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DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL J'emprunte ce titre à un ouvrage récent d'un philosophe italien, M. Vadata-PapaIe, dont je ne me propose point d'ailleurs d'expo- ser les idées. L'auteur est darwiniste et, malgré le mérite de ses aperçus, l'on devine sans peine, après tant d'essais semblables qu'a inspirés en tout pays le point de vue darwinien appliqué aux sociétés, ce que doit être son esquisse de science sociale. Pour commencer demandons-nous si la facitité même avec laquelle cette doctrine déborde hors de son lit propre et s'applique à n'importe quoi n'a rien de suspect. La vocation à l'empire universel n'est pas le privilège ni même la marque des idées vraies, surtout des idées comptètes mais il en est de certaines idées vaguement vastes comme des États sans frontières naturelles, d'autant plus conqué- rants par nécess'té qu'ils sont moins solides peut-être. Le passé de la philosophie compte pas mal de ces idées à tout faire qui ont eu leur temps, par exemple, sans aller si loin, la trichotomie hégélienne. Comme la synthèse des contraires, qui a fait fureur, notamment en histoire, la sélection dit plus apte est une de ces for- mules magiques qui ont le don d'obséder l'esprit elles sont en- trées. Méfions-nous de leur ensorcellement. Se donner encore la peine d'étendre aux sociétés le sélectionisme, c'est vraiment bien superflu. Mais, en théorie et en pratique, fait-on autre chose depuis dix années? Il est entendu, nous le savons, que la vie est une lutte les romanciers qui ont le plus à se louer de la bienveillance du pu- blic ne nous parlent que des batailles de la t'M~ pas un jeune ba- chelier qui, sortant de la maison paternelle et courant à l'École de droit, ne soit pénétré de cette vérité. A peine éclos de ces foyers de dévouement si mal récompensés qu'on nomme la famille ou le col- lège, courant par les rues des sergents de ville complaisants lui indiquent son chemin et lui assurent la protection des lois, reçu dans des maisons amies, dans des cercles de camarades qui l'acclament s'il a du talent, qui le défendent s'il est faible, qui le soignent s'il

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gabriel de Tarde Darwinisme socialrevue philosophique 1884

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  • DARWINISME NATUREL

    ET DARWINISME SOCIAL

    J'emprunte ce titre un ouvrage rcent d'un philosophe italien,M. Vadata-PapaIe, dont je ne me propose point d'ailleurs d'expo-ser les ides. L'auteur est darwiniste et, malgr le mrite de ses

    aperus, l'on devine sans peine, aprs tant d'essais semblables qu'a

    inspirs en tout pays le point de vue darwinien appliqu aux

    socits, ce que doit tre son esquisse de science sociale. Pour

    commencer demandons-nous si la facitit mme avec laquelle cette

    doctrine dborde hors de son lit propre et s'applique n'importe

    quoi n'a rien de suspect. La vocation l'empire universel n'est

    pas le privilge ni mme la marque des ides vraies, surtout des

    ides compttes mais il en est de certaines ides vaguement vastes

    comme des tats sans frontires naturelles, d'autant plus conqu-rants par ncess't qu'ils sont moins solides peut-tre. Le passde la philosophie compte pas mal de ces ides tout faire qui ont

    eu leur temps, par exemple, sans aller si loin, la trichotomie

    hglienne. Comme la synthse des contraires, qui a fait fureur,notamment en histoire, la slection dit plus apte est une de ces for-

    mules magiques qui ont le don d'obsder l'esprit o elles sont en-

    tres. Mfions-nous de leur ensorcellement. Se donner encore la

    peine d'tendre aux socits le slectionisme, c'est vraiment bien

    superflu. Mais, en thorie et en pratique, fait-on autre chose depuisdix annes? Il est entendu, nous le savons, que la vie est une lutte

    les romanciers qui ont le plus se louer de la bienveillance du pu-blic ne nous parlent que des batailles de la t'M~ pas un jeune ba-

    chelier qui, sortant de la maison paternelle et courant l'cole de

    droit, ne soit pntr de cette vrit. A peine clos de ces foyers de

    dvouement si mal rcompenss qu'on nomme la famille ou le col-

    lge, courant par les rues o des sergents de ville complaisants lui

    indiquent son chemin et lui assurent la protection des lois, reu dans

    des maisons amies, dans des cercles de camarades qui l'acclament

    s'il a du talent, qui le dfendent s'il est faible, qui le soignent s'il

  • 608 REVUE PHILOSOPHIQUE

    est malade, qui lui aplanissent toutes les voies du plaisir et du

    succs, il n'en reste pas moins convaincu et fier de penser qu'il vientd'entrer dans le feu d'un combat hroque, dans le s~M

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 609

    TOME XVII. Ibot. tj

    l'explication, bien autrement aise dcouvrir, des seconds. On le

    voit, c'est une simple prsomption nouvelle que je poursuis; et, si jela crois dfavorable Darwin, je m'empresse de dclarer que je n'ensuis pas moins un transformiste convaincu. Le dfaut du systmede la slection est d'tre un comment inexact ou insuffisant du trans-formisme. Mais le mrite minent du transformisme est de com-

    porter un comment de cette valeur, d'une vraisemblance si sp-cieuse. A-t-on jamais os risquer le comment de la cration des

    espces? Y a-t-il quelque part, en thologie, une doctrine tant soit

    peu formidable et dveloppable logiquement, qui soit au cration-nisme ce que le slectionnisme est au transformisme, c'est--dire

    qui nous explique la manire dont, par exemple, le limon s'est faithomme? Mais, cela dit, je revins Darwin, jug, selon moi, parl'insuccs du darvinisme sociologique.

    1

    On m'arrte ici pour m'objecter la complexit soi-disant suprieuredes faits sociaux. Cela semble sauter aux yeux les positivistes l'ont

    dit, les darwinistes le rptent. Chez ceux-ci, cette illusion est une

    consquence force de leur faorr de comprendre l'volution uni-

    verselle. Dans l'volution au sens de Hegel, les triades au moins se

    dtachaient nettement; c'taient les anneaux d'une chane logique.Au sens de Darwin, ce n'est plus qu'une corde sans fin et sans

    nuds, sorte de hglianisme dsoss pour ainsi dire. Imbus de

    l'ide qu'une distinction nette et tranche entre les tres, entre les

    composs successifs des lments cachs, serait inconciliable avec

    la thorie de la descendance, les darwiniens sociologistes, proposde sociologie, se croient non seulement le droit, mais le devoir de

    parler de tout, et de physiologie, et de physique, et de chimie, et de

    quibusdam aliis. Ce vaste ensemble du mouvement social qui com-

    prend le mouvement universel, dit M. Vadala-Papale, doit tre tu-

    di comme l'intgrale et la diffrentielle suprieure de tous les corpset tous les mouvements organiques et inorganiques. II est vident

    qu' ce point de vue un lment doit tre toujours rput plus simple

    que le compos dont il fait partie, et par consquent l'organisme plus

    simple que la nation. Mais n'est-ce pas la ngation mme du pointde vue proprement scientifique, qui consiste, si je ne me trompe, admettre dans la ralit des dcoupures naturelles, et prendre

    pour point de dpart dans chaque ordre 'de recherches non pas un

  • 6d0 REVUE PHILOSOPHIQUE

    prtendu lment dernier, toujours fuyant in infinitum, mais unfait ou un tre quelconque, pourvu qu'il se reproduise en exemplai-res nombreux et semblables, pourvu que, ds lors, il soit nombra-

    ble, et donne lieu par cette rptition une quantit d'un nouveau

    genre, simple comme toute quantit, et fondement d'un monde nou-veau de complications ultrieures? C'est ainsi, en effet, que, dans lanature, et sous nos yeux, !Mmogrene nat de ~e

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 611

    fient bien des dogmes, des lgendes et des rites; pour les alphabets,les monnaies, les poids et mesures, qui d'une diversit exubrante

    marchent une complte uniformit; pour l'art militaire, je viens de

    le dire; pour les sciences enfin dont la perfection se marque par la

    simplicit claire, par la nudit fconde des formules. Plus, en un

    mot, la vie individuelle se surcharge et s'embrouille, plus la vie

    sociale, musique de cet orchestre bizarre, se dpouille et s'-

    claircit tellement qu'aprs avoir t des espces d'tres vivants,des plantes idales et grandioses, les nations, suivant l'observation

    pntrante de Cournot, finissent par devenir des machines ou des

    cristaux des administrations ou des castes, et qu'aprs avoir t

    des gnies ou des instincts suprieurs, dlicats manier, elles ne

    sont plus que des forces quasi-physiques faciles diriger tant bien

    que mal par le premier politicien venu. Une htrognit crois-

    sante a engendr ici une homognit croissante.

