rien fait pourmériter ça.

— Il est emprisonné par une combinais-on de pouvoir indien, chrétien et fey. Il nepeut pas se libérer.

Je contournai lentement le tumulus.Les campanules charnues s’écartaient tou-jours devant moi. Je tentai d’observer mespieds, mais cela me fit tourner la tête, parceque les fleurs bougeaient... sans bouger.C’était comme essayer de les regarder éclore.

838/1048

On a beau savoir que le processus est encours, on n’arrive jamais à le saisir.

Je me tournai vers le tumulus. Commeje n’essayais pas de percevoir les morts, la lu-mière du jour ne me gênait pas. Il abritait dela magie, une putain de quantité de magie. Jen’avais encore jamais senti de la magie fey.Pourtant, il y avait là quelque chose de fam-ilier, et ce n’était pas le pouvoir chrétien.

— De la nécromancie, compris-je. Elle aparticipé à l’élaboration du sort d’emprison-nement. (J’achevai mon tour du tumulus etme campai devant Magnus.) Un petit sacri-fice humain, peut-être ?

— Pas exactement.— Nous ne recourions jamais à un sac-

rifice humain, affirma Dorrie.Elle, peut-être pas. Mais son frère, je

n’en étais pas si sûre. Toutefois, je me gardaide le lui dire. Elle était déjà assezbouleversée.

839/1048

— S’il ne s’agit pas d’un sacrifice, dequoi s’agit-il ?

— Nos ancêtres sont ensevelis danstrois de ces collines, répondit Magnus. Leurscorps sont des pieux qui immobilisent levieux Squelette Sanglant.

— Comment pouvez-vous ignorerlesquelles de ces collines appartenaient àvotre famille ?

— Tout ça remonte à plus de trois centsans. Il n’y avait pas d’actes de propriété, àl’époque. Au début, je n’étais pas sûr à centpour cent que celle qui intéresse Stirling enfasse partie. Mais quand ils ont commencéles travaux d’excavation, je l’ai senti.

Il frissonna et se recroquevilla sur lui-même, comme si la température avaitbrusquement baissé.

— Vous ne pouvez pas relever les mortspour lui. Si vous le faites, vous libérerezSquelette Sanglant. Et le sort nécessaire pourl’arrêter est très compliqué. Je ne suis pas

840/1048

certain de réussir à le lancer et je ne connaispas de chaman indien.

— Tu as piétiné tout ce que nous re-présentions, dit Dorrie.

— Seraphina vous a offert quoi ?demandai-je à Magnus.

— De quoi parlez-vous ?— Elle offre à chacun d’exaucer le désir

le plus secret de son cœur. Quel était le vôtre,Magnus ?

— La liberté et le pouvoir. Elle m’apromis de dégoter un autre gardien pourTête Écorchée, Squelette Sanglant. Elle a ditqu’elle trouverait un moyen de me permettrede conserver le pouvoir que je lui avais em-prunté, tout en m’épargnant la peine d’avoirà veiller sur lui.

— Et vous l’avez crue ?— Je suis la seule personne de ma fa-

mille qui a ce pouvoir. Nous serons ses gardi-ens à jamais, pour nous punir d’avoir voléson pouvoir et de l’avoir laissé tuer.

841/1048

Il tomba à genoux dans les campanules.Quand il baissa la tête, ses cheveuxtombèrent devant son visage.

— Je ne serai jamais libre, murmura-t-il.

— Tu ne le mérites pas ! cracha Dorrie.— Pourquoi Seraphina voulait-elle que

vous la serviez ?— Elle a peur de crever. Selon elle,

boire le sang de quelqu’un qui a une aussigrande longévité que la mienne l’aide àmaintenir la mort à distance.

— C’est absurde ! lança Larry. Seraph-ina est un vampire.

— Mais elle n’est pas immortelle pourautant, lui rappelai-je.

Magnus leva la tête. Ses étranges yeuxturquoise scintillaient à travers ses cheveuxbrillants. Ainsi agenouillé parmi les fleurs, iln’avait pas l’air très humain.

— Elle a peur de la mort, répéta-t-ild’une voix sourde. Elle a peur de vous.

842/1048

Il me sembla qu’un infime écho pro-longeait sa phrase.

— Elle a failli m’avoir la nuit dernière.Pourquoi aurait-elle peur de moi ?

— Vous avez amené la mort parminous.

— Ce n’était sûrement pas la premièrefois.

— Elle m’a choisi pour ma longévité etpour mon sang immortel. Vous serez laprochaine sur sa liste. Peut-être embrassera-t-elle la mort au lieu de fuir devant elle.

Cette idée me donna la chair de poule.Mes poils se hérissèrent sur mes avant-bras.

— C’était le but de la démonstrationd’hier soir ?

— Elle voulait prendre l’ascendant surson vieil ennemi Jean-Claude. Mais surtout,elle se demandait si votre pouvoir sauraitfaire la différence. Si elle buvait votre sang,deviendrait-elle immortelle ? Pourriez-vous

843/1048

maintenir la mort à distance d’elle grâce àvotre nécromancie ?

— Tu pourrais quitter la ville, proposaLarry.

Je secouai la tête.— Les maîtres vampires n’abandonnent

pas si facilement. Je vais dire à Stirling queje ne relèverai pas ses morts. Et comme jesuis la seule à pouvoir le faire...

— Il ne nous rendra pas le terrain pourautant, coupa Magnus de sa voix étrange. S’ilse contente de faire sauter le haut de lamontagne, le résultat sera le même.

— C’est vrai, Dorrie ?— Probablement...— Alors, que voulez-vous que je fasse ?Magnus rampa vers moi parmi les

fleurs, m’observant à travers le rideau bril-lant de ses cheveux. Ses yeux étaient un tour-billon bleu vert qui me faisait tourner la tête.

Je détournai le regard.

844/1048

— Relevez seulement une poignée demorts. En seriez-vous capable ?

— Sans problème. Mais croyez-vousque les avocats des deux parties accepterontde s’en contenter ?

— J’y veillerai.— Dorrie ?— Je m’en occuperai avec lui.Je me retournai vers Magnus.— Seraphina va-t-elle vraiment sauver

ce garçon ?— Oui.— Dans ce cas, nous nous reverrons ce

soir.— Non. Je serai encore ivre mort. Ce

n’est pas la panacée, mais ça m’aide à lasupporter.

— Très bien. Je relèverai une poignéede cadavres et je préserverai le sortd’emprisonnement.

— Si vous réussissez, vous aurez toutenotre gratitude, affirma Magnus.

845/1048

À quatre pattes dans les campanules, ilsemblait dangereux, effrayant et magnifiquecomme un prédateur. Sa gratitude pourraitvaloir quelque chose, si Seraphina ne le tuaitpas d’abord.

Et si elle ne me tuait pas d’abord.

846/1048

Chapitre 33

Plus tard dans la journée, j’appelail’agent spécial Bradford. Ses hommes et luin’avaient pas trouvé Xavier, ni Jeff Quinlanni de vampires à me faire exécuter. Pourquoidiable lui téléphonais-je ? Je n’étais pas im-pliquée dans cette enquête, l’avais-je déjàoublié ? Je n’avais pas oublié. Eh oui, lesdeux plus jeunes victimes avaient étésexuellement molestées, mais pas le jour deleur mort.

J’aurais sans doute dû balancer Mag-nus, mais il était le seul à maîtriser le sortd’emprisonnement. Il ne nous servirait à rien

derrière les barreaux. Dorrie connaissait unesorcière du coin en qui elle avait confiance.

J’avais pensé que Squelette Sanglantétait peut-être notre psychopathe. N’ayantjamais vu un vampire se dissimuler aussitotalement à moi que celui qui avait tué Col-train, je l’avais ajouté à ma liste de suspects,mais sans en parler aux flics.

À présent, je me réjouissais de ne pasl’avoir fait. Les viols étaient forcémentl’œuvre de Xavier. Et l’idée qu’une comptined’origine écossaise commette des meurtresdans le monde réel semblait un peu tirée parles cheveux, même pour moi.

Dans le ciel, d’épais nuages scintillantscomme des joyaux moutonnaient d’un bout àl’autre de l’horizon, évoquant une couverturequ’une bête gigantesque aurait lacérée avecses griffes. À travers les trouées, quelquesétoiles semblables à des diamants pi-quetaient le velours de l’obscurité.

848/1048

Debout au sommet de la montagne, jeregardais le ciel en inspirant l’air printanier àpleins poumons. Larry se tenait à mes côtés,le nez levé et les yeux reflétant le clair delune.

— Finissons-en, dit Stirling.Je me tournai vers lui. Bayard et Mlle

Harrison étaient là aussi. Beau les avait ac-compagnés, mais je lui avais demandé d’at-tendre au pied de la montagne. S’il pointaitle bout de son nez au cimetière, avais-je dit,je lui collerais une balle entre les deux yeux.Stirling n’avait pas eu l’air de me croire, maisla menace avait fait son petit effet sur lecontremaître.

— Vous n’êtes pas un grand amateurdes beautés de la nature, n’est-ce pas,Raymond ? lançai-je sur un ton moqueur.

Même dans la pénombre, je le vis serembrunir.

— Je veux en terminer au plus vite aveccette histoire, mademoiselle Blake.

849/1048

Curieusement, j’étais d’accord avec lui.Et ça me rendait nerveuse. Je n’aimais pasRaymond. Ça me donnait envie de le contre-dire, d’accord ou pas avec lui. Mais je ne dis-cutai pas. Un bon point pour moi.

— Je vais faire mon boulot, Raymond.Ne vous inquiétez pas.

— Cessez de m’appeler par monprénom, mademoiselle Blake, s’il vous plaît.

Il s’était exprimé les dents serrées, maisil avait dit « s’il vous plaît ».

— Très bien. Je vais faire mon boulot,monsieur Stirling. Ça vous va ?

Il hocha la tête.— Merci. Et maintenant, cessons de

tergiverser. Mettez-vous au travail.J’ouvris la bouche pour lui balancer

une réplique cinglante, mais Larrymurmura :

— Anita...Comme d’habitude, il avait raison.

Aussi amusant que ce soit, asticoter Stirling

850/1048

servirait seulement à repousser l’inévitable.J’en avais ras le bol de Stirling, de Magnus etde Branson en général. Je voulais finir mamission et rentrer chez moi. Bon, peut-êtrepas tout de suite. D’une façon ou d’une autre,je ne repartirais pas sans avoir délivré JeffQuinlan.

La chèvre poussa un bêlement aigu. At-tachée au milieu du cimetière, elle avait unpelage tacheté brun et blanc, des oreillestoutes molles et des yeux jaunes. Visible-ment, elle aimait qu’on lui gratte la tête.Larry l’avait caressée dans la Jeep, pendantle trajet. Une mauvaise idée. Il ne faut jamaisfaire ami-ami avec les sacrifices. Après, il estencore plus difficile de les égorger.

Moi, je n’avais pas caressé la chèvre.Mettons ça sur le compte de mes annéesd’expérience. C’était la première chèvre deLarry. Il apprendrait. Que ça lui plaise ounon. Deux autres chèvres nous attendaientau pied de la montagne. L’une d’elles était

851/1048

encore plus petite et plus mignonne quecelle-là.

— Les avocats des Bouvier nedevraient-ils pas être là, mademoiselleBlake ? demanda Bayard.

— Les Bouvier ont estimé que leurprésence n’était pas nécessaire, répondis-je.

— Pourquoi donc ? s’étonna Stirling.— Parce qu’ils me font confiance. Ils

savent que je ne leur mentirai pas.Stirling me dévisagea longuement. Je

ne voyais pas bien ses yeux, mais je sentaisles rouages tourner dans sa tête.

— Vous allez mentir pour eux, n’est-cepas ? demanda-t-il d’une voix froide.

— Je ne mens jamais au sujet desmorts, monsieur Stirling. Sur les vivants,parfois, mais jamais au sujet des morts. Etles Bouvier ne m’ont pas proposé d’argent.Quelle autre raison de les aider pourrais-jeavoir ?

852/1048

Larry s’abstint d’intervenir. Lui aussiregardait Stirling, peut-être en se demandantce qu’il dirait s’il l’interrogeait.

— Je vois. Pouvons-nous commencer,maintenant ?

Stirling semblait soudain très raison-nable. Toute sa colère et sa méfiance avaientbien dû aller quelque part. Mais ellesn’étaient plus dans sa voix.

— Oui.Je m’accroupis et ouvris le sac de gym

posé à mes pieds. J’en avais apporté un autreavec mon nécessaire antivampires. Avant, jen’en avais qu’un, et je transférais mes af-faires selon mes besoins.

J’en avais acheté un second aprèsm’être pointée un soir dans un cimetièreavec un assortiment de pieux très impres-sionnant, mais peu approprié pour releverdes zombies.

Sans compter qu’il est illégal de se bal-ader avec du matos antivampires sans

853/1048

mandat d’exécution. La loi de Brewsterchangera peut-être les choses. En attendant,je garde mes deux sacs. Un bordeaux et unblanc, faciles à distinguer dans le noir.

Le sac à zombies de Larry était d’unvert presque fluo, avec un logo des TortuesNinja. Je n’osais pas lui demander commentétait son sac à vampires.

— Voyons si j’ai bien tout compris, dit-il en tirant la fermeture Éclair de son sac.

Je sortis mon pot d’onguent. Certainsréanimateurs utilisent des récipients spéci-aux en terre cuite ou en verre soufflé à lamain, avec des symboles ésotériques gravéssur les côtés. Moi, je me sers d’un vieux bocalqui a autrefois contenu les haricots verts enconserve de grand-maman Blake.

Larry saisit un pot de beurre decacahouètes qui portait encore son étiquette.La variété extra-croquante. Miam-miam !

— Nous devons relever un minimum detrois zombies, c’est bien ça ?

854/1048

— Exact.Il balaya du regard les ossements

éparpillés.— Il est toujours difficile de relever les

morts d’une fosse commune...— Il ne s’agit pas d’une fosse commune,

mais d’un ancien cimetière qui a été re-tourné. Ça devrait être plus facile.

— Pourquoi ?Je posai ma machette sur le sol, à côté

du pot d’onguent.— Parce que des rituels ont été effec-

tués sur chaque tombe, pour y lier l’individuqu’elle abritait, expliquai-je. Donc, en ap-pelant, nous aurons une meilleure de chanced’avoir une réaction de l’individu enquestion.

— D’obtenir une réaction ?— De le réanimer, si tu préfères.Larry hocha la tête et sortit de son sac

une lame incurvée plutôt effrayante. Onaurait dit un cimeterre.

855/1048

— D’où tiens-tu ça ? demandai-je.Il pencha la tête. J’aurais juré qu’il rou-

gissait, même si c’était dur à dire dans lapénombre.

— D’un type de la fac.— Et lui, d’où le tenait-il ?Il me dévisagea d’un air surpris.— Je ne sais pas. Il y a un problème ?— C’est juste que... Ce n’est pas un peu

trop pour égorger une malheureuse chèvre ?— Je l’ai bien en main. Et je trouve que

ça fait cool.Je laissai tomber. Avais-je vraiment be-

soin d’une machette pour décapiter despoulets ? Non plus. Pour égorger une vache,en revanche...

On me demandera pourquoi je n’avaispas de vache à sacrifier ce soir-là. Tout sim-plement parce qu’aucun fermier n’avaitvoulu en vendre une à Bayard. Ce crétin avaiteu l’idée brillante d’expliquer pourquoi il enavait besoin. Les bons chrétiens de Branson

856/1048

voulaient bien vendre leurs vaches pourqu’on les mange, mais pas pour qu’on relèvedes zombies. J’appelle ça de ladiscrimination.

— Les morts les plus récents ont en-viron deux siècles, pas vrai ? reprit Larry.

— Oui.— Et nous devons en relever au moins

trois en assez bon état pour répondre à nosquestions.

— C’est le plan.— On peut faire ça ?— C’est le plan.Il écarquilla les yeux.— Tu ne sais pas si nous pouvons le

faire, hein ? chuchota-t-il, l’air abasourdi.— Il nous arrive souvent de relever trois

zombies en une nuit. Nous enchaîneronsjuste un peu plus vite que d’habitude.

— Il ne nous arrive pas souvent de re-lever trois zombies vieux de deux siècles en

857/1048

une nuit, dit Larry. En fait, ça ne nous est en-core jamais arrivé.

— C’est vrai, mais la théorie reste lamême.

— La théorie ? s’étrangla Larry. Je saisque les ennuis ne sont pas loin quand tucommences à parler de théorie. On estvraiment censés pouvoir faire ça ?

Honnêtement, non. Mais le facteur leplus déterminant, en matière de nécro-mancie, est la confiance en soi. Croire ou nonqu’on peut réussir une chose. Donc... J’étaistentée de mentir. Pourtant, je m’abstins.J’avais établi une tradition de franchise entreLarry et moi, et je n’allais pas la rompre poursi peu.

— Je pense que nous pouvons,répondis-je.

— Mais tu n’en es pas certaine.— Non.— Putain, Anita...

858/1048

— Pas d’affolement. Je te dis que c’estpossible...

— Mais tu n’en es pas sûre...— Je ne suis pas non plus certaine que

nous survivrons au vol de retour vers SaintLouis. Ça ne m’empêchera pas de monterdans l’avion.

— C’était censé me réconforter ?— Oui.— Loupé !— Désolée, mais je ne peux pas faire

mieux. Si tu veux des certitudes, reconvertis-toi dans l’expertise comptable.

— Je suis nul en maths.— Moi aussi.Il prit une profonde inspiration et ex-

pira lentement.— D’accord, patronne. Comment

allons-nous combiner nos pouvoirs ?Je le lui expliquai.— Cool.

859/1048

Il n’avait plus l’air nerveux : juste impa-tient. Larry aspirait peut-être à devenir ex-écuteur de vampires, mais c’était d’abord unréanimateur. Pas un choix de carrière, undon... ou une malédiction. Personne ne peutapprendre à quelqu’un à relever les morts s’iln’a pas le pouvoir dans le sang. La génétiqueest une chose merveilleuse. C’est elle qui dé-cide qu’on aura les yeux marron, les cheveuxfrisés et la capacité d’animer des zombies.

— Quel onguent veux-tu utiliser ? de-manda Larry.

— Le mien.Je lui avais donné ma recette pour en

préparer, en précisant que certains ingrédi-ents – comme la moisissure de ci-metière – étaient incontournables, mais qu’ilrestait néanmoins une marge d’improvisa-tion. Chaque réanimateur a sa propre re-cette. Je ne pouvais pas deviner ce que sen-tirait l’onguent de Larry, et comme nous

860/1048

devions utiliser le même pour partager nospouvoirs, je préférais prendre le mien.

En réalité, je n’étais pas certaine qu’ilsoit indispensable d’utiliser le mêmeonguent. Mais j’avais partagé mes pouvoirstrois fois seulement, dont deux avec l’hommequi m’avait formée. Chaque fois, nous avionsutilisé le même onguent. Chaque fois, j’avaisservi de focus. Ça signifiait que je dirigeaisles opérations. Comme il seyait à moncaractère.

— Pourrais-je servir de focus ? de-manda Larry. Pas ce soir, mais une autrefois ?

— Si la situation se représente, nousessaierons, promis-je.

J’ignorais si Larry avait le pouvoir né-cessaire pour être un focus. Manny, l’hommequi m’avait formée, ne le possédait pas. Trèspeu de réanimateurs peuvent servir de focus.Ceux qui en sont capables éveillent la méfi-ance des autres.

861/1048

Larry et moi allions partager nospouvoirs au sens littéral du terme. Beaucoupde mes collègues s’y refuseraient. Selon unethéorie en vigueur, il existe un risque que lefocus vole les pouvoirs de son assistant defaçon permanente. Mais je n’y crois pas. Laréanimation n’est pas un charme matérielqu’on peut se mettre dans la poche. C’est undon inscrit dans les cellules de notre corps. Ilfait partie de nous. On ne peut pas nous enpriver.

J’ouvris le bocal, et une odeur de sapinde Noël embauma soudain l’air. J’utilise tou-jours beaucoup de romarin. L’onguent étaitépais et froid, avec une texture de cire. Lesfragments de moisissure phosphorescentes’en détachaient comme des lucioles.

Je badigeonnai le front et les joues deLarry. Il souleva son tee-shirt pour que jepuisse en étaler sur sa poitrine, au niveau ducœur. Ce n’était pas de la tarte avec les lan-ières de son holster, mais nous avions décidé

862/1048

d’emmener un flingue chacun. J’avais laissémes couteaux et mon Firestar dans la Jeep.Quand j’effleurai la peau de Larry, je sentisson cœur battre sous ma main.

Je lui tendis le pot. Il plongea deuxdoigts dedans et traça des lignes d’onguentsur ma figure. Sa main ne tremblait pas. Laconcentration tétanisait son visage, et son re-gard était mortellement sérieux.

Je déboutonnai mon polo. Larry glissasa main par le col ouvert. Quand il frotta lehaut de mon sein gauche, ses doigts ac-crochèrent la chaîne de mon crucifix, quis’échappa de mon polo. Je le fourrai de nou-veau à l’intérieur, tout contre ma peau.

Lorsque Larry eut terminé, il me renditle pot, et je revissai le couvercle. Il ne s’agis-sait pas de laisser sécher l’onguent.

Je n’avais jamais entendu parler d’unréanimateur qui ait fait ce que nous étionssur le point de tenter. L’âge des corps mepréoccupait moins que l’éparpillement de

863/1048

leurs ossements. Même en les relevant l’unaprès l’autre, ce n’était pas gagné d’avance.Comment réanimer trois zombies et pas unde plus, alors qu’ils étaient mélangés les unsaux autres ? Je n’avais pas de noms à appel-er. Pas de site bien défini à encercler avecmon pouvoir. Comment faire ?

Du diable si je le savais.Pour l’instant, nous devions d’abord

tracer le cercle. Un seul problème à la fois.— Assure-toi d’avoir de l’onguent sur

les deux mains, recommandai-je.Larry se frotta les mains comme s’il se

les savonnait.— C’est fait, patronne. Et maintenant ?Je sortis de mon sac une coupe en ar-

gent, un truc à mi-chemin entre un bol et unsaladier, mais qui scintillait au clair de lunecomme un morceau de ciel tombé à terre.Larry écarquilla les yeux.

