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Joseph SCHUMPETER (1911) Théorie de l’évolution économique Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture CHAPITRES IV À VI (Traduction française, 1935) Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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  • Joseph SCHUMPETER (1911)

    Thorie de lvolutionconomique

    Recherches sur le profit, le crdit, lintrtet le cycle de la conjoncture

    CHAPITRES IV VI

    (Traduction franaise, 1935)

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    Joseph Schumpeter (1926)Thorie de lvolution conomique.Recherches sur le profit, le crdit, lintrtet le cycle de la conjoncture.

    Une dition lectronique ralise partir du livre de JosephSchumpeter, Thorie de lvolution conomique. Recherches sur leprofit, le crdit, lintrt et le cycle de la conjoncture.

    Traduction franaise, 1935.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes MicrosoftWord 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)dition complte le 20 avril 2002 Chicoutimi, Qubec.

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 3

    Table des matires

    PREMIER FICHER (DE TROIS)

    Avertissement, Juin 1935

    Introduction : La pense conomique de joseph Schumpeter, parFranois Perroux

    I. La formation, l' "quation personnelle" et la mthode de Joseph Schumpeter

    II. Le diptyque : statique-dynamique chez J. Schumpeter et le renouvellement de lastatique

    III. Le renouvellement de la dynamique et ses consquences dans les principalesdirections de la thorie conomique

    A. La thorie de l'entreprise et de l'entrepreneur.

    a) L'entreprise comme institution.b) L'entreprise comme ensemble de fonctions.c) L'entreprise comme fonction essentielle .

    B. La thorie du crdit et dit capital.C. La thorie du profit et de lintrt.

    1) La structure logique de la thorie en statique.2) La structure logique de la thorie en dynamique.3) Les relations entre la thorie et les faits.4) Les rapports entre la thorie de J. Schumpeter et celle de Bhm-

    Bawerk.

    D. La thorie du cycle

    i) Le cycle de la thorie gnrale.ii) Le cycle et ses explications thoriques : Place de J. Schumpeter.iii) Le cycle et lavenir du capitalisme.

    IV. Considrations finales

    1. Les concepts de statique et de dynamique.2. Les relations entre la statique et la dynamique.3. Les consquences thoriques.

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 4

    DEUXIME FICHIER (DE TROIS)Prfaces

    Chapitre I : Le circuit de l'conomie : sa dtermination par descirconstances donnes

    Le fait conomique. - Les lments de l'exprience conomique. - L'effort versl'quilibre et le phnomne de la valeur. - conomie et technique. - Les catgo-ries de biens; les derniers lments de la production ; travail et terre. - Le facteurde production travail. - La thorie de l'imputation et le concept de la productivi-t limite. - Cot et gain; la loi du cot. - Risques, frictions , quasi-rentes. -L'coulement du temps et l'abstinence. - Le systme des valeurs de l'conomieindividuelle. - Le schma de l'conomie d'change. - La place des moyens deproduction produits dans cette conomie. - La monnaie et la formation de savaleur; le concept de pouvoir d'achat. - Le systme social des valeurs.

    Appendice : La statique conomique. Le caractre statique fondamental de lathorie conomique expose jusqu'ici

    Chapitre II : Le phnomne fondamental de l'volutionconomique

    I. Le concept d'volution sociale. - L'volution conomique. - Sens donn icipar nous au terme volution conomique . - Notre problme. - Remar-ques prliminaires

    II. L'volution conomique en tant qu'excution de nouvelles combinaisons. -Les cinq cas. -L'emploi nouveau des forces productives de l'conomienationale. - Le crdit comme moyen de prlvement et d'assignation desbiens. - Comment est finance l'volution ? - La fonction du banquier

    III. Le phnomne fondamental de l'volution. - Entreprise, entrepreneur. -Pourquoi l' excution de nouvelles combinaisons est-elle une fonctionde nature spciale ? - La qualit de chef et les voies accoutumes. - Lechef dans l'conomie commune et le chef dans l'conomie prive. - Laquestion de la motivation et son importance. - Les stimulants

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 5

    Chapitre III : Crdit et capital

    I. Essence et rle du crdit

    Coup d'il introductif. - Le crdit sert l'volution. - Le crditeur typiquedans l'conomie nationale. - La quintessence du phnomne du crdit. -Inflation et dflation de crdit. - Quelles sont les limites la crationprive de pouvoir d'achat ou la cration de crdit ?

    II. Le capital

    La thse fondamentale. - Nature du capital et du capitalisme. - Dfinition.- L'aspect du capital.

    Appendice: Les conceptions les plus importantes touchant la nature ducapital dans la pratique et dans la science. - Le concept de capital dans lacomptabilit. - Le capital en tant que forme de calcul . - Capital, dettes

    III. Le march montaire

    TROISIME FICHIER (DE TROIS)

    Chapitre IV : Le profit ou la plus-value.

    Introduction. - Discussion d'un exemple typique. - Autres cas de profit dansl'conomie capitaliste. - Construction thorique dans l'hypothse de l'exemplede l'conomie ferme. - Application du rsultat l'conomie capitaliste : probl-mes spciaux. - La prtendue tendance l'galisation des profits; profit etsalaire; volution et profit ; la formation de la fortune. - La grandeur du profit. -Nature de la pousse sociale ascendante et descendante, structure de la socitcapitaliste.

    Chapitre V : L'intrt du capital

    Remarque prliminaire. - 1. Le problme; discussion des plus importants essaisde solution. - 2. Notions fondamentales sur le rendement net ; l'intgrationdans les calculs (Einrechnng) - 3. Les freins du mcanisme de l'imputa-tion : monopole, sous-estimation, accroissement de valeur. - 4. La source del'intrt; les agios de valeur; les gains de valeur sur les biens. - 5. Les troispremiers principes directeurs d'une nouvelle thorie de l'intrt. - 6. La questioncentrale; quatrime et cinquime principes directeurs. - 7. Discussions deprincipe sur le fond du problme. - 8. L'intrt se rattache la monnaie; siximeprincipe; l'explication de la prdominance d'une opinion oppose; assurancecontre des malentendus; points accessoires. - 9. La question dfinitive. Lavaleur totale d'une rente. - 10. Le cas le plus gnral ; l'intrt dans l'conomie

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 6

    sans volution. - 11. La formation du pouvoir d'achat. - 12. La formation destaux du crdit bancaire. - 13. Les sources de l'offre de monnaie; les capitalistes;quelques consquences de l'existence de l'intrt. - 14. Le temps commelment du cot; l'intrt comme forme de calcul des rendements. - 15.Consquences dfectueuses du revenu sous l'aspect de l'intrt; leursconsquences. - 16. Problmes du niveau de l'intrt.

    Chapitre VI : Le cycle de la conjoncture1. Questions. Aucun signe commun toutes les perturbations. - Rduction du

    problme des crises au problme du changement de conjoncture. - Laquestion dcisive

    2. La seule raison de fluctuations de la conjoncture. - a) Interprtation denotre rponse : les facteurs de renforcement; le nouveau apparat ct del'ancien; les vagues secondaires de l'essor; importance du facteur-erreur; b)Pourquoi les entrepreneurs apparaissent en essaims

    3. La perturbation de l'quilibre provoque par l'essor. - Nature du processusde rsorption ou de liquidation. - L' effort vers un nouvel quilibre .

    4. Les phnomnes du processus normal de dpression. - Principalement lessuites de l'unilatralit de l'essor. - Surproduction et disproportionalit :leurs thories

    5. Le processus de la dpression est proche du point mort de l'volution. - Leprocessus de dpression en tant qu'accomplissement. - Les diffrentescatgories d'agents conomiques dans la dpression. - Le salaire en naturedans l'essor et la dpression

    6. Le cours anormal ; la crise. - Sa prophylaxie et sa thrapeutique

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 7

    Chapitre IVLe profit ou la plus-value 1

    Retour la table des matires

    Dans les trois premiers chapitres nous avons tabli le fondement de tout ce quidoit suivre. Le premier rsultat est une explication du profit. Elle est si facile et sinaturelle que, pour garder ce chapitre sa brivet et sa simplicit, je prfre reporterquelques explications plus difficiles, ayant leur place ici, dans le corps du chapitresuivant, o les nuds les plus serrs pourront tre dfaits d'un seul coup. Le profit estun excdent sur le cot. Voyons d'abord le point de vue de l'entrepreneur. Commenous l'ont dj dit une trs longue srie d'conomistes, il est la diffrence entre lesrecettes et les dpenses d'une exploitation. Pour superficielle que soit cette dfinition,elle est cependant un point de dpart suffisant. Par dpenses nous entendons icitous les dbours que la production cause l'entrepreneur directement ou indirecte-ment. Retenons ici que l'on doit y faire figurer un salaire appropri pour les presta-tions particulires du travail de l'entrepreneur, une rente foncire approprie pour lefonds qui lui appartient, enfin une prime par le risque. Je n'insiste pas ici pour quel'intrt du capital soit exclu de ce cot : en fait il apparat l dans la ralit ou bien, sile capital appartient l'entrepreneur lui-mme, il apparat dans les calculs, commetant le salaire de son travail personnel ou la rente de son propre fonds. Cette concep-tion peut d'autant plus nous suffire que beaucoup de thoriciens placent, par principe,sur le mme plan l'intrt du capital, le salaire et la rente. Je laisse donc, dans cechapitre, le lecteur libre de faire abstraction de l'existence d'un intrt du capital selon

    1 Les thories les plus importantes du profit peuvent tre caractrises par les notations suivantes

    immdiatement comprhensibles : thorie de la friction, thorie du salaire du travail, thorie durisque, thorie de la rente diffrentielle. Je renvoie pour leur discussion mon ouvrage : Essence,livre III ; je me lance d'autant moins dans leur critique, que cette critique rsulte spontanment,pour l'essentiel, des exposs de ce chapitre-ci. L'histoire de ces thories se trouve chez Pierstorff etchez Mataja. Citons galement immdiatement J. B. CLARK, dont la thorie est la plus voisine dela ntre; cf. ses Essentials of economic theory.

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 8

    notre propre conception, ou bien, conformment une thorie quelconque de l'intrt,libre de l'envisager comme une troisime catgorie statique de revenu et de le comp-ter dans le cot de l'entrepreneur. L'essence et la source de l'intrt ne nous intressentpas ici.

    Vu cette dfinition des dpenses faites par l'entrepreneur, il est douteux qu'il yait encore une diffrence entre elles et les recettes. Dmontrer que cet cart existe,telle est notre premire tche. Notre solution peut s'exprimer brivement : dans lecircuit, la recette globale d'une exploitation-abstraction faite des gains de monopole -est juste assez grande pour couvrir les dpenses numres. Il n'y a l que des produc-teurs ne faisant aucun gain, ne subissant aucune perte, dont le revenu est bien caract-ris par la formule wages of management . Mais, comme les nouvelles combinai-sons excutes au cours de l'volution conomique sont ncessairement plus avan-tageuses que les anciennes, la recette globale y est forcment plus grande que dansl'conomie statique, plus grande donc que les dpenses.

