table des matières - cridaq | uqam

220
Table des matières Pages Le cinquantenaire de la revue ................................................................... 3 Sylvio Normand La dilution du principe fédératif et la jurisprudence de la Cour suprême du Canada ................................................................................... 7 Eugénie Brouillet Les fondements théoriques de la transformation du rôle de l’équilibre des prestations contractuelles .................................................................... 69 Élise Charpentier Les fondements de la déontologie judiciaire ........................................... 93 Luc Huppé La réforme du Code de procédure civile du Québec : quelques réflexions sur le contrat judiciaire ............................................................................. 133 Sylvette Guillemard Qu’est-ce qu’une « infraction avec ou sans violence » aux termes de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents ? ...................... 157 Anne Fournier *** Chronique bibliographique Vers la primauté de l’approche pragmatique et fonctionnelle, de Suzanne Comtois .................................................................................. 185 Patrice Garant Grossesse, emploi et discrimination, de Maurice Drapeau ............... 196 Christian Brunelle La franchise au Québec, de Jean H. Gagnon ..................................... 201 Édith Fortin L’union civile – Nouveaux modèles de conjugalité et de parentalité au 21 e siècle, de Pierre-Claude Lafond et Brigitte Lefebvre (dir.) . 203 Daniel Borrillo Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 1-216 (2004) 45 Les Cahiers de Droit 1

Upload: others

Post on 22-Jun-2022

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Table des matières

Pages

Le cinquantenaire de la revue ................................................................... 3Sylvio Normand

La dilution du principe fédératif et la jurisprudence de la Coursuprême du Canada ................................................................................... 7

Eugénie Brouillet

Les fondements théoriques de la transformation du rôle de l’équilibredes prestations contractuelles .................................................................... 69

Élise Charpentier

Les fondements de la déontologie judiciaire ........................................... 93Luc Huppé

La réforme du Code de procédure civile du Québec : quelques réflexionssur le contrat judiciaire ............................................................................. 133

Sylvette Guillemard

Qu’est-ce qu’une « infraction avec ou sans violence » aux termes de laLoi sur le système de justice pénale pour les adolescents ? ...................... 157

Anne Fournier

* * *

Chronique bibliographique

Vers la primauté de l’approche pragmatique et fonctionnelle, deSuzanne Comtois .................................................................................. 185

Patrice Garant

Grossesse, emploi et discrimination, de Maurice Drapeau............... 196Christian Brunelle

La franchise au Québec, de Jean H. Gagnon ..................................... 201Édith Fortin

L’union civile – Nouveaux modèles de conjugalité et de parentalitéau 21e siècle, de Pierre-Claude Lafond et Brigitte Lefebvre (dir.) . 203

Daniel Borrillo

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 1-216(2004) 45 Les Cahiers de Droit 1

Page 2: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

2 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 1

Traité de droit civil – Droit international privé, de GéraldGoldstein et Ethel Groffier .................................................................. 206

Sylvette Guillemard

Communautés de droit – Droit des communautés, sous la direc-tion de Ysolde Gendreau ..................................................................... 209

Sébastien Grammond

Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues, Les obligations, duCentre de recherche en droit privé et comparé du Québec ............ 211

Louise Langevin

* * *

Livres reçus ................................................................................................. 215

Page 3: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 3-6(2004) 45 Les Cahiers de Droit 3

Le cinquantenaire de la revue

En 1954, des étudiants lançaient un périodique qu’ils définissaientcomme la « revue des étudiants en droit de l’Université Laval ». L’initia-tive s’inscrivait dans une tradition nord-américaine suivant laquelle la res-ponsabilité de publier les périodiques juridiques universitaires revenaitfréquemment aux étudiants. Le recteur Alphonse-Marie Parent saluaitalors avec bienveillance la nouvelle revue qu’il considérait comme unmoyen « de nature à développer le goût et à favoriser l’étude des sciencesjuridiques1 ».

Le pari de faire paraître un nouveau périodique, loin d’être gagné àl’avance, recelait une part d’incertitude, et sa réalisation a certainementexigé bien des efforts. En plus de la recherche du financement nécessaire,les responsables devaient recruter des collaborateurs capables de fourniravec régularité des textes de bonne tenue. De surcroît, selon le témoignagedu premier directeur de la revue, il était nécessaire de vaincre un certainscepticisme à l’égard d’une communauté étudiante jugée dilettante et peutournée vers les choses intellectuelles : « Et cette jeunesse étudiante, d’ap-parence frivole, mondaine, indifférente à tout ce qui touche à la culturejuridique ou intellectuelle, comment allait-elle s’acquitter d’une tâche aussisérieuse2 ? » Le succès rapide de la revue a démontré que ses fondateursavaient bien fait de s’engager dans une telle entreprise.

À l’instar des autres revues universitaires de l’époque, Les Cahiers dedroit ont contribué à l’édification d’une doctrine juridique qui se définis-sait de plus en plus, à l’époque, comme une science positive du droit. Quel-ques professeurs et des praticiens ont soumis des textes à la nouvelle revue.Il demeure toutefois qu’une part appréciable des articles parus au cours dela première décennie était le fruit de travaux réalisés par des étudiants et

1. A.-M. Parent, « Une belle initiative », (1954-1955) 1 C. de D. 5.2. H. Dorion, « Un mot du directeur », (1954-1955) 1 C. de D. 117.

Page 4: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

4 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 3

des étudiantes, en marge de leurs cours. La revue, d’après le vœu de sesfondateurs, était d’ailleurs destinée à accueillir des formes de collaborationde cette nature, ainsi qu’en témoignait le président de l’association étu-diante lors de son lancement : « Depuis le début de nos études en droit, nousentendions parler des avantages d’une telle réalisation. Ne nous permet-trait-elle pas d’émettre nos premières opinions juridiques, d’énoncer desaxiomes de droit tirés de nos premières découvertes et, surtout, de nousinciter à des recherches poussées sur l’évolution constante du droit dans lasociété moderne3 ? » Plusieurs des collaborateurs comptent, par la suite,aux premiers rangs de ceux qui alimentent la doctrine québécoise, et ce,tout au long de leur carrière professionnelle, soit à titre de professeurs oude praticiens.

Au cours des années 60, le recrutement de nombreux professeurs atransformé la Faculté de droit de l’Université Laval. La revue devient, dèslors, un des moyens privilégiés pour diffuser les résultats de leurs recher-ches. La provenance des textes se diversifie. Les manuscrits sont soumispar des collègues d’autres facultés et proviennent parfois de l’étranger. Àl’occasion, des spécialistes des sciences sociales proposent des articles. Lespremiers numéros spéciaux dédiés à un thème particulier sont publiés. Lestravaux des étudiants, sans être totalement éclipsés, occupent désormaisune part congrue dans un périodique qui, à partir de 1967, paraît quatre foisl’an et compte plus de 800 pages. Ces nombreuses transformations expli-quent que la revue en vienne à passer sous la responsabilité de la Facultéde droit. Les Cahiers de droit adoptent alors une configuration et des pra-tiques d’édition auxquelles les différentes directions vont, pour l’essentiel,demeurer fidèles.

À l’occasion du cinquantième anniversaire de la revue, la directiontient à exprimer sa gratitude à ceux et à celles qui, tout au long de ces an-nées, lui ont soumis des manuscrits. La revue leur est redevable de la con-fiance qu’ils lui ont faite. Elle ne peut que souhaiter que cet appuiindéfectible perdure encore longtemps. Un périodique ne trouve sa justifi-cation que dans la présence d’un lectorat. Aussi Les Cahiers de droit sont-ils fort reconnaissants à un lectorat qui s’est toujours montré fidèle.

Rappelons le rôle majeur joué par ceux et celles qui, à tour de rôle, ontassumé la direction de la revue ou ont accepté de siéger à son conseil derédaction. Grâce à leur travail et à leur dévouement, ils ont su assurer lacrédibilité du périodique au cours de ses premières années et, par la suite,maintenir sa qualité. D’autres personnes et des organismes ont épaulé la

3. L. Bolduc, « Présentation », (1954-1955) 1 C. de D. 6.

Page 5: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

S. Normand Le cinquantenaire de la revue 5

direction de la revue. Par leur soutien, ils ont grandement contribué à sonsuccès. Notre gratitude va d’abord à la Faculté de droit et aux organismessubventionnaires qui ont appuyé financièrement la revue et ont ainsi con-tribué à assurer sa viabilité. Il serait impossible d’établir la liste de toutesles personnes qui, à quelque étape que ce soit, ont apporté une contributionà l’édition. Des remerciements mérités doivent être adressés aux nombreuxétudiants et étudiantes qui se sont succédé pour vérifier l’exactitude del’appareil de notes qui accompagne inévitablement les textes publiés.

Nous désirons souligner le travail de collaborateurs et de collaboratri-ces qui, pour la plupart, depuis de nombreuses années, assurent, avec rigu-eur et diligence, l’une ou l’autre des étapes de la publication de la revue :Mme Hélène Dumais, qui voit à la révision linguistique des textes français,M. Wallace Schwab, qui traduit les résumés anglais et se charge de la révi-sion linguistique des textes anglais, les employés de la maison de composi-tion Marika et ceux de l’imprimerie AGMV/Marquis. Enfin, nous adressonsdes remerciements particuliers à Mme Francine Thibault, qui est chargée dusecrétariat et qui coordonne, de concert avec la direction, les différentesétapes de production de la revue. Sa compétence et son professionnalismecontribuent pour beaucoup au maintien de la qualité de la revue.

Le directeur de la revue,

Sylvio Normand

Page 6: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

6 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 3

DIRECTEURS ET DIRECTRICES DE LA REVUE1954 – 2004

Bertrand Gagnon 1954 – 1955

Henri Dorion 1955 – 1958

Jean Beauvais 1958 – 1959

Yves Demers 1959 – 1960

Michel Saint-Hilaire 1960 – 1961

André Tremblay 1961 – 1962

Paul Amos 1962 – 1963

Roger Vallières 1963 – 1964

Georges Taschereau 1964 – 1965

Francyne Drouin et Pierre Jobin 1965

Ernest Caparros 1965 – 1970

Jean-Charles Bonenfant 1970 – 1975

Pierre-G. Jobin 1975 – 1976

Henri Brun 1976 – 1978

Édith Deleury 1978 – 1981

Jacques L’Heureux 1981 – 1984

Henri Brun 1984 – 1990

Pierre Verge 1990 – 1993

Maurice Arbour 1993 – 1996

Daniel Gardner 1996 – 1999

Nicole Duplé 1999 – 2003

Sylvio Normand 2003 à aujourd’hui

Page 7: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

La dilution du principe fédératifet la jurisprudence de la Cour suprême

du Canada*

Eugénie Brouillet**

Le fédéralisme, en tant que principe constitutionnel sous-jacent ouimplicite, peut d’abord servir à guider les tribunaux dans l’interprétationet l’application des dispositions du texte constitutionnel et, ensuite, àcombler les lacunes qui s’y trouvent, le cas échéant. Or, malgré la grandeimportance que la Cour suprême du Canada semble accorder au principefédératif dans certaines décisions récentes, elle n’y a pas eu recours prin-cipalement comme guide dans l’interprétation des dispositions expressesde la Constitution, particulièrement celles qui sont relatives au partagedes compétences législatives entre les deux ordres de gouvernement, maisplutôt afin de combler ses vides, ses silences. Le partage des compétenceslégislatives constitue pourtant le cœur du principe fédératif. En plus d’undemi-siècle de jurisprudence à titre de dernier tribunal d’appel, la Coursuprême ne s’est appuyée expressément sur le fédéralisme dans ses rai-sonnements juridiques que plutôt rarement, et cela, de façon somme toutepeu cohérente. L’analyse des quelques décisions dans lesquelles la Coursuprême invoque nommément ce principe dans ses raisonnements enmatière de partage des compétences révèle qu’elle a généralement optépour une conception moderne de ce dernier. Par contre, la plus haute courcanadienne revient, à l’occasion, au paradigme classique, essentiellement

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 7-67(2004) 45 Les Cahiers de Droit 7

* L’auteure tient à remercier le professeur Henri Brun pour ses commentaires et sugges-tions ainsi que Me Nicolas Courcy pour son aide dans la recherche afférente à la rédac-tion du présent article. Ce dernier est à jour au mois de juin 2003 et a été réalisé grâce àl’aide financière de la Fondation pour la recherche juridique de l’Association du Barreaucanadien.

** Professeure, Faculté de droit, Université Laval.

Page 8: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

8 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

lorsqu’il favorise l’exercice des compétences législatives du Parlementfédéral ou, inversement, lorsque l’application du paradigme moderneaurait pu encourager l’exercice des compétences provinciales. L’absencede théorie fédérative dans la jurisprudence de la Cour suprême l’empêched’établir et de maintenir un sain équilibre fédératif en contexte canadien.

As an underlying or implicit constitutional principle, federalism mayserve as a guide for the courts in interpreting and applying the provisionsof a constitutional text and, thereafter, in closing any gaps if there areany to be found. Yet, despite the significant importance that the SupremeCourt of Canada seems to give to the federative principle in some recentdecisions, it has not resorted to it primarily as a guide for interpreting theexpress provisions of the Constitution, particularly those pertaining to thesharing of legislative jurisdictions between two levels of government, butrather to fill in the gaps and account for whatever seems implicit. Thedistribution of legislative powers constitutes, however, the very heart ofthe federative principle. In addition to a half-century of rulings in its roleof court of last appeal, the Supreme Court has, in its legal reasoning, onlyrarely rested its cases directly on federalism while doing so in a ratherincoherent manner. The analysis of the few decisions in which the Su-preme Court has nominally invoked this principle in its reasoning regard-ing the distribution of powers shows that the court has generally chosen amodern conception of such distribution. Yet on other occasions, the high-est court of the land returns on occasion to the classical paradigm, essen-tially when favouring the federal Parliament’s exercising of legislativepowers or, conversely, when the application of the modern paradigmwould have encouraged the exercising of provincial powers. The absenceof a federative theory underlying the reasoning of the Supreme Court inits rulings now prevents it from establishing and maintaining a sound fed-erative equilibrium in the Canadian context.

Pages

1 Le fédéralisme et les silences du texte constitutionnel .................................................. 14

1.1 Le rapatriement du pouvoir constituant ............................................................... 14

1.2 La sécession du Québec .......................................................................................... 23

Page 9: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 9

1.3 Les relations interprovinciales ............................................................................... 29

1.4 Le pouvoir fédéral de dépenser ............................................................................. 31

2 Le fédéralisme et l’interprétation du texte constitutionnel .......................................... 33

2.1 Le partage des compétences législatives .............................................................. 34

2.1.1 Une nette préférence pour le paradigme moderne .................................. 36

2.1.2 Un retour sporadique au paradigme classique ........................................ 44

2.2 La Charte canadienne des droits et libertés ....................................................... 58

Conclusion ................................................................................................................................. 63

En 1998, la Cour suprême du Canada affirmait que le fédéralisme estun principe « inhérent à la structure de nos arrangements constitutionnels,l’étoile qui les a guidés [les tribunaux] depuis le début1 ». Elle ne faisaitalors que confirmer ce qui découle tant de l’esprit que de la lettre de la Loiconstitutionnelle de 18672. Diverses conceptions ont été présentées aucours de la période préfédérative sur le type de régime qui serait le plussusceptible de répondre de manière appropriée à l’ensemble des désirs etintérêts des colonies de l’époque. Le principe fédératif est celui qui a fina-lement été choisi comme fondement de la nouvelle constitution par l’en-semble des concepteurs du régime3. Le préambule du texte constitutionnelest sans équivoque à cet égard et énonce que « les provinces […] ont ex-primé le désir de contracter une Union Fédérale4 ». Quant à la lettre du

1. Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, 251(ci-après cité : « Renvoisur la sécession »).

2. Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., R.-U., c. 3, art 91.3. John A. Macdonald lui-même, après avoir marqué sa préférence pour un État unitaire, a

dû réaffirmer la nature fédérative du régime proposé et ainsi défendre le caractère sou-verain des provinces au cours de la Conférence de Québec d’octobre 1864 : « NewZealand constitution was a Legislative Union, ours Federal […] In order to guard these[les entités locales], they [le constituant de la Nouvelle-Zélande] gave the powers statedto the Local Legislatures, but the General Government had the power to sweep theseaway. That is just what we do not want. Lower Canada and the Lower Provinces wouldnot have such a thing » ; G.P. Browne, Documents on the Confederation of BritishNorth America, Toronto, McClelland & Stewart, 1969, p. 124. Le statut des entités loca-les de la Nouvelle-Zélande s’apparentait donc à celui des municipalités : leur existencen’était d’aucune façon garantie constitutionnellement et découlait de dispositions légis-latives qui pouvaient être modifiées au gré des désirs du Parlement.

4. Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 2, préambule.

Page 10: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

10 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

régime, celle-ci pourvoit bel et bien à la mise en place d’une fédération danstoutes ses acceptions juridiques, c’est-à-dire, pour l’essentiel, qu’elle opèreun partage de la fonction législative entre deux ordres de gouvernementautonome dans leurs sphères de compétence respectives.

Pourtant, le nouvel engouement de la plus haute cour canadienne pourle fédéralisme et, en général, pour les principes constitutionnels non écritsne trouve pas nécessairement écho dans sa jurisprudence fédérative, c’est-à-dire celle qui est relative au partage des compétences législatives entreles deux ordres de gouvernement, alors qu’il s’agit précisément là du cœurdu principe fédératif. L’« étoile » que constitue le fédéralisme n’a en effetexpressément guidé la Cour suprême, dans ses raisonnements juridiques,que de façon relativement exceptionnelle et, surtout, d’une manière quilaisse transparaître ce que nous pourrions appeler une absence de théoriefédérative. Nous verrons que le fédéralisme, en tant que principe constitu-tionnel sous-jacent, n’a pour l’essentiel été invoqué qu’en vue de permettreà la Cour suprême de combler les « vides » du texte constitutionnel et nonà titre de guide dans l’interprétation de ses dispositions, particulièrementcelles qui concernent le partage des compétences législatives entre les deuxordres de gouvernement5. Notre étude porte donc sur le rôle joué par lefédéralisme dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada depuisqu’elle est devenue le dernier tribunal d’appel en 19496. Dans quels

5. Depuis l’abolition des appels au Comité judiciaire du Conseil privé, la Cour suprême duCanada a nommément invoqué le fédéralisme dans une trentaine de décisions. Nousexcluons bien sûr de ce total les décisions dans lesquelles ce principe (ou un de ces syno-nymes, soit « principe fédératif », « principe fédéral » ou leurs équivalents anglais) seretrouvait dans la doctrine citée ainsi que celles où la Cour y fait référence simplementpour affirmer qu’il n’est pas pertinent pour régler le litige : Tremblay c. Daigle, [1989] 2R.C.S. 530 ; C.-B. (Milk Board) c. Grisnich, [1995] 2 R.C.S. 895.

6. Nous ne traiterons pas, dans le présent article, de l’approche fonctionnelle qui caracté-rise de plus en plus la jurisprudence de la Cour suprême relative au partage des compé-tences législatives et qui entraîne une centralisation progressive des pouvoirs entre lesmains du palier de gouvernement fédéral. Nous avons déjà étudié cette question dansune étude antérieure : E. Brouillet, L’identité culturelle québécoise et le fédéralismecanadien, thèse de doctorat, Québec, Faculté des études supérieures, Université Laval,2003, p. 383-479. D’autres auteurs s’y sont également attardés. Voir notamment : H.Brun, « L’évolution récente de quelques principes généraux régissant le partage descompétences entre le fédéral et les provinces », dans Congrès annuel du Barreau duQuébec (1992), Québec, 11-13 juin 1992, Service de la formation permanente du Barreaudu Québec, 1992, p. 23 ; G. Otis, « La justice constitutionnelle au Canada à l’approchede l’an 2000 : uniformisation ou construction plurielle du droit ? », (1995-96) 27 OttawaL.R. 261 ; J. Frémont, « La face cachée de l’évolution contemporaine du fédéralismecanadien », dans G.-A. Beaudoin et J.E. Magnet (dir.), Le fédéralisme de demain :

Page 11: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 11

contextes la Cour suprême a-t-elle nommément invoqué le principe fédéra-tif ? À quelles fins s’en est-elle servie ? Quelles conclusions a-t-elle fait dé-couler de son usage exprès ?

Plusieurs auteurs ont écrit sur la nature et le rôle des principes consti-tutionnels sous-jacents en droit constitutionnel canadien7. En général, lescommentateurs s’entendent à savoir que les principes constitutionnelssous-jacents ou implicites peuvent servir à guider l’interprétation des dispo-sitions constitutionnelles expresses et aussi, dans certaines circonstances,à combler les lacunes ou les vides du texte constitutionnel. C’est en effet cequi se dégage des décisions récentes de la Cour suprême relatives à cesprincipes8.

Le fédéralisme résulte de la rencontre d’une double volonté, celle demaintenir à la fois l’unité et la diversité par un processus continuel d’adap-tation. Ainsi, l’essence du principe fédératif réside en une union de groupespour certaines fins communes, groupes qui conservent par ailleurs leurexistence distincte pour d’autres desseins. Il sera appropriée, par con-séquent, d’adopter un régime fédératif lorsque les entités en présence

réformes essentielles, Montréal, Wilson & Lafleur, 1998, p. 45 ; V. Loungnarath, « Lerôle du pouvoir judiciaire dans la structuration politico-juridique de la fédération cana-dienne », (1997) 57 R. du B. 1103 ; J. Leclair, « The Supreme Court of Canada’sUnderstanding of Federalism : Efficiency at the Expense of Diversity », (2003) 28Queen’s L.J. 411. Le professeur Leclair démontre de façon convaincante une nette pré-férence de la Cour suprême pour des considérations relatives à l’efficacité au détrimentde la diversité.

7. Voir notamment : J.W. Newman, « Réflexions sur la portée véritable des principes cons-titutionnels dans l’interprétation et l’application de la Constitution du Canada », (2001-2002) 13 N.J.C.L. 117 ; J. Leclair, « Canada’s Unfathomable Unwritten ConstitutionalPrinciples », (2001) 27 Queen’s L. J. 389 ; R. Elliot, « References, Structural Argumen-tation and the Organizing Principes of Canada’s Constitution », (2001) 80 Can. Bar Rev.67 ; S. Choudhry, « Unwritten Constitutionalism in Canada : Where do ThingsStand ? », (2001) 35 Can. Bus. L. J. 113 ; S. Choudhry et R. Howse, « ConstitutionalTheory and the Quebec Secession Reference », (2000) 13 Can. J. of Jprudence 143 ; P.Monahan, « The Public Policy Role of the Supreme Court of Canada in the SecessionReference », (1999-2000) 11 N.J.C.L. 65 ; D. Gibson, « Constitutional Vibes : Reflectionson the Secession Reference and the Unwritten Constitution », (1999-2000) 11 N.J.C.L.49 ; W.H. Hurlburt, « Fairy Tales and Living Trees : Observations on Some RecentConstitutional Decisions of the Supreme Court of Canada », (1998) 26 Man. L. J. 181.

8. Renvoi : droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, (ci-après cité : « Renvoisur les droits linguistiques ») (primauté du droit) ; New Brunswick Broadcasting Corp. c.N.-B., [1993] 1 R.C.S. 319 (privilèges parlementaires) ; Renvoi sur les juges de la courprovinciale, [1997] 3 R.C.S. 3, (indépendance judiciaire) ; Renvoi sur la sécession, pré-cité, note 1 (démocratie, fédéralisme, primauté du droit et constitutionnalisme, protec-tion des minorités).

Page 12: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

12 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

désirent être unies sous un seul gouvernement indépendant pour certainesmatières relativement auxquelles elles partagent des intérêts communs(unité) et conserver ou établir des gouvernements indépendants quant auxmatières correspondant à leurs intérêts particuliers (diversité). Or, parmiles facteurs qui militent en faveur d’une séparation des collectivités, celuiqui, d’entre tous, exerce la plus forte pression en faveur de l’adoption d’unrégime fédératif plutôt qu’unitaire est la présence, au sein de collectivitésdonnées, d’une culture différente. En d’autres termes, la diversité qui s’ex-prime au sein d’entités désireuses de s’unir en une fédération est souventd’ordre culturel. C’est le cas de la fédération canadienne. Le fédéralismeimplique donc essentiellement, sur le plan juridique, un partage du pouvoirlégislatif entre deux paliers de gouvernement autonomes ou souverainsdans leurs domaines de compétence.

La nature fédérative de la Constitution canadienne a été reconnue à demultiples reprises par les tribunaux. Le Comité judiciaire du Conseil privéde Londres, dernier tribunal d’appel pour les affaires canadiennes jusqu’en1949, l’a affirmé à de très nombreuses occasions, notamment dans ce pas-sage devenu classique depuis : « The object of the Act was neither to weldthe provinces into one, nor to subordinate provincial governments to a cen-tral authority, but to create a federal government in which they should allbe represented, entrusted with the exclusive administration of affairs inwhich they had a common interest, each province retaining its inde-pendence and autonomy »9. En 1981, la Cour suprême du Canada faisait duprincipe fédératif la raison d’être d’une convention constitutionnelle obli-geant le gouvernement fédéral, désireux d’opérer unilatéralement le rapa-triement et de profondes modifications à la Constitution canadienne, àobtenir préalablement le consentement d’un nombre appréciable de pro-vinces10. La Cour suprême considérait ainsi que la participation des deuxordres de gouvernement au processus de modification de la Constitutionest un corollaire essentiel du principe fédératif.

9. Liquidators of the Maritime Bank of Canada v. Receiver-General of New Brunswick,[1892] A.C. 437, 440-442. Dès les premières années de la fédération, le Comité judiciairea énoncé un des postulats essentiels au caractère fédératif de la Constitution, soit l’auto-nomie des provinces dans leurs domaines de compétence : Citizens Insurance Companyof Canada v. Parsons, [1881-82] 7 A.C. 96, 108 ; Hodge v. The Queen, [1883] 9 A.C. 117,132. Voir également au même effet : A.-G. for Ontario v. A.-G. for Canada, [1896] A.C.348, 360 et 361 ; In re the Initiative and Referendum Act, [1919] A.C. 935, 942 ; BritishCoal Corporation v. The King, [1935] A.C. 500, 518 ; A.-G. for Canada v. A.-G. for On-tario, [1937] A.C. 326, 366 et 367 (ci-après cité : « Affaire sur les conventions de travail ») ;Shannon v. Lower Mainland Dairy Products Board, [1938] A.C. 708, 722.

10. Renvoi : résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, 905 et suiv. (ci-après cité : « Renvoi sur le rapatriement »).

Page 13: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 13

Dans le Renvoi sur la sécession, la plus haute cour canadienne énonceque le fédéralisme est un principe constitutionnel sous-jacent à la Constitu-tion écrite11, qu’il est « un thème central dans la structure de notre Consti-tution12 ». C’est ce principe, joint au principe démocratique, qui amenait laCour suprême à établir, dans l’hypothèse d’une expression claire des Qué-bécois du désir de réaliser la sécession du Québec, une obligation constitu-tionnelle réciproque de négocier des modifications constitutionnelles afinde répondre à cette revendication de la population québécoise.

En tant que principe constitutionnel implicite, le fédéralisme peut ser-vir, à l’instar des autres principes sous-jacents, d’abord à guider les tribu-naux dans l’interprétation et l’application des dispositions du texteconstitutionnel et, ensuite, à combler les lacunes qui s’y trouvent, le caséchéant. Or, malgré la grande importance que la Cour suprême semble ac-corder à ce principe, et contrairement à ce qu’avait privilégié le Comitéjudiciaire du Conseil privé de Londres, le principe fédératif n’a pas été prin-cipalement utilisé par la Cour suprême comme guide dans l’interprétationdes dispositions expresses de la Constitution, par exemple, celles qui sontrelatives au partage des compétences législatives entre les deux ordres degouvernement, mais plutôt afin de combler ses vides, ses silences. L’inter-prétation des dispositions relatives au partage des compétences législati-ves n’a donc pas été imprégnée, comme elle l’avait été avec le Comitéjudiciaire, du principe d’autonomie de chacun des deux ordres de gouver-nement pourtant essentiel au fédéralisme. Nous traiterons d’abord des dé-cisions dans lesquelles le principe fédératif a été nommément invoqué parla Cour suprême pour combler les vides du texte constitutionnel. Ensuite,nous procéderons à l’analyse des autres décisions de la Cour suprême danslesquelles celle-ci a eu recours au fédéralisme et démontrerons ainsi sonfaible usage en matière de disputes fédératives et, plus particulièrement, lemanque de cohérence dans la façon dont il a été utilisé. En guise de conclu-sion, nous tenterons d’esquisser à grands traits ce qui, selon nous, pourrait

11. Renvoi sur la sécession, précité, note 1, 250 et suiv. Dans le Renvoi sur les droits linguis-tiques, précité, note 8, 751-752, qui constitue un prélude à l’établissement des principesconstitutionnels sous-jacents (la Cour suprême parle alors (p. 752) « [des] postulats nonécrits qui constituent le fondement même de la Constitution du Canada »), la Coursuprême affirme, en se référant au Renvoi sur le rapatriement, précité, note 10, que leprincipe fédératif est inhérent à la Constitution. Elle fera de même dans le Renvoi sur lesjuges de la cour provinciale, précité, note 8, 69 : « Quels sont les principes structurels dela Loi constitutionnelle de 1867 exprimés dans le préambule ? Celui-ci fait état du désirdes provinces fondatrices de « s’unir en fédération pour former un seul et même domi-nion », il concerne donc la répartition des pouvoirs ».

12. Renvoi sur la sécession, précité, note 1, 251.

Page 14: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

14 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

constituer des éléments d’une théorie du fédéralisme permettant à la Coursuprême de lever le voile sur l’obscurité relative qui semble caractériserson approche en matière de disputes fédératives13.

1 Le fédéralisme et les silences du texte constitutionnel

Dans deux renvois d’une grande importance sur les plans juridique etpolitique, la Cour suprême a eu recours de façon explicite au principe fédé-ratif afin de répondre aux questions juridiques qui lui étaient posées. Ils’agit du Renvoi sur le rapatriement14 et, bien sûr, du Renvoi sur la séces-sion15. Ces deux décisions constituent de loin les deux plus longues disser-tations sur le fédéralisme que la Cour suprême ait jamais produites. Elles’est aussi expressément référée au fédéralisme dans certaines décisionsrelatives aux relations interprovinciales et au pouvoir de dépenser dugouvernement fédéral.

1.1 Le rapatriement du pouvoir constituant

La grande notoriété qu’a connue le Renvoi sur le rapatriement nousdispense de faire un long exposé des faits qui lui ont donné naissance. Ilsuffira donc de rappeler que, à la suite de l’opposition de huit provinces auprojet du gouvernement fédéral de rapatrier et de modifier la Constitutioncanadienne, les gouvernements de trois d’entre elles font un renvoi à leurcour d’appel respective, puis en appellent de ces décisions à la Cour su-prême, demandant à cette dernière si le consentement des provinces estrequis, juridiquement ou conventionnellement, pour la réalisation d’un telprojet. Rappelons que les changements proposés à la Constitution cana-dienne, soit l’enchâssement d’une charte des droits et libertés et de diver-ses formules de modification, avaient un impact majeur sur les relationsfédérales-provinciales et sur les pouvoirs des ordres de gouvernement pro-vinciaux. Dans l’histoire constitutionnelle canadienne, c’était la premièrefois qu’un tribunal de dernière instance était appelé à se prononcer de fa-çon aussi directe et massive sur les fondements mêmes de la structure cons-titutionnelle de l’État canadien et, plus précisément en ce qui nousconcerne, sur sa nature fédérative.