— Tu n’es pas obligé d’utiliser un ré-cipient en argent, le tranquillisai-je. Il n’y a

864/1048

pas de symboles sur celui-là. Un Tupperwareferait sans doute l’affaire, mais du fluide vitalva couler là-dedans. Sers-toi de quelquechose de joli pour témoigner ton re-spect – peu importe la matière ou la forme.Ce n’est qu’un récipient, d’accord ?

Larry hocha la tête.— Pourquoi ne pas avoir amené les

autres chèvres tout à l’heure ? Redescendreles chercher nous fera perdre du temps.

Je haussai les épaules.— D’abord, elles auraient paniqué. En-

suite, je trouve cruel d’égorger leur copinesous leurs yeux, et de les prévenir qu’ellessont les prochaines sur la liste.

— Mon prof de zoologie dirait que tu leshumanises.

— Laisse-le dire ! Je sais qu’elles sen-tent la douleur et la peur. Ça me suffît.

— Tu n’aimes pas faire ça non plus...— Non. Tu veux m’aider à la tenir, ou

lui donner la carotte ?

865/1048

— Quelle carotte ?Je sortis de mon sac une carotte en-

tière, encore coiffée de ses fanes.— C’est ça que tu as acheté à l’épicerie

pendant que je t’attendais dans la Jeep avecles chèvres ?

— Oui.Je tendis la carotte à bout de bras. Bi-

quette tira sur sa corde pour s’en emparer. Jela laissai croquer les fanes. Elle bêla et tiraun peu plus fort. Je lui accordai une bouchéesupplémentaire de verdure. Son moignon dequeue remua. Une chèvre heureuse !

Je donnai la coupe en argent à Larry.— Pose-la par terre, sous sa gorge.

Quand le sang commencera à couler,recueilles-en le plus possible.

Je tenais la machette derrière mon dos,dans ma main droite, et la carotte dans lagauche, avec l’impression d’être un dentistequi dissimule ses instruments de torture a unenfant.

866/1048

Biquette arracha les fanes d’un coup dedents, et j’attendis pendant quelle mâchait.Larry s’agenouilla près d’elle et plaça lacoupe à l’endroit voulu. J’agitai la partie or-ange de la carotte sous le museau de lachèvre, juste hors de sa portée. Elle tendit lecou et tira sur sa corde de plus belle pourl’atteindre.

Je posai ma machette contre sa gorgepoilue, et sentis ses efforts faire vibrer lalame. Puis je tranchai d’un coup sec.

La machette était bien affûtée et j’avaisde l’entraînement. Il n’y eut pas de bruit :seulement les yeux écarquillés de Biquette,puis son sang dégoulinant de la plaie béante.

Larry ramassa la coupe et l’approchapour ne pas en perdre une goutte. Du sangéclaboussa ses mains et les manches de sontee-shirt bleu. La chèvre tomba à genoux. Unliquide sombre et scintillant, plus noir querouge, emplit la coupe.

867/1048

— Il y a des morceaux de carotte de-dans, dit Larry.

— Ça ne fait rien, le rassurai-je. C’est dela matière inerte.

La tête de Biquette s’inclina lentementen avant jusqu’à ce qu’elle touche le sol. Unsacrifice presque parfait. Les chèvres sontdes animaux capricieux, souvent peucoopératifs. Mais parfois, je tombe sur unspécimen comme Biquette, qui se laissesagement faire.

Bien entendu, nous n’en avions pas ter-miné pour autant.

J’appuyai la lame de la machette surmon avant-bras gauche et m’entaillai. Ladouleur fut aiguë et immédiate. Je tendis lebras au-dessus de la coupe, laissant lesgouttes épaisses se mêler au sang de lachèvre.

— Relève ta manche et donne-moi tonbras droit, ordonnai-je.

868/1048

Larry ne discuta pas. Je lui avais racon-té ce qui se passerait, mais c’était quandmême une belle preuve de confiance. Sonvisage levé vers moi ne portait pas traced’appréhension. Mon Dieu !

Je lui entaillai le bras. Il frémit mais nefit pas mine de se dégager.

— Laisse couler ton sang dans la coupe.Alors qu’il obéissait, je sentis les

prémices du pouvoir frissonner sur ma peau.Mon pouvoir, celui de Larry, celui du sacri-fice rituel.

Larry me regardait, les yeux écarquillés.Je m’agenouillai face à lui et posai lamachette en travers de la coupe. Je lui tendisla main gauche. Il me donna sa droite. Nousentrelaçâmes nos doigts et pressâmes l’unecontre l’autre les blessures de nos avant-brasrespectifs. De sa main libre, chacun de nousagrippait le bord de la coupe. Nos sangs semêlaient et dégoulinaient jusqu’à nos coudes

869/1048

avant de goutter dans la coupe et sur la lamed’acier.

Lentement, je détachai ma main decelle de Larry, puis m’emparai de la coupe.Comme d’habitude, il suivit tous mes gestes.Il aurait pu les reproduire les yeux fermés.

J’avançai vers le bord du cercle que jeme représentais en imagination et plongeaima main dans la coupe. Le sang était encoreétonnamment tiède, presque chaud. De mamain gauche, je saisis le manche de lamachette et me servis de la lame pour fairecouler du sang sur le sol, derrière moi.

Je sentais Larry debout au centre ducercle que je traçais comme si une cordenous reliait. À chacun de mes pas, cettecorde se tendait un peu plus, tel un élastiquequ’on tord. Et à chacun de mes pas, chacunedes gouttes de sang qui se déversait à mespieds, le pouvoir augmentait. La terre enétait assoiffée.

870/1048

Je n’avais jamais relevé les morts surun terrain ayant déjà subi des rituels denécromancie. Magnus aurait pu me prévenir.Il n’était peut-être pas au courant. En toutcas, il était charitable de ma part del’envisager.

De toute façon, ça n’avait plus d’im-portance. Il y avait de la magie ici – pour lesang et pour la mort. Quelque chose avaithâte que je ferme le cercle et que je relève lesdéfunts. Je percevais une soif dévorante.

Je revins à mon point de départ. Il nemanquait plus qu’un filet de sang pour fer-mer le cercle. La ligne de pouvoir, entreLarry et moi, était si tendue qu’elle me faisaitmal. Tout ça était à la fois effrayant et excit-ant. Nous avions réveillé quelque chose detrès ancien, qui dormait depuis longtemps.

Cette pensée me fit hésiter, m’incitant àne pas achever le tracé du cercle. De l’entête-ment, de la peur... Je ne comprenais pas ceque je ressentais. C’était la magie de

871/1048

quelqu’un d’autre, le sort de quelqu’und’autre. Nous l’avions déclenché, mais j’igno-rais ce qu’il allait faire. Nous pourrions re-lever nos morts, mais ça équivaudrait àmarcher sur une corde raide entre l’autresort et... je ne savais pas quoi.

Je sentais le vieux Squelette Sanglantsous son tumulus, à des kilomètres de là,avec l’impression qu’il m’observait et mepressait de faire le dernier pas. Je secouai latête comme s’il pouvait me voir. Je ne com-prenais pas assez bien le sort pour prendrece risque.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demandaLarry d’une voix étranglée.

Le pouvoir que nous n’utilisions pasétait en train de nous étouffer, et que je soisdamnée si je savais qu’en faire.

Du coin de l’œil, je perçus unmouvement. Ivy était là. Elle portait deschaussures de randonnée montantes, avecd’épaisses chaussettes blanches repliées par-

872/1048

dessus, un bas de survêtement coupé au-des-sus du genou et une brassière rose fluomoulante sous une chemise de flanelle à car-reaux. La chaînette de sa boucle d’oreillescintillait dans le clair de lune.

Il suffisait de laisser tomber unedernière goutte de sang et le cercle se fer-merait. Je pourrais m’en servir pour meprotéger d’elle... et d’eux tous. Personne nepourrait le franchir, à moins que je l’yautorise.

Enfin, des démons ou des anges yarriveraient peut-être, mais des vampires,sûrement pas.

Je sentis le triomphe de la créature em-prisonnée sous le tumulus. Elle voulait que jeferme le cercle. Alors, je lançai la coupe et lamachette derrière moi, vers Larry, afinqu’aucune goutte de sang ne puisse coulersur le tracé pour l’achever.

Ivy se rua vers moi avec la rapidité d’unéclair, si vite que les contours de sa

873/1048

silhouette se brouillèrent sous mes yeux. Jeportai la main à mon flingue et le sentisglisser hors de son holster avant qu’elle mepercute.

L’impact me fit lâcher le Browning.Quand je heurtai le sol, je n’avais plus riendans les mains.

874/1048

Chapitre 34

Ivy se redressa en découvrant sescrocs.

—Anita ! cria Larry.J’entendis une détonation et le bruit

sourd de l’impact. La balle l’atteignit àl’épaule et la fit légèrement vaciller.

Mais aussitôt, la vampire se retournavers moi en souriant.

Elle me saisit par les épaules et nous fitrouler sur le sol. Je me retrouvai au-dessusd’elle, une de ses mains plaquée sur manuque. Elle serra jusqu’à ce que je lâche unhoquet de douleur.

— Si tu ne jettes pas ton joujou, je luibrise la colonne vertébrale, menaça-t-elle.

— Elle me tuera de toute façon, Larry,haletai-je. Ne l’écoute pas.

— Anita...— Tout de suite, ou je la tue sous tes

yeux.— Tire-lui dessus !Mais Larry n’était pas bien placé pour

ça. Il devrait d’abord me contourner, et Ivyaurait le temps de me buter dix fois avantqu’il y parvienne.

Alors qu’elle tirait sur mon cou, je prisappui sur mon bras droit tendu. Elle devraitme briser quelque chose pour m’attirer àelle. Si c’était la nuque, c’en serait fini demoi, mais un bras cassé me ferait seulementmal.

J’entendis quelque chose heurter le solavec un bruit lourd et mat. Le flingue deLarry. Et merde !

876/1048

Ivy tirait de plus en plus fort. La paumede ma main s’enfonça dans la terre – assezpour y laisser une empreinte.

— Je peux te casser le bras et t’amenerà moi, ricana-t-elle. À toi de choisir : la man-ière douce, ou la manière forte ?

— La manière forte, crachai-je, lesdents serrées.

Alors quelle tendait une main vers monbras, une idée me traversa l’esprit. Je melaissai tomber sur elle de tout mon poids.Cela la prit au dépourvu, et me gagnaquelques secondes pour tirer sur la chaîne demon crucifix.

Ivy me caressa les cheveux comme uneamante, pressant mon visage contre sa joueavec ce qui ressemblait presque à de ladouceur.

— Dans trois nuits, tu m’aimeras, Anita,chuchota-t-elle à mon oreille. Tu mevénéreras.

— Même pas pour rire.

877/1048

La chaîne glissa par l’ouverture de monpolo, et le crucifix tomba sur sa gorge.

Il y eut un éclair de lumière blancheaveuglante, puis une vague de chaleur quime roussit la pointe des cheveux. Ivy hurla etgriffa la croix, luttant pour se dégager.

Je restai à quatre pattes, le crucifix sebalançant sous moi. Les flammes bleu-blancmoururent, parce que le bijou ne touchaitplus de chair vampirique, mais il continua àluire comme une étoile captive, et Ivy reculaprécipitamment.

Je ne savais pas où était mon flingue,mais la lame polie de la machette se déta-chait sur la terre sombre. J’empoignai sonmanche à deux mains et me relevai. Larryétait derrière moi : il brandissait son proprecrucifix au bout de sa chaîne tendue àcraquer. La lumière blanche qui brillait aucentre me blessait presque les yeux.

Ivy hurla de nouveau, se couvrant levisage avec les mains. Elle aurait pu s’enfuir,

878/1048

mais elle restait figée, comme paralysée parla vue de deux croix et des deux croyants quiles tendaient vers elle.

— Ton flingue, dis-je à Larry.— Je ne sais pas où il est.Chacun de nous avait choisi une arme

d’un noir mat, afin qu’elles ne reflètent pas lalumière et ne nous transforment pas encibles. Du coup, elles étaient virtuellementinvisibles pour nous aussi.

Nous marchâmes sur le vampire, quileva les deux bras devant son visage ethurla :

— Nooon !Elle avait reculé quasiment jusqu’au

bord du cercle. Si elle avait pris ses jambes àson cou, nous ne l’aurions pas poursuivie,mais elle ne le fit pas. Elle ne pouvait peut-être pas.

D’un coup porté vers le haut, je lui en-fonçai la machette dans les côtes. Du sang sedéversa sur la lame et dégoulina sur mes

879/1048

mains. Je remontai jusqu’à son cœur et don-nai une dernière impulsion pour le couper endeux.

Les bras d’Ivy retombèrent lentement,révélant ses yeux écarquillés de surprise etde douleur. Elle regarda la lame qui l’avaitéventrée, comme si elle ne comprenait pas cequ’elle faisait là. La chair de son cou étaitnoircie à l’endroit où ma croix l’avait brûlée.

Ivy tomba à genoux, et je m’écroulaiavec elle sans lâcher ma machette. Elle nemourut pas. Je ne m’attendais pas à cequ’elle le fasse. Je retirai la lame violem-ment, lui infligeant encore plus de dégâts.Elle émit un gargouillis mais ne s’effondrapas. Touchant sa poitrine et son ventre, elleexamina le liquide sombre et brillant quicouvrait ses mains, comme si elle n’avait ja-mais vu de sang. Déjà, le flot ralentissait. Sije ne la tuais pas très vite, sa plaie serefermerait.

880/1048

Je me relevai, brandis la machette àdeux mains et l’abattis de toutes mes forcessur sa nuque. La lame s’enfonça et se coinçadans ses vertèbres.

Ivy leva les yeux vers moi. Je dégageaila machette et m’apprêtai à lui porter le coupde grâce. Elle me regarda faire, trop mal enpoint pour s’enfuir. Je lui avais à demi sec-tionné la moelle épinière, et elle me dévis-ageait encore. Si je ne l’achevais pas, elleréussirait à régénérer même après un coupaussi terrible.

J’abattis ma machette une dernière foiset sentis ses os céder. La lame ressortit del’autre côté. La tête de la vampire glissa deses épaules. Son sang coula sur le tracé ducercle et le ferma.

Une vague de pouvoir nous submergea.Larry tituba et tomba à genoux. La lumièrede nos croix s’estompa comme celle desétoiles au lever du jour. De toute façon, Ivy

881/1048

était morte. Les crucifix ne pouvaient plus ri-en pour nous.

— Que se passe-t-il ? haleta Larry.Je sentais le pouvoir m’envelopper

comme de l’eau, menaçant de m’étouffer. Jele respirais, l’absorbant par chacun de mespores.

Je poussai un cri muet et plongeai àtravers les couches de ce pouvoir. À l’instantoù je heurtai le sol, je le sentis au-dessous demoi, s’étirant sous la terre et se tendant versl’extérieur du cercle.

Je gisais sur des ossements. Ilss’agitaient comme une créature remuantdans son sommeil. Je me redressai sur lesgenoux en prenant appui sur mes mains.Mes doigts s’enfoncèrent dans la terre,effleurant un cubitus qui remuait déjà. Je merelevai avec difficulté, accablée par la pres-sion du pouvoir.

Les ossements fendaient la terre pourse rassembler. Le sol se soulevait et vibrait

882/1048

comme si des taupes géantes creusaient leurstunnels sous mes pieds.

Larry aussi s’était relevé.— Que se passe-t-il ? répéta-t-il,

paniqué.— Quelque chose de mauvais pour

nous.Je n’avais jamais vu de cadavres se re-

constituer. D’habitude, les zombies que jerelève sortent de leur tombe en un seul mor-ceau. Je n’avais pas compris que c’étaitcomme assembler un puzzle macabre...

Un squelette se forma à mes pieds ; dela chair apparut sur ses os et, comme de l’ar-gile modelée par la main d’un sculpteur,dessina une silhouette humaine.

— Anita ?Je me tournai vers Larry. Il désignait

un squelette à cheval sur le tracé du cercle.Pour l’instant, seule la moitié de son corpsallongée était couverte de chair, mais elle se

883/1048

pressait contre la barrière de pouvoirintangible.

Puis la terre sursauta une dernière foiset la magie se répandit à l’extérieur.

J’entendis un « pop » dans ma tête,comme si quelqu’un venait de faire sauter lebouchon d’une bouteille de champagne.Dans le cercle, la pression diminua de man-ière perceptible, l’air chargé de pouvoirdévalant le flanc de la montagne telles lesflammes d’un incendie. Et partout où il pas-sait, les corps des morts se reconstituaient.

— Arrête-le, Anita ! Arrête-le !— Je ne peux pas.La magie meurtrière tapie dans le sol

m’avait arraché le contrôle des événements.Je pouvais seulement regarder et sentir lepouvoir se répandre.

Assez de pouvoir pour le chevaucher àl’infini. Assez de pouvoir pour relever un mil-lier de morts.

884/1048

Quand Tête Écorchée, SqueletteSanglant jaillit de sa prison, je le sus et sentisle pouvoir s’affaisser sur lui-même au mo-ment où il recouvrait sa liberté.

Puis le pouvoir se replia dans le cercle,nous faisant tomber à genoux. Les morts lut-taient pour émerger de la terre comme desnageurs prenant pied sur le rivage.

Quand une vingtaine se furent relevéset immobilisés, leur regard vide rivé devanteux, le pouvoir se répandit de nouveau versl’extérieur, en quête de quelque chose d’autreà réanimer. Cette fois, je pouvais l’arrêter. Lefairie s’était retiré de la partie. Il avait eu cequ’il voulait.

Je rappelai le pouvoir, le ramenant versmoi comme un serpent qu’on sort de sontrou en le tirant par la queue. Puis je le pro-jetai sur les zombies en ordonnant :

— Vivez.

885/1048

Leur chair ridée et desséchée se gonfla.Leurs yeux morts brillèrent. Les lambeaux deleurs vêtements se recollèrent.

De la terre tomba en pluie d’une robede guingan. Une femme aux cheveux aile decorbeau, à la peau mate et aux yeux commeceux de Magnus me regardait.

Ils me fixaient tous. Vingt morts, tousâgés de plus de deux siècles – et qui auraientpu passer sans problème pour des vivants.

— Doux Jésus, souffla Larry.Moi-même, j’avais du mal à y croire.— Très impressionnant, mademoiselle

Blake.La voix de Stirling résonna

douloureusement à mes oreilles, comme s’iln’aurait pas dû être là, appartenant à uneréalité sans rapport avec celle de ces zombiesquasiment parfaits. Le fairie était libre, maisj’avais accompli ma mission. Pour tout le bi-en que ça allait nous faire...

886/1048

— Lesquels d’entre vous sont desBouvier ?

Il y eut un brouhaha de voix, la pluparts’exprimant en français. Ils étaient presquetous de la famille de Magnus. La femme seprésenta sous le nom d’Anias Bouvier. Ellesemblait très vivante.

— On dirait que vous allez devoir dépla-cer votre hôtel, commentai-je.

— Ça m’étonnerait beaucoup, répliquaStirling.

Je me tournai vers lui.Il avait sorti un gros flingue argenté et

luisant. Un .45 chromé. Il le tenait commedans un film, à hauteur de taille. Avec unearme de ce calibre, il ne toucherait pasgrand-chose en tirant dans cette position. Aumoins, en théorie. Mais comme le canonétait braqué sur nous, je n’avais pas hâte dele vérifier.

Bayard pointait un .22 automatique surnous. On eût dit que c’était la première fois

887/1048

de sa vie qu’il avait un flingue dans lesmains. Avec un peu de chance, il avait oubliéd’enlever le cran de sûreté.

Mlle Harrison brandissait un .38chromé. Elle avait les jambes écartées, lespieds fermement plantés dans le sol malgréses talons ridicules, et ses bras netremblaient pas. Elle tenait son flingue àdeux mains comme si elle savait ce qu’ellefaisait.

Je la dévisageai. Sous son épais maquil-lage, ses yeux étaient un peu écarquillés,mais elle ne cillait pas. Elle était plus expéri-mentée que Bayard, et elle avait une meil-leure technique que Stirling. J’espérai qu’elleétait bien payée.

— Que se passe-t-il, Stirling ?Ma voix était calme, mais pleine de

pouvoir contenu. J’en détenais encore assezpour faire retourner les zombies à la terre.Assez pour déclencher un tas de chosesdéplaisantes.

888/1048

Stirling sourit.— Vous avez libéré la créature. Main-

tenant, nous pouvons vous tuer.— Que vous importe que Squelette

Sanglant soit sorti de sa prison ?J’avais beau voir leurs flingues, je ne

comprenais toujours pas.— Il m’est apparu en rêve, mademois-

elle Blake. Il m’a promis les terres des Bouvi-er. Toutes leurs terres.

— Ce n’est pas lui qui vous signera unacte de vente...

— Il n’en aura pas besoin. Quand lesBouvier seront morts et que plus personnene pourra contester l’acte de vente de ce ter-rain, on découvrira qu’il inclut la totalité deleurs terres.

— La disparition de Magnus ne suffirapas ! lançai-je.

Mais je n’en étais plus si certaine...— Vous faites allusion à sa sœur ? Elle

périra aussi facilement que lui.

889/1048

Mon estomac se noua.— Et ses enfants ?— Tête Écorchée, Squelette Sanglant

aime les enfants par-dessus tout, dit Stirling.— Espèce de fils de pute, grogna Larry.Il fit un pas en avant et Mlle Harrison

braqua son flingue sur lui. Je lui saisis lebras de ma main libre. Dans l’autre, je tenaistoujours la machette. Larry s’immobilisa,mais le .38 resta pointé sur lui. Je n’étais passûre que ça soit une amélioration.

La tension faisait vibrer les muscles dubras de Larry. Je l’avais déjà vu en rogne,mais jamais à ce point. Le pouvoir répondit àsa colère. Tous les zombies se tournèrentvers nous dans un bruissement de tissu.Leurs yeux brillants, si vivants, semblaientattendre quelque chose.

— Placez-vous devant nous, chuchotai-je.

