texte 4 auteur : victor hugo (1802-1885) le rhin,...

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TEXTE 4 Auteur : Victor Hugo (1802-1885) Titre de l’ouvrage / Genre : Le Rhin, Lettres à un ami / Récit de voyage épistolaire. Références : Lettre XX, « De Lorch à Bingen» (1838) Date de publication : 1842 1 5 10 15 20 25 Bingen, 27 août. Vous savez mon goût. Toutes les fois que je puis continuer un peu ma route à pied, c’est-à-dire convertir le voyage en promenade, je n’y manque pas. Rien n’est charmant, à mon sens, comme cette façon de voyager. - À pied ! - On s’appartient, on est libre, on est joyeux ; on est tout entier et sans partage aux incidents de la route, à la ferme où l’on déjeune, à l’arbre où l’on s’abrite, à l’église où l’on se recueille. On part, on s’arrête, on repart ; rien ne gêne, rien ne retient. On va et on rêve devant soi. La marche berce la rêverie ; la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas, on erre. À chaque pas qu’on fait, il vous vient une idée. Il semble qu’on sente des essaims éclore et bourdonner dans son cerveau. Bien des fois, [= habitude] assis à l’ombre au bord d’une grande route, à côté d’une petite source vive d’où sortaient avec l’eau la joie, la vie et la fraîcheur, sous un orme plein d’oiseaux, près d’un champ plein de faneuses, reposé, serein, heureux, doucement occupé de mille songes, j’ai regardé avec compassion passer devant moi, comme un tourbillon où roule la foudre, la chaise de poste, cette chose étincelante et rapide qui contient je ne sais quels voyageurs lents, lourds, ennuyés et assoupis ; cet éclair qui emporte des tortues.Oh ! comme ces pauvres gens, qui sont souvent des gens d’esprit et de cœur, après tout, se jetteraient vite à bas de leur prison, où l’harmonie du paysage se résout en bruit, le soleil en chaleur et la route en poussière, s’ils savaient toutes les fleurs que trouve dans les broussailles, toutes les perles que ramasse dans les cailloux, toutes les houris 2 que découvre parmi les paysannes l’imagination ailée, opulente et joyeuse d’un homme à pied ! Musa pedestris. 3 Et puis tout vient à l’homme qui marche. Il ne lui surgit pas seulement des idées, il lui échoit 4 des aventures ; et, pour ma part, j’aime fort les aventures qui m’arrivent. S’il est amusant pour autrui d’inventer des aventures 5 , il est amusant pour soi-même d’en avoir. 1 = Thème + annonce de la thèse / Présent de l’énonciation + présent d’habitude] 2 = Présentation de la thèse + Arguments + Exemples / Présent de vérité générale] Ton catégorique, effet d’accumulation : rythme qui donne une tonalité lyrique à l’éloge de la marche à pied 3 = Exemple qui introduit la critique, donc l’antithèse => Critique des voyageurs pressés qui se déplacent en voiture / Récit au passé composé Métaphore et antithèses Structure hypothétique : conditionnel + si -> ces voyageurs sont des ignorants [Thème de l’inspiration = Les beautés de la nature + Les aventures vécues Présent de vérité générale. Notes : 1. Voiture à cheval conduite par un postillon. 2. Femmes évoquées dans le Coran : ce sont de très belles femmes promises aux Musulmans fidèles qui accèderont au paradis. 3. Chez le poète latin Horace la musa pedestris, simple, s'opposait à la muse dansante, plus sophistiquée. Les auteurs romantiques aimaient cette métaphore du poète-marcheur, en contact direct avec la nature. 4. Il lui arrive. 5. S’il est amusant pour l’écrivain d’imaginer les aventures de héros pour autrui, donc pour les lecteurs.

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TEXTE 4 Auteur : Victor Hugo (1802-1885)

Titre de l’ouvrage / Genre : Le Rhin, Lettres à un ami / Récit de voyage épistolaire. Références :

Lettre XX, « De Lorch à Bingen» (1838) Date de publication : 1842

1 5 10 15 20 25

Bingen, 27 août.