13. D. Greishner, « The Supreme Court, Federalism and Metaphors of Moderation », (2000)79 Can. Bar Rev. 47, 58 : « for the most part, when the Court now addresses federalismquestions, it toils in relative obscurity […] In sum, consideration of federalism questionshas diminished as a daily and definitional part of the Supreme Courts’s obligations andits self-identity. »

14. Renvoi sur le rapatriement, précité, note 10.15. Renvoi sur la sécession, précité, note 1.

Page 15: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 15

La Cour suprême n’a pu répondre d’une seule et même voix aux ques-tions posées. Les aspects conventionnel et légal de l’affaire ont en effettous deux fait l’objet de motifs majoritaires et dissidents. Il ressort de cesdivers avis des conceptions assez différentes de ce qu’implique le fédéra-lisme en droit constitutionnel canadien pour les magistrats.

Quant à l’aspect légal de la question, à savoir si le gouvernement fédé-ral peut, en droit strict, réaliser son projet de rapatriement et de modifica-tion de la Constitution canadienne sans l’assentiment des provinces, lamajorité de la Cour suprême répond par l’affirmative. Pour l’essentiel, elleen vient à cette conclusion en invoquant deux arguments : 1) il n’existe lé-galement aucune restriction au pouvoir du Parlement fédéral et des cham-bres législatives en général d’adopter des résolutions ; et 2) une conventionconstitutionnelle ne peut se cristalliser en règle de droit.

D’abord, il est intéressant de noter que la Cour suprême décrit de lafaçon suivante la tâche que les gouvernements provinciaux lui demandentd’accomplir : « La question de droit à proprement parler est de savoir sicette Cour peut adopter, en quelque sorte en légiférant, une formule impo-sant l’unanimité pour déclencher le processus de modification qui lieraitnon seulement le Canada mais aussi le Parlement du Royaume-Uni quidétiendrait toujours le pouvoir de modification16. » Dès le départ, la majo-rité des juges de la Cour semble relativement mal à l’aise avec le genred’exercice qui lui est soumis, laissant entendre qu’elle ne désire pas usurperune fonction qui reviendrait aux organes législatifs du gouvernement. Eneffet, rien dans le texte constitutionnel de 1867 n’était prévu quant à lafaçon dont celui-ci pouvait être modifié, et ce, bien sûr, en raison du statutcolonial des entités fédérées et du Dominion né de leur union à l’époque dela naissance de la fédération canadienne17. La Cour suprême faisait doncface dans ce renvoi à un silence complet du texte constitutionnel. Ellesouligne d’ailleurs que « le processus en question ici ne vise pas la modifi-cation d’une constitution complète, mais plutôt l’achèvement d’une consti-tution incomplète18 ».

16. Renvoi sur le rapatriement, précité, note 10, 788 ; l’italique est de nous.17. Id., 787 : la Cour suprême mentionne qu’« en fait, on demande à cette Cour de consacrer

juridiquement le principe du consentement unanime aux modifications constitutionnel-les pour remédier à l’anomalie, encore plus prononcée aujourd’hui qu’en 1867, due aufait que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique ne contient aucune disposition quipermette à une action canadienne seule d’effectuer des modifications ».

18. Id., 799.

Page 16: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

16 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

Certes, à l’époque du renvoi, le pouvoir constituant était alors toujoursformellement entre les mains du Parlement impérial. Cependant, il étaitdepuis fort longtemps acquis conventionnellement, au moment du renvoi,que ce dernier ne légiférait désormais en matière constitutionnelle pour leCanada que suivant ses instructions19. La question qui se posait toujours,et que la Cour suprême était appelée à trancher, était celle de savoir dequels organes canadiens le consentement était constitutionnellement re-quis.

Divers arguments ont été présentés par les provinces en vue d’appuyerleurs prétentions selon lesquelles leur consentement était une condition dela validité de l’ensemble du processus20. Parmi ceux-ci, les plus fondamen-taux portaient sur le principe fédératif et son corollaire essentiel, le carac-tère souverain des provinces à l’égard de l’exercice de leurs pouvoirslégislatifs. Dans sa décision, la Cour suprême disserte longuement sur leconcept de fédéralisme et sur ce qu’il implique. Il s’agit là, à l’exceptionimportante du Renvoi sur la sécession dont nous traiterons ultérieurement,d’un cas inédit où la Cour traite de façon générale de la nature et des carac-téristiques du fédéralisme canadien.

D’abord, la majorité de la Cour suprême affirme d’emblée que l’exclu-sivité des pouvoirs provinciaux existe et qu’elle « découle de la nature etdes caractéristiques du fédéralisme canadien21 ». Elle énonce cependantimmédiatement que « la primauté fédérale est la règle générale dans l’exer-cice réel de ces pouvoirs », mais que cela n’a pas pour effet de nier le prin-cipe d’exclusivité. Ce dernier, qui existe selon la Cour malgré certains traits

19. Dès les années 1860 s’est en effet élaborée une politique impériale voulant qu’il ait existéun certain consentement des colonies britanniques aux changements constitutionnelsenvisagés par la métropole. Au cours du processus préfédératif, il était entendu par lesreprésentants impériaux que le Parlement de Westminster devait jouer un rôle subsi-diaire et accueillir favorablement « any well-considered plan which has the consent of allParties concerned » : G.P. Browne, op. cit., note 3, p. xx. L’article 4 du Statut de West-minster de 1931, L.R.C. 1985, app. II, no 27, est venu plus tard confirmer cette conven-tion.

20. Notamment, le procureur général du Québec a soutenu que le consentement des provin-ces était requis puisque c’est à la demande explicite de ces dernières, et pour leur protec-tion, qu’a été adopté l’article 4 du Statut de Westminster de 1931 qui énonce qu’aucuneloi britannique postérieure à cette date ne peut s’appliquer à un Dominion « à moins qu’ilne soit expressément déclaré que ce Dominion a demandé cette loi et a consenti à cequ’elle soit édictée ». Voir à ce sujet H. Brun et G. Tremblay, Droit constitutionnel, 4e

éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2002, p. 218 et 219.21. Renvoi sur le rapatriement, précité, note 10, 801. La Cour suprême emploie également

l’expression « suprématie des législatures provinciales sur les pouvoirs que leur confèrel’A.A.N.B. ».

Page 17: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 17

unitaires de la Loi constitutionnelle de 1867 (notamment le pouvoir décla-ratoire, les pouvoirs de réserve et de désaveu des lois provinciales ainsique la nomination des lieutenants-gouverneurs par le gouvernement fédé-ral), ne peut toutefois s’exercer que dans le cadre du texte constitutionnel.En d’autres termes, la Cour suprême est d’avis que l’autonomie des pro-vinces dans leurs champs de compétence cesse du moment où il est ques-tion des relations extérieures entre le Canada et la Grande-Bretagne ou toutautre pays22.

À ce sujet, les provinces faisaient valoir que les relations extérieuresavec la Grande-Bretagne doivent tenir compte de la nature et des caracté-ristiques du fédéralisme canadien, telles qu’elles ressortent des déclarationsdes personnalités politiques et, surtout, en ce qui nous concerne, des anté-cédents historiques et du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Lamajorité des juges de la Cour suprême écarte complètement la pertinenceen droit strict du contexte historique ayant présidé à l’adoption de cette loi.D’abord, selon la Cour, l’histoire ne fournit pas de conception « uniformeou unique » de la nature du fédéralisme canadien : toute théorie du pactefédératif, quelles que soient les versions présentées, relève du domaine dela science politique et non du droit. Pour elle, en somme, « l’histoire ne peutmodifier le fait qu’en droit, il y a une loi britannique à interpréter et à appli-quer relativement à un sujet absolument fondamental mais que la loi nerégit pas23 ».

Cet extrait de la décision est extrêmement révélateur puisque, contrai-rement à sa jurisprudence postérieure relative aux principes constitution-nels sous-jacents, plus particulièrement le Renvoi sur la sécession, la Coursuprême rejette ici la possibilité qu’elle puisse, à l’aide de certains princi-pes non écrits, combler les vides du texte constitutionnel exprès, soit pré-cisément ce qu’elle a fait en 1998, notamment en ayant recours au contextehistorique. Ainsi, en 1981, dans une affaire d’une importance capitale pourl’avenir du fédéralisme canadien, la Cour suprême s’en tient à l’approchepositiviste de l’interprétation constitutionnelle à savoir qu’il ne revient pasaux juges d’ajouter au texte constitutionnel, mais qu’ils doivent plutôt stric-tement se contenter de l’interpréter et de l’appliquer tel qu’il est. Étantdonné le silence du texte sur la question du pouvoir constituant, la Coursuprême a appliqué simplement les règles relatives au pouvoir des cham-bres législatives de s’exprimer en toute liberté par l’entremise d’unerésolution pour conclure que rien n’empêchait le Parlement fédéral de

22. Id., 802 et 803.23. Id., 803.

Page 18: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

18 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

demander ainsi à Londres de rapatrier et de modifier la Constitution cana-dienne. Comme l’écrivent les professeurs Sujit Choudhry et Robert Howse,au cœur de l’approche positiviste de l’interprétation constitutionnelle setrouve une nette distinction entre légitimité et légalité. Lorsque ces deuxnotions ne coïncident pas, cette approche nie aux tribunaux le pouvoir deles réconcilier24.

La force normative et l’utilité que la Cour suprême attribue au préam-bule de la Loi constitutionnelle de 1867 sont également très différentes en1981 par rapport à ce qu’elles deviendront notamment en 1998. Dans leRenvoi sur le rapatriement, la Cour énonce de façon générale « qu’unpréambule n’a aucune force exécutoire mais qu’on peut certainement yrecourir pour éclaircir les dispositions de la loi qu’il introduit25 ». Les pro-vinces prétendaient que leur consentement au projet de rapatriement et demodification de la Constitution était légalement requis en vertu du préam-bule lui-même de la Loi constitutionnelle de 1867 et de son reflet dans lesdispositions du texte constitutionnel. Selon la Cour suprême, ce sont aufond les règles relatives au partage des compétences législatives que lesprovinces invoquaient pour appuyer leurs prétentions. Or, d’après la Cour,ces règles ne découlent en rien du préambule, mais sont plutôt formelle-ment prévues dans les dispositions mêmes du texte constitutionnel. Leprincipe fédératif n’est donc d’aucune utilité pour la solution du litige. Ausurplus, la Cour suprême considère qu’il « ne peut y avoir de régime fédé-ral standardisé dont on doive tirer des conclusions particulières26 ». Il s’agitlà, à notre avis, d’une illustration flagrante de l’absence de théorie fédéra-tive dans la jurisprudence de la Cour suprême.

Bien qu’il existe à l’échelle mondiale de nombreuses formes de maté-rialisation du principe fédératif, il se dégage tout de même certaines carac-téristiques juridiques et institutionnelles essentielles qui font que lesfédérations se distinguent fondamentalement des États unitaires. Au cœurdu principe fédératif se trouve l’exigence d’un partage de la fonction légis-lative entre deux ordres de gouvernement autonomes ou non subordonnésentre eux dans un certain nombre de matières réservées à leur pouvoir lé-gislatif exclusif. En affirmant que le fédéralisme n’implique aucun contenunormatif, la Cour suprême remet en cause la pertinence même de ce con-cept et laisse le soin aux juges, au gré des conjonctures et de leur bon vou-loir, de décider ce qu’il en est de ce principe.

24. S. Choudhry et R. Howse, loc. cit., note 7, 153 et 154.25. Renvoi sur le rapatriement, précité, note 10, 805.26. Id., 806.

Page 19: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 19

En somme, ce que prétendaient les provinces dans le renvoi était queles règles relatives au partage des compétences législatives, qui consacrentl’exclusivité de leurs pouvoirs législatifs en certaines matières, peuvent, àla lumière du principe fédératif et de ses corollaires essentiels, avoir certai-nes répercussions dans le domaine des relations extérieures au Canada. Ils’agissait donc de convaincre la plus haute cour canadienne d’adapter letexte constitutionnel, d’en permettre une certaine évolution, à l’aide du seulprincipe directeur de l’État canadien formellement couché dans son préam-bule comme dans son dispositif, le fédéralisme. Il est plutôt surprenant quela Cour suprême, qui faisait déjà du principe de l’interprétation évolutiveet dynamique sa méthode d’interprétation privilégiée en matière constitu-tionnelle, ait refusé de l’appliquer dans cette affaire. Comme le soulignaientd’ailleurs les juges minoritaires quant à la question de la légalité du projetde rapatriement et de modification unilatéraux, l’affaire présentait de nom-breuses similitudes avec l’Affaire sur les conventions de travail27. Dans cetarrêt, le Comité judiciaire du Conseil privé, à qui plusieurs ont reprochéd’avoir appliqué une méthode d’interprétation littérale et stricte qui auraitprétendument empêché l’adaptation du texte constitutionnel aux nouveauxbesoins de la société canadienne28, s’est justement référé aux corollairesfondamentaux du principe fédératif de façon à pourvoir à l’évolution dutexte constitutionnel en ce qui a trait à la compétence relative à la mise enœuvre en droit interne des traités internationaux conclus par le Canada. LeComité a jugé que le pouvoir législatif d’incorporer en droit interne lecontenu normatif de ces traités est tributaire de la ou des matières donttraitent de telles conventions29. Il est vrai par ailleurs que dans cet arrêt,

27. A.-G. for Canada v. A.-G. for Ontario, précité, note 9.28. Ces critiques reprochaient plutôt essentiellement au Comité judiciaire de ne pas avoir

fait évolué la Constitution dans la direction qu’ils désiraient, c’est-à-dire vers une plusgrande centralisation des pouvoirs. Voir notamment : V.C. Macdonald, « Canada’sPower to Perform Treaty Obligations », (1933) 11 Can. Bar Rev. 581, 664 ; V.C. Macdo-

nald, « Judicial Interpretation of the Canadian Constitution », (1935-36) 1 Univ. of T. L.J. 260 ; V.C. Macdonald, « The Constitution in a Changing World », (1948) 26 Can BarRev. 21 ; W.P.M. Kennedy, « Canada and the Judicial Committee of the Privy Council »,(1941-42) 4 Univ. of T. L. J. 33 ; F.R., Scott, « The Consequences of the Privy CouncilDecisions », (1937) 15 Can. Bar Rev. 485.

29. L’extrait suivant de la décision est révélateur de l’esprit fédératif qui a animé le Comitéjudiciaire : « No one can doubt that this distribution [de pouvoirs] is one of the mostessential conditions, probably the most essential condition, in inter-provincial compactto which the British North America Act gives effect […] In other words, the Dominioncannot, merely by making promises to foreign countries, clothe itself with legislativeauthority inconsistent with the constitution which gave it birth […] While the ship ofstate now sails on larger ventures and into foreign waters she still retains the water-tightcompartments which are an essential part of her original structure ». A.-G. for Canada v.A.-G. for Ontario, précité, note 9, 351-354.

Page 20: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

20 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

contrairement au Renvoi sur le rapatriement, le Comité judiciaire pouvaittrouver prise sur une disposition qui traitait, bien que de façon tout à faitdépassée déjà à l’époque, du pouvoir de mise en œuvre en droit interne destraités internationaux conclus par l’Empire au nom du Canada30. Il seraitdonc possible d’argumenter que le « vide » à combler dans l’Affaire sur lesconventions de travail était plus restreint qu’il ne l’était dans le Renvoi surle rapatriement.

Les juges dissidents, après avoir pris acte du préambule et fait unebrève révision des décisions du Comité judiciaire relatives au statut cons-titutionnel des provinces au sein de la fédération canadienne, affirment cequi suit :

Cette analyse indique que l’adoption de l’A.A.N.B. crée une constitution fédéralepour le Canada qui confie l’ensemble de la souveraineté canadienne au Parlementdu Canada et aux législatures provinciales, chacun étant souverain dans sa propresphère ainsi définie. On peut donc dire à bon droit que le principe dominant dudroit constitutionnel canadien est le fédéralisme. Les implications de ce principesont claires. On ne devrait permettre à aucun ordre de gouvernement d’empiétersur l’autre, que ce soit directement ou indirectement. Le compromis politique at-teint par suite des conférences de Québec et de Londres avant l’adoption del’A.A.N.B. disparaîtrait à moins qu’il y ait des limites efficaces et formelles à uneaction constitutionnelle.

L’A.A.N.B. ne précise pas les moyens de déterminer la constitutionnalité de loisfédérales ou provinciales. Les tribunaux ont assumé et exécuté cette tâche etl’autorité suprême, conférée à l’origine au Comité judiciaire du Conseil privé, l’estdepuis 1949 à cette Cour.

Dans l’exécution de cette fonction […], les tribunaux ont eu la possibilité d’élabo-rer des principes juridiques fondés sur la nécessité de préserver l’intégrité de lastructure fédérale31.

Ce qui frappe d’abord ici est le fait que les juges dissidents, contraire-ment à ceux de la majorité, attribuent un contenu normatif au principe fé-dératif et esquissent, par conséquent, les contours d’une théorie fédérative.Les « implications claires » du fédéralisme semblent donc être les sui-vantes : un partage des pouvoirs législatifs, l’autonomie de chacun des deux

30. Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 2, art. 132.31. Renvoi sur le rapatriement, précité, note 10, 821 (j. Martland et Richie, dissidents) ; l’ita-

lique est de nous. Les juges dissidents réitèrent certains de ces éléments essentiels dufédéralisme dans leur conclusion (p. 847 et 848) : « Il est de l’essence même de la naturefédérale de la Constitution que le Parlement du Canada et les législatures des provincesaient des pouvoirs législatifs distincts […] Les deux chambres du Parlement canadienrevendiquent le pouvoir d’effectuer unilatéralement une modification de l’A.A.N.B.qu’elles désirent, y compris la réduction des pouvoirs législatifs provinciaux. Ceciattaque à la base l’ensemble du régime fédéral. »

Page 21: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 21

ordres de gouvernement dans leurs matières de compétence respectives, lasuprématie des règles répartitrices des compétences et l’existence d’unorgane habilité à s’assurer leur respect, et ce, afin de « préserver l’intégritéde la structure fédérale ».

Ensuite, les juges dissidents attachent des effets normatifs au contextehistorique et politique qui a présidé à l’adoption de la Loi constitutionnellede 1867. Ceux-ci considèrent en effet, et ce, contrairement aux juges de lamajorité, que ce texte constitutionnel est d’abord et avant tout le fruit d’un« compromis politique » intervenu entre les représentants coloniaux del’époque préfédérative, et que revient à la Cour suprême la tâche de s’assu-rer de son respect.

Les juges dissidents formulent ensuite la question suivante : « le gou-vernement fédéral peut-il compenser son incompétence notoire d’empiétersur les pouvoirs provinciaux en procédant par résolution pour obtenir unemodification constitutionnelle qui serait adoptée sur ses instances par leParlement du Royaume-Uni32 ? » Pour eux, la résolution fédérale en causedans cette affaire n’était pas relative à une question de procédure interne,loin de là, mais avait bien pour objet de modifier la Constitution de façon àréduire les pouvoirs provinciaux, mettant ainsi en cause un des corollairesessentiels du principe fédératif, la suprématie des règles relatives au par-tage des compétences législatives. Les juges affirment donc qu’attribuer untel pouvoir unilatéral au fédéral signifierait que, « depuis au plus tard 1931,les provinces ne doivent pas leur existence continue à leur pouvoir consti-tutionnel exprimé dans l’A.A.N.B., mais à la tolérance du Parlementfédéral33 ».

Tout en reconnaissant que le rôle des tribunaux s’est généralementlimité à interpréter et à appliquer les termes exprès du texte constitution-nel, les juges dissidents démontrent qu’ils ont parfois été appelés à comblerses silences, ses vides. Dans tous ces cas, remarquent-ils, la Cour suprêmea rejeté la revendication de pouvoir qui porterait atteinte aux principes fon-damentaux de la Constitution. Ainsi, pour les juges dissidents, la Cour peutavoir parfois recours aux principes fondamentaux de la Constitution afinde combler ses lacunes. Or le fédéralisme constitue un de ces principesfondamentaux. Nous verrons que les motifs des juges dissidents s’inscri-vent en droite ligne avec le raisonnement qu’adoptera la Cour suprême,cette fois à l’unanimité, une quinzaine d’années plus tard dans le Renvoi

32. Id., 824.33. Id., 840.

Page 22: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

22 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

sur la sécession : elle sera alors prête à combler un large vide dans le texteconstitutionnel, notamment à la lumière du principe sous-jacent dufédéralisme.

Alors que la majorité des juges de la Cour suprême a refusé de recou-rir au principe du fédéralisme aux fins de l’examen de la légalité du projetfédéral, elle l’a nommément invoqué à titre de principe justifiant l’existenced’une convention constitutionnelle requérant un degré appréciable de con-sentement provincial34. Selon la Cour, la raison d’être35 d’une telle conven-tion est le principe fédéral. Or, elle affirme que « le principe fédéral estirréconciliable avec un état des affaires où l’action unilatérale des autoritésfédérales peut entraîner la modification des pouvoirs législatifs provin-ciaux » et qu’admettre le contraire reviendrait à leur permettre d’obtenirpar simple résolution ce qu’elles ne pourraient validement accomplir parune loi36. La Cour suprême semble donc admettre certaines implicationsnécessaires au principe fédératif, dont l’autonomie des provinces dans leurschamps de compétence et la suprématie des règles relatives au partage descompétences législatives. Par ailleurs, tout en admettant ces corollairesessentiels, elle en confine les effets à la dimension conventionnelle du droitconstitutionnel. Pour la Cour suprême, l’acte unilatéral du Parlement fédé-ral est constitutionnel au sens légal, en vertu de la Constitution du Canada,mais inconstitutionnel au sens conventionnel, en raison du fédéralisme. LaCour suprême a donc accepté de palier le silence du texte constitutionnelquant aux règles devant présider à sa modification à l’aide du principe fé-dératif, en limitant toutefois les obligations constitutionnelles qui en décou-lent au domaine des conventions constitutionnelles. Faisons un peu de

34. Notons sur cette question la dissidence du juge en chef Laskin et des juges Estey etMcIntyre. Ceux-ci, après avoir décidé de se limiter à l’examen de l’existence d’une con-vention constitutionnelle requérant le consentement unanime des provinces, affirmentque reconnaître une telle convention serait méconnaître la nature particulière du fédéra-lisme canadien. Pour eux, cette nature particulière, qui découle de divers éléments insti-tutionnels centralisateurs de la Constitution de 1867, prive de sa force l’argument dufédéralisme. Nous sommes d’avis que ces juges confondent ici la question de la distinc-tion entre un État unitaire et une fédération et celle du caractère plus ou moins centraliséd’une fédération. Un État est fédératif ou il ne l’est pas ! Et s’il faut conclure qu’il y afédération, qu’elle soit plutôt centralisée ou décentralisée, il faut nécessairement en fairedécouler certains corollaires juridiques essentiels.

35. S’appuyant sur la doctrine du professeur Jennings, la Cour suprême formule trois condi-tions à l’existence d’une convention constitutionnelle, à savoir qu’il doit exister un oudes précédents, que les acteurs doivent s’être sentis liés par une règle et que cette der-nière doit avoir une raison d’être : id., 888. Voir également le Renvoi : opposition à unerésolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 R.C.S. 793, 802.

36. Id., 905, 906-908.

Page 23: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 23

prospective et tentons d’imaginer quelle aurait été la conclusion de la Coursuprême quant à l’aspect juridique de la question posée en 1981, si elle avaitrendu cette décision après le Renvoi sur la sécession.

1.2 La sécession du Québec

L’approche interprétative adoptée par la Cour suprême en 1998 tran-che avec celle qu’elle avait privilégiée en 1981. Il faut dire qu’entre-temps,notamment dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques et le Renvoi surles juges de la Cour provinciale, la Cour a progressivement élargi la défini-tion de la Constitution canadienne : celle-ci comprend désormais non seu-lement les divers textes écrits énumérés à l’article 52 (2) de la Loiconstitutionnelle de 198237, mais également divers principes implicites quise trouvent au fondement même du système de gouvernement canadien.

L’approche positiviste de l’interprétation constitutionnelle adoptéepar la Cour suprême dans le Renvoi sur le rapatriement avait fait en sortequ’elle s’était limitée, en ce qui a trait à l’aspect légal des questions posées,à appliquer les règles qui trouvaient fondement dans le dispositif du texteconstitutionnel. C’est précisément ce à quoi l’incitait le procureur généraldu Canada dans le Renvoi sur la sécession. Celui-ci plaidait notamment quela Cour devait, en vertu du principe de la primauté du droit, se limiter àappliquer la partie V de la Loi constitutionnelle de 1982 qui établit de façonexpresse les règles relatives au processus de modification constitutionnelle.Étant donné que ces règles ne prévoient pas la possibilité pour une pro-vince de faire sécession du Canada, celle-ci serait donc inconstitution-nelle38.

La Cour suprême, plutôt que de s’en tenir strictement au texte consti-tutionnel, a préféré articuler une vision normative plus large de l’ordreconstitutionnel canadien en ayant recours à certains principes sous-jacents.Comme le font remarquer les professeur Sujit Choudhry et Robert Howse,en règle générale, la légalité est suffisante pour assurer la légitimité dans lesrégimes démocratiques libéraux. Cependant, dans certaines circonstancesexceptionnelles, ce lien fait défaut ; il faut donc se pencher directement sur

37. Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982, R.-U.,c. 11).

38. Pour une critique intéressante de la position défendue par le procureur général du Canadadans le Renvoi sur la sécession, voir : J. Leclair, « Impoverishment of the Law by theLaw : A Critique of the Attorney General’s Vision of the Rule of Law and the FederalPrinciple », (1998) 10 Forum constitutionnel 1.

Page 24: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

24 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

la question de la légitimité39. Il serait dès lors possible de prétendre que,lorsqu’il existe un tel déficit de légitimité, il revient au constituant de lecombler en ayant recours au processus de modification constitutionnelle40.La Cour suprême a plutôt décidé de définir le principe de la primauté dudroit en relation avec le principe démocratique. Elle s’exprime en ces ter-mes :

Pour être légitimes, les institutions démocratiques doivent reposer en définitivesur des fondations juridiques […] Il est également vrai cependant qu’un systèmede gouvernement ne peut survivre par le seul respect du droit. Un système politi-que doit aussi avoir une légitimité, ce qui exige, dans notre culture politique, uneinteraction de la primauté du droit et du principe démocratique. Le système doitpouvoir refléter les aspirations de la population. Il y a plus encore. La légitimitéde nos lois repose aussi sur un appel aux valeurs morales dont beaucoup sontenchâssées dans notre structure constitutionnelle. Ce serait une grave erreur d’as-similer la légitimité à la seule « volonté souveraine » ou à la seule règle de la majo-rité, à l’exclusion d’autres valeurs constitutionnelles41.

Une répudiation claire par les Québécois de l’ordre constitutionnelcanadien démontrerait que ce dernier ne reflète plus leurs aspirations et,par conséquent, qu’il est en déficit important de légitimité. C’est en ayantrecours à certaines « valeurs morales » enchâssées dans la structure cons-titutionnelle canadienne, plus particulièrement celles du fédéralismeet de la démocratie, que la Cour suprême a tenté de réconcilier légalité etlégitimité dans le contexte de la question de la sécession du Québec duCanada : une obligation constitutionnelle réciproque de négocier. Commel’écrit le professeur Jean Leclair, « understood this way, the rule of law isnot opposed to legal pluralism, respect for diversity, or the granting ofspecial status to certain groups, provided these options are presented,explained, defended in public, discussed and approved by the community,and intented to contribute to the vitality of society as a whole42 ».

En ce qui a trait plus précisément au fédéralisme, le Renvoi sur la sé-cession fournit un exposé relativement exhaustif du principe, tant sur leplan des valeurs qui en sous-tendent l’adoption comme principe directeurde l’État canadien qu’en ce qui concerne son contenu normatif ou juridi-que. Dans un premier temps, la Cour suprême affirme que les principesconstitutionnels sous-jacents « ressortent de la compréhension du texte

39. S. Choudhry et R. Howse, loc. cit., note 7, 165. La Cour suprême affirme d’ailleurs que« dans notre tradition constitutionnelle légalité et légitimité sont liés » : Renvoi sur lasécession, précité, note 1, 240.

40. Le professeur P. Monahan, loc. cit., note 7, est de cet avis.41. Renvoi sur la sécession, précité, note 1, 256 ; l’italique est de nous.42. J. Leclair, loc. cit., note 38, 4.

Page 25: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 25

constitutionnel lui-même, de son contexte historique et des diverses inter-prétations données par les tribunaux en matière constitutionnelle ». Con-trairement à ce qu’elle avait privilégié en 1981, la Cour est maintenantdisposée à tenir compte du contexte historique qui a présidé à l’adoptiondu texte constitutionnel en vue d’y déceler certains principes qui enauraient constitué des fondations essentielles. Pour la Cour suprême, « lerespect de ces principes est indispensable au processus permanent d’évo-lution et de développement de notre Constitution43 ». La Cour affirme doncque les vides ou les silences du texte constitutionnel doivent être comblésà la lumière des principes qui ont présidé à son adoption. Nous sommes enaccord avec elle sur ce point. Les régimes constitutionnels que se donnentles États doivent s’adapter aux conditions changeantes des sociétés qu’ilssont appelés à régir. Ce besoin d’évolution inhérent à tout texte constitu-tionnel ne fait pas de doute. La question qui se pose est plutôt celle de sa-voir dans quelle direction l’arrangement constitutionnel originaire doitévoluer. Parler d’évolution implique nécessairement un point de départ.Pour apprécier l’avancement ou l’évolution, il faut d’abord savoir et com-prendre d’où vient le texte constitutionnel. Ainsi, la voie d’évolutionqu’une constitution empruntera sera nécessairement tributaire des idées etvaleurs qui ont présidé à son élaboration. Aussi, loin d’empêcher le texteconstitutionnel d’évoluer, le recours aux principes fondateurs ne fait quepermettre son adaptation en fonction des besoins nouveaux, tout en res-pectant la volonté des fondateurs quant à la nature profonde du régimeconstitutionnel : « le présent, c’est le passé d’où naît l’action, et le passé,c’est le présent livré à notre entendement44 ».

Loin de restreindre le principe fédératif à ses seules émanations juridi-ques, c’est-à-dire, pour l’essentiel, aux règles relatives au partage des com-pétences législatives, la Cour suprême se réfère aux valeurs qui ont présidéà son choix à titre de principe directeur de la nouvelle constitution : « lefédéralisme était la structure politique qui permettrait de concilier unité etdiversité » et constituait ainsi « la réponse juridique aux réalités politiqueset culturelles qui existaient à l’époque de la Confédération et qui existenttoujours aujourd’hui »45. Le fédéralisme engendre en effet la création d’une

43. Renvoi sur la sécession, précité, note 1, 248.44. W. Durant, The Lessons of History, New York, Simon and Schuster, 1968, p. 12, cité et

traduit dans W. Koerner, Les fondements du fédéralisme canadien, Ottawa, Service derecherche, Bibliothèque du Parlement, Étude générale, Division des affaires politiqueset sociales, 1988, p. 2.