    En l'honneur de Lauderdale 1, qui le premier a abord notre problme, je commen-ce par examiner l'amlioration du processus de production, et mme le vnrableexemple du mtier tisser mcanique; cette faon de faire se recommande aussi nous pour avoir t analyse avec pntration par Bhm-Bawerk 2. Un grand nombre,sinon la majorit, des exploits des chefs de l'conomie moderne sont de cette espce;c'est surtout le dclin du XVIIIe sicle et le dbut du XIXe qui fournirent des faitspropres exercer cet gard une influence sur l'observation scientifique. A cettepoque nous trouvons les fonctions individuelles, qu'il faut distinguer quand on parled'amliorations de la production, moins spares qu'aujourd'hui : les hommes du styled'Arkwright taient la fois des inventeurs et des ralisateurs. Ils ne disposaient pasde notre systme actuel de crdit. Mais le lecteur est maintenant assez avanc danscette tude pour me permettre sans plus d'explications l'emploi, dans sa forme la pluspure, du schma suivant.

    Les choses se passent ainsi : si, dans une conomie nationale, o l'industrie textilen'utilise que du travail manuel, quelqu'un voit la possibilit d'tablir une exploitationse servant de mtiers mcaniques, se sent la force de surmonter les obstacles innom-brables qu'il rencontrera et a pris la rsolution dcisive, il a alors besoin avant tout depouvoir d'achat. Il l'emprunte une banque et cre son exploitation : il est indiffrentqu'il construise lui-mme les mtiers, ou qu'il les fasse construire selon ses directivespar une autre exploitation et se contente de les employer. Si un ouvrier est en tatavec un de ces mtiers de fabriquer en un jour six fois autant de produits qu'untisserand la main, il est vident que notre exploitation doit raliser un excdent derecettes sur le cot, une diffrence entre les entres et les sorties, ceci trois condi-tions. Premirement le prix du produit ne doit pas baisser par suite de l'apparition desa nouvelle offre 3, ou du moins il ne doit pas baisser de telle manire que la quantitplus grande de produit ne reprsente pas par ouvrier une recette plus leve que laquantit plus petite obtenue par le travail manuel. Deuximement il faut que le cotpar jour des mtiers reste infrieur soit au salaire quotidien de cinq travailleurs, soit la somme disponible, une fois tenu compte de la baisse ventuelle du prix du produit

    1 Inquiry into the nature and origin of Public Wealth, 1804. Il avait certes l un tout autre but que

    nous.2 Dans son Histoire des thories de l'intrt du capital, t. VII, 3.

    3 Nous nous cartons ici nouveau de l'exemple de Lauderdale pour rester fidle notre conception

    globale du phnomne et aussi la ralit.

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 9

    et dduction faite du salaire d'un seul travailleur. La troisime condition est uncomplment des deux autres. Dans celles-ci sont envisags le salaire des travailleursqui utilisent la machine, le salaire et la rente qui correspondent au paiement desmtiers. Je songeais par l d'abord au cas o ces salaires et ces rentes taient lessalaires et les rentes perus avant que notre homme appart. Si sa demande est assezrestreinte, cela ira bien 1. En cas contraire, les prix des prestations de travail et deterre monteront conformment la nouvelle demande. Les autres exploitations detextile continueront d'abord de travailler selon l'usage ancien, et il faudra prlever lesmoyens de production ncessaires, non pas sur elles, mais sur des exploitationsquelconques. Ce prlvement a lieu au moyen d'une offre de prix plus lev. Pourcette raison notre homme, qui doit prvoir et estimer la hausse des prix sur le marchdes moyens de production, conscutive sa demande nouvelle, doit non seulementfaire entrer dans ses calculs les prix antrieurs des salaires et des rentes, mais encore yajouter un montant correspondant cette hausse: un troisime poste de dpensesapparat donc ici. Ce n'est que si la recette dpasse aussi cette dpense, qu'il y aura unexcdent sur les frais de production.

    Dans notre exemple ces trois conditions sont, en pratique, remplies un nombreinfini de fois. D'o la possibilit de leur excution et en mme temps la possibilitd'un excdent sur le cot 2. Mais elles ne sont pas toujours remplies, et l o ce n'estpas le cas, si cet tat de chose est prvu, on renonce l'organisation nouvelle del'exploitation; si cet tat de chose n'a pas t prvu, on aboutit non un excdent mais une perte. Mais, si ces conditions sont remplies, l'excdent ralis est un bnficenet. En effet, les mtiers fabriquent matriellement une quantit de produits plusgrande que ne pouvaient en fabriquer par la mthode prcdente les prestations detravail et de terre utilises : cette mthode nouvelle, en cas de constance des prix desmoyens de production et des produits, rend possible une production sans perte; cesmtiers nouveaux permettent l'agent conomique l'tablissement d'un cot nouveau- nous faisons abstraction de la possibilit de les breveter ; pour toutes ces raisonsexiste une diffrence entre la recette - qui est mesure d'aprs les prix, qui se sonttablis pour un emploi unique du travail manuel comme des prix d'quilibre, des prixde cot - et les dpenses, qui sont dsormais par unit de produit bien plus petites quedans les autres exploitations. Cette diffrence n'est pas annule par les modificationsde prix que provoque l'apparition de notre agent conomique, soit qu'il demande, soitqu'il offre. Cela est si clair que nous pouvons renoncer prciser davantage ce point.

    Le second acte du drame va suivre. Le charme est rompu; sous l'impulsion dugain ralis naissent des exploitations nouvelles pourvues de mtiers mcaniques.Une rorganisation de la branche industrielle se produit qui entrane des augmenta-tions de production, une lutte de concurrence, une limination des exploitationsanciennes, des licenciements parfois de travailleurs, etc. Nous observerons plus tardce processus de plus prs. Une seule chose nous intresse ici : le rsultat est finale-ment un nouvel tat d'quilibre, o la loi du cot rgne nouveau selon des donnesnouvelles; les prix des produits sont maintenant gaux aux salaires et aux rentes desprestations de travail et de terre contenues dans les mtiers, augments des salaires etdes rentes des prestations de travail et de terre qu'il faut ajouter aux prix des mtiers

    1 Ce serait le cas dans une concurrence tout fait libre ; ceci implique qu'aucun agent conomique

    n'est pas assez fort pour que son offre et sa demande exercent une influence sensible sur des prixquelconques.

    2 Par cette phrase nous ne faisons pas appel un phnomne qu'il faudrait d'abord expliquer : c'est

    l'attitude qu'adopte au contraire plus d'un reprsentant de la thorie de la productivit au sujet del'explication de l'intrt. Nous donnons d'ailleurs plus loin un fondement tout cela.

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 10

    pour que le produit soit fabriqu. Tant que cet tat de choses ne sera pas atteint,l'impulsion qui conduit fabriquer toujours de nouvelles quantits de produits necessera pas de se faire sentir, et la baisse des prix, par suite de l'offre croissante demarchandises, ne cessera pas non plus.

    Le profit ralis par note agent conomique et ses premiers successeurs finira pardisparatre 1. Certes cela n'aura pas lieu immdiatement, mais seulement aprs unepriode plus ou moins longue de baisse progressive des prix 2. Nanmoins pourl'instant il existe et, dans les circonstances donnes, il constitue un certain rendementnet, quoique seulement temporaire. A qui va-t-il choir maintenant ? videmment auxagents qui ont introduit les mtiers tisser dans le circuit de l'conomie, et non pas leurs inventeurs. Celui qui les fabriquera selon une directive dtermine, ne recevraque le montant de leur cot; celui qui les emploiera selon la mthode enseigne, lesachtera au dbut si cher qu'il recevra peine quelque gain. C'est aux agentsconomiques qui est due l'introduction des mtiers tisser, qu'choit ce gain. Peuimporte que ces agents les fabriquent et les emploient, qu'ils les emploient ou lesfabriquent seulement. Dans notre exemple, l'emploi du mtier nouveau exerce uneinfluence importante mais cependant pas essentielle. L'introduction dudit mtier alieu grce la fondation de nouvelles exploitations, soit pour sa fabrication, soit pourson emploi, soit pour l'une et l'autre. Quelle est la contribution de nos agents cono-miques ? Elle consiste seulement en une volont, un acte. Cette contribution ne con-siste ni en des biens concrets - car nos agents ont achet ces derniers -, ni dans lepouvoir d'achat, avec lequel ils ont ralis cet achat - car ils l'ont emprunt - d'autresou eux-mmes, si nous y comprenons aussi les conqutes des priodes prcdentes.Qu'ont-ils donc fait ? Ils n'ont pas fabriqu des biens quelconques, ni cr des moyensdj connus de production; ils se sont borns employer autrement, plus avantageu-sement qu'autrefois, des moyens de production dont l'conomie disposait. Ils ont excut de nouvelles combinaisons. Ils sont, au sens propre du mot, des entrepre-neurs. Et leur gain, le surplus, que n'absorbe aucune contre-partie, est le profit.

    L'introduction des mtiers tisser est un cas particulier de l'introduction de ma-chines nouvelles ; son tour, l'introduction de machines est un cas particulier detoutes les modifications du processus productif, qui ont pour but de fabriquer l'unitde produit avec une dpense moindre, et de crer ainsi une diffrence entre leur prixactuel et leur prix nouveau. Il faut ici envisager un grand nombre d'innovations dansl'organisation des exploitations et toutes les innovations qui peuvent tre introduitesdans les combinaisons commerciales. Pour tous ces cas on peut rpter mot pour motce que nous avons dit. Une premire innovation, c'est tout d'abord l'introduction degrandes exploitations dans une branche d'une conomie nationale qui les ignoraitjusqu' ce jour. Dans une grande exploitation, on peut organiser plus utilement biendes lments de la production, les utiliser mieux que dans des exploitations plus peti-tes ou trs petites ; on y peut en outre choisir un lieu d'tablissement plus appropri.Cependant l'introduction de grandes exploitations est difficile. Dans les dbuts toutmanque pour cela, des ouvriers, des employs bien dresss, les conditions ncessairesdu march. D'innombrables obstacles de nature politique et sociale contrarient cetteintroduction. Et l'organisation, encore inconnue dans le pays, exige en elle-mme untalent particulier pour tre mise sur pieds. Si quelqu'un possde en lui tout ce qui,dans ces circonstances, est ncessaire au succs, s'il peut se procurer le crdit indis-pensable, il peut alors apporter sur le march l'unit de produit un prix moindre et,

    1 Cf. v BHM-BAWERK, loc. cit., p. 174.

    2 Pour la simplicit de l'expos, nous limitons en gnral le processus une priode conomique.

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 11

    si les trois conditions numres plus haut sont ralises, il fait un gain qui reste en sapossession. Mais il a en quelque sorte vaincu, Ouvert un chemin pour d'autres aussi; ila cr un projet que ces derniers peuvent copier. Ils peuvent le suivre, ils le suivront,d'abord quelques-uns, puis par masses entires. A nouveau surgit un processus derorganisation, dont le rsultat sera l'anantissement de l'excdent sur le cot, quandla nouvelle forme d'exploitation sera incorpore au circuit. Mais auparavant lesproducteurs ont bnfici de gains. Rptons-le : ces agents conomiques n'ont rienfait autre qu'employer plus efficacement des biens prsents, ils ont excut denouvelles combinaisons et sont de vritables entrepreneurs au sens que nous donnons ce mot. Leur gain est un profit.

