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Mohamed CHARFI Témoignages

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Témoignages Francais 40ème

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Mohamed CHARFI

Témoignages

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ISBN : 978 - 9973 - 815 - 60 - 6

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Mohamed Charfi s’est éteint le six juin 2008 à l’age de soixantedouze ans.

Cette disparition prématurée de l’homme des lumières qu’ilétait a fait réagir certains parmi ses proches, ses amis, ses camarades, ses collègues et ses étudiants. Ils se sont exprimés parvoie de presse, de messages ou par témoinages publics pour direleur chagrin, leur solidarité avec sa famille, mais aussi pour livrerleurs appréciations sur l’homme, l’intellectuel, le réformateur, le militant.

Le présent recueil est une sélection de ces témoignages classés en quatre catégories.

— Les textes publiés par la presse nationale et internationaleselon l’ordre chronologique de publication.

— Les textes de témoignages exprimés lors de la célébrationdu 40ème jour du décés à l’espace El Théatro.

— Les témoignages de personnalités internationales.

— Les messages d’institutions étrangères.

La partie en langue arabe a été soumise aussi à classificationet n’est pas une traduction des textes français.

Les tableaux reproduits sont les œuvres de Madame BessmaHEDDAOUI et de Madame Feriel LAKHDHAR qui ont été offerts à sonépouse Faouzia à l’occasion de la célébration du 40ème jour à l’espace El Théatro.

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PRESSE NATIONALE ET INTERNATIONALE

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Hommage à Mohamed CHARFI

L’homme, le politique et l’intellectuel

Zied KRICHEN

La Tunisie vient de perdre l’un de ses enfants les plus éminents.Mohamed Charfi, ancien Ministre de l’Education nationale, ancienPrésident de la Ligue des Droits de l’Homme et juriste de renomméemondiale, vient de nous quitter. Retour sur l’itinéraire d’un intellectuel d’exception.

Mohamed Charfi vit le jour il y a de cela près de soixante-douzeans, un certain 11 octobre 1936 à Sfax. Charfi veut dire en arabe descendant du Prophète. Son père Abdessalem était un imam et unenseignant de première classe à l’annexe de la Zitouna à Sfax.L’amour des livres et du savoir était inscrit dans les gènes du jeuneMohamed.

Premier militantisme et premières déceptions

Après des études primaires et secondaires dans la capitale duSud, Mohamed Charfi poursuivit des études en Droit dans la toutejeune Université de Tunis. En 1961 il se rendit à Paris pour préparerson doctorat. C’est là que le jeune Charfi connut son véritable premier engagement politique. Il adhéra à la section parisienne del’Union Générale des Etudiants Tunisiens. Il en fut exclu avec un certain nombre d’étudiants de gauche : feu Noureddine Ben Khedr,Mohamed Mahfoudh, Ahmed Smaoui, Khémaïes Chammari notamment. Ensemble ils fondèrent “Perspectives tunisiennes”, unmouvement de réflexion et d’action politique qui se voulait degauche, tiers-mondiste et démocratique.

Entre temps, Mohamed Charfi poursuivit ses études de droit,épousa en 1964 Faouzia Rékik, l’unique femme de sa vie, et rentra à

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Tunis en 1965 où il devint, à vingt-neuf ans, assistant à la Faculté deDroit et des Sciences économiques.

Mohamed Charfi se mit en congé de son mouvement pour préparer sa thèse d’Etat qu’il soutint brillamment à Paris en 1967.

Pour la petite histoire, sa thèse portait sur “La responsabilité dutransporteur non professionnel de personnes”.

Voulant reprendre sa place à la direction de “Perspectives”,Mohamed Charfi découvrit un nouveau mouvement, extrêmementradicalisé et de plus en plus proche des thèses maoïstes.

Mohamed Charfi démissionna de “Perspectives”. Cela ne l’empêchera pas d’être arrêté avec ses anciens camarades au débutde 1968 et d’être condamné par la Haute Cour de sûreté de l’Etat àdeux ans de prison ferme.

Gracié le 1er juin 1969, Mohamed Charfi reprit son poste àl’Université et obtint le plus haut diplôme académique en droit,l’agrégation à Paris en 1971. Le militantisme ne quitta pointMohamed Charfi. Désormais c’est à l’Union Générale desTravailleurs Tunisiens qu’il va exercer son talent. Il sera élu secrétairegénéral adjoint des professeurs et maîtres de conférence dans lesannées 70.

L’engagement humaniste

Mais ce sont les années 80 qui vont révéler Mohamed Charfi àun public beaucoup plus large. Lors du premier congrès de la LigueTunisienne des Droits de l’Homme, en 1981, Charfi sera élu à sonComité directeur en tant que vice-président. Il fonda la même année“Rencontres maghrébines”.

Humaniste et laïque adossé à une grande culture, MohamedCharfi fut de tous les combats intellectuels et politiques des années80. Il pesa de tout son poids lors des débats qui ont agité la Ligue lorsde l’adoption de sa charte au milieu des années 80.

Des thèmes comme la laÏcité, l’égalité des deux sexes, l’abolition de tous genres de discrimination raciale et religieuseétaient au centre de débats enflammés. Mohamed Charfi se

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distinguait par sa sérénité et sa clairvoyance. Il était ferme sur lesprincipes fondateurs de la modernité. Cela lui attira beaucoup desympathies, mais des inimitiés aussi.

Sans minimiser le rôle et l’apport de tous les millitants des Droitsde l’Homme à ce moment-là, Mohamed Charfi jouit d’un charismeparticulier. Il était en même temps l’âme et la tête pensante de laLigue. Quand M. Saadoun Zmerli, Président de la Ligue, fut appelé,après le Changement du 7 Novembre, à des responsabilités ministé-rielles, c’est tout naturellement M. Charfi qui assuma la présidencede la Ligue en 1988.

Le sacerdoce de l’Education nationale

Les élections législatives de 1989 ont montré la résurgence dumouvement intégriste en Tunisie.

Elles ont montré que les fondamentalistes avaient une stratégierampante parce qu’ils appelaient à l’islamisation par le bas. Le dangerétait bien là. Leur lieu de prédilection était l’Ecole de la République.

Après les élections d’avril 1989, le Président Ben ALI opéra ungrand remaniement ministériel. Il voulait inscrire la Tunisie dans ungrand champ de réforme tous azimuts. C’est tout naturellement,allons-nous dire, qu’il proposa à Mohamed Charfi le ministère del’Education nationale. Le mandat était clair : moderniser et rationaliserl’enseignement, ses formes et ses contenus.

Le Ministère fut un véritable sacerdoce pour Charfi. Il neconnaissait que trop les maux de cette institution, qui fut l’une desfiertés de la jeune République. Il s’attela très vite à la tâche. LeMinistère était une véritable ruche d’abeilles. Des groupes de travailplanchaient sur toutes les matières. Un premier diagnostic fut prêtdès l’été 1989.

Tous les Tunisiens se rappelleront de cette rentrée scolaire. Lenouveau ministre leur parlant durant une vingtaine de minutes à laTélévision et à la Radio de ce qu’il a découvert dans les programmesde l’éducation religieuse pour les jeunes lycéens. Il était question duCalifat, de l’esclavage, de l’inégalité systématique entre les sexes, dexénéphobie.

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La découverte fut terrifiante. Ainsi et par glissement successifs,nos adolescents apprenaient dans l’Ecole de la République l’extrémisme, la réaction et la haine de l’Autre.

D’ailleurs les intégristes de l’époque ne s’y sont pas trompés.Dans un communiqué célèbre du 2 octobre 1989, ils ont dénoncéce qu’ils ont estimé être une raillerie de l’Islam.

Durant cinq ans (du 11 avril 1989 au 30 mai 1994), MohamedCharfi a joui de l’appui total du Président de la République. Ilaccomplissait sa mission avec le sentiment de devoir faire quelquechose pour son pays. La consécration fut la publication d’un décretde plus de 1.000 pages qui détaillait la réforme de l’enseignementmatière par matière et année par année. Ce travail lui valut lamédaille de l’Unesco pour l’éducation en 1996.

L’intellectuel engagé

Mohamed Charfi fut, à côté de toutes ces activités un intellectuel engagé et soucieux de la passassion du savoir.

Son livre “Introduction à l’étude du droit” publié pour la première fois en 1983 par le “Centre d’Etudes, de Recherches et dePublications” de la Faculté de Droit et des Sciences politiques et éco-nomiques de Tunis, fut la Bible de générations d’étudiants et de cher-cheurs.

Il fut l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme dès le milieudes années 80 sur la baisse du niveau de l’Enseignement supérieur.

Mohamed Charfi et trois autres professeurs — Yadh Ben Achour,Sadok Belaïd et Abdelfattah Amor — éminents enseignants de la Facultéde Droit, ont diagnostiqué les failles de l’enseignement du Droit.

- une arabisation massive qui prive l’étudiant du contact directavec la production scientifique dans les langues étrangères ;

- le cumul pour de nombreux universitaires entre l’enseignement etle Barreau.

Résultat : pour améliorer le niveau de l’enseignement il fautassurer au moins la moitié des cours en français avec des universitaires totalement engagés dans l’enseignement.

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Cette réforme n’a pas pu voir le jour. Elle a néanmoins donnénaissance dès 1986 à la Faculté des Sciences juridiques et socialesde l’Ariana.

Après sa mission ministérielle, Mohamed Charfi a repris sescours et s’est consacré à la rédaction d’un livre qu’il portait en luidepuis longtemps “Islam et liberté, le malentendu historique” (éditépar Albin Michel en 1999 à Paris). Ceux qui ne l’ont pas encore lupeuvent en avoir un avant-goût en lisant le texte de sa conférence surle même thème, donnée à la tribune de l’Institut de la Méditerranéeà Barcelone en 2002 (voir en page 20).

Mohamed Charfi s’est aussi beaucoup mobilisé au niveau international pour donner du contenu à l’idée d’une alliance descivilisations adoptée par l’ONU. Il a participé à New York en 2006au Haut Comité onusien pour l’alliance des civilisations. MohamedCharfi avait beaucoup de projets mais la maladie le rattrapa en cetété de 2006. Il apprit qu’il avait une tumeur maligne. Il commençaune nouvelle lutte avec la même détermination et la même dignité.

Le Président lui exprima sa sympathie et son soutien. Mais lamaladie eut le dernier mot. Elle endeuilla sa femme, ses enfants, safamille et ses amis, mais l’homme et son œuvre resteront.

Dans son oraison funébre, M. Lazhar Bououni, ministre del’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de laTechnologie, a relevé avec force les mérites du défunt et ses différents apports au monde de la Culture et de l’Education.Mohamed Charfi n’est plus, mais sa trace demeurera.

Revue "Réalités" - 12 juin 2008

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Salut l’ami

Hichem GRIBAA

Notre amitié date de trente ans. Durant tout ce temps, je ne l’aijamais pris en défaut de sérénité. Même dans les moments les plusdurs où il a été objet d’agressions injustes, il ne s’était jamais départi de cette sérénité.

Quoi de plus normal pour une personnalité aussi solide qu’unroc, constituéé d’un humanisme profond, d’un large savoir et d’authentiques engagements pour la liberté et le progrès.

Militant infatigable pour la démocratie, la liberté, l’égalité et la justice, il l’a été dès son plus jeune âge. Il l’a payé lourdement commetous ses camarades de l’époque. Qu’importent les différences d’appréciations et d’analyses de ce que furent leurs combats.L’important est le sens du message qu’ils ont transmis aux générationsultérieures. La substance de ce message est qu’il n’y a pas de fatalité :

- le sous-développement, le dénuement, les inégalités entre individus et sexes, et l’injustice doivent être combattus et peuventêtre vaincus ;

- la liberté, la dignité, la démocratie et le progrès sont possibles.Ils doivent être promus et défendus.

Ces convictions étaient les siennes. Elles n’ont jamais été ébranlées ni par l’adversité ni par la responsabilité.

Humaniste jusqu’au bout de lui-même, il plaçait les valeurs,tolérance, respect de l’autre, respect de la différence, au sommet deses fondamentaux et leur associait tout essor civilisationnel quelsque soient l’époque, l’espace ou les croyances religieuses.

Il ne cessait de répéter que seules les sociétés tolérantes etouvertes sur les autres, sur leurs philosophies, leurs savoirs, leurs artset leurs langues étaient capables de produire progrès de civilisationet prospérité.

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A l’appui, il citait le Bagdad des 9ème et 10ème siècle et lesvilles andalouses du 9ème au 12ème siècle. Ce furent les périodesd’épanouissement de la civilisation musulmane sur les plans économique, scientifique, philosophique, artistique etc. A contrario,l’intolérance, le repli sur soi, l’enfermement identitaire qu’ils soientà caractères politique, religieux, ou ethnique ne peuvent que générer la régression, et l’appauvrissement intellectuel et économiquede l’individu et de la collectivité.

Son éthique lui faisait tenir l’intégrité morale et matérielle ainsique la loyauté pour des vertus cardinales et suscitait en lui une profonde aversion pour la servilité et la cupidité qu’il assimilait à lapeste. Ce mal, absolu et contagieux, capable d’anéantir le corpssocial, les institutions et l’Etat.

Homme de science, intellectuel averti, professeur émérite et pédagogue de grande envergure, il a participé à la formation de plusieursgénérations de chercheurs, d’enseignants, de juristes et de cadres.