    Est-ce dans ce cas seulement? Non sans doute. Si nous pouvions

    dvisager individuellement chacun des atomes constituants de la

    substance la plus pure, la plus vraiment simple, quel enchevtre-

    ment de gravitations intinitsimales, enchanes et closes, quel fouil-

    lis de petits traits distinctifs n'y dcouvririons-nous pas avec sur.

    prise! La raie spectrale qui nous parait caractriser chaque substance

    c'est--dire sa manire spciale de vibrer lumineusement, ne noun

    rvle pas plus la nature intime de ses atomes que le son lointain et

    caractristique d'une pinada, c'est--dire son espce propre de vi-

    brations sonores sous le vent, ne nous dessine les silhouettes de ses

    pins.

    tt

    Je ne fais qu'effleurer ces considrations. Pour le moment je n'en

    veux retirer que cet enseignement de ce que les faits sociaux vien-

    nent se greffer sur les faits vitaux, il ne s'ensuit point que ceux-ci

    soient plus aiss dchiffrer et plus propres clairer ceux-l que

    ceux-l expliquer ceux'ci. On pourrait mme croire le contraire

    sans nulle ironie, voir le temps et la peine qu'il faut dpenser

    pour former un mdecin, mme mdiocre, etla promptitude relative

    avec laquelle s'improvisent les hommes d'Etat mme les plus mi-

    nents. Or la mdecine n'est-elte pas la biologie ce qu' la sociolo-

    gie est la politique 'l

    Si au lieu de vouloir expliquer le monde social par le monde vi-

  • 612 REVUE PHILOSOPHIQUE

    vant, le clair par l'obscur, on avait, comme il convient, tent l'in-

    verse, il est probable qu'on n'aurait jamais song voir avec Darwin

    dans l'tat de guerre, de concurrence, d'hostilit sourde ou dcla-

    re, le rapport normal, universel, cause ou condition de tout pro-

    grs. Il existe entre les hommes deux relations bien distinctes 1

    celle de belligrant belligrant, ou de rival rival 2 celle d'assis-tant assist, ou de collaborateur collaborateur. Elles sont tou-

    jours plus ou moins mles, mais la premire domine entre hommes

    appartenant des groupes sociaux distincts, deux familles, deux

    classes, deux nations, quoique, mme ici, se montre des degrs

    divers, un lien inn de solidarit qui tempre l'ardeur de la lutte. Le

    second rapport est prpondrant au contraire entre personnes d'un

    mme groupe, entre parents, entre compatriotes, malgr toute la

    force des rivalits gostes et des haines envieuses qui souvent lesdivisent. Or, n'est-il pas clair que le progrs des socits est d

    surtout, et vrai dire, uniquement l'action du rapport pacifique,vritablement social, d'assistance mutuelle ou de collaboration una-

    nime, et non aux effets essentiellement destructeurs du rapport t

    belliqueux? Si ce dernier semble parfois rgnrateur, c'est qu'onlui prte faussement les bons effets du rapport contraire. Ce n'est

    jamais la guerre qui civilise le vaincu; mais, aprs la guerre, le

    vaincu s'lve parfois en imitant la civilisation suprieure du vain-

    queur, civilisation ne de la concorde et de la paix; et qu'est-ce quia fait la victoire, sinon la tactique plus savante, grce aux tudes

    d'une socit longtemps paisible, sinon la discipline militaire plus

    troite, sinon la confraternit et l'abngation plus dveloppes chezles vainqueurs?Aussi n'y a-t'il pas de besoin humain plus constant, plus profond,

    que celui de consolider et d'tendre chaque jour davantage le rap-

    port pacifique, intra-social, aux dpens du rapport extra-social de la

    guerre et de la lutte. Et, comme l'extension et la consolidation du

    premier rapport ne peuvent s'oprer que par des annexions d'tats d'autres tats, ou par des usurpations momentanes de liberts in-dividuelles au profit d'un despotisme rgulateur centralisateur,socialiste, la guerre est utile souvent, mais quoi? supprimerl'tat de guerre. C'est sa seule utilit. Il en est de mme de la con-currence commerciale. Par elle-mme, elle saurait produire que demauvais effets. Elle en provoque d'excellents, parce qu'elle s'tablitentre des ateliers ou des fabriques dans l'intrieur desquels rgneune admirable harmonie de fonctions, et que, les faisant connatreles uns aux autres, elle force les moins outills, les moins disciplins, se modeler sur leurs rivaux ou bien disparatre pour permettre

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 6t3

    ceux-ci d'agrandir encore leur installation, d'augmenter leur per-sonnel et de dployer sur un plus vaste thtre les qualits de coor-

    dination et de collaboration plus parfaites qui les distinguent. Com-

    parez les petites boutiques du moyen ge o un ou deux apprentistravaillaient sous les ordres d'un patron, a nos grands magasins,

    nos grandes manufactures modernes qui vont toujours grandissant

    quoi a servi la concurrence prolonge des petites boutiques sinon

    prparer l're prochaine du monopole de ces gants industriels?

    Mais, entre les tres vivants serait-il donc vrai que la concurrence

    et la bataille sont plus et autrement utiles? Non. D'abord, il est clair

    que le combat pour la vie n'a pu tre le fait vital primitif. Pour lutter, il

    faut tre fort, et la force vient de l'union intrieure. Ce que la lutte a

    de bon, c'est parfois de permettre cette union de se dvelopper,

    dveloppement qui se nomme ici nutrition et reproduction. Quand

    on a voulu appliquer les fameux principes de la concurrence vitale

    et de la slection naturelle l'intrieur de l'organisme, et expliquer

    par eux la formation de l'harmonie des divers organes, sans avoir

    recours la corrlation de croissance (dangereux auxiliaire qui e:t

    le dmenti implicite du systme) on n'a russi qu' montrer l'ina-

    nit de ces prtendues clefs du mystre vital. Biologiquement, il con-

    vient de distinguer deux classes de rapports, classes sur celles que

    le monde social nous prsente; savoir 1 les rapports principale-

    ment, mais non exclusivement belliqueux des organismes divers

    entre eux et 2" dans chaque organisme, les rapports non exclusive-

    ment, mais principalement pacifiques et fconds de ses divers orga-

    nes, de ses divers lments. Si l'on jette un regard sur l'chelle

    actuelle et sur le droulement pass des tres vivants, on s'aperce-

    vra sans peine, conformment l'hypothse mise par MM. Espinas

    et Edmond Perrier sur FuohtftOM par association, que la seconde

    classe de ces rapports gagne sans cesse du terrain et fait reculer la

    premire. L'volution par association cela signifie que,dans le

    monde vivant comme dans le monde social, le besoin constant, pro-

    fond, de paix, de fraternit, de congrgation quasi-religieuse encore

    plus que militaire ou industrielle, s'est fait sentir depuis l'apparition

    de la premire monre, et que, par suite, les tres vivants, epa~e

    de vie dpense, sont devenus moins nombreux, mais composs s-

    parment d'une plus nombreuse et plus dense population,le champ

    de la concurrence vitale se resserrant sans cesse mesure que la

    vie montait. Et, soit dit et conjectur en passant, c'est peut-tre

    par une suite de ce besoin pouss bout que les socits ont pris

    naissance. Il y a sans nul doute des bornes infranchissables, impo-

    ses par la nature des choses, l'extension des socits cellulaires,

  • 614 REVUE PH!tOOpaCOB

    c'est--dire aux dimensions des organismes. Les organismes par-venus cette limite (variable d'ailleurs pour chaque embranche"ment et chaque classe) ne sauraient donc ()~

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 61 S

    rapports sociaux distingus ci-dessus? Mais cela n'et pas suffi. H

    est un point essentiel que les conomistes omettent toujours, dont

    je n'ai point parl plus haut, et qu'il faut toucher enfin. Ce n'est ni

    la lutte, nous le savons, ni mme, vrai dire, le travail, qui est la

    source des progrs sociaux. La lutte d'abord n'est utile que lors-

    qu'elle force travailler, et elle n'est progressiste que lorsqu'elleforce travailler suivant certains procds prfrables. Spciale-

    ment, la concurrence industrielle ne sert faire avancer l'industrie

    que parce qu'elle tend propager les meilleurs procds de fabrica-

    tion, en obligeant tous les producteurs qui ne les emploient pas en-

    core les adopter dornavant. C'est l'imitation ici, c'est--dire le

    travail, qui est salutaire, et non pas prcisment la concurrence qui

    agit seulement en poussant l'imitation. Mais qui dit imitation dit

    invention; des copies supposent un modle. Si les conomistes

    avaient pris la peine de voir que le travail (avec un grand T), une de

    leurs principales idoles majuscules, est tout simplement un faisceau

    d'actions similaires, une somme d'imitations, ils auraient vit bien

    des erreurs et simplifi bien des difficults. L'ide duTravail ne se se-

    rait jamais prsente eux sans son corrlatif, l'ide d'invention

    (avec un grand I) ils n'auraient donc pu omettrecelle-ci que par une

    vritable dcapitation de leur science ou confondre abusivement

    la seconde notion avec la premire comme l'espce dans le genre,

    et relguer les inventeurs parmi les travailleurs. Singulire espce

    d'o sort le genre De l tant de fausses dfinitions que le socialisme

    a exploites. Sous le mme vocable produit, par exemple, on range

    la fois les produits dits matriels et les produits dits immatriels,

    brouillant ple-mle les dcouvertes et leur propagation, les cra-

    tions de l'art et leurs reproductions industrielles. On rend ainsi inex-

    plicable et injustifiable la proprit artistique et littraire. Le

    travail, dit-on encore, est la source de toute richesse et de toute civi-

    lisation. Tel est l'axiome d'o partent, avec l'agrment des cono-

    mistes, les socialistes. On n'a point l'ide de contester cela. Or, cela

    admis, la lgitimit des prtentions exorbitantesmises par les tra-

    vailleurs, ou soi-disant tels, en dcoule logiquement. La seule ma-

    nire de les rfuter ou de les rduire leurs justes proportions,

    est de mettre en lumire la part capitale de l'invention dans la forma-

    tion des valeurs et des richesses. Qu'on dcouvre une matire

    textile meilleure que le coton, et toutes les manufactures de coton

    vont perdre les neuf diximes de leur valeur. Qu'ondcouvre un

    1. N'oublions pas pourtant l'ouvrage de Babbage sur les machines, o l'in-

    vention est mise sa place, mais incidemment.