    Comme exemple de combinaisons commerciales, mentionnons le choix d'unesource nouvelle, meilleur march, d'achat d'un moyen de production ou d'une matirepremire. Cette source de ravitaillement n'existait pas auparavant dans l'conomienationale. Il. n'y avait aucune relation, directe ou indirecte, avec le pays d'origine -dont nous parlons -, pays d'outre-mer, par exemple, - ni ligne de vapeurs, ni relationpostale. L'innovation est ose; pour la plupart des producteurs, elle est presque impos-sible. Mais, si quelqu'un fonde une exploitation en songeant cette source de ravitail-lement, et si tout lui russit, il peut fabriquer l'unit de produit meilleur compte,tandis que les prix actuels commencent d'abord par se maintenir. Il ralise alors ungain. Sa contribution n'a t que sa volont et son action, il a simplement combind'une manire neuve des lments prsents. Il est entrepreneur, son gain est un profit.Mais bientt lui et sa fonction d'entrepreneur disparaissent comme tels dans letourbillon de la concurrence, dont le flot le suit. Mentionnons ici le cas du choix denouvelles voies de communication.

    Un autre cas est analogue ces cas d'amlioration du processus productif : c'est lecas o il y a remplacement, soit d'un bien de production, soit d'un bien de consom-mation par un autre bien de production ou de consommation qui rend le mme serviceou presque, mais meilleur compte. Des exemples concrets nous sont offerts par leremplacement partiel de la laine par le coton dans le dernier quart du XVIIIe sicle, etpar toutes les productions de succdans. Il faut traiter ces cas tout fait comme lesprcdents. Il n'y a, pour l'enchanement de nos ides, qu'une diffrence de degr dansle fait que les nouveaux produits n'atteindront certainement pas le mme prix que lesproduits fabriqus jusqu' ce jour dans l'industrie en question. Pour le reste les mmesaffirmations restent valables. Il est indiffrent ici encore que les agents conomiquesintresss fabriquent eux-mmes le nouveau bien de production ou de consommation,ou qu'ils l'emploient seulement, ou le vendent, et pour cela le soustrayent ses em-plois ventuels selon la mthode ancienne. Ici non plus, la contribution de ces agentsconomiques ne consiste ni en biens ni en pouvoir d'achat. Ils font cependant un gainqui est li l'excution de nouvelles combinaisons. Nous reconnatrons en eux gale-ment des entrepreneurs. Et leur gain, ici non plus, ne durera pas longtemps.

    La cration d'un nouveau bien, qui satisfait mieux des besoins prsents et parailleurs dj satisfaits, est un cas un peu diffrent. La production de meilleurs ins-truments de musique, alors qu'on n'en avait jusqu' ce jour que de moins bons, en estun exemple. Ici la possibilit de gain repose sur ce que le prix suprieur atteint pourl'instrument meilleur dpasse son cot qui, le plus souvent, est plus lev. Il est facilede se convaincre de l'existence de ce gain. L'adaptation de nos trois conditions cecas particulier ne fait pas de difficult, et on peut s'en remettre sur ce point au lecteur.S'il y a un excdent et si l'on met en service les nouveaux instruments, un processusde rorganisation tendra s'installer dans la branche en question, ce qui la fin fera

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 12

    rgner sur ce march la loi du cot. Ici encore il y aura une nouvelle combinaisond'lments prsents, un acte d'entrepreneur et un profit non durable. La constructionde chemins de fer ou de canaux nous offre l'exemple d'une satisfaction meilleure desbesoins, combine avec un moindre cot par unit de produit par suite de l'apparitiond'une augmentation particulirement forte de la demande.

    La vente d'une marchandise sur un march qui ne la produit pas encore, est unesource extraordinairement riche, et fut autrefois une source trs durable de profit. Ilfaut ranger ici le gain commercial primitif, et l'on peut prendre comme exemple lavente de perles de verre une tribu de ngres. Le principe est qu'un bien qui apparatpour la premire fois est estim par l'acheteur de la mme manire qu'un don naturelou que le tableau d'un vieux matre ; son prix se forme sans que l'on prenne en con-sidration le cot de production. On ne peut rien dire sur la hauteur du prix que cetobjet atteindra. C'est par cela qu'un bien soustrait toutes les habitudes ordinaires deproduction et de commerce, et transplant dans un domaine tranger, peut atteindreun prix qui excde le cot provenant des habitudes et du milieu o il est produit ; il lepeut dpasser tellement que toute dpense vaut la peine d'tre faite, qui permet desurmonter les difficults innombrables, qui s'opposent la recherche de ce marchavantageux. Il n'y a d'abord que peu de personnes capables de voir cela et de russir.L'excution d'une nouvelle combinaison voil bien un acte d'entrepreneur. Il y a dansce cas un profit qui reste entre les mains de l'entrepreneur. Sans doute la source de ceprofit se tarira plus ou moins tt. Aujourd'hui une organisation concurrente natraittrs vite et le commerce des perles de verre ne fournirait plus aucun profit.

    Nous avons tranch par l en mme temps le cas de la production d'un bienentirement nouveau. Un bien pareil doit d'abord tre impos aux consommateurs,voire leur tre donn en cadeau. Une foule de rsistances se dressent. Mais, si ellessont surmontes, si les consommateurs ne repoussent pas ce bien, alors vient unepriode o les prix se forment uniquement par estimation directe et sans grande rela-tion avec le cot, qui consiste sur-tout dans les prix actuels des prestations ncessairesde travail et de terre. Il peut y avoir l une diffrence qui reste dans les mains desproducteurs heureux. Ce sont ici encore des entrepreneurs, qui n'ont donn en contri-bution que leur volont et leur action et se sont borns excuter une combinaisonnouvelle d'lments productifs prsents. Il y a nouveau un profit. Ce dernierdisparatra quand le nouveau bien sera incorpor au circuit de l'conomie, quand sonprix sera mis dans un rapport normal avec son cot.

    Ces exemples nous montrent que le profit est, par essence, le rsultat de l'excu-tion de nouvelles combinaisons. Ils montrent aussi comment il faut se reprsenter lephnomne : avant tout comme un nouvel emploi de biens productifs prsents. L'en-trepreneur n'a pas pargner pour se procurer les moyens dont il a besoin, il n'amassepas des biens avant de se mettre la production. Mme dans le cas o une entreprisen'est pas tablie d'un seul coup sous sa forme dfinitive, mais o elle se dveloppeprogressivement, la situation n'est pas aussi diffrente qu'on le pourrait croire. Sil'nergie de l'entrepreneur ne s'est pas puise et si, en outre, il n'abandonne pas l'en-treprise, il invente de nouvelles modifications qui constituent dans notre terminologiede nouvelles entreprises, et souvent il y use de ressources provenant de ses profitspasss : le phnomne prsente une apparence nouvelle, mais son essence est lamme.

    Il en est de mme si une entreprise nouvelle est monte par un producteur quitravaille dans la mme branche et se rattache sa production courante. Ce fait n'est

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 13

    pas la rgle : les nouvelles entreprises sont le plus souvent fondes par des hommesnouveaux, et les anciennes deviennent peu peu insignifiantes. Mais, mme si unagent conomique, qui jusqu'alors a plac son exploitation dans un circuit annuelidentique, devient un entrepreneur vritable, rien d'essentiel n'est modifi au phno-mne. Que, dans ce cas, l'entrepreneur possde dj lui-mme en totalit, ou en partie,les moyens de production ncessaires, ou qu'il puisse les payer sur son capital prsentd'exploitation, cela ne donne pas sa fonction en tant qu'entrepreneur, une naturediffrente. Sans doute notre schma ne s'applique pas alors jusque dans tous les d-tails. La nouvelle entreprise existe ct des autres exploitations, qui continuent leuractivit conomique la manire accoutume; mais la nouvelle demande de moyensde production et la nouvelle offre de produits subissent un recul. Nous n'avons pr-sent ainsi notre schma que parce que le cas pratique le plus frquent nous y amne,parce qu'il nous montre le principe du phnomne, et surtout parce que le nouveau n'apas coutume de sortir directement de l'ancien. Notre schma s'adapte, pour l'essentielaussi, ce cas exceptionnel, aprs une interprtation convenable. Ici aussi il y aexcution de nouvelles combinaisons, et rien autre.

    Jamais l'entrepreneur n'a de risques supporter 1. Cela est clair dans nos exemp-les. C'est celui qui fournit le crdit qui essuie les pertes, si l'affaire ne russit pas.Quoique la fortune ventuelle de l'entrepreneur serve de garantie, la possession d'unetelle fortune n'est pas indispensable, tout en tant un lment de succs. Mme sil'entrepreneur finance lui-mme sa propre entreprise au moyen de ses profits ant-rieurs, ou s'il donne comme contribution l'entreprise nouvelle les moyens de produc-tion de son exploitation statique , le risque l'atteint comme bailleur de fond oupossesseur de biens, mais non comme entrepreneur. L'acceptation d'un risque n'est, enaucun cas, un lment de la fonction d'entrepreneur. Quand bien mme il risque sarenomme, la responsabilit conomique directe d'un chec ne le touche jamais.