Il était convaincu que le savoir et la connaissance sont les éléments constitutifs du progrès et du bien-être pour toute sociétéqui aspire à se hisser aux rangs les plus élevés et de hisser leshommes et les femmes qui en sont la susbstance aux rangs decitoyens, d’êtres humains dignes, libres et fiers d’eux-mêmes, assumant leur passé et maitres de leur devenir. C’était la quintessencede la réforme qu’il a initiée lorsqu’il était en charge du ministère del’Education nationale et de l’Enseignement supérieur.

Patriote et républicain jusqu’à la moelle, il était habité parl’amour du pays. Il souffrait pour la Tunisie lorsqu’apparaissaient lescrises et les signes de régression et vibrait positivement à l’apparitiondes signes d’espoir et de progrès. Homme d’action, il ne s’est jamaisdérobé à la responsabilité tant au sein de la société civile qu’au seinde la société politique.

Il prit et assuma ses responsabilités avec courage et lucidité sansjamais perdre ses repères ni faillir à ses convictions, ce qui lui a valula reconnaissance méritée de ses pairs, de ses collaborateurs, de sesamis, mais aussi de personnalités et d’institutions nationales et internationales de premier plan.

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Mohamed Charfi nous a quitté pour l’éternité, tel que lui-même,affable et serein malgré les souffrances et les affres de la maladie.

Tous ses amis resteront inconsolables.

Ces quelques mots se sont voulus hommage à l’homme à “l’oustedh”, au frère, à l’ami, au confident, au complice.

Ils se veulent aussi expression et témoignage d’affection et desympathie à l’égard de sa famille, sa veuve Faouzia, ses filles Samia,Fatma, Leila, ses frères Abdelaziz, Mounir et tous les leurs, meurtrispar la perte de l’être cher.

Revue "Réalités" - 12 juin 2008

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Mohamed Charfi, un homme des lumières

Imed BAHRI

Militant des droits de l’homme et ancien ministre de l’Educationnationale et de l’Enseignement supérieur entre 1989 à 1994, initiateur d’une réforme controversée du système éducatif tunisien,Mohamed Charfi est décédé, vendredi 6 juin, à l’âge de 72 ans dessuites d’une longue maladie.

Né à Sfax en 1936, Mohamed Charfi est professeur agrégé dedroit. Assistant puis professeur de droit international à la faculté deDroit de Tunis puis à la Faculté des sciences juridiques, politiques etsociales de Tunis (1964-2003), où il a été professeur émerite depuis1996. Cette figure marquante de la gauche tunisienne a été le co-fondateur du groupe “Perspectives Tunisiennes”. Ses écrits et sonengagement politique au sein de ce groupe lui ont valu quelquesannées à la prison de Borj Erroumi, près de Bizerte. Très marqué parson expérience carcérale, il a contribué, après sa sortie de prison, àla fondation de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH),qu’il a présidée en 1989. Jusqu’à sa mort, il était le président d’honneur permanent de cette association qui traverse actuellementune grave crise.

Nommé ministre de l’Education nationale et de l’Enseignementsupérieur par le Président Zine El Abidine Ben Ali, il a lancé, entre1989 et 1994, une réforme courageuse du système éducatif enTunisie. Il modernise les programmes, supprime les châtiments corporels et impose la mixité sur les bancs de l’école. Mieux : ildébarrasse les cours d’histoire et de philosophie islamiques des scories obscurantistes et œuvre à la diffusion de la culture de laliberté et des droits de l’homme, dans le droit fil du réformisme tunisien. Sa devise fut la suivante : “Les droits de l’homme sont universels, tout le monde a droit d’en bénéficier”.

Combattue en son temps par le mouvement islamiste Ennahdha(interdit), cette réforme qui a longtemps porté son nom lui vaut

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l’inimitié des mouvements islamistes dans tout le monde arabe etdont il devient l’un des ennemis jurés. Il a ainsi été la cible de campagnes de dénigrement menées par les milieux conservateurs etintégristes.

Mohamed Charfi, qui a renoué avec les milieux démocratiquesaprès avoir quitté le gouvernement, a beaucoup contribué aussi,comme auteur et écrivain, au débat sur le devenir de la sociétémusulmane, le fossé entre l’Orient et l’Occident, les moyens deréconcilier le musulman avec l’histoire de sa religion, etc.

Il s’est distingué par sa lecture moderniste et laïque du patrimoine musulman, notamment dans son ouvrage référence“Islam et liberté. Le malentendu historique”, (éd. Albin Michel, Paris,1998), où il dénonce l’extrémisme religieux et présente un point devue libéral sur l’islam.

N’étant pas uniquement un théoricien universitaire militant pourles droits de l’homme, Mohamed Charfi trace dans ce livre le chemin qui ménera les Musulmans à écarter l’intégrisme parfois inscrit dans les manuels scolaires, dans les programmes universi-taires et propagé par des supports médiatiques. Il sait que les instituteurs et les professeurs ont été “les hussards de la République”et il voudrait qu’ils deviennent les hussards de l’Etat de droit dans lespays arabes et le meilleur rempart contre l’intégrisme. Pour lui, laculture moderne, ouverte sur les autres, critique envers tous les héritages - y compris et surtout le sien - est la clé puis le garant de laréussite des projets arabes pour le progrès et la dignité.

Mohamed Charfi était, par ailleurs, membre de l’Alliance desCivilisations, aux côtés de Federico Mayor (Espagne), MohamedKhatami (Iran), André Azoulay (Maroc), l’archevêque Desmond Tutu(Afrique du Sud), Hubert Védrine (France), John Esposito (UnitedStates) et d’autres grandes personnalités internationales.

En cette douloureuse circonstance, l’équipe de “L’Expression””s’associe à la douleur de sa famille, notamment sa femme FaouziaFarida Rekik, ses filles Samia, Leila et Fatma, et ses frères et sœursHasna, Fadhila, Zohra, Massarra, Saïda, Abdelaziz et Mounir.

Revue "L’expression" - 13 juin 2008

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Mohamed Charfi, ministre de l'éducation

tunisien de 1989 à 1994

Catherine SIMON

Professeur émérite à la faculté des sciences juridiques de Tunis,ministre de l'éducation de 1989 à 1994, ancien président de la Liguetunisienne des droits de l'homme (LTDH), une cause dont il restatoute sa vie un fidèle militant, Mohamed Charfi est mort d'un cancer,vendredi 6 juin, à Tunis. Il était âgé de 71 ans.

Elégant, rigoureux, séduisant, cet homme de conviction, passionné de politique, était né à Sfax le 11 octobre 1936. Rien nedestinait le jeune garçon, issu d'une famille de lettrés religieux, plutôt conservateurs, à devenir ce moderniste flamboyant, ouvertementlaïque et féministe, qui sera, dès la fin des années 1980, la bête noiredes islamistes. Le surnom de "Jules Ferry tunisien" qui lui est donnéau moment où il entreprend sa réforme de l'éducation, en 1989, l'alongtemps poursuivi. Sans qu'il s'en offusque.

Rien ne destinait non plus ce fort en thème à participer, aprèsdes études à Paris, à la création du mouvement d'extrême gauche"Perspectives". Au début des années 1960, le tiers-monde est en ébullition. La Tunisie n'est pas à l'écart du tumulte. Républicain et"patriote", comme il se définit lui-même, Mohamed Charfi a toujourseu "le coeur à gauche". La dérive autoritaire du régime du présidentHabib Bourguiba le révolte. Mais, au Maghreb, la contestation sepaye cher : par la prison et la torture.

En 1968, la plupart des militants de Perspectives sont arrêtés etembastillés. Mohamed Charfi passe un an en prison. Il commencecependant à s'éloigner des positions, trop radicales à ses yeux, de sescamarades, attirés par le maoïsme.

A sa sortie de prison, il reprend le chemin de l'université etdevient professeur de droit. Sans lâcher le militantisme. Il est l'un despremiers à s'engager dans la lutte pour le respect des droits de

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l'homme. A la fois homme d'action et de réflexion, il est à lui seulun condensé de la Tunisie moderne... et de ses paradoxes. Pour preu-ve : en 1989, alors qu'il est président de la LTDH, le chef de l'Etat,Zine El Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis deux ans, lui offre leministère de l'éducation. Ayant accepté cette dernière charge, il seretire de la première. Ministre, il met en chantier une réforme quiétablit une nette séparation entre l'enseignement religieux et l'instruction civique et qui, surtout, ouvre écoles et lycées à la pensée contemporaine et au regard critique.

DÉMOCRATE SANS PARTI

Cette réforme, exceptionnelle au regard du monde arabe, assoitdurablement la réputation de Mohamed Charfi, au-delà du paysagemaghrébin. Quelques années plus tard, l'auteur "d'Islam et liberté, lemalentendu historique" (Albin Michel, 1999) sera appelé à siéger ausein de la Commission de haut niveau high level committee desNations unies pour le dialogue des civilisations. Ce n'est pas le lustredes titres qui l'attire. En 1994, sans tapage ni amertume, il avaitdémissionné de son poste de ministre, marquant ainsi son désaccordavec le durcissement du régime.

Démocrate sans parti, ce penseur-militant suit de près l'actualitépolitique internationale - qu'il évoque dans ses chroniques sur lesondes de la radio marocaine Medi 1. Si beaucoup, en Tunisie, ont vuen lui l'un des meilleurs candidats pour diriger l'opposition progres-siste, Mohamed Charfi n'a pas eu le temps ou l'occasion de suivrecette voie jusqu'au bout. En 2002, il lance un Manifeste de laRépublique, en réaction à la réforme constitutionnelle qui prolongela durée des mandats présidentiels. Ce sera sa dernière grande initiative politique. Marié à une brillante physicienne, père de troisfilles, Mohamed Charfi laisse aussi orpheline toute une génération dedémocrates.

Le Monde du 13 juin 2008

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Mohamed CHARFI l’audace politique

Ali MAHJOUBI

Mohamed CHARFI n’est plus. Avec sa disparition, la Tunisieperd l’un de ses plus illustres citoyens, l’université tunisienne l’un deses brillants professeurs, et la société civile l’un de ses représentantsles plus éminents.

L’homme était immense. Il débordait d’activité tant il avait lavolonté d’embrasser le monde dans toutes ses dimensions.

Après de brillantes études supérieures couronnées par le doctorat puis l’agrégation de droit à l’université de Paris, il mène unecarrière universitaire où il se distingue tant par la qualité de sonenseignement que par la pertinence de ses recherches.

Intellectuel engagé, il ne limite pas son champ d’action au seuldomaine universitaire. Il s’intéresse particulièrement au devenir desa patrie, La Tunisie, mais aussi à l’avenir des sociétés musulmaneset au rapport entre l’Orient et l’Occident.

Sa réflexion et son militantisme reposent sur son patriotisme, sonsens de la justice sociale et son attachement aux droits de l’hommeet du citoyen.

Encore étudiant, il participe à la fondation en 1963, à Paris, duGroupe d’Etude et d’Action Socialiste Tunisien dont la revue“Perspectives” fait montre dès sa parution d’une haute tenue scientifique. Il y trace avec ses amis politiques, les grandes lignesd’un projet de société fondé sur la justice sociale et la liberté.

Rentré à Tunis en 1964, il continue, parallèlement à sa carrièreuniversitaire, à militer pour une Tunisie meilleure. Ce qui lui vaut,malgré ses réserves sur la ligne par trop extrémiste que prend sonmouvement, d’être arrêté en 1968, condamné à une peine de prisonet incarcéré à la prison de Borj Erroumi à Bizerte.

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A sa libération, à la fin de 1969, s’il abandonne le combat politique organisé, il s’investit intensément dans la société civilepour dénoncer l’arbitraire et défendre les droits de l’homme et ducitoyen. Il trouve dans la Ligue tunisienne des droits de l’homme,qu’il préside avec doigté à la fin des années quatre-vingts, un terraind’élection pour défendre ses convictions.

Il est davantage sensible à la condition des humbles et des oppri-més ainsi qu’à celle de la femme dont la position reste, malgré lecode du statut personnel qui prévaut en Tunisie depuis 1957 et sonaccès massif à l’enseignement, inférieure à celle de l’homme.

Tous ces combats, il entend les mener au nom de la raison.Rationaliste entêté, il considère comme les philosophes des lumièresdont il est profondément imprégné, que la raison est le moteur detout progrès et que par conséquent la liberté de pensée est à la basede tout changement et de toute renaissance.

Aussi est-il allergique à toute entrave à la réflexion, à l’esprit critique, fût-elle d’ordre religieux. C’est ce qui explique son penchant pour un pouvoir laïc fondé sur la séparation de la religiontant de la science que de la politique. Aussi est-il honni par les courants islamistes qui le perçoivent comme un adversaire redoutable.

Et s’il accepte en 1989, alors que le “printemps de Tunis” ne s’estpas encore éclipsé, de participer au Gouvernement Tunisien à titre deMinistre de l’Education, c’est par fidélité à l’esprit du Pacte national àl’élaboration duquel il a largement participé et sur la base d’un projetde réformes destiné à rationaliser davantage les programmes scolairesen les purgeant des présupposés idéologiques et des préjugés qu’il considère comme un obstacle à l’ouverture sur les autres civilisations,et donc un frein au progrès et à un véritable développement.