Les zombies obéirent. Le plus proche secampa immédiatement devant nous, et je

890/1048

perdis de vue le trio armé. En espérant que laréciproque soit vraie.

— Tuez-les ! cria Stirling.Je me jetai à terre en tentant d’entraîn-

er Larry. Il résista. Puis des détonationséclatèrent autour de nous, et il plongea têtela première.

— Et maintenant ? demanda-t-il, lajoue pressée contre la terre rouge.

Les balles frappaient les zombies, quitressautaient sous l’impact. Ils baissèrentleurs yeux si vivants, et de l’inquiétude s’af-ficha sur leur visage tandis que des trous ap-paraissaient dans leur corps. Mais ils nesouffraient pas. Leur panique était unréflexe.

Quelqu’un criait, et ce n’était pas nous.— Arrêtez ! Nous ne pouvons pas faire

ça ! Nous ne pouvons pas les abattrefroidement !

C’était Bayard.

891/1048

— Il est un peu tard pour une crise deconscience, répliqua Mlle Harrison.

La première fois que j’entendais le sonde sa voix. Elle avait l’air assez efficace, dansson genre.

— Lionel, ou vous êtes avec moi, ouvous êtes contre moi.

— Et merde, marmonnai-je.Je rampai en avant, tentant de voir ce

qui se passait. J’écartai une jupefroufroutante juste à temps pour voir Stirlingtirer dans le ventre de Bayard.

Le .45 cracha et faillit s’échapper de lamain de Stirling, mais il tint bon. À moins detrente centimètres, on peut buter n’importequi avec un flingue de ce calibre.

Bayard tomba à genoux, les yeux levésvers son patron. Il essaya de dire quelquechose, mais aucun son ne sortit de sa gorge.

Stirling lui arracha son .22 et le glissadans la poche de sa veste. Puis il lui tourna ledos et marcha vers nous. Mlle Harrison

892/1048

hésita un instant et emboîta le pas à sonpatron.

Bayard s’écroula sur le flanc, un flot desang sombre coulant de son ventre. Lesverres de ses lunettes reflétaient le clair delune, le faisant paraître aveugle.

Stirling et Mlle Harrison approchaient.Stirling se frayait un chemin parmi les mortscomme s’ils étaient de vulgaires arbres et luiun farouche explorateur. Les zombies nes’écartaient pas. Ils restaient plantés là tellesdes barrières de chair obstinée. Je ne leuravais pas dit de bouger, et ils ne bougeraientpour personne.

Mlle Harrison avait renoncé à essayerde passer. Le clair de lune fit étinceler le can-on de son .38 alors qu’elle le calait surl’épaule d’un zombie pour nous mettre enjoue.

— Tuez-la, chuchotai-je.

893/1048

Le zombie dont elle se servait commeappui se tourna vers elle. Elle grogna, et lesmorts se pressèrent autour d’elle.

Larry me regarda.— Que leur as-tu dit ?Mlle Harrison hurlait à présent. Des

cris aigus terrifiés. Elle tira jusqu’à ce que lagâchette de son flingue cliquette dans le vide.

Des mains avides se refermèrent surelle.

— Arrête-les. (Larry me saisit le bras.)Arrête-les !

Je sentais les mains des zombiesdéchirer la chair de Mlle Harrison. Leursdents se planter dans ses épaules, lacérer soncou. Le sang de leur victime envahit leurbouche. Et Larry le sentait aussi.

— Mon Dieu, arrête-les !À genoux, il me tirait sur le bras en

suppliant.Stirling ne s’était pas manifesté depuis

un moment. Où était-il ?

894/1048

— Arrêtez, chuchotai-je.Les zombies se figèrent comme des

automates. Mlle Harrison s’écroula sur le solen gémissant.

Stirling apparut sur un côté, pointantson gros flingue sur nous – avec les deuxmains, comme il se doit. Il nous avait con-tournés pendant que les zombies s’occu-paient de Mlle Harrison et, à présent, il étaitpratiquement sur nous. Il avait dû lui falloirbeaucoup de courage pour s’approcherautant des morts-vivants.

Les doigts de Larry se crispèrent surmon bras.

— Ne fais pas ça, Anita. S’il te plaît.Même face au mauvais côté d’un canon,

il s’accrochait à sa morale. C’était admirable.Idiot, mais admirable.

— Si vous dites un seul mot, mademois-elle Blake, je vous tue, menaça Stirling.

Je me contentai de le défier du regard,si près de lui que j’aurais pu toucher sa

895/1048

jambe en tendant la main. Le .45 était pointésur ma tête. S’il appuyait sur la détente,j’étais foutue.

— Il était très imprudent de votre partde ne pas nous avoir fait attaquer tous lesdeux par vos zombies.

J’étais d’accord avec lui, pour une fois,et je ne pouvais même pas le lui dire.

J’avais toujours ma machette à la mainet tentai de ne pas modifier ma prise, pourne pas attirer l’attention de Stirling. Mais jedus faire un mouvement qui me trahit, car illança :

— Éloignez votre main de ce couteau,mademoiselle Blake. Doucement.

Je continuai à le regarder sans réagir.— Maintenant, mademoiselle Blake,

sinon...Il arma le chien de son flingue. Ça n’a

rien d’indispensable, mais ça produit tou-jours son petit effet.

Je lâchai la machette.

896/1048

— Éloignez votre main, répéta-t-il.J’obéis.J’avais une furieuse envie de m’écarter

de lui, mais je me retins. Quelquescentimètres de plus ou de moins ne feraientpas une grande différence s’il tirait. Mais sij’essayais de lui sauter dessus... Je n’avaispas l’intention d’en arriver là. Pourtant, à dé-faut d’autre option, je ne mourrais pas sansme battre.

— Pouvez-vous rendre ces zombies à laterre, monsieur Kirkland ? demanda Stirling.

Larry hésita.— Je ne sais pas.Brave garçon. S’il avait dit non, Stirling

l’aurait probablement tué. Et s’il avait ditoui, Stirling m’aurait certainement abattue.

Larry me lâcha le bras et s’écarta unpeu. Le regard de Stirling se posa brièvementsur lui avant de revenir vers moi, mais lecanon de son .45 ne bougea pas. Et merde !

897/1048

Larry était toujours à genoux. Il con-tinuait à s’éloigner, forçant Stirling à noussurveiller tous les deux à la fois. Le .45 se dé-plaça de deux centimètres vers la droite,dans sa direction. Je retins mon souffle. Pasencore, pas encore... Si j’agissais trop tôt, jemourrais.

Larry plongea vers quelque chose. Le.45 se tourna vers lui.

Je passai ma main gauche derrière lajambe de Stirling et tirai. De la droite, je luiempoignai l’entrejambe et poussai de toutesmes forces. L’inverse aurait été plus indiquépour lui faire mal, mais je parvins à le ren-verser, ce qui était le but recherché.

Stirling tomba en arrière. Son dosn’avait pas encore touché le sol quand le can-on du .45 se baissa vers moi. J’avais espéréqu’il lâcherait son arme ou qu’il serait pluslent à réagir. Visiblement, ce n’était pas monjour de chance.

898/1048

J’eus une demi-seconde pour décider sije voulais le délester de ses bijoux de familleou prendre son flingue. J’optai pour la deux-ième solution. Mais au lieu de tenter de saisirle .45, je balançai mes bras sur le côté pourbalayer ceux de Stirling. Si j’arrivais à con-trôler ses mains, je contrôlerais son arme.

Le coup partit. Je ne regardai pas où. Jen’avais pas le temps. Ou Larry était touché,ou il ne l’était pas. Dans la première hypo-thèse, je ne pouvais rien faire pour lui. Dansla seconde, il pourrait peut-être faire quelquechose pour moi.

J’avais réussi à plaquer les bras deStirling à terre, mais je manquais d’un appui.Quand il força pour les relever, je ne pus pasl’en empêcher. Je me contentai de plantermes pieds dans le sol et de pousser ses brasau-dessus de sa tête. Ça tournait à la lutte, etmon adversaire devait peser trente kilos deplus que moi. Nous ne jouions pas dans lamême catégorie.

899/1048

— Lâchez ce flingue !La voix de Larry, derrière moi... Je ne

pouvais pas détacher mon regard de larme.Stirling et moi l’ignorâmes tous les deux.

— Je vais tirer, menaça Larry.Cette fois, il parvint à attirer l’attention

de Stirling, qui lui jeta un bref coup d’œil. Uninstant, je le sentis hésiter. Sans lui lâcher lespoignets, je me plaquai sur lui de tout monpoids et lui enfonçai mon genou dans l’entre-jambe. Il poussa un cri étranglé et ses brastremblèrent.

Je fis remonter mes mains et lesrefermai sur le .45.

Il resserra sa prise.Je levai une jambe et la passai par-des-

sus son corps pour venir m’agenouiller sur sadroite. Je calai ses bras contre ma hanche et,profitant de l’effet de levier, tirai d’un coupsec. Son coude droit se brisa avec un craque-ment sec. Ses doigts s’ouvrirent mollement,et le .45 me tomba dans les mains.

900/1048

Je m’éloignai en rampant.Larry nous toisait, son flingue braqué

sur la tête de Stirling, qui ne semblait pass’en soucier. Recroquevillé sur lui-même, ilse balançait d’avant en arrière en serrant sonbras blessé contre lui.

— Je le tenais en joue. Tu aurais pu tecontenter de te dégager, me dit Larry.

Je secouai la tête. Je lui faisais confi-ance pour tirer sur Stirling en cas de besoin.Mais je savais que l’homme d’affairesn’aurait pas hésité à le buter.

— Je tenais son flingue. Il aurait étédommage de ne pas en profiter.

Larry pointa son arme vers le sol maiscontinua à la tenir à deux mains.

— C’est ton Browning. Tu le veux ?— Garde-le jusqu’à ce que nous soyons

en sécurité dans la voiture.Je levai les yeux vers les zombies. Ils

m’observaient, impassibles. Du sang macu-lait la bouche de la femme aux cheveux noirs.

901/1048

C’était elle qui avait mordu Mlle Harrison aucou.

En parlant de Mlle Harrison... Jetournai la tête vers elle. Elle gisait, toujoursimmobile, sur le sol. Évanouie, à tout lemoins.

Le pouvoir commençait à s’effriter. Si jevoulais rendre les morts à la terre, c’étaitmaintenant ou jamais.

— Retournez à la terre, ordonnai-je. Re-gagnez vos tombes, tous autant que vousêtes.

Les zombies rejoignirent leurs tombesrespectives, se croisant les uns les autrescomme des enfants pendant une partie dechaises musicales. Un par un, ils s’al-longèrent sur le sol, qui les engloutit commede l’eau. La terre remua et se souleva enformant des vagues, jusqu’à ce qu’ils aienttous disparu.

Plus aucun os ne dépassait sous nospieds. Le sol était lisse et doux, comme si on

902/1048

venait de retourner et de ratisser le sommetde la montagne.

Le pouvoir se fragmenta et fut de nou-veau absorbé par la terre. Malgré les appar-ences, ce n’était pas fini. Loin de là ! Il y avaitun fairie en maraude dans le coin. Nous de-vions prévenir les flics et les envoyer chez lesBouvier.

Larry s’accroupit près de Mlle Harrisonet lui posa deux doigts dans le cou pourprendre son pouls.

— Elle est vivante, annonça-t-il.Quand il retira sa main, elle était

couverte de sang.Je me tournai vers Stirling. Il avait

cessé de s’agiter, son bras cassé formant unangle bizarre avec le reste de son corps. Dansle regard qu’il me lança, la haine le disputaità la douleur. Si je lui laissais une secondechance, j’étais fichue.

— Descends-le s’il bouge.

903/1048

Larry se releva et pointa docilement leBrowning sur Stirling.

Je m’approchai de Bayard. Il était al-longé sur le flanc. Je distinguai un grandcercle sombre à l’endroit où son sang avaitimbibé le sol.

Je compris immédiatement qu’il étaitmort – j’ai vu assez de cadavres pour en re-connaître un –, mais je m’agenouillai quandmême, le contournant d’abord histoire degarder un œil sur Stirling. Non que je n’aiepas eu confiance en Larry. Mais ce fils depute avait peut-être d’autres surprises enréserve.

Je touchai le cou de Bayard. Pas depouls. Sa peau refroidissait déjà dans lafraîcheur nocturne de ce début de printemps.Le décès n’avait pas été instantané. Il étaitmort pendant que nous nous battions. Seul,parfaitement conscient de ce qui lui arrivaitet d’avoir été trahi par son patron. Une salefaçon de tirer sa révérence.

904/1048

Je me relevai et baissai les yeux versStirling. Je voulais le tuer pour Bayard, Mag-nus, Dorrie et ses enfants. Pour le punird’être un salaud sans cœur.

Il m’avait vue utiliser les zombiescomme une arme. Se servir ainsi de la magieétait passible de la peine capitale, et la légit-ime défense ne serait pas une excuserecevable.

Je regardai très calmement, jetai uncoup d’œil à Mlle Harrison, et m’aperçus quej’aurais très bien pu leur coller une balleentre les deux yeux sans que ça me donne decauchemars.

Doux Jésus !Larry tourna la tête vers moi. Son

flingue ne dévia pas de sa cible, mais il avaitquitté Stirling des yeux un instant. Pour cesoir, il s’en tirerait à bon compte. C’étaitpourtant un mauvais réflexe dont je devraisle guérir.

— Bayard est mort ?

905/1048

— Oui.Je rebroussai chemin en me demand-

ant ce que j’allais faire. Je ne pensais pas queLarry me laisserait buter Stirling et MlleHarrison de sang-froid. Une partie de mois’en réjouissait.

Une partie seulement...Une rafale me souffla au visage, charri-

ant un bruissement pareil à celui debranches d’arbres ou de vêtements agités parle vent. Or, il n’y avait pas d’arbres au som-met de la montagne.

Je me retournai en brandissant le .45 àdeux mains. Janos était campé devant moi.

En voyant son visage squelettique, jeretins mon souffle. Il était entièrement vêtude noir, jusqu’à ses mains cachées par desgants. Un instant, il m’apparut comme uncrâne flottant dans les airs.

— Nous avons le garçon ! lança-t-il.

906/1048

Chapitre 35

Nos croix étaient toujours bien en vueet brillaient d’une douce lueur blanche. Riend’aveuglant pour le moment : Larry et moine courions pas de danger mortel. Mais jesentis la mienne tiédir à travers mon polo.

Janos mit une main en visière devantses yeux, comme on fait en conduisant,quand on a le soleil de face.

— Ayez l’amabilité de cacher ces croixpour que nous puissions parler.

Il ne nous avait pas demandé de les en-lever. Me contenter de glisser la mienne sousmon polo m’apparut comme un moindre

mal. Je pourrais toujours la ressortir plustard.

D’une main, je passai la chaîne dansl’ouverture de mon col, sans pour autantlâcher le .45. Alors, je m’aperçus que j’igno-rais s’il était chargé avec des balles en argent.Et le moment était mal choisi pour de-mander. De toute façon, Stirling m’auraitprobablement menti.

Larry m’imita. La pénombre s’épaissitautour de nous.

— Et maintenant ?Kissa apparut derrière Janos, tenant

Jeff Quinlan devant elle comme un bouclier.Le garçon avait perdu ses lunettes ; sanselles, il semblait encore plus jeune. Kissa luitordait un bras dans le dos – un angle pastout à fait douloureux, mais qui ne nécessi-tait qu’une pichenette pour le devenir.

Jeff portait un smoking crème avec unepochette deux tons plus foncée assortie à sonnœud papillon. Kissa était tout en cuir noir,

908/1048

la silhouette du gamin composant sur cefond un contraste très esthétique.

Le cœur battant la chamade, je déglutis.Que se passait-il ?

— Tu vas bien, Jeff ?— Je suppose.Kissa donna la fameuse pichenette. Il

frémit.— Oui, je vais bien.Sa voix était un peu plus aiguë qu’elle

ne l’aurait dû. Il avait peur.Je tendis la main vers lui.— Viens là.— Pas encore, dit Janos.Bon, ça ne coûtait rien d’essayer...— Que voulez-vous ?— D’abord, lâchez vos armes.— Sinon ?Je connaissais déjà la réponse, mais je

voulais l’entendre de sa bouche.— Sinon, Kissa tuera le garçon, et vous

aurez fait tout ça pour rien.

909/1048

— Aidez-moi, dit Stirling. Cette femmeest complètement folle. Elle a fait attaquerMlle Harrison par des zombies. Et quandnous avons tenté de nous défendre, elle afailli nous tuer.

C’était probablement ce qu’il ra-conterait au procès. Et les jurés le croiraient.Ils voudraient le croire. Je serais la méchantereine des zombies, et lui la victimeinnocente.

Janos éclata de rire, sa peau finecomme du papier à cigarette menaçant de sefendre sur ses os.

— Oh, non, monsieur Stirling. Je vousai observés depuis le début. Je vous ai vu as-sassiner l’autre homme.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez.Nous l’avions engagé, et il s’est retournécontre nous.

— Ma maîtresse a ouvert votre esprit àSquelette Sanglant. Elle lui a donné la pos-sibilité de chuchoter dans vos rêves, de vous

910/1048

faire miroiter des terres, de l’argent et dupouvoir. Tout ce que vous désiriez.

— Seraphina a envoyé Ivy me tuer. Ouplutôt, elle l’a envoyée pour que je la tue,libérant ainsi Squelette Sanglant, compris-je.

— En effet, dit Janos. Elle lui a ditquelle devait effacer la honte de sa défaite.

— En m’éliminant.— Oui.— Et si Ivy avait réussi ?— Ma maîtresse avait foi en vous, An-

ita. Vous êtes la mort descendue parmi nous.Un souffle de mortalité.

— Pourquoi voulait-elle libérer lefairie ?

Décidément, je posais beaucoup dequestions ce soir.

— Elle souhaite goûter du sangd’immortel.

— Un plan bien complexe, simplementpour améliorer son ordinaire, dis-je.

911/1048

— Nous sommes ce que nousmangeons, Anita. Réfléchissez-y.

Je le fis, et mes yeux s’écarquillèrent.— Seraphina pense qu’en buvant le

sang de Squelette Sanglant, elle deviendravraiment immortelle ?

— Je savais que vous étiez une filleintelligente.

— Ça ne marchera pas.— Nous verrons bien.— Et vous, qu’avez-vous à y gagner ?Janos inclina la tête, tel un monstrueux

oiseau momifié.— Seraphina est ma maîtresse, et elle

partage toujours son butin.— Vous aussi, vous aspirez à

l’immortalité ?— J’aspire au pouvoir, corrigea-t-il.Génial !— Et penser que cette créature va tuer

des enfants ne vous dérange pas ?

912/1048

— Nous nous nourrissons, SqueletteSanglant se nourrit... Quelle importance ?

— Et Squelette Sanglant vous laisseravous nourrir de lui ?

— Seraphina a trouvé le sort qu’utilisaitl’ancêtre de Magnus Bouvier. Elle contrôle lefairie.

— Comment ?Janos secoua la tête et sourit.— Assez bavardé, Anita. Lâchez votre

arme ou Kissa se repaîtra du garçon sous vosyeux.

Kissa passa une main dans les cheveuxde Jeff. Une simple caresse, mais qui lui fitincliner la tête sur le côté, découvrant laligne de son cou.

— Non !Jeff tenta de se dégager. Kissa lui tordit

le bras assez fort pour lui arracher un cri.— Cesse de te débattre, ou je te casse le

bras, grogna-t-elle.

913/1048

La douleur paralysa Jeff. Il riva sur moises yeux immenses et terrifiés. Sa bouche nesupplierait pas, mais ses yeux le faisaientpour lui.

Les lèvres de Kissa se retroussèrent, dé-voilant ses canines pointues.

— Ne faites pas ça, dis-je à contrecœur.Je lançai le .45 sur le sol. Larry m’imita.

Désarmée deux fois dans la même nuit. Unrecord !

914/1048

Chapitre 36

— Et maintenant ? demandais-je.— Seraphina vous attend à la fête, ré-

pondit Janos. Elle vous a envoyé des vête-ments de soirée. Vous pourrez vous changerdans la limousine.

— Quelle fête ?— Celle à laquelle nous sommes venus

vous convier. Seraphina apportera son invit-ation à Jean-Claude...

Ça ne me plaisait pas du tout.— Je préférerais rentrer me coucher.— Désolé. Personne ne vous demande

votre avis.

Un autre vampire apparut au sommetde la montagne. La brune qui avait tour-menté Jason.

Elle s’approcha de nous, vêtue d’unelongue robe noire qui la moulait du coujusqu’aux chevilles. Puis elle enlaça Janos etfourra son nez dans le creux de son épaule,nous offrant un aperçu de son dos nu. Seulun entrelacs de bretelles noires le recouvrait.Sa robe ondulait comme si elle risquait detomber à ses pieds au moindre mouvement,et pourtant, elle restait bien en place. De lamagie vestimentaire.

Ses cheveux noirs tressés à l’indienne,elle semblait vraiment en forme pourquelqu’un que j’avais vu semer partout desmorceaux de chair pourrissante vingt-quatreheures auparavant.

Je ne parvins pas à cacher ma surprise.— Je croyais qu’elle était morte, dit

Larry.— Moi aussi.

916/1048

— Je n’aurais jamais envoyé Pallas sij’avais cru que votre loup-garou était capablede la tuer, répliqua Janos.

Une autre silhouette émergea des boisobscurs. De longs cheveux blancs en-cadraient son visage fin à l’ossature délicate.Ses yeux brillaient d’une lueur rouge. J’avaisdéjà vu des vampires aux yeux brillants, maistoujours de la couleur de leurs iris. Aucunecréature ayant jadis été humaine n’avait desyeux écarlates...

Le nouveau venu portait la tenue tradi-tionnelle des vampires élégants : un smokingnoir à queue-de-pie et une cape qui luitombait jusqu’aux chevilles.

— Xavier, soufflai-je.Larry me dévisagea.— C’est le tueur en série ?Je hochai la tête.— Alors, qu’est-ce qu’il fout là ?— C’est comme ça que vous avez trouvé

Jeff si vite, n’est-ce pas ? lançai-je à Janos.

917/1048

Vous êtes de mèche avec Xavier. Seraphinaest au courant ?