45. Renvoi sur la sécession, précité, note 1, 244-245. Comme le soulignait le professeur JeanLeclair, la Cour suprême a reconnu, dans le Renvoi sur la sécession, le besoin de tenircompte de la spécificité du Québec dans la fédération canadienne pour interpréter le

Page 26: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

26 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

structure politique et juridique qui peut servir non simplement à accommo-der les différences culturelles, mais encore à procurer les instruments juri-diques nécessaires à l’expression des identités culturelles profondes, desidentités culturelles nationales enracinées au sein d’une même collectivitéétatique. Les colonies, au-delà de leur désir de s’unir quant à certainesmatières d’intérêt commun et de créer une nouvelle nationalité politique46,voulaient également survivre comme unités politiques autonomes : « leurvolonté d’union ne va pas jusqu’à l’acceptation du suicide de leur part ;tout en consentant à l’union, elles ne rejettent pas moins l’uniformité47 ».Le fédéralisme résulte donc de la rencontre de facteurs qui poussent àl’union et de facteurs qui militent en faveur de l’indépendance. Parmi cesderniers, celui qui a été déterminant dans le choix du principe fédératifcomme fondement de la nouvelle constitution a été sans contredit la pré-sence très majoritaire au Québec d’un groupe national différent, solidementinstallé depuis plus de deux siècles et aspirant à conserver et à développerson autonomie politique par la possession de son propre gouvernement àqui seraient confiées toutes les matières liées à son identité culturelle.

La valeur de la diversité trouve son expression juridique première dansles règles relatives au partage des compétences législatives et dans l’idéeque les deux ordres de gouvernement sont pleinement autonomes dansl’exercice de ces compétences : « Le principe du fédéralisme est une re-connaissance de la diversité des composantes de la Confédération, del’autonomie dont les gouvernement provinciaux disposent pour assurer ledéveloppement de leur société dans leurs propres sphères de compé-tence48 ». La Cour suprême fait également état dans son jugement de l’exi-gence du caractère intouchable des règles répartitrices des compétences etdu rôle qui revient aux tribunaux quant au respect de celles-ci49.

principe fédératif, ce qu’elle avait refusé de faire une quinzaine d’années plus tôt dans leRenvoi : opposition à une résolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 R.C.S. 793 :J. Leclair, « The Secession Reference : A Ruling in Search of a Nation », (2000) 34 R.J.T.885, 887-888.

46. Voir notamment sur cette question : S. Laselva, The Moral Foundations of CanadianFederalism, Montréal-Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1996 ; W.L. Morton,The Canadian Identity, 2e éd., Toronto, University of Toronto Press, 1972 ; D.V. Smiley,The Canadian Political Nationality, Toronto, Publications Methuen, 1967.

47. K.C. Wheare, Federal Government, 3e éd., Londres, Oxford University Press, 1947,p. 40-43.

48. Renvoi sur la sécession, précité, note 1, 251.49. Id., 250 : la Cour affirme en effet que « dans un système fédéral de gouvernement comme

le nôtre, le pouvoir politique est partagé entre deux ordres de gouvernement : le gouver-nement fédéral, d’une part, et les provinces, de l’autre. La Loi constitutionnelle de 1867a attribué à chacun d’eux sa propre sphère de compétence […] Il appartient aux tribu-naux de « contrôle[r] les bornes de la souveraineté propre des deux gouvernements ». »

Page 27: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 27

En somme, la Cour suprême élabore, dans le Renvoi sur la sécession,une théorie fédérative qui fait d’abord du principe fédératif un concept à lafois politique et juridique et, ensuite, un concept juridique impliquant uncertain nombre de caractéristiques essentielles. Elle semble donc infirmeren bonne partie ce qu’elle avait affirmé à la majorité de ses membres en1981, soit que le principe fédératif enchâssé dans le préambule de la Loiconstitutionnelle de 1867 n’offre aucune indication particulière sur la na-ture d’un régime constitutionnel donné. Nous verrons cependant que cettesaine théorisation politique et juridique du fédéralisme réalisée par la Coursuprême en 1998 ne s’est par ailleurs pas reflétée dans sa jurisprudencefédérative. En effet, la Cour suprême n’a pour l’essentiel eu recours dansses raisonnements juridiques au principe fédératif qu’en cas d’absolue né-cessité, c’est-à-dire lorsque les prescriptions constitutionnelles formellesn’étaient d’aucun secours à l’exercice de sa fonction judiciaire.

Selon le professeur Robin Elliot, la Cour suprême a discuté, notam-ment dans le Renvoi sur la sécession, du principe fédératif en mettant l’ac-cent sur la diversité au détriment de l’unité50. Il remarque cependant dumême souffle qu’elle a plutôt fait l’inverse dans plusieurs autres décisions.D’après lui, la préférence du plus haut tribunal canadien pour la valeur dela diversité ou celle de l’unité dans sa jurisprudence mettant en cause lefédéralisme est tributaire de la menace qui pèse sur l’une ou l’autre de cel-les-ci. En ce sens, la préférence de la Cour suprême pour le thème de ladiversité dans certaines de ces décisions ne doit pas être comprise commeune préférence générale, mais plutôt ainsi :« one that operates only or atleast primarily in circumstances in which the value of diversity can be saidto be placed seriously at risk ». Inversement, la valeur de l’unité sera favo-risée lorsque « the integrity of Canada as a fully sovereign and independantnation state is at stake51 ». Pour le professeur, cette compréhension du prin-cipe fédératif pourrait expliquer pourquoi ce dernier ou son corollaire,l’autonomie provinciale, sont rarement invoqués par la Cour suprême dansdes litiges mettant en cause les règles relatives au partage des compétences

50. R. Elliot, loc. cit., note 7, 100.51. Id., 104 et 107. Outre certains arrêts du Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, le

professeur cite les arrêts suivants de la Cour suprême pour illustrer son propos : Avissur la Loi anti-inflation, [1976] 2 R.C.S. 373 ; Avis sur la compétence du Parlement rela-tivement à la Chambre haute, [1980] 1 R.C.S. 54 ; Renvoi sur le rapatriement, précité,note 10 (partie conventionnelle de la question posée) (décisions dans lesquelles la valeurde la diversité aurait été préférée à celle de l’unité) ; Renvoi sur le rapatriement, précité,note 10 (partie légale de la question posée) (décision dans laquelle la valeur de l’unitéaurait été préférée à celle de l’unité).

Page 28: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

28 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

législatives entre les deux ordres de gouvernement, la valeur de la diversitén’étant pas considérée par les tribunaux comme sérieusement en dangerdans ces affaires52. C’est ici que le bât blesse, car le partage des compéten-ces législatives n’est-il pas en fait au cœur du principe fédératif, l’expres-sion juridique des deux valeurs qui en sous-tendent l’adoption, soit l’unitéet la diversité ? À notre avis, c’est précisément en matière de jurisprudencefédérative que plane la plus grande menace, quoique plus diffuse et plusdifficilement saisissable, sur la valeur de la diversité.

Le professeur Elliot mentionne également dans son article deux façonsde réconcilier les deux groupes de décisions, c’est-à-dire celles qui favori-sent la diversité et celles qui préfèrent l’unité : soit faire de l’intégrité duCanada en tant qu’État-nation pleinement souverain et indépendant unprincipe sous-jacent distinct du principe fédératif qui viendrait en contre-balancer les effets ; soit incorporer l’idée d’intégrité de l’État canadien ausein du principe fédératif. Après avoir indiqué qu’aucune des deux solu-tions n’était nécessairement la bonne, le professeur marque tout de mêmesa préférence pour la première. À ses yeux, « there is something distinctlyanomalous about a constitutional principle that points in two different di-rections (albeit perhaps in different circumstances) 53 ».

Quant à nous, notre préférence est clairement en faveur de la secondeoption, et nous ne prétendons pas innover à cet égard : le fédéralisme estun processus politique et juridique d’adaptation perpétuelle oscillant entredeux besoins, l’unité et la diversité, entre la centralisation et la décentrali-sation du pouvoir. Il s’agit donc d’un principe qui, en lui-même, renfermeune contradiction, une tension perpétuelle entre deux directions ou désirsde prime abord opposés. Alexis de Tocqueville exprimait en ces termes lacomplexité inhérente au fédéralisme :

Parmi les vices inhérents à tout système fédéral, le plus visible de tous est la com-plication des moyens qu’il emploie. Ce système met nécessairement en présencedeux souverainetés. Le législateur parvient à rendre les mouvements de ces deuxsouverainetés aussi simples et aussi égaux que possible, et peut les renfermer tou-tes les deux dans des sphères d’action nettement tracées ; mais il ne saurait fairequ’il n’y en ait qu’une, ni empêcher qu’elles ne se touchent en quelque endroit. Lesystème fédéral repose donc, quoi qu’on fasse, sur une théorie compliquée, dontl’application exige, dans les gouvernés, un usage journalier des lumières de leurraison54.

52. Id., note 146.53. Id., 107.54. A. De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. 1, Paris, Gallimard, 1961, p. 253,

cité dans J. Leclair, loc. cit., note 6, 412.

Page 29: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 29

Le principe d’autonomie, corollaire du principe fédératif, ne doit doncpas être réduit à l’idée d’autonomie provinciale. Cette identification n’a pasde raison d’être théorique55. Le principe d’autonomie fait plutôt référenceà cet impératif qu’en régime fédératif chacun des paliers de gouvernementdoit jouir d’une liberté d’action dans des matières réservées à sa compé-tence exclusive. En ce sens, la valeur de l’unité sera pour l’essentiel préser-vée si le palier de gouvernement fédéral peut exercer ses compétenceslégislatives sans interférences significatives des gouvernements provin-ciaux, et vice versa en ce qui a trait à la valeur de la diversité.

1.3 Les relations interprovinciales

Le fédéralisme est une forme d’aménagement du pouvoir étatique quirépond à un double besoin : celui d’unité et celui de diversité. Il constitueune réponse singulière au jeu de la centralisation et de la décentralisationdu pouvoir. Ainsi, l’adoption d’un régime fédératif résultera de la rencon-tre et de l’opposition de facteurs agrégatifs, c’est-à-dire de facteurs pous-sant les entités à s’unir, et de facteurs ségrégatifs, soit de facteurs militanten faveur d’une certaine séparation ou autonomie. Or nous verrons que laCour suprême a nommément invoqué le fédéralisme dans des contextes oùelle était appelée à combler des vides du texte constitutionnel en mettantl’accent sur les facteurs d’union, c’est-à-dire les facteurs ayant poussé lescolonies originaires à s’unir pour certaines fins communes au sein d’unefédération.

La Cour suprême invoque de façon expresse le fédéralisme dans desdécisions portant sur les règles de courtoisie qui doivent guider les rela-tions entre les provinces canadiennes. Plus particulièrement, la Cour traitaitdans trois décisions du principe de la reconnaissance totale en vertu du-quel les tribunaux d’une province ont l’obligation constitutionnelle de re-connaître les décisions des tribunaux d’une autre province. Ce principen’aurait pour objet que de « donner effet au « désir » des provinces fonda-trices « de s’unir en fédération pour former un seul et même dominion56 ».C’est dans le Renvoi relatif aux juges de la cour provinciale que la Coursuprême, désirant examiner la façon dont les « vides » du texte constitu-tionnel avaient été comblés à l’aide du préambule dans le passé, liait le prin-cipe de la reconnaissance totale énoncé et appliqué dans les affaires Hunt

55. Il en va cependant autrement en pratique puisque, dans les régimes fédératifs, l’autono-mie du palier de gouvernement fédéral, dans l’exercice de ses compétences législatives,n’est généralement pas menacée.

56. Renvoi relatif aux juges de la cour provinciale, précité, note 8, 70-71.

Page 30: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

30 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

et Morguard au principe fédératif expressément prévu dans le préambulede la Loi constitutionnelle de 1867. Dans l’affaire Hunt, le juge La Forest,qui s’exprimait au nom de la Cour, mettait en évidence divers éléments dutexte constitutionnel pouvant fonder l’existence du principe de reconnais-sance totale en droit constitutionnel canadien : il s’agissait de la citoyen-neté commune, des droits des citoyens de se déplacer d’une province àl’autre, du marché commun créé par l’Union et de l’organisation essentiel-lement unitaire du système judiciaire canadien57. Selon la Cour suprême,ces caractéristiques témoignent de « l’intention manifeste de la Constitu-tion d’établir un seul et même pays58 ». La Cour suprême a récemment eul’occasion de réaffirmer l’existence des règles de courtoisie qui doiventguider les relations entre les membres d’un État fédératif dans l’affaire StarAerospace ltée, où n’était cependant pas en cause la reconnaissance dejugements d’une autre province, mais plutôt la compétence d’un tribunalcanadien dans un contexte de droit international privé59.

À la lumière de ces quelques décisions, nous constatons que la plushaute cour canadienne considère que le fédéralisme implique certains prin-cipes juridiques liés à la volonté des collectivités originaires de créer unenouvelle nationalité, un nouveau pays. Parmi les facteurs militant en fa-veur d’une union se trouve, selon la Cour suprême, l’idée de citoyennetécommune, à laquelle elle rattache notamment les règles de courtoisie quidoivent guider les relations entre les membres de l’État fédératif. Cetteconsidération de la Cour suprême pour les facteurs agrégatifs dans certai-nes décisions dans lesquelles elle invoque nommément le principe fédératifne s’exprime pas ou très peu en ce qui a trait aux facteurs ségrégatifs, c’est-à-dire relativement aux facteurs militant plutôt en faveur d’une certaineséparation entre les collectivités, d’une certaine autonomie. Pourtant, c’estla présence de ces facteurs qui justifie l’adoption d’un système fédératif degouvernement plutôt qu’unitaire. La seule présence de facteurs en faveurd’une union commanderait en effet plutôt l’adoption de ce dernier. Or nousverrons que, outre les arrêts rendus dans les renvois relatifs au projet derapatriement et à la sécession du Québec dont nous avons déjà traité, laCour suprême invoque nommément le fédéralisme en mettant l’accent surl’autonomie des entités fédérées à deux reprises seulement : sous la plumedes juges dissidents dans l’affaire Crown Zellerbach relative à la théorie de

57. Hunt c. T & N LPC, [1993] 4 R.C.S. 289, 322.58. Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, 1099, cité dans le Renvoi

relatif aux juges de la cour provinciale, précité, note 8, 70.59. Star Aerospace ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] R.C.S. 78, par. 51-54.

Page 31: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 31

l’intérêt national et dans le Renvoi relatif au régime d’assistance publiquedu Canada60 pour rejeter cet argument en ce qui a trait au pouvoir fédéralde dépenser.

1.4 Le pouvoir fédéral de dépenser

Le pouvoir de dépenser n’est pas expressément prévu dans la Consti-tution canadienne. Il désigne la faculté que possède un ordre de gouverne-ment de « dépenser de l’argent en des matières qui relèvent de l’autre ordrede gouvernement, dans la mesure où, ce faisant, il ne légifère pas relative-ment à ces matières, ne les réglemente pas, ne les régit pas61 ». Dans leRenvoi relatif au régime d’assistance publique du Canada était en causeune loi fédérale qui avait pour objet de diminuer la contribution du gouver-nement fédéral au Régime d’assistance publique du Canada. Cette loimodifiait unilatéralement les conditions du Régime en vertu duquel le gou-vernement fédéral s’engageait à participer à égalité de parts au financementdes programmes provinciaux en matière de services sociaux et d’assistancepublique. La Cour suprême a rejeté à l’unanimité la prétention du gouver-nement du Manitoba, intervenant dans le Renvoi, voulant que la Loi sur lescompressions des dépenses publiques62 avait pour objet de réglementer lesdomaines de compétence provinciale relatifs à la propriété et aux droitscivils et aux affaires de nature locale. Selon la Cour, « de simples « réper-cussions », prises isolément, ne sont manifestement pas suffisantes pourconclure qu’une loi empiète sur la compétence de l’autre palier de gouver-nement ». La Cour écarta également l’argument de la province selon lequelle principe essentiel du fédéralisme exigeait la protection de l’autonomiedes provinces dans l’exercice de leurs compétences législatives, donc lasurveillance par les tribunaux du pouvoir du gouvernement fédéral de dé-penser de façon conditionnelle dans les domaines de compétence provin-ciale. Pour la Cour, l’exercice du pouvoir de dépenser ne peut constituerun sujet distinct de contrôle judiciaire : « si une loi n’est ni inconstitution-nelle ni contraire à la Charte canadienne des droits et libertés, les tribu-naux n’ont nullement compétence pour surveiller l’exercice du pouvoirlégislatif63 ». Bien qu’il ne s’agisse que d’un obiter dictum de la Coursuprême et que, en pure théorie, celle-ci puisse toujours faire marche arrière

60. R. c. Crown Zellerbach Ltd., [1988] 1 R.C.S. 401 ; Renvoi relatif au régime d’assistancepublique du Canada, [1991] 2 R.C.S. 525.

61. H. Brun et G. Tremblay, op. cit., note 20, p. 431.62. Loi sur les compressions des dépenses publiques, L.C. 1991, c. 9.63. Renvoi relatif au régime d’assistance publique du Canada, précité, note 60, 566-567.

Page 32: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

32 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

sur la question du pouvoir de dépenser du fédéral, il n’en reste pas moins,à notre avis, que les possibilités d’un tel volte-face demeurent extrêmementminces.

L’attitude de la plus haute cour canadienne à l’égard du pouvoir dedépenser du fédéral peut être qualifiée de « politique du laisser-faire64 ». Eneffet, la Cour suprême est d’avis qu’une dépense conditionnelle dans unchamp de compétence provinciale ne peut être assimilée à un acte normatifformel. Certes, dépenser n’équivaut pas en soi à légiférer. Cependant, unedépense conditionnelle au respect de certaines normes nationales peutconstituer, de la part des autorités fédérales, une tentative de faire indirec-tement ce qu’elles ne peuvent faire directement, soit légiférer dans un do-maine qui relève de la compétence de l’ordre de gouvernement provincial.Or c’est précisément aux tribunaux que revient la tâche de déterminer, auxfins de la question de la validité constitutionnelle, le caractère véritable deslois contestées. Dans cette décision, la Cour suprême a donc expressémentrefusé d’utiliser le principe fédératif afin de limiter l’exercice du pouvoirde dépenser du fédéral dans des matières de compétence provinciale, pou-voir qui heurte de front un de ses corollaires essentiels, soit l’autonomiedes provinces dans leurs champs de compétence exclusive. L’exercice dece pouvoir est ce qui, présentement, menace le plus directement l’équilibrefédératif au Canada.

Nous avons pu constater que le principe fédératif a sans aucun douteoccupé une place significative dans la jurisprudence de la Cour suprêmelorsqu’il s’agissait pour cette dernière de répondre à des questions mettanten cause de façon fondamentale, dans le Renvoi sur le rapatriement, lepouvoir constituant au Canada, et dans le Renvoi sur la sécession, l’inté-grité de l’État canadien. De principe dont les effets étaient essentiellementlimités à la sphère conventionnelle du droit constitutionnel en 1981, le fé-déralisme a clairement acquis le statut de principe constitutionnel sous-jacent à la Constitution canadienne en 1998. C’est à ce titre qu’il a été utilisépar la Cour suprême pour combler les « vides » des dispositions constitu-tionnelles expresses. Nous avons également observé que le fédéralisme aservi à établir le principe de la reconnaissance totale des décisions des tri-bunaux d’une autre province, mais qu’il a été écarté lorsque était en causele principe d’autonomie des provinces dans le contexte de l’exercice dupouvoir de dépenser du gouvernement fédéral dans des matières de leurcompétence.

64. V. Loungnarath, loc. cit., note 6, 1031.

Page 33: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 33

Nous verrons dans la prochaine partie que le principe fédératif a aussiété invoqué par la Cour suprême dans un certain nombre d’autres déci-sions. Cependant, il n’a pas essentiellement été utilisé par cette dernière envue de l’aider dans sa tâche d’interprétation des dispositions du texte cons-titutionnel, plus particulièrement dans l’interprétation et la mise en œuvredes règles relatives au partage des compétences législatives, et, dans lesrares cas où il l’a été, c’était généralement dans des contextes où la Coursuprême était appelée à mettre l’accent sur la valeur de l’unité plutôt quesur la diversité.

2 Le fédéralisme et l’interprétation du texte constitutionnel

Dans les litiges relatifs au partage des compétences législatives entreles deux ordres de gouvernement, le Comité judiciaire du Conseil privé deLondres, dernier tribunal d’appel pour les affaires canadiennes jusqu’en1949, a cherché à donner effet au principe fédératif, seul principe d’inter-prétation expressément enchâssé dans la Constitution de 1867. Pour cefaire, il a travaillé à maintenir un certain équilibre entre les pouvoirs légis-latifs dévolus à chacun des deux ordres de gouvernement en protégeant lasphère d’autonomie de chacun d’eux dans leurs champs de compétencerespectifs. Il donnait ainsi pleinement effet au principe qui se trouve au cœurdu texte constitutionnel de 1867 et de l’esprit qui a présidé à son adoption65.

Devenue dernier tribunal d’appel en 1949, la Cour suprême du Canadaa parfois expressément fait référence au fédéralisme afin de la guider danssa tâche d’interprétation et de mise en œuvre du texte constitutionnel. Nouspouvons regrouper ces diverses décisions en deux catégories : les affairesrelatives au partage des compétences législatives et celles qui mettent encause la Charte canadienne des droits et libertés66.

65. Pour une étude de la jurisprudence du Comité judiciaire du Conseil privé relative aupartage des compétences législatives, voir E. Brouillet, op. cit., note 6.

66. Nous ne traiterons pas ici des décisions dans lesquelles la Cour suprême a nommémentinvoqué le fédéralisme soit en guise d’introduction à l’exposé de la théorie de la validitéconstitutionnelle, soit à titre de référence très générale. Nous les citons tout de même icià des fins statistiques. Voir en guise d’introduction à l’examen de la validité constitu-tionnelle : Global Securities c. C.-B., [2000] 1 R.C.S. 494, 505 ; R. c. Sparrow, [1990] 1R.C.S. 1075, 1097-1098 ; Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366, 1389 ; R. c. Swain, [1991]1 R.C.S. 933, 998 ; R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463, 481 ; Saumur c. City of Quebec,[1953] 2 R.C.S. 299, 333. Voir à titre de référence très générale : Lavoie c. Canada, [2002]1 R.C.S. 769, 802 ; B.C. Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3, 55 ; NewBrunswick Broadcasting Co. c. N.-É., précité, note 8, 375 (le principe du gouvernementresponsable s’étend aux parlements provinciaux de la même manière qu’au Parlementfédéral) ; Air Canada c. Colombie-Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161, 1183 ; Ministre desfinances du N.-B. c. Simpson-Sears, [1982] 1 R.C.S. 14, 161.

Page 34: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

34 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

2.1 Le partage des compétences législatives

L’État fédératif implique un partage de la souveraineté étatique, soitun partage de la fonction législative entre deux ordres de gouvernement.Cela constitue l’essence du principe fédératif. Chaque ordre de gouverne-ment doit être souverain, indépendant dans ses champs de compétence,autrement dit non subordonné d’aucune façon à l’autre palier législatif.C’est l’autonomie de chacun des deux paliers de gouvernement à l’égardde l’autre qui permet de distinguer les fédérations des États unitaires et desconfédérations d’États67.

Il existe, dans la jurisprudence et la doctrine canadiennes, deux con-ceptions différentes du partage des compétences législatives : la concep-tion classique et la conception moderne. La première consiste dans l’idéeque les pouvoirs conférés par les articles 91 et 92 constituent des « compar-timents étanches68 » et qu’il faut donc le plus possible éviter les chevau-chements de compétence entre les deux ordres de gouvernement. La notiond’exclusivité des compétences législatives joue ici un rôle de premier plan.La méthode d’interprétation corrélative des dispositions relatives au par-tage des compétences s’inscrit dans cette conception. Cette méthode per-met en effet de tracer une ligne de démarcation entre les divers titres decompétence fédérale et provinciale et participe, en ce sens, du principe

67. Dans les États unitaires, l’autonomie relativement importante dont bénéficient parfoisles entités décentralisées dépend de la décision du législateur central, alors que c’est l’in-verse dans le cas d’une confédération d’États. La généralisation du phénomène de dé-centralisation du pouvoir étatique, du moins au sein des États industriels, a amenécertains observateurs à relativiser, voire critiquer la distinction entre l’État fédératif etl’État unitaire. Selon eux, il serait superflu et même inutile d’élaborer une définitiongénérale de l’État fédératif, celui-ci n’étant qu’une notion empirique dépourvue de signi-fication normative. Voir M. Bothe, « Rapport final », dans Association internatio-

nale de droit constitutionnel (AIDC), Fédéralisme et décentralisation, t. 2,Fribourg (Suisse), Éditions universitaires, 1987, p. 420 ; P. Saladin, « Le pouvoir exté-rieur des unités décentralisées », dans Association internationale de droit cons-

titutionnel (AIDC), id., p. 259. Nous sommes en désaccord avec ce point de vue.Certes, il existe de multiples formes de fédérations, de concrétisations du principe fédé-ratif. Cependant, ce constat n’a pas pour effet d’annihiler la pertinence de l’élaborationd’une certaine définition de l’État fédératif. Tout effort de conceptualisation est porteurd’une dimension normative. Admettre le contraire équivaut à postuler l’inutilité mêmede construire des concepts afin de mieux s’expliquer la réalité qui nous entoure et depouvoir se comprendre les uns les autres.

68. Cette expression est du Comité judiciaire du Conseil privé dans l’arrêt A.-G. for Canadav. A.-G. for Ontario, précité, note 9, 354, où Lord Atkin s’exprimait en ces termes :« while the ship of state now sails on larger ventures and into foreign waters she stillretains the watertight compartments which are an essential part of her original struc-ture ».

Page 35: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 35

d’exclusivité des compétences législatives. L’expression « fédéralisme dua-liste », par opposition au « fédéralisme coopératif », est parfois employéepour désigner le paradigme classique.

Dans la conception moderne du partage, le principe d’exclusivité estappliqué d’une façon plus faible en mettant l’accent sur le caractère vérita-ble de la règle de droit, ce qui favorise ainsi l’existence de larges domainesde compétence concurrente69. Ce faisant, comme l’écrit le professeur Fa-bien Gélinas, « la notion d’exclusivité est vidée de toute connotation rela-tive à l’étanchéité des pouvoirs et veut simplement dire qu’une mêmematière ne saurait se retrouver dans les deux listes dressées aux articles 91et 9270 ». Lorsqu’une loi comporte plusieurs aspects, il faut déterminer l’as-pect dominant qui devient alors la matière sur laquelle elle porte. Si le Par-lement qui a adopté la loi est compétent relativement à cette matière, leseffets incidents ou accessoires qu’elle peut produire sur des matières rele-vant de la compétence de l’autre ordre de gouvernement n’entachent passa validité constitutionnelle. Par contre, si l’importance des aspects pro-vinciaux et fédéraux est comparable, la théorie du double aspect sera ap-pliquée. Ainsi, cette dernière théorie et la doctrine des pouvoirs accessoireset du droit d’empiéter participent plutôt du paradigme moderne du partagedes compétences. Les expressions « fédéralisme souple » ou « fédéralismecoopératif » sont souvent employées pour faire référence à cette concep-tion moderne du partage.

En règle générale, la conception classique tend à favoriser le respectde l’autonomie des deux paliers de gouvernement dans l’exercice de leurscompétences législatives. Plus particulièrement, elle protège l’autonomieprovinciale en limitant les chevauchements de lois conduisant à l’appli-cation de la règle de la prépondérance fédérale en cas de conflit. Il s’agiradonc de réduire les « zones de contact71 » entre les deux paliers de

69. Le juge Dickson s’est fait le constant promoteur de cette conception du partage des com-pétences : K. Swinton, « Dickson and Federalism : In Search of the Right Balance »,(1991) 20 Man. L. J. 483 ; B. Schwartz, « Dickson on Federalism : The First Principlesof his Jurisprudence », (1991) 20 Man. L. J. 473.

70. F. Gélinas, « La doctrine des immunités interjuridictionnelles dans le partage des com-pétences : éléments de systématisation », (1994) 28 R.J.T. 507, 512.

71. J. Beetz, « Les attitudes changeantes du Québec à l’endroit de la Constitution de 1867 »,dans P.-A. Crépeau et C.B. Macpherson (dir.), L’avenir du fédéralisme canadien,Toronto, University of Toronto Press, 1966, p. 113, à la page 123. Par la suite nomméjuge à la Cour suprême du Canada, l’ancien professeur continuera de se faire le constantdéfenseur d’une conception dualiste (classique) du fédéralisme canadien : K. Swinton,The Supreme Court and Canadian Federalism, The Laskin-Dickson Years, Toronto,Carswell, 1990, p. 259 et suiv.

Page 36: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

36 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

gouvernement. Nous verrons cependant que, dans certains cas, la concep-tion moderne du partage des compétences pourra favoriser l’exercice descompétences provinciales72. En reconnaissant aux provinces le pouvoir delégiférer de façon concurrente avec le Parlement fédéral sur certains sujets,la conception moderne du partage tend à protéger l’équilibre des pouvoirsentre les deux ordres de gouvernement : du point de vue de l’autonomiedes provinces, l’occupation d’un espace subordonné vaut en effet mieuxque pas d’espace du tout73.

L’analyse des quelques décisions de la Cour suprême dans lesquellescelle-ci invoque nommément le principe fédératif dans ses raisonnementsen matière de partage des compétences révèle qu’elle a généralement optépour une conception moderne de ce dernier. Par contre, la plus haute courcanadienne revient, à l’occasion, au paradigme classique, essentiellementlorsque ce dernier favorise l’exercice des compétences législatives du Par-lement fédéral ou, inversement, lorsque l’application du paradigme mo-derne aurait pu favoriser l’exercice des compétences provinciales.

2.1.1 Une nette préférence pour le paradigme moderne

Dans plusieurs de ses arrêts, la Cour suprême emploie les expressions« fédéralisme souple » ou « fédéralisme coopératif » en mettant l’accent surl’idée que le principe d’exclusivité des compétences législatives n’est pasabsolu. L’affaire SEFPO est une des rares décisions dans lesquelles la Coursuprême s’exprime plutôt longuement sur le fédéralisme dans une affairerelative au partage des compétences législatives. Dans cette décision étaiten cause la validité constitutionnelle de dispositions provinciales ayantpour objet d’interdire aux fonctionnaires provinciaux d’exercer certainesactivités politiques au niveau fédéral. Le juge en chef Dickson, dans desmotifs séparés mais non contredits par les autres juges, présente un plai-doyer général en faveur d’une conception moderne du partage des compé-tences législatives. Selon lui, le principe d’exclusivité des compétencesn’est pas « particulièrement impérieux » et ne représente pas « le courantdominant en matière constitutionnelle ». Au contraire, il est plutôt d’avisqu’historiquement, « le droit constitutionnel canadien a permis passable-

72. Pour une étude en profondeur des tenants et aboutissants des paradigmes classique etmoderne du partage des compétences législatives et de leurs applications jurispruden-tielles, voir B. Ryder, « The Demise and Rise of the Classical Paradigm in CanadianFederalism : Promoting Autonomy for the Provinces and First Nations », (1991) 36McGill L. J. 308.

73. Id., 351.

Page 37: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 37

ment d’interaction et même de chevauchement en ce qui concerne les pou-voirs fédéraux et provinciaux », et cela, notamment par le développementde la règle du caractère véritable et du double aspect74. Au surplus, le légis-lateur fédéral « dispose toujours d’une arme puissante », selon le juge enchef Dickson, puisqu’il peut validement légiférer, de façon accessoire à unde ces titres de compétence, et ainsi entraîner, par l’application de la règlede la prépondérance fédérale, l’inopérabilité de dispositions provincialesnon désirées. Dans cette affaire, le juge en chef déclare les dispositionsprovinciales valides, ces dernières n’entrant en conflit avec aucune dispo-sition fédérale et ne produisant que des effets accessoires sur le domainedes élections fédérales. L’intervention du gouvernement fédéral pour sou-tenir la validité de la loi provinciale a eu, au dire même du juge en chefDickson, une certaine influence sur le raisonnement de la Cour suprême75.Cependant, nous verrons que dans toutes les décisions de la Cour suprêmedans lesquelles celle-ci invoque nommément le fédéralisme, à l’exceptionde cette dernière décision, l’application du paradigme moderne favorisaitle palier de gouvernement fédéral.