    Remarquons encore que le profit, tel qu'il est envisag ici par nous, est l'lmentcentral de ce qu'on nomme le gain de fondateur (Grndergewinn). Quel quepuisse tre le gain de fondateur, sa base est cet excdent temporaire de la recette surle cot de la production dans la nouvelle entreprise. Le fondateur peut bien tre, nousl'avons vu, le type le plus pur d'entrepreneur. Il est alors l'entrepreneur qui sait selimiter le plus exactement sa vritable fonction d'entrepreneur, l'excution denouvelles combinaisons. Si, dans la fondation d'une entreprise, tout se passait trscorrectement, avec une perfection et selon une prvision idales, le profit serait prci-sment ce qui devrait rester entre les mains du fondateur. Il en est tout autrement dansla pratique. Mais la base conomique du phnomne est indique par l. Ceci concer-ne, il est vrai, seulement le fondateur au sens propre du mot, et non l'agent qui parfoisa pour travail technique la constitution de la socit par actions et souvent porte lenom de fondateur. Ce dernier ne reoit qu'un ddommagement qui a un caractre desalaire. Ajoutons que la fondation d'une socit par actions n'puise pas souvent toutela nouveaut de l'entreprise. Les dirigeants de la socit par actions vont se lancersouvent dans des entreprises nouvelles; ainsi ils continuent le rle du fondateurprimitif et sont des entrepreneurs, quelle que soit leur situation officielle dans lasocit par actions. Si, au contraire, une fois fonde la socit par actions est simple-ment continue, le fondateur est, dans ce cas, le seul qui exerce une activit d'entre-preneur vis--vis de la dite socit. Supposons que les prix des moyens de produc-

    1 Cf. ch. II, p. 102 ss.

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    tion 1 soient reprsents par des billets - c'est souvent le cas en Amrique - et que lemontant capitalis des revenus durables que produit l'entreprise soit reprsent pardes actions, et qu'en outre il y ait des parts de fondateurs gratuitement cdes aufondateur. Ces parts de fondateur ne rapporteront pas de revenu durable, elles neprocureront au fondateur que cet excdent temporaire de revenu qui existe avant quel'entreprise n'ait pris sa place dans le corps de l'conomie; puis elles deviendront sansvaleur. Dans ce cas le profit apparatra dans sa forme la plus pure.

    Il nous faut maintenant achever ce tableau du profit. Nous y arriverons en nousdemandant ce qui correspond au profit dans des formes conomiques autres que laforme capitaliste. La simple conomie d'change, bref l'conomie nationale, o il y ades changes entre les produits, mais sans appliquer pour cela la mthode capitaliste,l'conomie donc qui, abstraction faite de ces changes, ne comprend que des unitsconomiques fermes, ne nous fournit pas de problme nouveau rsoudre. Cesunits conomiques fermes doivent comporter un pouvoir propre qui dispose desmoyens de production ; sous ce rapport, l'conomie d'change doit tre range part.Pour le reste les mmes remarques valent pour elle et pour l'conomie capitaliste.Afin d'viter des rptitions je m'attacherai purement et simplement l'conomieferme.

    Il y a deux types d'organisation considrer. L'une, sous sa forme la plus rigou-reuse, est reprsente par une proprit seigneuriale isole, o tous les biens en natureappartiennent au seigneur, et o tous les gens lui sont soumis. La seconde est celled'une conomie communiste isole, o un organe central dispose de tous les biens ennature et de toutes les prestations de travail, et dicte pour toutes marchandises tousjugements de valeur. On peut d'abord traiter ensemble ces deux formes. Dans l'une etl'autre il s'agit d'agents conomiques, dont les buts concrets et les caractristiquesextrieures peuvent tre trs diffrents, mais qui l'un et l'autre rgnent en matresabsolus sur l'conomie, et n'ont attendre de rgimes conomiques diffrents nicoopration la production ni possibilit de gains. On voit ainsi comme ces rgimessont distincts de notre conomie; le monde des prix en est absent ; seul demeure celuides valeurs. En passant donc de l'examen de notre conomie actuelle celui del'conomie ferme, nous allons plus avant dans l'examen des Phnomnes de lavaleur, qui sont la base du profit,

    Il y a l aussi un circuit : la loi du cot, entendue comme une galit de valeur quis'tablit entre les produits et les moyens de production et y rgne; ici aussi l'volutionconomique telle que nous l'entendons s'accomplit en ce sens que de nouvelles com-binaisons de biens prsents ont lieu. On pourrait croire que l'accumulation de biensmis en rserves y est ncessaire et qu'elle est fondement d'une fonction spciale. Lapremire affirmation est partiellement exacte : il n'arrive pas toujours mais souventque le groupement de rserves de biens facilite l'excution de combinaisons nouvel-les. Toutefois il n'y a pas l une fonction particulire d'o pourraient natre des phno-mnes particuliers de valeur. Ceux qui dirigent l'conomie se bornent dcider unnouvel emploi de biens. Il est indiffrent que l'on arrive aux rsultats dsirs directe-ment ou indirectement en rassemblant peu peu des rserves. Il est indiffrent aussique tous les collaborateurs approuvent individuellement les nouveaux buts poursuiviset soient prts travailler au rassemblement de ces rserves de biens. Les dirigeants

    1 Ou, plus exactement les prix des moyens de production constituant les fonds objectifs, qui

    correspondent leurs valeurs dans leurs emplois actuels sans aucune considration pour leuremploi projet, quoique pratiquement il faille le plus souvent les payer plus cher.

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    n'prouvent aucun sacrifice, et n'ont aucune considration pour les sacrifices tempo-raires ventuels de ceux qu'ils conduisent, si et aussi longtemps qu'ils tiennent lesrnes fermes en mains. Ceux qui sont conduits s'opposent, s'ils le peuvent 1, l'excu-tion de vastes plans nouveaux. Il n'est pas ncessaire, mais possible, qu'ils limitentleur consommation prsente. Leur rsistance peut faire chouer ces plans. Mais, abs-traction faite de cela, ils n'ont aucune influence conomique directe sur ce qui doitarriver ; surtout une limitation de la consommation et un rassemblement des rservesde biens ne sont pas de leur part des faits volontaires. Pour cette raison, il n'y a pas lde fonction spciale, qu'il faudrait ajouter notre tableau de l'volution conomique.Un chef, qui fait entrevoir ceux qu'il conduit une prime, se conduit comme ungnral qui promet ses soldats une rcompense : c'est l un cadeau qui doit rendreplus dociles ceux que l'on conduit, mais il ne fait pas partie du phnomne essentiel etne constitue pas une catgorie conomique particulire. Pour toutes ces raisons, entrele seigneur fodal et le chef d'une conomie communiste, il n'y a qu'une diffrencede degrs. Le fait que, dans l'conomie communiste les avantages acquis bnficient la collectivit nationale tandis que le seigneur, lui, n'a que son intrt en vue, ce faitne cre pas de diffrence essentielle, car une nouvelle conqute est aussi trangre la masse tant qu'elle n'y a pas got, qu'une conqute qui choit au seigneur seul.

    Il rsulte aussi de tout cela que le facteur temps ne peut avoir ici aucune influenceparticulire. Non seulement les dirigeants ont le droit de comparer le rsultat de lacombinaison projete au rsultat que ces mmes lments productifs obtiennent selonleur mode d'emploi actuel, mais ils doivent le comparer aussi aux rsultats descombinaisons nouvelles que l'on pourra raliser avec les mmes moyens. Si ces der-nires demandent moins de temps, il faut additionner leurs rsultats tous ceux qu'onobtiendra d'autres combinaisons qui pourront tre obtenues dans le mme laps detemps. Pour cette raison le facteur temps fera son apparition dans le plan conomiquede l'conomie ferme, tandis que, dans l'conomie capitaliste, son influence se faitsentir sous la forme d'intrts. Cela seulement est vident. L'attente obligatoire ou uneapprciation insuffisante des jouissances venir ne constituent pas non plus desfacteurs spciaux. L'homme attend peu volontiers seulement parce qu'il pourrait fairependant ce temps quelque chose d'autre. Des jouissances venir ne paraissentmoindres que parce que, plus on est loin de les atteindre, plus grande est la sommedes privations de jouissances que l'on pourrait atteindre par ailleurs .

    Rsumons-nous : le chef d'une telle communaut, quelle que soit sa position envi-sage en dtails, retire aux emplois actuels une certaine quantit de moyens deproduction et ralise avec eux une nouvelle combinaison, par exemple la productiond'un bien nouveau, ou la production d'un bien dj connu mais d'une qualit meilleureou avec une mthode meilleure. Dans ce dernier cas, il est indiffrent qu'il retire sesmoyens de production en question la branche d'industrie qui fabriquait jusqu' cejour le mme bien, ou qu'il la laisse continuer de travailler selon la mthode accoutu-me et que, pour appliquer la mthode nouvelle, on prlve les moyens de productionncessaires sur des branches industrielles tout fait diffrentes. Quelle que soit lamanire dont se forment les jugements de valeur dans cette socit, les nouveauxproduits seront d'une valeur plus leve que ceux fabriqus jusqu' ce jour avec les

    1 Car ils n'ont devant les yeux que la privation momentane; le gain futur a pour eux aussi peu de

    ralit que s'il ne devait jamais exister. Cela s'applique tous les degrs de culture que nous con-naissons : jamais la contrainte n'a t absente de l'histoire, toutes les volutions qui supposaientla coopration d'assez grandes masses ; mais dans beaucoup de cas, il n'est exig aucun sacrificede ceux qui ont conduits.

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    mmes quantits de moyens de production. Comment s'effectuera la rtribution desagents producteurs en ce qui concerne les produits nouveaux ? Au moment o lacombinaison nouvelle aura russi, o les produits seront obtenus, o leur valeur seradtermine, comment les agents, qui ont collabor ce travail, vont-ils recevoir unermunration ? Mieux vaut se placer au moment o l'on prend la dcision d'excuterla nouvelle combinaison, et supposer que tout se passe conformment la dcisionprise.

    Il faut d'abord que ceux qui excutent la combinaison nouvelle mettent unjugement de valeur. La valeur des nouveaux produits doit tre compare celle desproduits que ces mmes moyens de production pourraient obtenir comme auparavantselon le circuit normal de l'conomie. Ce jugement de valeur est ncessaire pour pou-voir estimer l'avantage de la nouvelle combinaison ; sans lui aucune activit nouvellene serait possible. Le point central de notre problme est de savoir laquelle des deuxchelles de valeurs, qui peuvent alternativement rsulter des moyens de production enquestion, il faut rapporter ces moyens de production. Certes, avant que la dcisionrelative l'excution de la nouvelle combinaison ne soit prise, il faut valuer cesbiens leur valeur actuelle. Il serait insens d'imputer dj par avance aux moyens deproduction la plus-value de la nouvelle combinaison; si on le faisait, son excutionn'apparatrait mme plus comme un avantage ; la comparaison ncessaire des deuxchelles de valeurs serait prive de base. Mais, la dcision une fois prise, comment leschoses se prsentent-elles ? Ne faut-il pas imputer dans ce cas aux moyens de pro-duction le montant productif total entendu au sens de Wieser 1, comme dans le circuit,puisqu'ils ralisent alors une valeur plus leve ; aussi, si tout fonctionne la perfec-tion, la valeur totale des nouveaux produits rejaillira sur les moyens de productionemploys.