Janos sourit.— Elle est la maîtresse de tous les vam-

pires de Branson, Anita. Lui compris.Il avait prononcé cette dernière phrase

comme si ça l’impressionnait beaucoup.— Vous ne pourrez pas boire des cock-

tails de sang de fairie pendant longtemps, carsi les flics remontent la piste de Xavierjusqu’à vous...

— Xavier s’est contenté de suivre les or-dres. Il se chargeait du recrutement, ditJanos, comme si c’était une plaisanterie qu’ilétait seul à comprendre.

— Pourquoi vouliez-vous EllieQuinlan ?

— Xavier aime les jeunes garçons. C’estsa seule faiblesse. Il a transformé l’amant dela fille, qui a demandé à la garder près de luipour toujours. Ce soir, elle se relèvera et senourrira avec nous.

918/1048

Pas si je pouvais l’en empêcher.— Que voulez-vous, Janos ?— J’ai été envoyé pour vous faciliter la

vie.— Ouais, c’est ça...Pallas s’écarta de Janos et avança

jusqu’à Stirling, qui leva les yeux vers elle enserrant son bras blessé. Ça devait faire unmal de chien, mais ce n’était pas de ladouleur qui se lisait sur son visage : simple-ment de la peur. Sa belle arrogance s’étaitenvolée comme une hirondelle à l’approchede l’hiver. Il avait l’air d’un gamin qui vientde s’apercevoir que les monstres, sous sonlit, sont bien réels.

Un troisième vampire apparut au som-met de la montagne. La copine blonde dePallas. Elle aussi pétait la santé, comme sielle ne s’était jamais décomposée sous nosyeux. Je n’avais jamais connu de vampire quipuisse avoir l’air si mort sans l’être vraiment.

919/1048

— Vous vous souvenez sûrement deBettina, dit Janos.

Elle portait une robe noire qui dénudaitses épaules pâles. Un pan de tissu s’enroulaitautour de son cou et pendait sur le devant.L’ensemble était maintenu en place par uneceinture dorée qui soulignait sa taille mince.Sa tresse blonde était attachée en couronneautour de sa tête.

Elle avança vers nous. Son visage étaitd’une beauté parfaite. La peau sèchetombant en lambeaux n’avait donc été qu’uncauchemar. Enfin, j’aurais bien aimé... Lefeu, avait dit Jean-Claude. Le feu était le seulmoyen sûr d’en venir à bout.

Janos tendit un bras pour arracher Jeffà l’étreinte de Kissa. Il agrippa les épaules dugarçon de ses mains gantées de noir. Sesdoigts étaient plus longs qu’ils ne l’auraientdû, comme s’ils avaient une phalange sup-plémentaire. Alors qu’ils se détachaient surle tissu crème du smoking de Jeff, je vis que

920/1048

ses index faisaient la même taille que les ma-jeurs. Encore un mythe qui n’en était pas un,au moins dans le cas de Janos.

Jeff avait les yeux tellement écarquillésque ça semblait douloureux.

— Que se passe-t-il ? demandai-je.Kissa portait une combinaison

identique à celle que nous lui avions vuedans la salle de torture. Mais ça ne pouvaitpas être la même, parce que la première avaitété trouée par la balle de Larry. Elle se tenaitprès de lui, les poings serrés. Immobilecomme seuls les morts peuvent l’être. Pour-tant, je sentais une certaine tension en elle.De la méfiance. Elle n’aimait pas la tournureque prenaient les événements.

Sa peau mate paraissait étrangementpâle. Elle ne s’était pas encore nourrie cesoir. Je suis capable de deviner ce genre dechoses chez la plupart des buveurs de sang.Même s’il y a toujours des exceptions.

921/1048

Xavier se déplaça à la vitesse im-possible qui transforme les vampires ensimples ombres brouillées, et s’arrêta près deMlle Harrison toujours inconsciente. Larrysecoua la tête.

— Il s’est téléporté, ou quoi ?— Non. Il a bougé trop vite pour que tes

yeux puissent le suivre...Je pensais que Janos enverrait Kissa

rejoindre les autres, mais ce ne fut pas le cas.Une silhouette rampa par-dessus le

bord du plateau, se traînant comme sichaque mouvement lui faisait mal. Ses mainspâles griffaient la terre rouge, et ses brasétaient nus malgré la fraîcheur nocturne.Elle courbait l’échiné, ses courts cheveuxbruns lui masquant le visage.

Soudain, elle leva la tête vers le ciel. Seslèvres minces et exsangues s’étirèrent sur sescrocs. Son visage était ravagé par la faim.

Je savais que ses yeux étaient brunsparce que je les avais vus fixer le plafond de

922/1048

sa chambre d’un regard aveugle. Ils ne pos-sédaient pas encore de pouvoir, mais uneétincelle brûlait dans leurs profondeursobscures.

Une étincelle animale.Quand ils l’auraient laissé se nourrir

pour la première fois, elle retrouverait peut-être sa raison, de nouveau capabled’éprouver des émotions. Pour le moment,elle ne pensait qu’à satisfaire son besoin leplus primaire.

— C’est la personne à qui je pense ? de-manda Larry.

— Oui...Jeff voulut courir vers elle.— Ellie !Janos le plaqua contre lui, un bras

passé autour de ses épaules, comme dansune étreinte amoureuse. Jeff tenta de se dé-gager pour courir vers sa sœur morte.

Sur ce coup-là, j’approuvais Janos. Lesvampires qui viennent de subir leur

923/1048

transformation ont tendance à mangerd’abord et à poser des questions ensuite. Lacréature qui avait été Ellie Quinlan auraitjoyeusement égorgé son petit frère. Elle seserait baignée dans son sang, et quelquesminutes, quelques jours ou quelques se-maines plus tard, elle aurait compris cequ’elle avait fait. Elle l’aurait peut-être mêmeregretté.

— Va, Angela, ordonna Janos. Va ret-rouver Xavier.

— La rebaptiser ne changera pas sonidentité, déclarai-je.

— Elle est morte depuis deux ans, etelle s’appelle Angela, dit Janos.

— Elle s’appelle Ellie ! lança Jeff.Il avait cessé de lutter, mais observait

sa sœur morte, l’air horrifié comme s’il com-mençait à comprendre.

— Les gens la reconnaîtront, Janos,insistai-je.

924/1048

— Nous serons prudents, Anita. Notrenouvel ange verra seulement ceux que nousvoudrons qu’elle voie.

— Comme c’est mignon.— Ça le sera, quand elle aura bu tout

son saoul.— Je suis surprise que vous ayez réussi

à la traîner jusqu’ici sans la nourrir d’abord.— C’est moi qui l’ai fait.La voix de Xavier était étonnamment

agréable. L’entendre sortir de ce visage pâleet fantomatique me perturbait. Surtout enpensant qu’elle appartenait à un monstrepédophile.

Je l’étudiai en prenant garde d’éviterson regard.

— Très impressionnant.— Andy l’a transformée et j’ai trans-

formé Andy. Je suis son maître.Andy ne s’étant pas encore manifesté,

je déduisis que je l’avais tué dans les bois,pendant la battue avec le shérif St. John. Le

925/1048

moment était sans doute mal choisi pourévoquer ce sujet.

— Et qui est votre maître ?— Seraphina. Pour le moment, répondit

Xavier.Je regardai Janos.— Vous n’avez pas encore déterminé le-

quel de vous deux est le dominant, pas vrai ?— Vous perdez votre temps, Anita.

Notre maîtresse vous attend avecimpatience. Finissons-en. Xavier, appellenotre ange.

Xavier tendit une main spectrale. Elliegrogna et s’approcha de lui à quatre pattes.Sa longue robe noire était entortillée autourde ses jambes. Elle tira dessus d’un gesteagacé. Le tissu se déchira comme du papierentre ses mains, et une longue fente révélases jambes nues.

Ellie saisit la main de Xavier comme sic’était une bouée de sauvetage, et se penchavers son poignet. Seule la main du maître

926/1048

vampire, agrippant ses cheveux, l’empêchade mordre dedans.

— Les morts ne pourront pas tesustenter, Angela, dit Janos. Nourris-toiplutôt des vivants.

Pallas et Bettina s’agenouillèrent dechaque côté de Stirling.

Xavier se laissa gracieusement tomberprès de Mlle Harrison, sa cape noire étaléeautour de lui comme une mare de sang. Iln’avait pas lâché les cheveux d’Ellie, qui seretrouva le visage plaqué contre le sol. Ellelui griffa les mains en poussant des sonsétranglés qui ressemblaient à des miaule-ments. Aucun humain n’aurait pu produiredes bruits pareils.

— Mademoiselle Blake, vous représen-tez la loi, s’exclama Stirling. Vous devez meprotéger.

— Je croyais que vous vouliez me traîn-er devant un tribunal, Raymond, répliquai-je. Sous prétexte que j’aurais demandé à mes

927/1048

zombies de vous attaquer, vous et MlleHarrison.

— Je ne le pensais pas. (Il regarda lesvampires qui l’encadraient, puis se tournavers moi.) Je ne dirai rien. Oui, je n’en par-lerai à personne... Je vous en prie.

— Vous implorez ma miséricorde,Raymond ?

— Oui, oui, je vous implore.— La miséricorde dont vous avez fait

preuve envers Bayard ?— Je vous en supplie...Bettina caressa la joue de Stirling. Il

sursauta comme si elle l’avait brûlé.— Je vous en supplie !Et merde !— Nous ne pouvons pas les regarder

faire, dit Larry.— Tu as une meilleure idée ?— On n’abandonne jamais un être hu-

main aux monstres, pour quelque raison quece soit. C’est la règle.

928/1048

Ma règle. Au moins, ça l’avait été, àl’époque où je croyais savoir qui étaient lesmonstres.

Larry sortit la chaîne de son tee-shirt.— Ne fais pas ça ! lançai-je. Ne nous

fais pas tuer pour Raymond Stirling.Sa croix jaillit à l’air libre. Elle brillait

comme les yeux de Seraphina.Il me regarda sans rien dire.Je soupirai et sortis mon propre

crucifix.— Une mauvaise initiative...— Je sais. Mais je ne peux pas rester

inactif.Je sondai son regard, et compris que

c’était vrai. Il ne pouvait pas rester sans rienfaire. Moi, j’aurais pu. Ça ne m’aurait pas né-cessairement plu, mais j’aurais laissé agirBettina et Pallas. Il était encore plus dom-mage qu’il soit là pour m’en empêcher.

— Que croyez-vous faire avec vos ri-dicules babioles ? demanda Janos.

929/1048

— Nous allons arrêter ça.— Vous voulez que cet homme meure,

Anita.— Pas comme ça.— Préféreriez-vous que je vous laisse

utiliser votre arme, et gaspiller tout ce bonsang ?

Il m’offrait de me laisser descendreStirling.

Je secouai la tête.— Ce n’est plus une option, à présent.— Ça n’a jamais été une option, rectifia

Larry.Je ne relevai pas. Inutile de lui enlever

ses illusions.J’avançai vers Pallas et Bettina. Larry

marcha vers Ellie et Xavier, sa croix tendueau bout de sa chaîne, comme si ça devait larendre plus efficace. Il n’y a rien de mal àvouloir faire dans le théâtral, mais je devraisl’avertir que ça ne servait à rien. Plus tard.

930/1048

L’éclat de mon propre crucifix aug-menta, jusqu’à ce que j’aie l’impression deporter une ampoule de cent watts enpendentif. Au-delà de la sphère de lumièreblanche qu’il projetait, le monde se réduisaitpour moi à un disque noir.

Xavier s’était relevé et faisait face àLarry, mais les autres avaient battu en re-traite, abandonnant momentanément leurproie.

— Merci, mademoiselle Blake, balbutiaStirling. Merci.

Il me saisit la jambe de sa main valideet se frotta contre moi comme un chien. Jeréprimai une forte envie de lui balancer uncoup de pied.

— Remerciez Larry. Moi, je vous auraislaissé crever.

Il parut ne pas m’entendre. Il sanglotaitde soulagement, inondant mes Nike delarmes et de bave.

931/1048

— Reculez, je vous prie, ordonna unevoix féminine épaisse comme du miel.

Je clignai des yeux. Kissa brandissaitun flingue. Un revolver qui ressemblait à unMagnum. Difficile à dire avec cette lumièreaveuglante... Mais ça faisait sûrement de trèsgros trous.

— J’ai dit : reculez. Tout de suite.— Je croyais que Seraphina voulait me

voir, lui rappelai-je. Elle n’appréciera pasque vous me tuiez.

— Oh, pas vous, intervint Janos. Kissase contentera de tirer sur votre jeune ami.

Je pris une profonde inspiration.— Si vous le tuez, je refuserai de

coopérer...— Vous vous méprenez, Anita. Ma

maîtresse n’a pas besoin de votre coopéra-tion. Tout ce qu’elle espère de vous, elle peutle prendre par la force.

932/1048

Je regardai Janos par-delà la lumièrebrillante. Il serrait Jeff contre lui presqueaffectueusement.

— Enlevez vos croix et jetez-les vers lesbois, ordonna-t-il.

Il saisit le visage de Jeff entre ses mainsgantées et lui planta un baiser sur la joue.

— Maintenant que nous vous savonsprête à compromettre votre sécurité pourchacun de ces deux jeunes hommes, nousavons un otage de plus qu’il est absolumentnécessaire.

Il prit Jeff par le cou mais ne serra paset ne lui fit pas de mal. Pas encore.

— Enlevez vos croix et jetez-les vers lesbois. Je ne vous le dirai pas une troisièmefois.

Mais je ne voulais pas renoncer à macroix. Je regardai Larry. Il faisait toujourscourageusement face à Xavier, son crucifixscintillant de mille feux. Et merde !

— Kissa... Tire.

933/1048

— Non, me récriai-je. (Je défis le ferm-oir de ma chaîne.) C’est bon, vous avezgagné.

— Ne cède pas, Anita ! lança Larry.— Je ne les regarderai pas te descendre.

Pas si je peux l’éviter.Je laissai la chaîne s’enrouler dans ma

paume. La croix brillait d’une lueur blanc-bleu comme celle du magnésium. M’en dé-faire était une mauvaise idée. Une trèsmauvaise idée.

Je la jetai vers les bois. Elle laissa der-rière elle une traînée qui évoquait unecomète et disparut dans le noir.

— À votre tour, maintenant, dit Janos àLarry.

— Vous serez forcé de me descendre.— Oh, non ! Nous abattrons plutôt le

garçon, fit Janos. À moins que je me nour-risse de lui sous vos yeux. Qu’en dites-vous ?

934/1048

D’un bras, il plaqua Jeff contre lui. Desa main libre, il écarta ses cheveux pour ex-poser son cou.

Larry me regarda.— Qu’est-ce que je fais, Anita ?— Ça, c’est à toi d’en décider.— Ils ne bluffent pas ? Ils vont vraiment

le tuer ?— Oui.Il jura entre ses dents et laissa la croix

retomber sur sa poitrine. Puis il défit sachaîne et la jeta à son tour dans les bois.Avec un peu plus de force que nécessaire,comme s’il essayait de se débarrasser de sacolère en même temps.

Quand la lumière de sa croix se futévanouie, nous nous retrouvâmes plongésdans l’obscurité. Le clair de lune qui m’avaitparu si brillant une demi-heure plus tôtn’était qu’un pâle substitut.

Ma vision nocturne revint graduelle-ment. Kissa fit un pas en avant, le flingue

935/1048

toujours braqué sur nous. Lors de notrepremière rencontre, elle exsudait la sexualitéet la puissance. À présent, elle semblait do-cile, pâle et lasse comme si une partie de sonpouvoir l’avait désertée. Elle devait senourrir.

— Pourquoi ne vous ont-ils pas laisséboire du sang ce soir ? lui demandai-je.

Ce fut Janos qui répondit.— Notre maîtresse n’est pas certaine à

cent pour cent de la loyauté de Kissa. Ellesouhaite la mettre à l’épreuve, n’est-ce pas,ma ténébreuse beauté ?

Kissa riva sur moi ses grands yeuxsombres. Au bout de son bras, le flingue netremblait pas.

— Allez-y, mes enfants. Nourrissez-vous.

Pallas et Bettina se rapprochèrent deStirling. Elles me dévisagèrent par-dessusleur victime et je soutins leur regard.

Stirling m’agrippa la jambe.

936/1048

— Vous ne pouvez pas les laisser faire.Pitié. Pitié !

Pallas s’agenouilla près de lui. Bettinale contourna pour se placer du même côtéque moi. Quand elle détacha la main de Stirl-ing de ma jambe, son postérieur m’effleura.Je fis un pas en arrière et l’avocat hurla.

Xavier et Ellie avaient déjà commencé àboire le sang de Mlle Harrison. Larry medévisagea, les mains vides. Impuissant.

Je baissai la tête.— Ne me touchez pas ! Ne me touchez

pas ! s’égosilla Stirling.De sa main valide, il tenta de repousser

Pallas, qui le saisit par le poignet sansdifficulté.

— Ayez au moins la décence del’hypnotiser, criai-je.

Pallas leva les yeux vers moi.— Après qu’il eut essayé de vous tuer ?

Pourquoi vous préoccupez-vous de son sort ?

937/1048

— Je n’ai pas envie de l’entendrebrailler...

Pallas sourit, et des flammes sombresembrasèrent son regard.

— Tout ce que vous voudrez, Anita.Elle saisit le menton de Stirling et le

força à tourner la tête vers elle.— Mademoiselle Blake, aidez-moi,

implora-t-il. Aidez...Les mots moururent sur ses lèvres.Je regardai toute lucidité s’évaporer de

ses yeux...— Viens à moi, Raymond, susurra Pal-

las. Viens à moi.Stirling se redressa et passa son bras

valide autour de la vampire. Il tenta d’enfaire autant avec l’autre, mais son coudebrisé refusait de se plier. Bettina le saisit et letordit dans tous les sens en riant. Stirling neréagit pas à la douleur. Il se contenta de sepelotonner avidement contre Pallas.

938/1048

Elle lui enfonça ses crocs dans le cou.Stirling eut un spasme, puis il se détendit etpoussa un gémissement extatique. Pallaspencha la tête, suçant la plaie mais laissantassez de place à quelqu’un d’autre pour part-ager son repas. Bettina ne se fit pas prier.

Les deux vampires se nourrirent, leurstêtes si rapprochées que leurs cheveuxblonds et bruns se mêlaient.

Raymond Stirling poussa des petits crisde satisfaction pendant qu’elles le tuaient.

Larry alla se camper à la lisière desbois, les bras croisés sur les épaules commes’il tentait de s’étreindre lui-même. De seréconforter...

Je restai où j’étais et regardai. J’avaisvoulu la mort de Stirling. Détourner les yeuxeût été lâche de ma part. Et puis, me rappel-er qui étaient les véritables monstres nepouvait pas me faire de mal. Si je me forçaisà tout regarder jusqu’au bout, peut-être queje ne l’oublierais plus.

939/1048

Je regardai le visage béat de Stirlingjusqu’à ce que son bras retombe mollementdans le dos de Pallas, et que ses yeux se fer-ment. La perte de sang et le choc lui firentperdre conscience. Les vampires le serrèrentun peu plus fort et continuèrent à boire.

Soudain, il rouvrit grands les yeux, etun gargouillis s’échappa de sa gorge, la peurdéformant ses traits. Sans redresser la tête,Pallas leva une main et lui caressa lescheveux, comme elle l’aurait fait pourapaiser un enfant effrayé.

La peur disparut des prunelles de Stirl-ing... et la lumière avec. Je le regardaimourir, et sus que sa dernière expressionhanterait mes rêves pendant des semaines.

940/1048

Chapitre 37

Une bourrasque souleva un légernuage de poussière. Puis Jean-Claude appar-ut comme s’il venait de se téléporter.

Je n’avais jamais été aussi heureuse dele voir. Bon, je ne me précipitai pas dans sesbras, mais je me rapprochai de lui. Larrym’imita. Si Jean-Claude n’était pas toujoursl’option la plus sûre, ce soir, il me paraissaitinfiniment préférable à toutes les autres.

Il portait une de ses sempiternelleschemises blanches, avec tellement de den-telle au jabot qu’on aurait dit qu’elle mous-sait. Sa courte veste blanche lui arrivait àpeine au niveau de la taille. Un

bouillonnement de dentelle s’échappait desmanches et lui couvrait en partie les mains.Son pantalon blanc moulant était fermé parune ceinture noire, assortie à ses bottes develours.

— Je ne m’attendais pas à te voir ici,Jean-Claude ! lança Janos.

Je n’en aurais pas mis ma main àcouper, mais il semblait étonné. Tant mieux.

— Seraphina est venue m’apporter soninvitation, Janos, mais ça n’a pas suffi...

— Tu me surprends, mon garçon.— J’ai aussi surpris Seraphina.Jean-Claude paraissait étonnamment

calme. S’il trouvait dangereux d’être en in-fériorité numérique au sommet de cettemontagne, il n’en laissait rien paraître.J’aurais adoré savoir comment il avait sur-pris Seraphina.

Jason apparut en haut du chemin, ven-ant de l’endroit où Larry et moi avions laisséla Jeep. Il portait un pantalon de cuir noir si

942/1048

moulant qu’on avait dû le peindre sur sesjambes, des bottines de la même couleur etpas de chemise. Un collier de chien clouté luiceignait le cou, et il avait enfilé une paire degants noirs. Cela mis à part, il était nujusqu’à la taille. J’espérais qu’il avait choisilui-même sa tenue.

Le côté droit de son visage était tuméfiédu front jusqu’au menton, comme si quelquechose de très gros et de très lourd l’avaitpercuté.

— Je vois que ton familier est entrédans la bagarre, commenta Janos.

— Il m’appartient dans tous les sens duterme, Janos. Ils m’appartiennent tous.

Pour cette fois, je ne relevai pas. Sij’avais le choix entre appartenir à Jean-Claude ou à Seraphina, je savais à qui allaitma préférence.

Larry était si près de moi que j’auraispu lui prendre la main. Être inclus dans la

943/1048

ménagerie de Jean-Claude lui déplaisait sansdoute...

— Tu as perdu l’humilité que je trouvaissi attirante chez toi, Jean-Claude. Aurais-tutout bonnement refusé l’invitation de Ser-aphina ? demanda Janos.