Il s’agit plus précisément de lutter, par le biais de l’école, contretoutes les formes d’intégrisme et de prémunir ainsi la société tunisienne contre les projets passéistes le plus souvent générateursde fanatisme et d’obscurantisme.

Il parvient à mener convenablement cette entreprise de réforme,à telle ensigne qu’il obtient, à la fin de sa mission, une distinction dela part de l’UNESCO. Et les livres scolaires conçus lors de son

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mandat — par des commissions qui ont fonctionné librement c’est-à-dire sans aucune forme de pression — quoique retirés desprogrammes après son départ du Gouvernement, continuent àconstituer des références pour de nombreux enseignants du secondaire comme du primaire.

Membre du Gouvernement, il se heurte très vite aux aléas dupouvoir et tente difficilement de concilier ses responsabilités gouvernementales avec les valeurs auxquelles il reste attaché c’est-à-dire la liberté de pensée, les droits de l’homme et du citoyen.Et s’il vit alors intensément ce dilemme, il finit par opter pour sesprincipes pour rester fidèle à lui-même. C’est ainsi que lorsqu’uncollègue de l’institut de Presse contribue à la rédaction d’un articleassez critique sur le régime tunisien paru dans “LE MONDE DIPLOMATIQUE”, il refuse obstinément, malgré de fortes pressions,de le faire comparaître devant un conseil de discipline pour l’exclurede l’Université. Il trouve inadmissible de prendre des mesures contreun universitaire pour avoir exercé son esprit critique et exprimé libre-ment sa pensée. Plus tard, après l’éclipse du “Printemps de Tunis” etla perte de tout espoir d’un retour au libéralisme, il démissionne duGouvernement pour rejoindre — après une période de réserve qu’ilconsacre intensément à la rédaction de son livre “ISLAM ETLIBERTÉ” — ses amis de la société civile et reprend courageusement son combat pour la liberté de pensée, la citoyenneté et les droits de l’homme.

C’est ainsi, que même si sa participation au pouvoir lui aliénecertains de ses amis politiques, notamment dans les milieux d’extrê-me gauche, il retrouve très vite l’estime de la société civile qui semanifeste massivement à l’occasion de ses obsèques auxquelles lesmilieux officiels ne restent pas non plus indifférents.

Mohamed CHARFI laisse aussi le souvenir d’un modernisteacharné qui, dans la lignée des réformistes tunisiens et à l’instar deHabib BOURGUIBA, rève d’une Tunisie moderne selon le modèleoccidental. Mais pour lui, le modèle occidental est un tout indivisible qu’on ne peut par conséquent pas réussir en occultantl’un de ses aspects primordiaux c’est-à-dire les institutions démocratiques, qui garantissent les droits et libertés des citoyens et

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les incitent à la création en les préservant du despotisme, de l’arbitraire, des passe-droits et de la corruption.

Pareil itinéraire ne peut que fasciner, malgré les réserves de certains militants, beaucoup d’intellectuels et hommes politiquespour lesquels Mohamed CHARFI reste le symbole de l’audace intellectuelle, du sens de l’engagement et de la responsabilité, de lapersévérance dans le combat et du courage politique. D’autant plusque ses initiatives politiques et ses prises de position ne sont nullement improvisées. Mohamed CHARFI, qui a le sens de la mesure, choisit les moments appropriés pour les entreprendre, c’est-à-dire en fonction du rapport des forces et de la situation internationale qu’il sait admirablement évaluer.

Il sait aussi être pragmatique et tolérant et n’hésite pas, au risquede froisser certains de ses amis, d’entreprendre une action lorsqu’ilest convaincu qu’elle va dans le sens des intérêts de sa patrie, àlaquelle il reste profondément attaché.

Attariq Al Jadid - 21 juin 2008

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Mohamed Charfi, le savant et le politique

Hamadi REDISSI

Visiblement Mohamed Charfi sortait du lot. Il n’était ni un purintellectuel, reclus dans son cabinet d’études, commis à la tâche depenser l’actualité loin du tumulte du monde, ni un professionnel dela politique collectionnant paresseusement les ministères. Engagé, ilpensait que l’action est supérieure à l’inaction et que les idées valentvraiment la peine d’être vécues. Il aimait partager et faire partagerses fortes convictions, éclairer le public et disséminer ses intuitionsthéoriques, là où d’autres, jaloux de leur savoir, le distillent au comp-te-goutte ou préférent en divulguer le secret en comité restreint. Il était aidé en cela par une remarquable capacité pédagogique, comme en témoignent tous ceux qui ont été ses étudiants. Il a beaucoup écrit. Mais son essai Islam et liberté, en sonéconomie restreinte, reste le meilleur de ce qui s’est écrit sur le sujet.C’est ce qu’on appelle un homme des Lumières.

Il avait aussi un besoin incompressible de politique et il y avaiten lui de la constance. Ceci lui venait de loin et cela le faisait rassu-rant. On savait ce que Mohamed Charfi pensait d’un sujet sans avoirà discuter avec lui ou à le consulter. On était nombreux à faire par-tie de ce collège invisible. Cela s’appelle la communion d’idées.D’une intelligence acerbe, il avait une bonne faculté de juger. Ilsavait dire le mot juste, reconnaître la personne juste, sentir lemoment juste et trouver la solution idoine. C’est ce qu’on appelleune icône. Et puis, quelle capacité d’écoute ! Son ouverture d’espritétait telle que vous ne pouviez pas vous empêcher naturellement devous confier à lui, comme s’il était un ami de longue date. Avec le“clan”, les siens, ses proches et ses amis intimes, il était tout bonne-ment heureux. Heureux de vivre, heureux de les voir et de les revoir,de leur parler et de les écouter. Avec chacun d’entre nous, nous quil’avons connu et tant aimé, un rapport personnalisé, une mini histoire à deux, si bien que nous étions tous dans la confidence, en

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étant tout simplement dans la sienne. Jamais il ne lâchait un mot detravers, ne faisait une remarque déplacée ou n’insinuait quelquechose de nature à froisser. Des reproches, il en faisait, mais d’unemanière affable, parce que tout est commun entre amis ! C’est celala générosité.

Il était inflexible sur les questions de principe, quoiqu’il sûtmettre les formes appropriées pour gagner la plus large des adhésions à ses idées. Pour l’essentiel, on ne lui a connu aucunecompromission sur les valeurs de modernité et des droits humains.Un peu comme beaucoup d’entre nous. Je l’ai accompagné dans sonparcours exemplaire, sa vita contemplativa (son itinéraire intellec-tuel) et sa vita activa (son engagement politique). J’ai contribué avectant d’autres à l’élaboration des manuels scolaires de l’instructioncivique lors de la grande réforme qu’il a initiée durant son passageau ministère de l’Education nationale (1989-1994). M’est-il permisde dire qu’il appréciait en moi mon côté polémique, j’allais direradical, dans le débat d’idées. Ainsi a-t-il été particulièrement touchépar mon soutien indéfectible (entre autres) lors de la confrontationavec les islamistes et leurs alliés — à eux seuls un genre ! — un certain octobre 1989 lorsque les premiers avaient exigé sa démissiondu Ministère en menaçant du pire et les seconds criaient au scandale. A l’époque, nous avons mené un combat d’idées que nousavions largement gagné. Plus tard, débarrassé des charges ministè-rielles, il m’a associé à la rédaction d’un rapport sur l’éducation dansles pays arabes commandité par l’Académie des Arts et des Sciencesde Harvard. Ce n’est pas la seule chose qu’il ait faite pour moi. Onappelle cela de la reconnaissance, mais il s’agit d’amitié. Et j’ai pumesurer lors de notre déplacement à Boston pour présenter la réforme de l’éducation en Tunisie, en 2004, le rayonnement et laconsidération dont il jouit à l’étranger. Cela se sait. Et nul besoin d’enrajouter car une réputation ne s’improvise pas par du vacarme. Pasplus qu’elle ne ternisse par la diffamation.

Mohamed Charfi avait relevé le défi de Weber et il l’a gagné.Selon Weber, le savant était animé par l’éthique de conviction etl’homme politique, par l’éthique de responsabilité - deux éthiquesirréductibles parce que l’un, le savant, défend ce que l’autre, le

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politique, ne tient que pour une simple opinion légitime. MohamedCharfi les a accordées. Il a fait mieux. Deux en un, il a réconcilié unecertaine gauche rebelle et anti-politique avec l’Etat et montré qu’elle pouvait avoir une capacité fédérative. Ce n’est sûrement pasle moment d’en parler. Il est plutôt question de témoigner, avec lamême sobriété qui a caractérisé les précédents hommages, des nombreuses fidélités à sa mémoire. Que dire ! Le soir même de sondécès, il l’a partagé entre l’impatience de voir les informations enprime time et les joies de la lecture. On nomme cela la volonté desavoir. Son esprit se refusait à partir. Les Anciens appelaient cela l’im-mortalité de l’âme. La sienne l’est sûrement !

Revue "Réalités" - 26 juin 2008

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Un tunisien des lumièresMohamed Charfi

Christophe BOLTANSKI

Il fut tour à tour opposant à Bourguiba, bête noire des islamisteset adversaire de Ben Ali, après avoir été son ministre le plus éminent.Juriste de renom, fin lettré, Mohamed Charfi était avant tout un granddémocrate, un intellectuel engagé, un esprit fort. Il est mort le 6 juinà l’âge de 71 ans. Jusqu’au bout il s’est battu pour une Tunisie moder-ne, fidèle à ses racines multiples et à ses traditions de liberté. Il codi-rige dans les années 1960 un groupe d’extrême gauche vite réprimé,ce qui lui vaut un an de prison. A la tête de la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme, il défend les islamistes frappéspar la répression, mais n’hésite pas à les affronter, une fois ministrede l’Education d’un Ben Ali qui promet alors une démocratisation dupays. Il promeut une école mixte, ouverte sur le monde, débarrasséede toute vulgate intégriste. Imprégné de la pensée des Lumières et decelle des grands réformateurs tunisiens, il répète que l’islam peutparfaitement s’adapter à la modernité et prône la séparation du reli-gieux et du politique. En désaccord croissant avec le régime, ildémissionne en 1994 et signe sept ans plus tard un manifeste dénonçant son caractère despotique.

"Nouvel observateur" - 26 juin 2008

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In Memoriam

Mohamed Charfi (1936-2008)

Ali MEZGHANI

Avec le décès, à l’âge de 72 ans le 6 juin 2008, du professeurMohamed Charfi, la Tunisie perd l’un des ses meilleurs enfants. Elleperd un universitaire hors du commun. Par ses enseignements commencés au début des années soixante à la faculté de droit deTunis et poursuivis jusque après sa retraite à la faculté des sciencesjuridiques dont il était l’un des principaux fondateurs, par ses nombreux écrits, Mohamed Charfi a formé et a marqué plusieursgénérations de juristes. Son sens de la pédagogie, sa rigueur scienti-fique, mais aussi sa disponibilité et son amabilité le rapprochaient deses étudiants.

Juriste d’envergure, parfaitement biculturel, Mohamed Charfiétait sans contest l’un des principaux inspirateurs et animateurs de lanouvelle école tunisienne de droit. Né à Sfax en 1936 où il poursuivitses études primaires et secondaires, il obtint sa licence en droit àl’Institut des Hautes Etudes de Tunis. A Paris, après l’obtention desdeux Diplômes d’Etudes Supérieures, il soutint en 1967 une brillantethèse sous la direction du professeur Tunc qui marqua l’évolution dela jurisprudence française en matière de transport bénévole. Maisc’est à partir de Tunis où il enseigna qu’’il réussît, en 1971 parmi lespremiers, au concours français d’Agrégation de Droit privé et deSciences Criminelles.

Maître du droit des obligations, il saisit très vite l’importance desrelations internationales. Il est alors amené à introduire et à assurerl’enseignement du Droit international privé dont il devient l’un desspécialistes les plus reconnus. C’est autour de ses thèses que se créeune doctrine tunsienne en la matière. Esprit ouvert, laïc convaincu iln’a eu de cesse de stigmatiser les discriminations et les préférences

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nationales. Dans «Abolir les privilèges», article publié, en 1972, à laRevue Tunisienne de Droit qu’il réactiva et dont il fut longtemps ledirecteur, il porta le coup de grâce aux velléités de certaines juridic-tions tunisiennes d’instituer le privilège de nationalité. Sa force deconviction était telle que le privilège fut immédiatement abandonné.Le droit tunisien lui doit ainsi d’avoir préservé, sa cohérence, son originalité et son esprit de tolérance. Sa renommée au plan interna-tional lui valut d’être le premier correspondant tunisien du Clunet.Il y faisait connaître, dans trois remarquables chroniques, en 1968,1974 et 1979, le jeune droit international privé tunisien encore enformation. Son penchant pour la matière ne se démentira pas par lasuite puisqu’il choisira après sa retraite d’assurer pendant quelquesannées bénévolement un cours sur le droit de la nationalité.L’internationaliste se donna à voir en particulier dans un cours, référence incontournable, qu’il donna, en 1987, à l’Académie dedroit international de La Haye sur «L’influence de la religion dans ledroit international privé des pays musulmans». Il y déploya une pensée empreinte d’humanisme, de tolérance, d’esprit critique et lerigueur scientifique. Mais c’est aussi à travers ce cours que se révélala profondeur de sa double culture : l’islamique et la moderne.