La Cour suprême invoque le principe fédératif dans deux importantsarrêts relatifs à la compétence fédérale en matière de droit criminel. Dansl’affaire Hydro-Québec, était en cause la validité constitutionnelle de dis-positions de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement76. Enfaveur de la validité de celles-ci, le gouvernement fédéral invoquait sonpouvoir de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Ca-nada, plus précisément la doctrine de l’intérêt national, et sa compétencelégislative en matière de droit criminel77. La majorité de la Cour rejette l’ap-plication de la doctrine de l’intérêt national au cas d’espèce et valide plutôtl’intervention législative fédérale en vertu de l’article 91 (27). C’est lors-qu’elle aborde l’argument relatif à l’application de la doctrine de l’intérêtnational que la Cour suprême traite du fédéralisme. Selon elle, « déciderqu’un sujet particulier est une question d’intérêt national fait en sorte quecette question relève de la compétence exclusive et prépondérante du Par-lement et a manifestement une incidence sur l’équilibre du fédéralismecanadien78 ». La Cour suprême juge que la protection de l’environnement

74. SEFPO c. Ontario (P.G.), [1987] 2 R.C.S. 2, 17-18. Le critère du « caractère véritable »permet de préciser la matière sur laquelle porte la législation contestée en vue de déter-miner sa validité constitutionnelle.

75. Id., 19-20.76. Loi canadienne sur la protection de l’environnement, L.R.C. 1985, c. 16 (4e suppl.).77. Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 2, art. 91 (paragraphe introductif) et art. 91

(27).78. R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213, 288 ; l’italique est de nous.

Page 38: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

38 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

en général ne constitue pas une matière ayant le degré d’unicité requis pourêtre attribuée à la compétence législative exclusive du Parlement fédéral envertu de la clause paix, ordre et bon gouvernement79.

Cependant, la Cour suprême valide tout de même l’intervention légis-lative fédérale et procède à la détermination du caractère véritable de la loicontestée d’une façon qui laisse croire à un éclatement de la compétencefédérale en matière de droit criminel. Jusque-là, la Cour avait refusé de faireentrer sous ce titre de compétence des lois qui avaient essentiellement pourobjet non pas d’interdire un acte, mais bien de le réglementer80. En l’es-pèce, la majorité des juges considère que la loi fédérale a pour caractèrevéritable d’interdire la pollution de l’environnement, bien que l’ensemblede ses dispositions ait, selon nous, une forte dimension réglementaire81. Cetarrêt laisse présager une propension de la Cour à grandement relativiserl’une des deux conditions requises pour la qualification criminelle d’uneloi aux fins du partage des compétences législatives, soit sa nature essen-tiellement prohibitive82.

La considération de la Cour suprême à l’égard de « l’équilibre du fédé-ralisme canadien » en ce qui a trait à l’utilisation de la doctrine de l’intérêtnational ne s’est donc pas exprimée avec beaucoup de conviction lors del’analyse de la portée de l’article 91 (27) et de la détermination du caractère

79. Il est intéressant de noter ici que la Cour suprême affirme que les critères qu’elle a éta-blis pour l’application de la doctrine de l’intérêt national l’ont été dans les arrêts Avis surla Loi anti-inflation, précité, note 51, et R. c. Crown Zellerbach Ltd., précité, note 60.Selon nous, seule cette dernière décision dicte aujourd’hui ces critères. En effet, la sainerationalisation qu’en avait faite le juge Beetz pour la majorité de la Cour suprême dansla première décision a été écartée par une majorité des juges dans la seconde. D’abord, etce, en totale contradiction avec la première décision, la Cour suprême énonce que lathéorie de l’intérêt national peut s’appliquer (p. 432) « autant à de nouvelles matières quin’existaient pas à l’époque de la Confédération qu’à des matières qui, bien qu’elles fus-sent à l’origine de nature locale ou privée dans une province, sont depuis devenues desmatières d’intérêt national sans qu’il y ait situation d’urgence nationale ». Ensuite, laCour suprême reprend le critère d’unicité qu’elle avait élaboré dans l’Avis, en l’assortis-sant cependant de la notion d’incapacité provinciale qui a pour effet d’en retirer à peuprès toute efficacité comme rempart des compétences provinciales. Voir, au même effet,Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), [1993] 3 R.C.S. 327.

80. Voir notamment : Brasseries Labatt du Canada ltée c. P.G. du Canada, [1980] 1 R.C.S.914 ; Boggs c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 49.

81. Les quatre juges dissidents étaient d’avis que la législation fédérale en cause avait essen-tiellement pour objet de réglementer, plutôt que d’interdire, la pollution de l’environne-ment et la déclarait par conséquent ultra vires du pouvoir du Parlement fédéral en matièrede droit criminel.

82. Le second critère exige que la loi poursuive en plus un « objectif public légitime » : voirnotamment Scowby c. Glen Dinning, [1986] 2 R.C.S. 226, 237.

Page 39: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 39

véritable de la loi contestée. La Cour suprême a de nouveau fait référenceau concept d’équilibre du fédéralisme trois ans plus tard, toujours dans uncontexte mettant en cause la compétence fédérale en matière de droit cri-minel.

Dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, la Cour suprêmevalidait cette loi fédérale en vertu de l’article 91 (27) de la Loi constitution-nelle de 1867. Elle a estimé que celle-ci poursuivait un objectif de droit cri-minel valide, la sécurité publique, et que les interdictions et sanctions yprévues n’étaient pas essentiellement de nature réglementaire83. À l’occa-sion de l’analyse du domaine d’application des titres de compétence invo-qués par les parties84, la Cour suprême réitère sa foi en la conceptionmoderne du partage des compétences législatives :

[L]a détermination du chef de compétence duquel relève une loi particulière n’estpas une science exacte. Dans un système fédéral, chaque ordre de gouvernementpeut s’attendre à ce que sa compétence soit touchée dans une certaine mesure parl’autre […] Les lois se rapportant principalement à la compétence d’un ordre degouvernement peuvent déborder, ou avoir des « effets secondaires », sur leschamps de compétence de l’autre ordre de gouvernement. C’est une questiond’équilibre et de fédéralisme : aucun ordre de gouvernement n’est isolé de l’autre,ni ne peut usurper ses fonctions 85.

Quelques pages plus loin, en réponse à l’argument de la province selonlequel la loi fédérale empiétait indûment sur les pouvoirs provinciaux etque « la confirmation qu’elle relève du droit criminel rompra l’équilibre dufédéralisme », et après avoir affirmé l’importance de la présence d’un« équilibre juste et fonctionnel » entre les deux ordres de gouvernement àtitre de condition d’existence d’un État fédératif, la Cour suprême traite dela notion d’équilibre fédératif en se référant à la théorie du caractère véri-table et des pouvoirs accessoires : « L’argument que la loi […] rompt l’équi-libre de la Confédération peut être considéré comme un argument selonlequel le caractère véritable de la loi, vu ses effets, n’a pas trait à la sécuritépublique et donc à la compétence fédérale en matière criminelle, mais relèveplutôt de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils 86 ».Pour notre part, nous croyons qu’un véritable « équilibre fédératif » ne sau-rait être atteint ni maintenu si ce concept intervient à cette étape du raison-nement en matière de partage des compétences législatives.

83. Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, [2000] 1 R.C.S. 783, 801-808.84. En plus de la compétence fédérale relative au droit criminel, le procureur général du

Canada invoquait également la doctrine de l’intérêt national. Le procureur général del’Alberta, quant à lui, plaidait que la loi était relative à la propriété et aux droits civils(art. 92 (13)).

85. Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, précité, note 83, 802 ; l’italique est de nous.86. Id., 812-813.

Page 40: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

40 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

Bien que la notion d’équilibre ne soit pas exempte de toute évaluationsubjective, nous estimons qu’elle doit intervenir à l’étape même de l’ana-lyse de l’étendue des divers titres de compétences législatives. C’est en effetà cette étape du raisonnement en matière de validité constitutionnelle quepeut être remis en cause de façon beaucoup plus fondamentale l’équilibrequi doit exister entre les pouvoirs législatifs des deux ordres de gouverne-ment : une définition très large d’un titre de compétence fédérale entraînenécessairement une réduction corrélative d’un autre titre de compétence.Or, plus un titre de compétence sera défini largement, plus il sera facile deconclure qu’une loi a pour caractère véritable une matière qui entre dansson domaine d’application. C’est pourquoi nous sommes d’avis que la Coursuprême fait fausse route en associant la notion d’équilibre à la question dela détermination du caractère véritable de la loi. Sa propension à diluer lesconditions requises pour faire entrer une loi fédérale dans la compétenceen matière criminelle comporte donc, selon nous, de sérieux risques àl’égard d’un sain équilibre fédératif. Il est d’ailleurs intéressant de noterque la Cour elle-même dit être sensible « à la crainte des gouvernementsprovinciaux qu’on donne à la compétence fédérale en matière criminelleune portée si grande qu’elle porterait atteinte à l’équilibre constitutionneldes pouvoirs », pour laconiquement conclure qu’elle ne pense pas que laloi en cause dans cette affaire comporte ce risque87.

Dans la récente affaire Ward88, la Cour suprême était appelée à se pro-noncer sur la constitutionnalité d’un règlement fédéral interdisant la ventede jeunes phoques à capuchon. S’agissait-il d’un règlement relatif aux pê-cheries, donc relevant de la compétence du fédéral en vertu de l’article 91(12), ou d’une réglementation ayant pour objet véritable le commerce local,donc entrant dans la compétence provinciale relative à la propriété et auxdroits civils dans la province en vertu de l’article 92 (13) ? Dans un juge-ment unanime, la Cour suprême conclut à la validité du règlement fédéral.Dans son approche de l’étendue de chacun des titres de compétence encause dans cette affaire, la Cour traite brièvement des deux principes quidoivent la guider : le principe de l’interprétation souple ou évolutive et leprincipe fédéral. Ce dernier, affirme-t-elle, commande une méthode d’in-terprétation corrélative des divers titres de compétence législative89. Quant

87. Id., 814-815.88. Ward c. Canada (P.G.), [2002] 1 R.C.S. 569.89. Id., 584 et 585 : la méthode d’interprétation corrélative ou dite de « modification mu-

tuelle » veut que les titres de compétence s’interprètent les uns par rapport aux autres,de façon à ne pas conférer à l’un d’entre eux une portée si large qu’il aurait pour effet depriver de sens un autre titre de compétence.

Page 41: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 41

à l’étendue de la compétence fédérale en matière de pêcheries, la Cour su-prême opte pour la plus large des interprétations possible de l’article 91(12), soit celle qui s’étend à toutes les mesures rattachées à l’atteinte desobjectifs et à la mise en œuvre des politiques économiques liés aux pêche-ries en tant que ressource (la théorie de la politique économique). Selon laCour suprême, bien que le Parlement fédéral doive « respecter » la compé-tence provinciale sur la propriété et les droits civils, « l’approche à adopterne doit pas consister simplement à tracer une ligne de démarcation entreles compétences fédérale et provinciale selon qu’il est question de conser-vation ou de vente. Il s’agit plutôt de déterminer si la matière réglementéeest essentiellement rattachée — liée de par son caractère véritable — à lacompétence fédérale en matière de pêcheries ou à la compétence provin-ciale en matière de propriété et de droits civils90 ».

Dans sa décision unanime, la Cour suprême applique la conceptionmoderne du partage des compétences législatives en faveur du gouverne-ment fédéral par l’entremise de l’application de la doctrine du caractèrevéritable et des pouvoirs accessoires. Soulignons que l’issue de cette af-faire dépendait en fait de l’interprétation de l’étendue de l’article 91 (12)que la Cour allait privilégier. C’est à cette étape du raisonnement en ma-tière de validité constitutionnelle que se joue, pour l’essentiel, la partie del’équilibre des pouvoirs entre les deux ordres de gouvernement, car l’inter-prétation très large d’un titre de compétence a nécessairement pour inci-dence de réduire corrélativement l’étendue d’un autre titre de compétence,dans la plupart des cas, celui de l’autre ordre de gouvernement.

La Cour suprême a également invoqué le principe fédératif dans deuxdécisions dans lesquelles étaient soulevées des questions d’applicabilitéconstitutionnelle. Dans la première, il s’agissait de déterminer si certainesordonnances du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunicationscanadiennes (CRTC) s’appliquaient à Alberta Government Telephones,mandataire de la couronne provinciale. Dans un premier temps, la Courconclut que cette entreprise, en raison de la nature extraprovinciale de cer-taines de ses activités, soit précisément ses services d’interurbains, et ducaractère intégré de ces activités avec les activités de nature locale, est uneentreprise relevant du Parlement fédéral en vertu de l’article 92 (10) a) de laLoi constitutionnelle de 186791. Ce n’est que dans un second temps, et afinde répondre à la question suivante, que la Cour suprême invoque le prin-cipe du fédéralisme : bien que cette entreprise relève de la compétence

90. Id., 585, 590-591.91. Alberta Government Telephones c. C.R.T.C., [1989] 2 R.C.S. 225.

Page 42: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

42 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

législative du Parlement fédéral, peut-elle tout de même bénéficier de l’im-munité de la Couronne en tant que mandataire de la couronne provinciale ?

Selon la majorité de la Cour suprême, « on aurait tort d’accepter unethéorie de l’immunité constitutionnelle intergouvernementale ». Elle réaf-firme alors la théorie du « caractère véritable » et celle des pouvoirs acces-soires et rappelle que « le fédéralisme canadien a évolué de façon à tolérerà plusieurs égards le chevauchement des lois fédérales et provinciales »92.L’article 16 de la Loi d’interprétation93 qui prévoit qu’aucun texte de loi nelie la Couronne, « sauf dans la mesure y mentionnée ou prévue », concernedonc tant la Couronne fédérale que la Couronne provinciale : les lois fédé-rales sont applicables à la Couronne provinciale et à ses mandataires, toutcomme à la Couronne fédérale, lorsque le Parlement fédéral en décideainsi94. En l’espèce, cependant, rien dans la Loi sur les chemins de fer95 nepermettait de conclure qu’elle devait lier la Couronne. La Cour suprêmeestime donc que les ordonnances du CRTC ne s’appliquent pas à AlbertaGovernment Telephones. Dans cet arrêt, l’adoption d’une conception mo-derne du partage des compétences a amené la Cour suprême à considérerque le Parlement fédéral peut lier tant la Couronne fédérale que la Cou-ronne provinciale. Sa vision décloisonnée des deux ordres de gouverne-ment en faveur des autorités fédérales ne semble cependant pas s’appliquerdans le cas inverse, c’est-à-dire lorsqu’un parlement provincial cherche àlier la Couronne fédérale : la Cour suprême a alors plutôt tendance à consi-dérer que cette dernière jouit d’une immunité absolue à l’encontre des loisprovinciales96.

Selon nous, il est révélateur que la Cour suprême ait souligné, en in-troduction à sa réponse à la première question soulevée dans ce pourvoi,relative à la qualification, aux fins de l’article 92 (10), de la nature locale ouinterprovinciale de l’entreprise de communication, qu’aucune des partiesni aucun des intervenants dans cette affaire n’avait plaidé la théorie dudouble aspect voulant que les aspects provinciaux des services d’AGT

92. Id., 275.93. Loi d’interprétation, S.R.C. 1970, c. I-23, aujourd’hui l’article 17.94. La Cour suprême a retenu trois situations dans lesquelles il faut considérer que la Cou-

ronne provinciale est liée par une loi fédérale, soit lorsque cette loi le dit expressément,lorsqu’une telle intention manifeste découle du texte de la loi ou lorsque la loi seraitprivée de tout effet si le gouvernement n’était pas lié par celle-ci : Alberta GovernmentTelephones c. C.R.T.C., précité, note 91, 270-275.

95. Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, c. R-2.96. Voir Alberta c. Commission canadienne des transports, [1978] 1 R.C.S. 61 ; P.G. du

Québec et Keable c. P.G. du Canada, [1979] 1 R.C.S. 218. Voir également H. Brun etG. Tremblay, op. cit., note 20, p. 708-710.

Page 43: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 43

soient de compétence provinciale en vertu de l’article 92 (10) et les aspectsfédéraux, de compétence fédérale en vertu de l’article 92 (10) a). C’est pro-bablement que son insistance sur le caractère désirable de nombreux che-vauchements dans le fonctionnement du fédéralisme canadien dans saréponse à la seconde question concernant l’immunité de la Couronne auraitpu sembler contradictoire avec un rejet de la théorie du double aspect. Nouscroyons cependant que, dans l’hypothèse où cet argument aurait été pré-senté, la Cour suprême aurait conclu par la négative. Ses références à sesdécisions rendues dans les affaires Capital Cities Communications et Ré-gie des services publics97, dans lesquelles elle avait rejeté l’application dela théorie du double aspect en matière de câblodistribution en invoquant leprincipe d’exclusivité des compétences législatives, donnent de bonnes in-dications à cet égard98.

Dans la seconde affaire, soit l’arrêt Première Nation de Westbank c.B.C. Hydro, dans laquelle n’étaient pas formellement en cause les règlesrelatives au partage des compétences législatives, la Cour suprême devaitdéterminer si l’article 125 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui empêcheun palier de gouvernement d’imposer des taxes sur les terres et propriétésde l’autre palier de gouvernement, empêchait la nation autochtone d’appli-quer ses règlements d’évaluation et de taxation à B.C. Hydro, mandatairede la Couronne provinciale99. Il s’agissait donc dans cette affaire d’unequestion d’applicabilité (ou d’immunité interjuridictionnelle) plutôt qued’une question de validité constitutionnelle. Après avoir conclu qu’elle estbel et bien en présence d’une « taxe », la Cour suprême s’emploie à ana-lyser l’objet qui sous-tend l’article 125 de la Loi constitutionnelle de 1867.

97. Capital Cities Communications Inc. c. Conseil de la Radio-télévision canadienne, [1978]2 R.C.S. 141 ; Régie des services publics c. Dionne, [1978] 2 R.C.S. 191. Dans ces deuxarrêts, la majorité des juges de la Cour suprême a rejeté les prétentions du gouvernementdu Québec et a refusé de scinder le domaine de la télévision par câble en aspects fédéralet provincial, soit la réception des ondes hertziennes et l’acheminement par câble du si-gnal aux abonnés (tous des résidants de la province). Dans la dernière affaire, la majoritédes juges de la Cour invoquait le principe d’exclusivité des compétences afin de justifierson rejet de la règle du double aspect (p. 197) : « Un partage de compétence constitution-nelle sur ce qui est, fonctionnellement, une combinaison de systèmes intimement liés detransmission et de réception de signaux de télévision, soit directement par ondes aérien-nes, soit par l’intermédiaire d’un réseau de câbles, prêterait à confusion et serait en outreétranger au principe de l’exclusivité de l’autorité législative, principe qui découle autantde la conception que la constitution est un instrument efficace et applicable, que d’uneinterprétation littérale de ces termes [l’italique est de nous]. » Notons dans ces deuxdécisions la dissidence des trois juges québécois.

98. Alberta Government Telephones c. C.R.T.C., précité, note 91, 259.99. Première Nation de Westbank c. B.C. Hydro, [1999] 3 R.C.S. 134.

Page 44: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

44 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

C’est dans le contexte de cette analyse qu’elle traite nommément du prin-cipe fédératif. Selon la Cour, le fédéralisme est la valeur première que fa-vorise cette disposition constitutionnelle, cette dernière permettant àchacun des ordres de gouvernement de jouir d’un « espace opérationnelpour gouverner sans intervention externe ». La Cour ajoute cependant que,bien que le fédéralisme exige une certaine séparation entre les paliers degouvernement, celle-ci n’est pas absolue : « le système fédéral canadien estsouple, et la Constitution ne crée pas d’« enclaves » autour des acteurs fé-déraux et provinciaux ». C’est la raison pour laquelle, selon la Cour su-prême, bien que chacun des deux ordres de gouvernement soit protégécontre la taxation de l’autre, ils ne le sont pas contre toutes les formes deredevances100. B.C. Hydro étant mandataire de la Couronne, l’article 125s’appliquait dans son cas, l’exemptant ainsi du paiement de taxes à la na-tion autochtone. En se référant à cette absence d’« enclaves » entre les deuxordres de gouvernement, la Cour suprême défend donc aussi dans cet arrêtune conception moderne du partage des compétences législatives.

Il semble donc bien établi que la Cour suprême favorise, en règle géné-rale, une conception moderne du partage des compétences législatives, con-ception selon laquelle les chevauchements de compétence entre les deuxordres de gouvernement sont non seulement normaux en régime fédératif,mais doivent être favorisés. Pour les provinces, l’adoption de ce paradigmeen matière de disputes fédératives peut leur porter préjudice étant donné larègle de la prépondérance fédérale qui s’applique en cas de conflit entredes lois provinciale et fédérale toutes deux valides. Par contre, dans certai-nes circonstances, nous verrons que la conception moderne peut être favo-rable à l’exercice des compétences législatives provinciales. Nousconstaterons cependant que la Cour suprême, dans ces cas, applique plutôtde façon intégrale le principe d’exclusivité, marquant alors un retour enfaveur de la conception classique du partage des compétences et de l’exer-cice des compétences législatives du Parlement fédéral.

2.1.2 Un retour sporadique au paradigme classique

En 1976, la Cour suprême élargit l’application du pouvoir d’urgencedu Parlement fédéral dans le Renvoi sur la Loi anti-inflation101. Il ressortde cette décision que le pouvoir d’urgence peut s’exercer en temps de paix

100. Id., 146-147.101. Supra, note 51.

Page 45: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 45

et que l’urgence peut être d’une nature purement économique102. Dans cetteaffaire, il s’agissait de déterminer la validité constitutionnelle de la Loi anti-inflation qui instaurait un contrôle des prix et des salaires dans tout leCanada dans le but d’endiguer le taux d’inflation. Cette loi réglementaitdonc notamment des activités qui relevaient de la compétence exclusivedes provinces relative à la propriété et aux droits civils. Au soutien de saloi, le gouvernement fédéral plaidait principalement la théorie de l’intérêtnational, car, selon lui, le problème de l’inflation transcendait les intérêtslocaux, privés ou provinciaux et mettait en jeu « l’intérêt national sous unaspect vital103 ». Ce n’est que de façon subsidiaire que le gouvernementfédéral invoquait son pouvoir d’urgence.

La majorité des juges de la Cour suprême a écarté l’application de lathéorie de l’intérêt national et a choisi plutôt de valider l’application de laloi fédérale au secteur provincial sur la base du pouvoir d’urgence. Quantau premier moyen, le juge Beetz, à qui s’est ralliée sur ce point une majo-rité de cinq juges contre quatre, entreprend une rationalisation de la théorieen assortissant son utilisation de certaines conditions104. Il se réfère alorsexplicitement au principe fédératif et affirme qu’une application débridéede la théorie de l’intérêt national pourrait rapidement entraîner la dispari-tion des règles relatives au partage des compétences législatives, donc du« caractère fédéral » de la Constitution canadienne105. C’est toutefois dansles motifs relatifs au pouvoir d’urgence que la majorité des juges de la Coursuprême laisse transparaître le plus clairement la philosophie qui l’animeen matière de disputes fédératives. Le juge en chef Laskin, en réponse à unargument voulant que l’inflation soit un sujet trop vaste pour être régi parune seule autorité et que, par conséquent, il soit préférable d’aborder leproblème sous l’angle de la « coopération fédérale provinciale », soit enfonction des pouvoirs provinciaux et fédéraux énumérés aux articles 91 et

102. La jurisprudence du Comité judiciaire du Conseil privé, relative au pouvoir d’urgence,en avait limité l’application à des situations de nature à mettre en péril la vie nationale duCanada, c’est-à-dire à des situations d’urgence. Le Comité a toujours refusé d’appliquercette théorie en dehors des périodes de guerre ou d’après-guerre. Il a cependant men-tionné que d’autres menaces telles la famine et les épidémies pouvaient aussi fonder lerecours à ce pouvoir extraordinaire du Parlement fédéral : voir notamment TorontoElectric Commissioners v. Snider, [1925] A.C. 396, 412.

103. Avis sur la Loi anti-inflation, précité, note 51, 417.104. Id., 457-458 : le fédéral ne peut se prévaloir de la clause introductive de l’article 91 pour

légiférer sur des matières d’intérêt national que si ces dernières sont circonscrites et nese rattachent à aucune catégorie dévolue aux provinces. A contrario, il doit donc s’agird’une matière nouvelle de nature indivisible.

105. Id., 445.

Page 46: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

46 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

92 respectivement, affirme ce qui suit : « Le fédéralisme coopératif peutrésulter d’une absence de pouvoir législatif fédéral, mais il ne peut être in-voqué pour le contester 106. » Ainsi, pour la majorité des juges de la plushaute cour canadienne, lorsqu’un chevauchement est le fait du palier degouvernement fédéral, il faut l’accepter. Par ailleurs, lorsqu’il est plutôt lefait d’un gouvernement provincial, il convient de l’éviter. Le dicton « avoirdeux poids, deux mesures » est celui qui nous vient tout naturellement entête à la lecture de cette affirmation qui trouve application dans d’autresdécisions de la Cour suprême dans lesquelles elle invoque nommément lefédéralisme.

La saine rationalisation de la doctrine de l’intérêt national réalisée parune majorité de juges dans le Renvoi relatif à la Loi anti-inflation a étéécartée en 1988 dans l’affaire Crown Zellerbach. La Cour suprême a alorsconclu à la majorité au caractère intra vires d’une loi fédérale prohibant ledépôt en mer de toute substance, y compris dans les eaux provinciales, envertu du pouvoir du Parlement fédéral de légiférer sur des questions d’inté-rêt national. Ce faisant, elle acceptait d’appliquer cette théorie à un domainelégislatif, la pollution marine, qui, de toute évidence, ne présentait pas lecaractère d’unicité et d’indivisibilité requis. La création et l’application,dans cette affaire, du critère d’incapacité provinciale à titre d’élément per-mettant d’évaluer si une matière possède l’unicité et l’indivisibilité requi-ses pour être attribuée au pouvoir général du Parlement fédéral ont sansdoute joué un grand rôle dans la conclusion positive de la majorité de laCour. Cette décision a fait l’objet d’une dissidence de trois juges. Ceux-ciont considéré que d’attribuer le domaine de la pollution marine à la compé-tence exclusive du Parlement fédéral en vertu de la théorie de l’intérêt na-tional aurait pour effet de dépouiller de son contenu la compétencelégislative provinciale « ou, à tout le moins, [de] réduire [leur] liberté d’ac-tion » et reviendrait à « sacrifier les principes du fédéralisme enchâssésdans la Constitution »107. Les juges dissidents auraient donc donné effetdans cette affaire au corollaire essentiel du principe fédératif, l’autonomiedes provinces dans leurs champs de compétence législative. Notons cepen-dant que ceux-ci ont semblé attribuer une grande importance au fait que laloi fédérale contestée prohibait le dépôt de toute substance et non seule-ment de substances toxiques108.

106. Id., 421.107. R. c. Crown Zellerbach Ltd., précité, note 60, 452, 453 et 455.108. Id., 458-459.

Page 47: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 47

La Cour suprême traite nommément du fédéralisme dans les affairesHauser et Wetmore109, deux arrêts relatifs à la compétence législative enmatière d’administration de la justice. Il s’agissait essentiellement, dans cesdeux affaires, de déterminer si la compétence législative des provinces enmatière d’administration de la justice comprend l’administration de la jus-tice criminelle. Plus précisément, la Cour suprême était appelée à se pro-noncer sur la validité constitutionnelle de dispositions qui autorisaient leprocureur général du Canada à intenter et à diriger des poursuites pour desinfractions à la Loi sur les stupéfiants (Hauser) et à la Loi sur les alimentset drogues (Wetmore), deux lois non incluses dans le Code criminel. Lamajorité des juges conclut dans les deux décisions à la validité constitu-tionnelle des dispositions fédérales. Dans l’affaire Hauser, elle adopte leraisonnement suivant : les deux ordres de gouvernement disposent de lacompétence de mettre en œuvre les lois validement adoptées en vertu d’unde leurs titres de compétence110. Une exception à cette règle générale con-cerne les lois adoptées par le Parlement fédéral en vertu de sa compétenceen matière criminelle prévue à l’article 91 (27). Dans ce cas, l’article 92 (14)confie aux provinces la responsabilité de la mise en œuvre. L’expression« administration de la justice » ne se limite pas à l’administration de la jus-tice civile, mais elle comprend également l’administration de la justice enmatière criminelle. Or, selon la Cour suprême, la Loi sur les stupéfiants n’apas été adoptée par le Parlement fédéral en vertu de sa compétence enmatière criminelle, mais plutôt en vertu de son pouvoir résiduaire. Donc,celui-ci disposait de la compétence législative relative à sa mise en œuvre.Il est intéressant de noter ici que la Cour ne fait pas entrer la loi dans lacatégorie du droit criminel, malgré sa nature essentiellement prohibitive.Dans cette affaire, une interprétation plutôt restrictive de la portée de l’ar-ticle 91 (27) servait bien la cause de la validité des dispositions fédérales.

C’est le juge Spence, dans des motifs concordants, qui a traité nommé-ment du fédéralisme. Selon lui, le Parlement fédéral dispose de la compé-tence relative à la mise en œuvre de ses lois, même dans les cas où cesdernières sont adoptées en vertu de l’article 91 (27), puisqu’il « serait con-traire au principe fondamental du fédéralisme de laisser aux autorités pro-vinciales le contrôle exclusif sur l’application de ces lois et toute latitudepour décider quand et comment une loi doit être mise en application pardes poursuites et contre qui les intenter. Si le domaine législatif relève d’une

109. R. c. Hauser, [1979] 1 R.C.S. 984 ; R. c. Wetmore, [1983] 2 R.C.S. 284.110. Ce sont les provinces, en vertu de l’article 91 (15), et le fédéral, en vertu de l’article 91

(29).

Page 48: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

48 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

des rubriques de l’article 91, le fédéral doit prendre la décision finale sur lapolitique administrative, les investigations et les poursuites111. » Notons icila forte dissidence des juges Dickson et Pratte qui concluent à la naturecriminelle de la loi en cause, donc à l’invalidité des dispositions fédéralesrelatives à sa mise en œuvre. Paradoxalement, leur interprétation large dela portée de l’article 91 (27) permettait corrélativement d’attribuer à l’arti-cle 92 (14) un contenu significatif en matière criminelle et, ainsi, instauraitun équilibre fédératif plus sain entre ces deux titres de compétence quecelui qui était privilégié par les juges majoritaires.

Dans l’affaire Wetmore, la Cour suprême, sous la plume du juge enchef Laskin, apporte quelques précisions au raisonnement qu’elle avaitdéveloppé dans l’affaire Hauser et semble désormais remettre en causel’idée voulant que la compétence relativement à la mise en œuvre des loisvalidement adoptées par le Parlement fédéral en vertu de l’article 91 (27)soit de la compétence exclusive des provinces en vertu de l’article 92 (14).Selon elle, il faut distinguer le droit criminel du Code criminel. Or, elle jugeque « ce ne sont que les prescriptions du Code qui attribuent au procureurgénéral d’une province le pouvoir de poursuivre 112. » Elle suggère donc quela mise en œuvre d’une loi fédérale adoptée en vertu de l’article 91 (27),mais qui ne ferait pas partie du Code criminel proprement dit, relèverait duParlement fédéral et que le pouvoir législatif provincial pour la mise enœuvre du droit criminel ne résulterait que d’une habilitation législative fé-dérale. Elle conclut en conséquence à la validité des dispositions fédérales.