— Je viendrai à sa fête, mais de moi-même, et avec mon escorte.

Je le regardai. Il avait pété les plombs,ou quoi ?

Janos fronça les sourcils.— Seraphina vous voulait enchaînés.— Mais si nous procédons à ma façon,

nous survivrons tous à cette nuit, lâcha Jean-Claude.

— Insinues-tu que tu serais prêt à nousdéfier, ici et maintenant ? demanda Janos.

— Je ne mourrai pas seul. Vous finiriezpeut-être par m’avoir, mais à quel prix ?

— Si tu acceptes vraiment de venir deton plein gré, ne perdons pas de temps.

944/1048

Notre maîtresse nous appelle. Il seraitmalséant de la faire attendre.

Sans crier gare, Janos, Bettina et Pallasse propulsèrent dans les airs. Ils ne volaientpas exactement, et ils ne lévitaient pas nonplus. Je n’avais pas de mot pour décrire cequ’ils faisaient.

— Grand Dieu, souffla Larry.C’était la première fois qu’il voyait ça :

une occasion à marquer d’une pierre rougedans son calendrier.

Les autres s’éparpillèrent dans les boisà une vitesse hallucinante. Ellie Quinlanpartit avec eux. Janos avait emmené sonfrère. Jusque-là, j’ignorais qu’un vampirepouvait porter plus que son propre poids en« volant ».

Décidément, j’en apprends toutes lesnuits.

Nous récupérâmes nos flingues et re-prîmes le chemin qui descendait vers le sitede construction. Nos croix étaient bel et bien

945/1048

perdues. Jean-Claude nous emboîta le pas.Pourtant, je savais qu’il avait un autre moyende déplacement. L’étiquette vampiriquejugeait-elle impoli de « voler » quand onétait accompagné de gens qui ne le pouvaientpas ?

La voiture était toujours là où je l’avaisgarée. Il restait plusieurs heures avantl’aube, et j’aspirais à rentrer chez moi.

— J’ai pris la liberté de choisir les vête-ments que vous porterez pour la fête de Ser-aphina, annonça Jean-Claude. Ils sont dansla Jeep.

— Je l’ai fermée à clé, lançai-je.Il se contenta de sourire.Je soupirai.— D’accord, d’accord...Je saisis la poignée de la portière du

passager. Elle était déverrouillée. Dans lavoiture, une pile de vêtements reposait sur lesiège. Ils étaient tous en cuir noir. Je secouaila tête.

946/1048

— Pas question.— Tes vêtements sont sur le siège du

conducteur, dit Jean-Claude. Ceux-là sontpour Lawrence.

Larry regarda par-dessus mon épaule.— Vous plaisantez ? s’étrangla-t-il.Je contournai la Jeep et découvris un

jean noir propre – le plus moulant quej’avais – et une brassière rouge que je ne mesouvenais pas d’avoir achetée. On eût dit dela soie. Il y avait aussi un cache-poussièrenoir que je voyais pour la première fois.

Je l’essayai. Il m’arrivait à mi-mollets,et ondulait comme une cape derrière moi àchaque mouvement. Pas mal du tout. En re-vanche, je me serais bien passée de labrassière.

— J’aime assez, commentai-je.— Je ne peux pas en dire autant, grom-

mela Larry. Je ne sais même pas commentenfiler ce truc.

947/1048

— Jason, aide-le à s’habiller, ordonnaJean-Claude.

Jason saisit le baluchon de cuir et l’em-porta à l’arrière de la Jeep. Larry le suivit,l’air mécontent.

— Pas de bottes ? demandai-je.Jean-Claude sourit.— Je ne pensais pas que tu accepterais

de renoncer à tes baskets.— Et vous avez eu raison.— Change-toi vite, ma petite. Nous

devons arriver chez Seraphina avant qu’elledécide de tuer le garçon par dépit.

— Vous croyez que Xavier la laisseraitcasser son nouveau joujou ?

— Si elle est vraiment sa maîtresse, iln’aura pas le choix. Allez, dépêche-toi !

Je passai de l’autre côté de la Jeep, cequi m’amena à portée d’ouïe – et de vue – deLarry. Je m’arrêtai et soupirai. Et puismerde !

948/1048

Tournant le dos à Jean-Claude, je défismon holster d’épaule.

— Comment avez-vous réussi à échap-per à Seraphina ? demandai-je en faisantpasser mon polo par-dessus ma tête.

Je luttai contre l’envie de regarder der-rière moi. De toute façon, je savais que Jean-Claude m’observait.

— Jason lui a sauté dessus au momentcrucial. Sa diversion nous a permis de fuir,mais rien d’autre. Je crains que ta chambred’hôtel soit un peu en désordre.

Il s’était exprimé sur un ton si détachéque ma curiosité l’emporta. J’enfilai labrassière rouge et me retournai. Il se tenaitplus près de moi que je ne l’aurais cru – entendant le bras, il aurait pu me toucher –,immobile dans ses vêtements blancs, im-maculé et parfait.

— Reculez de quelques pas, s’il vousplaît. Je voudrais un peu d’intimité.

949/1048

Il sourit mais obéit sans discuter. Unepremière.

— Vous a-t-elle sous-estimé à ce point ?Je changeai de jean aussi vite que pos-

sible, en m’efforçant de ne pas penser qu’ilme regardait. C’était trop embarrassant.

— J’ai été forcé de fuir, ma petite. Janosla considère comme sa maîtresse, et il m’avaincu. Je n’ai aucune chance de luirésister...

Je remis mon holster d’épaule. Faute demanches, les lanières de cuir m’irriteraient lapeau, mais c’était mieux que de ne paspouvoir porter de flingue. Je récupérai leFirestar que j’avais planqué sous mon siègeet l’enfilai dans la ceinture de mon jean, surle devant. Pas génial. Ça allait se voir, mêmeavec le cache-poussière. Je le fis passer der-rière et le calai dans le creux de mesreins – pas l’endroit idéal pour dégainerrapidement.

950/1048

Puis je sortis mes couteaux de la boîte àgants et fixai les fourreaux sur mes avant-bras. Dans un petit coffret, j’avais emportédeux croix supplémentaires. Pour une raisonqui m’échappe, les vampires passent leurtemps à me piquer les miennes.

Jean-Claude observait mes préparatifsavec intérêt. Ses yeux sombres suivaient mesmouvements comme s’il les gravait dans samémoire.

Je passai le cache-poussière et fisquelques pas histoire de vérifier que j’étais àmon aise. Je dégainai mes deux couteauxpour m’assurer que les manches en cuirn’étaient pas trop serrées, puis j’en fis autantavec mes flingues. Décidément, la positiondu Firestar ne me convenait pas. Je le fisglisser sur le côté gauche. Il s’enfonça dansmon flanc de manière très désagréable. Maisje pouvais y accéder en un laps de tempsraisonnable. Ce soir, c’était plus importantque mon confort.

951/1048

Je fourrai un chargeur supplémentairepour chaque flingue dans les poches ducache-poussière. Ils contenaient des ballesordinaires. Le Browning et le Firestar étaientchargés de munitions en argent. Je n’aimaispas trop ça, mais je me doutais que TêteÉcorchée, Squelette Sanglant ferait son ap-parition pendant la soirée. La fête n’auraitpas été la même sans lui. Qui sait, peut-êtreMagnus nous honorerait-il aussi de saprésence. Et je voulais être armée contre toutce que je pourrais avoir à combattre.

Larry sortit de derrière la Jeep. Je memordis les lèvres pour ne pas éclater de rire.Non que ses vêtements ne lui aillent pas,mais il semblait tellement mal à l’aise ! Onaurait dit qu’il avait du mal à bouger avecson pantalon en cuir.

— Marche normalement, lui conseillaJason.

— Je ne peux pas.

952/1048

Il portait un débardeur – la versionmasculine de ma brassière, mais bleu au lieude rouge. Des bottines noires et le blousonqu’il avait emprunté à Jason la nuitprécédente complétaient sa tenue. Je re-gardai ses bottines.

— Des baskets noires, passe encore, mapetite. Mais des baskets blanches avec ducuir noir ? Ça n’irait pas du tout, affirmaJean-Claude.

— Je me sens ridicule, gémit Larry.Comment pouvez-vous vous balader vêtus dela sorte ?

— J’aime le cuir, se défendit Jason.— Nous devons y aller, dit Jean-Claude.

Anita, tu conduis ?— Je pensais que vous voudriez voler...— Il est très important que nous arrivi-

ons ensemble.Larry et moi versâmes du sel dans nos

poches. Entre ça et les chargeurs supplé-mentaires, mon cache-poussière était à

953/1048

moitié déformé et ne tombait pas bien dutout. Mais nous n’allions pas à un défilé demode.

Nous entrâmes dans la Jeep. Aussitôt,des protestations montèrent de la banquettearrière.

— C’est encore plus inconfortablequand je suis assis !

— À l’avenir, je me souviendrai que tudétestes le cuir, Lawrence.

— Je m’appelle Larry.Je mis le contact et m’engageai sur le

chemin de terre qui reliait le site de con-struction à la route.

— Seraphina veut devenir immortelle !lançai-je.

Arrivée sur la route, je pris la directionde Branson. Évidemment, nous nous arrê-terions avant d’avoir regagné la ville.

Jean-Claude se retourna sur son siègepour me dévisager.

— Que dis-tu, ma petite ?

954/1048

Je lui parlai de Tête Écorchée, Sque-lette Sanglant et lui exposai le plan deSeraphina.

— Elle est folle, conclus-je.— Pas entièrement, ma petite. Ça ne lui

conférera peut-être pas l’immortalité, maisça lui donnera des pouvoirs sans précédent.Néanmoins, ça n’explique pas comment elleest devenue assez puissante pour asservirJanos avant de se nourrir de Magnus Bouvi-er et de sa créature.

— Que voulez-vous dire ?— Janos vivait dans le vieux pays. Il

n’en serait pas parti volontairement. Pour-tant, il l’a suivie jusqu’ici. Où a-t-elle pris lepouvoir nécessaire pour le subjuguer ?

— Magnus n’est peut-être pas le premi-er fairie dont elle boit le sang, dis-je.

— À moins qu’elle ait trouvé un autregenre de nourriture.

— Quel genre ?

955/1048

— Ça, ma petite, j’aimerais vraiment lesavoir.

— Vous pensez à modifier votrealimentation ?

— Le pouvoir est toujours tentant, maispour ce soir, mes préoccupations sontuniquement d’ordre pratique. Si nous par-venons à découvrir la source de son pouvoir,nous aurons une chance de la vaincre.

— Comment ?Jean-Claude secoua la tête.— Je l’ignore. Mais à moins de trouver

un lapin à sortir de notre chapeau, noussommes perdus.

Il semblait remarquablement calme.Contrairement à moi. Mon cœur battait sifort que je sentais mon pouls dans ma gorgeet dans mes poignets.

Perdus. Les choses se présentaientvraiment mal. Et si ça ne dépendait que deSeraphina, j’étais certaine qu’elles ne tarde-raient pas à empirer.

956/1048

Chapitre 38

Nous montâmes les marches de pierrequi conduisaient au porche. Cette fois, il étaitbaigné par l’éclat du clair de lune. Il n’y avaitpas d’ombres épaisses et surnaturelles,aucun indice sur ce qui nous attendait. Lamaison ressemblait à toutes les vieillesbaraques abandonnées. Mais mes crampesd’estomac ne s’y laissèrent pas prendre.

Kissa vint nous ouvrir. Derrière elle,une chaude lumière de bougies filtrait de laporte de la pièce du fond, conférant des re-flets dorés aux gouttes de sueur qui perlaientsur son visage. Seraphina continuait à la

punir. Je me demandais pourquoi, mais enfin de compte, ce n’était pas mon problème.

Sans un mot, elle nous invita à lasuivre. Nous traversâmes le salon vide et en-trâmes dans la grande pièce. Seraphina étaitassise sur son trône, vêtue d’une robe de balblanche qui me fit penser à Cendrillon. Sescheveux étaient ramassés sur le sommet deson crâne, et les diamants piqués dedansscintillèrent comme des flammes lorsqu’ellenous salua de la tête.

Magnus était pelotonné à ses pieds. Ilportait un smoking à queue-de-pie blanc.Des gants blancs, un haut-de-forme blanc etune canne reposaient près de ses genoux. Seslongs cheveux auburn formaient la seuletache colorée de cette image.

Tous les vampires que j’ai rencontrésfont dans le théâtral.

Janos et ses deux compagnes, toujoursen noir, se tenaient derrière le trône tel unrideau de ténèbres vivantes. Ellie était

958/1048

allongée sur le flanc au milieu des coussins,l’air presque humain. Malgré sa robedéchirée et tachée, elle semblait au combledu ravissement, comme un chat qui vient delaper tout un bol de crème. Ses yeux étincel-aient, et un sourire enchanté retroussait lecoin de ses lèvres. Ellie Quinlan, alias An-gela, adorait son nouvel état de morte-vivante. Pour le moment.

Kissa s’approcha du trône et s’agen-ouilla du côté opposé à celui de Magnus, sacombinaison de cuir noir se fondant auxfringues de Janos. Seraphina caressa son vis-age en sueur d’une main gantée de blanc.

Elle souriait, et son expression pouvaitparaître bienveillante tant qu’on ne regardaitpas ses yeux pâles et luisants. On distinguaitencore un soupçon de pupille au centre, maiselle disparaissait rapidement. Ses prunellesavaient la même couleur que sa robe. Ça,c’est de l’accessoirisation !

959/1048

Jeff et Xavier manquaient au tableau.Ça ne me plut pas. J’ouvris la bouche pourdemander où ils étaient, et Jean-Claude mejeta un regard en biais. Pour une fois, celasuffit à me faire taire. Ce soir, il était lemaître et moi la servante. Ça ne medérangeait pas trop, du moment qu’il posaitles bonnes questions.

— Nous sommes venus, Seraphina !lança-t-il. Remets-nous le garçon, et nous telaisserons en paix.

La vampire éclata de rire.— Mais moi, je ne vous laisserai pas en

paix, Jean-Claude.Elle tourna vers moi ses yeux

phosphorescents.— Niña, je suis si contente de te voir.J’en eus le souffle coupé. « Niña » : le

surnom que me donnait ma mère.Quelque chose flamboya dans les yeux

de Seraphina, comme un feu aperçu de loin.Puis cette lumière se liquéfia et refroidit. Elle

960/1048

n’essayait pas de m’hypnotiser. Pourquoi ?Parce qu’elle était certaine de ne pas en avoirbesoin.

Ma peau se glaça. Venant de quelqu’und’autre, j’aurais pensé que c’était pure arrog-ance. Mais Seraphina avait raison, et je lesavais. Elle m’offrait quelque chose de plusirrésistible que le sexe ou le pouvoir. Un re-tour aux sources. Mensonge ou pas, c’étaitune offre tentante.

Larry me toucha la main.— Tu trembles.Je déglutis avec difficulté.— N’admets jamais à quel point tu as

peur. Ça gâche un peu l’effet.— Désolé.Je m’écartai de lui. Inutile de faire

masse. Puis je regardai Jean-Claude, commepour lui demander en silence si j’étais sur lepoint de contrevenir à l’étiquettevampirique.

961/1048

— Elle t’a saluée comme elle aurait sa-lué un autre maître, déclara-t-il calmement.Réponds en tant que tel.

Cette idée ne semblait pas le perturber.J’aurais aimé pouvoir en dire autant.

— Que voulez-vous, Seraphina ?demandai-je.

Elle se leva et avança vers moi de sonpas aérien. Je ne voyais pas ce qu’il y avaitsous sa jupe, mais ça ne pouvait pas être desjambes. Des jambes ne remuent pas commeça. Peut-être qu’elle lévitait... D’une façon oud’une autre, elle se rapprochait dangereuse-ment. Je brûlais d’envie de reculer. Pas ques-tion qu’elle soit près de moi !

Larry se tenait un peu en retrait. Jasons’était campé sur l’autre flanc de Jean-Claude. Je ne bougeai pas. C’était le mieuxque je pouvais faire.

Quelque chose clignota dans les yeux deSeraphina, comme un mouvement captéentre des arbres distants. Des yeux normaux

962/1048

n’auraient pas dû pouvoir faire ça. Je baissaila tête et m’aperçus que je ne me souvenaispas de l’avoir regardée en face. Alors,comment avais-je pu voir ses yeux ?

Je la sentis s’immobiliser devant moi.Sa main gantée entra dans mon champ devision. Je sursautai et relevai la tête en mêmetemps.

Je regardai à peine son visage, mais çasuffit. Dans ses yeux, des flammes brûlaientau bout d’un très long tunnel, comme si l’in-térieur de son crâne était un gouffre deténèbres où une créature minuscule avait al-lumé un feu auquel j’aurais pu me réchaufferà jamais.

Je hurlai et me couvris les yeux.Une main se posa sur mon épaule. Je

me dégageai violemment et criai de nouveau.— Ma petite, je suis là.— Alors, faites quelque chose !— Je suis en train.

963/1048

— Elle sera mienne avant le lever dusoleil, dit Seraphina.

Elle me désigna d’un geste languissant,puis glissa vers Jason et caressa sa poitrinenue.

Le loup-garou ne broncha pas. Jen’aurais jamais laissé Seraphina me toucher.Même pour prouver que j’étais une dure àcuire.

— Toi, je te donnerai à Bettina et à Pal-las. Elles t’apprendront à apprécier la chairputréfiée.

Jason garda le regard rivé devant lui,mais ses yeux s’écarquillèrent. Bettina et Pal-las s’étaient écartées de Janos pour venir seplacer derrière leur maîtresse. Dans le genredramatique...

— Ou je te forcerai peut-être à te méta-morphoser, jusqu’à ce que ta forme de loupdevienne plus naturelle pour toi que cettecoquille humaine, continua Seraphina. (Elleglissa un doigt sous son collier de chien.) Je

964/1048

t’enchaînerai au mur, et tu seras mon chiende garde.

— Assez, Seraphina, intervint Jean-Claude. La nuit avance. Ces tourments mes-quins sont indignes de quelqu’un qui aautant de pouvoir que toi.

— Ah, mais je me sens d’humeur assezmesquine ce soir, Jean-Claude. Et bientôt,j’aurai le pouvoir nécessaire pour manifestermon humeur comme il me plaira.

Elle se retourna vers Larry.— Lui, il rejoindra mon troupeau.Puis elle leva les yeux vers Jean-Claude.

Je n’avais pas vu qu’il était plus grandqu’elle.

— Quant à toi, mon délicieux giton, tunous serviras jusqu’à la fin des temps.

— Je suis le maître de Saint Louis àprésent, Seraphina. Nous ne pouvons pasnous infliger de tortures l’un à l’autre. Ninous voler nos possessions, aussi séduisantessoient-elles.

965/1048

Il me fallut une seconde pour compren-dre que les « possessions » auxquelles ilfaisait allusion... c’était nous.

Seraphina sourit.— Tes affaires, ton argent, tes terres et

tes gens m’appartiendront avant le lever dusoleil. Le Conseil pensait-il vraiment que jeme contenterais des miettes tombées de tatable ?

Si elle le défiait officiellement, nousétions tous morts. Jean-Claude ne pouvaitpas la vaincre, et moi encore moins. Une di-version. Nous avions besoin d’une diversion.

— Vous portez assez de diamants pourvous lancer vous-même dans les affaires, etpour acheter votre propre maison, lançai-je.

Seraphina tourna vers moi ses yeuxphosphorescents, et je regrettai de ne pasavoir fermé ma grande gueule.

— Crois-tu que je vis ici parce que jen’ai pas les moyens de faire autrement ?

— Je ne sais pas.

966/1048

Elle revint en glissant vers son trône ets’y assit en lissant sa jupe.

— Je n’ai pas confiance en vos lois hu-maines. Alors, je laisse à d’autres le soin devivre sous les projecteurs. Et je serai encoreici quand les adeptes de la modernité aurontdisparu.

Soudain, elle griffa l’air devant elle.Jean-Claude tituba. Du sang dégoulina de safigure, éclaboussant sa chemise et sa vesteblanche. Quelques gouttes se prirent dansmes cheveux.

Seraphina griffa de nouveau, et uneseconde entaille apparut sur son autre joue,arrosant Jason du sang de son maître.

Jean-Claude resta debout et n’émit pasun son.

Il ne porta pas la main à ses plaies, rest-ant parfaitement immobile. La seule chosequi bougeait, c’était le sang qui coulait sur safigure. Ses yeux étaient pareils à deux

967/1048

saphirs flottant à la surface d’un masqueensanglanté.

Un muscle à vif frémit sur sa joue. L’osde sa mâchoire dénudée brillait. Uneblessure atrocement profonde, mais je savaisqu’il pouvait la guérir... Aussi horrible qu’ellesemblât, elle était destinée à nous faire peur.C’est ce que je me tuais à répéter à mon cœurqui battait la chamade.

J’avais envie de dégainer mon flingue etd’abattre cette salope. Mais je ne pourraispas les tuer tous. Et dans le cas de Janos etde ses deux compagnes, mes balles en argentne suffiraient pas.

— Je n’ai pas besoin de te tuer, Jean-Claude. Il suffirait de verser du métal en fu-sion dans tes plaies pour qu’elles deviennentpermanentes. Ton beau visage serait ravagéà jamais. Tu pourras toujours faire semblantd’être le maître de Saint Louis, mais c’estmoi qui régnerai. Tu seras ma marionnette.

968/1048

— Prononce le mot, Seraphina.Prononce-le, et finissons-en avec ces jeuxpuérils.

Jean-Claude s’était exprimé d’une voixparfaitement normale, qui ne trahissait nidouleur ni peur.

— Défi. Est-ce le mot que tu souhaitesentendre ?demanda Seraphina.

— Ça fera l’affaire.Le pouvoir de Jean-Claude rampa sur

ma peau. Soudain, il jaillit vers l’avant. Je lesentis me dépasser tel un poing géant. Il per-cuta Seraphina de plein fouet, éparpillant lescourants d’air dans toute la pièce. Le contre-coup déséquilibra Kissa, qui s’écroula sur lescoussins, à moitié assommée.