  • 6'16 REVUE PHILOSOPHIQUE1

    aliment prfrable comme vertu nutritive, comme facilit deculture et bon march, au bl et la pomme de terre, toutes lesminoteries sont rduites nant, et la valeur relative des terrainsbouleverse. Qu'on dcouvre un procd plus conomique de chauf-fage, et tous les procds usits sont dprcis sur-le-champ. Qu'ondcouvre en posie, en musique, en peinture, sur la scne unbeau nouveau, comme dit Edgar Po, aussitt tous les genres an-ciens perdent leur vogue, on ne vend plus ou presque plus les pro-ductions de leurs adeptes. Il n'y a pas une valeur agricole, indus-trielle, esthtique ou autre, qui ne soit la merci d'une dcouverteventuelle. A l'inverse, il dpend aussi d'une dcouverte possiblede donner une grande valeur ce qui est actuellement sans valeur.Quel prix acquiert un terrain strile le jour o on y dcouvre parhasard un filon de kaolinVoil la vraie source de la valeur et voil pourquoi la classe la

    plus inventive d'une socit, ft-elle la classe la plus oisive, surtouts'il y a lieu de penser que le loisir relatif est une condition indispen-sable de libert d'esprit et de fcondit d'imagination, a droit sa large part des biens sociaux. Voil aussi pourquoi, le capital,cette autre idole des conomistes qui l'adorent sans le comprendre,n'est nullement du travail accumul, ou du moins n'est pas cela es-sentiellement, mais bien, avant tout, de l'invention accumule 1. Ons'est tortur l'esprit pour le dfinir en le distinguant nettement,comme on en sentait la convenance, des simples produits du travail.Les plus rapprochs de la vrit ont dit C'est la portion des pro-duits destine les reproduire. Susciter des reproductions, c'estbien l, eh effet, la vertu minente du capital tel qu'il doit tre en-tendu. Mais quoi est-elle inhrente'? Aux produits, une certaineespce de produits? Non, aux initiatives heureuses dont le souvenirs'est conserv. Le capital, c'est la tradition, la mmoire socialequi est aux socits ce que l'hrdit, mmoire vitale, nigmatiquedans sa nature, est aux tres vivants. Quant aux produits pargnset mis en rserve pour faciliter la ralisation de nouveaux exemplai-res conformes aux modles conus par des inventeurs, ils sont cesmodles, vritables germes sociaux, ce que le cotyldon, simple ap-provisionnement de la semence vgtale, est l'embryon. A ceuxqui professeraient encore le dogme du progrs indfini, je ferais re-marquer que ma dfinition permet de lever l'objection la plus redou-table o leur thse se heurte le moyen ge succdant aux splen-l_Que le lecteur veuille bien se reporter mon article d'octobre iSSt dans;:eco~r" sous ce titre La en

    (seconde partiel.

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 617

    deurs romaines. Tout le travail accumul par les gnrations de

    l'empire, routes, ponts, cirques, thermes, aqueducs, bibliothques, a

    t cette poque ananti, et si le capital n'est que du travail, il est

    certain qu'alors l'humanit a perdu ses forces reproductives, rtro-

    gradation manifeste. Mais il n'en est rien si le capital est avant tout?

    qu'on me passe le mot, un paquet de graines, qui s'est conserv

    sans dchet notable dans le fond de certains clotres, en attendant

    de beaux jours nouveaux, et qui mme s'est accru pendant ce long

    hiver, de quelques semences prcieuses d'o le monde moderne est

    clos. Dans un article publi ici en septembre 1882, sur les traits

    communs de la nature et de l'histoire, nous avons indiqu quelques-unes des nombreuses et frappantes analogies que prsentent les

    trois grandes formes nous connues de la rptition universelle,

    savoir l'ondulation dans le monde inorganique la gnration (ycompris la nutrition) dans le monde vivant, et l'imitation dans le

    monde social. Je ferai observer que les considrations ci-dessus

    donnent une suite ce parallle. En effet, les conomistes quifont du travail c'est--dire d'une des branches de l'imitationle seul agent des progrs sociaux, reproduisent en sociologie le

    point de vue biologique de Darwin qui fait de la gnration or-

    dinaire l'unique facteur du progrs vital. De mme que ces cono-

    mistes, on a pu le voir aisment, mconnaissent en ceci la part capi-tale de l'invention source intermittente et multiple du travail

    continu, ainsi Darwin a le tort, suivant nous d'omettre l'action

    prpondrante d'une inconnue qui rside dans l'intimit infini-

    tsimale pour ainsi dire de l'lment vivant, et qui est ou sembletre aux faits vitaux ordinaires ce qu'une dcouverte est aux ides

    reues, ce qu'un trait de gnie est une journe d'ouvrier. Darwina voulu, en d'autres termes, faire rsulter de l'entassement mme

    des rptitions biologiques les innovations de la vie, tandis que nous

    voyons clairement parmi nous, dans nos organisms sociaux, les r-

    ptitions natre des innovations, les travaux industriels des thories

    scientifiques, les imitations des inventions. Sa confusion est analogue celle des conomistes. Mais il importe de bien distinguer ce qu'ilsconfondent.

    Quoique, assurment, l'inventeur ait presque toujours beaucouptravaill, et que, parfois, le travailleur dcouvre, l'inventeur, pardes traits caractristiques, diffre du travailleur. Inventer, c'est une

    grande joie; travailler, c'est toujours une peine. Quand l'homme de

    gnie a dit ~xx, toute sa fatigue antrieure n'est plus rien et, de

    fait, importante ou non, prolonge ou brve, elle ne compte pour riendans la valeur de sa dcouverte, dans le ddommagement pcuniaire

  • 618 REVUE PHIMSOPMQU&1-1

    qu'il va en retirer. C'est sa joie qu'on va lui payer, non sa peine.S'il tait mort une minute avant la flicit de sa trouvaille, toute ladouleur de sa recherche et t une non-valeur. Et c'est plutt l'intensit de son plaisir qu' celle de son effort que le prix de sacration est proportionn. Ne voir donc, dans ce vin que je bois,dans ce wagon o je monte, dans ce livre sur l'origine des espcesque je relis, dans tout ce que je consomme, autre chose que le fruitdes sueurs humaines, des sueurs du vigneron, du fabricant de ma-chines, du typographe, c'est un point de vue aussi erron que na-vrant et il est la fois plus exact et moins triste, d'y voir l'incar-nation des ravissements enthousiastes de No ou de tout autre, deWatt, de Stephenson et de Darwin. Il peut sembler singulier qu'unhomme soit ainsi remerci de son bonheur. Mais la chance de l'in-venteur est injuste peu prs comme la beaut est inutile. Toutebranche du travail, c'est--dire toute justice, provient de cette in.

    justice-l, comme toute utilit est suspendue cette inutilit sup-rieure.

    Inventer, en second lieu, c'est se dvouer, qu'on le sache ou nontravailler, c'est, sciemment ou non, poursuivre son intrt. L'in-venteur devient la chose de son ide fixe, elle l'emploie. l ne lapoursuit pas parce que, avant de la dsirer, il l'a juge son bien

    suprme; mais elle se fait son bien suprme parce qu'il la poursuit.Le travailleur, au contraire, sait, avant de travailler, les biens qu'ilrecherche, et ne s'attache son travail que comme au moyen deles acqurir. Il emploie l'ide de l'inventeur qui a t employ parelle. Mais, dira-t-on, l'intrt personnel n'est-il pas toujours le mo-bile de nos actions? Non, moins qu'on ne rduise cet axiome banal,comme on le fait le plus souvent, une pure tautologie. Si l'onentend par l qu'un objet dsir se prsente toujours comme agra-ble, je ferai observer qu'un objet parait agrable, justement parcequ'il est dsir, et cette proposition merveilleuse revient dire aufond qu'on dsire toujours ce qu'on dsire. Mais pourquoi dsire.t-on ceci plutt que cela? Est-ce toujours par intrt personnel? '?

    Nullement, car l'intrt personnel, si l'on veut donner une portevritable cette expression, suppose qu'on a dj prouv beau-coup de dsirs, recherch beaucoup de choses sans nulle proccu-pation de cet intrt. On ne peut poursuivre sciemment ou incons-ciemment ses biens qu'aprs les avoir forms. Il y a un ge o nousprojetons pour la premire fois autour de nous nos dsirs dans levaste monde, comme des flches neuves; c'est l'ge o nous conce-vons nos buts, o nous formons nos biens. Puis, vient un secondge o, aprs les avoir faits, nous les poursuivons. Mais l'inventeur,

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISMESOCIAL 619

    lui, ne dpasse jamais l premier. C'est l sa marquedistinctive. Le

    travailleur arrive promptement au second. Mais lui-mme, jele r-

    pte, ne met et ne peut mettre son gosme, toujours acquiset tou-

    jours incomplet, qu'au service de son dsintressementinitial. Tous

    ses calculs ont pour donnes ses convictions ou ses passions, qui,

    soit copies, soit spontanes l'origine, vivent parlui et non pour lui.

    C'est l ce que les utilitaires ne sauraient comprendre.Et Darwin,

    qui a suc leur lait, reste imbu deleur prjug. Son utilitarisme

    biologique s'vertue expliquer la formationde la nature vivante,

    abstraction faite de toute considration esthtique. Il considre

    comme une cause, et la premire des causes, l'intrt personnel qui

    est un effet; car chaque inventeur, en crant un nouveau besoin,

    ajoute t

  • 620 REVUE PHILOSOPHIQUE

    chez les Hindous mmes. Transform en christianisme, le mosaismea pu envahir le monde romain, hors des bornes troites du champhbreu, mais la doctrine du Christ a germ l'ombre de la syna-gogue.Ces exemples et tant d'autres doivent nous donner rflchir.