Le juge Dickson développe dans cette affaire une forte dissidence danslaquelle, contrairement à l’approche qu’il privilégie habituellement, il ap-plique le principe d’interprétation corrélative, ou dite de modification mu-tuelle, qui s’inscrit plutôt dans la conception classique du partage descompétences113. Selon lui, il faut soustraire de la compétence du fédéral enmatière criminelle la compétence provinciale en matière d’administrationde la justice criminelle, cette façon de faire étant la seule qui permet auxdeux articles visés de conserver un contenu significatif. Il se réfère alorsaux considérations qui ont animé les concepteurs du régime dans ce par-tage des compétences en matière de justice criminelle et fait sien l’argu-ment suivant du procureur de la Saskatchewan : « L’équilibre atteint entre

111. R. c. Hauser, précité, note 109, 1004.112. R. c. Wetmore, précité, note 109, 287.113. Dans la décision R. c. Beauregard, [1986] 2 R.C.S. 56, 79-83, le juge Dickson, cette fois

pour la majorité de la Cour suprême, a fait référence expressément au fédéralisme et aappliqué le principe d’interprétation corrélative à l’article 92 (14) et à l’article 100, pourconclure que la compétence de légiférer relativement aux pensions des juges des courssupérieures revient au Parlement fédéral.

Page 49: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 49

les par. 91 (27) et 92 (14) de la Loi constitutionnelle est une manifestationde la confiance que les rédacteurs de la Constitution ont placée dans le fé-déralisme coopératif comme moyen de résoudre une question qui est à lafois de dimension nationale [l’uniformité des lois et de la procédure crimi-nelles] et d’intérêt local [administration criminelle souple et sensible auxconditions et aux besoins locaux] 114. » L’expression « fédéralisme coopé-ratif » est ici employée non pas au sens où elle est entendue généralement,c’est-à-dire en tant que conception du partage des compétences qui tend àfavoriser les chevauchements entre les pouvoirs provinciaux et fédéraux,mais plutôt en référence à cet équilibre des responsabilités entre les deuxpaliers de gouvernement, en fonction de leurs besoins, que prévoit le texteconstitutionnel lui-même. D’où l’importance, pour le juge Dickson, de pro-téger la sphère d’autonomie de chacun des ordres de gouvernement en cettematière. La forte croyance du juge Dickson en l’autonomie provinciale enmatière d’administration de la justice criminelle115 n’est cependant pas par-tagée par la majorité.

En 1988, la Cour suprême rend une décision dans laquelle elle invoquele principe d’exclusivité des compétences législatives, donc la conceptionclassique du partage des pouvoirs, afin de restreindre davantage le domained’application des lois provinciales116. Le principe de l’inapplicabilité deslois provinciales ou celui de l’immunité intergouvernementale est cettedoctrine qui veut que des lois provinciales dont l’objet est valide ne puis-sent produire n’importe quel type d’effet sur des personnes ou des chosesqui relèvent du Parlement fédéral. Il s’agit donc essentiellement d’empê-cher que des lois provinciales produisent des effets qui touchent le cœur dece qui relève de la responsabilité exclusive du palier de gouvernement fé-déral117. Comme l’affirment les professeurs Henri Brun et Guy Tremblay,« l’inapplicabilité va à l’encontre du principe voulant que les lois provin-ciales valides peuvent toucher incidemment des matières fédérales 118 », en

114. Id., 307.115. La préoccupation du juge Dickson pour l’autonomie des provinces en matière d’admi-

nistration de la justice criminelle ne s’est toutefois pas fait sentir dans sa jurisprudenceen matière de commerce, ni en ce qui a trait à l’exercice des pouvoirs généraux du Par-lement fédéral : General Motors of Canada c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S.641 ; Renvoi sur la Loi anti-inflation, précité, note 51 ; R. c. Crown Zellerbach Ltd., pré-cité, note 60. Pour une analyse de la jurisprudence du juge Dickson en matière de dispu-tes fédératives, voir : K. Swinton, loc. cit., note 69 ; B. Schwartz, loc. cit., note 69.

116. Bell Canada c. Québec (C.S.S.T.), [1988] 1 R.C.S. 749.117. H. Brun, op. cit., note 6, p. 28. Voir également, sur cette question de la doctrine de

l’inapplicabilité des lois provinciales, F. Gélinas, loc. cit., note 70.118. H. Brun et G. Tremblay, op. cit., note 20, p. 464.

Page 50: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

50 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

d’autres termes, à l’encontre de la conception moderne du partage des com-pétences législatives. Le juge Dickson, chaud partisan de la conceptionmoderne du partage des compétences, en recommandait d’ailleurs une uti-lisation prudente119. Étant donné ses lourdes conséquences sur l’équilibreentre les pouvoirs respectifs de chacun des deux ordres de gouvernement,cette doctrine devrait en conséquence n’être appliquée que lorsque la loientraîne des effets déterminants, entravants ou paralysants sur ce qui re-lève de l’autre parlement120. Un tel raisonnement participe donc de la con-ception moderne du partage des compétences et est celui qui a d’ailleursété appliqué de façon constante par le Comité judiciaire, puis par la Coursuprême jusqu’en 1988121.

Dans la décision Bell Canada, il s’agissait de savoir si certaines dispo-sitions de la Loi sur la santé et la sécurité au travail122 relatives au retraitpréventif de la femme enceinte s’appliquaient à l’entreprise fédérale. Àcette occasion, la Cour suprême procède à une modification des principesconstitutionnels jusque-là applicables et énonce qu’une loi provinciale nepourra s’appliquer à une entreprise fédérale si elle touche à une partie es-sentielle ou à un élément vital de la gestion et de l’exploitation de cetteentreprise123. Contrairement au critère de la paralysie ou de l’entrave, envertu duquel l’effet sur l’entreprise fédérale devait être déterminant pourconclure à l’inapplicabilité de la loi provinciale, le nouveau critère adoptépar la Cour suprême n’exige que l’existence d’un simple effet, peu importeson importance, sur un élément essentiel de cette entreprise. Ce faisant, la

119. SEFPO c. Ontario (P.G.), précité, note 74, 18-19.120. H. Brun et G. Tremblay, op. cit., note 20, p. 463-464.121. Great West Saddlery Company c. The King, [1921] 2 A.C. 91, 100 ; Campbell-Bennet c.

Comstock Midwestern, [1954] R.C.S. 207 ; Commission du salaire minimum c. Bell Ca-nada, [1966] R.C.S. 767 ; P.G. du Québec c. Kellogg’s Co., [1978] 2 R.C.S. 211 ; Cons-truction Montcalm c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754 ; Four BManufacturing c. United Garment Workers of America, [1980] 1 R.C.S. 1031.

122. Loi sur la santé et la sécurité au travail, L.Q. 1979, c. 63 (aujourd’hui L.R.Q., c. S-2.1).123. Bell Canada c. Québec (C.S.S.T.), précité, note 116, 859-860. La Cour suprême a appli-

qué ce critère dans deux autres décisions rendues de façon concomitante à l’affaire BellCanada, décisions dans lesquelles elle a conclu à l’inapplicabilité d’autres dispositionsde lois provinciales relatives à la santé et à la sécurité au travail : C.N. c. Courtois, [1988]1 R.C.S. 868 (inapplicabilité à une entreprise ferroviaire fédérale des dispositions provin-ciales relatives au pouvoir d’enquête de la Commission à la suite d’un accident du tra-vail) ; Alltrans Express Ltd. c. C.-B., [1988] 1 R.C.S. 897 (inapplicabilité à une entreprisefédérale de camionnage de dispositions provinciales concernant la réglementation desconditions de sécurité). Sur cette trilogie de la Cour suprême, voir Y. Tardif,« L’applicabilité d’une loi provinciale sur la santé et la sécurité du travail à une entre-prise fédérale », (1988) 48 R. du B. 702.

Page 51: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 51

Cour favorise nettement le respect du principe d’exclusivité, donc la con-ception classique du partage des compétences.

La Cour suprême énonce d’abord la règle générale suivant laquelle« des ouvrages, […] des choses, […] des personnes, […] qui relèvent de lacompétence particulière et exclusive du Parlement, demeurent assujettisaux lois provinciales d’application générale, […] pourvu toutefois que cetassujettissement n’ait pas pour conséquence que ces lois les atteignent dansce qui constitue justement leur spécificité fédérale124 ». Le juge Beetz offreensuite, au nom d’un banc unanime, un plaidoyer en faveur d’un strict res-pect du principe de l’exclusivité des compétences, donc de l’adoption d’uneconception classique du partage des pouvoirs125. Selon lui, la théorie dudouble aspect peut être dangereuse pour le principe fédératif lui-même etdoit en conséquence être appliquée avec prudence :

La raison d’être de cette prudence, c’est la désignation extrêmement large descompétences législatives exclusives énumérées aux art. 91 et 92 de la Loi constitu-tionnelle de 1867 et le risque d’unifier ces deux champs de compétences exclusi-ves en un seul champ de compétences plus ou moins conjointes régies seulementpar la règle de la suprématie des lois fédérales. Rien ne pourrait contredire plusdirectement le principe fédéral qui sous-tend la constitution canadienne126.

Paradoxalement, comme le faisait remarquer bien à propos le profes-seur Bruce Ryder, tout en semblant être animée par le désir de protégerl’autonomie des provinces dans l’exercice de leurs compétences législati-ves, la Cour suprême consacre plutôt dans cet arrêt une limitation de lacompétence provinciale en matière de relations de travail127. Or, nous som-mes d’avis que la Cour suprême a précisément interprété trop largement lacompétence législative du Parlement fédéral sur les ouvrages et entreprisesqui s’étendent au-delà des limites d’une province. Pour quel motif consi-dère-t-elle que Bell Canada est une entreprise fédérale et, à ce titre, relèvede la compétence fédérale en vertu des articles 91 (29) et 92 (10) a) de la Loiconstitutionnelle de 1867 ? C’est parce que Bell Canada exerce des activi-tés de communication qui s’étendent au-delà des frontières provinciales.Nous pouvons donc affirmer que la « spécificité fédérale » de l’entrepriseréside dans ses activités de communication. Il est par conséquent difficile

124. Bell Canada c. Québec (C.S.S.T.), précité, note 116, 762 ; l’italique est de nous.125. Id., 844, où le juge Beetz affirme ce qui suit au nom de la Cour suprême : « Le fédéra-

lisme oblige la plupart des personnes et des institutions à servir deux maîtres. Mais, àmon avis, il faut essayer de faire en sorte que cette double sujétion soit soufferte autantque possible dans des domaines distincts. »

126. Id., 766 ; l’italique est de nous.127. B. Ryder, loc. cit., note 72, 339.

Page 52: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

52 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

de voir comment une loi provinciale relative aux relations de travail puisseatteindre l’entreprise dans ce qui fait sa spécificité fédérale, à moins, biensûr, qu’elle ne l’empêche de s’adonner efficacement aux activités qui fontd’elle une entreprise fédérale. Nous croyons que la Loi québécoise sur lasanté et la sécurité au travail, dont la validité n’était pas en cause, ne pro-duisait dans cette affaire que des effets accessoires sur la compétence fédé-rale relative aux entreprises de communication128.

La possibilité que la conception moderne du partage des compétencesjoue en faveur de l’autonomie des provinces a donc été écartée par la Coursuprême. La vision exclusive des compétences que véhicule depuis 1988 laplus haute cour canadienne en matière d’applicabilité constitutionnelle pro-fite donc, uniquement et dans tous les cas, à la protection de l’exclusivitédes compétences du Parlement fédéral.

La décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire OntarioHydro129 offre une belle illustration de son rejet du principe fédératif en tantque principe permettant d’interpréter le sens des dispositions constitution-nelles expresses. Dans cette décision, la majorité des juges a appliqué laconception classique du partage des compétences en faveur du fédéral,alors que les juges minoritaires ont plutôt adopté le paradigme moderne enfaveur de l’ordre de gouvernement provincial. La Cour était appelée à dé-cider si la législation provinciale relative aux relations de travail s’appli-quait à une centrale nucléaire déclarée être à l’avantage général du Canadaen vertu de l’article 92 (10) c) de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce der-nier permet au Parlement fédéral de déclarer que des ouvrages de naturelocale, qui relèveraient donc normalement de la compétence législative pro-vinciale en vertu de l’article 92 (10), sont à l’avantage général du Canada etrelèvent donc désormais de sa compétence législative exclusive130. La Coursuprême considère à la majorité que la compétence législative qu’acquiert

128. La Cour suprême a également nommément invoqué le fédéralisme dans l’affaireCanadian Pioneer Management c. Conseil des relations de travail de la Saskatchewan,[1980] 1 R.C.S. 433, 440, autre décision relative à l’applicabilité de lois provinciales enmatière de relations de travail à une entreprise fédérale. La Cour suprême concluait àl’applicabilité desdites lois, Canadian Pioneer Management n’étant pas une banque.Dans ses motifs, elle se réfère à certaines conceptions désuètes des entreprises bancaires« fondées sur des coutumes anglaises qui n’ont pas subi l’influence du fédéralisme »,faisant ici probablement référence à la distinction qui existe dans le partage des compé-tences entre les banques, qui relèvent du fédéral en vertu de l’article 91 (15), et les autresinstitutions financières, par exemple, les caisses populaires, qui sont de compétence pro-vinciale.

129. Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), précité, note 79.130. Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 2, art. 91 (29).

Page 53: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 53

le Parlement fédéral sur un « ouvrage » déclaré à l’avantage général duCanada s’étend non seulement à ses parties matérielles et aux aspects deson exploitation qui ont pour effet de l’assujettir à la compétence fédérale(qui font que ce dernier est à l’avantage général du Canada), mais égale-ment aux relations de travail. Elle conclut donc à l’inapplicabilité de la loiprovinciale et à l’application du Code canadien du travail131. Pour les jugesminoritaires, la loi provinciale est applicable puisque le contrôle des rela-tions de travail, contrairement à celui de la production d’énergie nucléaireet des questions de santé et de sécurité qui s’y rattachent, ne fait pas partieintégrante de l’intérêt fédéral dans les centrales nucléaires.

À l’appui de l’application de la loi provinciale, le procureur général del’Ontario plaidait que le pouvoir déclaratoire devait être interprétérestrictivement de manière à le rendre le plus conforme possible au prin-cipe fédératif. La majorité de la Cour suprême, sous la plume du juge LaForest, rejette cet argument. Elle souligne d’abord la nature exceptionnellede ce pouvoir en régime fédératif, celui-ci permettant au palier de gouver-nement fédéral d’opérer de façon unilatérale et en sa faveur une modifica-tion aux règles relatives au partage des compétences. Cependant, selon laCour, « la Constitution doit être interprétée telle qu’elle est et non confor-mément à des notions abstraites de théoriciens 132 ». C’est qu’elle consi-dère que la protection contre l’usage abusif de ce pouvoir fédéral n’est pasd’ordre juridique, mais d’ordre politique : « Cet argument [provincial] re-flète une mauvaise compréhension des rôles respectifs du droit et de lapolitique à l’intérieur du fédéralisme spécifiquement canadien établi par laConstitution […] Les tribunaux n’ont pas entrepris de définir comment ilfaudrait protéger ces vastes fondements politiques du fédéralisme canadien.La Constitution ne leur a pas confié ce mandat133. »

Nous sommes en désaccord avec ce raisonnement de la Cour suprême.Le fédéralisme ne se résume pas à quelques « notions abstraites de théori-ciens ». Il implique certains corollaires juridiques dont le respect doit êtreassuré par les tribunaux et, ultimement, par la Cour suprême. Or un de cescorollaires juridiques fondamentaux est le principe d’autonomie des paliersde gouvernement dans l’exercice de leurs compétences législatives, prin-cipe qui commande le respect d’un certain équilibre entre les pouvoirs légis-latifs des deux ordres de gouvernement. Ainsi, lorsqu’il existe plusieurs

131. Loi sur les relations de travail, L.R.O. 1990, c. L.2 ; Code canadien du travail, L.R.C.1985, c. L-2.

132. Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), précité, note 79, 370 ;l’italique est de nous.

133. Id., 371, 372 et 373.

Page 54: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

54 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

interprétations possibles du sens à donner à une disposition constitution-nelle, la Cour suprême devrait favoriser celle qui est la plus compatible, laplus conforme à cet équilibre, donc au principe fédératif. Le pouvoir décla-ratoire étant une exception à la règle générale de la compétence législativeexclusive des provinces sur les ouvrages de nature locale, il aurait dû, selonnous, être interprété restrictivement de façon à ne faire entrer dans la com-pétence fédérale exclusive que les ouvrages proprement dits et les aspectsde l’exploitation de cet ouvrage qui ont pour effet de l’assujettir à la com-pétence fédérale. C’est cette interprétation de l’article 92 (10) c) que les troisjuges minoritaires ont d’ailleurs adoptée. Ces derniers, contrairement auxjuges majoritaires dans cette affaire, prônent l’application de la conceptionmoderne du partage des compétence :

Cette restriction [de la compétence du Parlement fédéral sur un ouvrage déclaré àl’avantage général du Canada] est […] compatible avec la façon traditionnelled’aborder les questions de partage des compétences, qui consiste à établir un cer-tain équilibre entre les compétences fédérales et les compétences provinciales parl’application de théories comme celles de la modification mutuelle, du doubleaspect et du caractère véritable. La Loi constitutionnelle de 1867 établit un ré-gime fédéraliste de gouvernement pour le Canada et elle devrait être interprétée defaçon à empêcher les pouvoirs du Parlement ou d’une législature provinciale sub-sument les pouvoirs de l’autre134.

Les juges dissidents font d’ailleurs remarquer que le Parlement fédé-ral pourrait, en exerçant validement sa compétence sur un ouvrage déclaréêtre à l’avantage général du Canada, adopter des mesures législatives ayantdes effets accessoires sur les relations de travail. Toute loi provinciale alorsen conflit avec de telles dispositions deviendrait inopérante en raison de larègle de la prépondérance fédérale135. Dans cette affaire relative au pouvoirdéclaratoire du Parlement fédéral, l’application du paradigme moderneaurait favorisé le gouvernement provincial. La majorité des juges de la Coursuprême a plutôt choisi, et ce, à l’encontre de sa préférence générale, d’ap-pliquer le paradigme classique. Dans certaines circonstances, nous sommesd’avis, à l’instar des juges minoritaires dans l’affaire Ontario Hydro, qu’un« empiétement nécessaire sur la compétence provinciale s’harmonisedavantage avec les principes du fédéralisme que le fait de soustraire systé-matiquement les relations de travail à la compétence provinciale 136 ». L’ap-plication du paradigme classique par les juges majoritaires a eu précisémentce dernier effet.

134. Id., 403 ; l’italique est de nous.135. Id., 421 et 427.136. Id., 421.

Page 55: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 55

La Cour suprême n’a donc pas saisi l’occasion qui lui était offerted’étoffer sa théorie fédérative en utilisant le fédéralisme afin de la guiderdans l’interprétation et la mise en œuvre des règles relatives au partage descompétences législatives. En couchant expressément le principe fédératifdans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, le constituant n’en-tendait-il pas précisément attribuer au fédéralisme un tel rôle interprétatif ?

Dans l’affaire Husky Oil Operations Ltd., la Cour suprême a privilégiéune conception classique du partage des compétences en faveur du Parle-ment fédéral, en concluant à l’inapplicabilité d’une loi provinciale qui em-piète sur un domaine de compétence fédérale exclusive137. La majorité desjuges de la Cour suprême a conclu, bien qu’elle ait considéré qu’il n’exis-tait pas de conflit relatif à l’ordre de priorité des créanciers, en cas defaillite, entre certaines dispositions d’une loi provinciale, ici The Worker’sCompensation Act, 1979138 de la Saskatchewan, et de la Loi sur lafaillite139 fédérale, à la non-application des dispositions provinciales en casde faillite. La Cour en vient à cette conclusion, car, selon elle, il existe unedifférence entre, d’une part, une application simultanée de lois provincialeet fédérale en matière de compétence concurrente ou de chevauchementsde lois, auquel cas il est alors question d’inopérabilité de la loi provincialeen cas de conflit et, d’autre part, un empiétement provincial sur un domainede compétence fédérale exclusive, auquel cas il faudrait alors parlerd’inapplicabilité de la loi provinciale. La faillite étant un domaine de com-pétence fédérale exclusive140, la loi provinciale ne pouvait trouver applica-tion dans cette situation. Cette distinction ne semble fondée sur aucunedécision antérieure et, comme le disait bien à propos le juge Iaccobuccidans sa dissidence, la Cour suprême paraît confondre les « principes de lacompétence et de la prépondérance », en assimilant les notions d’empiéte-ment et de conflit. Cette décision de la majorité des juges de la Cour su-prême est incompatible avec la conception moderne du partage descompétences qui veut qu’un ordre de gouvernement puisse, en légiféranten vertu d’un de ses titres de compétence, produire des effets incidents surune matière qui relève de l’autre. Ce n’est que dans l’hypothèse d’un con-flit entre ces effets accessoires provinciaux et la législation fédérale que lespremiers céderont la place à la seconde. De plus, bien qu’elle semble vouloirrégler le litige par l’entremise de la notion d’inapplicabilité, elle applique à

137. Husky Oil Operation Ltd. c. M.R.N., [1995] 3 R.C.S. 453.138. The Worker’s Compensation Act, S.S. 1979, c. W-17.1.139. Loi sur la faillite, L.R.C. 1985, c. B-3.140. Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 2, art. 91 (21).

Page 56: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

56 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

cette fin un critère élaboré en contexte de conflits de lois, donc d’« inopé-rabilité », soit celui du « code complet » ou du « champ occupé 141 ».

Cet arrêt a fait l’objet d’une forte dissidence de quatre juges, sous laplume du juge Iaccobucci, qui optent nettement pour une conception mo-derne du partage en interprétant restrictivement la notion de conflit entraî-nant l’application de la règle de la prépondérance, par conséquent, àl’inopérabilité de la loi provinciale au profit de la loi fédérale. Il doit s’agir,selon la minorité, d’un « conflit évident », ce qui n’était pas le cas en l’es-pèce. Les juges minoritaires rappellent d’abord la règle générale en matièrede validité constitutionnelle voulant qu’une « loi provinciale constitution-nelle peut avoir un effet incident sur un domaine de compétence fédérale »et affirment, par conséquent, être « mal à l’aise avec la façon « étanche »d’aborder la loi fédérale en matière de faillite, que les intimés préconisent ».Selon eux, requérir « l’invalidation des lois provinciales qui ont une inci-dence quelconque sur le processus de faillite minerait la théorie du fédéra-lisme coopératif sur laquelle le Canada (plus particulièrement celuid’après-guerre) a été érigé ». Une interprétation restrictive de la notion deconflit permet à chacun des deux ordres de gouvernement, plus particuliè-rement aux provinces, « d’exercer autant d’activités que possible dans sapropre sphère de compétence142 ». Malheureusement pour l’équilibre fédé-ratif, cette avenue n’est pas celle qui a été choisie par la majorité desmagistrats de la Cour suprême.

Le fédéralisme a finalement été invoqué par la Cour suprême dans unedécision dans laquelle elle a privilégié une conception classique du partagedes compétences cette fois en faveur des provinces. Dans le Renvoi relatifà la taxe sur le gaz naturel exporté, la majorité des juges de la Cour conclutà l’inapplicabilité d’une taxe fédérale au gaz naturel produit et exporté parle gouvernement albertain. Elle privilégie alors une interprétation corréla-tive de l’article 91 (3) et de l’article 125 de la Loi constitutionnelle de 1867qui empêche un palier de gouvernement d’imposer des taxes sur les terreset propriétés de l’autre palier de gouvernement143. Selon la Cour, le fédéra-lisme implique que les revenus des provinces soient protégés « contre touteérosion par voie de taxation144 ». Le même principe fédératif a égalementété invoqué par les juges minoritaires qui ont conclu à l’application de lataxe fédérale au gaz exporté par la province. Ceux-ci ont d’abord consi-déré que la loi fédérale avait été adoptée par le Parlement fédéral non pas

141. Husky Oil Operation Ltd. c. M.R.N., précité, note 137, par. 85.142. Id., 539.143. Renvoi relatif à la taxe sur le gaz naturel exporté, [1982] 1 R.C.S. 1004, 1067.144. Id., 1066.

Page 57: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 57

en vertu de son pouvoir de taxation, mais plutôt essentiellement en vertude sa compétence sur le commerce en général ou en vertu de son pouvoirde légiférer sur des questions d’intérêt national. Quant à ce dernier argu-ment, les juges minoritaires sont d’avis que « la tentative de faire bénéficierégalement tout le pays des avantages économiques est une valeur essen-tielle d’un fédéralisme bien portant […] Les ressources énergétiques et l’ap-provisionnement en énergie sont des questions qui, en raison de leursrépercussions internationales, transnationales et interprovinciales, intéres-sent tous les Canadiens145. »

Le principe fédératif a donc été nommément invoqué par la Cour su-prême à deux fins contraires dans la même décision : par la majorité pourinsister sur la nécessaire séparation et autonomie des deux ordres de gou-vernement relativement aux sources de revenus découlant de la disposi-tion de leurs biens et propriétés, et par la minorité pour mettre l’accent surla nécessité d’une unité en matière économique. Les forces contradictoiresqui sont nécessairement à l’œuvre en contexte fédératif, soit les valeurs quesont la diversité et l’unité, ont toutes deux été utilisées dans cet arrêt. C’estdire la relative confusion qui semble régner au sein de la jurisprudence dela Cour suprême quant aux contextes dans lesquels elle doit privilégierl’une ou l’autre de ces valeurs.

En somme, nous pouvons d’abord conclure que le fédéralisme n’a éténommément invoqué que très rarement par la Cour suprême dans des liti-ges mettant en cause les règles relatives au partage des compétences légis-latives. Ce seul constat est, selon nous, de nature à inquiéter, le partage del’exercice de la fonction législative entre des ordres de gouvernement auto-nomes étant au cœur même du principe fédératif. Ensuite, il ressort desdécisions dans lesquelles la Cour suprême s’est référée expressément à ceprincipe que cette dernière n’a pas développé de vision cohérente de cequ’il implique. Pour elle, le principe d’exclusivité des compétences n’estpas particulièrement « impérieux » et ne constitue pas le courant dominanten matière constitutionnelle. La vision dite moderne du partage des com-pétences législatives n’a cependant été appliquée par la Cour suprême,essentiellement, que lorsque les empiétements sur les matières relevant dela compétence de l’autre ordre de gouvernement étaient le fait du Parle-ment fédéral. Dans le cas inverse, la Cour a plutôt conclu à l’inapplicabilitéou à l’inopérabilité des lois provinciales, élargissant alors l’aire d’exclusi-vité des titres de compétence fédéraux au détriment de la plénitude descompétences provinciales.

145. Id., 1042.

Page 58: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

58 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

2.2 La Charte canadienne des droits et libertés

Dans son corpus jurisprudentiel relatif aux droits et libertés de la per-sonne garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, la Cour su-prême n’a fait référence expressément au fédéralisme que de façon trèsexceptionnelle. Ce constat peut paraître surprenant compte tenu des effetscentralisateurs et uniformisateurs qu’entraîne nécessairement la mise enœuvre d’un instrument constitutionnel de protection des droits et libertésen contexte fédératif146. En ce qui a trait au droit à l’égalité garanti par l’ar-ticle 15 de la Charte, elle a eu nommément recours au principe fédératifafin d’établir essentiellement deux points : 1) les lois fédérales ne doiventpas nécessairement viser toutes les provinces, ni s’y appliquer de manièreuniforme pour être conformes au droit à l’égalité ; 2) des différences entredes lois provinciales valides ne peuvent à elles seules constituer un fonde-ment à l’invalidation de ces dernières en vertu de ce droit. La Cour suprêmes’est aussi référée expressément au fédéralisme dans deux autres affaires,l’une mettant en cause la liberté de circulation interprovinciale garantie àl’article 6 (2) b) de la Charte, l’autre requérant l’application du test deraisonnabilité de son article premier.

Dans l’affaire R. c. S. (S.) était en cause la constitutionnalité d’unedisposition de la Loi sur les jeunes contrevenants qui permet aux provin-ces d’avoir recours à des mesures de rechange à l’endroit d’un jeune à quiune infraction est imputée, plutôt qu’aux poursuites judiciaires prévues par

146. Voir sur la question des effets de la protection des droits sur le fédéralisme : J.Woehrling, « Convergences et divergences entre fédéralisme et protection des droitset libertés : l’exemple des États-Unis et du Canada », (2000) 46 R.D. McGill 21. Le pro-fesseur s’exprime comme suit quant aux effets uniformisateurs (p. 52 et 53) : « Un desobjectifs du fédéralisme est de sauvegarder et de favoriser la diversité juridique, socialeet culturelle. L’autonomie des entités fédérées doit leur permettre, dans leurs domainesde compétence, de multiplier les solutions diverses aux problèmes posés à la société entenant compte des valeurs culturelles propres à chaque collectivité politique régionale.Or, la protection des droits par les instruments constitutionnels et par les tribunaux ades effets uniformisateurs qui viennent contrecarrer la diversité politique, culturelle etsociale. La principale cause de cet effet d’uniformisation tient à la conception même dela nature de ces droits […] considérés comme universels et transcendants (pré-politi-que), surtout lorsqu’il s’agit des droits individuels libéraux. » Voir également sur la ques-tion de l’impact centralisateur et uniformisateur de la Charte canadienne sur l’équilibrefédératif : E. Brouillet, op. cit., note 6, p. 480 et suiv. Certains auteurs sont plutôt d’avisque les effets centralisateurs de l’enchâssement de la Charte canadienne sur l’équilibrefédératif ont été nettement exagérés. Voir notamment : J.B. Kelly, « Reconciling Rightsand Federalism during Review of the Charter of Rights and Freedoms : The SupremeCourt of Canada and the Centralization Thesis, 1982 to 1999”, (2001) 34 Can J. Pol. Sc.321.

Page 59: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 59

cette loi. Un jeune Ontarien invoquait que l’omission du gouvernementprovincial de se prévaloir de cette possibilité portait atteinte à son droit àl’égalité garanti par l’article 15 de la Charte canadienne. Après avoir concluà la validité constitutionnelle de cette disposition fédérale quant au partagedes compétences, celle-ci ayant pour caractère véritable le droit criminel,la Cour suprême a jugé à l’unanimité que l’omission de l’Ontario de se pré-valoir de la possibilité offerte par le législateur fédéral ne pouvait consti-tuer une atteinte au droit à l’égalité. La loi fédérale n’obligeait paslégalement les provinces à mettre sur pied de telles mesures de rechange.Selon la Cour, « la conclusion contraire pourrait avoir pour conséquenced’exposer à l’examen en vertu de la Charte tout exercice par une provinced’un pouvoir relevant de sa compétence, examen dont l’unique fondementserait que cet exercice crée une distinction quant au traitement accordé auxparticuliers dans différentes provinces 147 ». La Cour suprême émet par lasuite l’opinion que, dans l’hypothèse où la constitutionnalité de la disposi-tion fédérale elle-même aurait été contestée, ce qui n’était pas le cas en l’es-pèce, la réponse aurait été la même. Selon la Cour, le système fédérallui-même et la valeur de la diversité qui en sous-tend l’adoption nécessitentcertaines distinctions d’ordre géographique. Ces dernières peuvent résul-ter de l’exercice par les provinces de leurs compétences législatives oudécouler d’une application différenciée d’une loi fédérale. Dans ce derniercas, elles « peuvent représenter un moyen légitime de promouvoir lesvaleurs d’un système fédéral ». Ainsi, en contexte fédératif, la valeur del’égalité n’a pas une « portée illimitée148 ». Dans l’affaire R. c. S. (S.), la Coursuprême désigne clairement la diversité comme « une valeur propre au fédé-ralisme », valeur qui, à son avis, s’est particulièrement exprimée dans l’his-toire constitutionnelle canadienne en ce qui a trait à l’application par lesprovinces du droit criminel.