Le professeur Mohamed Charfi savait pertinemment que le droitinternational privé sert de révélateur à l’ordre juridique interne. Cepourquoi il appréhendait le droit comme phénomène social et lepercevait dans ses interactions avec la société réelle. En grandhomme de loi il avait une vision de sa société et un projet pour sondevenir. C’est inlassablement qu’il a consacré sa vie à montrer, àexpliquer, qu’une société démocratique se construit autour et dansla respect du droit, et que celui-ci ne peut se départir des principesuniversels d’égalité, de non discrimination et de liberté. Et, que celavalait tant dans l’ordre interne que dans l’ordre international. C’estavec courage et ténacité qu’’il appela à des réformes nécessaires à lamodernisation du droit et de la société. Au cœur de sa penséemoderniste figurent les principes de liberté de conscience, de non-discrimination pour cause d’appartenance confessionnelle etd’égalité entre hommes et femmes. Au fait du réel, il ne pouvait ignorer ses pesanteurs. Il savait plus que tout autre le poids contraignant du passé, la persistante influence de la religion. Sa

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profonde connaissance de la culture musulmane le conduisit à devenir l’un des chefs de file des nouveaux réformateurs de l’Islam.En restituant la pensée musulmane à l’histoire, une lecture modernede l’Islam devenait pensable et possible. Car le corpus juris musulman ne pouvait être tenu pour sacré dès lors qu’il n’était quele produit des circonstances historiques, dès lors qu’’il était œuvrehumaine. C’est à ces conditions que peut se réaliser l’indispensableséparation de la religion et du droit. Son dernier ouvrage «Islam etLiberté, le malentendu historique» publié chez Albin Michel en 1999est une présentation synthétique et théorique de sa pensée. Car plusqu’un universitaire Mohamed Charfi était un authentique penseur. C’est le modernisateur qui reçut l’hommage de ses amis etde ses élèves dans des mélanges intitulés «la modernité par le droit»et dont le Clunet, sous la plume de Mohamed Salem, rendit compte.

Mais ce ne serait pas rendre justice à sa mémoire que de réduire sa vie à sa carrière universitaire. A la profondeur du penseur,à la clarté de la pensée s’ajoutait la volonté de l’acteur. MohamedCharfi fut au cours de ces quarante dernières années un importantacteur de la vie politique tunisienne. Militant démocrate au sein dugroupe «Perspectives», dont il est l’un des fondateurs, il poursuivit savie de militant en tant que syndicaliste et par la suite en présidantaux destinées de la Ligue Tunsienne des Droits de l’Homme. Danscette œuvre le penseur rejoint le combattant pour des libertés, ledéfenseur de l’égalité. C’est au Ministère de l’enseignement qu’advint le réformateur et que réapparut le pédagogue. MohamedCharfi avait très tôt compris le danger de la menace islamiste. Il avaitcompris bien avant d’autres qu’il fallait en rechercher l’origine dansles défaillances du système éducatif. Il avait compris que l’éducationétait la clef du progrès. L’œuvre réformatrice accomplie entre 1989et 1994 était colossale. Elle a remis la Tunisie sur le chemin de lamodernité. Il n’est pas sûr, cependant, que tous ses successeurs aientcompris qu’il fallait la consolider et l’approfondir. Mais l’œuvre estlà, et Mohamed Charfi a indiqué la voie. On peut dire de lui qu’ilétait Instituteur dans le double sens de celui qui instruit et de celuiqui institue.

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Ses étudiants n’oublieront pas cette silhouette frêle traversant lacour, ils ne peuvent oublier ces moments de grâce où la limpidité del’exposé accompagne la profondeur de la connaissance, ses collaborateurs se rappelleront la clarté des orientations, ses amis sesouviendront de ces soirées tardives d’intenses et rigoureux débats etde conviviales conversations, les Tunisiens ne peuvent oublierl’Homme qui avait la passion de son pays.

Journal de Droit International 2008 - N°3

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LES TÉMOIGNAGES EXPRIMÉSLORS DU 40ème JOUR

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Les valeurs d’égalité, de liberté et de progrés en partage

Khemais CHAMMARI

Cher(e) s ami(e) s,

Quand nous nous sommes connus, il y a quarante six ans,Mohamed entamait, à l’époque, un troisième cycle de droit privé,prélude à une brillante carrière universitaire au cours de laquelle il aparticipé - avec les qualités pédagogiques et d’érudition que l’on sait- à la formation de plusieurs générations de juristes tunisiens.D’autres que moi parleront, dans quelques instants mieux que je nesaurais le faire, de l’homme de science rigoureux et de l’enseignantdu Droit au renom international qu’il fut.

Si j’ai tenu cependant à évoquer cet itinéraire professionnelprestigieux, c’est en raison bien sûr de son importance déterminantedans la vie de Mohamed Charfi mais aussi parce que sa démarche etses choix en ce domaine ont procédé de la même exigence éthiqueet du même attachement pour les valeurs de non discrimination,d’égalité, de liberté et de progrès qui ont inspiré l’ensemble de sonengagement politique.

Cela m’a frappé dès nos premières rencontres à la cité universi-taire, à l’UGET, au “115” (siège Boulevard Saint Michel de l’AEMNA,l’Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains) et au “Gay-Lussac” le café qui fut, des années durant, le QG de la nouvelle Gauche Tunisienne en gestation.

Dans ce bref témoignage, j’éviterai dans la mesure du possiblede citer des noms pour aller plus vite et pour ne pas en oublier, maisla présence parmi nous, à l’époque, d’un certain nombre de fortespersonnalités, dont l’apport fut des plus enrichissants, n’en rend queplus méritoire le rôle structurant et décisif de Mohamed Charfi. Al’UGET d’abord, dans les relations avec et au sein des groupes

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communiste et trotskyste ensuite, puis à la fondation du Grouped’Etudes et d’Action Socialistes Tunisien (GEAST) qui prit l’initiativede publier “Perspectives”.

Ce sont ces mêmes qualités humaines et politiques qui lui ontpermis d’assumer un rôle majeur lors des premières années d’implantation du Groupe en Tunisie.

Evoquant avec lui, il y a quelques mois, le travail amorcé par laFondation Temimi de recueil de témoignages sur cette mémoire dumouvement progressiste largement occultée jusqu’ici par la Gaucheelle-même ; nous étions en parfait accord sur la nécessité de systé-matiser les initiatives, les témoignages et les recherches pour ques’écrive enfin dans ses contradictions et sa diversité cette mémoirecollective - critique et autocritique - qui nous fait aujourd’hui cruellement défaut.

Tout comme Serge Adda, Noureddine Ben Khader, AhmedOthmani, Hachemi Ayari et tant d’autres, Mohamed nous aura définitivement quitté sans que ce projet voie le jour. Et peut-être quel’hommage que nous lui rendons aujourd’hui nous incitera t-il ànous engager avec plus de détermination dans cette voie.

Toujours est-il que le GEAST n’a malheureusement pas survécuaux effets conjugués de la radicalisation idéologique et de l’impla-cable répression du printemps 1968 qui précéda de quelques moisune crise majeure du régime.

Après cette épreuve et celle de la détention, c’est à la LigueTunisienne Des Droits de l’Homme (LTDH) que nous nous sommesretrouvés, une décennie plus tard, sous la présidence de notre amiSaadoun Zmerli.

De notre entrée au comité directeur lors du premier congrès à lafondation de l’Institut Arabe des Droits de l’Homme en passantnotamment par le débat essentiel sur la charte de la ligue, le rapportde la commission nationale d’enquête sur les émeutes du pain - dontMohamed fut l’actif et exigeant rapporteur - et l’action quotidiennecontre l’arbitraire, la répression et la torture ; ces années 80 comptent parmi les périodes de luttes communes que j’évoque, endépit des difficultés et des crises, avec le plus d’émotion.

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Je disais au début de mon intervention que cela faisait quarantesix ans que nous nous connaissions. Dans l’action commune ou àdistance, nous avons été en accord sur des questions aussi essentielles que les combats pour la dignité et la justice sociale, ladéfense des droits humains et de leur universalité, l’égalité des droitsentre les femmes et les hommes, le pluralisme démocratique et lerefus des fanatismes, religieux notamment, avec leur inévitable cortège de violences. Mais nous avons eu aussi des débats difficilessur les modalités de la nécessaire sécularisation de nos sociétés ousur les appréciations relatives aux différentes formes et manifestationsde l’islam politique.

Pourtant, et malgré nos différences de tempérament, ces tenstions n’ont heureusement provoqué, à aucun moment, les affrontements et les ruptures que d’aucuns escomptaient.

Maîtrisant parfaitement la pensée des grands réformateurs tunisiens, Mohamed Charfi était - il est dur ce temps employé aupassé - un homme de convictions qui n’a cessé, tout au long de sonitinéraire politique, de croire en une Tunisie moderne, démocratique,ouverte sur le monde et fidèle à ses traditions de liberté.

C’est tout à la fois à l’ami et à cet homme d’engagement que j’aivoulu rendre ce soir ce modeste et affectueux hommage.

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L’égalité des sexes, un combat indissociable de la question démocratique

Khadija CHÉRIF

La disparition de Mohamed Charfi est une immense perte.Homme de qualité et de grande envergure il était reconnu et respecté de tous. La Tunisie perd en lui l’un de ses rares hommesd’Etat de stature internationale et une des figures les plus marquantesde la scène intellectuelle et politique.

Juriste universitaire, penseur et homme politique engagé,Mohamed Charfi était de tous les combats. Je témoignerai ici d’unaspect de son engagement pour les libertés et les droits de l’homme.Ce combat il le menait contre toutes les formes de discriminations etla première d’entre elles, celle à l’égard des femmes.

Ce combat constituait pour lui une préoccupation majeureparce que fondamentale, car indissociable de la question démocratique.

Son adhésion à la cause des femmes n’était ni formelle ni occasionnelle mais profonde et permanente tant elle allait de soi.Conscient que le projet de société pour lequel il militait sans relâche,ne pouvait se réaliser sans que les femmes ne soient de réellesactrices du développement social.

Les principes d’égalité, de justice et de liberté ont guidé saréflexion et son action tout au long de son parcours. C’est dans cetesprit et sur cette base qu’il a soutenu la lutte des femmes depuis lesannées 70 par ses nombreuses contributions et notamment dans sondernier livre "Islam et liberté : le malentendu historique". Il démontrecombien l’Islam conservateur, l’Islam figé peut être un frein à la libération des femmes et combien cette question (celle des femmes)est importante et incontournable pour l’accès à la modernité.

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En 1985 lors du congrès de la Ligue Tunisienne des Droits del’Homme (LTDH) dont il était Vice-président il s’est positionné clairement en faveur de la liberté de conscience et les droits desfemmes. Il s’est investi en encourageant avec d’autres militants lacréation de la commission femmes considérant que les droits desfemmes sont partie intégrante des droits de l’homme et que l’égalitédes sexes n’était pas négociable. C’est sur cette base qu’il a participéfortement à l’appel demandant la levée des réserves formulées à laconvention de Copenhague (CEDAW). Il fut l’un des animateurs lesplus présents de la commission. Sa participation aux activités étantdes plus fructueuses tant par la profondeur de sa pensée que par savision de la société, conciliant en permanence savoir et action.

Ami proche de l’Association Tunisienne des FemmesDémocrates (ATFD), il a partagé nos préoccupations, soutenu nosrevendications, participé à nos débats y compris sur les questions lesplus sensibles comme celle de l’heridage ou du voile. Toujours disponible, sa capacité d’écoute et de persuasion arrivait à nousconvaincre, même si parfois nous contestions le réalisme de l’homme politique sans jamais douter de la pertinence de ses propositions et de son honnêteté.

En sa qualité de ministre, il a engagé les réformes du systèmeéducatif qu’il pensait nécessaires, dans l’esprit qui l’a toujours animé. Il était convaincu que l’école est fondamentale dans la socialisation des jeunes et la formation du citoyen de demain. C’està l’école que se joue l’avenir de toute société.

En homme des lumières, comparé même à Condorcet dans sagrande entreprise réformatrice, il a mis en place des commissionspédagogiques pour réviser les manuels scolaires afin d’inculquer à lajeunesse l’esprit d’égalité, d’ouverture et de tolérance. Il était soucieux de présenter une image valorisante des femmes et était par-ticulièrement vigiliant vis-à-vis de l’enseignement religieux. À ceteffet il a impliqué à une large échelle les différentes composantes dela société civile et pris en compte la totalité des propositions présentées par l’ATFD.

La fidélité a ses principes lui a valu disgrâces et déceptions.Dans son combat contre l’obscurantisme lors de la mise en place des

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réformes éducatives, son conflit ouvert avec les islamistes a mis enlumière l’irréductibilité de la confrontation de deux visions de l’avenir de la société et le danger du projet islamiste. Différents soutiens lui ont été apportés dont principalement deux pétitions.Celle des 1000 enseignants et universitaires et celle des femmes quiont tenu à réagir de façon spécifique.