    Certes, si nous ignorions que le Christ et Bouddha eussent exist,si nous connaissions seulement grosso modo, les rapports de doctrineexistant entre le mosasme et le christianisme, entre le brahma-nisme et le bouddhisme, nous serions ports penser que leur dif-frenciation s'est produite par le simple effet de leur propagationdans des mondes diffrents. En cela nous nous tromperions compl-tement, quoique avec toutes les apparences en notre faveur.Ce n'est qu'un exemple hypothtique, mais l'histoire des sciences

    pourrait nous fournir bien des exemples rels de thories aussi faus-ses que vraisemblables. Avant la dcouverte de l'lectricit, le ph-nomne de l'clair et du tonnerre tait, nous le savons maintenant,inexplicable. Cependant on ne laissa point de l'expliquer. Boerhaaveprsenta une explication spcieuse qui fut unanimement adopte.L'clair tait produit par l'inflammation de particules graisseuses,olagineuses, explosibles, manes de la terre et tenues en suspen-sion par les nuages; ie tonnerre, par les explosions successives deces particules, rassembles en masses distinctes. La spciosit decette thorie, qui nous fait sourire aujourd'hui, doit nous tenir engarde contre tant d'autres systmes qui se disent en mesure d'expli-quer par les seuls agents et les seules forces nous connues, sansreconnatre la possibilit d'un inconnu essentiel, des faits tout au-trement merveilleux que le tonnerre et la foudre, savoir les ph-nomnes de la vie.

    IV

    Je suppose qu'on veuille appliquer au progrs des constructionsnavales et de la navigation, c'est--dire en quelque sorte l'anato-mie et la physiologie nautiques compares un slectionnisme socialcalqu sur celui de Darwin. Voil des vaisseaux ou des barques detous genres, vapeur, voiles, rames, quille ou sans quille, pa-quebots, frgates, chalands, canots, gondoles, pirogues, sans comp-ter tous les types de vaisseaux et de barques fossiles, la galre an-

    tique, par exemple, dont le secret n'est pas entirement retrouv. Ilfaudra donc dire que les grands vaisseaux sont le rsultat de la

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 62d

    concurrence nautique des vaisseaux moindres, dont les dimensionsse sont accrues par degrs cause de l'avantage que pouvaient pr-senter les plus grands et de la tendance qu'on avait reproduire parimitation les plus avantageux. Il faudra dire encore que le vaisseau voile s'est peu peu, et la longue, par une accumulation de va-rits individuelles perptues traditionnellement, transform enbateau vapeur, parce qu'un navire s'est trouv qui, par hasard,est n muni d'une petite chaudire, puis un autre qui, la petitechaudire, a ajout un piston, puis d'autres successivement qui ont

    broch sur le tout par l'addition d'une roue aubes, ou la substitu-tion d'une hlice la roue, ou la superposition d'une cuirasse en

    fer, etc.

    Quoi de plus naturel, si nous ne savions comment les choses sesont en ralit passes qu'une pareille explication? Avec nonmoins de vraisemblance, on la surchargerait de beaucoup de consi-drations auxiliaires. Quand on voit chaque fleuve, chaque rivire,chaque canal mme, avoir ses formes ou ses varits propres debateaux et de batelets, il parait si manifeste que ces embarcationsse sont d'elles-mmes adaptes leurs conditions d'existence! Noussavons cependant ce qu'une telle adaptation aurait de chimrique.Certainement, les caractres des embarcation d'un cours d'eau sont

    provoqus en partie par sa nature, par sa profondeur, sa largeur, la

    rapidit de son courant mais ils sont detet'MM~s par des usagesconstants, des gots, des ides superstitieuses parfois, que les parti-cularits du cours d'eau ne suffisent pas justifier, et par le succsd'une premire construction ingnieuse, dont l'ingniosit aurait putre diffrente. Cela est si vrai que, depuis la naissance d'un fleuve

    jusqu' son embouchure, on voit, malgr les changements extrmessurvenus entre ces deux points dans sa profondeur, sa largeur, savitesse et ses autres qualits, le type de ses bateaux se maintenir le

    mme, grce aux communications frquentes de ses riverains et,par suite, au courant d'imitation mutuelle qui les entrane incessam-ment.Ce n'est pas non plus, est-il ncessaire d'insister? la concur-

    rence maritime des vaisseaux qui a opr leur transformation. Si l'onentend par l les batailles navales, eUes n'ont russi par elles-mmes

    qu' dtruire un nombre incommensurable de flottes et de flottilles.

    Et, quant aux luttes commerciales des bateaux diffrents, plus oumoins bons voiliers, plus ou moins solides, plus ou moins amples,

    qui se disputent le commerce extrieur, on constatera galement

    que, jusqu' l'intervention d'hommes de gnie souvent trangers

    la marine, d'astronomes principalement, de mathmaticiens, de

  • 622 REVUE PHILOSOPHIQUE

    physiciens, qui ont eu un beau jour des ides imprvues la veille

    (l'ide de la boussole par exemple) la concurrence ainsi entendue a

    abouti tout au plus, et encore indirectement, a de simples perfec-tionnements lgers du type usuel. Mais comment? En surexcitant

    l'ardeur des constructeurs maritimes, qui travaillent, eux, qui colla-

    borent entre eux, au lieu de lutter et de combattre et en fortifiant

    la discipline, la hirarchie, le patriotisme, l'honneur, choses non r-

    ductibles l'gosme, qui distinguent si minemment les matelots

    et les ofSciers de chaque vaisseau. Le travail, d'ailleurs, n'a pas t

    ici plus fcond par lui-mme que la lutte par elle-mme. C'est en in-

    novant, non en imitant, c'est en tant qu'inventeur, non en tant que

    travailleur, que l'ouvrier, au cours du travail, a rencontr l'ide

    d'un perfectionnement, petite invention greffe sur une autre. Il

    n'est pas vrai, du reste, que le travail ait pour effet ncessaire, ni

    mme habituel, de stimuler l'esprit inventif. Il l'engourdirait pluttau del d'un certain degr, par l'automatisme qu'il engendre. Ce ne

    sont pas d'ordinaire les coliers, ni les ouvriers les plus laborieux,

    les plus piocheurs, qui sont le plus imaginatifs. Quant aux grandeset capitales inventions, il est clair qu'elles ne sont pas la simple

    sotK)MCtmales multiplies par un temps quasi-infini, les volutionnistes me

    semblent tirer de leur ct le fameux thorme, par lequel le

    P. Gratry croyait dmontrer l'existence de Dieu.

    Revenons nos navires pour observer que jamais, sans l'heureuse

    ide, venue sans doute un astronome et non un matelot, d'appli-

    quer les connaissances astronomiques la direction des vaissaux

    phniciens, jamais le plus hardi commerant n'aurait os s'aventu-

    rer dans la haute mer. Ce n'est pas non plus la rivalit des marins

    commerants, ni mme l'activit accrue de la navigation qui ont

    suggr l'ide de la boussole; l'ide du bateau vapeur, l'ide de l'h~

    lice. Enfin, ce n'est pas peu peu, et par transitions continues et

    continuelles que le passage s'est accompli de la galre notre trois

    mts, de celui-ci au navire vapeur, puis au monitor. Il serait ais

    pourtant de justifier en apparence cette fausse vue en observant que

    le renouvellement du matriel de la navigation suivant chacun de

    ces types distincts n'a jamais t que graduel, et qu'il a exist, qu'il

    existe encore des types hybrides de bateaux mus la fois par les ra-

    mes et la voile, par la voile et la vapeur. Mais nous savons que cette

    continuit superficielle et illusoire dissimule une discontJLnuit fon-

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWIN)SMH SOCIAL 623

    damentale, peu prs comme la continuit de nuances du spec-tre solaire suppose la discontinuit des trois couleurs. Nous sa-

    vons que le jour, l'instant, o a t conue l'ide essentielle d'un

    type nouveau, a marqu, l'insu des contemporains, une nouvelle

    re, juxtapose la prcdente, mais n'en drivant pas directement.

    Nous savons aussi qu' partir du moment prcis de cette conception,une priode, relativement courte en gnral, s'est ouverte, pen-dant laquelle ce germe social a t nourri, complt, perfectionn,jusqu'au moment o, dfinitivement constitu en une harmonie sta-

    ble, il est entr dans une phase nouvelle relativement trs longueet destine durer indfiniment, la phase de sa propagation imi-

    tative. Quant le mtier tulle, par exemple, ou le mtier bas, ou

    le tlgraphe, ou la photographie viennent d'tre dcouverts, les

    perfectionnements se succdent si vite que la 'machine construite

    d'aprs les derniers dessins, inacheve encore, est dj dmode.

    Puis, cette sve s'puise, et un long temps de stabilit fructueuse

    s'coule pour le bonheur des industriels. N'y aurait-il pas eu

    l'origine de chaque espce en voie de se fixer quelque chose d'a-

    nalogue cette rapide priode de formation par entassement pr-

    cipit d'inventions auxiliaires? et sa fixation n'aurait-elle pas t de

    mme l'puisement invitable de cette veine heureuse?

    Une dernire observation. Quoiqu'elles crent le besoin du public

    plutt qu'elles n'y rpondent, les inventions sont le plus souvent

    demandes par les aspirations d'une minorit d'lite, longtempsavant d'apparatre la suite d'un labeur ingrat et prolong. Le

    problme de la navigation vapeur ou du moins par un procd

    mcanique suprieur la voile, tait pos par les acadmies savantes

    ds le milieu du XVIIIe sicle. Auparavant, en 1707, un premier et

    presque heureux essai de bateau m par une imparfaite machine

    vapeur, avait t imagin et xcut par Papin. Depuis cette date,

    jusqu'en 1807, pendant un sicle, le gnie des inventeurs s'est exerc

    produire des essais successifs, soit copis les uns sur les autres

    avec variantes; soit spontanment produits en France; en Angle-terre, en Allemagne; qui, si l'on excepte le bateau du marquis de

    JouS'roy en -1783, taient tous dfectueux sous quelques rapportset insuffisants mais de plus en plus rapprochs du but vis.

