testament 8 automne 2012

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Emmanuel Rastouil, Emmanuelle Malaterre, Franck Mullor, Katsuji Makura, Strofka, Yannis Sanchez, Jacques Sicard, Pascal Leray, Hervé Pizon, Ivan Dmitrieff, Fabien Pesty, Paul Antoine PZ, Laurence Jakab

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Sommaire 05 / Édito 06 / EMMANUEL RASTOUIL Le poème de l'homme 1/3 16 / EMMANUELLE MALATERRE Vitrail & Planète Love 18 / FRANCK MULLOR Nuit & Jardin 26 / KATSUJI MAKURA La feuille tombée 28 / STROFKA Isopleurisme 40 / YANNIS SANCHEZ L'escouade & Fleury 42 / JACQUES SICARD Michelangelo Antonioni 49 / PASCAL LERAY Le récit ruisselant - 2ème partie 72 / HERVÉ PIZON Le corridor, Il est midi & A la limite 77 / IVAN DMITRIEFF En face 90 / FABIEN PESTY Le jugement dernier 96 / PAUL ANTOINE Pz La revanche de l'huître & Laisse de mer 97 / photographie Laurence Jakab 48 / 71 linogravures Emmanuel Rastouil 99 / Anciens numéros 100 / Abonnements Testament 8 (automne 2012) est édité par : http://parolesdauteurs.over-blog.com l'association Paroles d'Auteurs – Siège social - Les Orangers A -rue Van Gogh -83130 La Garde Le testament revue à vocation poétique est sur Facebook Rédaction Emmanuel Rastouil contact : [email protected] Concept graphique et Mise en page Emmanuel Rastouil & Hervé Pizon Relectures Emmanuelle Malaterre Impression Repro Systemes 83 - 155 rue général Audéoud- 83000 Toulon

Il a été tiré 100 exemplaires de cette revue numérotés de 1 à 100:

En couverture, « Test-amant » œuvre originale de Strofka.

Supplément au testament 8 : 100 linoléums gravés (25 x «L'intestin gauche»; 25 x « L'intestin droit »; 25 x « Le cœur »; 25 x « Le

papillon »).

ISSN 2112-4469

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Édito Existe-t-il un poème masculin différent du féminin? On a tendance à croire, à la simple prise de connaissance de l'identité du poète, que le poème revêt les mêmes caractéristiques que son géniteur. Si le poète est un homme, son poème est forcément masculin. Si le poète est une femme, on avait immédiatement perçu des détails féminins intrinsèques, et cela ne faisait pas de doute. Pourtant, je mets au défi quiconque de reconnaître à coup sûr le sexe de chaque auteur dans le cas où les poèmes soient dénués de signature, ou si les auteurs utilisent des pseudos différents, juste pour brouiller les pistes...

Ainsi, si on se fie aux signatures des textes qui composent ce testament 8 automnal, on dira que seule Emmanuelle MALATERRE apporte avec ses collages singuliers, une touche féminine dans une foule d'écrits masculins. Mais, est-ce bien vrai? Quoi qu'il en soit, pour ce numéro, STROFKA nous régale d'une couv' au mysticisme... scolaire! Et ses « Isopleurismes » n'auront bientôt plus de secrets pour personne. Pascal LERAY nous livre la deuxième et dernière partie du « Ruisseau ruisselant » à la beauté juvénile sidérante, Katsuji MAKURA partage la douceur d'une poignée de haïkus, Yannis SANCHEZ la noirceur des tranchées de Verdun, Jacques SICARD l'intense magie du cinéma d'ANTONIONI, Hervé PIZON la légèreté de ses poèmes/chansons, Ivan DMITRIEFF l'évidence de sa réflexion philosophique et Fabien PESTY l'humour décalé de ses histoires cinglantes. Il me reste à vous toucher deux mots des petits nouveaux: Franck MULLOR et Paul ANTOINE PZ. Et puis non, leurs textes parlent bien mieux pour eux! Car chaque poète est comme un univers en mouvement dont on capte l'image d'un instant à chacun de ses poèmes. Il ne peut se réduire aux caractéristiques réductrices de masculinité ou de féminité. Il est l'une et l'autre, alternativement, comme un assemblage régulier de rimes. Alors, sachez capter cette image, ce sentiment unique qui nous rappelle encore et contre tout, qu'aujourd'hui, en 2012, il y a un poème. Emmanuel RASTOUIL

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EMMANUEL RASTOUIL

LA NAISSANCE Je n’ai nul souvenir de mon tout premier cri. Ne reste à ma raison qu’une vague lumière, Un doux contentement et les bras de ma mère Serrant contre son cœur son bel enfant chéri. Je n’ai nul souvenir d’un destin qui s’écrit Avec des mots de sang, de fureur, de colère, Je fus longtemps caché dans l’éden éphémère Au creux de mes parents, dans un parfait abri. Est-ce à dire qu’un jour on perd toute innocence ? Est-ce à dire qu’un jour nos yeux s’ouvrent vraiment Sur l’âpreté du monde et sa sourde démence ? Si je courbe le dos, tout mon être s’afflige, Le poids des jours, alors, n’est qu’avilissement. Mais je dresse le cou, la vie est un prodige !

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LE PRINTEMPS J'ai pleuré ma douleur dans le gris de l'automne Puis dormi presque mort dans l'hiver et le froid Pour me réveiller neuf, vigoureux tel un roi A l'aube du printemps quand la vie embryonne Quel est donc ce désir que mon cœur éperonne Fait de sainte lumière et d'amour à l'endroit Où nature s'éveille? Il s'installe et s'accroît Et mon esprit en fête acclame et vibrionne. Certes, son dénouement est peut-être imprévu Et s'il doit faire mal, que je souffre ! Pourvu Qu'il me fasse l'auteur de cette renaissance ! O Printemps car je sais que ton humanité Dépose sur nos corps son parfum d'innocence ; Les fleurs s'ouvrent, j'arrive, océan de beauté !

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EMMANUEL RASTOUIL

L’ACCIDENT Le maudit accident survînt au crépuscule D’un jour d’hiver grisé par la pluie en manteau. Il fut l’initiateur d’un triste lamento, Dans le vide d’amour qu’un grand froid dissimule. Le sol se déroba sous mon corps en cellule, Il ne devait jamais plus sortir de l’étau. En prison malgré moi dans ce damné château, Je tâchai de survivre au futur ridicule. Étonnamment pourtant, le garçon résista. La fille fut touchée et son cœur éclata En milles souvenirs, comme autant de misères. C’est que le sort de l’homme est tenu par un fil Que son destin conduit au bord des cimetières… Qu’il soit pauvre ou puissant, il meurt. Ainsi soit-il.

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LE TOIT PATERNEL La chambre était si froide, on restait au salon, Cherchant le meilleur coin pour être près du poêle Et voir sur l’écran noir une vie idéale Nous rappeler toujours que le temps était long. Lors, nous voulions brûler cette attente de plomb, Ma grande sœur et moi, par la route royale, Sûrs que l’éternité déjà tombait son voile Et nous ouvrait les bras sur l’air d’un violon. Nous étions bien conscients qu’au sein de la famille Nos deux cœurs se forgeaient comme un mort qu’on habille Avant son jugement, pour l’approcher de Dieu. Le difficile choix devant l’attrait du monde Nous fit quitter très tôt le nid sans un adieu, Pour nous perdre, naïfs, dans la funeste ronde.

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EMMANUEL RASTOUIL

L’ADOLESCENCE Laissez l’adolescent dans son rêve idéal ! Laissez son cœur naïf et son insouciance

S’ouvrir en jeune fleur ; lys, rose, impatiens…

Il est fier, il est beau dans son destin royal ! Sa quête de l’amour est un projet vital Pourtant il ne veut pas troubler sa conscience, Lors, il feint d’être heureux, pratique la science Du parfait contenté, sans défauts ni rival. La fille en liberté laisse luire une flamme Impudique et charnelle en son dessin de femme, Le garçon la perçoit dans de puissants désirs… Mais, lorsque vient le soir, c’est tout son corps qui pleure, Dans un grand tourbillon de honte et de plaisirs. La nuit l’endort enfin… Ce songe est-il un leurre ?