Pour vivre en paix avec lui-même et en homme de compromiset non de compromissions, toujours motivé par l’intérêt général, il arejoint de nouveau l’opposition démocratique, sa famille politiquede toujours. Mal compris, accusé à tort, il fut la cible de campagnesde dénigrement et d’attaques violentes notamment celle du cheikhKhlif lors d’un prêche du vendredi. Ce sont les femmes principale-ment qui ont dénoncé ces méthodes en lui témoignant par un écritpublic leur sympathie. Humaniste, cultivé et talentueux, il a mistoutes ses capacités au service de ce pays qu’il aimait passionnémentet pour lequel il était préoccupé et attentif jusqu’à son derniersouffle.

Il part à un moment où le pays a encore besoin de lui, où lesrégressions qu’il a tant combattues refont surface pour remettre encause les acquis modernes de la Tunisie.

Nous perdons en lui le soutien et la détermination du militant,le savoir et l’érudition du penseur, la rigueur, l’expérience et la pédagogie de l’universitaire.

Mohamed Charfi a marqué des générations. Il restera une référence durable dans ses choix moraux, politiques et intellectuels.Ceux qui l’ont connu, ceux qui ont adhéré à ses idées ne l’oublieront pas. Nombreux continueront à suivre le chemin qu’il atracé pour tenter de réaliser le projet qu’il portait en lui.

C’est avec la plus grande émotion que je témoigne aussi en tantqu’amie. Mohamed Charfi était un grand ami, un ami précieuxauprès de qui j’ai beaucoup appris.

Nombreux sont ceux qui comme moi ont apprécié ses qualités,son don de soi et sa sincérité totale quand il les comptait parmi sesproches.

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La dimension internationale

Sophie BESSIS

Tous les Tunisiens connaissent Mohamed Charfi. Ce que certainssavent probablement moins, c’est qu’il a aussi été un intellectuelapprécié et respecté sur le plan international. A toutes les étapes deson itinéraire, on l’a sollicité à l’étranger pour ses compétences et sacapacité d’analyse, mises au service de ses convictions.

Je voudrais juste ici citer quelques domaines dans lesquels ils’est particulièrement distingué.

On a rappelé que Mohamed était avant tout un juriste. C’est entant que tel qu’il a acquis sa première notoriété.

Juriste toujours, mais juriste “politique”. Il a en effet utilisé ledroit comme un outil de décodage et de compréhension de la société.On se souvient, par exemple, des cours qu’il a donnés dans lesannées 80 à l’Académie de droit international, à la Haye entreautres. Ainsi, celui de 1987 porte sur “l’influence de la religion dansle droit international privé des pays musulmans”. On trouve dans cesconférences les deux champs d’analyse qui ont toujours constituéses priorités : l’inadéquation de l’islam - tel qu’il a été figé - aux défisde la modernité, et l’impact de cette obsolescence sur la conditiondes femmes. En effet, l’égalité des sexes a toujours consituté pour luiune condition sine qua non de l’entrée d’une société dans la modernité, et l’oppression des femmes est peut-être une des chosesqui le révoltait le plus.

L’exprérience ministérielle, ensuite, lui a donné une autredimension. Partout dans le monde, il a prêché pour un enseignementfondé sur l’apprentissage des valeurs universelles, sur l’ouverture auxautres, sur l’acquisition des outils de compréhension du mondemoderne. Partout, il n’a pas hésité à critiquer la fermeture, le conser-vatisme et l’alignement sur les interprétations les plus obscurantistesde l’islam dans la plupart des pays du monde arabe. Si bien que sa

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réforme est devenue, dans cette région, l’exemple de ce qu’il fautfaire pour redonner à l’enseignement sa mission éducative. Il n’y apas qu’en Tunisie qu’elle a suscité des débats passionnés entre sespartisans et ses adversaires mais aussi, entre autres, dans tout leMaghreb.

Modernité et monde arabe, encore. Mais c’est en 1999 qu’ilacquiert la dimension internationale d’un penseur des rapports entreislam et modernité, avec son livre devenu une référence : "Islam etliberté, le malentendu historique", traduit en arabe, en anglais et enespagnol. Dès l’ouvrage connu, Charfi est appelé partout où l’on abesoin d’une parole moderne, sans concession sur les principes, mais pédagogique et non plémique sur un sujet de plus enplus brûlant, celui des rapports entre Religion, Etat et Société en pays musulmans.

Il est d’abord appelé, à titre d’expert, par le Pnud, pour faire partie de l’équipe de chercheurs à l’origine des rapports du Pnud surle monde arabe. On sait que l’organisme des Nations Unies a identifié, dans ces rapports, deux causes essentielles des blocages decette région : l’absence de liberté et la situation faite aux femmes.Penseur démocrate et féministe, il a apporté une importante contributionà ce travail.

Parallèlement, il s’est fait vulgarisateur en assurant pendant plusieurs années une chronique hebdomadaire sur les ondes de laradio marocaine Médi 1, écoutée sur tout le pourtour de laMéditerranée occidentale. Commentateur avisé de l’actualité, il aégalement contribué à faire passer par ce biais ses idées.

On l’a ensuite sollicité pour être membre de l’Institut Européende la Méditerranée à Barcelone, où il se rendait régulièrement cesdernières années.

Plus récemment, Mohamed a participé activement au Groupede Haut Niveau (HLG) pour l’Alliance des civilisations, créé en 2005à l’initiative des gouvernements espagnol et turc sous le patronagedes Nations Unies. Il a pu, dans ce cadre, réaffirmer son attachementà la modernité et son rejet du droit à la différence prôné par les culturalistes, voulant imposer la primauté des spécificités culturelles

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sur les valeurs universelles. Or, pour lui, les principes inscrits dans laDéclaration universelle des droits de l’homme constituent le soclenon négociable du dialogue interculturel.

Grâce à cette dimension, M. Charfi fait partie de ces intellectuelsissus du monde arabe qui ont fait comprendre en Occident que cemonde est loin d’être monolithique, qu’il n’a pas vocation à larégression ni à la réclusion identitaire, et qu’il existe en son sein deshommes et des femmes qui pensent leur société afin de la réconcilier avec le siècle et l’universel.

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A Si Mohamed CHARFI,

Zeyneb FARHAT

Sollicité par le pouvoir nazi à s’engager dans sa guerre,Hermann Hess avait répondu : "oui je suis volontiers un patriote maisessentiellement un Homme- et quand il ya contradiction entre cesdeux statuts, c’est tout naturellement que je vais vers l’Homme"-

C’est par cette citation du grand écrivain allemand que je souhaitais par carte de vœux la bonne année à Si Mohamed Charfi-c’était en 1992-

De lui, Je garde trois belles images :

La première, c’est celle lors du congrès de la LTDH, en 1985, àAmilcar quand il a éclaté d’une belle colère saine contre le parterrede certains professionnels des droits humains indécents d’inhumanitévu qu’ils déniaient le droit au citoyen Serge Adda de se présenter aubureau de la LTDH pour cause de sa race juive, alors que d’autres,pensant le défendre, citaient le passé patriote de son Papa Georgeset de sa maman Gladys- Et là, Si Mohamed a mis ses lunettes sur lefront en apostrophant violemment et même très violemment ceux làmême qui tout simplement ne respectaient en rien la charte de laDéclaration universelle des droits de l’homme, et surtout son article 2.Et ce jour là, il n’a pas mâché ses mots et il n’a pas souri ! Et je peuxmême ajouter que si ce jour là, Si Mohamed n’avait pas explosé, lanotion de Droits de l’homme aurait – à nos yeux- éclaté à jamais partrop de médiocrité intellectuelle.

La deuxième belle image est celle d’un ministre à trois portefeuilles faisant la queue devant le guichet de cet espace afind’acheter son billet d’accès à nos spectacles- Et qui ne voulait ni utiliser son carton d’invitation au spectacle, ni faire valoir son passe- droit " gouvernemental "- il était là, discret parmi le public, àattendre patiemment son tour – Il l’a fait maintes fois jusqu’à ce quedes menaces de mort concrètement formulées par un groupe islamiste l’oblige à se faire payer son billet d’accès par un tiers.

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La troisième reste la dernière : le 5 Octobre 2007, pour la petite fête organisée par ELTEATRO pour son 20ème anniversaire, ilétait parmi nous, cheveux un peu longs et sourire éclatant qui nousa toujours ravis, et lui était ravi de nous entendre lui dire que c’estune fête intime pour seulement les Amis d’ELTEATRO. Et qu’il en faitpartie !

Oui nous nous permettons de dire que c’est un amid’ELTEATRO. Que nous l’aimions et respections- A plus d’un titre-

Grâce à lui, il ya eu la création de ce que nous appelons entrenous " le milliard de Charfi pour l’animation culturelle et sportive",qui a permis aux espaces culturels, et aux créations artistiques surtout de s’ouvrir sur le marché estudiantin, permettant à ces derniers d’acquérir leur droit à la culture en acquérant leurs billetsd’accès aux spectacles subventionnés par ce "milliard" - Ce "milliard de Charfi" a arraché plus d’un étudiant aux griffes des extrémistes, de la dépression juvénile, lui offrant l’alternative philosophique et culturelle d’épanouissement à une "exploitationd’une dérivée hormonale" !

D’où une rencontre extraordinaire entre les deux mondes artistique et estudiantin autour de la quelle nous avons bâti, nous àELTEATRO, une dynamique inimaginable aujourd’hui : le Ministèrenous achetait une représentation "spéciale étudiants" qui s’ensuivait d’un débat entre les artistes et les étudiants présents queRadio Jeunes enregistrait pour animer l’émission radiophoniquethéâtrale régulière sur les ondes autour d’un thème ou un auteur…!Douces périodes, douces illusions !

Pour clore le dossier du " milliard Charfi pour l’animation culturelle et sportive ", je tiens à souligner que notre autre grand amiDaly Jazy , a été le seul ministre à croire en sa portée civilisatrice del’esprit de l’étudiant. Et il ya 3 ans, par reflexe citoyen, je me suisamusée avec l’artiste Raja Ben Ammar à mener une enquête poursuivre la trace du " milliard Charfi " pour voir où il a disparu et dansquelle autre activité il a été englouti : Peine perdue : " le milliardCharfi " est toujours là, mais il est sûrement là ou il ne faut pas.

Et puis que vous dire de plus ?

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Si Mohamed nous est physiquement, émotionnellement proche,sa trace est là, dans cette salle, le long de nos 20 années.

Toutefois, nous avons été déçus que lors de la rédaction dufameux manifeste, qu’il ait fait appel à toutes les compétences intellectuelles .Sauf à celles de l’Art pour rêver la "Médina el fadhila", et que dans ce manifeste, il ya eu toutes les revendicationscitoyennes. Sauf celle, à notre avis, qui dessine les contours justement d’une "Madina EL Fadhila", à savoir le projet culturel. Etque, à aucun moment, il n y avait le mot ART dans ce manifeste- Etnous avons boudé le manifeste Charfi ! Et nous en avons bien discuté plus tard. Et cela n’a en rien touché notre relation.

Et alors ? Et alors rien ! nos événements comme des "Première"ne sont des Première que par la présence entre autre de si Mohamedet Fouzi, sa belle et élégante compagne- Parce que avec lui, il yavait le contrat de confiance et que sa curiosité est réelle et saine , etqu’il ne se montrait pas seulement pour "les grands artistes confirmés" mais se déplaçait aussi pour les spectacles et découvertesque nous lui conseillions. Une fois même, il ya 2 ans, nous avonsretardé la Première de 20 mn afin de laisser à Si Mohamed le tempsd’arriver d’EL Manar à EL Teatro pour qu’il assiste à l’œuvre d’unejeune metteure en scène Khawla El Hadef qui a monté la pièce "caféamer" ! Car une Première sans lui est inimaginable !

Et alors ? Et alors rien !

Sauf que dans cet espace, et après tant d’autres : Serge, Daly,Hmaied, Badran, Samir, Noureddine …une autre énergie réellemême si virtuelle sera parmi nous, rejoignant les amis du cœur et lescomplices de nos rêves citoyens : énergie à la quelle nous lèveronsà chaque occasion, en silence, nous lèverons ce verre avec amour etrespect , leur promettant , toujours en silence, toujours le verre à lamain et le sourire aux lèvres : No Pasaran !

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Son combat pour la liberté

sous la lumière des étoiles

Faouzia Farida CHARFI

J’ai connu Mohamed au début de l’année 1962 au café Le GayLussac, à l’angle de l’impasse Royer Collard et de la rue Gay Lussac.Ce café existe encore. C’était le lieu de rendez-vous d’étudiants tunisiens progressistes que je fréquentais depuis plusieurs mois.Mohamed était un des nouveaux habitués, il était arrivé à Paris enoctobre 1961. Il était déjà connu, car il s’était fait remarqué par sesinterventions courageuses au Congrès de l’Union Générale desEtudiants Tunisiens (UGET) qui avait eu lieu à Carthage en juillet1961. C’est à travers la politique à laquelle je commençais à m’intéresser, que je l’ai connu. Mohamed était un passionné de poli-tique, il l’est resté jusqu’au dernier jour.

Les trois années que Mohamed a passées à Paris ont été particulièrement riches. Il militait activement au sein de l’UGET faceau pouvoir qui voulait noyauter la centrale syndicale estudiantine. La direction de la cen-trale finit par dissoudre la sec-tion de Paris qui avait prisson indépendance grâceà l’action d’un certainnombre d’étudiants,dont Mohamed, éprisde liberté et de justice.Ils furent exclus del’UGET, et peu detemps après, en octobre 1963, naissait le groupe Perspectives. Onconnaît la suite, avec la dérive maoïste du groupe, la démission deMohamed, puis les arrestations de mars 1968 et le procès en septembresuivant.