    Fulton le premier, ou le second aprs M. de Jouffroy, imagina un

    bateau vapeur industriellement exploitable, viable; et; aprs lui,des inventeurs non moins ardents, non moins nombreux que leurs

    prdcesseurs, ont contribu amliorer sans cesse le type adopt.On peut dire que, depuis le moment o la question de la navigation vapeur a t pose, une srie (en apparence continue) de solutions

  • 624 REVUE PRtLOSOPRIQUB

    meilleures, s'est droule, soit avant, soit aprs celle de ces am-liorations successives qui a eu la premire la chance d'tre pratique.Mais. tandis que le moindre des perfectionnements postrieurs celle-ci procure des millions de bnfice son auteur, aucun desperfectionnements antrieurs n'a valu son inventeur autre chose

    que des dboires, la ruine, la misre, et mille avanies. Qu'on voie

    le sort de Papin. Il a donc fallu qu'un sentiment autre que l'intrtpersonnel ait suscit cette srie de dveloppements antrieurs, nonseulement inutiles mais nuisibles, sans lesquels l'utilit immense etindfinie des dveloppements postrieurs n'aurait jamais pu tre

    produite. Il a fallu du moins que ces acheminements graduels versle navire vapeur tel que nous le connaissons aient t causs non

    par une provocation extrieure, non par un triage quelconque etune slection des plus utiles, ou plutt des moins nuisibles, mais

    par une inspiration intrieure, par un lan spontan d'hommes degnie dvous cette uvre.L'observation prcdente ne fait que confirmer sous une autre

    forme une objection souvent mise contre Darwin. Sans doute, entredeux espces rapproches, on peut toujours imaginer, et il est mmepossible qu'il y ait eu, en effet, une chane gradue de varits indi-viduelles conduisant presque insensiblement de l'une l'autre. Mais,trs souvent, ces varits n'ont pu tre une cause de suprioritqu' partir d'un certain' moment; jusque-l elles constituaient, nonseulement des inutilits, mais des infriorits vritables, comme parexemple une nageoire en train de devenir une aile, mais encore im-

    propre au vol, ou un aiguillon d'abeille en train de s'allonger pourplonger au fond d'une certaine fleur, mais encore trop court pour yatteindre, etc. De mme, en effet, que la srie des degrs d'une in-vention se divise en deux parts, l'une inexploitable encore, l'autre

    exploitable, de mme la srie des transformations spcifiques, quidoivent aboutir la formation d'une nouvelle espce vivante, peutse partager en deux portions, l'une non viable encore, l'autre viable.Or, des deux, la seconde seule, la rigueur (et moyennant bien des

    hypothses accessoires qui, si on les pousse bout, rendent super-flue l'hypothse principale, par exemple, les variations individuelles

    spontanes et la corrlation de croissance), est ou parat explicablepar la slection naturelle taye de la slection sexuelle. Mais la pre-mire ne saurait l'tre et elle doit tre, par suite, attribue unecause inconnue. Quelle raison cependant y a-t-il de penser qu'aprsavoir pouss la premire portion de la srie, cette cause mystrieuse.a brusquement cess d'agir et cd la place une cause reconnueinefficace et inapplicable jusque-l ? Un mme principe, soyons-en

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 625

    TOME xvu. 1884. 42

    certains, suscite ces faits, un mme souffle presse ces vagues; et, s'ilnous est cach. nous avons le droit de conjecturer sa nature.

    y

    Le vieux Cournot avait raison d'crire en 1872 Que deviennenles beauts de la cration organique dans un systme qui ne tient

    compte que de l'utilit fonctionnelle des organes? N'est-ce pas jugerdes perfectionnements de la nature vivante, comme on reproche certains conomistes de juger du progrs des socits humaines,uniquement d'aprs le relev des produits et des consommations? Et il ajoute qu'une cration bien autrement rude, bien autrement

    terne, aurait donn au principe de la concurrence vitale et de la s-lection une satisfaction suffisante. Cette observation n'a rien perdude sa force, mme aprs que, par l'hypothse supplmentaire de laslection sexuelle, Darwin s'est efforc d'expliquer d'une faon toututilitaire l'incomparable luxe esthtique des faunes et des flores ter-restres ou sous-marines. Son cole aussi, commencer par M. Grant-

    Allen, a fait de grands efforts en ce sens, et non en pure perte. Mais,en admettant que quelques beauts extrieures et purement dcora-

    tives, dit trs bien M. de Hartmann, rentrent dans le domaine decette explication, elle laisse en dehors la forme typique, fondamen-

    tale, qui, avant tout, dtermine l'espce. De la slection sexuelleaussi bien que de la slection naturelle, nous dirons notre tour

    Elles sont en gnral, au principe inconnu, lx et l'y mystrieuxdes crations vivantes, des adaptations et des harmonies organiques,ce que, dans nos socits, la o't~gue, sous toutes ses formes, est

    l'invention. La critique, l'esprit de discernement et d'analyse quifait l'hoMu~e pratique dans la vie d'affaires qui fait l'homme de

    g'OMt dans la vie de plaisir et d'art, rend de signals services en op-rant sans cesse le triage des meilleures ides inventes par autrui.

    Mais elle est justement l'oppos de l'invention, esprit de combinai-

    son et de synthse, qui fait le crateur en tout genre. Trier, dsunir,c'est combiner, joindre; sacrifier, dtruire, c'est innover,

    crer, ce que le non est au ou

  • 626 RtSVCE PBIMSOPmQCE

    gouvernements, des langues, estd d'abord et surtout au tra-

    vail des critiques littraires ou des critiques d'artsans nulle inspira-

    tion des potes et des artistes, aux disputes des thologienssans

    nulle rvlation des fondateurs de sectes, aux discussions des parle-

    ments sans nul acte d'autorit, sans nul projet de loi man d'un

    homme d'tat, aux pointilleries des grammairienssans nulle cration

    linguistique dans un ge recul. Quandles Chambres se mlent de

    gouverner, nous savons de quelle manireles peuples marchent la

    tte en bas.

    A l'gard des inventions linguistiques dont je viensde parler,

    j'ouvre une parenthse pour remarquer qu'onfera sans doute diffi-

    cult pour me les accorder. A mesure, en effet, qu'uneinvention s'-

    loigne dans le pass, et que le besoin auquelelle a donn naissance

    et satisfaction devient plusgnral, plus enracin, plus instinctif, nous

    sommes de plus en plus ports la rvoquer en doute, supposer que

    cela s'est fait tout seul. C'est un effet de cette paresseou de cette fa-

    tuit d'esprit qui nous porte sans cesse nier l'existencede l'inconnu.

    On a bien ni celle d'Homre. Il n'est pas impossible qu'un jour

    vienne, o les noms de Watt, de Stephenson, d'Ampre, d'Edison,

    tant oublis, on verra des volutionnistes persuads que la machine

    a. vapeur, la locomotive, le tlgraphe lectrique,le tlphone ont eu

    pour auteur tout le monde et personne, peu prs comme on admet

    prsent que se sont faites les langueset les institutions nationales

    ou les espces vivantes. Les langues,. observons-le,ne sont plus

    maintenant, et depuis de longs sicles, qu'un simple moyen d'changer

    des ides, du moins pour les adultes; car, pour l'enfant, parlerest

    toujours l'oeuvre principale et l'une des plus grandes joiesde son

    ge, de mme que marcher. Il court pour courir,il bavarde pour

    bavarder, esthtiquement, avant de marcher etde parler utilitaire-

    ment. Or, quand ce qui a commenc par treun but, un premier

    rle, finit par devenir un moyen, une utilit, quandla volont con-

    sciente et dlibre est tombe dans l'habitude, on oublie la cause

    de l'acte habituel, ou, si on la cherche, on est bien plus enclin en

    rendre compte par un instinct inn que par une srie de dtermina-

    tions volontaires. Cependant, n'avons'nous pas des raisons de penser

    que le langage, aujourd'hui pur outil, a t une uvred'art dans

    l'antiquit'? Et, en remontant plus haut, par induction,n'entre-

    voyons-nous pas les poques o l'enfancede l'humanit, comme au-

    jourd'hui encore l'enfance de l'homme, s'vertuaitdlibrment

    parler, et tournait vers les crations oules perfectionnements lingui-

    stiques, comme aujourd'hui vers le progrs dela locomotion, l'effort

    collectif de son imagination'? Ainsi s'expliquerait notamment le luxe

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 627

    des dclinaisons et des conjugaisons dans le pass le plus ancien denos langues aryennes, dont la grammaire, chose remarquable, a tse simplifiant mesure que leur dictionnaire se surchargeait. Iltait naturel, en effet, qu'en devenant outil, l'oeuvre d'art perdt sesciselures et acqut plus de poids.On me permettra d'insister sur ce point, et de ne pas fermer en-

    core cette longue parenthse, car, de toutes les choses sociales, la

    plus comparable un organisme c'est une langue, et on ne s'est pasfait faute de mettre en relief cette similitude, sur laquelle je dois ap-

    puyer daus cette comparaison du darwinisme naturel et du darwi-nisme social. Le rsultat le plus net de notre psychologie contempo-poraine, si pntrante, a t, je crois, de montrer, que d'une part,toutes les notions prsentes dans l'esprit de l'adulte, l'tat de sim-

    ples termes propres entrer dans la construction de ses jugements

    (ides d'espace, de temps, de mouvement, ides d'un arbre, d'un ani-

    mal, d'un homme.) ont t formes l'origine par des jugementsoublis qui sont encore tout leur tre (jugements de localisation ou

    d'attribution); d'autre part, que toutes les contractions musculairesaises et quasi inconscientes chez l'adulte et au service de sa volont

    actuelle, ont t jadis desacquisitions pnibles etdirectement voulues.