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LE MAUVAIS SENTIER Nous prîmes sans frémir le plus mauvais sentier, Poursuivant tout d’abord le plaisir d’être libre… Nous pensions contrôler l’étoile en équilibre Qu’entre les maux, le bien ferait toujours briller. « Poursuis l’enseignement qui te donne un métier ! » « Pour l’étude ou le droit, je n’ai pas trop la fibre… J’ai l’âme aventurière et j’ai le cœur qui vibre Pour des rêves d’amour qui le font sautiller ! L’avenir est cerné d’une blanche lumière Qui me guide au matin comme sœur familière. Rien ne m’empêchera de goûter au bonheur ! » « Tu reviendras nous voir, pleurnichant, à plat ventre, Et ce constat muet sera ton déshonneur ! » « Je pars à tout jamais! Mais j’ai la peur au ventre… »

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EMMANUEL RASTOUIL

LA FOI La foi n’est pas un rêve ou même une utopie ! C’est une noble cause, oui, c’est la vérité ! Elle naît dans le cœur du garçon tourmenté, Comme lumière au front d’un passé qu’il expie. Dieu se perçoit partout, jamais ne nous épie ! Celui qui le néglige est un sot patenté Qui, ne pratiquant pas, se prive de beauté Dont le dessein se perd dans son âme en charpie ! Dans les livres du monde il n’est point de salut ! L’enfant le comprit tôt dans les œuvres qu’il lut, Ce qui le préserva de fatigues nombreuses. De croyance futile en faux raisonnement, L’homme ne peut trouver de solutions heureuses, Hormis s’il se confie en Dieu complètement !

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LE VŒU La mère fait au mieux pour enseigner l’enfant Sentant l’amour divin dans son jeune cœur naître. Une blanche lumière inonde la fenêtre, Le nouveau la franchit dans la gaieté d’un chant. Le messager : c’est Christ ! Fidèle et triomphant, Il transmet la prière à son Père. Le maître, Lui, protège l’agneau, le guide et le fait paître, Jamais ne l’abandonne au milieu de son champ. Une source d’amour fraîchit sa nuque blonde Et l’oblige à parler en tous lieux à la ronde, Fier et reconnaissant d’avoir été choisi. C’est que l’Amour est Loi pour le prochain de l’homme ! Le disciple touché, même en son cœur transi, Veut que l’on nomme Dieu du vrai nom qu’il se nomme !

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EMMANUEL RASTOUIL

L’ECHELLE D’OR En méditant, parfois, le jeune homme discerne Que pratiquer les arts aide à le transformer, Comme le fer en or, pour pouvoir exprimer L’amour, la liberté que le divin décerne. La poésie invite et la peinture cerne, La nature en musique œuvre à les sublimer, L’architecture assoit ses séjours pour l’aimer Et la philosophie offre un discours moderne. Comment puis-je employer mon fugace destin A défendre Son nom dans ce monde incertain ? Quel travail accomplir ? Quel sera mon langage ? Le garçon dort heureux, sans doute est-il béni ! Entouré d’esprit saint, c’est serein qu’il s’engage Sur le chemin de l’homme au parfum d’infini.

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RAYONS DE SOLEIL Le jeune homme entra dans la ronde Avec de l’amour plein les yeux Qu’il adressa de mille feux A sa belle innocente et blonde. Insensible à l’appel du monde Et ses mirages merveilleux, Le garçon ne vit pas les vœux Que formait l’autre fille en fronde… Qu’il était doux ce temps béni Fait d’insouciance et d’ennui, Nous nous aimions dans l’innocence ! Mais tout devait finir un jour… Ce fut avec l’adolescence Que mourut ce premier amour.

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Vitrail Love / collage papiers déchirés Emmanuelle MALATERRE

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Planète Love / collage papiers déchirés

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FRANCK MULLOR

NUIT & JARDIN Dans la serre du château culte Quelqu’un habite, Les rangées s’alignent et les fleurs S’ouvrent sous les étoiles, Rouges, jaunes, bleues comme Les yeux des chats, Pas de lumière, seul de temps en temps Le clic et clac luisant d’un sécateur, Et, juste après le coup de ciseau il y a Une odeur verte qui se répand En tourbillons contre les vitres, Des fumées parfumées, Quand la lame excise bras et brindilles, Dans le noir, les pétales brillent ou tremblent Sur leurs tiges, et toutes Poussent un cri que la nuit n’entend pas, Même si les calices ressemblent à des bouches Le cri ne s’entend pas, Puis lorsque le balai termine de repousser quelque part Les petites parcelles de verdure éliminées, Quelqu’un vient greffer au terreau et aux tiges D’étranges tubulures en plastique, semblables à Celles des labos et des cliniques, Puis aux côtés des pots un grand appareillage déroulant Des feuillets et des feuillets pour les Mesures encéphaliques et cardiogrammes, S’ajoute à tout ce matériel médical L’inévitable sac de perfusion suspendu à un trépied, Quelqu’un tourne un robinet Sur le sommet d’une bombonne pressurée, Des mousses vives envahissent les tubes médicaux Et les excitent comme un entrelacs de serpents,

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Dehors, de grands nuages ronds débordent à l’horizon Et les coupoles molles qu’ils forment l’une après l’autre S’enflent et ballonnent démesurément jusqu’à Bientôt avoir, au moment où abouti, haut vers le ciel Et les étoiles, le gigantisme et l’accroissement, Des attitudes de visages, Il faut longtemps, de nuit en nuit, Pour constater quelque chose dans la Touffeur nouvelle de la serre, l’épaississement exotique Des plantes devenues pilonnes ou vivants piliers, Desquelles pendent des feuilles d’arbre d’une taille démesurée, Et la brillante moiteur n’y est pas rare le long Des grandes nervures vertes, Au sol chemine partout la vapeur alourdie d’une forêt qui transpire, On remplace journellement la bombonne chimique Sur laquelle est appliqué au pochoir le dessin d’un corps nu Dont au milieu rougeoie un triangle vif, Ainsi, par la magie du lien effervescent, Le contenu des sources souterraines monte, monte Et monte avec beaucoup d’ampleur Jusqu’à même envahir les vitres du plafond, Les tiges grandissent et deviennent des troncs, Les feuilles font foule et bruissent comme la pluie, Un jour, à cause des flétrissures, les fleurs se ramollissent et tombent, Et les fruits, les remplaçant après au bout des branches, boursouflent gros en commençant à apparaître, Leurs boursouflures augmentent comme un ventre ou Un estomac tendu par l’aérophagie, et on aperçoit Sous la peau dure pareille à de l’écorce d’orange Les mouvements pressés de quelque chose à l’intérieur Et qui s’agite en même temps que continue la croissance des fruits, Lorsque la grosseur atteint celle d’une balle moyenne La transparence devient visible à la lumière et L’ombre du noyau ainsi marquée divulgue l’habitant qui, dedans, Vibre et se débat sans pour autant révéler une forme connue, Parfois des fruits plus courants se détachent des arbres,