    Je rponds: il ne faut pas le faire; il faut ici aussi valuer les prestations de travailet de terre selon leurs anciennes valeurs. Et ce, pour les deux raisons suivantes :

    Premirement : les anciennes valeurs sont les valeurs accoutumes. Une longueexprience les a formes, elles sont fixes dans la conscience des agents conomi-ques. On ne les peut modifier qu'au cours du temps et sous la pression d'une longueexprience ultrieure. Ces valeurs ont une grande constance, et cela d'autant plus queles prestations de travail et de terre elles-mmes ne sont pas diffrentes de ce qu'ellestaient dans le pass. Au contraire la valeur des nouveaux produits est en dehors dusystme actuel des valeurs, tout comme les prix des nouveaux produits sont hors del'conomie capitaliste. Ces valeurs ne s'ajoutent pas simplement aux anciennes va-leurs, elles en sont spares par une solution de continuit. Le principe, suivant lequelchaque bien productif doit tre estim la seule valeur qu'il acquiert en des emploisautres que son emploi actuel, est ici justifi 2. Seule cette valeur, donc dans notre casseule sa valeur actuelle, dpend des moyens de production concrets. Si ces bienstaient supprims, ils seraient remplacs par d'autres retirs d'autres emplois.Aucune unit de bien ne peut tre estime plus haut qu'une autre de la mme cat-gorie, si et aussi longtemps qu'elles sont simultanment employes. Or, les prestationsde travail et de terre utilises dans la nouvelle combinaison sont tout fait de mmeespce que celles employes selon l'ancienne mthode ; elles ne peuvent donc pas

    1 Cf. Valeur naturelle [Natrlicher Wert], p. 70 s.

    2 Je ne l'approuve pas sans plus; cf. L'essence et le contenu principal de l'conomie nationale tho-

    rique, livre II et Bemerkungen ber das Zurechnngsproblem [Remarques sur le problme del'imputation] dans Zeitschrif. Volksw., Sozialp. und Verw., 1909.

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    avoir d'autre valeur que ces dernires. Mme au cas extrme, o toutes les forcesproductives de l'conomie nationale seraient mises au service de la nouvelle combi-naison, elles devraient tre inscrites avec leurs valeurs actuelles, qu'elles ralisent nouveau au cas d'chec, et qui fixeraient l'tendue de la perte, si ces mmes forcesproductives taient dtruites. Pour cette raison l'heureuse excution de nouvellescombinaisons fournit un excdent de valeur pas seulement dans l'conomie capita-liste, mais mme dans l'conomie ferme ; cet excdent de valeur a le sens d'unegrandeur de valeur, l'gard de qui les moyens de production n'ont aucun droitd'imputation ; ce n'est donc pas un excdent de satisfaction par rapport l'tatantrieur. Disons encore que la plus-value 1 en priode d'volution n'est pas seulementun phnomne de l'conomie prive, mais encore de l'conomie nationale. Cetexcdent de l'conomie nationale est dans cette mesure identique au profit capitalistede l'entrepreneur que nous avons appris connatre.

    Deuximement : on peut arriver au mme rsultat par un autre enchanementd'ides. On peut concevoir comme facteur de la production l'activit d'entrepreneurdes chefs, qui est certes une condition ncessaire la constitution d'une nouvellecombinaison. Je ne le fais pas d'habitude parce que l'opposition tablie entre entrepre-neur et moyens de production est plus fructueuse. Mais cette manire de voir rend icides services. Pour l'instant nous faisons de la fonction de chef un troisime facteurprimitif de production. On doit alors lui imputer une partie de la valeur des produitsnouveaux. Mais quelle partie ? En soi chef et moyen de production sont galementncessaires ; si l'un des deux lments devait tre perdu, il faudrait que le chef soitprt sacrifier jusqu'au minimum toute la valeur du produit de faon carter la pertedes moyens de production et sacrifier jusqu'au minimum toute la plus-value desnouveaux produits de faon carter la perte de sa force cratrice. Il n'y a pas lieu des'en tonner, et cela ne contredit pas ce que nous avons dit au cours de notre premireargumentation. Toutes les catgories de valeurs ne voyent pas leur estimation dfen-due de la concurrence soit des valeurs des biens, soit des agents conomiques.Comme dans l'conomie ferme, cette seconde concurrence est absente, et comme -nous allons le voir -la diffrence entre ce qui est profit et ce qui ne l'est pas, a danscette conomie une importance bien moins grande que dans l'conomie d'change, lavaleur des biens n'apparat pas toujours en conomie ferme comme tant la mme nicomme tant aussi nette qu'en conomie d'change. Nous pouvons cependant prciserle plus souvent quelle rmunration est impute la fonction d'entrepreneur. Dans laplupart des cas les units de moyens de production sont remplaables, mais le chef nel'est pas 2. Ces moyens de production ont pour valeur celle laquelle il faudraitrenoncer si on ne les employait pas, et la fonction de chef reoit en rmunration toutle restant : le chef reoit donc pour sa part la valeur des nouveaux produits moins lavaleur que l'on n'aurait pas pu obtenir sans eux. L'excdent produit correspond l'imputation particulire, il ne saurait augmenter la valeur affrente aux moyens deproduction.

    D'ailleurs il n'est pas exact de toujours vouloir imputer aux moyens de productionla valeur actuelle obtenue. La valeur-limite de ceux-ci affects aux emplois actuelsmonte par suite du prlvement qu'ils subissent. Nous avons constat le mme phno-

    1 Seul cet excdent qui, dans l'conomie prive, apparat sous la, forme de profit et d'intrt du

    capital, peut recevoir le nom de plus-value au sens marxiste. Il n'y a pas d'autre excdent de cetteespce, ni d'excdent du tout expliquer autrement.

    2 Mme lorsque l'activit du chef est en concurrence avec un moyen de production irremplaable, la

    premire demeure la plus prcieuse. Car le moyen de production irremplaable ne doit tre estim,lors de l'introduction de la combinaison nouvelle, qu' sa valeur actuelle.

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    mne en conomie capitaliste. La hausse des prix des moyens de production par suitede la nouvelle demande de l'entrepreneur se produisant en conomie capitaliste dno-te ce processus d'estimation. Il nous faut donc corriger notre manire de nous expri-mer. Mais il n'y a rien de chang l'essence du phnomne. Cette hausse de valeur nedoit pas tre confondue avec le fait qui consiste imputer aux moyens de productionla valeur provenant de la combinaison nouvelle.

    On ne saurait prtendre que le processus d'estimation dcrit ci-dessus n'est pasconforme la ralit, et que le profit en tant que valeur distincte n'a pas de sens dansl'conomie ferme. Mme l'conomie ferme doit tre au clair sur ce qu'elle fait, surl'avantage que doit lui apporter la nouvelle combinaison, et savoir quel facteur elledoit reporter cet avantage. On pourrait prtendre que le profit n'a en conomie fermeaucune importance en tant que catgorie prenant part la rpartition. En un certainsens c'est vrai. Dans le type fodal de l'conomie ferme le seigneur peut disposerlibrement de la quantit de produits correspondant la prestation qu'il fournit ; il peutdisposer par l de la totalit du rendement obtenu; il peut donner aux travailleurs plus,mais tout aussi bien moins que ce qui correspond leur productivit limite. Dans letype communiste le profit, en thorie du moins, bnficie la communaut. En soicela ne nous intresse pas ici. Mais peut-on en conclure, touchant l'conomie commu-niste, que le profit se rsout en salaire, que la ralit exclut la thorie de la valeur, quele salaire embrasse tout le produit ? Non point. Il faut distinguer entre l'explicationconomique d'un rendement et ce qu'il advient de ce rendement. L'explication cono-mique d'un rendement repose sur une prestation productive. En ce sens nous appelonssalaire le rendement qui s'explique par une prestation de travail. Dans une conomied'change libre concurrence ce rendement choit au travailleur, uniquement parceque, par principe, une rcompense est attache toute prestation limite. Cela estncessaire seulement parce que dans l'conomie capitaliste, c'est seulement ce salairequi provoque la fourniture de cette prestation. Si la prestation tait assure autrement- par sentiment du devoir social, ou par contrainte - le travailleur pourrait recevoirmoins ; mais son salaire vritable serait toujours dtermin par la productivit-limitedu travail, ce qu'il recevrait en moins devrait tre class comme un prlvement faitsur son salaire. Ce prlvement serait une part du salaire, mais une part te l'ouvrier. Dans une conomie communiste le chef ne recevrait certainement pas deprofit. On ne peut pas affirmer que cela rendrait l'volution conomique impossible. Ilserait possible que, dans une pareille organisation, les hommes changent avec letemps leur mode de penser au point qu'ils ne songent pas plus revendiquer le profitque l'homme d'tat ou le gnral ne songe vouloir conserver pour lui tout ou partiedes conqutes faites. Mais le profit resterait un profit. Il n'est pas possible de lecaractriser comme tant un salaire des travailleurs : on retrouve cette conceptiondans le dveloppement o Bhm-Bawerk a donn une formule classique sa thoriede l'intrt 1. Ce dveloppement s'applique galement la rente foncire : l aussi ilfaut distinguer l'essence de la contribution productive de la terre et le paiement certains agents conomiques du rendement qui en dcoule 2.

    Le profit correspondrait au salaire de quels travailleurs ? La pense peut conce-voir deux rponses cette question. La plus immdiate serait de dire : le profit corres-pond cette partie du salaire des travailleurs qui ont travaill aux produits nouveaux.Nous faisons abstraction ici de la part de la terre. Mais c'est l chose impossible. Carces travailleurs recevraient par hypothse un salaire plus lev que leurs camarades

    1 Thorie positive, chapitre final.

    2 Cf. Essence et contenu principal de l'conomie nationale thorique, livre III.

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    qui continuent de travailler dans d'autres exploitations selon l'ancienne mthode. Cesautres travailleurs ne fournissent pas moins de travail ou du travail d'une qualitmoindre; si nous n'acceptions pas cette faon de voir, nous entrerions en conflit avecun principe fondamental du processus conomique, qui exclut la possibilit de valeursdiffrentes pour des biens identiques. Nous ferions complte abstraction de l'injusticed'une telle rgle ; on crerait en effet par l des catgories de travailleurs privilgis.Crer ces catgories privilgies est possible, mais le surplus de rmunration que cestravailleurs recevraient ne serait pas un salaire.