Vous savez mon goût. Toutes les fois que je puis

continuer un peu ma route à pied, c’est-à-dire convertir le voyage en promenade, je n’y manque pas.

Rien n’est charmant, à mon sens, comme cette façon de voyager. - À pied ! - On s’appartient, on est libre, on est joyeux ; on est tout entier et sans partage aux incidents de la route, à la ferme où l’on déjeune, à l’arbre où l’on s’abrite, à l’église où l’on se recueille. On part, on s’arrête, on repart ; rien ne gêne, rien ne retient. On va et on rêve devant soi. La marche berce la rêverie ; la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas,

on erre. À chaque pas qu’on fait, il vous vient une idée. Il

semble qu’on sente des essaims éclore et bourdonner

dans son cerveau. Bien des fois, [= habitude] assis à l’ombre

au bord d’une grande route, à côté d’une petite source vive d’où sortaient avec l’eau la joie, la vie et la fraîcheur, sous un orme plein d’oiseaux, près d’un champ plein de faneuses, reposé, serein, heureux, doucement occupé de mille songes, j’ai regardé avec compassion passer devant moi, comme un tourbillon où roule la foudre, la chaise de poste, cette chose étincelante et rapide qui contient je ne sais quels voyageurs lents, lourds, ennuyés et assoupis ; cet éclair qui emporte des tortues.— Oh ! comme ces pauvres gens, qui sont souvent des gens d’esprit et de cœur, après tout,

se jetteraient vite à bas de leur prison, où l’harmonie du

paysage se résout en bruit, le soleil en chaleur et la route en

poussière, s’ils savaient toutes les fleurs que trouve dans les

broussailles, toutes les perles que ramasse dans les cailloux, toutes les houris2 que découvre parmi les paysannes l’imagination ailée, opulente et joyeuse d’un homme à pied ! Musa pedestris.3

Et puis tout vient à l’homme qui marche. Il ne lui surgit pas seulement des idées, il lui échoit4 des aventures ; et, pour ma part, j’aime fort les aventures qui m’arrivent. S’il est amusant pour autrui d’inventer des aventures5, il est amusant pour soi-même d’en avoir.

1 = Thème + annonce de la thèse / Présent de l’énonciation + présent d’habitude] 2 = Présentation de la thèse + Arguments + Exemples / Présent de vérité générale] Ton catégorique, effet d’accumulation : rythme qui donne une tonalité lyrique à l’éloge de la marche à pied 3 = Exemple qui introduit la critique, donc l’antithèse => Critique des voyageurs pressés qui se déplacent en voiture / Récit au passé composé Métaphore et antithèses Structure hypothétique : conditionnel + si -> ces voyageurs sont des ignorants [Thème de l’inspiration = Les beautés de la nature + Les aventures vécues Présent de vérité générale.

Notes : 1. Voiture à cheval conduite par un postillon. 2. Femmes évoquées dans le Coran : ce sont de très belles femmes promises aux Musulmans fidèles qui accèderont au paradis. 3. Chez le poète latin Horace la musa pedestris, simple, s'opposait à la muse dansante, plus sophistiquée. Les auteurs romantiques aimaient cette métaphore du poète-marcheur, en contact direct avec la nature. 4. Il lui arrive. 5. S’il est amusant pour l’écrivain d’imaginer les aventures de héros pour autrui, donc pour les lecteurs.

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Nous chercherons à…

Nous étudierons dans un premier

temps le bonheur et les sensations

que procure la marche à pied ;

puis nous aborderons la critique

des voyageurs pressés qui se

déplacent en voiture ; enfin nous

verrons que ce type de voyage est

surtout une source d’inspiration

pour l’écrivain.

Penser à préciser le

genre littéraire : un

récit épistolaire

réécrit après coup,

retravaillé par

l’auteur après son

retour.

