texte 5 : proust, sodome et gomorrhe, 1923 - farago.a.f.f ...... le professeur de médecine ... lui...

1

Click here to load reader

Upload: lymien

Post on 05-Mar-2018

217 views

Category:

Documents


4 download

TRANSCRIPT

Page 1: Texte 5 : Proust, Sodome et Gomorrhe, 1923 - farago.a.f.f ...... le professeur de médecine ... lui a pas réussi de quitter notre petit noyau. Je vous montrerai ... Je ne sais, Monsieur,

Texte 5 : Proust, Sodome et Gomorrhe, 1923

L’œuvre romanesque de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, vaste ensemble dont est tiré le roman Sodome et Gomorrhe, raconte des moments de la vie Marcel, le narrateur-personnage,. Ce dernier observe le monde dans lequel il évolue et l'analyse. Dans ce passage, il se retrouve en Normandie, chez les Verdurin, une famille bourgeoise. Autour de la table, ont pris place les habitués du clan Verdurin : le narrateur, le professeur de médecine Cottard et son épouse, le sculpteur Viradobetski (familièrement appelé Ski) et Saniette. Nous en sommes au fromage et le dessert est annoncé. La conversation évoque le peintre Elstir.

« En voilà un dont on peut dire que ça ne lui a pas réussi de quitter notre petit noyau. Je vous montrerai tout àl’heure des fleurs qu’il a peintes pour moi; vous verrez quelle différence avec ce qu’il fait aujourd’hui et que jen’aime pas du tout, mais pas du tout ! Mais comment ! Je lui avais fait faire un portrait de Cottard, sanscompter tout ce qu’il a fait d’après moi1.- Et il avait fait au professeur des cheveux mauves, dit Mme Cottard, oubliant qu’alors son mari n’était mêmepas agrégé2. Je ne sais, Monsieur, si vous trouvez que mon mari a des cheveux mauves.- Ça ne fait rien, dit Mme Verdurin en levant le menton d’un air de dédain pour Mme Cottard et d’admirationpour celui dont elle parlait, c’était d’un fier coloriste, d’un beau peintre. Tandis que, ajouta-t-elle en s’adressantde nouveau à moi, je ne sais pas si vous appelez cela de la peinture, toutes ces grandes diablesses decompositions, ces grandes machines qu’il expose depuis qu’il ne vient plus chez moi. Moi, j’appelle cela dubarbouillé, c’est d’un poncif3, et puis ça manque de relief, de personnalité. Il y a de tout le monde là dedans.- Il restitue la grâce du XVIIIe, mais moderne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par monamabilité. Mais j’aime mieux Helleu4.- Il n’y a aucun rapport avec Helleu, dit Mme Verdurin.- Si, c’est du XVIIIe siècle fébrile. C’est un Watteau5 à vapeur, et il se mit à rire.- Oh! connu, archiconnu, il y a des années qu’on me le ressert», dit M. Verdurin à qui, en effet, Ski l’avaitraconté autrefois, mais comme fait par lui-même. «Ce n’est pas de chance que, pour une fois que vousprononcez intelligiblement quelque chose d’assez drôle, ce ne soit pas de vous.- Ça me fait de la peine, reprit Mme Verdurin, parce que c’était quelqu’un de doué, il a gâché un jolitempérament de peintre. Ah! s’il était resté ici! Mais il serait devenu le premier paysagiste de notre temps. Etc’est une femme qui l’a conduit si bas! Ça ne m’étonne pas d’ailleurs, car l’homme était agréable, maisvulgaire. Au fond c’était un médiocre. Je vous dirai que je l’ai senti tout de suite. Dans le fond, il ne m’a jamaisintéressée. Je l’aimais bien, c’était tout. D’abord, il était d’un sale. Vous aimez beaucoup ça, vous, les gens quine se lavent jamais ?- Qu’est-ce que c’est que cette chose si jolie de ton que nous mangeons? demanda Ski.- Cela s’appelle de la mousse à la fraise, dit Mme Verdurin.- Mais c’est ra-vis-sant. Il faudrait faire déboucher des bouteilles de Château-Margaux, de Château-Lafite, dePorto.- Je ne peux pas vous dire comme il m’amuse, il ne boit que de l’eau, dit Mme Verdurin pour dissimuler sousl’agrément qu’elle trouvait à cette fantaisie l’effroi que lui causait cette prodigalité.- Mais ce n’est pas pour boire, reprit Ski, vous en remplirez tous nos verres, on apportera de merveilleusespêches, d’énormes brugnons, là, en face du soleil couché; ça sera luxuriant comme un beau Véronèse.- Ça coûtera presque aussi cher, murmura M. Verdurin.- Mais enlevez ces fromages si vilains de ton, dit-il en essayant de retirer l’assiette du Patron, qui défendit songruyère de toutes ses forces.- Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir, me dit Mme Verdurin, celui-ci est autrement doué. Elstir, c’estle travail, l’homme qui ne sait pas lâcher sa peinture quand il en a envie. C’est le bon élève, la bête à concours.Ski, lui, ne connaît que sa fantaisie. Vous le verrez allumer sa cigarette au milieu du dîner. »

1 D'après moi : alors que je lui servais de modèle2 Agrégé : personne admise après un concours à enseigner, ici dans une université de médecine3 Poncif : Cliché4 Helleu peintre français célèbre pour ses portraits mondains5 Watteau : peintre du XVIIIe siècle, célèbre pour ses « Fêtes Galantes » représentant les personnages d'une société raffinée.