Seraphina éclata de rire. Mais son hil-arité s’interrompit brusquement, comme sielle n’avait jamais existé. Son visage était unmasque aux yeux de flamme blanche. Sapeau pâlit jusqu’à ressembler à du marbretranslucide sous lequel ses veines couraient

969/1048

comme des lignes de feu bleu. Son pouvoirenvahit la pièce ; je le sentis monter commele niveau de l’eau pendant une inondation, etje sus que si elle le relâchait, nous nousnoierions tous dedans.

— Où sont vos fantômes, Seraphina ?demandai-je.

Un instant, je crus qu’elle allait m’ig-norer. Puis son visage figé se tourna lente-ment vers moi.

— Où sont vos fantômes ? répétai-jeavec un peu plus de force.

Même si elle me regardait en face, jen’aurais pas juré qu’elle m’avait entendue.C’était comme essayer de déchiffrer l’expres-sion d’un animal. Non d’une statue. Il n’yavait personne derrière le masque.

— Vous ne pouvez pas contrôler Sque-lette Sanglant en même temps qu’eux, c’estça ? Alors, vous avez dû y renoncer.

Seraphina se leva, et je vis qu’elle selaissait porter par les courants de son

970/1048

pouvoir pour s’élever au-dessus des coussins.Lentement, elle monta vers le plafond.C’était très impressionnant.

Je racontais n’importe quoi pour gagn-er du temps – mais du temps pour quoi ?Que pouvions-nous faire ?

Une voix résonna dans ma tête.Vos croix, ma petite. Ne sois pas timide

à cause de moi.Je ne discutai pas.Mon crucifix émergea de ma brassière,

boule de lumière si brillante qu’elle en de-venait presque douloureuse. Je plissai lesyeux et détournai le regard, mais réussisseulement à le poser sur la croix de Larry quis’embrasait à son tour.

Jean-Claude se recroquevilla sur lui-même, les bras levés devant le visage pour seprotéger. Seraphina glapit et retomba àmoitié sur le sol. Elle pouvait rester deboutface à une croix, mais pas utiliser sa magie.Elle atterrit dans les froufrous soyeux de sa

971/1048

jupe. Les autres vampires tournèrent la têteet levèrent les bras en sifflant.

Magnus se releva et s’approcha denous. Jason vint se planter devant Jean-Claude et moi. Il me regarda de ses yeux am-brés. La bête, en lui, me fixait par-delà l’éclatde ma croix, et elle n’avait pas peur. Je meréjouis brièvement d’avoir emporté desballes en argent, juste au cas où.

— Non, Magnus, pas toi ! criaSeraphina.

Magnus hésita, sans quitter Jason duregard. Un grognement s’échappa de la gorgedu métamorphe.

— Je peux me le faire, affirma Magnus.Un bruit retentit de l’autre côté de la

porte ouverte qui menait à la cave.Quelqu’un montait l’escalier. Et les marchesde bois émettaient des craquements de prot-estation sous son poids.

Une main émergea des ténèbres, assezlarge pour envelopper ma tête. Ses ongles

972/1048

longs et crasseux ressemblaient à des griffes.Des vêtements en lambeaux pendaient lelong d’un bras monstrueux.

La créature mesurait au moins troismètres. Elle dut se plier en deux pour fran-chir la porte, et quand elle se redressa, lesommet de son crâne effleura le plafond. Iln’y avait pas de peau sur sa tête énorme. Lachair était à vif, ouverte comme une plaie.Ses veines puisaient sous la pression du sangquelles charriaient, et pourtant, elles ne lelaissaient pas s’échapper.

La créature ouvrit une bouche garnie decrocs jaunes brisés.

— Je suis là, dit-elle.Il était terrifiant d’entendre des mots

s’échapper de ce visage écorché. La voixgrondante, basse et lointaine, semblait venirdu fond d’un puits.

Soudain, la pièce parut beaucoup pluspetite. Tête Écorchée, Squelette Sanglant

973/1048

n’aurait eu qu’à tendre un bras pour metoucher. Ce n’était pas bon du tout.

Jason avait reculé d’un pas pour se rap-procher de nous. Magnus était retourné àcôté de Seraphina. Il regardait la créature,l’air aussi hébété que nous. Ne l’avait-il ja-mais vue sous sa forme matérielle ?

— Viens à moi, ordonna Seraphina.Elle tendit les mains au fairie, qui s’ap-

procha d’elle avec une grâce surprenante. Unpeu comme s’il était liquide plutôt quesolide. Aucune créature aussi massive et aus-si hideuse n’aurait dû pouvoir bouger commedu mercure, mais c’était pourtant le cas.Dans ses mouvements, je retrouvais la grâcede Magnus et Dorrie...

Seraphina prit la grosse patte sale dumonstre dans ses mains gantées de blanc.Puis elle releva sa manche déchirée, ex-posant son poignet musclé.

— Arrête-la, ma petite.

974/1048

Je baissai les yeux vers Jean-Claude,qui se recroquevillait toujours face au feu descrucifix.

— Hein ?— Si elle boit son sang, les croix

risquent de ne plus marcher sur elle.Je ne posai pas de question. Je n’avais

pas le temps. Je dégainai mon Browning etsentis Larry faire de même avec son flingue.

Seraphina se pencha sur le poignet dufairie, la bouche grande ouverte et les crocsdécouverts.

Je pressai la détente. Le coup l’atteignità la tempe. L’impact fit reculer son buste, etdu sang coula le long de sa joue. Elle n’étaitpas immunisée contre les balles.

Ça, c’était une bonne nouvelle !Malheureusement, Janos se jeta aus-

sitôt devant elle.Je tirai deux fois, son visage aux yeux

morts à moins d’un mètre de distance de

975/1048

moi. Il me sourit. Mes balles en argent n’al-laient pas suffire.

Larry avait contourné Jean-Claudepour tirer sur Pallas et Bettina. Les deuxvampires avancèrent vers lui, sans s’in-quiéter des projectiles que crachait sonflingue. Kissa resta prostrée sur les coussins.Ellie semblait paralysée par la vue des croix.

Squelette Sanglant resta immobile faceà Seraphina, comme s’il attendait ses or-dres – ou qu’il se moquait de ce qui se pas-sait autour de lui. Il regardait Magnus d’unair très peu amical. Visiblement, il l’avaitreconnu.

La voix de Seraphina retentit derrière lecorps de Janos.

— Donne-moi ton poignet.Le fairie eut un sourire mauvais.— Bientôt, je serai libre de te tuer,

lança-t-il à Magnus.Je n’avais pas envie de mettre ce géant

en rogne contre moi, mais je ne pouvais pas

976/1048

non plus laisser Seraphina s’emparer de sonpouvoir. Je visai la tête écorchée et tirai.

J’aurais pu lui cracher dessus, pourtout l’effet que ça lui fit. Mon initiative ne mevalut qu’un bref coup d’œil.

— Je n’ai pas de raison de t’en vouloir.Essaie de ne pas m’en donner une.

En observant son visage monstrueux, jefus forcée d’être d’accord. Mais quel choixme restait-il ?

— On fait quoi ? demanda Larry.Il avait reculé pour se placer dos à dos

avec moi. Bettina et Pallas s’immobilisèrenthors de sa portée. C’était sa croix qui lesfaisait hésiter, pas son flingue. Jean-Claudeétait tombé à genoux, les bras toujourscroisés devant le visage, mais il ne s’était paséloigné, ne sortant pas du rayon protecteurdes crucifix.

Puisque les balles en argent ne pouv-aient rien contre les feys... J’appuyai sur lebouton du Browning pour éjecter mon

977/1048

chargeur, pris celui de rechange dans mapoche et l’enclenchai. Puis je visai la poitrinede la créature, à l’endroit où j’espéraisqu’était son cœur, et tirai.

Squelette Sanglant rugit tandis qu’unefleur de sang s’épanouissait sur ses vête-ments. Quand il sentit Seraphina planter lescrocs dans son poignet, je le sentis aussi. Untourbillon de pouvoir balaya la pièce,soulevant mes cheveux et hérissant tous lespoils de mon corps. Un instant, je ne pus pasrespirer. L’air était chargé de trop de magie...

Derrière la silhouette noire de Janos,Seraphina se leva lentement. Elle lévitajusqu’au plafond, baignée par la lumière descroix et souriante. Le trou que je lui avais faitdans la tête s’était déjà refermé. Des flammesblanches jaillissaient de ses yeux et léchaientson visage. Alors, je sus que nous allionsmourir.

Xavier apparut au sommet de l’escalier.Il tenait une épée, mais elle était plus lourde

978/1048

et plus affûtée que toutes les lames quej’avais jamais vues. Il regarda Seraphina ensouriant.

— Je t’ai nourrie, grogna SqueletteSanglant. Libère-moi.

Seraphina leva les bras comme pourcaresser le plafond.

— Non, répondit-elle. Jamais. Je te vid-erai de ton sang et je me baignerai dans tonpouvoir.

— Tu as promis, insista SqueletteSanglant.

Elle le défia du regard. À cette hauteur,ses yeux arrivaient au niveau de ceux dufairie.

— J’ai menti, répliqua-t-elle.— Non ! cria Xavier.Il tenta de s’approcher, mais nos croix

le maintinrent à distance.Je jetai une poignée de sel sur Seraph-

ina et Squelette Sanglant. Elle me rit au nez.— Que fais-tu, Niña ?

979/1048

— Il ne faut jamais rompre la promessefaite à un fey, lançai-je. Ça annule le marchéqu’on a conclu avec lui.

Une épée recourbée apparut dans lesmains de Squelette Sanglant, comme si ellevenait de jaillir de nulle part. Celle quej’avais vu Xavier manier chez les Quinlan...Combien de cimeterres moitié aussi hautsque moi pouvait-il exister ? Le fairie la plantadans la poitrine de Seraphina jusqu’à lagarde, l’épinglant en plein vol comme unpapillon. De l’acier normal n’aurait pas pu lablesser, mais du moment qu’il étaitenchanté...

Squelette Sanglant cloua Seraphina aumur et retira son arme en lui imprimant unmouvement de rotation, pour faire le plus dedégâts possible. Seraphina cria et glissa àterre, laissant une trace ensanglantée sur lemur.

Squelette Sanglant se tourna vers moiet porta une main à sa poitrine.

980/1048

— Je te pardonne cette blessure, parceque tu m’as libéré. Lorsqu’il sera mort, nousn’aurons plus aucune raison de nous battre.

Avant que je puisse réagir, il embrochaMagnus. Il était aussi rapide que Xavier.

Et merde !Magnus tomba à genoux, la bouche

ouverte sur un cri qu’il n’avait plus le soufflenécessaire pour pousser. Squelette Sanglanttira sa lame vers le haut d’un coup puissant,et cela me rappela les blessures des garçonsmorts. S’il voulait nous aider à échapper àSeraphina et à ses séides, ça ne me posait pasde problème. Mais que se passerait-ilensuite ?

Le fairie retira sa lame de la poitrine deMagnus.

Toujours vivant, Bouvier leva les yeuxvers moi et me tendit une main suppliante.J’aurais pu le laisser mourir. Mais quandSquelette Sanglant brandit son arme pour lui

981/1048

porter le coup de grâce, je pointai monBrowning sur lui.

— Ne bougez plus. Jusqu’à ce que vousl’ayez éliminé, vous êtes mortel, et les ballespeuvent vous tuer.

Il se pétrifia.— Que veux-tu, humaine ?— C’est vous qui avez tué ces garçons

dans la forêt, n’est-ce pas ?— De sales petits polissons...— Si je vous laisse partir, tuerez-vous

d’autres... polissons ?Il me regarda quelques instants avant

de répondre :— C’est ce que je fais. Ce que je suis.Je tirai avant de réfléchir. S’il bougeait

le premier, j’étais morte.La balle l’atteignit entre les deux yeux.

Il tituba en arrière, mais ne s’écroula pas.— Ma petite... Les croix, ou je ne pour-

rai pas t’aider.

982/1048

La voix de Jean-Claude n’était plusqu’un murmure rauque.

Je glissai mon crucifix dans mabrassière. Une seconde plus tard, Larrym’imita.

Avec la seule lumière des bougies pourl’éclairer, la pièce parut soudain plus in-quiétante encore. Squelette Sanglant se jetasur moi. Je tirai, mais il était si rapide que jene sus pas si je l’avais touché ou non.

Le cimeterre descendit vers moi. Jean-Claude se pendit au bras qui le tenait pourdéséquilibrer son porteur. Larry se rap-procha de moi, et nous tirâmes tous deuxdans la poitrine du fairie.

Squelette Sanglant secoua son bras,faisant voler Jean-Claude à travers la pièce etl’envoyant s’écraser contre un mur. Larry etmoi restâmes là où nous étions, épaulecontre épaule. Je vis le cimeterre s’abattresur nous et compris que je ne pourrais pasm’écarter de sa trajectoire à temps.

983/1048

Soudain, Xavier se matérialisa devantmoi. Avec son étrange lame, il dévia celle dufairie, qui s’arrêta à deux centimètres de monvisage.

L’épée de Xavier était entaillée à l’en-droit où l’acier du cimeterre l’avait mordue.Il poussa de toutes ses forces pour l’enfoncerdans la poitrine de Squelette Sanglant, quihurla et tenta de le frapper, mais Xavier étaittrop près pour qu’il puisse le repousser avecsa lame géante.

Squelette Sanglant tomba à genoux.Xavier remua l’épée dans sa poitrine commes’il cherchait son cœur. Puis il la retira dansune pluie de sang et de fluides corporels.

Le fairie s’écroula sur le ventre en hur-lant. Il prit appui sur ses mains et tenta de serelever. Je plaquai le canon de mon Brown-ing contre son crâne et tirai aussi vite quepossible. Pas besoin de viser, à bout portant.

Larry m’imita. Nous vidâmes noschargeurs dans la tête de la créature. Quand

984/1048

nous eûmes fini, elle respirait encore. Xavierlui planta son épée dans le dos jusqu’à lagarde, la clouant au sol. Sa poitrine continuaà se soulever et à s’abaisser, comme si elleluttait pour respirer.

J’échangeai le Browning contre le Fire-star – avec un chargeur de balles ordinaires.Trois coups de plus. Comme si une massecritique venait d’être atteinte, la tête deSquelette Sanglant explosa dans une nuée defragments dos, de gouttes de sang et dematière cérébrale.

Xavier était à cheval sur le dos du fairie,couvert comme moi de ses restes répug-nants. Il dégagea sa lame, tout émoussée àl’endroit où elle avait frotté sur les os deSquelette Sanglant. Nous restâmes plantésface à face, de part et d’autre du géant mort,isolés par une bulle de parfaitecompréhension.

— Votre épée est en fer ? demandai-je.

985/1048

Xavier hocha la tête. Ses pupillesétaient aussi rouges que des cerises – pascouleur de sang comme celles des albinos,mais vraiment rouges. Aucun humain n’a desyeux pareils.

— Vous êtes un fey.— Ne dites pas de bêtises. Les fairies ne

peuvent pas devenir des vampires. Tout lemonde le sait !

Je secouai la tête.— Vous avez trafiqué le sort de Magnus.

C’est vous qui lui avez fait ça.— Il s’est fait ça tout seul.— Avez-vous aidé Squelette Sanglant à

tuer ces gamins, ou vous êtes-vous contentéde lui donner une lame ?

— Je lui abandonnais mes victimesquand je me lassai d’elles.

Il me restait huit balles dans le Firestar.Xavier lut peut-être mes intentions dansmon regard.

986/1048

— Les balles en plomb et en argent nepeuvent pas me blesser, dit-il. Je suis im-munisé contre ces deux métaux.

— Où est Jeff Quinlan ?— Dans la cave.— Allez le chercher.— Certainement pas.Ce fut comme si la bulle qui nous envel-

oppait venait d’éclater. Soudain, je reprisconscience du bruit et de l’agitation qui rég-naient autour de nous. Xavier m’avait hyp-notisée, et de sales trucs s’étaient produitspendant que j’étais sous son emprise.

Allongé sur le sol, Jason crachait dusang. S’il avait été humain, j’aurais juré qu’ilagonisait. Étant un lycanthrope, il s’enremettrait peut-être. Un des vampires l’avaitblessé. J’ignorais lequel.

Jean-Claude gisait sous une masse decorps féminins : Ellie, Kissa, Pallas et Bet-tina. Sa voix résonna comme un grondement

987/1048

de tonnerre à travers la pièce. Elle était trèsimpressionnante, mais pas encore assez.

— Ne fais pas ça, ma petite !Janos se tenait près du trône avec

Larry. Il l’avait bâillonné et lui avait attachéles mains dans le dos avec un des cordonsqui retenaient les tentures.

Seraphina était écroulée sur son trône,un flot noir se déversant de sa poitrineouverte. Je n’avais jamais vu personne per-dre autant de sang si vite. Sa plaie était telle-ment large que je vis son cœur battre dans sacage thoracique.

— Que voulez-vous ? demandai-je.— Non, ma petite. (Jean-Claude lutta

pour se redresser, mais en vain.) C’est unpiège.

— Sans déconner ? répliquai-je sur unton sec. Je n’aurais jamais deviné.

— C’est toi qu’elle veut, nécroman-cienne ! lança Janos.

988/1048

Il me fallut quelques secondes pourdigérer la nouvelle.

— Pourquoi ? demandai-je enfin.— Tu lui as volé le sang d’un immortel.

Donc, tu vas prendre sa place.— Squelette Sanglant n’était pas im-

mortel. Je crois que nous venons de leprouver.

— Mais il était puissant, nécroman-cienne. Tout comme toi. Seraphina se nour-rira de toi, et elle vivra.

— Et moi ?— Toi aussi, tu vivras. À jamais, Anita.

À jamais.Je ne relevai pas le « à jamais ». Je

savais que c’était faux.— Elle va te prendre, et elle le tuera

quand même ! lança Jean-Claude.Il avait sûrement raison, mais que

pouvais-je faire ?— Elle a laissé partir les deux filles, hier

soir.

989/1048

— Tu n’en sais rien, ma petite. Tu les asrevues ?

Là, il marquait un point.— Nécromancienne !La voix de Janos ramena mon attention

vers lui. Seraphina se ratatinait de plus enplus sur son trône. Sa robe blanche imbibéede sang était plaquée à son corps éventré.

— Viens, nécromancienne, ordonnaJanos. Viens, ou l’humain périra.

Je fis un pas en avant.— Non ! cria Jean-Claude.Janos griffa l’air juste au-dessus de la

tête de Larry. Son débardeur bleu se déchira,et du sang coula de sa poitrine. Il ne pouvaitpas hurler avec son bâillon, mais si Janos nel’avait pas tenu, il se serait écroulé.

— Lâche tes armes et viens à nous,nécromancienne.

— Ma petite, ne fais pas ça. Je t’ensupplie.

990/1048

— Je n’ai pas le choix, Jean-Claude.Vous le savez.

— Seraphina le sait aussi, objecta-t-il.Je le regardai se débattre contre trois

fois son poids de vampires. Il aurait dû êtreridicule, mais il ne l’était pas.

— Elle ne te désire pas seulement pourelle. Elle veut m’empêcher de t’avoir. Elle teprendra pour me damer le pion.

— C’est moi qui vous ai invité à jouercette fois, vous vous souvenez ? C’est mafête.

Ça, pour être ma fête, je sentais que çaallait l’être à plus d’un titre... J’avançai versJanos en m’efforçant de ne pas regarder der-rière lui, histoire de ne pas voir l’autrecréature dont je me rapprochais.

— Ma petite, ne fais pas ça. Tu es unemaîtresse reconnue. Elle ne peut pas te pren-dre par la force. Il faut que tu consentes.Refuse !

991/1048

Je fis un signe de dénégation et con-tinuai à avancer.

— Tes armes d’abord, nécromancienne,dit Janos.

Je posai mes deux flingues sur le sol.Larry secouait la tête et émettait des

petits bruits de protestation. Il se débattit ettomba à genoux. Janos dut lui lâcher le coupour ne pas l’étrangler.

— Maintenant, tes couteaux, ordonna-t-il.

— Je ne...— N’essaie pas de nous mentir.Les couteaux suivirent le même chemin

que le Browning et le Firestar.Mon cœur cognait si fort dans ma

poitrine que j’avais du mal à respirer. Jem’immobilisai devant Larry et plongeai monregard dans le sien. Puis je lui enlevai sonbâillon – un foulard de soie.

— Ne fais pas ça, Anita, me supplia-t-il.Pas pour moi. Je t’en prie !

992/1048

De nouvelles griffures lacérèrent sondébardeur. Un peu plus de sang coula. Il ho-queta de douleur mais ne cria pas.

Je levai les yeux vers Seraphina.— Vous avez dit que ça marchait seule-

ment sur les gens qui ont une aura depouvoir.

— Ton jeune ami a sa propre aura,révéla Janos.

— Laissez-le partir. Laissez-les touspartir, et je consentirai.

— Ne fais pas ça pour moi, ma petite.— Je le fais pour Larry, mais ça ne

coûte rien de vous ajouter dans la balance,Jason et vous.

Janos regarda Seraphina. Elle s’étaitécroulée sur le côté, les paupières mi-closes.

— Viens à moi, Anita. Laisse-moi tetoucher le bras, et ils les relâcheront tous. Jet’en donne ma parole, d’un maître à un autre.

— Anita, non !

993/1048

Larry lutta, pas pour s’échapper, maispour me rejoindre. Janos griffa l’air devantlui, et la manche de son blouson se couvrit desang. Larry hurla.

— Arrêtez, grognai-je. Arrêtez. Ne letouchez plus. Ne le touchez jamais plus.

Je lui crachai ces mots à la figure, sond-ant ses yeux morts sans rien ressentir.

Une main me toucha le bras. Jesursautai et poussai un cri étranglé. J’avaislaissé la colère me porter jusque-là. Ce que jem’apprêtai à faire me terrifiait beaucoup troppour que j’y pense consciemment.

Seraphina avait enlevé un de ses gants.C’étaient ses doigts nus qui m’encerclaient lepoignet. Elle ne serrait pas, ne me faisant pasdu tout mal. Pourtant, en regardant sa main,posée sur mon bras, je sentis les battementsde mon cœur s’affoler, et je ne pus prononcerun mot.