    A l'inverse, et pour complter ces deux observations, on peut ajou-ter d'abord, que tout jugement conscient port par l'adulte est destin

    eu est propre, en se rptant, devenir une simple notion de plus en

    plus passive, de plus en plus semblable une impression immdiate;

    puis, que tout but, tout acte volontaire man de l'adulte est des.

    tin, ou est propre, en se rptant, se condenser en habitude, en

    instrument de volont. Ces deux couples de formules, qui ont,

    mon avis, une grande importance psychologique, nous autorisent,

    par une application des plus lgitimes formuler les lois sociologi-

    ques suivantes, dont la porte n'est peut-tre pas moindre 1 Tous

    les dogmes unanimement accepts par une poque et naturaliss

    en elle, ont t, une poque antrieure, des thories surprenantes,chaudement combattues; toutes les croyances ont t des sciences;et toutes les sciences aspirent devenir croyances, toutes les thories

    aspirent devenir catchismes; 2 tous les usages sociaux (langues,

    institutions, coutumes juridiques, politesses, rites) qui constituent

    la procdure ou l'outillage d'une poque pour la ralisation de ses

    fins propres, de son singulier et nouvel idal, ont t eux-mmes les

    grands desseins et les innovations personnelles d'ges prcdents; et

    l'idal ralis de chaque ge tend devenir le rituel ou le matriel de

    de l'ge suivant. -Par o l'on voit, incidemment, que l'utile vient du

    beau. Dans un de ses fragments les plus intressants, M. Spen-

  • 628 REVUE PBILOSOPHIQUE

    cer dfinit au contraire le beau comme le caractre de ce qui a

    cess d'tre utile. Je crois plus exact et plus vrai de dfinir

    Futile ce qui a cess d'tre beau, et d'attacher l'ide de beaut

    ce qui n'est pas utile encore mais dont l'utilit s'annonce dj

    par exemple une formule mathmatique qu'on sent fconde

    en applications ultrieures, la dcouverte, qu'on sent et qu'onsentira toujours riche en nouveaux emplois possibles, du transport

    lectrique de l'nergie, un nouveau genre de posie, de drame

    ou de musique qui va faire fureur, mais avant qu'il ait fait fureur ou

    du moins qu'il ait dploy tout son succs et soit devenu banal, c'est-

    -dire utile, une femme avant les plaisirs dont, comme beaut,elle est la promesse ou le songe, et dont, comme conqute, elle ne

    sera que l'instrument.L'histoire n'claire, par malheur, qu'une faible partie du progrs

    social; mais, partout o s'tend sa lumire, les gnralisations qui

    prcdent ne trouvent-elles pas leur connrmation? Partout et tou-

    jours, ne voyons-nous pas un grand sicle, une grande nation s'im-

    moler son uvre caractristique, un art ou une doctrine qui,

    aprs elle, tombe dans le domaine commun? Au moyen ge, le

    christianisme dsormais fix et immuable en ses grands traits, assis

    et indiscut dans les cerveaux comme la notion de l'espace ou du

    temps, aurait pu passer pour une ide inne chez les peuples euro-

    pens, si l'on n'avait su en dtail la dpense norme de force d'es-

    prit, de dissertations, d'apologies, de conciles, que ses fondations

    ont exige pendant trois sicles. Au moyen ge encore, le droit ro-

    main, le corpus juris inviolable, vit l'tat de tradition sculaire

    dans le midi de la France, et on le jugerait inhrent la race mme

    de ces populations, si l'histoire n'apprenait que ce corps vivant de

    lois, n d'une autre race, est d aux labeurs de jurisconsultes nom-

    breux, qui ont aim de passion le droit pour le droit, la logique

    pour la. logique. Mais l'inverse, le moyen ge a t crateur, il a

    dcouvert l'art gothique et l'imprimerie par exemple. Imprimer,c'est une passion et une joie vritable pour les premiers impri-meurs btir des cathdrales, pour les premiers matres maons. On

    pourrait ne pas s'en douter voir nos typographes ou nos ouvriers

    actuels travailler une dition elzvirienne ou une glise de style

    ogival. L'architecture et l'imprimerie, aprs avoir t au premier plansocial, sont en train de passer au second. Il en est de mme de la

    peinture qui, cultiveau xvi" sicle parles plusgrandshommes, par des

    gnies de premier ordre tels que Lonard de Vinci ou Michel-Ange,

    tend, avouons-le, se recruter dans un personnel moins minent

    et se contenter d'un rle plus subordonn. Les esprits entrepre-

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 629

    nants et inventifs sont eux-mmes moutonniers, en ce sens qu'ilsse laissent pousser les uns par les autres dans la voie des dcou-

    vertes faire. Au xv, au xvr* sicle, ils se prcipitaient pour dcou-

    vrir, par la navigation, de nouvelles terres. De nos jours, ils se font

    industriels ou savants. Mais, ne nous y trompons pas, cette nouvelle

    fivre se calmera comme tant d'autres. Dans quelques centaines

    d'annes, quand les dlinaments principaux et les grandes lois d-

    finitives de la science, et aussi bien les inventions capitales de l'in-

    dustrie. seront chose tablie, connue et respecte de tous comme la

    grammaire d'une langue dont le dictionnaire seul est susceptible de

    s'tendre encore dans cet avenir qui n'est peut-tre pas trs loin-

    tain, la science et l'industrie consommes ne seront plus apprciessans nul doute que comme les assises ncessaires et infrieures d'un

    plus haut genre de vie purement esthtique, comme l'argile que

    ptrira, en ses combinaisons inattendues, la pense potique ou phi-

    losophique, qui sait mme? religieuse. Alors, qui pourra comprendrela passion gnreuse inspire aux plus nobles mes de notre temps

    par des expriences de physique? Sans trop de hardiesse, jeme crois en droit de conjecturer de nouveau aprs ces consid-

    rations, qu'il fut une phase humaine o la grande oeuvre so-

    ciale, o la grande voie de l'invention, tait la cration du langage.Se faire des dieux, mais avant tout se faire un idiome tel fut

    l'idal et le labeur de l'homme primitif. Aussi l'intrt que l'his-

    torien de la civilisation peut trouver deviner les luttes de races,les invasions et les guerres, qui ont eu lieu ces dates illisibles,

    est-il principalement mythologique et d'abord philologique. Il s'a-

    gissait de savoir, quand deux peuples se battaient, non, quelle in-

    dustrie, quelle lgislation, quelle littrature suprieure l'emporteraitsur l'autre ou serait battue, (car, des deux cts, sous ces rapportsil y avait bien peu gagner ou perdre) mais quelle langue, quelle

    religion s'imposerait l'autre. Il n'y avait que cela d'intressant

    pour la civilisation dans la pr-histoire, mais c'tait beaucoup; car

    des caractres de la langue triomphante, encore plus que de la my-

    thologie victorieuse, dpendait le pli indlbile de l'esprit humain

    futur.Revenons enfin au darwinisme, aprs cette digression plus appa-

    rente que relle. De mme que l'utilit propre de la critique du pu-

    blic en tous genres est d'monder l'arbre de l'invention, d'en abattre

    les branches excentriques, au profit de sa tige principale et de sa

    direction traditionnelle, ainsi le rle minent de la slection parattre de maintenir la puret du type en retranchant ce luxe de varia-

    tions individuelles qui tendent le surcharger ou le refondre pril-

  • 630 REVUE PHfLOSOPHtOUE

    leusement. En ce sens, on peut dire que la slection, d'aprs l'aveu

    implicite de son auteur lui-mme, travaille sur l'adaptation dj

    close, au lieu de la former. Car la moindre variation individuelle, si

    on l'examine avec soin, est une harmonie originale, une modifica-

    tion totale qui, sans tre radicale, frappe d'un cachet nouveau tous

    les organes la fois. Ce qu'il y a de merveilleux dans le monde vi-

    vant, c'est prcisment cette exubrance de crations harmonieuses

    et d'originalits voiles, qui, pour se prsenter dissimules sous la

    livre de l'espce et s'assujettir son rythme antique et sacr, n'en

    sont pas moins vraies et profondes; c'est cette puissance dbordante

    d'accords et d'effets improviss; c'est cette prodigieuse imaginationnon moins propre nous confondre d'tonnement que la prodigieusemmoire appele par Darwin hrdit. Mais en vrit, prendre pour

    point de dpart, pour postulats biologiques inexpliqus, ces va-

    riations individuelles et l'hrdit, cette imagination et cette m-

    moire, comme le fait le grand naturaliste, n'est-ce pas avouer aufond le caractre secondaire et subsidiaire, liminateur et non

    crateur, du principe de la slection? Ces broderies infinies sur descanevas ternels, ces modulations inpuisables sur des mlodies

    immuables, nous a-t-on jamais montr leurs sources, la base du

    systme?On est rduit invoquer ici une diffrenciation soi-disant invi-

    table produite par une complication soi-disant croissante, et sefonder sur l'instabilit prtendue de cet ~otMogfMe qu'on suppose,arbitrairement d'ailleurs, l'origine des choses dans le pass, au fonddes choses dans les lments matriels. Mais, nous le savons dj,rien de plus stable que l'homogne. C'est l'htrogne, au contraire,qui aspire l'homogne, et y arrive par degrs, comme le montre,par exemple, le spectacle de nos socits actuelles. D'autre part,toutes les lois que la science tudie consistent en rptitions de faits

    identiques, aussi bien les lois de la physiologie animale et vg-tale que celles de la physique et de la chimie. Par suite plusvous imaginerez de lois pareilles s'exerant sur des substances

    composes d'lments entirement pareils, plus vous devrez vousattendre voir l'identit aller se renforant plus vous devrezregarder l'apparition d'une variation nouvelle comme un fait extra,ordinaire et miraculeux. En se superposant aux priodicits ondu-latoires appeles lumire, chaleur, attraction molculaire, les prio-dicits vivantes appeles fonctions n'ont pu qu'ajouter leurs chanespropres aux liens d'acier qui dj rivaient les lments substantielsdes corps. Et, si ces lments sont identiques malgr qu'ils soientautres fchose bien trange) s'ils sont dpourvus d'innits propres

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 631

    d'tats internes et d'indpendance rebelle au joug impos des lois,si leurs mouvements sont des promenades rgles de forats inertestous couls dans le mme moule, il devrait y avoir bien moinsd'anomalies encore dans le monde vivant que dans la nature inor-

    ganique. Dans cette hypothse, on le voit, la production sponta-ne des variations individuelles sur lesquelles s'appuie Darwin estune impossibilit. Mais cette production est un fait acquis. Il fautdonc renoncer cette hypothse, prjug fondamental et entrave dela science.