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I : Un éloge des voyages à pied

1) De l’expérience personnelle à la généralisation :

-> les marques de l’énonciation sont très présentes (« Je » et « vous » -> c’est une lettre, mais ce « vous » ne s’adresse pas seulement à l’ami » de V. Hugo, elle touche tous ses lecteurs puisque cette lettre est publiée), -> l’auteur souvent emploie la généralisation à partir de son expérience personnelle : « on » (anaphore du pronom indéfini x 15 fois environ en 7 lignes) ; « l’homme qui marche » = tout homme, à la fin du texte avant le retour Du « JE » -> Affirmation initiale d’un « goût » personnel très affirmé -> éloge lyrique de la marche sans doute inspiré par celui de Jean-Jacques ROUSSEAU -> proximité de l’homme avec la nature : verbes de mouvement, importance de l’observation, des sensations, thème de la liberté, et éloge de la lenteur (ce sont les mêmes arguments que dans Émile : texte ci-dessous) 2) Un texte argumentatif

-> thèse énoncée au début de façon catégorique : « Rien n’est charmant, à mon sens, comme cette façon de voyager. À pied ! » La phrase non verbale exclamative la met bien en relief. L’adjectif « charmant » évoque déjà les plaisirs de la marche + la négation absolue « rien ne » est renforcée par « à mon sens » = opinion subjective, assumée par son auteur. -> arguments : ils sont énumérés dans une longue phrase, et non pas vraiment organisés : liberté, joie, sensations, plaisirs esthétiques : « beauté du paysage », « harmonie du paysage », marche = stimulant pour l’imagination et la réflexion (« une idée », « mille songes » …) -> exemples variés, mais tous les détails empruntés à la nature, à la campagne -> végétation, « soleil, « ferme », « paysannes », « faneuses » ; « oiseaux », « source d’eau vive » … + évocation religieuse de « l’église où l’on se recueille » II : Une critique des voyageurs pressés : la satire plaisante des voyageurs qui empruntent la chaise de poste

1) Une structure antithétique

-> Cette lettre oppose clairement deux façons de se déplacer : « à pied » et en « chaise de poste », lentement ou rapidement, en plein air ou enfermé. -> périphrase « Cette chose étincelante et rapide qui contient je ne sais quels voyageurs lents, lourds, ennuyés et assoupis » = paradoxe : véhicule rapide/voyageur avachis, renforcé par cette image amusante : « un éclair qui emporte des tortues » -> à partir de « où » (lig 17), une série d’antithèses oppose ce que perçoit le poète et ce que perçoivent les voyageurs de la chaise de poste : - « harmonie du paysage » ≠ « bruit » - « soleil » ≠ « chaleur » - « route » ≠ « poussière » => vocabulaire péjoratif (= désagréments) pour les passagers de la voiture, qui sont en « prison » (métaphore) ≠ plaisir pour le poète, « un homme à pied » (exclamative) 2) Une structure hypothétique

-> V. Hugo confirme sa critique dans une phrase au conditionnel qui montre ce dont pourraient jouir ces voyageurs pressés s’ils prenaient le temps de marcher : l’auteur regarde avec « compassion » et étonnement ce « tourbillon où roule la foudre », ces « pauvres gens » qui ne voyagent pas comme lui, si « heureux » et si libre, parce qu’ils sont ignorants. -> La structure hypothétique montre à quel point ces voyageurs se trompent, et suggère qu’ils changeraient de méthode s’ils prenaient conscience de leur erreur : « s’ils savaient » -> l’écrivain s’efforce donc ici de leur expliquer ce qu’ils n’ont pas encore compris !

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III : La marche à pied, source d’inspiration pour l’écrivain et le poète

1) Le rêve, l’imagination, les aventures

-> V. Hugo insiste au long du texte sur le fait que la marche stimule son esprit : « on va et on rêve » (lig 6) -> comme si les deux verbes étaient indissociables (groupe binaire) ; « A chaque pas qu’on fait, il vous vient une idée. Il semble qu’on sente des essaims éclore et bourdonner dans son cerveau » (lig 8-9) ; « l’imagination ailée, opulente et joyeuses d’un homme à pied » (lig 20-21) : rythme ternaire, vocabulaire mélioratif, personnification de l’imagination. -> La locution latine fait référence au poète Horace (note) -> Dernier paragraphe : « idées » + « aventures » = intellect + expériences vécues, sensorielles voire sensuelles (il évoque notamment les femmes dans cette lettre : faneuses, paysannes ; la beauté, l’harmonie) => l’inspiration jaillit du cerveau, mais se nourrit des beautés de la nature, des rencontres, du vécu (« amusant » = plaisir de l’imprévu qui favorise l’imagination). 2) Un texte argumentatif mais surtout poétique et lyrique