    L'autre rponse possible est la suivante - la valeur appele par nous profit et laquantit de produits qui lui correspond ne sont qu'une partie du dividende national, etil faut les rpartir galement entre toutes les prestations de travail fournies dans lapriode correspondante, en supposant l'identit de ces prestations, faisant abstractionde leur dissimilitude, bien que le travail qualifi comprenne le travail ncessaire l'acquisition de cette qualit suprieure de travail. Dans ce cas les travailleurs, quin'ont pas travaill aux produits nouveaux, reoivent plus que le produit de leur travail.jamais on n'a admis qu'un salaire puisse tre plus lev que la valeur totale du produit.On accordera donc que, dans ce cas, les travailleurs reoivent leur rmunration non titre de salaire, mais en partie un titre non conomique. Cet arrangement est possibleet il est aussi bon que beaucoup d'autres. La collectivit doit ncessairement disposeren quelque manire du profit, comme de tous les autres rendements. Elle le doitmme en faveur des travailleurs, car il n'y a pas d'autres agents conomiques qui yaient droit. Elle peut procder en la matire selon les principes les plus varis, parexemple faire une rpartition selon l'intensit des besoins, ou affecter le profit desoeuvres d'intrt gnral. Mais cela ne modifie en rien les catgories conomiques.Dans le circuit normal il n'est pas possible que les travailleurs reoivent directementou indirectement plus que leur produit conomique augment de celui de la terre, carrien de plus n'existe pour le prsent. Si cela est possible dans notre cas, cela vient dece qu'un agent efficace renonce son produit ou en est dpouill. Nous dfinissonscomme suit le mot exploitation d'un agent qui a des sens multiples: il y a exploi-tation si un agent ncessaire la production ou son propritaire reoit moins que sonproduit au sens conomique; nous pouvons alors dire dans notre hypothse que cesur-paiement des travailleurs n'est possible que par une exploitation du chef. Si nouslimitons l'expression au cas o on retire sa rmunration la prestation fournie par cechef - (nous excluons le concept d'exploitation du cas de la terre, il y serait dplac,vu l'absence de propritaires fonciers dans l'conomie communiste) - nous pouvonsdire qu'il y aurait exploitation du chef, sans vouloir ou pouvoir porter par l, touchantce fait, un jugement de valeur.

    Pour cette raison de principe le profit ne peut pas devenir un salaire au sens co-nomique du mot, mme s'il choit tout entier au travailleur. Il est important pour uneconomie nationale communiste de le reconnatre clairement, et de toujours distin-guer le profit du salaire. Car de l dpendent tant la comprhension gnrale de la viedu rgime que des dcisions concrtes. Cette observation nous permet de pntrermieux l'essence du profit. Elle nous apprend avant tout l'indpendance du phnomnevis--vis de la forme concrte que l'conomie nationale revt. Et elle nous enseigne lavrit gnrale suivante - le profit, en tant que phnomne dpendant de la valeur, serattache intimement au rle du chef dans l'conomie. Si l'volution n'avait pas besoinde direction par un chef ni de contrainte, le profit se retrouverait dans le salaire et larente, en ce qui concerne son volume, mais il ne serait pas un phnomne sui generis.Tant qu'il n'en est pas ainsi, bref tant que les hommes ont si peu de ressemblance avecles peuples, sur lesquels nous avons lu des renseignements, supposer mme que les

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 20

    vnements conomiques se droulent avec une perfection idale, sans le moindrefrottement ni la moindre influence du facteur temps - il faudrait continuer imputertout le rendement aux prestations de travail et de terre 1.

    J'en arrive au second acte que comporte l'excution de la combinaison nouvellemme en conomie ferme. Dans ce rgime le profit ne subsiste pas ternellement.Mme l des modifications surviennent qui mettent un terme au profit. Donc la nou-velle combinaison est excute, les rsultats sont l, tous les sceptiques sont forcs dese taire, les avantages sautent dsormais aux yeux, en mme temps que la mthodepar laquelle ils ont t obtenus. On a dsormais besoin tout au plus d'un directeur oud'un chef de file, mais non point de la force cratrice et de la puissance de comman-dement d'un chef. On n'a qu' rpter ce qui a t fait pour obtenir les mmesavantages. On y arrivera sans avoir un chef. Quoiqu'il y ait encore des frottements vaincre, la mise en application de la mthode est devenue facile. Les avantages sontpour tous les membres de la collectivit devenus des ralits, et les produits nou-veaux, rpartis galement dans le temps, sont sous leurs yeux, et comme dj indiqudans le premier chapitre, ils dgagent les membres de la collectivit de tout sacrificeou de toute attente obligatoire jusqu' l'achvement d'autres produits. On ne demandeplus l'conomie nationale de faire effort pour aller plus avant; on lui demandeseulement d'assurer la continuit de la production actuelle des biens. On peut attendrecela d'elle.

    Le nouveau processus de production sera donc reproduit 2. Pour cela l'activit d'unentrepreneur n'est pas utile. Si nous l'envisageons nouveau comme un troisimefacteur de l'volution, c'est parce que la rptition de la combinaison nouvelle, quimain tenant a pass dans l'usage, est un des facteurs de production qui furent nces-saires l'excution du travail. Par l disparat pour lui le droit une rmunration etles valeurs des autres facteurs, donc des prestations de travail et de terre, peuvents'lever et s'lveront jusqu' l'puisement de la valeur du produit. Maintenant cesdernires prestations seules sont ncessaires, et crent le produit. Auront droit rmunration, d'abord les prestations de travail et de terre, employes la production,

    1 Un mot sur la thorie que l'on rencontre si souvent aujourd'hui d'aprs laquelle l'entrepreneur ne

    cre rien, tandis que l'organisation cre tout, d'aprs laquelle le rsultat de l'activit de l'entre-preneur est produit non par quelqu'un en particulier mais par le tout social. Cette thorie a pourbase un lment de vrit : chacun est le produit de son milieu hrditaire et familial, et personnene peut rien crer eu tirant tout de soi-mme. S'il en est ainsi, on ne peut jamais rien faire dans ledomaine conomique, o il s'agit non de la formation d'hommes, mais d'hommes dj forms.Quant la question de savoir si une fonction spciale revient l'initiative, les reprsentants decette conception seraient les plus zls rpondre par l'affirmative. Cette thorie est exacte en cequi regarde les rpercussions de l'volution conomique. Pour le reste elle repose sur le prjugpopulaire, en vertu duquel seul le travail physique cre rellement, et sur l'impression que tous leslments de l'volution se compntrent harmonieusement, chaque phase 'de l'volution reposantsur la prcdente. Mais c'est l le rsultat de l'volution une fois mise en marche, et cela n'expliquerien. Or, c'est le principe seul de son mcanisme qui nous importe.

    2 On pourrait objecter qu'une contrainte sera toujours ncessaire, si la nouveaut est trop trangre

    aux habitudes. Il faut distinguer. Dans ce cas il n'y a qu'incomprhension et accoutumance insuffi-santes. C'est parce que la nouvelle combinaison n'est pas encore excute. Supposons obtenuecette accoutumance qui peut demander un certain temps. Une contrainte de l'organisation, surtoutpar voie hirarchique, peut tre ncessaire. Mais c'est l autre chose qu'une contrainte pour l'ex-cution de produits nouveaux. Enfin, dans l'organisation fodale la nouveaut peut infliger lamasse un dommage. La contrainte est aussi ncessaire quand l'excution de la nouveaut estralise. Mais l encore c'est une autre affaire. Pour le maintien de l'tat existant, il n'est pasncessaire qu'il y ait un chef niais seulement une situation de matre.

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    puis d'aprs des principes connus toutes les prestations. Les valeurs de ces prestationsde travail et de terre vont d'abord s'accrotre, puis se dverser sur les autresprestations.

    Les rmunrations de toutes les prestations de travail et de terre vont monterparalllement. Il faudra distinguer cette hausse pas seulement en degr, mais aussi ennature de celle qui apparat :lors de l'excution de nouvelles combinaisons. Cettedernire signifie la hausse non pas de l'chelle des valeurs, mais seulement de l'utilit-limite de ces prestations ; cette hausse vient de ce que, cause du prlvement demoyens de production qui vient d'tre fait, les productions actuelles n'ont pas tpousses aussi loin qu'auparavant ; elles ne peuvent donc satisfaire que des besoinsd'intensit plus leve qu'antrieurement. Au contraire, dans le premier cas, il seproduit quelque chose de tout autre: la valeur des produits nouveaux intervient pour lapremire fois, dans l'chelle des valeurs des moyens de production. Non seulementleur valeur-limite, mais encore leur valeur totale s'en trouve accrue. Cette diffrencerevt toute son importance pratique quand il s'agit de disposer de Plus grandesquantits de ces moyens. Les valeurs des moyens de production vont tre affectes dufait que le nouvel accroissement de satisfaction des besoins dpend d'eux et d'euxseuls et que le produit du travail et de la terre est devenu plus grand. Leur valeur n'estplus celle qu'ils avaient dans le circuit annuel prcdent, mais celle qu'ils ralisentdans le nouveau circuit. Au moment du passage d'un circuit l'autre il ne sert riende leur accorder une valeur plus leve que leur valeur antrieure de remplacement.Maintenant leur valeur de remplacement comprend aussi la valeur de leur nouvelemploi. Dans l'ancien circuit la valeur des produits rgulirement obtenus dterminaitla valeur des moyens de production, de mme dans le nouveau circuit la valeur desproduits rgulirement obtenus dtermine celle des moyens de production. L'augmen-tation de valeur du produit social lve sa suite la valeur des moyens de production ;le nouvel tat de choses remplacera l'ancienne valeur forme par ,exprience par unevaleur nouvelle, qui deviendra peu peu la valeur exprimentale habituelle et quireposera sur la nouvelle -productivit limite des agents producteurs. Ainsi s'tablira lecontact entre le produit et les moyens de production : grce lui le grand courantd'quilibre des valeurs triomphera, anantissant tout gain. Il n'y aura dans le nouveausystme pas plus de dsaccords entre la valeur des produits et celle des moyensproducteurs que dans l'ancien systme. Si tout fonctionnait la perfection, l'conomienationale communiste aurait du point de vue conomique tout fait raison deconsidrer le rsultat tout entier de la production comme le rendement rgulier de sontravail et de ses terres, et de le rpartir entre ses membres en vue de leur con-sommation 1. Les faits ne dsavoueraient pas cette conception.