Dans l’affaire Haig, la Cour suprême devait notamment répondre à laquestion de savoir si un décret fédéral rendu en vertu de la Loi référen-daire et autorisant la tenue d’un référendum dans neuf provinces et deuxterritoires, à l’exception du Québec, portait atteinte au droit à l’égalité.Selon la majorité des juges de la Cour, le décret exprimait simplement unchoix d’ordre politique « conforme aux principes du fédéralisme149 ». LaCour suprême réitère ainsi l’idée selon laquelle une règle de droit fédéralen’a pas à être appliquée aux provinces de façon uniforme pour être compa-tible avec le droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte canadienne.

147. R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254, 285.148. Id., 286-288.149. Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, 1030.

Page 60: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

60 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

Elle réaffirme également que des différences dans la façon de légiférer desprovinces dans les matières qui relèvent de leur compétence ne peuvent àelles seules justifier une conclusion d’inconstitutionnalité au regard du droità l’égalité, car ce dernier, bien qu’il interdise la discrimination, « n’apporteaucune modification au partage des pouvoirs entre les gouvernements150 ».

Ainsi, dans ces deux affaires, la Cour suprême a invoqué le principefédératif et son corollaire, le partage des compétences législatives, afin d’in-terpréter le droit à l’égalité garanti par la Charte canadienne d’une façoncompatible avec la valeur de la diversité qui en sous-tend l’existence etl’adoption au Canada. En fait, elle n’a fait alors qu’appliquer cette idéerationnelle à savoir qu’une partie de la Constitution ne peut être invoquéepour en invalider une autre. En ce sens, l’importance attribuée à la diver-sité fédérative dans ces décisions se limite au désir de préserver l’existencemême du fédéralisme comme principe d’organisation et de fonctionnementde l’État canadien.

Dans la décision Black c. Law Society of Alberta, la validité constitu-tionnelle de deux règlements albertains était en cause : l’un interdisait auxavocats de la province de s’associer avec des avocats n’y résidant pas ;l’autre les empêchait de se joindre à plus d’un cabinet d’avocats. La vali-dité de ces règlements était notamment contestée en vertu de l’article 6 (2)b) de la Charte canadienne qui garantit le droit de gagner sa vie dans touteprovince. La majorité des juges de la Cour suprême a énoncé que cet articleprotège le droit de gagner sa vie « interprovincialement » selon la profes-sion ou le métier de son choix, et ce, même dans une province où la per-sonne ne se trouve pas physiquement. Elle a donc jugé que les règlementscontestés portaient atteinte à l’article 6 (2 ) b) de la Charte de façon nonconforme à l’article premier. Le juge La Forest, qui a rédigé les motifs de lamajorité151, a fait dans cette décision un historique de la protection de laliberté de circulation interprovinciale au Canada. Pour lui, cette liberté exis-tait avant même l’adoption de la Charte canadienne et découlait des « élé-ments structuraux du fédéralisme ». Un de ces éléments était la volonté descolonies originaires de s’unir afin de créer « un seul pays » et de dévelop-per un marché commun en abolissant les barrières qui limitaient la circula-tion des biens entre elles. L’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867constitue donc, selon la Cour suprême, « un des piliers du pacteconfédératif ». En ce qui a trait à la liberté de circulation des personnes,

150. Id., 1046-1047.151. Les juges majoritaires sont au nombre de trois sur un total de cinq juges ayant pris part

au jugement.

Page 61: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 61

bien qu’il n’ait existé aucune disposition précise à cet effet dans la Loiconstitutionnelle de 1867, celle-ci découlait, selon la majorité des juges, dela « nouvelle identité politique », de la nouvelle nationalité qu’a engendréenécessairement la création d’un État fédératif. Certains droits, dont laliberté de circulation des personnes, sont « fondamentalement liés austatut de citoyen canadien d’une personne et découleraient naturellementde ce statut 152 ».

La Cour suprême a de nouveau eu l’occasion d’invoquer le principefédératif dans le contexte de la Charte canadienne, cette fois lors de l’exa-men de la raisonnabilité d’une présumée atteinte à la liberté de ne pas s’as-socier153. Il s’agissait de déterminer si une disposition d’une loi québécoiseobligeant les personnes travaillant dans le domaine de la construction à êtremembres de l’un des groupes syndicaux énumérés dans la loi, afin d’obte-nir le certificat de qualification requis pour travailler dans ce secteur d’ac-tivité, portait atteinte à la liberté de ne pas s’associer garantie par l’article2 d) de la Charte canadienne. Bien qu’il ait conclu qu’il n’y avait pas enl’espèce atteinte à la liberté de ne pas s’associer, le juge LeBel a tout demême analysé la question de la raisonnabilité. C’est à l’étape du raisonne-ment relatif à l’atteinte minimale154 que le juge invoque nommément le fé-déralisme. En réponse à l’argument voulant qu’il existe ailleurs au Canadades mesures qui portent moins atteinte que le régime québécois à la libertéde ne pas se syndiquer, le juge LeBel fait cette affirmation générale : « dansun système de partage des compétences législatives où les membres de lafédération ont vécu des expériences culturelles et historiques différentes,le principe du fédéralisme signifie que l’application de la Charte dans lesdomaines de compétence provinciale n’équivaut pas à un appel à l’unifor-mité des lois ». Pour lui, la Cour suprême « a une conception des valeurs dufédéralisme canadien qui accepte les solutions législatives propres à cha-que province ». Selon le juge, « toute bonne analyse de la notion d’atteinteminimale lors de l’évaluation de la validité d’une loi provinciale doit tenircompte des différences entre les provinces155 ». Après analyse, il termineen affirmant que, dans l’hypothèse où la Cour aurait conclu à une atteinte

152. Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591, 608-610 et 612.153. R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., [2001] 3 R.C.S. 209.154. Id., 352 : le juge LeBel prend acte de l’assouplissement du critère de nécessité ou de l’at-

teinte minimale opéré dans la jurisprudence de la Cour suprême. Il s’agit désormais ducaractère raisonnable des moyens employés pour atteindre les objectifs législatifs. Cecritère colle d’ailleurs beaucoup mieux au concept de raisonnabilité expressément prévudans l’article premier de la Charte canadienne.

155. Id., 356.

Page 62: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

62 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

à la liberté de ne pas s’associer, cette atteinte aurait été raisonnable et jus-tifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Il est vrai que de façon générale, en assouplissant le critère de l’at-teinte minimale originellement élaboré dans l’arrêt Oakes156, la Cour su-prême fait preuve d’une plus grande retenue judiciaire, ce qui pourraitpeut-être permettre, à l’avenir, une plus grande marge d’appréciation enfaveur des autorités provinciales pour légiférer en fonction de leurs pro-pres valeurs culturelles dans les domaines qui relèvent de leur compétencelégislative. Les provinces pourraient ainsi, jusqu’à un certain point, déci-der de l’équilibre approprié à atteindre entre la protection des droits et li-bertés individuels et la poursuite du bien commun. Nous croyonscependant qu’il ne faut pas exagérer cette possibilité d’application diffé-renciée de l’article premier à la lumière du principe fédératif. D’abord, lanature universaliste de la plupart des droits et libertés individuels garantispar la Charte canadienne semble s’y opposer. Comme l’écrit le professeurJosé Woehrling, « s’il est relativement facile de démontrer que la portéedes droits collectifs de nature culturelle ou linguistique, ou encore écono-miques, devrait être variable d’un endroit à l’autre, en fonction des situa-tions de fait, il n’en va pas de même pour les droits fondamentaux et, defaçon plus générale, les droits individuels, qui sont habituellement consi-dérés comme devant être interprétés et appliqués partout de la mêmefaçon157 ».

Ensuite, la référence à une « société libre et démocratique » à l’articlepremier invite les tribunaux à effectuer une comparaison entre la normecontestée et celles qui existent dans la même matière dans des lieux jugéslibres et démocratiques aux yeux des juges canadiens. Or, lorsque la con-testation a pour objet une norme provinciale, la comparaison s’établira leplus souvent au regard du droit des autres provinces canadiennes. Enfin, laconsidération expresse de la Cour suprême, dans l’affaire Advance Cutting,pour le principe fédératif et la valeur de la diversité dans l’application dutest de raisonnabilité de l’article premier de la Charte fait figure d’excep-tion. Notons d’ailleurs qu’il ne s’agissait que d’un long obiter dictum dequatre juges158. Il s’agira de voir, peut-être à la faveur de nouvelles nomi-

156. R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.157. J. Woehrling, « Le principe d’égalité, le système fédéral canadien et le caractère dis-

tinct du Québec », dans P. Patenaude (dir.), Québec-Communauté française de Belgi-que : autonomie et spécificité dans le cadre d’un système fédéral, Montréal, Wilson &Lafleur, 1992, p. 119, aux pages 152 et 153.

158. Les motifs du juge LeBel sur la question du caractère raisonnable ont rallié les jugesGonthier, Arbour et Iacobucci.

Page 63: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 63

nations à la Cour suprême, si le fédéralisme sera à nouveau invoqué cettefois par une majorité de juges et s’il le sera lorsque se posera véritablementl’application du test de raisonnabilité.

Conclusion

En plus d’un demi-siècle de jurisprudence à titre de dernier tribunald’appel, la Cour suprême n’a eu expressément recours au principe fédéra-tif dans ses raisonnements juridiques que plutôt rarement, et cela, de façonsomme toute peu cohérente. À la lumière de l’analyse de la trentaine dedécisions dans lesquelles elle a nommément invoqué ce principe, nous pou-vons constater qu’elle n’a pas élaboré de théorie fédérative qui lui permet-trait de trancher les litiges relatifs au partage des compétences législativesen ayant une vision d’ensemble du régime fédératif canadien et de son évo-lution. Les efforts entrepris en ce sens dans certaines décisions qui néces-sitaient un recours plus formel au fédéralisme, en raison de l’insuffisanceou même de l’absence de dispositions constitutionnelles expresses, n’ontpas été poursuivis ni appliqués en matière de disputes fédératives. Dans cedernier contexte, la plus haute cour canadienne semble plutôt procéder aucas par cas, ce qui l’empêche, selon nous, d’établir et de maintenir un sainéquilibre fédératif. En relativisant à outrance le principe d’exclusivité et,surtout, en n’appliquant cette vision décloisonnée des compétences légis-latives, pour l’essentiel, que lorsqu’elle sert l’exercice des compétencesfédérales, la Cour suprême nous fait douter de son attachement profond àce principe fondamental de la structure constitutionnelle canadienne159.

Le fédéralisme requiert une attention théorique, d’abord parce qu’ilimplique des valeurs fondamentales. Dans l’exercice de sa tâche de miseen œuvre de la Constitution, la Cour suprême doit saisir tant l’histoire queles espoirs inscrits dans son texte160. Parmi ces espoirs se trouvait celui de

159. La professeure D. Greichner, loc. cit., note 13, 59, s’exprimait en ces termes :« However, if one turns aside from the blinding headlights of the Quebec SecessionReference, federalism issues do not occupy a privileged position within the constellationof cases heard by the Court [Cour suprême]. This is not merely because of a decline inthe number of federalism cases, a trend that by itself would not be worrisome. The Courthas denied leave in a number of appeals that raised unresolved federalism questions andredered one-paragraph decisions in some cases, leading several commentators to surmisethat the judges “appear to have become bored by the prospect” of dealing with divisionof powers doctrine ».

160. J. Whyte, « Les dimensions constitutionnelles des mesures d’expansion économique »,dans R. Simeon (dir.), Le partage des pouvoirs et la politique d’État, Ottawa, Commis-sion royale sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada,1985, p. 31, à la page 34. Il s’exprime comme suit : « Ce n’est que lorsque les décisions

Page 64: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

64 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

créer un nouveau pays, certes. Cependant, sa création devait égalementpermettre et valoriser non seulement la survie, mais l’épanouissement desdifférences fondamentales qui existaient et qui existent toujours entre lescollectivités fédérées, dont la plus profonde est l’existence au Québec d’ungroupe national différent désireux d’assurer la survie de son identité cultu-relle distincte161. Ensuite, l’élaboration d’une théorie fédérative permettraitd’encadrer la marge de discrétion judiciaire inhérente au processus d’inter-prétation constitutionnelle et ainsi d’insuffler à la jurisprudence fédérativeun peu plus de prévisibilité. Toute activité interprétative comporte en effetune certaine création de la part de l’interprète. Or, ce potentiel créatif prenddes proportions considérables en matière constitutionnelle, notamment enraison de la généralité des termes employés dans les textes constitution-nels. La mise au point d’un cadre théorique cohérent est donc d’autant plusprimordiale en ce domaine du droit qui comporte toujours, en plus, uneforte dimension politique162.

Voici esquissées, à grands traits, quelques pistes de réflexion quipourraient être explorées dans l’élaboration d’une théorie fédérative cana-dienne. Une telle théorie pourrait avoir pour cœur le concept d’« équi-libre » : l’équilibre entre l’unité et la diversité, c’est-à-dire entre lescompétences législatives fédérales et provinciales, donc la protection del’autonomie de chacun des paliers de gouvernement dans l’exercice de ses

font appel aux concepts à la base de la répartition des pouvoirs et de la création de limi-tes à la compétence législative que la jurisprudence correspond aux valeurs politiquesque l’on a voulu traduire dans l’organisation publique, tout en fournissant un guide com-préhensible aux décideurs. » Pour une étude très intéressante des valeurs qui ont présidéà la création de la fédération canadienne, voir : S. Laselva, op. cit., note 46. Voir aussi,notamment quant à la valeur du fédéralisme en général : D. Weinstock,  Vers une théo-rie normative du fédéralisme, publié par le Forum des fédérations, [En ligne],[www.forumfed.org.] ; W.J. Norman, « Towards a Philosophy of Federalism », dans J.Baker (dir.), Group Rights, Toronto, University of Toronto Press, 1994, p. 79.

161. E. Brouillet, op. cit., note 6, p. 176 et suiv.162. Selon le professeur V. Loungnarath, loc. cit., note 6, 1006-1007, l’indétermination et

l’insuffisance des textes constitutionnels « créent un espace à l’intérieur duquel la déci-sion judiciaire n’est plus objectivée par le raisonnement juridique ou la lettre de la dispo-sition constitutionnelle. Lorsque le juge évolue dans cet espace, il est inévitable quecertaines de ces valeurs politiques pénètrent et infléchissent le droit. » Voir également,au même effet : A. Lajoie, P. Mulazzi et M. Gamache, « Les idées politiques au Qué-bec et le droit constitutionnel canadien », dans I. Bernier et A. Lajoie (dir.), La Coursuprême du Canada comme agent de changement politique, Ottawa, Commission royalesur l’union économique et les perspectives de développement du Canada, Ministère desApprovisionnements et Services Canada, 1986, p. 1-110. Dans cet article, les auteuressoulignent que la jurisprudence constitutionnelle subit l’influence des idées politiques encours.

Page 65: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 65

compétences législatives. Les règles relatives au partage des compétenceslégislatives constituent en effet l’expression première des valeurs qui sous-tendent le fédéralisme. Ces dernières sont donc nécessairement en causeen matière de disputes fédératives : la valeur de l’unité sera pour l’essentielpréservée si le palier de gouvernement fédéral peut exercer ses compéten-ces législatives sans interférences significatives des gouvernements provin-ciaux, et vice versa en ce qui a trait à la valeur de la diversité. Le principefédératif devrait, par conséquent, guider la Cour suprême dans l’interpréta-tion et la mise en œuvre des règles relatives au partage des compétenceslégislatives qui en constituent l’expression première. Entre diverses inter-prétations possibles du texte constitutionnel, celle qui est la plus conformeau fédéralisme et à ses corollaires essentiels devrait être privilégiée.

Tout équilibre étant par définition instable, sa recherche sera perpé-tuelle. Le fédéralisme doit être compris comme un processus, c’est-à-direcomme un modèle en évolution et en continuelle adaptation, plutôt quecomme un système fixe et statique régi par des règles immuables163. Leprincipe fédératif devrait donc également inspirer la Cour suprême dans satâche d’adaptation de la Constitution à l’évolution de la société canadienne,de façon à faire bénéficier les deux ordres de gouvernement de l’expansiondes sphères d’activité étatique et ainsi à préserver un équilibre entre leurspouvoirs respectifs.

Il ne s’agit pas ici de nier ni d’empêcher totalement les multiples che-vauchements inhérents à l’adoption d’un régime fédératif, particulièrementen cette époque de multiplication et de complexification des interventionsétatiques. Promouvoir un retour aux « compartiments étanches » seraitfaire fausse route. En revanche, le fédéralisme ne peut survivre à terme s’ily a décloisonnement total des compétences législatives des deux ordres degouvernement : la survie même du principe fédératif commande la préser-vation d’un certain noyau intouchable pour chacun des titres de compé-tence. Or la dynamique de la centralisation des pouvoirs qui caractérisegénéralement l’évolution des régimes fédératifs164 commande l’élaborationd’une théorie fédérative qui tienne compte de la position de faiblesse qu’oc-cupent les entités fédérées par rapport au pouvoir central.

163. C.J. Friedrich, Tendances du fédéralisme en théorie et en pratique, Londres, FrederickA. Prueger Plublishers, 1971, p. 185.

164. Plusieurs auteurs ont déjà démontré cette tendance d’évolution vers la centralisation despouvoirs que connaissent généralement les fédérations et le rôle qu’y jouent les courssuprêmes. Dans un article, le professeur André Bzdera a démontré que la fonction pre-mière des cours suprêmes en régime fédératif était de favoriser et de légitimer l’expan-sion graduelle des domaines de compétence fédéraux, donc d’assurer une centralisation

Page 66: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

66 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

La protection de l’autonomie des provinces dans l’exercice de leurscompétences législatives nécessite, dans un premier temps, une applicationplus systématique par la Cour suprême du principe de l’interprétation cor-rélative dans la mise en œuvre des règles relatives au partage des compé-tences législatives165. Le maintien d’une certaine exclusivité descompétences en dépend. C’est en effet au stade de la définition de l’éten-due des divers titres de compétence que doivent d’abord et avant tout in-tervenir des considérations relatives à l’équilibre des pouvoirs législatifs.Une interprétation extensive d’un titre de compétence implique dans laplupart des cas une réduction corrélative d’un autre. Paradoxalement, laCour suprême s’est référée expressément à cette notion d’équilibre dansdes décisions dans lesquelles elle a procédé à un élargissement de la portéede titres de compétence fédéraux166.

Ce n’est que dans un second temps que se pose la question de la clas-sification de la règle de droit, en fonction de son caractère véritable, dansl’un ou l’autre des divers titres de compétence en fonction de leur portéerespective167. À ce stade du raisonnement, le maintien d’un équilibre fédé-ratif commande l’application d’une approche cohérente : la tolérance dont

graduelle des pouvoirs : A. Bzdera, « Comparative Analysis of Federal High Courts : APolitical Theory of Judicial Review », (1993) 26 Can J. Pol. Sc. 3. Voir également : E.Orban, La dynamique de la centralisation dans l’État fédéral : un processus irréversi-ble ?, Montréal, Québec-Amérique, 1984. Le professeur Michael Bothe, op. cit., note 67,p. 419, s’exprimait en ces termes : « La centralisation en général, et jusqu’à un certainpoint, est l’enfant de la croissance du gouvernement en général. »

165. Les motifs dissidents du juge Dickson dans les affaires Hauser et Wetmore relatives auxarticles 91 (27) et 92 (14) nous semblent favoriser un tel équilibre fédératif : supra, note109. Les raisonnements du juge dans ces affaires s’apparentent d’ailleurs à ceux qui sontgénéralement développés par le Comité judiciaire du Conseil privé en matière de dispu-tes fédératives, notamment en ce qui a trait à l’interprétation corrélative de l’article 91(2) et du paragraphe introductif de l’article 91, d’une part, et les paragraphes 13 et 16 del’article 92, d’autre part. Voir notamment : Citizens Insurance Company of Canada v.Parsons, précité, note 9, et A.-G. for Ontario v. A.-G. for Canada, précité, note 9 (affairedite des prohibitions locales) (en faveur des titres provinciaux) ; John Deere Plow Com-pany Limited v. Wharton, [1915] A.C. 330 (en faveur d’un titre fédéral).

166. R. c. Hydro-Québec, précité, note 78 ; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, précité,note 83 (compétence fédérale en matière criminelle, art. 91 (27)) ; Ontario Hydro c. Onta-rio (Commission des relations de travail), précité, note 79 (pouvoir déclaratoire du Par-lement fédéral, art. 92 (10) c)).

167. Le professeur Jean Leclair partage cet avis. Après une analyse de l’approche privilégiéepar la Cour suprême dans sa jurisprudence relative à la compétence fédérale en matièremaritime, le professeur concluait ce qui suit : « Nous affirmions plus tôt que chaquecompétence constitutionnelle requiert une approche [matérielle ou analytique] qui luiest propre. Il faut donc s’attarder à bien identifier, grâce à une lecture attentive du texte

Page 67: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 67

fait preuve la Cour à l’égard des empiétements fédéraux sur des matièresprovinciales devraient du moins s’exprimer avec la même conviction en cequi a trait aux empiétements provinciaux. Il s’agit là, selon nous, d’uneprotection tout à fait minimale des compétences législatives des provinces,compte tenu de l’existence de la règle de la prépondérance des lois fédéra-les en cas de conflit. La suggestion du professeur Bruce Ryder d’une ap-proche asymétrique en matière de disputes fédératives est égalementintéressante et assurerait une protection supplémentaire aux pouvoirs lé-gislatifs provinciaux : il s’agirait d’appliquer la conception moderne dupartage des compétences à l’exercice des compétences provinciales et laconception classique à l’exercice des compétences fédérales. En d’autrestermes, la Cour suprême pourrait tolérer les empiétements provinciaux surdes matières fédérales lorsque ceux-ci sont liés rationnellement etfonctionnellement au schème législatif provincial, et ne tolérer les empiéte-ments fédéraux sur des matières provinciales que lorsqu’ils sont nécessai-res à l’exercice effectif des compétences fédérales168. Cela reviendrait ensomme à appliquer un raisonnement tout à fait inverse à celui qui a été jus-qu’à présent privilégié par la Cour suprême.

L’« étoile » que constitue le fédéralisme ne scintille de toute évidencepas toujours avec beaucoup d’éclat dans la jurisprudence de la Cour su-prême. L’image qui nous vient en tête pour caractériser l’usage du principefédératif par la plus haute cour canadienne serait plutôt celle d’une étoilefilante : brillante de tous ses feux l’espace d’un instant, mais qui disparaîtaussitôt laissant derrière elle un ciel obscur.

constitutionnel, la nature des critères qui serviront par la suite à cerner l’étendue de lacompétence exclusive octroyée à un palier gouvernemental. Toutes ces raisons nous ontamené à conclure qu’une qualification constitutionnelle doit toujours précéder l’inter-prétation législative » ; J. Leclair, « L’impact de la nature d’une compétence législativesur l’étendue du pouvoir conféré dans le cadre de la Loi constitutionnelle de 1867 »,(1994) 28 R.J.T. 661, 703.

168. B. Ryder, loc. cit., note 72, 358 et suiv.

Page 68: Table des matières - CRIDAQ | UQAM
Page 69: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Les fondements théoriquesde la transformation du rôle de l’équilibre

des prestations contractuelles

Élise Charpentier*

L’analyse historique révèle que le rôle de l’équilibre des prestationscontractuelles a beaucoup évolué au cours des siècles. Cette évolution estintimement liée à la conception que l’on s’est fait du contrat. Sous l’in-fluence successive du droit naturel classique, du volontarisme, puis de lathéorie de l’autonomie de la volonté, le rôle de l’équilibre des prestationsest devenu de moins en moins important.

Dans la perspective du droit naturel classique, le contrat était conçucomme un « échange » de choses de même valeur. L’équilibre des presta-tions jouait alors un rôle essentiel, puisqu’il faisait partie de l’essence ducontrat. Avec le volontarisme, le contrat est conçu comme un acte juridi-que résultant d’un accord de volontés. La volonté remplace l’équilibre desprestations comme élément essentiel du contrat et l’équilibre se manifestedorénavant à travers le consentement, le déséquilibre étant la marqued’un vice du consentement. Enfin, sous l’influence du postulat de l’égalitédes parties mis de l’avant par la théorie de l’autonomie de la volonté, lasanction de ce vice du consentement devient exceptionnelle.

From the viewpoint of an historical analysis, this paper surveys howthe role played by the equilibrium of contractual obligations has evolvedconsiderably over the centuries. Under the successive influences of clas-

* Professeure, Faculté de droit, Université de Montréal. L’auteure remercie les profes-seurs Paul-André Crépeau et Michel Morin pour leurs commentaires et suggestions.

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 69-91(2004) 45 Les Cahiers de Droit 69

Page 70: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

70 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

sical natural law, voluntarism, and the theory of the autonomy of the will,the role played by the equilibrium of obligations has become decreasinglyimportant.

From the stance of classical natural law, the contract was conceivedas being an “exchange” of things of equal value. The equilibrium of obli-gations then played an essential role because it formed a part of the veryessence of the contract. Driven by voluntarism, the contract is seen as alegal act resulting from the meeting of the minds. The will then replacesthe equilibrium of obligations as the essential element in the contract andthe equilibrium henceforth is to be found in consent, where an absence ofequilibrium is deemed to be the sign of a vitiated consent. Lastly, underthe influence of the basic premise stating the equality of parties broughtto the fore by the theory of the autonomy of the will, the sanction of thisvitiated consent becomes exceptional.

Pages

1 Le contrat conçu objectivement et l’équilibre des prestations ................................... 71

1.1 L’influence de la justice commutative .................................................................. 72

1.2 L’apport de l’École du droit naturel moderne .................................................... 76

2 Le contrat conçu subjectivement et l’équilibre des prestations ................................... 79

2.1 Le déséquilibre comme symptôme d’un vice du consentement ....................... 80

2.2 Le rétrécissement du rôle de l’équilibre des prestations ................................... 86

Conclusion ................................................................................................................................. 90

Les auteurs qui s’intéressent à la lésion décrivent parfois l’évolutionqu’elle a subie au cours des siècles. Il est toutefois possible d’aller un peuplus loin et de tenter d’expliquer cette évolution par une analyse des diffé-rentes conceptions du contrat qui ont marqué les systèmes de traditionromano-germanique1. L’évolution du rôle de l’équilibre des prestations aucours des siècles est en effet intimement liée à la conception que l’on s’estfaite du contrat.

1. Tout au long de ce texte, nous utiliserons généralement l’expression « équilibre des pres-tations », car cette expression n’est pas technique et elle peut englober des notionscomme la lésion, l’égalité, le juste prix qui jouent toutes un rôle dans l’atteinte d’unecertaine justice contractuelle.

Page 71: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Charpentier Les fondements théoriques… 71

Traditionnellement, l’équilibre des prestations était une notion qui fai-sait partie de la définition même du contrat : ce dernier était conçu commeun acte juridique permettant un « échange » de choses de même valeur. Del’Antiquité au Moyen-Âge, plusieurs penseurs ont adopté une conceptiondu contrat où le respect de l’équilibre dépendait uniquement de l’évalua-tion des prestations, de l’examen d’un « objet », soit le contrat lui-même.Cette conception du contrat peut être qualifiée d’objective dans la mesureoù le contrat est défini à partir de sa fonction et non à partir des volontésqui lui ont donné naissance.

Puis avec le volontarisme, on observe une redéfinition de la concep-tion du contrat : celui-ci est dorénavant conçu comme un acte juridiquerésultant d’un accord de volontés. Cette conception du contrat peut êtrequalifiée de subjective, car elle est fondée sur l’événement qui donne nais-sance au contrat, c’est-à-dire la rencontre des volontés. L’équilibre desprestations se manifeste alors essentiellement à travers la notion de lésion.La notion d’équilibre, devenue la lésion, est un élément subjectif du con-trat dans la mesure où elle est rattachée au consentement. Dans ce con-texte, la volonté — le consentement — prend une importance considérable,tandis que l’équilibre des prestations est relégué au second plan : le désé-quilibre n’est plus un vice du contrat, mais devient la marque d’un vice duconsentement. Le caractère subjectif renvoie ici à l’idée que ce ne sont pasles prestations du contrat qui sont d’abord évaluées, mais bien le sujet, leconsentement de la personne qui a contracté.

Ces conceptions du contrat sont bien différentes, mais l’une et l’autrereflètent une certaine conception de la justice contractuelle. Ainsi, les con-ceptions objective et subjective du contrat peuvent, toutes deux, fonder lasanction du déséquilibre des prestations contractuelles. Le droit peut, eneffet, poser l’exigence de l’équilibre des prestations et sanctionner les dé-séquilibres en fondant cette sanction sur l’idée qu’un contrat doit nécessai-rement être équilibré (1) ou sur l’idée que le déséquilibre est le résultat d’unconsentement vicié (2).

1 Le contrat conçu objectivement et l’équilibre des prestations

S’appuyant sur les idées développées par Aristote, le contrat a d’abordété conçu comme un acte de bienfaisance ou un acte de justice commuta-tive2. Les actes de bienfaisance avaient pour finalité d’enrichir l’une desparties : l’équilibre n’y jouait donc aucun rôle. En revanche, les actes de

2. Voir : J. Gordley, The Philosophical Origins of Modern Contract Doctrine, Oxford,Clarendon Press, 1991.

Page 72: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

72 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

justice commutative avaient pour finalité l’échange de choses qui devaient,en principe, avoir la même valeur3. L’équilibre des prestations tenait doncun rôle essentiel dans les actes de justice commutative puisqu’il était unecondition de la validité du contrat, celui-ci devant respecter sa finalité pourexister (1.1). Jusque-là, l’exigence d’équilibre participait à la définitionmême du contrat : un contrat déséquilibré n’était pas un contrat ou, inver-sement, un contrat était nécessairement équilibré, l’équilibre faisant enquelque sorte partie de l’essence du contrat.

Cette conception, inspirée des travaux d’Aristote, a marqué les pen-seurs de l’Antiquité et du Moyen-Âge. Ce n’est qu’au XVIIe siècle quel’École du droit naturel moderne a jeté les bases d’une nouvelle conceptiondu contrat. Le caractère volontariste de cette conception inaugure alors uneredéfinition du contrat et, conséquemment, une transformation du rôle del’équilibre des prestations (1.2).

1.1 L’influence de la justice commutative

C’est dans l’Étique de Nicomaque que se trouve la doctrine aristotéli-cienne de la justice. Pour la comprendre, il faut en saisir la première idée, àsavoir que la justice se manifeste dans les rapports de l’homme à autrui :« La justice […] est une vertu complète, non en soi, mais par rapport àautrui. Aussi, souvent, la justice semble-t-elle la plus importante des vertuset plus admirable même que l’étoile du soir et que celle du matin4. » Cettevertu est l’âme et l’essence du droit : elle s’accomplit par le respect de la loiet de l’égalité5. Elle inspire ce qu’Aristote nomme la « justice particulière »,celle d’où découle le droit6. La justice particulière comporte deux aspectscomplémentaires : la justice distributive et la justice commutative.