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Comme des citrons, mais d’un modèle maladif A la fois hydrocéphales et damassés de cellulite, Ils tombent, lourds comme de petits boulets, dans le terreau détrempé, au creux des nids de fortes racines qui ondoient Sur près d’un mètre de haut, Au fond de la boue glaireuse et nutritive, Les citrons sont frappés d’une sorte de crise d’agitation, Ils se balancent roulent sur eux-mêmes de gauche à droite, Cela suivie d’éclats de gaz jaune qui se projettent et mouillent l’air Avant de retomber, méticuleux comme des pluies qui flottent, Mais, à force de remuer avec vigueur comme ils le font, Leurs écorces obèses et imprégnées d’exsudations Se percent et fendent d’un pôle à l’autre, De la chair lente en suinte tout doucement, Elle aussi fendue tout le long du milieu, D’énormes lèvres qui s’enflent peu à peu Et ouvrent plus encore la fente du citron, et elles-mêmes s’ouvrent, Alors palpite dans chacun un trou de chair tapissée D’appétissantes muqueuses et d’huiles, Son aspect rappelle les pulpes crues d’un organe féminin, La terre molle ondule et les absorbe, ils disparaissent, Peut-être les racines les entremêlent à leurs sinuosités Et partagent avec eux les gammes agitées d’un quelconque épanchement, Sous le couvert du souterrain animé par l’effort Les citrons iront en ballonnant tant et plus Et leurs volumes redoubleront jusqu’à Les faire reparaître à la surface, D’un contour saisissant, partout autour des troncs Affleureront à ras de terre de grandes panses fertilisées, Exactes répliques de celles de femmes enceintes, L’objet à l’intérieur sera parfois un bras, Parfois seulement une main ou l’autre, A l’accouchement, l’employé les ramasse et les jette En raison que les morceaux sont jugés Malencontreuse imitation d’une personne disparue, Après quoi, encore et encore et encore, Le même processus recommence, Mais la personne disparue ne se laisse pas répliquer, D’un essai l’autre, la mort la retient close en ses filets, Personne ne sait quelle mystérieuse entente s’est nouée

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Entre ces deux-là, Malgré cela, l’employé et l’habitant du château culte Mènent la lutte sans désemparer jamais, Ils recensent, trient, et éliminent à travers L’apparition successive des membres revenus de terre, Et le succès ne récompense rien de leurs efforts. Le servant rigoureux perpétue ici Des gestes qui lui sont venus de vagues décennies, Une époque à l’exemple de la nuit des temps, Pour son souvenir aussi lointain qu’une planète, Il vaque ci-et-là, empruntant son chemin habituel, Lequel court par l’entrebâillement rare que veuille accorder La tyrannie des racines dénudées, des tiges qui ont Des volumes sublimes, des feuilles Imitant l’épaisseur souple d’une main de femme, Ces troncs olivâtres et affligés de coudes et de volutes Sont recouverts moins par l’écorce des verdures que Par quelque peau davantage animale Dont la nuance chlorophylle ne change pas, Stimulés au contact du servant longeant par place L’embrouillamini difforme des plantes énervées, Les pores, émaillés sans nombre sur la peau des troncs, bâillent Puis doucement éructent une informe goutte de gelée, d’un or huileux, Si renflée, à l’image d’un abdomen dilaté par d’intempérants breuvages, Qu’on jurerait voir l’apparition de ventres en réduction, Mais la goutte crève et se répand, consciencieusement, Comme le ferait un écoulement de cire se liquéfiant, Après quoi le petit trou palpitant, désormais libre, envoie, Aidé d’un spasme incontrôlé, Sous forme de pulvérulence gazeuse, Un ample souffle épars de spermatozoïdes, Le servant, d’une main flegmatique, évente devant lui Ce rideau organique afin de fendre la texture et de passer, Il s’immobilise au pied d’une architrave végétale râblée Recourbée sur elle-même, Ayant cédée au poids des fruits, Là penchent de ronds balluchons couleur citrouille Et dont la taille approche celle d’un crâne, Il y a des lèvres ourlées, veloutées, comparables à celles Spiralées du bulbe des tulipes, pour garder enfermé

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Au centre le précieux noyau, A regarder, c’est semblable à une bouche submergée par un trop plein, Et qui retient avec force son contenu pour éviter de le livrer au sol, L’une pourtant exhibe une dilatation du col jugée De bon augure, d’après le servant, L’ouverture charnue déjette par-à-coups des masses d’humeur vitrée Étrangement fermes et cependant baignant dans un liquide Étoilant les branches, dès qu’il sort, de filaments limpides que l’air durci, Le noyau, d’aspect sombre, pousse et écarte les parois un peu plus, Avant que l’éjection n’arrive à terme, le servant Plonge sous le globe vibratile une main supportant un grand plateau d’argent, De l’autre, le sécateur rapide sépare le fruit de la tige harassée, Le plateau accueille l’oblong trophée, Le servant retrace à rebours le sentier parcouru, puis il sort, Traverse le château de bout en bout en empruntant Le couloir des murs cachés, Quitte ces zones peuplées d’ombres étroites, et aboutit Là-haut, près de la flèche gothique, sur le palier dont Les architectures cacochymes et disloquées Se laissent cabosser par les violences de l’âge, Les atteintes du temps et les coups du sort, Les pierres démanchées admettent dans son sein La fréquentation des feuilles mortes, des Végétations grimpantes et des bêtes déprimantes Pleines d’ailes, de pattes ou de crochets, Le servant avance parmi eux en prodiguant La minutie de ses pas, quoiqu’il écrase le plus souvent Ces reliquats permanents du lieu, Des solives se sont décrochées, dans une chambre, Leur chute a entraîné des moellons démis qui ont causé L’éboulement du plafond, cependant, L’affaissement des murailles est en effet contenu, Les poutres écroulées les étayent tant bien que mal Grâce à leurs entrecroisements alambiqués, Si bien que, l’unique façon d’infiltrer ce barrage biscornu, Pour atteindre au lit, est de Pénétrer et de vaincre une progression de triangles difficiles, Déficients, un tunnel de guingois, à la géométrie retorse, Contrefaite au gré du hasard et du sinistre, Le servant bifurque et chevauche mainte fois

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Les traverses de chêne massif qu’il rencontre, selon Un tracé bien connu de lui, avec, Toujours droit sur la main levée Le plateau en équilibre et, dessus, ce bubon grotesque, coulant, Lequel roule et flotte au rythme dandiné du pas Que le parcours lentement boiteux oblige, Encore un peu comme ça puis, Le servant trouve l’épicentre de cette cathédrale des chutes. Sur le ventre du Maître, le plateau repose En position d’arrêt momentané, Alors que la respiration houleuse, Syncopée, suscitée par les machines et autres vivaces tuyères De l’assistance médicale, encourage la coque suintante A davantage écarteler son entrebâillement lippu, Les convulsions communiquées semblent y pourvoir, Nous arrivons à terme, siffle douloureusement le Maître, Pendant que le servant dépose sur les cuisses sèches du gisant Un second et ultime plateau, Sur la poitrine cacochyme voilà que cela trésaille fort, De noirs lobes temporaux déjà débordent la corolle utérine, Un bruit d’huile essorée s’empare du bâtiment, Non seulement de la chambre éboulée, mais Également du château dans son entier, Par les trouées diverses des murs et des parois Les bêtes vermineuses refluent conséquemment, Puis c’est le tour des gravats de la nature, Feuilles déliquescentes, fleurs, branches etc., De reculer et de réintégrer l’univers extérieur, Dehors, les vents circulaires assemblent un orbe vitupérant Au sommet de la résidence, Quelque chose psalmodie contre la pierre, Chante, souffle des mots flous dans l’huis des fenêtres, Des phrases convolutées usent des vents coulis, Cela dans le dessein informulé d’éclater à vue, Ou bien s’abattent en coups robustes dans les vitres, Tant elles sont éprises du besoin d’entrer, Mais l’idiome et le verbiage articulé, qui est le leur, Reste capable d’atteindre les oreilles, Parfois peuvent se reconnaître au détour d’une ruade sonore,

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Au beau milieu de la glossolalie ambiante, Les noms du Servant et du Maître, Sur le poitrail de ce dernier, la double et trouble floraison crânienne Consume sa venue au monde, Descend du temple matriciel en fleur Et, in fine, roule sur les plateaux d’argent, Les sons monumentaux alors, en aigles volubiles, Faucons héréditaires, griffons paroxystiques Et antédiluviens, mais plus encore : En phénix patronymiques, Gravitent auparavant qu’ils ne foudroient soudain Ces faciès nouveau-nés panachés de museaux bigles, Têtes de singe mâtinées d’un mufle désordonné Exagérant le nez humain, L’aigle des noms ne sera pas bégueule pour si peu, Profitant de ces conduits sans forme mais offerts, Il entre et démantèle ici son poids, sa charge, son génome, Son ascendance en écriture, Il prescrit aux chairs vierges le décalogue génétique prévu. Fin. Le Maître, pâle et gris, saisit au poignet son Servant : Pour toi et moi tout est clarifié à présent, dit-il, Jette-les où tu voudras et rejoint-moi sur cette couche hostile à la rose imprudente. Le Servant, simplement, obéit, puis S’étend aux côtés du mourant. Tandis que les deux petites bêtes humaines, rondes et noires, S’acclimatent d’un nid angulaire sous les poutres, Les noms sus-dit exécutent leur œuvre Dans les confins inoculés des corps, Dans les cités intérieures des sombres jouvenceaux Et qu’ils déploient en eux au fil du temps Membres, organes, ressources comportementales, Le Maître et le Servant décèdent et se résolvent en poudre. C’est d’ailleurs arrivé déjà. Mais, rappelons aussi Qu’avant que les courants d’air ne chassent l’ultime trace du triste résidu, Sortiront de sous le pyramidion bancal charpenté pour eux, Un nouveau Maître et un nouveau Servant.