— Lâche-le, dit-elle.

994/1048

Quand Janos le libéra, Larry courutvers moi. Le vampire lui flanqua un reversnonchalant qui le fit s’écrouler sur le sol etl’envoya glisser deux mètres plus loin.

Je restai pétrifiée, la main de Seraphinasur mon bras. Un moment, je crus que Janosavait tué Larry. Mais il gémit et tenta de serelever.

Par-dessus sa tête, mon regard croisacelui de Jean-Claude. Voilà des années qu’ilme poursuivait de ses assiduités, et j’étais surle point de laisser un autre maître vampireboire mon sang.

Seraphina me força à m’agenouiller, meserrant le poignet si fort que je crus qu’ellel’avait brisé. La douleur me fit lever la tête.Ses yeux étaient d’un brun chaud si foncéqu’on les aurait presque crus noirs. Et ils mesouriaient avec une infinie douceur.

Je sentis le parfum de ma mère, l’odeurde sa laque et celle de sa peau. Je secouai latête. C’était un mensonge. Un mensonge.

995/1048

Seraphina se pencha vers moi, et ce furentles épais cheveux noirs de ma mère qui sebalancèrent autour de son visage pour venircaresser ma joue.

— Non. Ce n’est pas réel, croassai-je.— Ça peut être aussi réel que tu le

désires, Niña...Je sondai ses yeux et me sentis tomber

dans leur long tunnel obscur, vers la minus-cule flamme qui brillait au bout. Je me tendisvers elle de tout mon être. Elle pouvaitréchauffer ma chair, apaiser mon cœur. Elleserait tout et tous pour moi.

Au loin, comme dans un rêve,j’entendis Jean-Claude crier mon nom.

— Anita !Mais c’était trop tard. Le feu de Seraph-

ina me donnait la sensation d’être de nou-veau complète et intacte. La douleur était unfaible prix à payer pour ça.

996/1048

Le tunnel noir s’écroula derrière moi etil ne resta plus rien que les ténèbres et l’éclatdes yeux de Seraphina.

997/1048

Chapitre 39

Je rêvais.J’étais toute petite. Si petite que je

tenais sur les genoux de ma mère, seuls mespieds dépassant. Quand elle m’enveloppaitde ses bras, je me sentais tellement en sécur-ité, persuadée que rien ne pourrait jamaisme faire mal tant que maman serait là !

Je posai ma tête contre sa poitrine.J’entendais les battements de son cœur sousmon oreille. Ils vibraient avec régularité, deplus en plus fort contre ma joue.

Ce fut le bruit qui me réveilla. Autourde moi régnaient des ténèbres si im-pénétrables que je craignis d’être devenue

aveugle. J’étais allongée dans les bras de mamère.

Je m’étais endormie dans son lit, avecpapa et elle...

Son cœur battait contre mon oreille,mais le rythme n’était pas le bon. Mamanavait un « murmure cardiaque ». Son poulshésitait une fraction de seconde, avant dedonner deux impulsions rapides commepour rattraper le retard. Mais le cœur quibattait contre ma peau était aussi régulierqu’une horloge.

Je tentai de me redresser et me cognaila tête contre quelque chose de dur. Mesmains glissèrent le long du corps auquelj’étais couchée, caressant une robe de satinsertie de joyaux.

Allongée dans l’obscurité absolue, jevoulus rouler sur le côté et glissai au creuxd’un bras. La chair nue pressée contre lamienne était aussi molle que celle des morts,mais son cœur résonnait encore dans les

999/1048

ténèbres alors que je luttais pour me détach-er d’elle.

Nous étions serrées lune contre l’autre.Ce n’était pas un cercueil pour deux. De lasueur ruisselait sur tout mon corps. Soudain,l’obscurité me semblait insupportablementchaude et étouffante. Je ne pouvais pasrespirer. Je tentai de rouler sur le dos, maisc’était impossible. Il n’y avait pas la place.

Chacun de mes mouvements faisait re-muer son corps inerte et trembler sa chairdouce et comme dépourvue d’os. Je ne sen-tais plus le parfum de ma mère. Seulementl’odeur d’un sang très ancien, mêlée à unepuanteur qui me hérissait les poils et que jeconnaissais bien.

La puanteur des vampires.Je hurlai et me redressai sur mes bras

tendus – une tentative désespérée pourmettre un peu de distance entre nous. Lecouvercle du cercueil remua contre mon dos.Je pris appui sur mes mains et m’arcboutai.

1000/1048

Le couvercle bascula brusquement en ar-rière, et je me retrouvai à cheval sur Seraph-ina, le torse relevé comme si j’étais en trainde faire des pompes.

Une lumière tamisée dessina les con-tours de son visage. Son maquillage soigneuxavait quelque chose de dérangeant, commecelui d’un cadavre apprêté par un croque-mort. Dans ma hâte de sortir de cette foutueboîte, je faillis m’étaler de tout mon long.

Le cercueil de Seraphina était posé surl’estrade du Squelette sanglant. Ellie se pelo-tonnait à son pied. Je la contournai, m’at-tendant à ce qu’elle me saisisse la cheville aupassage. Mais elle ne bougea pas. Elle ne res-pirait même pas. Elle était morte depuispeu – donc morte tout court pendant lajournée.

Seraphina ne respirait pas non plus,mais son cœur battait. Pourquoi ? Pour meréconforter ? Parce qu’elle m’avait touchée ?Franchement, je n’en avais pas la moindre

1001/1048

idée. Si je sortais de là, je poserais la ques-tion à Jean-Claude. À supposer qu’il soit tou-jours vivant...

Janos était allongé au centre de la salle,sur le dos, les mains croisées sur la poitrine.Bettina et Pallas se pelotonnaient contre lui,une de chaque côté. Un deuxième cercueilreposait sur le plancher de bois. Je n’avaisaucun moyen de savoir quelle heure il était.J’aurais parié que Seraphina n’avait pas be-soin de dormir toute la journée.

Bien sûr que je savais l’heure qu’il était.Celle de filer d’ici !— Je lui avais dit que vous ne dormiriez

pas si longtemps.Je sursautai et fis volte-face. Magnus

était derrière le comptoir. Les coudes ap-puyés sur le bois, il coupait un citron vertavec un couteau à l’air méchamment affûté.Il posa sur moi ses yeux turquoise, ses longscheveux auburn encadrant son visage.

1002/1048

Soudain, il se redressa et s’étira. Il por-tait une de ces chemises à jabot qu’on louegénéralement pour aller avec un smoking. Lacouleur vert pâle du tissu faisait ressortircelle de ses prunelles.

— Vous m’avez fait peur.Il bondit par-dessus le comptoir et at-

territ sur ses pieds aussi souplement qu’unchat. Quand il me sourit, cela n’avait riend’amical.

— Je n’aurais pas cru que vous pren-driez peur aussi facilement.

Je reculai d’un pas.— Vous avez récupéré sacrement vite.— J’ai bu du sang d’immortel. Ça aide.Il me regarda avec une chaleur qui ne

me plut pas du tout.— C’est quoi votre problème ? criai-je.Il rabattit ses cheveux sur son épaule

droite, puis tira sur le col de sa chemisejusqu’à ce que les deux premiers boutonssautent et tombent par terre. Une trace de

1003/1048

morsure fraîche se détachait sur la peau lissede son cou.

Je reculai encore d’un pas.— Et alors ? (Je passai une main dans

mon cou et effleurai deux petits points dechair légèrement boursouflée.) Nous avonsdes marques assorties. Qu’est-ce que ça peutfaire ?

— Seraphina m’a interdit de boire. Ellea dit que vous dormiriez toute la journée.Qu’elle saurait vous y forcer. Mais j’ai penséqu’elle vous sous-estimait.

Un pas de plus vers la porte.— Ne faites pas ça, Anita.—Pourquoi ?Mais je craignais de connaître la

réponse.— Seraphina ma demandé de vous

garder ici jusqu’à son réveil. (Magnus mesourit presque tristement.) Asseyez-vous. Jevais vous préparer quelque chose à manger.

— Non, merci.

1004/1048

— Ne vous enfuyez pas, Anita. Ne m’ob-ligez pas à vous faire du mal.

— Qui occupe l’autre cercueil ?demandai-je.

La question sembla le surprendre.Il laissa ses cheveux retomber dans son

cou, sa chemise bâillant sur sa poitrine. Je neme souvenais pas d’avoir prêté une telle at-tention à son torse musclé les foisprécédentes, ni à la façon dont ses cheveuxbrillants se balançaient sur ses épaules. Leseffets de l’onguent avaient dû se dissiper.

— Arrêtez, Magnus.— Arrêter quoi ?— Vos glamours ne marchent pas sur

moi.— Un glamour serait une alternative

plus plaisante.— Qui est dans le cercueil ? insistai-je.— Xavier et le garçon.Je me lançai vers la sortie. Soudain,

Magnus se matérialisa derrière moi. Il était

1005/1048

incroyablement rapide. J’avais déjà vumieux, mais pas chez un vivant.

Je ne tentai pas d’ouvrir la porte. Maisje me laissai aller contre lui et le jetai par-dessus mon épaule de toutes mes forces,comme si j’essayais de lui faire traverser leplancher. Mon prof de judo aurait été fier demoi.

Alors que Magnus secouait la tête, son-né, et s’efforçait de reprendre ses esprits,j’ouvris la porte à la volée. La lumière dusoleil se déversa dans le bar, tombant surJanos et ses compagnes.

Janos tourna la tête de l’autre côté. Jen’attendis pas d’en voir plus et pris mesjambes à mon cou.

La porte claqua derrière moi, mais je neme retournai pas pour savoir ce qui se pas-sait et traversai le parking à toute allure.

J’entendis Magnus se lancer à ma pour-suite, ses pieds martelant les graviers. Jen’arriverais pas à le semer et je le savais.

1006/1048

À la dernière seconde, je m’immobilisaiet me retournai, lui lançant un coup de piedtournant. Il le vit venir et plongea dessous enbalayant ma jambe d’appui. Nous nousécroulâmes tous deux sur le sol.

Je lui lançai une poignée de graviers àla figure ; il me flanqua son poing dans lamâchoire.

Quand on reçoit un direct en pleinepoire, le temps semble suspendre son cours.Un instant, on reste paralysé, incapable defaire autre chose que cligner des yeux.

Le visage de Magnus apparut au-dessusde moi. Il ne me demanda pas si ça allait,puisqu’il avait tout fait pour que ce ne soitpas le cas. Comme dans un brouillard, je lesentis me soulever et me jeter sur ses épaul-es. Le temps que je retrouve l’usage de moncorps, je jouissais d’une vue imprenable surle sol.

Je me tortillai, tentant de me mettre enposition pour le frapper à la nuque avec mes

1007/1048

mains entrelacées. Je le laissai caler mesjambes contre son torse, mais avant que jepuisse réagir, il ouvrit la porte du bar d’uncoup de pied et me jeta sur le plancher. Puisil s’adossa au battant et le verrouilla derrièrelui.

— Il fallait absolument que vouschoisissiez la manière forte, pas vrai ?

Je me relevai et m’écartai de lui, unemanœuvre qui me rapprocha des vampires.Ce n’était pas une amélioration. Je reculaivers le comptoir. Il devait bien y avoir une is-sue de secours.

— Je n’en connais pas d’autre,répliquai-je crânement.

Magnus prit une profonde inspiration.— Dans ce cas, la journée va être

longue.Je posai une main sur le bois lisse du

comptoir.— Il y a des chances...

1008/1048

Le citron vert et le couteau étaient àquelques centimètres de mes doigts. Je fixaiMagnus en faisant attention à ne pas les re-garder. Pour ne pas attirer son attention. Untruc pas aussi facile qu’il en a l’air.

Il sourit et secoua la tête.— Ne faites pas ça, Anita.Je me tournai vers le comptoir, pris ap-

pui de mes deux mains et me propulsai des-sus d’un coup de reins. J’entendis Magnusapprocher dans mon dos, mais je ne regardaipas par-dessus son épaule.

Il ne faut jamais regarder par-dessusson épaule : il y a toujours quelqu’un quigagne du terrain sur vous.

Je saisis le couteau et roulai simultané-ment de l’autre côté du comptoir. Beaucouptrop vite, le visage de Magnus apparut au-dessus de moi. Je n’étais pas prête. Je pusseulement le regarder, les doigts serrés sur lemanche du couteau. S’il avait été un poil

1009/1048

moins rapide, j’aurais pu lui trancher lagorge.

Au moins, c’était mon plan...Magnus s’accroupit sur le comptoir

sans me quitter des yeux. Des lumières et despoints colorés y tourbillonnaient, reflétantdes choses qui n’étaient pourtant pas là. Ilresta perché au-dessus de moi, une mainposée sur le comptoir pour garder son équi-libre tandis qu’il se balançait sur la pointedes pieds. Ses cheveux étant tombés en av-ant, d’épaisses mèches auburn dansaientdevant son visage.

Il me faisait le coup du prédateur,comme au tumulus. Mais cette fois, il n’étaitplus du côté des gentils. Il n’essayait mêmepas de s’en donner l’air. Je m’attendais à cequ’il me saute dessus. Ce ne fut pas le cas.Évidemment, il n’avait pas envie de se battreavec moi : il cherchait seulement à m’em-pêcher de partir.

1010/1048

Je regardai ce qu’il y avait sous lecomptoir. Des bouteilles d’alcool, des verrespropres, un seau à glace, une pile detorchons, des paquets de serviettes en papi-er. Rien de bien utile pour quelqu’un dansma situation. Et merde !

Je me relevai lentement, le dos collé aumur pour mettre le plus de distance possibleentre Magnus et moi. Centimètre parcentimètre, je me déplaçai vers l’extrémitédu comptoir la plus proche de la porte. Mag-nus m’imita en glissant sur la surface de boispolie. Un mouvement peu naturel, mais qu’ilréussissait quand même à rendre gracieux.

Il était plus fort et plus rapide que moi,mais j’étais armée. Son couteau semblait debonne qualité. Conçu pour découper des ali-ments, pas des gens, mais un bon couteaureste un bon couteau.

Je me forçai à ne pas serrer le manchetrop fort et à me détendre pour ne pas chop-er une crampe à la main.

1011/1048

J’allais m’en sortir. Je réussirai.Mon regard se posa sur le cercueil de

Seraphina. Je crus la voir respirer.Magnus me sauta dessus. Il me percuta

de plein fouet, et je lui plongeai le couteaudans le ventre. Il grogna alors que le poids deson corps me plaquait sur le sol. J’enfonçaisle couteau jusqu’au manche. Le poing deMagnus se referma sur ma main, et il roulasur le côté, m’arrachant ma seule arme.

À quatre pattes, je contournai précipit-amment le comptoir. Magnus était déjà del’autre côté. Il me saisit par le bras et meforça à me relever. Du sang souillait ledevant de sa chemise. Il brandit le couteauensanglanté sous mon nez.

— Vous m’avez fait mal.Puis il appuya la lame contre ma gorge,

me plaqua contre lui et commença à reculer.— Où allons-nous ? demandai-je.— Vous verrez bien.Mauvaise réponse.

1012/1048

Le pied de Magnus heurta le corps d’El-lie. En roulant des yeux, je vis le cercueil deSeraphina derrière lui. Il est sacrement diffi-cile de bouger la tête quand on a un couteausous la gorge, au sens littéral.

Magnus me tira sur le bras, mais jerésistai.

J’avais parfaitement conscience de lapression, sur mon cou, mais Seraphina mefaisait plus peur que n’importe quelle lame.

— Venez, Anita.— Pas tant que vous ne me direz pas ce

que vous comptez faire...Ellie gisait à nos pieds, immobile,

flasque et morte. Le sang de Magnus coulaitsur son visage dépourvu d’expression. Undes autres vampires présents dans la piècel’aurait peut-être léché machinalement dansson sommeil, mais Ellie était bel et bienmorte. Encore « vide », elle devrait attendreque sa personnalité se reconstruise. Si celaarrivait un jour. J’ai connu des vampires qui

1013/1048

ne se sont jamais remis de leur transforma-tion et n’ont plus rien de commun avec l’hu-main qu’ils étaient autrefois.

— Je vais vous mettre dans le cercueilet le verrouiller jusqu’au réveil de Seraphina.

— Non.Magnus me serra le bras comme si ses

doigts cherchaient mes os. S’il ne me le cas-sait pas, j’aurais un putain de bleu. Je ne cri-ai pas, mais cela me demanda un gros effort.

— Je peux vous torturer de toutes sor-tes de façons, Anita. Entrez là-dedans.

— Rien de ce que vous me ferez nem’effraie autant que la perspective d’être en-fermée avec Seraphina, dis-je.

Et j’étais sincère. Autrement dit, àmoins qu’il soit prêt à me tuer, son couteaune pouvait plus lui servir à rien. Je me laissaialler contre la lame et il fut forcé de l’écarteravant qu’elle s’enfonce dans mon cou.

Je vis dans ses yeux quelque chose quin’y était pas avant. De la peur.

1014/1048

— Squelette Sanglant n’est plus parcequ’il partageait votre mortalité. Étiez-vousplus difficile à tuer avant, Magnus ? Vousn’avez plus de source d’immortalité où vousrégénérer, c’est bien ça ?

— Vous êtes un peu trop maligne pourvotre propre bien...

Je souris.— Mortel comme tout le monde !

Pauvre bébé.— J’encaisserai toujours plus de dom-

mages que vous ne pouvez m’en infliger...— Si vous le pensiez vraiment, vous ne

chercheriez pas à me remettre dans lecercueil.

Sa main remua à une vitesse presquevampirique. Il me frappa et il me fallut unepoignée de secondes pour m’apercevoir qu’ilm’avait coupée. Du sang s’accumula dans laplaie et coula le long de mon bras. Magnuslâcha mon épaule pour me saisir le poignet,si vite que je ne pus même pas en profiter.

1015/1048

Je regardai le sang dégouliner. Lablessure n’était pas très profonde et ne lais-serait probablement pas de cicatrice. Detoute façon, je n’en étais plus à une près surce bras-là.

— Vous n’auriez pas pu choisir le droit ?Je n’ai presque pas de marques dessus.

D’un geste vif, Magnus m’entailla lebras droit de l’épaule jusqu’au coude.

— Je ne peux rien refuser à une dame.Cette coupure-là était beaucoup plus

profonde que l’autre, et elle me faisait mal.Moi et ma grande gueule ! Une longue ligneécarlate se forma le long de mon bicepsdroit.

Sur mon bras gauche, quelques gouttesde sang restèrent suspendues au niveau demon coude plié avant de tomber sur la joued’Ellie. Elles glissèrent sur sa peau pâle ets’infiltrèrent dans sa bouche.

1016/1048

Un picotement dans ma nuque me fitfrissonner. Je retins mon souffle. Je sentaisle corps pelotonné à nos pieds.

Nous étions en pleine journée. Jen’aurais pas dû pouvoir relever un zombie, etencore moins un vampire. C’était im-possible ! Pourtant, je sentais le corps d’Ellieréagir à ma magie. Je savais qu’elle serait àmoi si je le voulais.

— Qu’est-ce qui se passe ?Magnus me secoua le bras. Je me re-

tournai vers lui. Sans m’en apercevoir, jedévisageai Ellie. Je n’avais pas réfléchi :c’était tellement inattendu...

Je percevais la magie, juste hors de maportée. Il aurait suffi d’un rien pour que jepuisse m’en saisir. Je souris à Magnus.

— Vous avez l’intention de me tailladerjusqu’à ce que je grimpe dans le cercueil ?

— Pourquoi pas ?— Le seul moyen de me remettre là-de-

dans serait de me tuer d’abord. Et Seraphina

1017/1048

ne veut pas que je meure. Au moins, pas toutde suite.

Je marchai sur lui. Il fit mine de rec-uler, puis se força à tenir sa position. Nosdeux corps étaient pratiquement pressés l’uncontre l’autre. Parfait. Je glissai ma mainlibre sous sa chemise et caressai sa peau nue.Magnus écarquilla les yeux.

— Que faites-vous ?Je souris et suivis le bord de sa plaie du

bout de mon index. Il émit un petit bruit,comme si ça faisait mal. Trempant mesdoigts dans son sang à demi coagulé, je lui enbarbouillai l’estomac.

— Vous avez vu les cadavres des troisgarçons quand vous m’avez touchée, l’autresoir, et après ça, vous vouliez quand mêmecoucher avec moi. Vous vous souvenez ?

Il prit une inspiration tremblante.Je retirai ma main couverte de sang de

sa chemise et la levai jusqu’à son visage pourla lui faire voir. Son souffle accéléra.

1018/1048

Lentement, je m’agenouillai devant lui. Il neme lâcha pas le bras et ne posa pas soncouteau, mais il ne tenta pas non plus dem’arrêter.

Je passai ma main sur la bouche d’Ellie.Le pouvoir s’embrasa, courant sur ma peautelles des flammes froides. Il remonta le longde mon bras et se communiqua à Magnus.

— Putain !Magnus abattit le couteau sur moi. Je

bloquai son poignet avec mon avant-bras,calai une épaule contre son ventre et poussaisur mes jambes pour me relever sous lui. Ilse retrouva en équilibre sur mes épaules,mais il tenait toujours son couteau. Je le pro-jetai sur Ellie et le défiai du regard,haletante.

— Ellie, relève-toi.Les yeux de la vampire s’ouvrirent

brusquement. Magnus fit mine de s’écarterd’elle.

— Attrape-le ! ordonnai-je.

1019/1048

Ellie lui passa les bras autour de lataille et s’agrippa à lui. Magnus la frappaavec son couteau, et elle cria. Que Dieu mevienne en aide, elle hurla.

Les zombies ne hurlaient pas !Je courus vers la porte.Magnus se lança à ma poursuite en

traînant Ellie derrière lui. Il bougeait plusvite que je ne l’aurais cru, mais pas assez. Jedéverrouillai la porte à la volée ; un rectanglede lumière pénétra dans le bar.

J’avais fait deux foulées dehors quandles premiers cris retentirent. Je regardai par-dessus mon épaule. Cette fois, je ne pus pasm’en empêcher. Ellie était en feu. Magnustentait de se dégager de son étreinte, maispersonne n’a une poigne aussi solide que lesmorts.