C’est le second aspect de la justice qui retient le plus notre attentionici, mais nous ne saurions passer sous silence la notion de justice distribu-tive, qui joue un rôle fondamental dans la conception qu’Aristote se faisaitde la justice. La justice commutative suppose en effet la justice distribu-tive. Elle ne peut donc pas être comprise indépendamment de la justicedistributive, « dont elle n’était à l’origine qu’un prolongement7 ». La justice

3. Voir : Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, Livre V, ch.IV, no 15, p. 146. Dans cette perspective, les contrats que nous qualifions aujourd’huid’onéreux seraient considérés comme des actes de justice commutative.

4. Id., no 15, p. 125.5. Id., no 8, p. 124 ; M. Villey, « Abrégé du droit naturel classique », dans M. Villey,

Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1962, p. 109, à la page 116.6. Voir : Aristote, op. cit., note 3, no 12, p. 128.7. M. Villey, loc. cit., note 5, 120.

Page 73: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Charpentier Les fondements théoriques… 73

distributive, pour sa part, s’attache à la répartition des richesses, des hon-neurs et des charges en fonction d’une égalité dite proportionnelle : « ellecherche donc à déterminer un rapport, le rapport convenable entre deschoses distribuées entre des personnes8 ». La justice commutative, quant àelle, a pour fonction de préserver la distribution harmonieuse des biensobtenue conformément aux principes de l’égalité proportionnelle de la jus-tice distributive. Lorsque l’égalité proportionnelle est bouleversée, elle doitêtre rétablie. Ces bouleversements résultent des déplacements de biens(synallagma)9. Enfin, la justice commutative veille à ce que ces déplace-ments s’accomplissent dans le respect de l’équilibre10. En cas de déséquili-bre, il s’agit, à partir d’une égalité arithmétique, de rétablir la consistancedes patrimoines : il faut remettre à celui qui a été destitué la valeur de cequ’il a perdu.

L’objet de la justice commutative est donc le respect de l’équilibredans les synallagma. Ces derniers peuvent être involontaires ou volontai-res11. Aristote donne les exemples suivants de synallagma volontaires : lavente, l’achat, le prêt à intérêt, la caution, la location, le dépôt et le salaire12.Ces synallagma sont qualifiés de volontaires « parce que leur principe estlibrement consenti13 ». Ayant d’abord pour objet de réaliser un échange, lecontrat est soumis au respect de la justice commutative, d’un certain équi-libre : « le juste dans les contrats consiste en une certaine égalité, l’injusteen une certaine inégalité14 ». C’est pourquoi il est possible de dire du con-trat qu’il sert à échanger des choses de même valeur15.

Les notions de justice distributive et de justice commutative ont étéreprises par Thomas d’Aquin qui les a décrites en des termes analogues à

8. Id., 119.9. Bien que dans sa traduction d’Aristote, op. cit., note 3, J. Voliquin emploie le terme « con-

trat », nous lui préférons « synallagma », puisque ce concept n’a pas le caractère techni-que du terme « contrat » et qu’il semble mieux correspondre à la notion développée parAristote, selon M. Villey, « Préface historique à l’étude des notions de contrat », (1968)13 A.P.D. 1.

10. Voir : M. Villey, loc. cit., note 9, 6.11. Par exemple, le vol et la diffamation sont des synallagma involontaires ; voir : Aristote,

op. cit., note 3, no 13, p. 128.12. Ibid.13. Ibid. Il ne faudrait pas, toutefois, surestimer l’importance de la volonté dans ces

synallagma, puisqu’Aristote « mentionne à peine leur origine volontaire, comme en pas-sant, pour expliquer leur qualificatif de « volontaires » » : C. Despotopoulos, « La no-tion de synallagma chez Aristote », (1968) 13 A.P.D. 115, 122.

14. Aristote, op. cit., note 3, no 3, p. 130.15. Voir : M. Villey, Philosophie du droit, t. 1, Paris, Dalloz, 1986, p. 72.

Page 74: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

74 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

ceux qui se trouvent chez Aristote16. Thomas d’Aquin — comme ses suc-cesseurs — définissait les échanges à partir de l’idée de justice, mais il pré-cisait que « si la chose est transférée à titre gratuit, comme dans la donation,cette transmission n’est pas un acte de justice, mais un acte de libéralité17 ».La distinction entre les actes de justice commutative et les libéralités nesemble pas, à première vue, porteuse de conséquences. Son intérêt est pour-tant considérable puisqu’elle a inspiré une classification des contrats quiopère en fonction de leur finalité particulière : les actes de bienfaisancedestinés à enrichir l’une des parties et les actes de justice commutativepermettant les échanges dans le respect d’un certain équilibre18. L’idéeselon laquelle l’égalité de l’échange doit être préservée s’appuie sur cettedistinction, le défaut d’égalité dans un acte de justice commutative ne pou-vant pas être assimilé à une libéralité. Les actes de justice commutativeexistent dans l’intérêt commun, afin que puissent être échangées les cho-ses. Or, comme le soulignait Thomas d’Aquin, « ce qui est institué pourl’intérêt commun ne doit pas être plus onéreux à l’un qu’à l’autre19 ».

Les penseurs qui ont affirmé le rôle de l’équilibre dans le contrat sesont également appliqués à illustrer quelles pouvaient être les situations oùl’équilibre faisait défaut, particulièrement à l’aide de la notion de justeprix20. Ainsi, les observations de Thomas d’Aquin sur le juste prix s’inspi-rent de la notion de justice commutative développée par Aristote21. Le juste

16. Voir : Thomas d’Aquin (Saint), Somme théologique, t. 1 ; « La justice », traduction deM.S. Gillet, Paris, Société Saint Jean l’Évangéliste, 1948, quest. 58, p. 30 et suiv., quest61, p. 128 et suiv. Voir aussi : J. Gordley, op. cit., note 2.

17. Thomas d’Aquin, op. cit., note 16, quest. 61, a. 3, p. 143.18. Id., quest. 61, a. 3, p. 144 : « In omnibus autem hujusmodi actionibus, sive voluntariis

sive involuntariis, est eadem ratio accipiendi medium secundum aequalitatemrecompensationis. Et ideo omnes istae actiones ad unam specimen justitiae pertinent,scilicet ad commutativam » (« Dans tous les actes de cette sorte, volontaires ou involon-taires, le juste milieu se détermine de la même manière : l’égalité de la compensation ;c’est pourquoi toutes ces actions relèvent d’une seule sorte de justice : la justice commu-tative »). Voir aussi : J. Gordley, op. cit., note 2, p. 13.

19. Thomas d’Aquin, op. cit., note 16, quest. 77, a. 1, p. 182.20. À ce sujet, les références sont multiples : Platon, Aristote, les Pères de l’Église et Tho-

mas d’Aquin ont tous souligné l’importance du respect du juste prix ; voir : S.T. Lowry,The Archaeology of Economic Ideas : The Classical Greek Tradition, Durham, DukeUniversity Press, 1987.

21. Thomas d’Aquin aborde les péchés de l’injustice, plus particulièrement de la fraude com-merciale, lorsqu’il décrit les péchés commis dans les échanges volontaires, particulière-ment l’usure dans les prêts et la fraude dans les achats et les ventes, dont les principalesmanifestations étaient la vente à un prix injuste et celle d’une chose viciée. À ce sujet,voir : M. Grice-Hutchinson, Early Economic Thought in Spain 1177-1740, Londres,

Page 75: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Charpentier Les fondements théoriques… 75

prix a pour objet l’égalité arithmétique que la justice commutative veut fairerespecter. Dans cet esprit, il est inconcevable que l’exploitation de son pro-chain par l’imposition d’un prix injuste, par exemple, soit admissible.

Pour comprendre la notion de juste prix, il convient de mettre en rap-port avec celle de justice distributive, où la valeur d’une chose est objec-tive dans la mesure où elle ne dépend pas des préférences individuelles ousubjectives. Elle exprime plutôt « des rapports que les hommes entretien-nent avec les objets qu’ils vont échanger et non en fonction des caractéris-tiques intrinsèques de ceux-ci, éventuellement rapportées les unes auxautres22 ». Thomas d’Aquin précisait en effet que « la valeur est objective,attachée à l’objet lui-même, indépendante de la volonté de l’acheteur ou duvendeur ; par la suite il y a un prix juste qu’il sera possible de détermineravec plus ou moins de précision pour chaque objet23 ». Les choses ont doncune valeur objective qui existe en dehors des goûts, des penchants et despassions humaines. Notons que l’idée de préférence subjective est absentede tous les critères proposés, ceux-ci devant tous correspondre à « unenorme sociale dont la validité fait l’objet d’un consensus, et qui traduit auniveau de tous les biens échangeables les exigences de la société dans sonensemble — la félicité publique et non le bonheur individuel24 ».

Les penseurs de la Scolastique espagnole25 ont articulé une autre con-ception du juste prix. Pour eux, celui-ci est déterminé en tenant aussicompte d’un nouvel élément : le nombre d’acheteurs et de vendeurs, on

Allen & Unwin, 1978 ; J.A. Widow, « The Economic Teachings of Spanish Scholastics »,Kevin White (dir.), Studies in Philosophy and the History of Philosophy, t. 29 : « HispanicPhilosophy in the Age of Discovery », Washington, The Catholic University of AmericaPress, 1997, p. 130 ; L. Coulazou, L’injustice usuraire en face du droit canonique et dudroit séculier, Montpellier, Imprimerie Firmin et Montagne, 1920 ; B.W. Dempsey,Interest and Usury, Londres, D. Dobson, 1948 ; M. Le Goff, Du Moulin et le prêt àintérêt, Le légiste, Son influence, Genève, Mégariotis Reprints, 1905 ; B. Schnapper,« La répression de l’usure et l’évolution économique (XII-XVIème siècles) », (1969) 37R.H.D. 47.

22. A. Béraud et G. Faccarello (dir.), Nouvelle histoire de la pensée économique, t. 1 :« Des scolastiques aux classiques », Paris, La Découverte, 1992, p. 33.

23. Thomas d’Aquin, op. cit., note 16, notes explicatives, quest. 77, a. 3, p. 323.24. A. Béraud et G. Faccarello, op. cit., note 22, p. 34.25. La seconde Scolastique, ou la Scolastique espagnole, désigne habituellement un mouve-

ment lancé à Bologne au xvie siècle par des penseurs comme Soto, Suarez, Molina,Lessius ; sur son rôle dans la formation du droit privé moderne, voir : P. Grossi (dir.),La seconda scolastica nella formazione del diritto privato moderno, Milan, GiuffrèEditore, 1972.

Page 76: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

76 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

dirait aujourd’hui « l’offre et la demande », ou le marché26. Si l’idée qu’ilexiste un juste prix pour les choses demeure présente, l’évaluation de ce-lui-ci reflète toutefois un changement remarquable d’orientation. Il s’agitdorénavant d’établir le juste prix sans pour autant reconnaître une valeurintrinsèque aux choses, mais plutôt en tenant donc compte du « marché »et, conséquemment, du désir que les hommes peuvent en avoir.

La notion de juste prix illustre l’importance accordée à l’équilibre desprestations qui demeurera un sujet de préoccupation constante même chezles jus naturalistes modernes, bien que son expression ait été transforméepar les idées proposées par ces derniers.

1.2 L’apport de l’École du droit naturel moderne

Les travaux des principaux auteurs généralement associés à l’Écoledu droit naturel moderne présentent des conceptions du contrat qui décou-lent, à quelques détails près, d’une même vision. La présentation de la pen-sée de Grotius permet d’illustrer cette conception. Le choix de cet auteurprocède de deux constatations. D’abord, d’un point de vue chronologique,Grotius est l’un des premiers penseurs associés à l’École du droit naturelmoderne ; certains disent même parfois de lui qu’il en est le « fondateur ».Ensuite, sur le plan théorique, l’œuvre de Grotius permet de mettre en évi-dence l’originalité des principes du droit naturel moderne27.

26. Pour un commentaire et des extraits du texte de Soto, De just. et jure, livre VI, quest. II,art. III, et de Molina, De contractibus, disp. 348, voir : H. Garnier, L’idée du juste prixchez les théologiens et canonistes du Moyen Âge, thèse, Paris, 1900 [réimpr. : New York,Lenox Hill Pub. (Burt Franklin), 1973], p. 101 et suiv.

27. Nos commentaires ne portent que sur De jure belli ac pacis, qui a été publié en 1625.Nous utilisons la traduction de J. Barbeyrac : H. Grotius, Le droit de la guerre et de lapaix, Amsterdam, Chez Pierre de Coup, 1625 [réimpr. : Caen, Publications de l’Univer-sité de Caen — Centre de philosophie politique et juridique, 1984]. Le droit de la guerreet de la paix n’est pas une œuvre consacrée aux règles de droit privé que Grotius con-naissait très bien, tel que le montre son introduction au droit hollandais (Inleidinge totde Hollandsche Rechtsgeleerdheid, traduction de R.W. Lee : The Jurisprudence ofHolland, Oxford, Clarendon Press, 1926). Avec Le droit de la guerre et de la paix, Gro-tius élabore des règles destinées à régir les rapports entre les peuples. Il trouve le fonde-ment de ces règles dans la nature, les lois divines, les coutumes et les conventions tacites.Les rapports harmonieux entre les peuples reposent en partie sur le respect des traitésauxquels Grotius tente de donner un caractère obligatoire. Pour ce faire, il a recours à lanotion de contrat, à l’obligation de tenir ses promesses dont il fait le « nœud de son sys-tème » (cette expression est de G. Augé, « Le contrat et l’évolution du consensualismechez Grotius », (1968) 13 A.P.D. 99, 108). C’est ce qui explique que, bien qu’il soit d’abordconsacré au droit international, Le droit de la guerre et de la paix comporte d’impor-tants développements relatifs au contrat. Le chapitre consacré au contrat fournit des

Page 77: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Charpentier Les fondements théoriques… 77

Grotius se distingue de ses prédécesseurs en inaugurant une nouvelleconception du contrat fondée sur la volonté des contractants28. La recon-naissance du rôle de la volonté n’impliquait cependant pas la disparitiondes idées d’équilibre des prestations et de juste prix. Elle marque, néan-moins, une transformation du rôle de ces idées dans la mesure où celles-cine participent pas, chez Grotius, à la définition même du contrat, mais con-tribuent à l’articulation de règles servant à déterminer la validité du con-trat. Les penseurs ayant précédé Grotius définissaient le contrat comme unacte commutatif devant respecter un certain équilibre. Contrairement àceux-ci, Grotius n’a pas recours à la notion d’équilibre entre la valeur deschoses et des services que le contrat permet d’échanger. Il définit simple-ment le contrat comme « tout acte par lequel on procure à autrui quelqueutilité ; à la réserve de ceux qui sont purement gratuits29 ». Grotius posenéanmoins l’égalité comme une exigence que le contrat doit respecter. Danscette perspective, l’équilibre des prestations a un rôle différent de celui qu’iljouait auparavant.

En raison de sa façon d’aborder le sujet, Grotius est amené à préciserla portée de l’exigence d’égalité. Il a alors recours à la notion d’égalité rela-tivement à la chose, qu’il nomme aussi « l’égalité dans l’acte principal ducontrat », pour décrire le respect d’un équilibre objectif dans le contrat. Lesparties ne doivent, selon le droit naturel, « rien demander au-delà de ce quiest juste et raisonnable30 ». L’égalité doit être respectée dans les contratsqui ont pour objet la réalisation d’un échange de choses ou de services,l’idée d’échange excluant ici toute idée de donation en faveur de l’une desparties. Or, si l’égalité n’est pas respectée scrupuleusement, l’une des par-ties jouit en quelque sorte d’une donation puisqu’elle reçoit plus que l’exactéquivalent de ce qu’elle a donné31. Grotius fait reposer cette exigence surl’idée même qu’il se fait de la justice32.

précisions sur le rôle de l’égalité en matière contractuelle. À la suite de la description descontrats, Grotius s’intéresse aux exigences du droit naturel en matière contractuelle,dont, principalement, l’exigence d’égalité et la restitution pour cause de lésion (H. Gro-

tius, précité, II.XII.VIII.1, p. 421).28. Après avoir rappelé que le droit romain avait prévu que la promesse n’était obligatoire

que si elle revêtait une forme particulière, H. Grotius, op. cit., note 27, II.XI.IV.3, p.403, souligne que les exigences du droit naturel sont différentes. Il précise (III.XIX.I.3, p.932) que le devoir de tenir ses promesses repose sur une communauté de raison entre leshommes.

29. Id., II.XII.VII, p. 421. Remarquons ici que Grotius ne conçoit pas le contrat en termesconsensualistes abstraits.

30. Id., II.XII.XI.1, p. 424.31. Id., II.XII.XI.3, p. 424.32. Id., II.XII.XI.3, p. 424.

Page 78: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

78 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

Dans cette perspective, il n’y a aucune limite au respect de l’égalité.Au contraire, cela oblige même les parties à rétablir l’équilibre s’il devaitapparaître à la suite de la formation du contrat que celui-ci comporte uneinégalité33. Grotius précise que les prescriptions du droit romain ne sontpas aussi strictes, car les lois civiles ne se préoccupent pas des choses depeu d’importance, d’autant plus que cela pourrait entraîner un trop grandnombre de litiges. La lésion doit alors excéder la moitié du juste prix pourêtre sanctionnée. Les considérations pratiques ayant entraîné la réductiondes exigences de la loi civile sont certes compréhensibles, mais le respectde l’égalité demeure le principe qui, selon Grotius, devrait gouverner laconduite des parties.

L’égalité, même si elle ne fait pas partie de la définition du contrat, sevoit donc accorder une importance indéniable. Chez Grotius, comme chezles auteurs qui l’ont précédé, l’existence de contrats consensuels n’avaitpas remis en cause la place de l’équilibre dans le contrat, comme le souli-gnaient Ourliac et de Malafosse, « La promesse ne peut jamais être un « liend’inéquité » ; le respect des promesses n’est jamais justifié par l’idée que lavolonté est une source du droit, mais par l’idée supérieure de bien communou de bonne foi34 ».

L’œuvre de Grotius marque un moment important de la transforma-tion de la conception du contrat. Elle comprend à la fois l’affirmation del’exigence du respect de l’équilibre et l’affirmation du pouvoir de la vo-lonté. Le principe de la force obligatoire des promesses et celui du respectde l’égalité peuvent être conciliés. Ainsi, il est possible de poser le principeselon lequel les promesses doivent être exécutées, mais qu’elles doiventl’être tout en respectant l’égalité ; les parties sont donc tenues à l’exécu-tion, celle-ci ne coïncidant toutefois pas nécessairement avec ce qui avaitété promis initialement.

Grotius a néanmoins jeté les bases de la conception volontariste ducontrat. Ce n’est, en effet, qu’à partir du moment où le contrat a été conçucomme un acte résultant d’un accord de volontés que l’équilibre va pou-voir cesser de jouer un rôle central dans la conception même du contrat.Cette idée est importante dans la mesure où elle a nourri une conception ducontrat où la place de l’équilibre des prestations et celle de la volonté se-ront inversées : les exigences relatives à l’équilibre tendant à être reléguéessur le plan moral ou dans le domaine non obligatoire du droit naturel, tandisque les principes du droit civil seront construits à partir de la volonté.

33. Id., II.XII.XII.1, p. 424 et 425.34. P. Ourliac et J. de Malafosse, Droit romain et ancien droit français, t. 1 : « Les obli-

gations », Paris, Thémis, 1961, p. 111.

Page 79: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Charpentier Les fondements théoriques… 79

En limitant son intervention à la lésion d’outre-moitié, le droit civiln’impose pas de manière absolue le respect du juste prix. Toutefois, commele soulignent les auteurs jusqu’à la Scolastique espagnole, aucun écart n’esttoléré par la justice divine, car celui qui profite ainsi de l’autre pèche. Demême, l’exigence d’égalité est considérée comme un précepte de droit na-turel sur lequel la loi civile n’a aucune influence. Pour le droit naturel clas-sique ou moderne, le respect de l’équilibre demeurait un principefondamental et l’exigence d’une lésion d’outre-moitié n’avait été poséequ’en raison de considérations pratiques.

Cette conception du rôle de l’équilibre des prestations ne permet pasd’expliquer les solutions retenues par le droit positif actuel, car la théoriede l’autonomie de la volonté a changé la manière de concevoir le contrat et,conséquemment, le sort réservé aux contrats déséquilibrés.

2 Le contrat conçu subjectivement et l’équilibre des prestations

Depuis au moins un siècle, la conception objective du contrat a cédé laplace à une conception subjective du contrat. Ainsi, les fondements ducontrat ont été transformés par l’influence conjuguée du volontarisme etde la théorie de l’autonomie de la volonté.

Avec le volontarisme et la théorie de l’autonomie de la volonté, lavolonté est la notion à laquelle est accordée la plus grande importance, cequi a réduit dramatiquement le rôle de l’équilibre des prestations : l’équi-libre n’est plus une notion servant à définir le contrat. La principale mani-festation de l’importance de l’équilibre se fait à partir de la notion de lésionqui est désormais conçue comme un vice du consentement (2.1)35. D’autresnotions — comme la cause, l’objet ou l’ordre public — auraient pu servir àfonder des interventions législatives destinées à faire régner un certain équi-libre des prestations. Des auteurs ont d’ailleurs proposé un cadre théorique

35. Certains auteurs estiment toutefois que la reconnaissance de l’erreur, du dol ou de laviolence suffisent à assurer l’équilibre des prestations (voir par exemple : P. Chauvel,« Erreur substantielle, cause et équilibre des prestations dans les contrats synallagmati-ques », (1990) 12 Droits 93 ; F. Magnin, « Réflexions critiques sur une extension possi-ble de la notion de dol dans la formation des actes juridiques, l’abus de situation », J.C.P.1976, I, 2780 ; C. Demolombe, Traité des contrats ou des obligations conventionnellesen général, 2e éd., Paris, Auguste Durand libraire, 1870, p. 180) ou que la lésion est sim-plement la marque matérielle d’un de ces vices (voir : F. Hayem, De l’idée de lésiondans les contrats entre majeurs, Paris, CERF, 1899, p. 94 ; H. Mazeaud, « La lésiondans les contrats », Travaux de l’association Henri Capitant, Paris, Dalloz, 1945, 181, p.188 ; M.-A. Pérot-Morel, De l’équilibre des prestations dans la conclusion du contrat,Paris, Dalloz, 1961).

Page 80: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

80 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

différent où la notion de cause, par exemple, servait de fondement à unethéorie du contrat affirmant l’importance du respect de l’équilibre des pres-tations36. Toutefois, les tentatives en ce sens n’ont eu que peu de succès, ladoctrine majoritaire demeurant imprégnée de la théorie de l’autonomie dela volonté. Ainsi, la plupart des auteurs considèrent la lésion comme unvice du consentement et ceux qui proposent de fonder la sanction de lalésion sur autre chose que le consentement font néanmoins le lien entre lalésion et les vices du consentement37.

Postulant l’égalité des parties au contrat, les tenants de la théorie del’autonomie de la volonté vont plus loin : ils n’admettent la sanction de lalésion qu’à titre exceptionnel (2.2). Les situations dans lesquelles ils esti-ment que le législateur doit intervenir sont, en effet, peu nombreuses.

2.1 Le déséquilibre comme symptôme d’un vice du consentement

Avec le volontarisme, les règles relatives au contrat ne sont plus arti-culées en fonction de l’idée que le contrat est un outil d’échange soumis aurespect de certaines exigences relatives à l’équilibre des prestations, mais àpartir de la volonté des contractants. La conception subjective du contratfait de la volonté l’élément central autour duquel s’articulent les règles rela-

36. Voir : P. Louis-Lucas, Volonté et cause, Paris, Sirey, 1918 ; J. Maury, Essai sur le rôlede la notion d’équivalence en droit civil français, Paris, Jouve et cie. éditeurs, 1920. Se-lon Pierre Louis-Lucas, le contrat est fondé sur trois notions essentielles : la volonté, lacause et l’ordre public. La cause dont il est ici question ne correspond pas à la notion decause qu’on trouve en droit positif, en ce que la cause doit non seulement exister, maiselle doit aussi être suffisante, c’est-à-dire que « le montant de la cause doit être sensible-ment égal au montant de l’obligation » (P. Louis Lucas, précité., p. 141). Dans le cas dela lésion et dans celui de l’usure, la cause est donc insuffisante puisque l’obligation estexagérée par rapport à la cause. Cette thèse affirme la nécessité de l’équilibre dans lecontrat, mais ses fondements sont directement contredits par le droit positif. L’intérêtde cette thèse est pourtant indéniable, car elle montre que la cause, conçue autrement,aurait pu contribuer à assurer l’équilibre des prestations.

37. Ainsi, le professeur Ghestin traite de la lésion alors qu’il aborde la question de la valeurde l’objet. Il constate toutefois que, en matière de mandat, les tribunaux refusent d’inter-venir lorsque la preuve ne révèle pas l’existence d’un vice du consentement. Voir : J.

Ghestin, Les obligations — Le contrat : formation, Paris, L.G.D.J., 1988, nos 566 etsuiv., p. 646 et suiv. Voir aussi : J. Flour et J.-L. Aubert, Les obligations, Paris, A.Colin, 1988, nos 242 et suiv., p. 192 et suiv. Le professeur Carbonnier considère que lalésion relève de l’ordre public en en traitant dans un chapitre consacré à la conformitédu contrat avec les exigences sociales, mais il reconnaît aussi qu’elle est un vice du con-sentement. Voir : J. Carbonnier, Droit civil, Les obligations, 14e éd., Paris, PUF, 1990,p. 246 et suiv. Voir aussi : G. Farjat, L’ordre publique économique, Paris, L.G.D.J.,1963, nos 301 et suiv., p. 243 et suiv.

Page 81: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Charpentier Les fondements théoriques… 81

tives au contrat. Les interventions législatives ayant pour objet de rétablirl’équilibre sont fondées sur l’idée qu’un contrat très déséquilibré ne peutpas avoir été réellement voulu. La lésion ne remet pas alors en cause leprincipe selon lequel le contrat repose sur le consentement des parties : elleest plutôt conçue comme un vice du consentement.

La redéfinition du rôle de l’équilibre des prestations n’est pas un phé-nomène spontané. Domat et Pothier, de même que le Code civil français, sesituent à la frontière des conceptions objective et subjective du contrat.Notons que l’expression « vice du consentement » n’est pas employée parDomat ni par Pothier. Ainsi, dans une section intitulée « Des conventionsqui sont nulles dans leur origine », Domat traite de la crainte et de l’erreur,de la lésion du mineur et de la violence, puis à la section « De la résolutiondes conventions qui n’étaient pas nulles », il aborde le dol et la simple lé-sion (sans dol)38, tandis que Pothier regroupe ses observations relatives àl’erreur, à la violence, au dol et à la lésion sous un seul article intitulé « Desdifférents vices qui peuvent se rencontrer dans les contrats39 ». De même,le Code civil français n’utilise pas la notion de vice du consentement, maistraite de l’erreur, du dol, de la violence et de la lésion dans la section con-sacrée au consentement. La seule référence à un vice se trouve à l’article1118, où il est précisé que la lésion « vicie la convention », non le consente-ment. Le Code civil du Bas Canada présentait un schéma similaire, l’ex-pression « vice du consentement » ne s’y trouvant pas. L’article 988précisait toutefois ceci : « Le consentement est ou exprès ou implicite. Ilest invalidé par les causes énoncées dans la section deuxième de ce chapi-tre. » Cette section, intitulée « Des causes de nullité des contrats », portaitsur l’erreur, le dol, la violence et la lésion. Ainsi, l’expression « vice duconsentement » semble bien être l’œuvre de la doctrine postérieure à lacodification. Quoi qu’il en soit, avec les codifications, la lésion prend unecoloration résolument subjective puisqu’elle est liée au consentement.

38. Voir : J. Domat, « Traité des lois », dans J. Rémy (dir.) Œuvres complètes de J. Domat,t. 1, Paris, Alex-Gobelet Libraire, 1835, livre I : « Des engagements volontaires et mu-tuels par les conventions », titre I : « Des conventions en général », sec. V, p. 147-151 etsec. VI, p. 152-154.

39. Voir : R.-J. Pothier, « Traité des obligations », dans M. Bugnet (dir.), Œuvres dePothier, t. 2, 2e éd., Paris, Cosse et Marchal, 1861, première partie : « De ce qui appartientà l’essence des obligations, et de leurs effets », chapitre premier : « De ce qui appartientà l’essence des obligations », section première : « Des contrats », art. III, p. 13.

Page 82: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

82 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

Suivant en cela le plan proposé par les codes, la majorité des auteurs,tant français40 que québécois41, abordent la lésion à partir d’une conceptionsubjective du contrat, puisqu’ils en traitent au chapitre des vices du con-sentement, et non dans le contexte de la définition même de ce qu’est uncontrat.

Le traitement que reçoit la lésion dans le Code civil français a toute-fois inspiré des positions doctrinales divergentes chez les auteurs français.Les tenants d’une conception subjective du contrat s’appuient sur la placeoù figure la règle générale42, c’est-à-dire dans la section traitant du consen-tement, alors que les tenants de la conception objective fondent leur posi-tion sur les termes des articles sanctionnant la lésion, où la question duconsentement est écartée au profit d’une évaluation de l’équilibre des pres-tations43. Il ne fait pas de doute que la condition de la sanction de la lésion,en droit français, est objective, mais, comme l’ont souligné les « subjecti-

40. Voir : G. Marty et P. Raynaud, Droit civil, les obligations, t. 1, t. 2, Paris, Sirey, 1962,nos 155 et suiv., p. 142 et suiv. ; H. Mazeaud et autres, Leçons de droit civil, 7e éd., t. 2,vol. 1, Paris, Montchrestien, 1985, p. 197 et suiv. ; A. Weill et F. Terré, Droit civil, lesobligations, 4e éd., Paris, Dalloz, 1986, nos 197 et suiv., p. 206 et suiv. Tout en traitant dela lésion dans le contexte des vices du consentement, le professeur Malaurie préciseque la lésion n’est pas un vice, mais une cause de nullité pour certains contrats (voir : P.

Malaurie et L. Aynès, Cours de droit civil, Les obligations, 6e éd., t. 6, Paris, Cujas,1995, nos 423 et suiv., p. 246). Voir aussi : P. Louis-Lucas, Lésion et contrat, Paris, Si-rey, 1926. Dans cet ouvrage, l’auteur revient sur la théorie qu’il avait développée dans sathèse, où il soutenait que la non-équivalence des prestations équivalait à l’absence decause. Il expose plutôt ici que la lésion comporte nécessairement un élément subjectif etla rattache aux vices du consentement.