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KATSUJI MAKURA

LA FEUILLE TOMBÉE

Une journée passe Dans l’attente d’un nuage

Vide total

Du pissenlit jaune À la bleue chicorée

Salade primaire

Une oreille De papillon à pavillon

Se pose

L’œil de la libellule Serait-il plus cristallin

Que son aile ?

Serein mon fils Essaye de rendre à l’arbre

La feuille tombée

Quel mouchoir Peut résister au souffle ?

— Hiroshima —

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Le savon De la coupelle au gant

Perd sa trace

D’un coup de ciseaux Suivant les pointillés

Tailler la route

Annot

Au milieu des pins

Le crâne rasé d’un grès En équilibre

Aux rochers de grès Un châtaignier dispute

La lumière

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YANNIS SANCHEZ

L'ESCOUADE Là dans la tranchée, Là l'escouade s'est cachée, Tout le bataillon Contre-attaque sur le front Le bombardement se taira Et notre compagnie attaquera ; Le lieutenant nous encourage Mais l'angoisse se lit sur son visage ; Les Poilus se soutiennent l'un l'autre Le ravin de la Dame sera nôtre Et le sifflet Va retentir, Je suis prêt Et je vais sortir. Nous allons sortir. Je suis tombé Tête première Il fait chaud l'été de Vaux jusqu'à Cumière. Le ciel flambé Mais sans lumière Les obus tueront ceux qui m'ont enjambé. Je m'éteindrai seul Verdun pour Linceul Verdun comme jamais on ne te verra plus. De boue et de sang Des siècles durant Verdun tu resteras l'empire des Poilus.

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FLEURY Fleury Disparu corps et âme Meurtri Comme un regard de femme, La terre tourmenté à ton embrasement Et ce silence qui dure Des lambeaux de la nuit surgit un régiment Qui hurle par ta blessure. Fleury la plaie à ton embrasure Rappelle au tremblement Les hommes tombés là sans sépulture Mais fraternellement Souviens-toi de moi, souviens-toi de nous Je ne reviendrai jamais auprès de vous Je resterai là-bas Avec d'autres soldats D'autres Poilus Mais Fleury n'y sera plus.

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JACQUES SICARD

Michelangelo Antonioni

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L’Avventura. – L’amour, dit-on, serait notre seul contretemps – ce temps à l’arrière-plan du temps et lui tournant le dos. Lui seul, en dépit de son petit et grand guignol, serait en mesure de provoquer une syncope dans les cours jumeaux, a priori si bien réglés, du sang et des échanges (ce soir, ici, qui n’est pas l’Avventura, qui n’est pas Lipari, qui n’est pas Monica Vitti, ce soir, ici, petit port de pêche du sud, chacun flairant les chaleurs de l’autre en plein négoce de nuit sous une pluie dont on aurait pu compter les gouttes.) Le coma bref des baisers, la disparition amoureuse dont la convention veut qu’ils fassent un instant vaciller la colonne des chiffres, la méta-humanité promise et le gène prédisposant au cancer, Antonioni les filme comme une scène d’épouvante – et ce n’est plus qu’épouvante contre épouvante, soudain, épouvante des émois contre épouvante des économies, celle du corps et celle des marchés, résultat d’un froid mouvement de désolidarisation, tout en faux raccords et silences, où se reconnaît la marque hautaine du ferrarais : un autre sorte de contretemps – on n’avait jamais vu ça.

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La Notte. – Il ne faut pas craindre de suivre Antonioni jusque dans les ridicules de la crise sentimentale – elle n’est chez lui que le prétexte à pousser le moment venu la porte de l’exil – on quitte alors le monde natal – pour le même monde, mais désaffecté de soi. Espace aplati sur l’azur, silhouettes volatiles que cet azur projette, pulvérulente lumière, chemin sans cheminement, arbre à contre-jour taillé comme une sphère armillaire, intérieurs désoccupés – de grands pans blancs de maçonnerie forés de meurtrières à l’aplomb de l’angle ouvert d’un trottoir avec (où est-ce ailleurs ? souvenir de celui qui regarde ?) le moulage d’un jeu d’osselets, quatre d’argent, un rouge. La Notte, ce serait l’utilisation d’un objectif de grand angle très spécial, qui supprime la profondeur de champ en supprimant la personne – absence qui tout vide et de mémoire et de fond – en fait cette pantomime, cette image – cette surface plane si peu abstraite, pourtant – empreinte d’un indicible soulagement.

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L’Eclipse. – L’Eclipse (après L’Avventura et La Notte) se divise en un plan thématique où se déchirent les amants courtois des troubadours (agissant comme un leurre, il n’importe pas) et un plan filmique, où s’éclipse la présence humaine, du moins jusqu’à ce que les choses, libérées par cette absence de leur usage, ne soient plus que des formes tranquilles (essentiel, il exalte la saveur de chacune de ses phases). Sur les éclisses des faux-acacias qui bordent l’avenue peu passante s’égoutte la lumière du ciel toujours serein jusqu’à sept, huit mille mètres ; puis l’azur disparaît et une teinte turquoise apparaît, qui devient de plus en plus intense ; aux environs de deux cents kilomètres, le ciel est noir. C’est un vaste paysage urbain de fin d’après-midi – filmé comme un huis clos, et en dépit du regret partagé d’avoir froissé les draps pour plus que le sommeil, le spectateur qui à présent le regarde à travers l’ombre filtrée, s’éprouve aussi dégagé du souci que devant un intérieur de Delft peint jadis par Pieter De Hooch – il l’habite.

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Le Désert rouge. – Quand, avec Antonioni, plus rien ne nous chante – ne reste que la cité radieuse, la ville évacuée de son habitant, zone nue enfin purgée de son conservatisme de mouvement – c’est-à-dire, une fois la vivante baudruche crevée, un point-fenêtre, une ligne-rue, un plan-maison – l’abscisse et l’ordonnée des usines et des riblons – équilibre et cohésion de l’épure assurés par un film ardent de résine automnale. Quand, après l’automne en esprit, dès le premier jour de septembre, puis l’automne dans le mot, au moment de l’équinoxe, vient l’automne dans les faits, saison tant aimée, tout solide devenant figure et le peu de volume restant des traits croisés, un coup de pilon de peintre l’autre, réduit en poudre rouge – couleur latente du désert – miracle de monde.