-> On sait que cette lettre a été retravaillée a posteriori. Il ne s’agit plus vraiment d’une lettre intime entre amis, mais plutôt d’un essai poétique qui fait un éloge lyrique de la marche. Le lecteur perçoit en effet le travail du poète romantique grâce au rythme des phrases et au fréquent emploi de métaphores qui donnent un ton très « joyeux » à ce texte inspiré de Rousseau (ci-dessous) => la nature est transformée par la plume du poète qui en donne sa vision avec la métaphore des « perles » ou celle des « houris », entre autres = la nature devient ainsi un paradis qui offre ses merveilles au poète et au lecteur. -> Les parallélismes, les accumulations, les chiasmes, les allitérations et les assonances mettent en valeur ce tableau idyllique de la nature : les élans lyriques sont bien marqués par la ponctuation exclamative et par les phrases qui traduisent le bonheur du marcheur comme par ex. dans cet extrait : « assis à l’ombre au bord d’une grande route, à côté d’une petite source vive d’où sortaient avec l’eau la joie, la vie et la fraîcheur, sous un orme plein d’oiseaux, près d’un champ plein de faneuses, reposé, serein, heureux, doucement occupé de mille songes » => sensations visuelles, auditives et sentiment de plénitude. [Ccl]

Document complémentaire Extrait du traité de Jean-Jacques Rousseau, philosophe des Lumières, Émile ou De l’Éducation , 1762

Les hommes disent que la vie est courte, et je vois qu’ils s’efforcent de la rendre telle. Ne sachant pas

l’employer, ils se plaignent de la rapidité du temps, et je vois qu’il coule trop lentement à leur gré. Toujours pleins de l’objet auquel ils tendent, ils voient à regret l’intervalle qui les en sépare : l’un voudrait être à demain, l’autre au mois prochain, l’autre à dix ans de là ; nul ne veut vivre aujourd’hui ; nul n’est content de l’heure présente, tous la trouvent trop lente à passer. Quand ils se plaignent que le temps coule trop vite, ils mentent ; ils paieraient volontiers le pouvoir de l’accélérer ; ils emploieraient volontiers leur fortune à consumer leur vie entière ; et il n’y en a peut-être pas un qui n’eût réduit ses ans à très peu d’heures s’il eût été le maître d’en ôter au gré de son ennui celles qui lui étaient à charge, et au gré de son impatience celles qui le séparaient du moment désiré. Tel passe la moitié de sa vie à se rendre de Paris à Versailles, de Versailles à Paris, de la ville à la campagne, de la campagne à la ville, et d’un quartier à l’autre, qui serait fort embarrassé de ses heures s’il n’avait le secret de les perdre ainsi, et qui s’éloigne exprès de ses affaires pour s’occuper à les aller chercher : il croit gagner le temps qu’il y met de plus, et dont autrement il ne saurait que faire ; ou bien, au contraire, il court pour courir, et vient en poste sans autre objet que de retourner de même. Mortels, ne cesserez-vous jamais de calomnier la nature ? Pourquoi vous plaindre que la vie est courte puisqu’elle ne l’est pas encore assez à votre gré ? S’il est un seul d’entre vous qui sache mettre assez de tempérance à ses désirs pour ne jamais souhaiter que le temps s’écoule,

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celui-là ne l’estimera point trop courte ; vivre et jouir seront pour lui la même chose ; et, dût-il mourir jeune, il ne mourra que rassasié de jours.