Je fonçai vers le parking.— Niña, ne t’en va pas.La voix m’arrêta net. Je fis volte-face.

Magnus avait réussi à atteindre le seuil. Des

1020/1048

flammes blanches enveloppaient Ellie. Lachemise et les cheveux du fairie brûlaient.

— Retourne à l’intérieur, fils de pute !criai-je.

Mais j’aurais parié qu’il entendait lesmêmes choses que moi. Et la voix qui tentaitde me retenir le poussait à courir vers moisous la lumière du jour. Il fit un pas en avantsur le gravier.

— Retourne te coucher, Niña. Tu es fa-tiguée. Tu dois te reposer.

Soudain, je me sentis lasse, si lasse...J’avais conscience de chacune de mes en-tailles et de mes ecchymoses. Seraphinapouvait me guérir. Elle me toucherait de sesmains fraîches et chasserait la douleur.

Magnus s’écroula au milieu de l’allée enhurlant. Ellie fondait sur lui, le brûlant vif.

Doux Jésus !Il tendit une main suppliante vers moi.— Aidez-moi ! cria-t-il.Les flammes rongeaient sa chair.

1021/1048

Je fis demi-tour et m’enfuis malgré lavoix de Seraphina qui chuchotait à monoreille.

— Niña, tu as tellement manqué à tamaman...

1022/1048

Chapitre 40

J’arrêtai une voiture sur la route.J’étais couverte de sang séché et

d’énormes bleus, griffée et entaillée de par-tout, et pourtant, un couple âgé me prit enstop. Qui a dit que les bons Samaritains n’ex-istent plus ? Ils voulaient me conduire aucommissariat, et je les laissai faire.

Les gentils policiers me regardèrent àpeine avant de demander si j’avais besoind’une ambulance. Je répondis que non, etleur ordonnai de contacter l’agent spécialBradford de la part d’Anita Blake.

Ils tentèrent de me convaincre de faireun détour par l’hôpital de Branson, mais je

n’avais pas le temps. Nous étions déjà au mi-lieu de l’après-midi. Il fallait agir avant lecoucher du soleil. Je leur demandai d’envoy-er une voiture de patrouille au Squelettesanglant, afin que personne ne déplace lescercueils. Je leur dis qu’ils trouveraient peut-être un homme blessé dans le parking. Sic’était le cas, ils pouvaient le faire transport-er aux urgences. Mais ils ne devaient entrerdans le bar sous aucun prétexte.

Tout le monde hocha la tête et convintavec moi que c’était la chose la plus sage àfaire. Les flics de la ville avaient fouillé lamaison de Seraphina pendant la journée. Ilsm’apprirent qu’un certain Kirkland les avaitamenés là-bas après mon enlèvement. Je misune seconde à comprendre qu’ils parlaientde Larry. Seraphina avait donc tenu parole etlaissé partir mes amis. Le soulagement mecoupa les jambes et j’avais déjà bien assez demal à tenir debout.

1024/1048

Les flics avaient découvert unedouzaine de corps dans la cave de Seraphina.Elle aurait dû les enterrer dans les bois. Pource que j’en savais, c’étaient leurs fantômesqu’elle appelait. Non que ça eût la moindreimportance à présent. L’essentiel était quenous avions un mandat d’exécution, et que lapolice m’écoutait, pour une fois.

On me fit asseoir dans une salle d’inter-rogatoire, avec une tasse de café assezmusclé pour participer à des championnatsd’haltérophilie, et une couverture sur lesépaules. Je frissonnais méchamment et jen’arrivais pas à m’arrêter.

Bradford arriva. Il s’assit en face de moiet lâcha :

— Il paraît que vous avez trouvé l’antrede la maîtresse vampire.

J’éclatai d’un rire qui résonna sinis-trement à mes oreilles.

— Trouvé ? Disons plutôt que je me suisréveillée dedans.

1025/1048

Je portai la tasse de café à ma bouche etdus m’interrompre abruptement. Mes mainstremblaient tant que j’allais en foutrepartout.

Je pris une profonde inspiration et meconcentrai sur ma tasse et sur le mouvementélémentaire qui consistait à la lever jusqu’àma bouche. C’était déjà mieux. Le taux decaféine remonta dans mon sang, et ma fébril-ité baissa en même temps.

— Vous devez aller à l’hôpital, ditBradford.

— Je dois d’abord buter Seraphina.— Nous avons des mandats d’exécution

pour elle et tous ses serviteurs impliquésdans cette affaire. Comment voulez-vousprocéder ?

— En foutant le feu au Squelettesanglant. Il suffira de bloquer toutes les is-sues, à part la porte de devant. Si Magnus estdedans, il sortira.

1026/1048

— Magnus Bouvier ? demanda Brad-ford sur un ton qui ne me plut guère.

— Oui.— Les flics ont trouvé ce qui restait de

lui dans le parking. On aurait dit que lamoitié supérieure de son corps avait fondu.Sauriez-vous comment c’est arrivé ?

Je bus une autre gorgée de café etsoutins son regard sans ciller. Que pouvais-jerépondre ?

— Les vampires le contrôlaient. Il étaitcensé me garder dans le bar jusqu’à latombée de la nuit. Il a peut-être été punipour avoir échoué.

Ce que j’avais fait à Magnus et à Ellieaurait pu me valoir la peine capitale. Pasquestion que j’avoue.

— Les vampires l’ont puni ?— Oui.Bradford me dévisagea un long mo-

ment. Puis il hocha la tête et changea desujet.

1027/1048

— Ne vont-ils pas tenter de fuir quandnous mettrons le feu ?

Je haussai les épaules.— Le soleil ou les flammes... Ça fera

juste une différence dans le degré decuisson...

Je finis mon café.— Votre protégé, M. Kirkland, a dit que

vous aviez été enlevée au cimetière. Est-ceaussi votre version des faits ?

— C’est la vérité, agent Bradford.Ou au moins, une partie. L’omission est

un truc merveilleux.Il sourit et secoua la tête.— Je suis sûr que vous me cachez des

choses.Je foudroyai le Fédéral du regard

jusqu’à ce que son sourire se flétrisse.— La vérité est une arme à double

tranchant, agent Bradford. Vous ne trouvezpas ?

1028/1048

Il se mordilla la lèvre avant de hocher latête.

— Parfois, mademoiselle Blake.Parfois...

J’appelai l’hôtel. Il n’y avait personnedans la chambre de Larry. Je demandaiqu’on me passe la mienne et il décrocha.

Il y eut un instant de silence abasourdiquand il comprit que c’était moi.

— Anita, oh, mon Dieu ! Tu vas bien ?Où es-tu ? Je viens te chercher.

— Au commissariat. Ça va... Plus oumoins... Je voudrais que tu m’apportes desfringues de rechange. Celles que je portepuent le vampire. Nous allons exécuterSeraphina.

— Quand ?— Aujourd’hui. Maintenant.— J’arrive tout de suite.— Larry ?— J’amène les flingues, les couteaux et

une croix supplémentaire.

1029/1048

— Merci.— Je n’ai jamais été aussi content d’en-

tendre quelqu’un !— Et moi donc !— Il te faut autre chose ?— J’aimerais savoir si Jason et Jean-

Claude s’en sont tirés.— Oui. Jason est à l’hôpital, mais il

vivra. Jean-Claude dort dans ton lit. Aprèst’avoir mordue, Seraphina l’a frappé avec unétrange pouvoir. Je l’ai senti, c’était... incroy-able. Elle l’a assommé et elle est partie. Lesautres l’ont accompagnée.

Tout le monde était vivant, ou en toutcas, pas plus mort qu’au début de cette lam-entable histoire. C’était plus que je n’avaisosé espérer.

— Génial. À tout de suite.Je raccrochai et fus saisie d’une hor-

rible envie de pleurer. Mais je luttai. Si jecommençais, j’avais peur de ne plus pouvoirm’arrêter. Et je ne devais pas céder à

1030/1048

l’hystérie. Pas encore. Avant, j’avais unboulot à terminer.

Bradford commandait notre petite ex-pédition. L’agent spécial Bradley Brad-ford – oui, Bradley Bradford ; qu’on ne medemande pas ce que ses parents avaient dansla tête quand ils l’ont baptisé – semblaitcroire que je savais ce que je faisais. Rien detel que manquer de se faire tuer pour ac-quérir de la crédibilité. Pour une fois, badgeou pas, personne ne me contredisait. Ça mechangeait un peu.

Je n’étreignis pas Larry quand il m’ap-porta mes vêtements, car ce fut lui qui meprit dans ses bras. Je me dégageai plus tôtque je ne l’aurais voulu, parce que j’avais en-vie de m’effondrer contre lui en sanglotantcomme une perdue. De me laisser allercontre un ami.

Plus tard, plus tard...Une monstrueuse ecchymose barrait

tout un côté de son visage. On aurait dit qu’il

1031/1048

avait reçu un coup de batte de base-ball. Ilavait de la chance que Janos ne lui ait pasfracassé la mâchoire.

Il m’avait apporté un jean bleu foncé,un polo rouge, des chaussettes de jogging,mes Nike blanches, une croix supplé-mentaire qu’il avait trouvée dans ma valise,mes couteaux en argent, le Firestar avec sonholster de cuisse et le Browning avec son hol-ster d’épaule. Il avait oublié de prendre unsoutif, mais bon... Tout le reste était parfait.

Les lanières des fourreaux irritèrentmes avant-bras, mais il était si bon d’être denouveau armée que je n’y fis même pas at-tention. Je ne tentai pas de cacher mes deuxflingues. Les flics savaient qui j’étais, et lesméchants aussi.

Deux heures à peine après que j’eusrampé hors du cercueil de Seraphina, nousnous garâmes devant le Squelette sanglant.Il y avait trois ambulances, un camion depompiers, un camion-citerne et tout un

1032/1048

assortiment de flics : ceux de Branson et del’État du Missouri, plus les Fédéraux. Unvéritable menu dégustation. Sans compterLarry et moi, bien sûr.

Puisque Magnus était mort, il ne restaitpersonne pour protéger Seraphina et ses sbi-res. Ça ne signifiait pas pour autant qu’ilssoient impuissants. Oh que non ! De ce côté-ci de l’Enfer, il n’existait pas de force assezgrande pour me persuader de retourner dansce bâtiment. Par bonheur, nous disposionsd’une alternative très satisfaisante.

Le camion-citerne contourna le Sque-lette sanglant et s’immobilisa à l’arrière. Unhomme brisa un carreau. Puis ses collègueset lui déroulèrent leur tuyau, le glissèrent de-dans et ouvrirent le robinet.

Debout dans la lumière tiède du soleil,une douce brise me caressant la peau, jemurmurai :

—Puisses-tu rôtir en Enfer.

1033/1048

—Tu as dit quelque chose ? demandaLarry.

Je secouai la tête.— Rien d’important.Le tuyau frémit et se gonfla. L’odeur

entêtante du gas-oil emplit l’air.Je la sentis se réveiller.Sentis ses yeux s’ouvrir dans le noir...L’odeur du gas-oil nous chatouiller les

narines...Mes doigts agripper le bord de son

cercueil.Je me couvris le visage avec les mains.— Oh, mon Dieu.Larry me toucha l’épaule.— Ça ne va pas ?— Prends-moi mes flingues.

Maintenant.— Que... ?— Maintenant !Je laissai retomber mes bras et levai la

tête pour le foudroyer du regard. Et tandis

1034/1048

que j’observai son visage familier, je sus queSeraphina le voyait aussi.

— Tue-le, chuchota-t-elle.J’arrachai les fourreaux de mes

couteaux et les laissai tomber sur le sol. Puisje reculai vers les flics. Je devais être en-tourée de gens armés.

— Anita, que fais-tu à ta pauvre ma-man ? demanda la voix dans ma tête. Tu n’aspas vraiment envie de me faire du mal.Niña, aide-moi.

— Oh, mon Dieu !Je pris mes jambes à mon cou et faillis

renverser Bradford.— Aide-moi, Niña. Aide-moi !Presque malgré moi, je portai la main à

mon Browning. Je serrai les poings si fortque mes ongles s’enfoncèrent dans mespaumes.

— Bradford, désarmez-moi, le pressai-je. Tout de suite.

1035/1048

Le Fédéral me regarda sans compren-dre, mais il obéit.

— Que se passe-t-il, Blake ?— Des menottes. Vous avez des

menottes ?— Oui.Je lui tendis mes poignets.— Passez-les-moi !Ma voix n’était plus qu’un couinement,

ma gorge si serrée que j’avais du mal àrespirer.

Je sentis l’odeur du talc Hypnotique etle goût du rouge à lèvres de ma mère sur meslèvres. Bradford boucla les menottes. Je rec-ulai d’un bond en regardant mes mainsentravées.

J’ouvris la bouche pour lui dire« Enlevez-moi ça » et la refermai aussitôt.

Je sentais les cheveux de ma mère mechatouiller le visage.

1036/1048

— C’est quoi, ce parfum ? demandaLarry, qui venait de nous rejoindre etfronçait les sourcils.

Je le regardai, les yeux écarquillés, in-capable de parler et encore moins de bouger.

— Oh, mon Dieu ! comprit-il. Tu vas lasentir brûler.

Je ne répondis pas.— Qu’est-ce que je peux faire ?— Aide-moi, gargouillai-je.— Quelqu’un voudrait m’expliquer ce

qui se passe ? grogna Bradford.— Seraphina essaie de manipuler Anita

pour qu’elle la sauve, expliqua Larry.— La vampire ? Elle est réveillée ?— Oui, dis-je.Seraphina était sortie de son cercueil.

La jupe de sa robe de bal effleura le cham-branle de la porte qui conduisait à la cuisine.Elle ne put aller plus loin, car un peu de lu-mière entrait dans la pièce par l’unique

1037/1048

fenêtre. Sur le sol, une énorme flaque de gas-oil rampait vers elle.

— Anita, aide maman !— C’est un mensonge, croassai-je.— Qu’est-ce qui est un mensonge ? de-

manda Bradford.Je secouai la tête.— Anita, aide-moi ! Tu ne veux pas que

je meure. Pas alors que tu peux me sauver.Je tombai à genoux, griffant les graviers

du parking avec mes mains liées.— Dites aux hommes de couper l’ar-

rivée de gasoil.Larry s’accroupit près de moi.— Pourquoi ?C’était une bonne question. Et Seraph-

ina avait une excellente réponse.— Jeff Quinlan est là-dedans.— Et merde ! (Larry leva les yeux vers

Bradford.) Nous ne pouvons pas mettre lefeu. Il y a un gamin dedans.

1038/1048

Bradford fonça vers le camion-citerneen faisant de grands gestes.

Alors, je captai la jubilation de Seraph-ina. Elle m’avait menti. Xavier avait trans-formé Jeff la veille. Il ne restait rien devivant dans ce bâtiment.

J’agrippai le bras de Larry.— Larry, c’est un mensonge ! Elle a

tenté de vous manipuler à travers moi.Enferme-moi dans une voiture, tout de suite,et dis-leur de brûler cet endroit.

— Mais si Jeff...— Ne discute pas. Fais-le ! criai-je en

m’efforçant d’ignorer la voix dans ma tête.Le parfum du talc Hypnotique était si

fort que je le sentais sur ma langue. Tropfort. Seraphina avait peur.

Larry rappela Bradford et ils durent meporter jusqu’à une voiture. Je voulus medébattre quand ils ouvrirent la portière, maisfis de mon mieux pour me retenir. Ils meposèrent à l’arrière et m’enfermèrent.

1039/1048

Prisonnière d’une cage de métal et deverre, je passai mes doigts dans le filet quiséparait la banquette arrière du siège con-ducteur et enfonçai les mailles dans ma peaujusqu’à me faire saigner les mains. Maismême la douleur ne m’aida pas.

Le gas-oil était partout. Il imbibait leplancher et les meubles, étouffant Seraphina.

— Niña, ne fais pas ça ! Ne fais pas demal à maman. Évite de me perdre uneseconde fois...

Je me balançai d’avant en arrière, lesdoigts toujours passés dans le filet métal-lique. Bientôt. Ce serait bientôt fini.

Je sentis une caresse sur mon visage,un souvenir si réel que je ne pus m’empêcherde tourner la tête pour voir s’il y avaitquelqu’un à côté de moi.

— Ma mort sera tout aussi réelle quecette caresse, Anita.

Un des hommes jeta une allumettedans le bar. Les flammes bondirent en

1040/1048

rugissant, et je criai avant qu’ellesl’atteignent.

Je frappai la vitre et hurlai :— Nooon !Une vague de chaleur submergea Ser-

aphina, flétrissant le tissu de sa robe commeles pétales d’une fleur fanée et dévorant sachair.

Je martelai la vitre jusqu’à ce que je nesente plus mes mains. Je devais l’aider. Il fal-lait la sortir de là ! Je me laissai tomber surle dos et flanquai une ruade dans la vitre. Etune autre, et encore une autre... Chaque fois,l’onde de choc remontait le long de macolonne vertébrale jusque dans ma tête, maisje continuai à flanquer des coups de piedjusqu’à ce que le verre se fendille et tombe enmorceaux.

À présent, elle criait mon nom.— Anita ! Anita !Je réussis à passer la moitié de mon

corps hors de la voiture avant qu’un flic tente

1041/1048

de m’arrêter. Je le laissai me saisir le bras,mais en profitai pour dégager mes jambes. Jedevais la sortir de là. Plus rien d’autre necomptait. Rien.

Je m’écroulai sur le sol. Le flic n’avaitpas lâché mon bras. Je me redressai à demiet le projetai par-dessus mon épaule. Puis jecourus vers l’incendie. Déjà, je sentais sachaleur ramper sur ma peau. Nous dévorervivantes.

Quelqu’un me plaqua à terre. Je luiabattis mes deux poings liés sur la tête. Monagresseur me lâcha, et je me relevaiprécipitamment.

Des cris. Des bras qui me ceinturaient,immobilisaient les miens contre mes flancs,et me soulevaient de terre. Je donnai uncoup de talon vicieux dans le genou de leurpropriétaire, qui n’insista pas. Mais il y avaitd’autres bras. D’autres ennemis.

Quelqu’un s’assit à califourchon surmoi. Une main aussi grosse que ma tête

1042/1048

pressa mon visage contre les graviers. Unautre salaud me cloua les poignets au sol ens’appuyant dessus de tout son poids. Untroisième adversaire s’assit sur mes jambes.

— Niña ! Niña !Je criai avec elle alors que l’odeur des

cheveux brûlés et du talc Hypnotique mefaisait suffoquer. Du coin de l’œil, je vis uneseringue approcher et sanglotai :

— Non, non ! Maman, maman !L’aiguille s’enfonça dans ma chair et les

ténèbres engloutirent le monde. Elles empes-taient la chair calcinée et avaient le goût durouge à lèvres et du sang.

1043/1048

Chapitre 41

Je passai quelques jours à l’hôpital. Àcause de mes hématomes, et de mes plaies,qu’il fallut recoudre, mais surtout desbrûlures au second degré sur mon dos et mesbras. Rien de trop terrible : je ne devrais pasgarder de cicatrices, m’affirmèrent les méde-cins. Mais ils ne comprenaient pas d’où ellesvenaient. Je n’avais pas envie de leur expli-quer, essentiellement parce que je n’étais pascertaine de pouvoir le faire.

Jason avait des côtes cassées, un pou-mon perforé et d’autres lésions internes.Mais il se rétablit parfaitement, et en un

temps record. Être un lycanthrope a aussides avantages.

Jean-Claude guérit. Son visage redevintle masque de perfection qui avait jadis attiréSeraphina.

Les clients de Stirling rachetèrent leterrain à Dorcas Bouvier, et firent d’elle unefemme riche. Depuis la mort de SqueletteSanglant, plus rien ne la retenait à Branson.Elle était libre.

Les Quinlan portèrent plainte contremoi. Les avocats de Bert promirent qu’ilsréussiraient à nous éviter un procès, mais jene voyais pas trop comment. Si j’avaisprotégé chaque issue de la maison, peut-être... Mais je n’aurais sans doute pas penséà la porte du chien. Je méritais sûrementd’être poursuivie en justice.

Je dus annoncer aux Quinlan qu’Ellieétait morte pour de bon. Ils furent obligés deme croire sur parole : il ne restait rien de leurfille pour appuyer mes dires. Quand un

1045/1048

vampire brûle, il brûle. On ne peut plusl’identifier d’après ses empreintes digitalesou son dossier dentaire. Jeff aussi était mortpour de bon. Ils avaient perdu leurs deux en-fants. Ça devait forcément être la faute dequelqu’un : pourquoi pas la mienne ?

J’avais relevé un vampire comme sic’était un zombie, un exploit théoriquementimpossible. Je sais que les nécromancienssont censés pouvoir contrôler tous les typesde morts-vivants. Mais c’est une légende, pasla réalité.

Pas vrai ?Seraphina est morte, mais mes

cauchemars ont survécu. Ils se mêlent auxvéritables souvenirs du décès de ma mère. Etils me pourrissent l’existence.

La première fois que j’ai un problèmed’insomnie...

Que faire des deux hommes de ma vie ?Comment le saurais-je ? Les bras de Richard,la chaleur de son corps qui

1046/1048

m’enveloppe – voilà ce qui se rapproche leplus de l’étreinte de ma mère. Mais ce n’estpas pareil, parce que même si je sais queRichard donnerait sa vie pour moi, cela nesuffirait peut-être pas à me protéger. Enfant,je croyais que c’était possible. Mais il n’y apas de véritable sécurité, ni de refuge ultime.L’innocence perdue ne peut jamais êtreretrouvée.

Parfois, quand je suis avec Richard, j’aiquand même envie d’y croire de nouveau.

Les bras de Jean-Claude n’ont rien deréconfortant et ne me donnent pas l’impres-sion d’être en sécurité. Être avec lui est unplaisir interdit et je sais que je finirai par leregretter. J’ai décidé de brûler les étapes : jele regrette déjà, mais je continue à sortir aveclui.

D’une façon ou d’une autre, Jean-Claude a franchi la ligne que très peu devampires avaient dépassée avant lui. Je ne leconsidère plus comme un monstre.

1047/1048

Que Dieu ait pitié de mon âme !

Fin du tome 5

1048/1048