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Blow Up. – COLLAGE D’AGRANDISSEMENTS. – La scène pas la fête. On ne scinde pas une image, c’est elle qui scinde, elle qui est à l’origine de toute scission. Faire en sorte que nul ne nous imagine une enfance. Qu’il ne soit plus question d’aucune sorte de foi. Au-dedans, ne suffisant plus à notre malheur d’être naturellement fait d’atomes, il faudrait les façonner un à un ? Oublié entre-temps qu’on peut défaire, n’être engendré ni fabriqué ? Au dehors, comble de la confusion, ce ne sont plus à présent que la crise, le conflit, la manifestation ou la grève qui donnent le sentiment d’appartenir à la société – il faut donc renoncer à l’affrontement et choisir la fuite. L’épouvantail hue / le soleil, rouge des tomates / que le gueux lui jette Tout sera vu de l’intérieur, par fenêtres ou portes, lumières ou viseurs. Un cadre, qu’il soit de peinture, d’huisserie ou de reproduction, est ainsi fait que tout ce qui n’y entre pas appartient au monde. Ses lianes ondoient / glycine à tête de Méduse – / on se regarde (Le haïku est l’un des moments de plus grande discrétion du sensible.) L’œil n’est transparent que le temps de découper un segment d’espace-temps ; après, il s’opacifie ; assez pour déréaliser le prélèvement. Il fixe « l’obvie » / et développe « l’obtus » / le photographe

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PASCAL LERAY

LE RECIT RUISSELANT Troisième cahier – 2ème partie (1992-2012)

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J’esquisse une prière sous le regard du monde un face-à-face improvisé au démon du petit matin. Puisqu’il me faut bien vivre, c’est certain j’esquisse au creux du verbe mon maintien. Admets, Seigneur, que tout se paie. Et dans un bus comblé, dans une odeur de sueur matinale, avant de m’oublier, j’esquisse une prière.

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Cette évidence neuve, un instant lui suffit et la tombe. Enfin, c’est lorsque tout s’écroule avec cette facilité que nous envient les dieux. Nous mourrons sans famine. Et c’est mieux, la famine.

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Si c’est mon cœur qui bat, si c’est lui que j’entends, je comprends cette chair au moindre mouvement : je sais. Procréateur indésirable, respirant la réclusion des rues, le pavé séminal te veut. Ta réponse violente et l’amour te conduisent.

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Avec une incapacité de porte close, il dit apporter la réponse. Qui regarde un tel fardeau ?

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Il a fallu qu’on s’y reprenne et qu’on a dû souffrir, c’est vrai ! On se réjouit, dès lors, d’avoir préservé ses plaies vives. Enfin voici où l’on se parle : un corridor qui ne s’arrête pas et des milliers de chaises pour tomber Mais voici où l’on se raconte. Il n’y a plus quiconque pour me raconter la nuit tombée -- sous les toits résonnant de milliers de cordes.

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C’est bien le bruit qui me convient C’est vrai -- j’entends -- la nuit un jardin de frontières expatriées... en parfaite expansion. La mort. Le destin fut d’entendre un bruissement de clefs. Enfant, je rêve d’attraper des papillons. Mais je m’angoisse, vespéral Je définis, on rit. C’est toujours derrière, ces portes qui se claquent.

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Je les pressens. Ce sont des rivalités qui m’obtiennent à travers l’épais voile de mes extinctions.

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Un champ s’embrase sous moi. Les flammes – le ciel – et une échelle de corde. Mais je ne sais où, l’échelle de corde. Alors je bondis, traversant les flammes pour me retenir d’un cri ; car il crépite lui aussi, à fleur de peau et sous la gorge pour me sauver la face, m’embraser tour à tour.

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Dans la chaleur d’un cinéma. Et parfois si je sens – son image, ses lèvres, de joie – je ne meurs pas – moi-même. Et pourtant – confortable – je m’ouvre à ce froid intestin. Je ne sais, je serai – toujours toujours toujours – ce parfait spectateur.

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Murmurez sombrement, il me suffit d’un souffle et puis le calme. Il me faudrait plus d’une main, alors je l’ouvre jusqu’au jour.

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Sur un visage qui n’a pas de nom, j’ai greffé âme et souvenirs. Visage qui n’a pas de nom et qui devint le chant le plus absent de ma conscience. Tu serais donc un visage antérieur, grimaçant par moi-même. Je voudrais te convaincre que c’est l’âge qui t’a abîmé mais je n’y parviens pas. Je constate l’absence que tu creuses. En aucun cas, je ne te laisserai parler.

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À une heure d’affreux cris pleins d’espoirs, boursouflés, un tintement se faufile à travers la blancheur du vacarme, à la fois d’un jaune froid et très vif, comme une étoile d’hiver, un tintement se crispe et plie la barre éparse de ma conscience : une chute d’infini qui me foudroie. L’effroi, qui se déverse pas à pas en plein milieu du monde, évidant toute une sorcellerie d’informes antérieurs, exulte aussi dans mes veines. C’est une affirmation, la fraction d’un instant, de l’absolue absence, vers midi éveillée.

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Ta civilisation s’effondre un matin et c’est un drap à la fois pâle et sale qui revêt le carrelage. Je voudrais réchauffer ton ventre contre tes genoux, ta tête dans tes bras, ta chair entre ta peau tes ossements. Ton âme s’y est réfugiée. Parfois lorsque tu dors tu y entends le chant des flûtes qu’on y creuse et tu te blottis à la flamme de ces danses toutes nues d’hier. Et tu voudrais y revenir mais tu es plus qu’un drap trop loin.

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Sentier, enfin, tes lèvres s’élargissent. J’attendais de toi un mot ; ton souffle m’enivrait et donc je suis tombé. C’est une courte histoire, une parcelle de chemin, des grottes sinueuses. On ne s’apprête jamais à partir. Afin peut-être de se rencontrer, on peut s’acheminer -- vers l’ignorance. Il ne s’agirait plus que de son pavé répété.

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Je me suis réfugié – la cuisine est pratique pour ce vaillant exercice. Un bruit de frigidaire et l’œil blafard de l’autre lampe, un courrier abondant m’informant de nos cieux. Ma bonne volonté, on ne l’a jamais sue, combien je demeurais prostré. Si j’ai fermé la porte, en espérant d’abord ne plus revoir la mer, les heures s’écoulent. Bien généreux qui me les donne, vaniteux qui me les octroie !

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Il me faut, vers minuit, la pluie, un plafond qui s’effondre et une charpente qui brûle. Alors je puis blêmir sans peur des rires qui me bercent, sans un bruit qui me transperce. Je convie un sommeil de tempête. Je suis celui qui chauffe ses amis au bois de barques sans chemin. Navire vers les pôles, vous vous noierez avec mon impossible cause. Je vous invoque sous la pluie.

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Tu renoues avec l’ombre pour un dernier spasme et puis tu bruisses et à ton tour, tu disparais. Voici ce que ne devient pas le monde à jamais installé dans le fauteuil du spectateur.

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Vous nous voyez de haut. Baignez-vous parmi les rondeurs de l’onde ? Car de gigantesques steppes gèlent nos idoles. Vos serres crispent notre scène à la lenteur des cieux. D’un odieux glissement des yeux, j’arrachai la main lisse qui vous caressait. Et tout ceci, vers les premières lueurs de l’aube, avec la première érosion des fleurs. Très calmement, ici où ne s’élève pas une prière.

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Tes mains sur mes yeux chirurgien m’éveillent. Ce n’est pas que le jour naissant m’émerveille, je voudrais me mentir -- m’endormir à tes frais. Tu sculptes dans mes rêves tes croyances -- j’ai vécu. Tu me le dictes de la sorte, je veux bien te croire. Tu te feras à cette chair comme je me fis à ton instinct. Chirurgien, riche partenaire à genoux abusé par ton scalpel.

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Dans une nuit pour laquelle on n’a d’yeux, se précipite un cheval de hasard. Ne récitez ni vos prières ni le pas que vous faillîtes. On vous transperce du dehors, alors vous projetez vos défections. Dans son fertile désir l’esprit vous encercle de pertes. Et l’hypothèse du malheur a la voix grave et spontanée. N’envisagez aucun commerce : il n’y a qu’un tapis de ruines.

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Quelque question que t’ait posé ce monde, avant que tu ne cherches à t’en briser les reins, l’absurde, bien certain, serait de lui répondre. Tu suspends tes ébats, c’est bientôt pour apprendre et tu attends, c’est vrai, certainement patient. Alors, tu comptes et tu apprends Demeure dérisoire et tu verras. Si on t’arrache, n’en crains pas les pleurs et pour les voir mourir, n’en ris jamais. Mais ferme-toi, verrouille chaque porte. Et puis patiente. – Il est possible que tu ne voies rien, possible aussi que tu n’entendes rien.