    En tout cas, l'analogie que nous constatons entre le rle sociolo-

    gique des inventions d'une part, et, d'autre part, le rle biologiquedes variations individuelles, se poursuit jusqu'au bout. Dans lasance du 12 fvrier dernier, l'Acadmie des sciences, M. Gaudry,

    aprs avoir prouv que les diverses classes des tres vivants ont

    ingalement progress, ajoute Ces ingalits ne confirment pasl'ide d'une lutte pour la vie, dans laquelle la victoire serait resteaux plus forts, aux mieux dous. La palontologie montre que le

    contraire a pu avoir lieu. Ce sont quelquefois les tres les plus

    spcialiss et les plus parfaits dans leur genre qui se sont teints le

    plus vite. Po'ado.xtdes, du Carnbrien, S~etKe~to. du Silurien, Ptri-

    chthys du Dvonien, ont marqu le sMH~MMm de divergence auquelleur type pouvait atteindre. Ils ne pouvaient donc plus produire de

    formes nouvelles, et, comme le propre de la plupart des craturesest de changer ou de mourir, ils sont morts.

    Cette observation, timidement prsente en ce qui concerne les

    espces, s'applique manifestement et sans nulle rserve aux nations.

    En outre, la raison du fait nous est fournie par celles-ci. Chacune

    d'elles, aprs avoir ralis la perfection dont son type de civilisationest susceptible, c'est--dire aprs avoir droul jusqu'au bout soncheveau d'inventions originales, se perptue quelque temps encoreet se propage par rayonnement d'imitation. Mais, comme l'imitations'alimente d'une dpense de foi et de dsir qui se perd en se com-

    muniquant et demande se renouveler par de nouvelles dcouvertes

    pour ne pas s'amoindrir, il vient au moment o l'affaiblissement estsensible tous les yeux et o des peuples neufs, demi barbares,riches d'imagination enveloppe encore, teignent d'un souffle cette

    lumire dclinante du pass. Sans diffrences dialectales sansluxe de patois, o elle puise sans cesse de nouvelles locutions, une

    langue trop perfectionne dcline; sans hrsies, une religion;sans nouveauts incessantes, une littrature; et de mme, sans

    varits et sans croisements, une espce vivante.

  • 632 REVUE PHILOSOPHIQUE

    Insistons encore sur ce point capital. Entre les diverses partiesdont se compose une mme uvre sociale, machine, pome, systme,

    code, catchisme, institution, etc., il rgne une harmonie troite quiconsiste, d'abord en ce qu'elles ne se contredisent et ne se contra-rient jamais, puis, en ce que presque toujours elles se confirment etcollaborent au mme but. Or, quand des uvres multiples de di-vers genres ont t produites sparment et la fois dans une mme

    socit, quand des inventions nombreuses, d'ingnieuses initiativesde toutes sortes y sont closes, se disputant la faveur du public, le

    public trie chaque jour entre elles; il adopte celles que ses gots ouses opinions dj forms lui font prfrer et qui ne tarderont pas dureste modifier ses opinions et ses gots; il rejette les autres. Une

    espce d'harmonie finit alors par s'tablir entre les inventions favo-rises. Mais cette harmonie qui donne aux ameublements, aux mai-

    sons, aux temples, aux vtements, aux lois, aux mille aspects so-ciaux d'une mme poque, un certain air de famille indfinissable,est d'une toute autre sorte que la prcdente, et elle est infinimentloin d'tre aussi parfaite. Elle consiste, en effet, simplement d'ordi-naire en ce que ces divers lments de l'art, de l'industrie, de la phi-losophie d'un ge donn, rpondent des croyances qui ne secontredisent pas trop, ou des besoins qui ne s'entravent pas trop.Cela suffit, il est vrai, pour que l'change (contrat qu'il ne faut pasconfondre avec la concurrence, avec la lutte) devienne possible en-tre les possesseurs des diverses uvres industrielles, agricoles, ar-

    tistiques et qu'un accord par rciprocit de services naisse de l.Mme il se peut que, lorsqu'un chef d'tat s'-emparera de tous ceslments nationaux en vue d'une fin politique, ce ne soit pas seule-ment en une assistance mutuelle, systme d'utilits aux buts mul-

    tiples, juxtaposs et non combins, mais bien en une collaboration,systme d'utilits organises vers un but unique, que consistera lasolidarit des uvres sociales diffrentes. Mais ces deux degrs su-

    prieurs d'harmonie vraiment positive auront t gravis, on le voit,par l'intervention soit de marchs entre co-changistes, entre ache-teurs et vendeurs, dont les volonts se sont jointes et non heurtes,et o l'on doit voir autant d'heureuses ides, d'inventions minus-

    cules soit d'un plan gouvernemental, personnel et conscient, auquelon ne contestera pas le caractre d'une invention majeure dont

    VI

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 633

    le propre est de se subordonner l'ensemble des autres. Quant larivalit des inventions concurrentes et la prfrence du public, cri-

    tique et juge, pour certaines d'entre elles, qu'ont-elles produit parelles-mmes? Rien que cette harmonie purement ngative dont j'aiparl en premier lieu. Dans la nation mme la plus solidarise co-

    nomiquement, la plus politiquement centralise, considrez, abstrac-tion faite de l'emploi indirect, conomique, que chaque besoin faitdes autres, et du concours indirect, politique, qu'ils prtent ensemble l'un d'eux, considrez l'assemblage bizarre de besoins htrognes,d'ides sans nul lien, qui constituent le pittoresque tat psychologi-que de cette socit, ce qu'on appelle sa civilisation un momentdonn. Voil le ple-mle, pas trop discordant toutefois, dont leslectionnisme social a le droit de revendiquer la paternit. En fait

    d'organisation sociale, c'est l toute la part qui lui revient.A un autre point de vue encore, les socits donnent lieu aux

    mmes distinctions. Chaque nation, nous venons- de le dire, a son

    quilibre interne, vraiment organique, fruit de ses changes qui se

    multiplient et de sa centralisation qui s'accrot, hritage prcieux desvertus et de l'hrosme patriotique de ses pres. Mais il existe aussiun quilibre international, fruit de l'ambition, de l'gosme, et de la

    guerre, de la concurrence nationale et du triomphe des plus forts. Est-ilncessaire de faire remarquer quel point ce dernier est infrieur l'autre? Eh bien, il me semble, pareillement, que, si la slectiondarwinienne a agi quelque part, c'est dans les rapports extrieurs des

    espces diffrentes, formes d'ailleurs originairement en dehors d'elle.La seule harmonie naturelle dont elle puisse se faire honneur c'estdonc l'espce d'accord que ralise chaque priode gologique lafaune ou la flore d'une rgion, ou le groupe gnral des faunes etdes flores de la plante. Mais prcisment cette harmonie-l, quoi-qu'on en ait dit parfois, est la plus imparfaite ou la plus contestablede toutes celles que dploie sous nos yeux le monde vivant. Je re-

    procherai M. de Hartmann, dont le travail sur le darwinisme estd'ailleurs si louable, de l'avoir exagre et peut-tre mal comprise.Il faut se garder de la juger comparable celle qui clate dans cha-

    que organisme particulier. Ici, dans chaque organisme comme dans

    chaque nation, il y a la fois assistance mutuelle des divers organesqui fonctionnent les uns pour les autres, et convergence de ces fonc-tions vers un but qui leur est commun, par exemple la gnration cheztous les tres, l'intelligence et la vie de relation chez les animaux

    suprieurs, sans parler de fins plus essentielles encore, sans doute

    mystiques et impntrables, dont l'ignorance absolue nous emp-chera toujours de comprendre le sens vrai de la vie. (Car quel

  • 634 REVUE PBILOSOPHIQUE

    gyptologue la vue des pyramides et des cryptesfunraires de

    l'Egypte, devinerait la raison profonde de ces trangets,s'il ne sa-

    vait, par le dchiffrement des hiroglyphes, le vu intensed'une

    rsurrection corporelle, la foi vive en des dogmes singuliers expri-

    ms par l!) Or, l'accord que nous observonsentre les diverses

    espces de plantes ou d'animaux, n'est jamaisune collaboration; il

    est rarement une mutualit de services; et, quand ce cas se pr-

    sente, par exemple quand l'insecte sert la fcondationde la

    fleur qui lui prpare son aliment, nous sommes d'avisavec M. de

    Hartmann, et aprs avoir lu les beaux travaux de Darwin lui-mme

    sur les orchides, que de si merveilleuses concordances ne sauraient

    s'expliquer mcaniquement. Le plus souvent, d'ailleurs,cet accord

    trop vant se rduit pour les organismes diffrents, ne pas se nuire

    au del de certaines limites, ou plutt ne pas tout fait se d-

    truire, plutt qu' s'entr'aider. Si les organes de succion de certains

    frelons nous paraissent remarquablement adaptes la fcondation

    de certaines orchides, et si, par sa structure artistiquement dessi-

    ne, la fleur de celle-ci parat faite pour favoriser ce service invo-

    lontaire, une adaptation tout autrement frquente est celle du car-

    nassier l'herbivore, du parasite l'tre qu'il exploite, et, en gnral,

    d'une espce quelconque sa proie; car quelle espce n'a la sienne?