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La politique n’a jamais empêché Mohamed de s’investir pleine-ment dans sa carrière d’universitaire qu’il a commencée en octobre1964 à l’Institut des Hautes Etudes de Tunis. Un grand moment a étésa réussite au concours français d’agrégation en droit privé en 1971.A son retour de Paris, il fut accueilli comme un héros par ses étu-diants de la Faculté de droit de Tunis venus en force à l’aéroport dansun bus loué à une institution universitaire.

Mohamed était de manière permanente dans la réflexion et dansl’action. Ses recherches en matière de droit privé l’ont amené à étudier différentes questions telles que " L’égalité entre l’homme et lafemme dans le droit de la nationalité tunisienne ", " L’expériencetunisienne en matière d’arbitrage international ", " Droit musulman,droit tunisien et droits de l’homme ". Lorsqu’il travaillait son cours deDroit International Privé, il éprouvait un très grand plaisir intellectuel,d’autant plus grand que le problème qu’il traitait était complexe. Lapréparation des sujets d’examen le mettait dans un état d’intenseconcentration qui aboutissait souvent à poser des problèmes juridiques d’une grande subtilité que beaucoup de ses anciens étudiants n’ont pas oubliés.

Assez tôt au cours de sa carrière d’universitaire, il s’est attelé àune analyse approfondie du droit en pays d’Islam. Il avait bénéficiéd’un enseignement qui lui avait assuré une formation bilingue et unedouble culture. Il connaissait tout aussi bien le Coran et les faits historiques islamiques - grâce d’abord à son père, puis à l’école et aulycée-, que les écrits des penseurs des Lumières et l’histoire de laRévolution française. Il en a dégagé une pensée résolument moderne, laïque et féministe, présente dans ses publications, présente dans les nombreuses conférences données dans le cadreuniversitaire ou associatif et présente dans l’action qu’il a menéetoute sa vie pour mettre en œuvre ses idées. Son ouvrage " Islam etliberté, le malentendu historique " publié en 1999 est une relecturecritique de l’histoire et du droit musulman dans laquelle il montreavec force la nécessaire séparation entre politique et religion.

L’intérêt constant qu’il portait aux questions politiques etsociales l’avait amené à s’intéresser de près aux enseignements quenos filles Samia, Fatma, Leila avaient reçus dans les cours d’arabe,

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d’histoire, d’instruction religieuse et de philosophie. Le bilan étaitconsternant : tous ces cours tendaient à former des jeunes tunisiensschizophrènes, vivant dans un pays républicain mais apprenant quele seul régime légitime est le califat, vivant dans un pays où la polygamie était abolie mais apprenant dans les cours de philosophiequ’elle peut présenter des avantages…Lorsque Mohamed a eu la responsabilité du Ministère de l’Education, de l’EnseignementSupérieur et de la Recherche scientifique, il avait déjà en tête lesgrandes orientations de la réforme du système éducatif tunisien ;favoriser chez les jeunes l’esprit critique, leur donner une culturegénérale ouverte sur le monde et assurer la formation du citoyen. Lesouvenir que je garde de lui à la tête du Ministère de 1989 à 1994est celle d’un militant, engagé dans une course effrénée contre l’obscurantisme et convaincu que cette bataille valait bien la peinede dépasser les inévitables écueils surgis de part et d’autre.

Des batailles, il en avait menées à l’Université pour la créationdu syndicat des professeurs et maîtres de conférence de l’enseigne-ment supérieur au début des années 70, puis au sein de la LigueTunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) au début des années 80.Je ne peux pas oublier son implication très forte pour la chartre desdroits de l’homme à une époque où au sein de la LTDH, des voixplus en écho à celles des islamistes – pour certains par opportunismepolitique- que celles des hommes et des femmes sincèrement imprégnées de l’esprit de la Déclaration universelle des droits del’homme, commençaient à se manifester. Pour Mohamed et pourtous ceux qui ont lutté pour que la chartre soit adoptée, il n’était pasconcevable qu’un militant des droits humains ne respecte pas laliberté de conscience ou la liberté de la femme de choisir sonépoux…

Plus récemment, Mohamed a participé activement au Groupede Haut Niveau (HLG) pour l’Alliance des civilisations, créé en2005 à l’initiative des gouvernements espagnol et turc sous le patronage des Nations Unies. Il put ainsi réaffirmer son attachementà la modernité et son rejet du droit à la différence prôné par les culturalistes, soucieux de respecter sans limite les spécificités culturelles. Pour lui, les valeurs inscrites dans la Déclaration

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universelle des droits de l’homme, en particulier l’égalité entre leshommes et les femmes, constituent la base incontournable du dialogue interculturel.

A côté du juriste, de l’homme politique, du militant des droitshumains, il y avait aussi le scientifique, le passionné d’astronomiequi savait mettre au point un télescope, décrire le ciel, les constel-lations, les planètes mais aussi expliquer la vie des étoiles et l’évolution de l’Univers. Allongé sur une chaise longue au bord de laplage de Raf Raf, les jumelles pointées dans la direction de laconstellation de Pégase, il retrouvait en quelques minutesAndromède, la galaxie la plus proche de la nôtre dans l’hémisphèrenord. Il lui arrivait souvent d’attendre tard dans la nuit, que lesPléiades, magnifique amas d’étoiles jeunes, apparaissent du fond dela mer. Ces longues heures passées à admirer le ciel étaient peut-êtreaussi celles où il affinait sa réflexion sur les problèmes du momentou sur les sujets qui lui tenaient à cœur depuis toujours.

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Les hommages au Maitre

Abdelmajid HAOUACHI

Lorsque la cérémonie de commmoration du quarantième jourde la disparition de feu Mohamed Charfi a commencé, l’espace"théâtro" d’El Mechtel qui abritait cette cérémonie était archicomble.Dans le hall il y avait une exposition de photos, riche et instructive,sur l’itinéraire militant du défunt. Tant de retrouvailles dans le halldonnaient l’impression que tout le monde connaît tout le monde.

Il faut dire que l’atmosphère était plutôt détendue mais la charge émotionnelle monta d’un cran quand on éteignit les lumièresdans la salle pour la projection d’un court métrage reprenant trèsbrièvement des interventions télévisées de feu Mohamed Charfi surdivers sujets..

Dans la force de l’âge, l’homme au visage rayonnant de vie, delucidité et de dynamisme argumentait sur divers sujets en conjuguantle charisme au ton persuasif et didactique dont il était passé maître.

Ses interventions portèrent sur les Droits de l’Homme en Tunisieet la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme au lendemain du 7Novembre 1987, sur la réforme de l’enseignement, sur l’élaborationdu Pacte National et sur ses positions d’opposant après avoir quittéle gouvernement.

Au terme de la projection, son ami intime M. Hichem Gribâalui a rendu hommage et s’est chargé de donner la parole à toutes lespersonnalités politiques, associatives, syndicales et les intellectuelsqui l’ont connu de près, sans oublier la famille du dèfunt, en l’occurence, son frère M. Mounir Charfi, qui évoqua le souvenir dugrand frère dont la prèsence à ses côtés fut très prècieuse dans lesmoments difficiles.

Cet aspect subjectif des hommages rendus à Si Mohamed ne futpoint exprimé par son seul frère. Ils furent, en effet, unanimes à

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parler, sur un ton pathétique, de l’homme et de son œuvre en évoquantavec beaucoup d’affection les souvenirs personnels et intimesconjointement avec les préoccupations de la chose publique.

M. Khémais Chammari est remonté au temps de la jeunesse etau militantisme au sein de l’Union Générale des Etudiants Tunisiens.Mme Khédija Chérif a rappelé son soutien indéfectible à la causeféminine. M. Yadh Ben Achour a salué en lui "le théoricien de laliberté qui ne concevait point l’importance de la pensée en dehorsde la politique".

M. Abdelmajid Charfi a évoqué la profondeur de sa penséeréformiste. M. Taïeb Baccouche a rappelé la dimension syndicale deson action. M. Mokhtar Trifi a souligné son rôle majeur dans l’histoire de la LTDH. Mme Sophie Bessis a insisté sur la dimensioninternationale de sa personnalité. M. Mohamed Trabelsi a loué sesqualités d’homme de dialogue qui n’a jamais été grisé par son accèsau poste ministèriel.

L’enfant prodige de la Tunisie s’est éteint, mais la flamme de sonœuvre demeurera à jamais ardente.

Revue "Réalités" - 17 juillet 2008

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LES TÉMOIGNAGES DE PERSONNALITÉS INTERNATIONALES

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L’ami, le militant

Tahar Ben Jelloun

Quand disparaît un ami, on se met à regretter de ne pas avoirpris assez de temps pour le voir, l’écouter ou simplement manger,boire et rire avec lui (...)

C’est un homme de qualité et il a eu raison de se mouiller parceque la cause en valait la peine : refaire les manuels scolaires. Nonseulement les refaire, mais faire table rase de ce qu’on utilisait auparavant dans les écoles et lycées et partir de zéro. Là, c’est unerévolution (...)

Le principal c’est qu’une réforme se soit faite concrètementdurant plus de trois ans, engageant une centaine de collaborateursdonnant ainsi aux enfants de ce pays une vision du monde et de lavie basée sur l’ouverture aux autres, sur la curiosité et sur la diversi-té, une vision progressiste et laïque, séparant le religieux des autressavoirs. Un travail immense, fou et qui a été indispensable. Depuisje cite cet exemple espérant que les ministres de l’Education dumonde arabe s’en inspirent. Tant qu’on n’a pas fait le propre dans cesmanuels, tant qu’on ne les a pas revus et corrigés, toute évolution est empêchée. On le voit bien au Maroc où l’enseignement souffredepuis l’indépendance de maux multiples et graves. Pourtant il suffit de suivre l’exemple de Mohamed Charfi et d’aller de l’avant.Pour cela, il nous faut des hommes qui oeuvrent et pensent à l’intérêt général et non à leur carrière.

Mohamed Charfi a tracé la voie à suivre. Et cela, aucun ministrearabe n’a eu le courage de le faire, parce que ce qui l’intéressait cen’était pas la promotion de son égo, loin de là, mais de sauver l’avenir culturel de son pays exposé aux menaces du fanatisme, del’obscurantisme et de l’ignorance. Pourtant c’est simple : il suffit derelire les manuels et de les débarrasser des traces d’une idéologierétrograde (notamment en ce qui concerne la condition de lafemme), néfaste (multipliant les préjugés), et sans intérêt parce que

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le monde change et l’enseignement doit suivre l’évolution des mentalités et lutter contre les mensonges de toutes sortes.

Chaque fois que je voyais Mohamed Charfi j’évoquais cetteétape de son itinéraire et comme toujours, il était modeste et passaità autre chose. Un jour, je lui rendis visite chez lui à Tunis avec nosamis communs Adel Rifaat et Bahgat El Nadi. Nous étions dans sonbureau. Il était entouré de centaines de livres en arabe, en français.Il nous dit : c’est là dedans que mon équipe et moi puisons les textesdes nouveaux manuels scolaires. Un travail monumental. Nousfûmes impressionnés et admiratifs. Je me souviens que sa maisonétait gardée par un soldat, un simple soldat, parce qu’on craignaitdes représailles des ennemis de laïcité et des libertés. Ceux –là nel’ont jamais toléré.

Comme beaucoup d’intellectuels du monde arabe et musulmanil était meurtri par le détournement de l’islam par des bandes arméeset surtout ignorantes. En écrivant " Islam et Liberté, le malentenduhistorique ", il a apporté un éclairage essentiel sur cette question simal traitée par la presse internationale. Cet ouvrage est devenu unlivre de référence. A ce propos, ce n’est que par hasard que j’aidécouvert que c’était un homme profondément croyant, attaché plusà l’esprit qu’à la lettre. Mais de cela il ne parlait jamais.

L’homme était d’une rigueur intellectuelle et morale exemplaire.Une chose d’ordre personnel le chagrinait pourtant : il n’arrivait pasà vaincre par la seule volonté l’attrait du tabac. Il me disait " je n’yarrive pas ". La fidélité à ses valeurs et principes, la lutte permanentecontre les injustices que ce soit en Tunisie ou dans le reste du mondearabe notamment en Palestine, l’alliance des cultures et civilisationsont été ses obsessions. De cela un stress sournois le travaillait de l’intérieur. Son élégance, sa passion de la vérité l’empêchaient de seplaindre ou de simplement prendre du repos.

Pour moi, cet homme fut une grande figure de ce Maghreb compliqué et ambivalent. Un homme d’une qualité rare dont il fautsuivre l’exemple, rappeler à notre jeunesse l’apport fondamental deson œuvre pratique et écrite.