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HERVE PIZON

LE CORRIDOR une absence prolongée j'ai pourtant essayé toutes voiles dehors les pages du livre d'or mais rien ne sort du corridor est-ce bien ainsi qu'à jamais tout finit emporte les remords toutes griffes dehors mais rien ne sort du corridor pourtant quand tout revient et même si il est vain jeté par-dessus bord et puis si j'avais tort mais rien ne sort du corridor ce vide que l'on retient d'un rien d'où rien ne vient au bout du corridor hier, j'y pensais encore mais rien ne sort non rien ne sort du corridor

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IL EST MIDI éveil mots ébauchés le ciel de lit froissé par quelque murmure dont elle a la courbure un souffle se faufile de l’abîme des cils jusqu'à l’oblique de sa nuque il est midi et même les yeux fermés à l'aplomb de l'épaule ployée sous le vent courir sur la peau marcher de bas en haut je discerne estompée la silhouette du peuplier flanquée sur les berges et le regard converge il est midi et même les yeux fermés en contrebas de la source la combe douce mène à la vallée abritée je me suis réveillé aux douze coups de midi de la belle endormie lumière dans les cheveux et même fermés les yeux il est midi et même les yeux fermés il est midi

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HERVE PIZON

A LA LIMITE à la frontière entre ce jour et hier entretemps l'eau a déposé ses alluvions mais en-dedans pour combien de saisons en feuillage persistant ou usine à l'abandon à la limite tant que le doute profite entre-deux sans rien recevoir en retour attendre mieux en chemin faire un détour piquer les yeux crever la roue de secours à la frontière entre ce jour et hier entre c'est ouvert enfonce le clou les sentiments tu as vu la lumière de l'ampoule le filament un courant d'air et je ne sais plus comment

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à la limite tant que le doute profite entre nous je ne distingue même plus et sous le pas le trottoir la cohue mais où est passée l'avenue à la limite tant que le doute profite à la frontière entre ce jour et hier

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Ivan Dmitrieff

EN FACE

www.dmitrieff.fr

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Nous héritons du monde qui n'existe que par la conscience de ceux qui nous ont précédés. Et nous l'habitons de notre foi, quand tout nous porte à croire que nous nous y tenons, et qu'il se trouve là, sous le boisseau de notre langage

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Ta conscience est le reflet du monde, non sa réalité qu'elle double et s'approprie de mots, croyant ainsi en être l'acteur premier. Crois-tu par tes actes intervenir sur le présent interviens-tu sur le passé... Tu vis du monde les archives de ton esprit : de même que la lumière d'une étoile nous parvient comme sa mémoire dans un ciel où celle-ci n'est plus, de même la lumière de ce qui te parvient du monde est la mémoire qui peuple ton esprit. Tu vis de ce qui n'est plus pour s’être transformé depuis.

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Pourtant tu sais bien que toute existence est un océan qui dans la levée d'une vague danse sa vie de lumière sur le rivage du monde. Oui. Le monde dans sa réalité vivante est sans toi, mais avec ces pensées, ces émotions et ces sensations qui font d'un corps tout le mouvement comme il l'est fait de chaque vie sur cette terre, tel que c'est hors de lui-même que l’être est, composé de tout ce qui n'est pas lui, loin de tout souvenir faisant revivre ce qui n'a pas d’existence dans le présent.

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Vois le mouvement de ton cœur se faire de lui-même, et celui de tes poumons, comme le fait l'univers sans suivre aucune direction. Alors pourquoi recours-tu à la force de l'esprit pour maintenir chacun de tes jours dans l’obéissance de ton savoir ? Chaque aube qui se lève accumule-telle toujours plus de lumière pour avoir le pouvoir sur la vie ? Non. La raison est une folie qui prétend être une île de sens dans une mer d’absurdité, cependant qu'il y a sans doute ni île ni mer mais seulement le rêve que l'on a acquis du monde.

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Et ce rêve, que jour après jour l'on maintient et fait grandir jusques en épuiser le corps, est toute notre science. Or, n'y a-t-il pas toujours eu lieu commun à dire que la vie est à vivre, non à concevoir ? Ce que l'on « connaît » est une frontière que l'on établit entre soi-même et la réalité de la vie. Néanmoins, n'as-tu pas eu parfois cette expérience d’être en mesure de pouvoir comprendre vraiment ce qui ce tenait là en toi et au-delà, te libérant alors dans l'instant même de la nécessité de ne rien comprendre ? Ton cœur ne t'a-t-il pas à chaque fois révélé qu'il n'était pas donné de pouvoir aller aux choses elles-mêmes sans avoir suspendu leur entendement ?

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Toujours en nous les réponses précèdent les questions qui lancent leur filet sur la réalité du monde. Viendrait-il que meurent les réponses qu’aussitôt finiraient les questions... Et la conscience effrayée n'accepte rien de tel persuadée qu'elle est de pouvoir aller plus loin encore à chercher le visage réel des choses dans le temps de la pensée. Vois comme tu en es l'outil et l'existence où il n’y a personne ! Juste un jeu des questions dans un endroit de la matière mu par la bouche persistante des réponses. Vois, comme les pensées jouent le rôle de ton existence telles de vieilles actrices aguerries auxquelles tu donnes l'énergie de ton pouls et la force de tes sentiments.

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Ainsi croit-on que c'est être réveillé que d’être conscient de ne pas dormir et vivant que de savoir que l'on ne serait pas mort... Cependant. Te rappelles-tu de ce jour d'intense silence, où tu as senti l'espace d'un Instant que ni la réalité ni la conscience n'avaient de frontière ? Et que la matière, dont tu faisais partie, n’obéissait à aucune limite ? Ton corps alors, avait tremblé longtemps du sentiment d'amour, épris, encore, de la culture de ton cœur... Depuis que né l'on veut comprendre, et bien avant même, toutes les notions de beauté, et de douleur, se tiennent dans les yeux de notre regard et font le lit de nos expériences, et du sens que l'on a de la vie.

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Mais le monde ne prend-il pas à partir de lui-même à tout instant naissance, et ne sommes-nous pas en son sein en même temps dispersés et rassemblés par le jeu perpétuel de la réalité vivante qui avance ? N'apparaissons-nous pas continuellement à son lever et à son coucher, sans cesse toujours nouveau ? Crois-tu toutefois devoir faire le chemin de la pensée pour venir à toi et t'atteindre, lors que toute part il n'y a pas d'hier et dans l'instant, déjà, plus de maintenant. Et depuis, nulle quête de l'extase, ni du bonheur, et du salut dans le partage de la souffrance, dans l'inclination à vouloir le bien ne t'a conduit aux portes d'un jardin splendide. Mais peut-on atteindre ce qui dans l'inter-temps de nos pensées et de nos sentiments n’obéit à aucune rive ?

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Ce que nous connaissons est notre mesure du monde : que de tromperies gouvernent nos yeux et nos mains sous son effet ! Vois, ici, comme sa musique provoque le théâtre de ta pensée qui te conforte dans ta propre existence, et fait monter en toi une parole que tu peux t'entendre prononcer ! C'est qu'évidement il ne nous est possible de nous apercevoir nous-mêmes, et la réalité vivante, que par l'idée, marchions-nous éternellement dans les pas de la science, du sacré, de l'art. Et d'ailleurs tout arrêt de ta conscience ne livrerait-il pas l'illusion de ta personne au trépas ?

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Du centre à la circonférence tu arpentes le ciel de ton esprit, terme après terme, dans l’illusion concertée de toucher parfois une vérité du monde... Car le monde est là ! Libre des dieux et des hommes en son ordonnance. Et la lumière ardente qui l'anime est ce qui nous est de plus proche, qu'il nous s'agit d'aller rejoindre entièrement pour que brille en nous d'un vif éclat la vie. Mais de tout ce qui se présente à l'expérience du corps rien ne se tient ailleurs que dans le flot continu de nos sensations apprises...