Quand je n’aurais que cet avantage dans ma méthode, par cela seul il la faudrait préférer à toute autre. Je n’ai point élevé mon Émile pour désirer ni pour attendre mais pour jouir ; et quand il porte ses désirs au delà du présent, ce n’est point avec une ardeur assez impétueuse pour être importuné de la lenteur du temps. Il ne jouira pas seulement du plaisir de désirer, mais de celui d’aller à l’objet qu’il désire ; et ses passions sont tellement modérées qu’il est toujours plus où il est qu’où il sera.

Nous ne voyageons donc point en courriers, mais en voyageurs. Nous ne songeons pas seulement aux deux termes, mais à l’intervalle qui les sépare. Le voyage même est un plaisir pour nous. Nous ne le faisons point tristement assis et comme emprisonnés dans une petite cage bien fermée. Nous ne voyageons point dans la mollesse et dans le repos des femmes. Nous ne nous ôtons ni le grand air, ni la vue des objets qui nous environnent, ni la commodité de les contempler à notre gré quand il nous plaît. Émile n’entra jamais dans une chaise de poste, et ne court guère en poste s’il n’est pressé. Mais de quoi jamais Émile peut-il être pressé ? D’une seule chose, de jouir de la vie. Ajouterai-je et de faire du bien quand il le peut ? Non, car cela même est jouir de la vie.

Je ne conçois qu’une manière de voyager plus agréable que d’aller à cheval ; c’est d’aller à pied. On part à son moment, on s’arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d’exercice qu’on veut. On observe tout le pays ; on se détourne à droite, à gauche ; on examine tout ce qui nous flatte ; on s’arrête à tous les points de vue. Aperçois-je une rivière, je la côtoie ; un bois touffu, je vais sous son ombre ; une grotte, je la visite ; une carrière, j’examine les minéraux. Partout où je me plais, j’y reste. À l’instant que je m’ennuie, je m’en vais. Je ne dépends ni des chevaux ni du postillon. Je n’ai pas besoin de choisir des chemins tout faits, des routes commodes ; je passe partout où un homme peut passer ; je vois tout ce qu’un homme peut voir ; et, ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute la liberté dont un homme peut jouir. Si le mauvais temps m’arrête et que l’ennui me gagne, alors je prends des chevaux. Si je suis las... Mais Émile ne se lasse guère ; il est robuste ; et pourquoi se lasserait-il ? Il n’est point pressé. S’il s’arrête, comment peut-il s’ennuyer ? Il porte partout de quoi s’amuser. Il entre chez un maître, il travaille ; il exerce ses bras pour reposer ses pieds.

Voyager à pied, c’est voyager comme Thalès, Platon et Pythagore. J’ai peine à comprendre comment un philosophe peut se résoudre à voyager autrement, et s’arracher à l’examen des richesses qu’il foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue. Qui est-ce qui, aimant un peu l’agriculture ; ne veut pas connaître les productions particulières au climat des lieux qu’il traverse, et la manière de les cultiver ? Qui est-ce qui, ayant un peu de goût pour l’histoire naturelle, peut se résoudre à passer un terrain sans l’examiner, un rocher sans l’écorner, des montagnes sans herboriser, des cailloux sans chercher des fossiles ? Vos philosophes de ruelles étudient l’histoire naturelle dans des cabinets ; ils ont des colifichets ; ils savent des noms, et n’ont aucune idée de la nature. Mais le cabinet d’Émile est plus riche que ceux des rois ; ce cabinet est la terre entière. Chaque chose y est à sa place : le naturaliste qui en prend soin a rangé le tout dans un fort bel ordre ; Daubenton ne ferait pas mieux.

Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager ! sans compter la santé qui s’affermit, l’humeur qui s’égaye. J’ai toujours vu ceux qui voyageaient dans de bonnes voitures bien douces, rêveurs, tristes, grondants ou souffrants ; et les piétons toujours gais, légers et contents de tout. Combien le cœur rit quand on approche du gîte ! Combien un repas grossier paraît savoureux ! Avec quel plaisir on se repose à table ! Quel bon sommeil on fait dans un mauvais lit ! Quand on ne veut qu’arriver, on peut courir en chaise de poste ; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied.

+ Texte sur les voyages dans le manuel de français, pages 112-113