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Le combat pour l'émancipation

Mohamed ARKOUN

Mon long parcours d'étudiant, puis de professeur à la Sorbonnede 1954 à 1995 m'a permis de connaître un grands nombre deMaghrébins avec qui je garde encore de solides liens d'estime,d'amitié et d'engagements communs. Mes nombreux étudiants sontdevenus des collègues et des acteurs importants au Maghreb etailleurs. Mohamed Charfi est évidemment un collègue que j'aiconnu alors qu'il était professeur à Tunis. Contrairement à beaucoupde juristes, il s'est particulièrement intéressé aux problèmes poséspar l'histoire et l'application du droit musulman dans une sociétécomme la Tunisie fortement travaillée par la culture démocratique etlaïque pour les raisons bien connues. Outre une amitié spontanéeavec lui et son épouse Fawzia, nous avions un terrain commun d'échanges et de combats : l'application à la modernisation la pensée islamique dans toutes ses expressions, tous les acquis incontournables des sciences de l'homme et de la société enrichiesdans son cas par la culture juridique. Nous n'avons jamais eu lamoindre réticence, encore moins de désaccords ni sur les approchesscientifiques, ni sur nos combats respectifs notamment sur les droitsde l'homme et la laïcité dans les sociétés contemporaines travailléespar ce que je préfère appeler le fait islamique.

Cette communion dans la pensée, l'action et l'espérance s'estvérifiée dans plusieurs séminaires ou conférences où nous noussommes retrouvés. Cela ne va pas de soi entre intellectuels maghrébins et encore moins si on élargit la comparaison aux deuxsphères arabe et islamique. Il a été attaqué comme je le suis parbeaucoup, notamment quand il s'agit de l'interprétation et de l'application de la laïcité en contextes islamiques. Je n'ai jamaismanqué une occasion de souligner l'importance de l'exception tunisienne au temps du premier grand ministre de l'éducationMahmoud Messaadi et durant le trop bref passage de Mohamed

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Charfi. En portant ce témoignage, je ne veux pas entrer dans lesdébats internes qui opposent les citoyens tunisiens sur un sujet quidemeure très controversé. Mohamed appréciait justement mes positions d'historien strict tant pour les enjeux de la pensée laïque etses applications politiques que pour ceux de la pensée islamique etses instrumentalisations par des mouvements très divergents. Jepense aux dernières conversations et évaluations que nous avonseues à la conférence de Kuala Lumpur sur le thème Qui parle aunom de l'islam ?

Nous avons eu le plaisir et le privilège de siéger et réfléchirensemble pendant deux ans comme membres du comité scientifiquede "La Fondation pour la modernisation de la pensée arabe". Les ambitions intellectuelles, scientifiques et humanistes de cetteFondation étaient réalistes, lucides et d'une ouverture exceptionnel-le. L'idée de sa création et son soutien financier reviennent àMohammad Abd al-Muttalib al-Houni, un mécène cultivé, courageux, totalement dévoué à tout ce qui peut contribuer à délivrer la pensée arabe des clôtures dogmatiques à la fois religieuses et politiques, les errements absolutistes contemporains etles stratégies de domination d'un Occident fidèle à sa Real etMachtpolitik. Pour des raisons que je ne puis détailler ici, l'expé-rience a eu une courte durée ; son échec, nous l'avons dit dans unedernière réunion, s'inscrit dans le fonctionnement en cours descadres sociaux de la pensée et de la connaissance dans le mondearabe.

Mohamed Charfi a mis ses compétences juridiques au service dela Fondation ; mais il partageait aussi avec tous les membres ducomité ses engagements jamais démentis pour ouvrir au Maghreb,aux sociétés arabes et à " l'islam " repensé, de nouveaux horizons decréativité, de liberté et d'accomplissements historiques émancipa-teurs. Je puise dans le parcours de cet ami loyal, doux dans son langage et sa relation aux autres, lucide dans ses engagements, généreux dans sa manière de servir les belles causes, la confiance etla détermination nécessaires pour poursuivre les combats que nousavons partagés et que partagent, j'en suis sûr, tous ceux qui l'ontconnu et reçu comme je continue à le recevoir.

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La fraternité par les combats

Leila SHAHID

Chère Faouzia

En ce jour ou la pensée de Si Mohammed vous réunit avec tousceux qui l'ont aimé, sa famille, ses camarades de lutte, ses étudiants,ses lecteurs, ses admirateurs, et l'immense famille d'amis qu'il a eue,permettez moi de joindre ma voix à la votre.

Si je me permets de dire que l'hommage que je voudrais rendreest à mon frère c'est parce que je ne trouve pas d'autre mot pourexprimer cette parenté, qui n'est pas celle du sang, ni de la généalogiemais qui est peut être encore plus proche. Je me suis toujours sentietrès proche des choix, des idées, des combats et des valeurs défendues par Si Mohamed Charfi au point que j'avais l'impressionqu'il y avait entre nous un lien familial. Mais peut être est-ce notrevraie famille, celle que l'on choisit, pas celle dont on hérite et je voudrais vous dire, chère Faouzia, que la vie de Si Mohamed, sescombats, ses idées et sa pensée font de lui notre frère. Je suis certai-ne qu'au delà des frontières de la Tunisie nous sommes nombreux à partager ce sentiment. En ce 40ème jour de mémoire et de profondrecueillement sachez que nous partageons avec vous, avec ses fillesses amis et camarades le sentiment d'une immense perte que nousne pouvons surmonter qu'en nous engageant à continuer le combatintellectuel et politique auquel il a consacré sa vie.

Avec mon estime et ma profonde amitié

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Un subtile mélange d’élégance, de maliceet de chaleur humaine

Georges MORIN

Ma première rencontre avec Mohamed remonte au 18 novembre1987. Responsable du Maghreb au Parti socialiste, j’ai accompagné àTunis le premier secrétaire du P.S.. Quelques jours après la déposition duprésident Bourguiba, Hédi Baccouche avait demandé à Lionel Jospin devenir en Tunisie pour mieux comprendre ce qui venait de se passer etpouvoir en rendre compte au président Mitterrand. Dans l’atmosphère deliesse qui régnait alors à Tunis, nous avons longuement travaillé avec HédiBaccouche et Hamed Karoui avant de rencontrer à Carthage le président Ben Ali. Nous avons aussi rencontré Ahmed Mestiri au siège duMDS. Nous nous sommes ensuite rendus à la Ligue tunisienne des droitsde l’Homme : c’est là que j’ai rencontré pour la première fois Mohamed,qui en était vice-président. Apprenant que j’étais originaire d’Algérie etque j’enseignais la science politique à Grenoble, Mohamed m’avait alorspubliquement salué comme " son compatriote et son collègue " Cela étaitdit avec ce subtil mélange d’élégance, de malice et de chaleur humainequi était sa marque et qui nous a immédiatement mis en sympathie.

Moins de deux ans plus tard, par un beau dimanche d’août1989, je lui ai rendu visite à Hammamet. Il venait d’être nomméministre de l’éducation nationale. Je suis resté près de trois heuresavec lui. Il m’a fait part de la mission que lui avait confiée le président de remettre sur les rails un système éducatif dans lequel lepoison obscurantiste avait été lentement instillé. Il me disait en avoirtrouvé les traces dans toutes les disciplines et je me rappelle de cetteexpression qu’il a alors utilisée: " Nous devons travailler à la pince àépiler pour parvenir à enlever toutes les mauvaises herbes ".

En mars 1991, juste après la première guerre d’Irak, je me suisrendu à Tunis, Alger et Rabat avec une quinzaine d’élus socialistesfrançais originaires du Maghreb, Pieds-noirs ou Français maghrébins.

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Nous sentions qu’une profonde déchirure s’était produite entre lesdeux rives. Avec nos origines franco-maghrébines, nous pensionspouvoir contribuer à recoudre ce lien qui nous était si précieux.Nous avons rencontré, à Tunis, pas moins de quatre ministres, nosamis du MDS et de la LTDH. Ces discussions ont été très franches,très dures parfois, très utiles en tout cas. Mais le souvenir marquantaura été, pour toute notre délégation, la rencontre avec le ministrede l’éducation nationale Mohamed Charfi. L’intelligence, l’ouverture,la lucidité et la franchise de cet homme ont marqué tous mes camarades. Mon amitié pour lui s’en est trouvée renforcée et il nes’est, dès lors, pas passé une seule année sans que nous nous retrouvions, à Paris ou à Tunis.

Nous l’avons invité à Paris en 2000 à une conférence-débatautour de son livre " Islam et liberté " qui a drainé un public aussinombreux que passionné. Chacun a pu alors découvrir le doubleenracinement de Mohamed, fin connaisseur du Coran et de l’Islamet tout aussi attaché à la démarche universelle de la liberté de l’esprit et du progrès de l’homme .

Ma dernière rencontre avec lui remonte à décembre 2007. Je l’ailonguement vu, à votre domicile de la rue de Grenade. Je l’ai trouvéphysiquement fatigué, mais toujours aussi vif d’esprit et amical. Nous avons aussi parlé de sa santé bien sûr et je l’ai alorsentendu me dire, avec une étonnante sérénité : "Rassure-toi,Georges, je me bats contre ce mal terrible qui me ronge. Mais je nete cache pas que je commence à fatiguer…Tu sais, il faut être lucide… c’est peut être la dernière fois que l’on se voit ! " Je n’ai puretenir mes larmes.

Ce que j’ai le plus aimé en lui, c’est cette foi en l’homme, une foiinébranlable, qui requérait toute son énergie et qui le rendait imperméable à la peur : pour défendre ses convictions, il a su affronter la prison, les insultes et les menaces, les tracasseries adminis-tratives et politiques. Comme je te l’ai écrit à l’annonce de sa mort :"Mohamed était l’un de ces rares hommes que chacun a la chance derencontrer un jour dans sa vie et qui t’apportent aussitôt, et pour long-temps, la lumière de leur intelligence et de leur générosité ".

Association “Coup de soleil”

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Fidélités, infidélités

Abdelwahab MEDDEB

Ce qui m’a toujours impresionné chez Mohamed Charfi, c’est lapuissance de son Intellect. D’un Intellect qui s’exprime dans l’immense clarté et en cheminant pas à pas sur la voie de la logiquedéductive. J’ai constaté ce trait dans les seules discussions que j’aieues avec lui, soit en tête à tête, soit dans des séances collectives oùétaient rassemblés des amis dans des salons ou autour du partage desmets et des libations. Dans la discussion privée comme dans la civilité d’une mondanité fertile, jamais Mohamed Charfi ne quittaitcette démarche logique d’une portée plus ample que celle dont useau quotidien le commun des humains dans leurs échanges. Aussichaque fois que je l’entendais, il me faisait penser au joueur d’échecqui ne décide d’avancer son pion que lorsqu’il a envisagé, à traversl’infini des possibilités, une perspective qui aura tracé dans l’espacemental au moins cinq ou six coups à venir. C’était donc une naturequi a reçu un don d’intelligence supérieur. Que ce don se fut exprimé à travers le discours juridique confirme que cette scienceprocède du raisonnement mathématique. J’admirais MohamedCharfi car il édifiait patiemment sa demeure sur un site qui m’étaitétranger et qui me fascinait , ma parole étant poétique, intuitive, participant de l’obscur qui borne la scène de la vision.

Mais là où nous nous rencontrons c’est dans le constat de lasituation catastrophique de notre origine et de l’inefficience des références traditionnelles que nous avons héritées de l’islam.Comment faire pour édifier une cité moderne profondémentempreinte de l’esprit qui anime la déclaration universelle des droitsde l’homme lorsque l’on se trouve descendant de l’islam ? Commentrompre d’avec la communauté d’origine et refonder une communauté qui ne soit plus structurée sur le primat de l’identité religieuse ? Telles étaient les questions qui nous taraudaient et quitraçaient pour nous un enjeu destinal.

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C’est en ce carrefour d’interrogations que nous nous retrouvions. Après la découverte du livre de G. B. Vico où l’hommedes Lumières napolitain associe la réflexion sur les sources de la poésie et du droit, j’ai saisi que ces deux domaines de l’expressionhumaine appartenaient à la même énergie fondatrice et collaboraientdans leur différence à asseoir les fondements de la communautéhumaine qui peut trouver refuge à l’intérieur des enceintes de la cité.Ainsi ai-je compris que la rupture et la rénovation poétiques et juridiques dont nous avions besoin étaient solidaires pour un mêmedessein.

Et en fréquentant Mohamed Charfi j’ai constaté que le travail dela rénovation critique et de la refondation d’une communauté viableà venir ne pouvait être conduit qu’à la condition de connaître profondément la tradition qui a nourri notre passé et qui a tissé lesfils de la généalogie spirituelle de laquelle nous sommes les descendants. Ce n’est pas dans l’ignorance mais c’est en connaissancede cause que nous critiquons et que nous aménageons les conditionsraisonnées de la séparation nécessaire d’avec l’ancien pour refonderdu neuf. Que de fois ai-je entendu Mohamed Charfi dire son admiration pour le Droit musulman, non pas pour en reconduire lalettre, mais pour le situer dans le lieu du patrimonial qui mérite lerespect car son élaboration a témoigné d’une sophistication n’escamotant pas la complexité productrice de pertinences en correspondance avec les données mises en jeu, à partir de quoi sesont élaborées des réponses adéquates. Par rapport au réel envisagé,par rapport à l’état anthropologique pris en considération, une puissance créatrice s’est cristallisée dans le discours juridique. Maiscette efficacité ancienne n’a plus cours car le monde a changé ; l’étatanthropologique des humains a muté. Le paradoxe veut que ceuxqui se croient fidèles à leur tradition trahissent la pertinence desaïeux qu’ils croient vénérer. Et les véritables fidèles à la sainteté del’esprit des Anciens sont ceux qui savent qu’ils doivent leur être infidèles. Mohamed Charfi était de ces lucides fidèles infidèles. Pourêtre fidèle aux fondateurs des principes qui avaient éclairé il y a plusde mille ans la voie de la " sharî’a ", il fallait tracer une toute autrevoie inspirée notamment par le corpus des inventions faites pard’autres sous la veille d’autres croyances, d’autres climats intellectuels

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et spirituels. Et cette voie sera celle qui s’accordera avec le siècle etses dons nouveaux, parmi lesquels nous mettons au centre l’individuqui choisit à la lumière de sa liberté de conscience dans la préservation de l’intégrité de son corps.