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Est-ce depuis la totalité des temps que nous nous tenons ainsi à l'écart du monde, telle une île retranchée derrière ses bord n'ayant pas de part à l'océan ? Mon dieu comme notre esprit sait bien figer la vie dans le sommeil de l'intelligible, et comme nous croyons faire ce que nous faisons comme croit le faire un dormeur en dormant ! Oui, toujours avons-nous peur de lâcher sur place les perceptions que nous avons du monde, et ne nous laissons-nous pas emporter comme un enfant dans le flux incessant de son surgissement.

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Corps ouvert dans le saut incessant de l'apparaître, baigné du mouvement de la vie, consumé dans la lumière de l'instant. Corps, de toucher en toucher, de pensée en pensée, de vibration en vibration, toujours à lui-même nouveau.

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FABIEN PESTY

JUGEMENT DERNIER Une dizaine de gorilles barraient l'entrée du tribunal, et repoussaient les ardeurs des plus empressés à coups de baffes lacrymogènes. Les vautours de la presse ne rataient rien de ce spectacle, et grattaient de leur plume noire les feuilles de choux qui nourriraient le voyeurisme de leurs concitoyens. Le procès qui s'ouvrait faisait la une des journaux depuis déjà plusieurs jours. Des gargotes les plus sombres aux dîners mondains les plus fesses-pincées, des repas familiaux aux messes-basses d'après office, tout le monde y allait de son avis, de son pronostic, de sa théorie. Le verdict était encore plus attendu que le jour des dames chez les marins. C'est la Vérité, qui était jugée, ni plus ni moins. Autant dire que ça ne rigolait pas, même du côté des mouettes. Les femelles du canton – des grenouilles de bénitier - se pressaient devant les grilles pour contempler les puissants gorilles. Un jeune juge en bois brut fraya les grenouilles à travers un chemin, à moins que ce ne soit l'inverse. Les flashs se mirent aussitôt à ne pas crépiter, car on ne les avait pas encore inventés. Personne ne voulait manquer cet instant qui ferait date dans l'Histoire de l'Humanité, avec deux H majuscules, parce que c'est pas tous les jours ! Les portes du tribunal se refermèrent lourdement sur les derniers accrédités. Dans chaque camp, la procession des robes noires prit place sur son banc de poissons attitré. Le procès pouvait Commencer, avec un C majuscule. "La parole est à la défense", prononça le juge. Maître Eléphant trempa sa trompe dans une grande bassine d'eau, en aspira bruyamment le contenu, se fit un gargarisme puis un essai de voix, et ajusta ses lunettes au bout de sa trompe. De sa grosse papatte, il lissa sa perruque, faisant jouer les ressorts de ses bouclettes, puis, d'un geste théâtral, désigna son client, dans un claquement de manches du meilleur effet. "Votre Honneur Sérénissime, mesdames et messieurs les honnêtes jurés, cour, journalistes, et tout le bataclan… Mon client est un homme blessé, un animal meurtri. Cet homme a consacré sa vie à la Science,

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poursuivant sa quête sans relâche, aux quatre coins du globe, sur des bateaux crasseux dirigés par des marins pouilleux qui jurent à table et mettent les doigts dans leurs nez. Tout cela, il l'a réalisé dans un seul but : la quête de la vérité. De la vérité, que dis-je ?, de la Vérité. Et voilà qu'aujourd'hui on l'accuse d'hérésie ? Ah ben crotte, c'est un peu fort, ça !" Un brouhaha s'empara de la salle. Aux partisans "Bien dit !", "Y cause bien, lui.", "Ça c'est envoyé !", "C'est quand qu'on mange ?", répondirent d'hostiles "Bouhhhh !", "Salaud !", "Brûlez-le !", "Dans vingt minutes". Le juge Requin-Marteau abattit violemment sa tête sur son pupitre. "Silence, ordonna-t-il, je veux entendre les mouches transpirer !". Lorsque la salle recouvra le silence et que le silence recouvrit la salle, Maître Eléphant reprit sa plaidoirie où il l'avait laissée : au tout début. "Oui, barrit-tonna-t-il, mon client se sent bafoué dans son honneur. - … - … - Poursuivez, Maître, je vous prie. - Ben a y est, j'ai fini. - Ah bon. Alors la parole est à l'autre défense." Dans ce procès public, les deux camps avaient à défendre leur position respective. L'impression de sacré foutoir laissée par ce procès n'avait donc rien d'usurpée. Et ce n'était là qu'une mise en bouche… Maître Bœuf se leva à son tour. Il polit le bout de ses cornes dans un cube de craie bleue, se cura le nez avec la langue, se claqua la queue sur la croupe pour en chasser les mouches, puis, dans un geste théâtral, froufroutant de la manche et ondulant de la fraise, il désigna l'énorme pendule accrochée au fond de la salle, celle qui transforme les heures d'un procès en minutes d'avocats… "Ben, c'est que c'est l'heure de manger. Non ?", s'enquit-il. Maître Eléphant consulta ses deux collègues, Maître Corbeau sur un arbre perchoir, et Maître Renard par l'odeur alléchée, et tint à peu près ce langage : "Nous acceptons la requête de la défense adverse". Les otaries applaudirent, les oiseaux battirent des ailes, et tout ce joli monde se donna rendez-vous au Relais Bernard-Lermite, célèbre restaurant 3 étoiles de mer, à Sole-Lieu. On apporta luzerne et plancton, un agneau de la Pentecôte fut sacrifié, des poulets furent lâchés, et chacun se mit à table, que ce soit autour de celle-ci, ou dans les assiettes.

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A l'heure de la sieste, il était difficile de se prononcer : les deux parties semblaient en position favorable. Chaque camp avait su marquer son territoire, en témoignent les odeurs d'urines encerclant ceux-ci. Les vautours livraient déjà leurs premiers comptes rendus pour l'édition vespérale : "Affaire Darwin contre Dieu : la Science et la Religion tombent d'accord pour dire que la bouffe, y'a qu'ça d'vrai". Les débats reprirent en fin d'après-midi, juste avant l'heure du repas. Le Requin-Marteau rotait encore son surfeur ("J'ai jamais pu digérer les bermudas en coton", confiera-t-il plus tard), lorsqu'il redonna la parole au camp divin. Maître Âne, fort vexé, en bon avocat, d'obtenir la parole sans avoir eu à la couper, n'y alla pas par quatre chemins pour aller à Rome : "Mon client, ânonna-t-il, est un homme respectable et respecté. Vénéré, même. Voici un homme qui est parti de rien, et qui, en à peine une semaine, a réussi à créer ce grand empire que nous connaissons tous aujourd'hui, et que l'on appelle "Monde". Il a posé lui-même chaque montagne, a creusé chaque océan, a planté les arbres un par un, a accroché les étoiles au plafond, et enfin, parce qu'il lui restait un peu de temps, il a créé le règne Animal. Et voilà qu'aujourd'hui, un vieil hippie fait du cabotage aux quatre coins de la Terre et vient remettre en doute l'honnêteté et le travail de ce grand Homme ! Ah nan mais je vous le dis, y'a des coups de sabots qui se perdent ! - Objection !, objecta Maître Corbeau. Mon client ne remet pas en cause l'intervention initiale de Dieu dans l'établissement d'une quelconque forme de vie, il affirme seulement que celui-ci ne s'est contenté que du gros œuvre et qu'il a sous-traité les finitions à l'Evolution, l'entreprise créée par M. Darwin." Dieu accusa le coup face à cette attaque. Lui qui se considérait comme un artiste de génie, le Michel-Ange de la Création, il se voyait relayé au rang d'artiste de Pop Art, de peinturlureur roublard. Maître Bœuf revissa son monocle sur son œil droit, et contre-attaqua : "Comment peut-on nier la main du Génie derrière la beauté de la roue du paon, la grâce du fauve, la malice du bonobo ? - Et le cri du paon, la cruauté du fauve, le cul du babouin ?, rétorqua Maître Corbeau. Et que penser du pigeon, du caniche, du mérou et du phacochère ? Quel message divin se cache derrière ces approximations de la nature ? Qu'était-il besoin d'inventer la mouche, je vous le demande ?