    Jusqu'ici le processus de l'limination du profit en conomie -ferme s'effectueselon un mode analogue celui de son limination en conomie capitaliste. Maisl'autre partie de ce processus en conomie capitaliste, savoir la compression des prixdes produits nouveaux par suite de la concurrence des agents conomiques, est absen-te de l'conomie ferme. Ici aussi les produits nouveaux ont besoin de prendre leurplace dans le circuit, et leurs valeurs doivent tre mises en rapport avec celles de tousles autres produits. La pense peut distinguer l'excution de la combinaison nouvellesdu processus de sa mise en place, comme tant deux choses diffrentes. Mais unegrande diffrence existe suivant que les deux choses ont lieu simultanment ou non.En rgime d'conomie ferme la dmonstration qu'il existe un excdent, que l'on doitramener l'activit de l'entrepreneur, suffit rsoudre notre problme. Dans l'cono-

    1 Comme le fait aussi l'conomie capitaliste sa manire.

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    mie capitaliste cette valeur n'est remise l'entrepreneur que grce au mcanisme dumarch, et elle ne peut tre anantie ou arrache des mains de l'entrepreneur que parce mcanisme. Au simple problme de la valeur s'en ajoute un second : comment sefait-il que le profit choit aussi l'entrepreneur ? Et ce mcanisme engendre plus d'unphnomne ncessairement absent de l'conomie ferme.

    Non seulement l'essence conomique du profit est la mme dans toutes les formesd'organisation, mais aussi le processus de son limination. Dans tous les cas il s'agitd'carter les obstacles qui empchent que la valeur totale du produit soit impute auxprestations de travail et de terre, ou que leur prix devienne gal au prix du produit.Les principes dominants de ce mcanisme sont les suivants : :1( l'conomie libre netolre pas d'excdent de valeur dans les produits individuels; 20 elle lve toujours lavaleur des moyens de production quand la valeur des produits s'accrot. Ces principesont une valeur immdiate dans l'conomie ferme, et ils sont raliss par la libre con-currence dans l'conomie capitaliste: dans celle-ci les prix des moyens de productiondoivent prendre un niveau tel qu'ils absorbent le prix du produit. Le prix du produitdoit baisser paralllement, dans la mesure o cela est possible. Si, dans ces circons-tances, le profit subsiste tout de mme, c'est parce que le passage d'un tat, o il n'y apas de profit, un tat nouveau, o il n'y en a de nouveau pas, ne peut pas se fairesans l'aide de l'entrepreneur, et que la condition se trouve remplie qui est encorencessaire dans l'conomie capitaliste; savoir: que le profit ne soit pas enlev imm-diatement l'entrepreneur par la concurrence.

    Le profit fait corps avec les moyens de production de la mme faon que le travaildu pote fait corps avec le manuscrit partiellement achev. On ne leur affecte pas unepartie du profit; leur possession et leur coordination ne forment pas l'objet de lafonction d'entrepreneur. Surtout, comme nous l'avons vu, le profit ne doit pas trecherch dans l'lvation durable de la valeur, qu'obtiennent les moyens de productionprimitifs par suite de leur emploi nouveau. Considrons le cas d'une conomie based'esclavage, o la terre et les travailleurs appartiendraient l'entrepreneur qui les aachets en vue de l'excution d'une nouvelle combinaison. Si jamais on pouvait direque pour la terre et le travail a t pay un prix correspondant leurs emplois ant-rieurs, et que le profit est un facteur dont la terre et le travail augmentent laproduction d'une manire durable, ce serait bien le cas ici. Mais cela serait faux pourdeux raisons: 1 la recette des nouveaux produits va atteindre un niveau que laconcurrence va diminuer; ainsi pareille conception ne tiendrait pas compte d'unlment du profit ; 2 le rendement supplmentaire durable - pour autant qu'il n'estpas une quasi-rente - est, du point de vue conomique, un surcrot de salaire du travail- qui choit ici au possesseur de travail , mais non pas au travailleur - et un surcrotde rente foncire. Les esclaves et la terre ont certainement, pour leur propritaire, etmme de faon gnrale, une valeur plus leve; mais si ce dernier est devenu plusriche d'une manire durable, c'est en tant que leur propritaire, et non en tantqu'entrepreneur, abstraction faite d'un gain ralis par une seule fois ou de faontemporaire. Mme si un moyen de production naturel devient un facteur de produc-tion seulement dans la nouvelle combinaison, par exemple un ruisseau comme forcehydraulique, rien n'est chang aux choses; ce n'est pas la force hydraulique quirapporte le profit. Ce qu'elle fournit de faon durable constitue, notre sens, de larente foncire.

    Une partie de ce qui est d'abord profit se change donc en rente. La nature cono-mique du phnomne en est modifie. Supposons qu'un planteur, qui a cultiv jusqu'ce jour de la canne sucre, passe la plantation de cotonniers, jusqu'alors beaucoup

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    plus lucrative 1. C'est l une combinaison nouvelle, l'homme devient ainsi unentrepreneur et ralise un profit. Dans la liste des cots de production supports, larente foncire ne figure d'abord qu'avec le coefficient qui correspond la culture de lacanne sucre. Ainsi que cela s'est produit, nous supposerons que la concurrence quisurgit comprime tt ou tard la recette. S'il reste un surplus, comment l'expliquer etqu'est-il conomiquement ? Abstraction faite des points de frictions, ce surplus nepeut venir que du fait que la terre en question a d'autres qualits, est plus propre laplantation de cotonniers, ou de ce que la rente foncire a en gnral mont par suitedu nouvel emploi : en principe l'un et l'autre facteurs y ont contribu. Par l s'expliquele rendement suprieur durable de la rente foncire. Ajoutons encore que la fonctiond'entrepreneur qu'exerce notre homme disparat s'il continue de cultiver des coton-niers, et que dsormais tout le rendement obtenu est imputer aux moyens primitifsde production.

    Un mot sur les rapports du profit et du gain de monopole. Comme, lorsque lesproduits nouveaux apparaissent pour la premire fois, l'entrepreneur n'a pas de con-currents, leurs prix se forment, compltement ou dans certaines limites, selon lesprincipes des prix de monopole. Dans le profit en conomie capitaliste existe unlment de monopole. Supposons que la nouvelle combinaison consiste dans l'tablis-sement d'un monopole durable, par exemple dans la fondation d'un trust qui n'a pas craindre la moindre concurrence d'outsiders. Il s'en faut alors de peu que l'on consi-dre le profit comme un gain durable de monopole, et le gain durable de monopolecomme un profit. Cependant il y a l deux phnomnes conomiques tout fait dis-tincts. L'tablissement du monopole est un acte d'entrepreneur, et son produit corres-pond au profit. Une fois mise en marche, l'organisation ralise sans cesse dans ce casun rendement supplmentaire, il faut alors l'imputer aux facteurs naturels ou sociaux,sur lesquels repose le monopole; il est devenu un monopole constitu, Le gain de fon-dateur et le rendement durable sont, eux aussi, deux choses pratiquement distinctes :le gain de fondateur est la valeur du monopole; le rendement supplmentaire durableest le rendement de cette situation de monopole.

    Nous ne pouvons continuer ces discussions dans le cadre de ce travail. Peut-tresont-elles mme dj trop tendues. Mais, si je dois me faire le reproche d'avoir fati-gu le lecteur par ces discussions, je ne puis pas m'pargner le reproche de n'avoir pastir au clair tous les points, de les avoir puiss et d'en avoir exclu tous les malen-tendus possibles. Nous avons ainsi clairci les cts essentiels de la question. Encorequelques remarques avant d'abandonner ce sujet.

    Le profit n'est pas une rente, il rside dans le rendement de certains avantages queprsentent les lments durables d'une exploitation. Il n'est pas non plus un gain decapital, quelque dfinition que l'on donne du capital : aussi tout motif disparat deparler d'une tendance l'galisation des profits entre eux; cette tendance n'existe pasdans la ralit : seule la runion de l'intrt et du profit explique que certains auteursaient affirm l'existence d'une pareille tendance 2, quoiqu'il faille constater dans lemme endroit, dans le mme moment et dans la mme branche d'industrie des gainsextraordinairement ingaux. Constatons enfin que le profit n'est en rien semblable ausalaire. On peut facilement l'admettre. Il n'est pas un simple rsidu, il est l'expression

    1 crit en 1911.

    2 Tandis que d'autres auteurs, comme par exemple Lexis, contestent aussi l'galit des taux

    d'intrts. Ce problme, qui a caus tant de difficults MARX, disparat si on accepte notreconception.

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    de la valeur que cre l'entrepreneur, tout fait de mme que le salaire est l'expressionde la valeur que cre le travailleur. Il est, aussi peu que ce dernier, un gain rsultantd'une exploitation. Le salaire se dtermine d'aprs la productivit-limite du travail,mais le profit est une exception clatante cette loi : le problme qu'il pose vient dece que la loi du cot et la loi de la productivit-limite paraissent l'exclure. Ce quereoit l' entrepreneur limite est tout fait indiffrent au succs de tous les autresentrepreneurs. Chaque accroissement de salaire se rpercute sur tous les salaires ;celui qui russit comme entrepreneur est d'abord seul jouir du profit. Le salaire estun lment du prix, le profit ne l'est pas au mme sens : le paiement ncessaire dessalaires est un des freins qui s'impose la production, le profit n'en est pas un. Onpourrait dire plus juste titre de lui ce que les classiques affirment de la rentefoncire, savoir qu'il n'entre pas dans les prix des produits. Le salaire est une sourcedurable de revenus, le profit ne constitue pas une source de revenus, si l'on comptecomme l'une des caractristiques du revenu la ncessit d'un rendement rgulier. Ilchappe l'entrepreneur ds que la fonction d'entrepreneur est remplie. Il fait corpsavec les. crations nouvelles, avec la ralisation des valeurs futures, avec celles desrgimes venir. Il est la fois l'enfant et la victime de. l'volution 1.

    Sans volution pas de profit, sans profit pas d'volution. Il faut ajouter au sujet del'conomie capitaliste que sans profit il n'y aurait pas non plus de fortune qui seformt. Il n'y aurait du moins pas le grand phnomne social que nous avons sous lesyeux. C'est l certainement une consquence de l'volution, et surtout du profit. Sil'on mentionne la capitalisation des rentes-processus que provoque l'volution, etdont nous examinerons l'essence dans le prochain chapitre - la formation de l'pargneau sens propre du mot - nous ne lui attribuons pas un grand rle, - et enfin descadeaux remis plus d'un agent conomique par les rpercussions de l'volution oupar le hasard, cadeaux temporaires, mais qui peuvent amener la formation de fortu-nes, en cas de non-consommation de ceux-ci, reste encore en dehors de cette liste lasource de beaucoup la plus importante de la formation des fortunes. La non-consom-mation du profit n'est pas une pargne au sens propre du mot, elle n'est pas un prl-vement fait sur le montant des consommations. Ainsi c'est l'acte des. entrepreneursqui cre la plupart des fortunes. La ralit me parat confirmer de faon premptoirecette consquence de notre thorie de la formation du profit.