Mohamed Charfi disposait du don essentiel qui devrait être celuide l’homme politique et du législateur, à savoir une puissante intelligence pratique qui sait rendre opérationnel le lien entre leconcept et le réel, entre l’idée et sa concrétisation. C’est ce type depersonne qui devrait peupler les rouages de l’Etat qui se pense dansla modernité, celui qui doit se méfier du dogmatisme idéologiquepour s’engager dans un pragmatisme qui doit avoir le souci d’apporterle confort moral et matériel au peuple dont il a charge.

Il est plus que regrettable que la conjoncture ne fut pas favorablepour que Mohamed Charfi ait pu trouver d’heureuses conditionspour exercer ses dons en faveur de la refondation d’une communautéqui a la conscience d’être sans cesse en devenir, toujours à venir.

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Un souvenir parmi d'autres partagés avec Mohamed Charfi : le destin du Maghreb

Ahmed MAHIOU

Avant de rappeler un souvenir parmi d'autres que je partageavec Mohamed Charfi, je voudrais d'abord évoquer les circonstancesdans lesquelles nos itinéraires se sont croisés pour la première fois sansque nous nous connaissions. En 1968, j'étais à Paris dans le cadredes conférences de préparation du concours d'agrégation de droitpublic et de science politique, sous la direction du Doyen Vedel,lorsque j'ai appris l'arrestation et l'emprisonnement d'un certainnombre de militants du mouvement Perspectives à Tunis. Parmi euxfigurait un assistant de la Faculté de droit de Tunis; cela ne pouvaitque retenir l'attention du petit monde juridique maghrébin parisienet je me suis donc associé aux actions de protestation déclenchées àParis et aussi à Alger pour sa défense. C'est ainsi donc que le nom deMohamed Charfi a émergé pour moi sans savoir que ce premiercontact, aussi indirect que lointain, allait être le point de départ d'unlong compagnonnage, d'une profonde amitié et d'une grande complicité.

En effet, après sa libération, Mohamed Charfi retourne àl'Université pour entreprendre la brillante carrière que nous connaissons, à commencer par le succès à l'agrégation de droit privéqui le ramène à Tunis comme professeur. C'est alors que nos chemins vont se croiser effectivement. Au début des années 1970,alors que j'étais professeur à Alger, j'ai commencé à me rendre régulièrement à Tunis pour des enseignements, des conférences, descolloques ou des jurys de thèses à l'invitation du Doyen SadokBelaid. Dès les premières rencontres, j'ai été frappé par par deuxchoses : la gentillesse, la courtoisie et le raffinement du contacthumain; la vivacité, la rigueur et la sincérité de la réflexion intellec-tuelle. Qui ne serait séduit par de telles qualités? Surtout que,

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comme Doyen de la Faculté de droit d'Alger, j'étais alors à larecherche de professeurs de droit susceptibles d'intervenir dans lanouvelle section de langue arabe qui venait d'être créée et qui manquait cruellement d'enseignants de haut niveau. L'amitié vientd'emblée se greffer sur les nécessités professionnelles et, à partir dece moment, je ne pouvais plus aller à Tunis sans prendre contactavec Mohamed Charfi et sans que je sois accueilli chez lui où uneautre amitié va s'ajouter avec Faouzia Charfi dont je n'ai pu quelouer la remarquable synthèse qu'elle réalise entre le rayonnementd'une grande scientifique et les admirables qualités d'une hôtesseaussi attentionnée que charmante. Chaque passage chez eux, y compris dans les périodes les plus délicates, a toujours été unmoment de vives et intéressantes discussions, d'enrichissement et decomplicité sur la plupart des sujets abordés, notamment la perversion et l'instrumentalisation des religions à des fins politiques.

Cette complicité vient probablement d'un certain nombre depoints communs avec Mohamed Charfi. Ces points sont nombreuxet je n'évoquerai que trois d'entre eux en mettant l'accent sur le troisième. D'abord, nous sommes nés la même année à deux moisprès ce qui me permettait, lorsqu'il m'accueillait avec autant de chaleur que de courtoisie, de lui rappeler avec affection et amusement que c'est moi qui lui doit le respect puisqu'il est monaîné de deux mois. Ensuite, nous sommes juristes avec les mêmespréoccupations car, si l'un est privatiste et l'autre publiciste, l'un etl'autre avons parfois débordé nos spécialités respectives pour empiétersur d'autres domaines et surtout pour nous rencontrer dans le domaine des droits de l'homme auxquels il s'est dévoué, par l'écritet l'action, depuis qu'il était étudiant jusqu'au terme d'une vie exemplaire. Enfin, nous avons toujours été des militants de laconstruction du Maghreb et c'est ce point que je voudrais soulignerdans ce témoignage pour dire avec quelle force vibrait la fibre maghrébine de Mohamed Charfi, d'autant plus que les relations politiques régionales ont rarement prêté à l'optimisme.

Pour illustrer cette fibre maghrébine, je ne prendrais pas commeexemple les actions qu'il a pu entreprendre officiellement en tantque ministre de l'éducation nationale - bien que j'en ai souvent

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discuté avec lui - pour rapprocher les politiques des pays maghrébins etmême suggérer une politique commune dans certains domaines. Jeprendrai plutôt une action militante dont il a été, avec Yadh BenAchour, l'un des initiateurs et qui est restée malheureusement dansl'ombre de l'anonymat pour une raison qui sera indiquée plus loin;c'est sans doute la première fois que cette initiative va être exposéepour lui donner une publicité bien tardive à l'occasion de cet hommage à Mohamed Charfi.

On sait que la construction maghrébine, initiée par laConférence de Tanger de 1964 qui crée le Comité permanent consul-tatif maghrébin, est bloquée pendant les années 1970 par l'affaire du Sahara occidental. Ce blocage étatique s'accompagned'un blocage dans la société civile maghrébine dont les différentescomposantes (mouvements et associations) n'osent rien entreprendredans ce domaine sans l'aval des Etats. C'est dans ce contexte quel'association tunisienne "Rencontres maghrébines" ose s'intéresserau sujet pour proposer des journées d'études sur les perspectivesmaghrébines qui se tiennent à Tunis du 30 septembre au 2 octobre1981.

Au cours de ces trois journées, des débats d'une grande libertéet sérénité se sont déroulés entre une cinquantaine de participants etparticipantes d'Algérie, de Libye, du Maroc et de Tunisie dont certains sont venus à leurs frais. Il est difficile de qualifier cette rencontre. Il ne s'agissait ni d'un colloque classique, même si à cetteoccasion des interventions d'une haute teneur intellectuelle ont eulieu, ni d'une réunion militante classique car des sensibilités diversesse sont exprimées avec une grande ouverture d'esprit et une réellecapacité de compréhension de l'autre. Il s'agissait plutôt d'une sortede forum dont le point commun est de penser qu'une constructionmaghrébine est possible malgré les divergences opposant les Etats etmalgré les conceptions différentes dont les participants étaient porteurs. Il s'agissant donc de faire le point sur la situation dans larégion, d'établir un inventaire de ce qui est possible compte tenu ducontexte et d'envisager les formes concrètes d'action susceptiblesd'être engagées pour que l'" Idée maghrébine ", déjà présente parmiles intellectuels et au sein des opinions publiques reste vivace, se

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conforte et devienne une idée-force capable de ré-enclencher ladynamique maghrébine.

Il restait à tirer les conclusions de la rencontre et là des désaccords sont naturellement apparus à la fois sur le fond et laforme du texte qu'il convenait d'élaborer; certains voulaient un textetrès ferme mettant en cause les Etats et leurs responsabilités dans leblocage du destin maghrébin; d'autres estimaient qu'il ne fallait paseffaroucher les Etats; d'autres enfin pensaient qu'il fallait les ignorer.C'est ici que l'apport de certains participants a été décisif, notam-ment celui de Mohamed Charfi dont les interventions, écoutées avecune particulière attention, ont beaucoup contribué à orienter laconclusion des travaux en disant que le texte visait d'abord et avanttout les intellectuels et les opinions publiques. C'est donc cetteoptique qui a prévalu pour aboutir à l'adoption d'un document assezbref en quatre volets comportant respectivement une déclaration declôture, un préambule aux recommandations de clôture des journéesd'études, des recommandations et une résolution d'organisation. Jeretiens surtout cette dernière qui émet le voeu pour la constitution destructures de dialogue inter-maghrébin dans l'ensemble de la régionet, en attendant que cela se produise, elle décide de prévoir unComité inter-maghrébin chargé de proposer les prochaines rencontres; bien que la composition du Comité n'ait pas été arrêtéeà ce moment, il y avait un consensus pour que son président soitMohamed Charfi s'il devait être institué

Ce document est important, car c'est la première fois qu'un texteest élaboré dans une rencontre totalement indépendante, sans latutelle d'aucun Etat. Elle s'adresse à la société civile qu'elle invite às'emparer de l'Idée maghrébine pour ne pas la cantonner simple-ment dans le domaine du sentiment ou d'un idéal, mais pour la vivifier et "lui donner corps et vie", car "ce n'est pas parce que lessystèmes politiques des Etats maghrébins sont différents, ou que leurschoix économiques et sociaux ne sont pas nécessairement convergents, qu'il faille rejeter toute possibilité de concertationmultilatérale inter-maghrébine, fût-elle ponctuelle" (préambule de laDéclaration).

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Les participants à cette rencontre ont cru sans doute avoir faitpreuve de réalisme et apporté une petite pierre à l'édification duMaghreb. Mais c'était sans compter sur un autre réalisme, celui desmonstres froids que constituent les Etats qui, chacun à sa manière,ont fait comprendre aux participants que rien ne pouvait se faire sansleur tutelle. Ils voyaient dans cette rencontre les germes d'un mouvement autonome de la société civile qu'il fallait vite étouffer. La Déclaration de Tunis de 1981 est donc restée sans écho puisqu'aucune publicité ne lui a été faite dans la presse ou par lavoie des autres moyens d'information ; la seule publicité très modestedont elle a bénéficié fût la publication, à ma demande, dans leRevue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiquesde la Faculté de droit d'Alger en 19821, pour garder une trace de cetexte. Le Comité n'a pas été institué et aucune autre rencontre n'a puavoir lieu par la suite. S'agissait-il pour autant d'une initiative inutile? La réponse doit être nuancée car elle était seulement prématurée; sept années plus tard, en 1988, les chefs d'Etat décidentà Alger de jeter les bases d'une union qui se concrétise par la création de l'Union du Maghreb Arabe (UMA), avec l'accord deMarrakech de février 1989. On pouvait croire que nos voeux de1981 étaient en train d'être exaucés, surtout que la société civile estdésormais invitée à s'exprimer sur le destin du Maghreb. On saithélas que notre cher et regretté ami Mohamed Charfi n'aura connuqu'une brève période de fonctionnement de l'U.M.A puisque le traité de Marrakech, qui aura vingt ans en février 2009, est bloquédepuis 1994. Faut-il une autre rencontre de Tunis? La question resteouverte.

1) Pour celui qui veut le consulter, le texte est publié dans les pages 339 à 345.

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LES MESSAGES D’INSTITUTIONSÉTRANGÈRES

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Expéditeur : Iqbal Riza

Destinataire : Mme Mohamed Charfi

Date : 14/06/08

Objet : condoléances

Chère Madame Charfi,

C’est avec une vive émotion et une profonde tristesse que j’ai appris la tristenouvelle du décès du Professeur Mohamed Charfi, que Dieu bénisse son âmeet l’entoure de Son infinie miséricorde.

Je tiens en ces pénibles circonstances, et devant cette imparable épreuve divi-ne, à vous adresser, à vous, à tous les membres de votre honorable famille et à l’ensemble de vos proches, l’expression de mes condoléances attristées et dema compassion la plus sincère, implorant le Très-Haut de vous accorder récon-fort et commisération et vous consoler de cette cruelle disparition. Fasse-t-ilque votre vie foisonne de louables actions et d’œuvres méritoires à la hauteurdes attentes et des espérances que nourrissait à votre égard le regretté disparu.

L’érudition du Professeur Charfi sur l’analyse de l’Islam et la modernité et sesidées novatrices sur l’éducation dans le monde musulman ont indéniablementapporté des prespectives cruciales au rapport du Groupe de Haut Niveau del’Alliance des Civilizations. Professeur Charfi demeurera, à l’évidence, dans lamémoire de tous, un grand homme et une grande figure, un universitaire ethomme politique hors du commun et surtout une grande personne aux qualitéshumaines incomparables.

Veuillez agréer, chère madame Charfi, l’expression de ma très considération.

S. Iqbal RizaConseiller Spécial du Sécrétaire-GénéralNations Unies, New York

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