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Dieu s'est contenté de créer le règne animal, et l'Evolution de M. Darwin s'est occupée du reste ! D'ailleurs, la partie adverse est dans l'incapacité de fournir les duplicatas des plans nécessaires à l'élaboration de tous les animaux… - Mais c'est Dieu, il ne va pas s'encombrer de paperasserie administrative ! Hop, des plumes par-ci, des écailles par-là, un cerveau bien rempli pour le singe qui est moche, le pouvoir de nuisance pour le moustique qui est inutile, … Tout en impro, au feeling. Et de toute façon, il conserve par devers lui tous ses secrets de fabrication. Un magicien ne révèle jamais ses trucs. - Objection !" Les deux camps s'entr'objectèrent ainsi, l'un soupçonnant Darwin d'antithéisme primaire, et citant au moins quatre témoins oculaires (dont les écrits avaient été consignés dans autant de Bible-Selon) ; l'autre accusant Dieu de tentative d'OPA sur la Nature, et lui prêtant des tendances mégalomanes. Le foutoir reprit de plus belle, et le juge Requin- Marteau dut brandir la menace de la suppression du repas pour que le procès retrouve un peu de tenue. Vint alors le ballet des témoins, qui eurent à déposer sermon conjointement sur la Bible et sur les carnets de voyages de Darwin. "Dieu, si je le connais ? Ben pensez donc ! A l'époque, il m'a embauché comme maraîcher dans un camp de nudistes. Et parce que j'ai vendu un fruit soit disant interdit à une dénommée Eve, il m'a coupé les pattes et rendu phobogène !", raconta le serpent. "Avant, j'avais des dents de sabre qui me faisaient baver et zozoter. Je faisais marrer tous les copains fauves, et le gibier ne me craignait plus du tout. Mais grâce à Monsieur Darwin et à son Evolution, la viande des gazelles s'est attendrie et j'ai pu retrouver une dentition aux proportions idéales : suffisamment imposante pour effrayer le zèbre, mais dimensionnée pour ne plus dépasser des babines et ne pas postillonner quand je fais GRAOU", rapporta le lion. "Je ne sais pas lequel des deux est mon géniteur, mais j'aimerais bien qu'il m'explique pourquoi il m'a collé une dégaine aussi ridicule, un nom tartignolle, et surtout pourquoi il m'a fait disparaître alors que j'avais toujours eu un comportement exemplaire, contrairement à d'autres animaux dont je tairai le nom !", demanda un dodo empaillé. Darwin s'absorba dans le curage de son nez tandis que Dieu se réfugia dans la contemplation de ses sandales.

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"Ouah ouah, ouah ouah ouah !", s'emporta le chien. "Miaou miaou miaou, miaou !", traduisit le Greffier pour les sourds et non-aboyants. Sous l'œil bienveillant de la l'Oie, qui s'assurait que le procès se déroulait selon ses principes, une palanquée d'autres animaux se succédèrent à la barre. On entendit bloublouter le cœlacanthe, poisson préhistorique ayant traversé des millions de siècles sans jamais changer une écaille de son apparence. Il sortit une vieille photo et la montra à l'assistance : "Regardez, c'est une photo de mon pépé de l'ère du Crétacé". La ressemblance était effectivement troublante, l'aïeul et son descendant étaient en tous points similaires. Si l'Evolution était coupable du grand relooking prôné par Darwin, sûr qu'elle avait fait l'impasse sur le cas du cœlacanthe. La guêpe ichneumon vint ensuite présenter ses excuses à Dieu. Elle expliqua qu'elle était à l'origine de la prise de distance de Darwin avec la religion. Effectivement, le scientifique avait observé que cette guêpe pondait ses œufs dans le corps des chenilles. Les larves pouvaient ainsi se nourrir en dévorant la chenille de l'intérieur, poussant la cruauté jusqu'à laisser intacts les organes vitaux dans le but de conserver leur proie en vie le plus longtemps possible. La découverte d'une telle ignominie avait conforté Darwin dans son scepticisme d'une Création Divine, même s'il consentit malgré tout que Dieu pouvait bien être l'initiateur de la Nature dans sa forme la plus épurée et primitive. La guêpe jura que ce n'était pas de la faute de Dieu, mais que c'est la société qui l'avait rendue si cruelle. Puis elle repartit en frétillant du dard, et se fit gober quelques mètres plus loin par un caméléon justicier. Alors que les corneilles commençaient à bayer, les loirs à s'endormir, et les cochons à ronfler, le juge appela un dernier nom à la barre : l'Homme. Les deux camps redoutaient ce témoin. S'ils avaient défendus becs et griffes la paternité de tous les autres animaux, ils se rejetaient farouchement l'origine de celui-ci. Ainsi, du côté divin, on incrimina Darwin d'avoir agi par jalousie et d'avoir généré l'Homme par esprit de vengeance, dans le dessein de détruire toutes les jolies choses créées par Dieu. "Il m'a tout sagouiné le travail", hurla ce dernier en lançant des éclairs. Côté Darwin, on fit preuve de tout autant de véhémence, et on accusa Dieu d'avoir engendré un animal qui soit suffisamment stupide pour croire en Lui. "Demandez-lui ce qu'il faisait au matin du Sixième Jour !", vociféra Darwin en lançant des serpents. Les insultes fusèrent de toutes parts, Maître Eléphant balança quelques

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mandales de la trompe, Maître Bœuf brouta la barbe de Darwin, Dieu jeta une sandale au visage du Requin-Marteau, la l'Oie fut piétinée, Maître Renard goba quelques grenouilles de bénitier,… On se serait cru dans une véritable ménagerie ! Ce n'est qu'après avoir lâché les lions que le tribunal retrouva un semblant de calme. Les hyènes finirent de nettoyer, et les jurés purent se retirer pour délibérer. A l'unanimité, les animaux rendirent le verdict suivant : attendu que la présence de l'Homme sur la Terre était strictement inutile ; attendu qu'aucune des deux parties ne voulait en endosser la responsabilité ; l'Homme fut condamné à croire éternellement en Dieu, à se diviser, se battre, et s'exterminer au nom de celui-ci. En outre, puisqu'il s'était montré incapable de prouver la théorie de sa propre Evolution, l'Homme fut condamné à régresser, jusqu'à retourner à l'état de primate. A ce jour, cette peine est encore en vigueur, l'Homme n'ayant toujours pas réussi à obtenir la clémence des animaux par sa bonne conduite.

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LAISSE DE MER Sur la longue plage galène Étalée sans remords Par une mer cabotine Une brassée de bois mort Assemblée en tipi mal construit La voici amer, ceint d’esprit. Devenue Camarde aux bras nus Regard creux tourné vers la mer Tournant par là, une mouette rieuse Sous un soleil pudique Courtise par instant le spectre. Surpris, tel le bellâtre il hésite Entre la pelle et le râteau ! Tu voulais me parler avant de disparaître ? Je t’ai quittée avant de te connaître… Médit le spectre en quête d’amourette. Lui, depuis toujours il attend Un marin fou de bassan ! Du fin fond de l’horizon Perché en tête de trinquette Il arrive, en pacha goélette C’est pour elle qu’il porte Sous son aile, un bouquet d’immortel Ainsi réunis ils vont Vent dessus vent dessous Gais, chantant en canon Nicher au milieu des corps morts

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LA REVANCHE DE L'HUITRE Glaçon dans la mer blanchie ce soir Clarté confuse savoureusement iodée Comme un vin clair par l’huître veloutée Pics enneigés, ancêtres ostréicoles Qui n’auraient qu’à se pencher, pour ramasser Les innocents coquillages, fidèles compagnons du chaland Quand on les embarque pour la ventrée Ils n’osent protester mais en fait Ils se disent en secret Que la marée changera Et qu’avec délices, Ils filtreront Le décomposé des cannibales en sandales Ces parvenus jusque là Prométhéens sans faim Sourds à la trille lucide du serin A leur tour seront dégustés Mais ce sera à l’eau claire ! Pour un Festen sans fin

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