    Quoique j'aie laiss le lecteur libre dans ce chapitre de mettre sur le mme plan lesalaire, la rente et l'intrt du capital en tant que dpenses de production, j'ai menl'analyse comme si l'entrepreneur conservait tout l'excdent sur les salaires et sur lesrentes. En fait il a encore verser l'intrt du capital, et son excdent diminue d'au-tant. Pour qu'on ne me reproche pas de dsigner une somme d'abord comme profit,puis comme intrt, je fais remarquer que ce point s'claircira pleinement par la suite.

    La grandeur du profit n'est pas aussi nettement dtermine que la grandeur desrevenus dans le circuit. Ainsi on ne peut pas dire, du profit, comme des lments decot dans le circuit, qu'il suffit susciter la quantit de prestations offertes auxentrepreneurs ; il faut expliquer en chaque cas particulier cette quantit ; elle n'estfixe que par les motifs qui dterminent tout le systme d'quilibre. Cette quantit deprestations n'est pas dterminer thoriquement. Le montant total des profits raliss un moment donn, comme le profit ralis par un seul entrepreneur, peut tre beau-

    1 Une remarque de SMITH montre combien cela correspond la. ralit, combien cela se prsente

    avec clart des regards non prvenus; SMITH, comme l'aurait pu faire tout praticien et commece dernier le fait dans la vie habituelle, remarque que des nouvelles branches, de productionrapportent plus que des anciennes.

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    coup plus grand qu'il ne serait ncessaire pour susciter au profit des entrepreneurs lesprestations utiles. Sans doute on surestime souvent ce total 1. Il faut admettre qu'unsuccs individuel visiblement disproportionn l'effort, joue un rle apprciable; lapossibilit de l'atteindre agit comme incitation plus fortement que n'agirait le montantrel de ce profit multipli par un coefficient de simple vraisemblance, car ces perspec-tives de paiement luisent mme aux yeux des entrepreneurs qui sont destins nepas les raliser. Cependant, dans beaucoup de cas, des profits totaux moins levsauraient le mme rsultat, surtout si l'on avait coutume de survaluer l'importance depareilles chances ; il est clair aussi qu'entre la qualit de la prestation et le succsindividuel le lien est beaucoup plus faible que, par exemple, dans le domaine dumarch du travail des professions librales. Cela est important pour la thorie del'impt, bien que le poids de l'impt soit en pratique trs limit, si l'on envisage laconstitution de capital entendue comme un accroissement du stock des moyens deproduction; cela explique aussi pourquoi il est, somme toute, si facile d'arracher sonprofit l'entrepreneur, pourquoi l'entrepreneur appoint comme, par exemple, ledirecteur industriel qui souvent joue le rle d'entrepreneur, doit se contenter norma-lement de bien moins que de l'intgralit du profit. Plus la vie se rationalise, senivelle, se dmocratise, plus les relations deviennent fugitives entre les individus, lespersonnes concrtes - en particulier celles du cercle familial - et les choses concrtes -entre telle fabrique dtermine, et, d'autre part, telle maison familiale - et plus denombreux motifs numrs au second chapitre perdent de leur sens, et plus la faondont l'entrepreneur s'approprie son profit, perd de sa force 2. La mcanisation progres-sive de l'volution marche paralllement; ce processus, venant de sources en partieidentiques, cette mcanisation tend affaiblir l'importance de la fonction del'entrepreneur.

    Non seulement l'poque qui ne connut pas dj les dbuts du processus socialactuel, mais encore aujourd'hui, la fonction d'entrepreneur est, par essence, le vhi-cule d'une transformation continuelle de l'conomie, d'une transformation aussi deslments constitutifs des classes suprieures de la socit. L'entrepreneur qui russitmonte dans l'chelle sociale, et avec lui les siens qui son succs fournit des moyensd'action qui ne dpendent pas de son activit personnelle. Cette ascension reprsentela pousse la plus notable du monde capitaliste. Elle abat sur son chemin, par l'effetde la concurrence, les vieilles exploitations et les existences qui s'y rattachaient ; unprocessus de chutes, de dclassements, d'liminations l'accompagne sans cesse. Cedestin attend aussi l'entrepreneur dont la force se paralyse, ou ses hritiers, qui n'ontpas hrit des griffes de leur pre en mme temps que de la proie qu'il obtenait. Carchaque profit individuel se tarit, l'conomie de concurrence ne tolre pas de plus-values durables, mais, au contraire, stimule par cet effort constant vers le gain qui estsa force motrice, elle anantit toutes plus-values durables ; normalement le succs del'entrepreneur se concrtise dans la possession d'une exploitation, et cette exploitationest gnralement continue dans le circuit conomique par les hritiers jusqu' ce quede nouveaux entrepreneurs viennent les expulser. Un proverbe amricain dit : threegenerations from overall to overall (trois gnrations sparent le vtement de travaild'un nouveau vtement de travail). Il pourrait bien en tre ainsi 3. Les exceptions sont

    1 Sur ce point STAMP : Wealth and taxable capacity, 1922, p. 103 s.

    2 Cf. sur ce point mon article : Sozialistiche Mglichkeiten von Hete [Possibilits socialistes

    d'aujourd'hui], dans Archiv fr Sozialwissenschalt, 1921, reproduit avec quelques modificationsdans L'Anne politique franaise et trangre. Paris, Gamber, dcembre 1931, n 24.

    3 Il n'y a eu que peu de recherches sur ce phnomne cependant fondamental. Mais cf. par exemple

    CHAPMAN et MARQUIS, The recruiting of the employing classes /rom the ranks of the wage

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    rares, et plus que compenses par les cas o la chute est encore plus rapide. Parcequ'il y a toujours des entrepreneurs, des parents et des hritiers d'entrepreneurs,l'opinion publique, et aussi la phrasologie des luttes sociales omettent volontiers cettat de chose. Elles font des riches une classe d'hritiers soustraite la lutte desclasses. En ralit les classes suprieures de la socit ressemblent des htels quicertes sont toujours pleins, mais dont la clientle change sans cesse; elles se recrutentdans les classes populaires bien plus que beaucoup d'entre nous ne veulent enconvenir. Par l s'ouvre nous un champ nouveau de problmes, dont l'analyse nousmontrera la nature vritable de l'conomie capitaliste de concurrence et la structure dela socit capitaliste.

    earners [Le recrutement des classes d'employeurs parmi les salaris]. journal of the R. StatisticalSociety, 1912.

  • Joseph Schumpeter (1911), Thorie de lvolution conomique : chapitres IV VI. 27

    Chapitre VL'intrt du capital

    Retour la table des matires

    Remarque prliminaire. - Aprs mre rflexion j'expose sans y apporter de modi-fication la thorie de l'intrt, telle que je l'avais dj donne dans la premire ditionde ce livre. Je me suis content d'abrger certains points qui ne touchent qu' la formede l'expos. A toutes les objections dont j'ai eu connaissance, je rponds en renvoyantau texte primitif. Elles m'ont simplement amen ne pas le raccourcir davantage. Jel'aurais fait volontiers. Plusieurs points me semblent fermement tablis et dveloppspresque l'excs : ils nuisent mme, mon sens, au chapitre, la simplicit et laprcision de l'expos. Mais il se trouve qu'ils rfutent par avance et avec exactitudeles plus importantes objections. Aussi ont-ils par l mme acquis un droit de cit,dans la suite.

    L'ancien expos l'a montr dj : je ne nie pas que l'intrt soit un lment normalde l'conomie moderne - le contester serait absurde - mais je l'explique comme tel. Araison mme de cet expos, je ne puis comprendre qu'on m'attribue la prtentioncontraire. L'intrt est un agio du pouvoir d'achat prsent sur un pouvoir d'achat venir. Cet agio s'explique par bien des raisons. Beaucoup ne posent pas de nouveauxproblmes. Tel est le cas de l'intrt du prt la consommation. Que quelqu'un placbrusquement dans une situation dsespre - un incendie, par exemple, a dtruit sonexploitation -, ou quelqu'un attendant une augmentation future de revenu - un tudiantapprend que sa tante est dangereusement malade et a fait de lui son hritier - estimeplus cent marks prsents que cent marks venir, la chose va de soi et explique quel'intrt apparaisse dans un cas pareil. Tous les besoins de crdit de l'tat doivent trerangs dans cette catgorie. Il y a toujours eu de pareils cas d'intrt, et il y en auratoujours mme dans un simple circuit sans volution. Mais ces cas ne reprsentent pasle grand phnomne social qu'il faut expliquer; celui-ci rside dans l'intrt du prt

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    la production. Lui aussi se rencontre dans l'conomie capitaliste en gnral et passeulement l o il prend d'habitude naissance, dans l'entreprise nouvelle. L'intrt duprt la production a sa source dans le profit. Par sa nature il en est une fraction.J'explique comment cet intrt et ce que j'appelle la considration d'intrt (Zinsbetrachtung) des rendements s'tendent des nouvelles combinaisons toutel'conomie nationale et pntrent dans le monde des anciennes exploitations, dont ilsne seraient pas un lment vital ncessaire, s'il n'y avait pas d'volution. Par l je veuxseulement dire - et la chose est fondamentale pour pntrer le processus essentiel et lastructure conomique du capitalisme -que l'conomie statique ne connat pasl'intrt du prt la production. En dernire analyse, cela ne va-t-il pas de soi ? L'tatdes affaires dcide du mouvement du taux d'intrt. Par tat des affaires j'entendsnormalement, - abstraction faite des influences de facteurs extra-conomiques, -lavitesse de l'volution ce moment. De mme le besoin de monnaie qui provoque lacombinaison nouvelle constitue le facteur principal de la demande industrielle sur lemarch montaire. Tout cela personne ne peut le nier. Y a-t-il ds lors un si grand pas faire pour admettre que ce facteur qui est le facteur principal en fait est aussi lefacteur fondamental en thorie, qu'il dclanche les autres demandes, tandis que cesmmes demandes - qui sont le fait des vieilles exploitations conformes un circuitprouv et sans cesse rpt - ne devraient pas ncessairement tre adresses au mar-ch montaire, puisque le rendement courant de leur production les finance suffisam-ment en cas normal ? De l dcoule tout le reste, et, avant tout, que l'intrt serattache la monnaie et non pas aux biens.

    J'ai cur la vrit de ma doctrine et non pas son originalit. Je la fonde volon-tiers, autant que possible, sur celle de Bhm-Bawerk, bien qu'il ait reni avec nergietoute parent entre son point de vue et le mien. En effet, des trois raisons clbres, parlesquelles il explique l'agio du pouvoir prsent d'achat, je n'en rejette qu'une : le faitpsychologique de voir les jouissances futures plus petites; ce fait est d'ailleursconsidr par lui comme un phnomne indpendant; Bhm-Baw