    Voil l'harmonie du monde vivant. Elle fait le digne pendant de

    notre quilibre europen. Et maintenant, je le demande Si, pendant

    que les militaires se battaient, que les diplomates se tendaient des

    piges, que les puissances rivalisaient (non pour la vie seulement,

    mais pour la domination), il n'y avait pas eu dans notre Europe des

    milliers d'humbles moines occups fonder monastres et villes,

    des gnrations de savants obscurs, chimistes, astronomes, math-

    maticiens, acharns rechercher le vrai pour le vrai, exhumer

    pour nous la sience antique, importer parmi nous la science arabe,

    d'architectes, de peintres, de potes vous au culte de leur art, de

    navigateurs lancs vers des mondes nouveaux, de bienfaiteurs sans

    nom qui, sur tous les points du sol, ont cr des hpitaux, des bi-

    bliothques, des coles; que serait aujourd'hui, malgr tant de si-

    cles de lutte goste et de slectionnisme brutal, l'organisation int.

    rieure de nos nations europennes?

    VII

    Il est temps de conclure. Laissant de ct tous les arguments

    directs qu'un naturaliste pourrait faire valoir, mon intention a t

    de montrer que le darwinisme, si on essaye de l'appliquer, tKMtattM

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 638

    MMtaMch's, la science sociale, conduit des rsultats inacceptables,contredits par tout ce que nous savons, raison de la connaissance

    infiniment plus intime qu'il nous est donn d'avoir des faits sociaux

    que des faits vitaux..Pa)' analogie (car c'est l toute la porte de

    cet article, nous ne lui en attribuons pas d'autres) le darwinisme

    naturel lui'mme doit nous paratre insuffisant, malgr la part

    importante de vrit que nous ne lui contestons pas. Peut-tre, aprscette conclusion ngative relative son insuffisance, serait.il prudentde nous arrter. Mais, de tout ce qui prcde, il se dgage en outre

    une vue plus tmraire qu'il nous reste indiquer, si le lecteur veut

    bien nous prter son indulgence.

    Puisque Darwin, avons-nous dit, faisait de la sociologie sans le sa-

    voir, il est bien fcheux qu'au lieu de s'inspirer seulement des cts

    industriels et conomiques de la vie sociale, il n'ait pas eu gard

    leurs cts artistiques, juridiques ou religieux. Est-ce une fabrique

    surtout, ou n'est-ce pas plutt une uvre d'art, un rgiment,

    une congrgation religieuse que ressemble un tre vivant? Y a-t-il

    .rien notamment de plus propre rappeler et expliquer l'admirable

    solidarit de toutes les parties d'un organisme, la subordination hi-

    rarchique et la conspiration unanime de toutes ses cellules, que l'es-

    prit d'abngation et l'unanimit de foi (trompeuse ou non, peu importe)dont sont pntrs tous les moines d'une abbaye du moyen-ge, ou

    tous les janissaires d'un corps d'arme turc, au xvi" sicle? Or, ici,est-ce l'intrt personnel qui domine? Non videmment. Pourquoidonc l? Le moine, il est vrai, prie et se lacre en vue de flicits

    posthumes; le janissaire, pour une fin analogue, combat et se fait

    tuer. Mais ce besoin d'une immortalit spciale laquelle ils s'im-

    molent, c'est Jsus et Mahomet qui l'ont fait natre en eux, en-

    core plus que satisfait. Toute l'explication de leur vie est, au fond,dans l'idal puissant qu'on leur a fait luire et qui a subjugu leurs

    curs; toute leur essence est dans leur credo. Toutefois, le cercle

    priodique, immuable en ses traditions fixes, o leur activit ren-

    ferme tourne sans relche, parat se prter un genre moins lev

    d'interprtation; et, pour un observateur de la lune, qui verrait tous

    les jours des provisions entrer aux mmes heures dans les cuisines

    du couvent, puis les aliments se consommer dans les rfectoires, ou

    bien, de temps en temps, de nouveaux pres venir chanter au

    chur et d'anciens pres disparatre, et enfin, de loin en loin, une

    colonie de religieux se dtacher pour aller fonder quelque distance

    une maison du mme ordre pour un observateur aussi mal rensei-

    gn, tout s'expliquerait ou semblerait s'expliquer suffisamment par ce

    double besoin de nutrition et de reproduction, en un seul mot, de

  • 636 REVUE PHILOSOPHIQUE

    conservation goste, dont cette espce de corps vivant nomm un

    monastre lui paratrait dou. Il ne souponnerait mme pas l'exis-

    tence de l'Evangile et du Coran, il ne se douterait pas que se re-

    produire de la sorte, c'est convertir, que cette ambition-l c'est du

    proslytisme, que cette routine {mcanique, c'est de l'obissance vo-

    lontaire et mritoire une rgle extrieure, que cette uniformit

    bizarrement immuable, c'est la communion volontaire ou force

    d'individualits libres et diverses, que cette conservation de soi,c'est la propagation de l'ide d'autrui, de la foi en autrui. Il ne verrait

    pas la moindre diffrence, quoiqu'il y en ait une norme, entre le

    novice ou le catchumne non encore instruit, et le mme homme,tel qu'il sera aprs son initiation prolonge et son endoctrinement.

    L'apparence des deux, en effet, serait identique, peu prs comme

    la molcule d'azote, d'hydrogne, d'oxygne, de carbone, qui, aprsbien des laborations et des liminations, vient d'tre choisie et assi-

    mile par un organisme, initie en quelque sorte ses mystres parti-

    culiers, ne diffre en rien, aux yeux du chimiste, et mme de l'vo-

    lutionniste ordinaire, d'une molcule homogne non organise.Reconnaissons-le enfin, faisons acte de modestie et de sincrit. La

    vie est le secret des molcules, peut-tre des atomes qui se la trans-

    mettent, qui se passent les uns aux autres un legs traditionnel, in-

    cessamment mais lentement ~grossi, d'ides spec~~es, d'arts et de

    vertus caractristiques monopoliss par les lments de la mme

    espce vivante. Cela s'accomplit sous nos yeux, mais absolument

    hors de la porte de nos yeux, dans une sphre d'action spare de

    la ntre par une distance pratiquement infinie qui nous interdit d'y

    pntrer jamais. Il nous est donn de voir les ondulations, les con-

    tours extrieurs de ces Chines mystrieuses, de ces myriades d'ou-

    vriers merveilleusement disciplins que nous saisissons en grandesmasses confuses, et qui, eux, sans doute, ne se font nulle ide de ce

    que nous appelons les formes de leurs corps ou leurs autres carac-

    tres soit anatomiques soit physiologiques, pas plus qu'un citoyende Rome ne se reprsentait la vraie configuration de l'Empire ro-

    main ou la hausse et la naisse exactes des naissances et des dcs,des importations et des exportations sur tout cet immense territoire.

    Mais nous ne pouvons pas plus savoir ce qui s'opre en eux que l'ob-

    servateur de la lune dont je viens de parler, en voyant se drouler

    la ligne sinueuse d'une de nos armesj en marche, ne peut lire les

    penses de chacun de nos soldats.

    En gnral, nous croyons prendre le parti le plus judicieux, le

    plus scientifique, en supprimant le problme, en dcidant que les

    lments substantiels n'ont pas d'intrieur ou que leur dedans im-

  • TARDE. DARWINISME NATUREL ET DARWINISME SOCIAL 637

    porte peu l'explication de la vie. Nous nous berons de l'illusion

    que nous seuls, cerveaux humains, avons des ides et des volonts,

    qu'aprs nous il y a bien quelques vertbrs, quelques animaux, in-

    frieurs mme, dous d'une lueur d'esprit; peut-tre, la rigueur,

    concderons-nous que certaines plantes (grimpantes par exemple)rvlent je ne sais quelles sensations lentes et confuses mais ce sera

    l'extrme limite de nos concessions. Encore resterons-nous persua-ds que les manifestations telles quelles d'intelligence et de sensibi-

    lit constates hors de nous sont toujours, comme en nous, des

    rsultats labors par le concours d'lments multiples, par l'action

    des organes des sens, jamais des qualits inhrentes ces lments

    isols. C'est comme si notre observateur slnite attribuait l'intel-

    ligence et la sensibilit dlicates rvles par le mouvement des

    grands navires, non chaque marin pris part, mais leur

    ensemble, et jugeait que cet quipage intelligent e~ sensible,com-

    pos de pures machines, doit tout son esprit collectif aumaniement

    des instruments de physique, lunettes et boussoles, visibles sur

    le pont.Ecartons ces prjugs qui ne soutiennent pas l'examen, quand on

    les regarde en face. Relanons l'homme in medias res. Pourquoi

    serait-il l'extrmit des choses, la cime privilgie o toutes les

    forces de l'univers, tnbreuses et aveugles jusque-l, clateraient

    pour la premire fois en une gerbe lumineuse? L'tat initial de

    l'univers doit avoir impliqu la conscience et la libert, disait r-

    cemment, dans cette Revue, M. Deibuf.avec lequel j'ai l'avantage de

    me trouver d'accord sur bien des points et dont je puis invoquer

    les savantes considrations l'appui de plusieurs de mes proposi-

    tions les plus aventureuses. Comme lui je dois ajouter Main-

    tenant ai-je une foi absolue dans ma solution? Pas lemoins du

    monde, et je me rserve de la rejeter demain si l'onen trouve une

    meilleure. Mais entre cette solution et la solution donne par une

    certaine cole qui s'adjuge le monopole du positivisme,la moins

    plausible et par suite la moins rellement positive n'est pascelle-

    l. e.Or, le spectacle du monde social nons a montr que l'gosme

    y est n du dvouement, que le travail y est ndu gnie, que l'ordre

    y est n de l'autorit, que la rgle yest ne de l'exception, les sdi-

    ments des soulvements, l'utile du beau, l'imitation de l'invention,

    l'infrieur du suprieur par induction n'est-il pas permisde penser

    que la vie aussi, mutatis mutandis, estne de mme?

    G. TARDE.