41. Voir : L. Baudouin, Le droit civil de la province de Québec, Montréal, Wilson &Lafleur, 1953, p. 687 et suiv. ; D. Lluelles et B. Moore, Droit québécois des obliga-tions, t. 1, Montréal, Éditions Thémis, 1998, p. 423 et suiv. ; P.-B. Mignault, Le droitcivil canadien, t. 5, Montréal, C. Théoret, 1901, p. 242 et suiv. ; J. Pineau, D. Burman etS. Gaudet, Théorie des obligations, 3e éd., Montréal, Éditions Thémis, 1996, p. 161 etsuiv. ; M. Tancelin, Des obligations : actes et responsabilités, 6e éd., Montréal, Wilson& Lafleur, 1997, p. 96 et suiv. ; G. Trudel, Traité de droit civil du Québec, t. 7, Mon-tréal, Wilson & Lafleur, 1946, p. 227 et suiv. et p. 246 et suiv. Voir aussi : J.-L. Bau-

douin et P.-G. Jobin, Les obligations, 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, no

263, p. 239, qui, abordant la question de la lésion dans le contexte des vices du consente-ment, précisent néanmoins qu’elle « n’est pas un vice du consentement au sens tradi-tionnel du terme. Elle appartient autant à l’étude de la capacité juridique, de la cause descontrats ou de l’objet des contrats. »

42. Art. 1118 du Code civil français (ci-après : C.c.fr.).43. Art. 887 et 1674 C.c. fr. Voir notamment : M.J. Dalem, L’extension de la notion de lé-

sion dans les contrats d’après la jurisprudence et la pratique contemporaine, Paris, LesPresses modernes, 1937, p. 170 et suiv. ; J. Hauser, Objectivisme et subjectivisme dansl’acte juridique, Paris, L.G.D.J., 1971, p. 222 et suiv. ; P. Louis-Lucas, op. cit., note 40,

Page 83: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Charpentier Les fondements théoriques… 83

vistes », l’intervention demeure fondée sur l’idée que la partie lésée n’a pasvéritablement consenti. L’absence de consentement explique d’ailleurs,selon ceux-ci, le déséquilibre contractuel.

Au Québec, la question de la nature de la lésion n’a pas soulevé depolémiques comparables à celles qui ont eu cours en France. Les auteurs,suivant en cela le plan adopté dans le Code civil du Bas Canada, l’ont gé-néralement rattachée au consentement. Le Code n’offrait, par ailleurs, pasde véritable occasion à la doctrine de se pencher sur la question, puisqueaucune disposition ne prévoyait la sanction de la lésion entre majeurs. Avecl’adoption, en 1964, de la section relative à l’équité dans certains contrats,deux conceptions de l’exigence d’équilibre auraient pourtant pu émerger44.L’article 1040c du Code civil du Bas Canada aurait pu être interprété, dansle contexte d’une conception objective du contrat, comme une dispositionposant l’exigence de l’équilibre des prestations et ayant pour objet de réta-blir cet équilibre sans égard à la question de l’intégrité du consentement45.À l’opposé, les critères d’application de l’article 1040c auraient très bienpu servir à démontrer que c’est en raison de l’imperfection, de la faiblessede la volonté du contractant que le législateur avait fondé son interven-tion46. Malheureusement, la doctrine ne s’est pas beaucoup intéressée àcette disposition. Outre une étude particulièrement éclairante47, les textesse bornent le plus souvent à analyser, en termes techniques, des questionspratiques entourant son application48.

p. 141 ; A. Rieg, Le rôle de la volonté dans l’acte juridique en droit civil français et al-lemand, Paris, L.G.D.J., 1961, p. 203 et suiv. ; M. Kluyskens, « La lésion dans les con-trats », Travaux de l’Association Henri-Capitant, op. cit., note 35, p. 204.

44. Loi pour protéger les emprunteurs contre certains abus et les prêteurs contre certainsprivilèges, L.Q. 1964, c. 67.

45. L’article 1040c Code civil du Bas Canada se lisait comme suit : « Les obligations moné-taires découlant d’un prêt d’argent sont réductibles ou annulables par le tribunal dans lamesure où il juge, eu égard au risque et à toutes les circonstances, qu’elles rendent lecoût du prêt excessif et l’opération abusive et exorbitante. À cette fin, le tribunal doitapprécier toutes les obligations découlant du prêt en regard de la somme effectivementavancée par le prêteur ».

46. C’est surtout en raison de la référence au caractère abusif de l’opération et aux circons-tances l’entourant qu’une conception subjective de l’équilibre aurait pu être articulée.

47. Voir : A. Mayrand, « De l’équité dans certains contrats : nouvelle section du Codecivil », Lois nouvelles, Montréal, PUM, 1965, p. 51.

48. Voir, par exemple : P.-É. Blain, « Commentaires sur les articles 1040A-1040E du Codecivil », (1969) Meredith Mem. Lec. 73 ; M. Guy, « De la justice dans les contrats », (1968-1969) 71 R. du N. 463 ; A. Lavallée, « En marge du bill 48 », (1963-1964) 66 R. du N.483 ; W.G. Morris, « De l’équité dans certains contrats », (1965) 25 R. du B. 65.

Page 84: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

84 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

Par la suite, les travaux de l’Office de révision du Code civil ont étél’occasion de confirmer la tendance subjectiviste. C’est, en effet, dans lecontexte des vices du consentement que la question de la lésion y a étéabordée. La lésion, telle qu’elle est définie dans le Projet de Code civil del’Office de révision du Code civil et dans le Code civil du Québec, reposesur une conception subjective du contrat, mais celle-ci ne s’inscrit pas dansla conception traditionnelle des vices du consentement49. En effet, selonl’article 1406 du Code civil du Québec, la « lésion résulte de l’exploitationde l’une des parties par l’autre, qui entraîne une disproportion importanteentre les prestations des parties ; le fait même qu’il y ait disproportion im-portante fait présumer l’exploitation. » : l’équilibre est donc préservé sur labase de l’exploitation50. L’intégration de l’idée d’exploitation dans le con-cept de lésion transforme celui-ci. Le fondement de la lésion n’est plus alorsune simple « présomption » d’absence de consentement qui se manifestepar le déséquilibre des prestations puisque ce déséquilibre est le fait del’autre contractant, mais la lésion résulte du fait qu’il a exploité son cocon-tractant51. Il s’agit dorénavant de sanctionner le comportement de celui àqui profite le contrat et, du coup, de protéger celui qui en souffre. La con-ception mixte révèle avant tout une idée profondément morale, soit le refusde l’exploitation. En ce sens, la lésion participe davantage de l’idée d’équitéque de celle de vice du consentement. C’est bien l’équité, en effet, qui per-met au juge de « corriger les conséquences des inéquités les plus gravesdans les contrats52 ».

Les conceptions objective et subjective du contrat ont toutes deuxmarqué la conception de la lésion que présente le droit positif québécois :l’organisation du régime contractuel n’est pas fondée exclusivement sur

49. Voir : G. Massol, La lésion entre majeurs en droit québécois, Cowansville, ÉditionsYvon Blais, 1989. M. Massol, après avoir étudié la place de la lésion dans les vices duconsentement, remarquait que, en raison des difficultés liées à cette approche (p. 29), « sila lésion doit prendre en considération un élément subjectif de la personne lésée, cetterecherche doit s’effectuer en dehors des cadres traditionnels des vices du consentement »(voir aussi p. 65).

50. L’exploitation, bien qu’elle soit présumée, est en effet le fondement de cette conceptionde la lésion.

51. Selon le professeur Ghestin, l’exploitation permet « de prendre en considération certai-nes altérations du consentement qui s’intègrent difficilement dans la définition techni-que des vices du consentement traditionnels » : J. Ghestin, Le contrat dans le nouveaudroit québécois et en droit français. Principes directeurs, consentement, cause et objet,Montréal, Institut de droit comparé, Université McGill, 1982, p. 291.

52. Aselford Martin Shopping Centres Ltd. c. A.L. Raymond Ltée, [1990] R.J.Q. 1971, 1976(C.S.).

Page 85: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Charpentier Les fondements théoriques… 85

l’une ou l’autre53. D’une part, elle est définie avec les vices du consente-ment54. D’autre part, « on peut prétendre qu’il est contraire à la morale depermettre qu’une personne ait la possibilité, dans une relation contrac-tuelle, de retirer des avantages excessifs, au détriment d’une autre, qui,n’ayant pas su ou pas pu se défendre, a consenti beaucoup pour obtenirpeu. […] La lésion, considérée dans cette optique, repose sur une considé-ration de justice commutative qui doit avoir préséance sur le principe del’autonomie de la volonté : ce qui a été voulu n’est pas nécessairementjuste55 ». On peut aussi dire qu’elle s’appuie sur la nécessité de « réprimerles abus de la liberté contractuelle56 ». La notion d’exploitation a d’ailleursamené certains auteurs à considérer que la lésion était fondée sur la fautemorale de celui qui exploite ou sur le respect de l’ordre public57. Une choseest sûre : tout en demeurant le symbole de la défaillance du consentement,la lésion « […] se rattache à un principe plus fondamental dont elle n’estqu’une des formes d’expression : la moralité contractuelle58 ». Cette idéen’est pas nouvelle. Jusqu’à Pothier, en effet, il n’était que très peu questionde l’intégrité du consentement de la personne lésée, mais plutôt de faire

53. La dualité de fondements de la sanction du déséquilibre se manifeste également encommon law. Dans l’affaire Norberg c. Wynrib, le juge Sopinka de la Cour suprême duCanada a souligné que l’iniquité n’est pas nécessairement liée à la question du consente-ment. « Cet examen de la jurisprudence sur le sujet de l’iniquité ne se veut pas exhaustif.J’ai tout simplement voulu démontrer, premièrement, que le principe de l’iniquité et leprincipe connexe de l’inégalité du pouvoir de négociation évoluent et ne constituent pasencore un domaine du droit des contrats entièrement établi et, deuxièmement, qu’il existede nombreuses opinions judiciaires qui établissent expressément une distinction entrel’iniquité et la question du consentement ou qui analysent l’opération contestée d’unemanière qui détourne l’attention de la question de savoir si une partie a effectivementconvenu ou consenti à une modalité particulière » : Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S.226, 309. Voir aussi : M. Cumyn, « La formation du contrat sous l’éclairage du droitcomparé : vers une remise en question de la notion de « vice du consentement » », (1998-1999) Meredith Mem. Lec. 289.

54. L’article 1406 C.c.Q. fait partie du livre 5 : « Des obligations », titre 1 : « Des obligationsen général », chapitre 2 : — « Du contrat », section III : « De la formation du contrat »,§1 : « Des conditions de formation du contrat », II : « Du consentement », 3 : « Des qua-lités et des vices du consentement ».

55. J. Pineau et D. Burman, Théorie des obligations, 2e éd., Montréal, Éditions Thémis,1988, p. 120.

56. P.-A. Crépeau, « Les principes directeurs de la réforme du louage de choses », (1974)Meredith Mem. Lec. 9, 18.

57. Voir : G. Massol, op. cit., note 49, p. 130 et suiv. ; É. Demontès, De la lésion dans lescontrats entre majeurs, thèse, Paris, Université de Paris, 1924 ; G. Ripert, La règlemorale dans les obligations civiles, 4e éd., Paris, L.G.D.J., 1949.

58. J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, op. cit., note 41, no 263, p. 239, et no 267, p. 243.

Page 86: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

86 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

respecter l’équité ou de sanctionner la faute de celui qui profitait du con-trat lésionnaire. Il s’agissait de poser un jugement de valeur imprégné d’unsentiment moral, non pas directement sur la conduite du contractant maissur le résultat de celle-ci. La lésion est néanmoins articulée en fonctiond’une conception subjective du contrat, puisqu’elle est définie comme l’im-perfection du consentement de la personne qui la subit.

Bien qu’une nouvelle définition de la lésion, la lésion mixte, soit appa-rue en réaction aux effets de la théorie de l’autonomie de la volonté, l’in-fluence de celle-ci demeure néanmoins importante. C’est pourquoi la lésionconçue comme un vice du consentement n’est pas, en principe, sanction-née par le droit positif59. Pour bien comprendre pourquoi la sanction de lalésion mixte n’est pas un principe du droit québécois, il faut étudier lesmotifs soulevés pas ses opposants.

2.2 Le rétrécissement du rôle de l’équilibre des prestations

La théorie de l’autonomie de la volonté joue un rôle central dans lastructure du régime juridique applicable au contrat. Elle a donné lieu à uneconception du contrat — fondée sur le postulat de l’égalité des parties —qui a contribué à transformer le rôle de l’équilibre des prestations et qui ainflué sur le sort réservé aux contrats déséquilibrés. La sanction de la lé-sion se fondait, au moins depuis le XIXe siècle, sur l’idée qu’un contrat trèsdéséquilibré ne pouvait pas avoir été réellement voulu. Cette idée n’étaitpas nécessairement en contradiction avec la théorie de l’autonomie de lavolonté. Il était possible de l’accepter sans pour autant remettre en causel’un des postulats de cette théorie — le pouvoir de la volonté –, puisqu’ils’agissait d’assurer la réalisation du principe selon lequel le contrat reposesur un accord de volontés. Cette conception du contrat, qui peut être qua-lifiée de subjective dans la mesure où elle se fonde d’abord sur une appré-ciation de la situation des parties et non sur une évaluation objective ducontrat, aurait pu conduire « à reconnaître à la lésion une portée générale,calquée sur les vices du consentement. Mais la doctrine libérale, qui sous-tend le principe de l’autonomie de la volonté, incite au contraire à limiterl’intervention du juge60. » Outre les oppositions techniques fondées sur la

59. L’article 1405 du Code civil du Québec prévoit ainsi que, outre les cas expressémentprévus par la loi, « la lésion ne vicie le consentement qu’à l’égard des mineurs et desmajeurs protégés ». Les principales exceptions sont : le prêt d’argent (art. 2332 C.c.Q.),la renonciation au partage du patrimoine familial (art. 424 C.c.Q.), la renonciation auxacquêts (art. 472 C.c.Q.) et le contrat soumis à la Loi sur la protection du consommateur,L.R.Q., c. P-40.1 (art. 8).

60. J. Ghestin, op. cit., note 37, p. 649. Voir aussi : J. Carbonnier, op. cit., note 37, p. 647.

Page 87: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Charpentier Les fondements théoriques… 87

difficulté d’évaluer les prestations contractuelles ou sur l’insécurité juridi-que qu’entraînerait la sanction de la lésion, l’une des principales idées ayantservi à combattre la sanction de la lésion — le postulat de l’égalité des con-tractants — est fondamentale quant à la théorie de l’autonomie de la vo-lonté.

La théorie de l’autonomie de la volonté a été décrite par Gounot61, quis’était donné pour tâche de combattre ses effets. Lorsqu’il a entrepris sontravail, la théorie juridique de l’autonomie de la volonté n’avait, toutefois,pas été formulée clairement. C’est donc lui qui, en la dénonçant, a contri-bué à son articulation. La théorie de l’autonomie de la volonté qu’il a pré-sentée a eu une très grande influence. Gounot a posé une série de principesqui découleraient de la liberté et de l’égalité des contractants dont les sui-vants : la volonté crée le contrat ; le contrat est la loi des parties ; le contratest nécessairement juste puisqu’il a été voulu. L’acceptation sans réservede cette théorie exclut inévitablement la sanction des ententes lésionnairesau sens classique du terme, puisque, l’égalité empirique des parties étantsupposée, l’accord est présumé résulter de concessions réciproques et ilest, forcément juste. L’égalité des parties implique aussi que celles-ci soientles mieux placées pour évaluer les obligations contractuelles, d’où leur li-berté de déterminer le contenu du contrat. En conséquence, les interven-tions extérieures destinées à rééquilibrer le contrat n’ont aucune légitimité,sauf dans la mesure où elles servent à préserver l’ordre public. Une obliga-tion conforme à l’ordre public ne saurait donc être remise en question, carelle est l’expression de la volonté62.

Malgré l’importance accordée à l’idée que le contrat résulte de con-cessions réciproques, les tenants de la théorie de l’autonomie de la volontéadmettent que ces concessions doivent être réelles. Il leur paraît donc es-sentiel de s’assurer de l’existence de la volonté de contracter : en l’absencede volonté, ils reconnaissent qu’il n’y a pas de contrat valide. Ils admettentainsi l’existence de vices du consentement, mais ne reconnaissent pas lalésion, même lorsque celle-ci est définie comme le résultat de l’exploita-tion. L’égalité des parties postulée par la théorie de l’autonomie de lavolonté laisse en effet peu de place à l’idée que l’une des parties puisse

61. Voir : E. Gounot, Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé — Contribu-tion à l’étude critique de l’individualisme juridique, Paris, A. Rousseau, éd., 1912.

62. Le succès de la théorie de l’autonomie de la volonté explique également que la notiond’ordre public soit conçue de façon étroite. Les tenants de cette théorie critiquent, eneffet, les interventions législative et judiciaire ayant pour objet de limiter ou d’encadrerla liberté contractuelle.

Page 88: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

88 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

exploiter l’autre. Dans la perspective où les contractants sont égaux, il est,en effet, quasiment inconcevable qu’un majeur capable soit lésé par uncontrat auquel il a consenti sans crainte ou par erreur. Aussi, même lors-que la lésion est conçue comme une sanction de l’exploitation, comme c’estle cas en droit positif actuel, elle ne peut être admise qu’exceptionnelle-ment entre majeurs63.

L’autonomie de la volonté a eu un impact déterminant sur les règlesadoptées par le législateur lors de la réforme du Code civil du Bas Canada.À cet égard, il est intéressant de signaler que les représentants des groupesde pression semblent avoir dicté les règles au législateur64. Le mémoirepréparé par le Barreau du Québec à l’occasion des audiences de la Sous-commission des institutions relatives à l’Avant-projet de loi portant ré-forme du Code civil du Québec du droit des obligations en témoigneéloquemment65. Dans le même esprit, lors de la présentation du mémoire àla Sous-commission, le bâtonnier, Me Gilbert, a affiché une farouche oppo-sition au principe de la sanction de la lésion, fondée en partie sur l’idée del’égalité des contractants. Il s’est exprimé ainsi :

Un autre aspect du projet nous frappe, c’est que nous institutionnalisons, dans cetraité des obligations, le régime de ce que j’appellerai, entre guillemets, l’infanti-lisme juridique. Le législateur vient prendre par la main tous ses concitoyens enleur disant : Ne vous inquiétez pas. Si un jour vous vous êtes embarqués, entreguillemets, on verra à ce que ce soit corrigé. Encore là, qu’est-ce que c’est que cerégime qui vient infantiliser les citoyens et leur donner à tous vents, au plan del’institution la plus fondamentale de la société, c’est-à-dire le traité des obligations,le droit de défaire ce que des adultes ont intelligemment voulu faire, soit dans unrapport contractuel ou dans d’autres régimes66.

63. Voir l’article 1406 du C.c.Q. Au sujet du caractère exceptionnel de la sanction de la lé-sion, voir notamment : L. Rolland, « Les figures contemporaines du contrat et le Codecivil du Québec », (1999) 44 R.D. McGill 903 ; É. Charpentier, « L’article 8 de la Loisur la protection du consommateur comme symbole de la transformation de la lésion »,dans P.-C. Lafond (dir.), Mélanges Claude Masse, Cowansville, Éditions Yvon Blais,2003, p. 509. Le législateur accorde tout de même une certaine importance à l’équilibredes prestations, comme le montrent ces exceptions de même que d’autres mesures ponc-tuelles (par exemple, l’article 1437 C.c.Q. ayant pour objet le contrôle des clauses abusi-ves).

64. Voir à ce sujet : P.-A. Crépeau et É. Charpentier, Les Principes d’UNIDROIT et leCode civil du Québec : valeurs partagées ?, Scarborough, Carswell, 1998, p. 78 et suiv.

65. Barreau du Québec, Droit des obligations (avant-projet), octobre 1988, p. xii.66. Québec, Assemblée nationale, Sous-commission des institutions, « Consultation

générale sur l’Avant-projet de loi portant réforme au Code civil du Québec du droit desobligations », Journal des débats : commissions parlementaires, 25 octobre au 8 novem-bre 1988, p. sci-257 et suiv.

Page 89: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Charpentier Les fondements théoriques… 89

Prenant la parole, également au nom du Barreau, Me Nadeau, faisaitpour sa part référence au caractère contestable de la règle au regard del’égalité des contractants :

L’avant-projet de loi […] aborde la théorie générale des obligations avec une phi-losophie nouvelle dominée par un désir de protection des faibles ou du plus faibledes deux contractants, en faisant fi de la volonté même des parties. On veut impo-ser, même à ceux qui n’en ont pas besoin ou qui n’en veulent pas, des conditionsou des clauses, des recours, des vices, des atténuations, des réductions d’obliga-tions qui font croire que, dorénavant, le législateur entend s’immiscer dans tousles contrats et entend surveiller de près toutes les transactions entre tous les ci-toyens, même si c’est contre leur volonté. Tout cela, nous dit-on, dans le but detrouver et d’instaurer un nouvel équilibre de forces entre les parties. Nous croyonsque ce choix politique est inopportun, du moins, en ce qui concerne notre loi fon-damentale67.

La Chambre des notaires du Québec a adopté une position tout à faitcomparable à celle qui était défendue par le Barreau.68 Ainsi, selon la Cham-bre, adopter le principe de la sanction de la lésion équivalait à rompre avecle libéralisme économique69.

La doctrine québécoise fonde elle aussi le contrat sur l’échange desvolontés, mais elle intègre à sa conception du contrat des valeurs qui per-mettent d’atténuer la rigueur des effets de la théorie de l’autonomie de lavolonté. Admettant que l’égalité postulée par cette théorie est une égalitéabstraite, qui ne correspond pas à une égalité des parties dans les faits, ladoctrine est plutôt favorable aux interventions législatives destinées à réa-liser cet équilibre, et ce, même si elles ont pour effet d’annuler des conven-tions autrement valablement formées70.

67. Id., note 66, p. sci-260.68. Voir : Chambre des notaires du Québec, Mémoire portant sur « L’avant-projet de

loi portant réforme au Code civil du Québec du droit des obligations », Montréal, octo-bre 1988, p. 22.

69 .Id., p. 22 et suiv. Voir aussi : Québec, Assemblée nationale, Sous-commission des

institutions, op. cit., note 66, p. sci-292.70. Voir notamment : J. Pineau, D. Burman et S. Gaudet, op. cit., note 41, p. 161 et suiv. ;

D. Lluelles et B. Moore, op. cit., note 41, p. 513 ; M. Tancelin, op. cit., note 41, p. 96et suiv. ; J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, op. cit., note 41, no 263, p. 239 et 240. La propo-sition de l’Office de révision du Code civil d’admettre le principe de la sanction de lalésion avait aussi fait l’objet de commentaires favorables ; voir : J.-L. Baudouin, Lesobligations, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1983, p. 146 ; P.-G. Jobin, « Les prochai-nes dispositions sur l’exploitation », (1979) 10 R.G.D. 132 ; P.-G. Jobin, « La rapide évo-lution de la lésion en droit québécois », (1977) 29 R.I.D.C. 331 ; G. Massol, op. cit., note49, p. 130 et suiv. ; L. Perret, « Une philosophie nouvelle des contrats fondée sur l’idéede justice contractuelle », (1980) 11 R.G.D. 537 ; M. Tancelin, « La justice contractuelle :expérience et perspectives au Québec », (1978) 30 R.I.D.C. 1009 ; voir aussi : G. Cornu,

Page 90: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

90 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

Ceux qui s’opposent à la sanction de la lésion dénoncent généralementtoutes les interventions des tribunaux ayant pour effet d’assurer un certainéquilibre des prestations, bien qu’ils reconnaissent que ces interventionssont fondées sur une certaine idée de la justice71. Cette position a le mérited’être logique : si on considère que les majeurs capables sont égaux, queles interventions judiciaires entraînent effectivement l’insécurité juridiqueet que la sécurité juridique est plus importante que la justice, les contratsdoivent être respectés puisque rien ne justifie le contrôle de leur contenu72.

Conclusion

D’une conception du contrat où l’injustice découlait de l’absenced’équivalence des prestations, on est passé à une conception du contrat oùl’égalité des parties leur permet en principe de faire des contrats justes.Faut-il en conclure — comme le faisait le juge Albert Mayrand dans un texteportant sur l’article 1040c du Code civil du Bas Canada — que, dans le ré-gime juridique du contrat, « La raison du plus fort est toujours lameilleure »73 ? La primauté accordée à la sécurité juridique plutôt qu’à lajustice est une conséquence du postulat d’égalité des parties issu de la

Regards sur le Titre III du Livre III du Code civil, Paris, Les Cours de droit, 1977 ; J.

Ghestin, op. cit., note 51. Les réserves émises portaient essentiellement sur la formula-tion de l’article 37, et non sur le principe de la sanction de la lésion. M. Tancelin, op.cit., note 41, p. 1010, estimait que la présomption d’exploitation risquait d’« accroîtreinutilement les résistances prévisibles à l’adoption de la mesure ». Dans le même esprit,L. Perret, loc. cit., 543, soulignait que le succès du projet d’assurer une meilleure jus-tice contractuelle allait dépendre de « l’esprit qui animera les règles de droit positif quecréeront le législateur ou les tribunaux. Celles-ci seront en fait le reflet des forces et desidées sociales de l’époque. ».

71. Voir, par exemple, D. Picotte, « Les mécanismes d’encadrement judiciaire des relationscommerciales contractuelles et extracontractuelles : évolution et tendances », (1993) 27R.J.T. 599, 629 et 630 : « D’abord, l’intervention des tribunaux est parfois fondée sur desnotions fort subjectives, telles la « bonne foi », l’« équité » et la « justice », qui relèventdavantage de la morale que du droit. Le caractère flou et subjectif du fondement de l’in-tervention des tribunaux a pour effet d’introduire un élément d’incertitude qui peut, s’iln’est pas circonscrit suffisamment, menacer sérieusement la sécurité des transactionscommerciales. […] la nouvelle approche des tribunaux est parfois troublante à cet égardpuisqu’elle représente l’émergence d’une zone d’incertitude dans le droit des contratsconstituant un facteur de démotivation à contracter. »

72. Il est important de rappeler ici que l’insécurité juridique est supposée, aucune étuden’ayant démontré le lien entre lésion et insécurité. L’expérience de pays comme l’Alle-magne où la lésion joue un rôle important tend d’ailleurs plutôt à montrer l’absence d’im-pact de la lésion sur la sécurité juridique puisque le commerce ne semble pas y avoir étéfreiné par l’existence de la sanction de la lésion.

73. Voir : A. Mayrand, op. cit., note 47.

Page 91: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

E. Charpentier Les fondements théoriques… 91

théorie de l’autonomie de la volonté. Si la théorie concordait avec la réalité,c’est-à-dire si les contractants étaient véritablement égaux, il serait tout àfait admissible que le droit n’intervienne pas dans la « substance du con-trat ». La reconnaissance de la lésion comme cause de nullité des contratsn’aurait alors aucune légitimité. Malheureusement, l’égalité postulée necorrespond pas à la réalité : la justice postulée entraîne alors inévitablementl’injustice.

Page 92: Table des matières - CRIDAQ | UQAM
Page 93: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Les fondements de la déontologie judiciaire

Luc Huppé*

Bien que les juges exercent l’une des fonctions les plus importantesde la société, les règles qui encadrent la déontologie judiciaire sont rela-tivement peu développées au Canada. À la différence des juges de nomi-nation provinciale au Québec, les juges de nomination fédérale ne sontassujettis à aucun code de déontologie. Cette situation soulève la ques-tion des sources de la déontologie judiciaire au Canada. La mise en évi-dence des fondements sur lesquels repose la déontologie judiciaire per-met d’apprécier la portée juridique du serment prononcé par les juges aumoment de leur entrée en fonction ainsi que de prendre la mesure desexigences qui découlent de façon intrinsèque de la fonction judiciaire.

Although the judicial function is of the utmost importance for thesociety, there is much uncertainty in Canada about the rules governingjudicial ethics. Contrary to the judges appointed by the government ofQuébec, the judges appointed by the federal governement are not boundby a code of judicial ethics. This situation raises the question of thesources of judicial ethics in Canada. The legal foundations of judicial eth-ics are to be found in the judicial oath taken by each person assumingjudicial functions and in the intrinsic requirements of the judicial func-tion.

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 93-131(2004) 45 Les Cahiers de Droit 93

* Avocat.

Page 94: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

94 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Pages

1 Les sources formelles de la déontologie judiciaire ......................................................... 97

1.1 Les normes du droit interne ................................................................................... 98

1.1.1 Les juges de nomination provinciale ........................................................ 98

1.1.2 Les juges de nomination fédérale .............................................................. 101

1.2 Les normes extérieures au droit interne ............................................................... 106

1.2.1 Les systèmes juridiques apparentés .......................................................... 107

1.2.2 Les normes internationales ......................................................................... 110

2 Une modalité de la fonction judiciaire ............................................................................ 113

2.1 Le serment judiciaire ............................................................................................... 113

2.1.1 Les origines du serment judiciaire ............................................................. 114

2.1.2 La portée du serment judiciaire ................................................................. 117

2.2 Une obligation inhérente à la fonction ................................................................. 122

2.2.1 Le caractère inhérent de la déontologie judiciaire .................................. 122

2.2.2 La portée de l’obligation inhérente ........................................................... 126

Conclusion ................................................................................................................................. 130

La préservation de normes éthiques élevées au sein de la magistraturedevient un enjeu social de première importance à mesure que les pouvoirsdes tribunaux s’accroissent. La déontologie judiciaire constitue ainsi uncomplément indispensable au statut exceptionnel garanti au juge par lesdifférentes facettes de l’indépendance judiciaire. À ce titre, elle représenteun facteur primordial du succès des institutions judiciaires, dont elle as-sure la légitimité. Pourtant, l’encadrement juridique de la déontologie judi-ciaire au Canada contient encore nombre d’incertitudes.

Bien que la question ne semble pas avoir été débattue1, le pouvoir d’en-cadrer la conduite des juges constituerait vraisemblablement un corollairedu pouvoir de nomination et de destitution, plutôt qu’une composante du

1. La qualification de la déontologie judiciaire aux fins du partage des compétences pré-sente cependant différents aspects. À titre d’exemple, il reviendrait vraisemblablementaux instances fédérales d’établir certaines règles déontologiques traitant de la préven-tion des conflits d’intérêts chez les juges de nomination fédérale, ou encore du devoir deréserve qui leur incombe, mais ce sont les instances provinciales qui, dans l’exercice deleur compétence relative à l’administration de la justice, posséderaient la compétence depréciser les situations susceptibles d’entraîner la récusation d’un juge dans le contexteexact d’un litige.

Page 95: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 95

pouvoir de régir le fonctionnement des tribunaux2 ; c’est ainsi, du moins,que la déontologie judiciaire s’est développée au Canada. Pour ce qui estdes juges des tribunaux de droit commun, nommés par le gouverneur géné-ral aux termes de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 18673, et pour cequi est des juges des tribunaux fédéraux créés aux termes de l’article 101,la déontologie judiciaire relèverait ainsi du niveau fédéral de gouverne-ment4. À l’égard des juges des tribunaux établis dans l’exercice de la com-pétence générale conférée par l’article 92 (14) de la Loi constitutionnelle de1867, relativement à l’administration de la justice dans une province, ellerelèverait du niveau provincial de gouvernement.

Scinder le pouvoir de régir la déontologie judiciaire entre les deux or-dres de gouvernement a pour avantage d’empêcher que, par l’adoption derègles éthiques qui ne feraient pas consensus, l’ordre de gouvernement quidétiendrait le pouvoir exclusif de régir la déontologie judiciaire puisse en-traver le pouvoir de nomination accordé à l’autre ordre de gouvernementou nuire à sa capacité de destituer les juges ainsi nommés. Toutefois, cettesituation présente l’inconvénient que les juges de nomination fédérale etles juges de nomination provinciale puissent être assujettis à des obliga-tions déontologiques différentes5, bien qu’ils exercent un pouvoir de même

2. Dans Morier c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716, la Cour suprême du Canada semble exprimerl’avis que la compétence législative relative à l’immunité de poursuite qui protège lesjuges dans l’exercice de leurs fonctions incombe à l’instance qui a le pouvoir de nomina-tion (p. 737). Un raisonnement semblable pourrait être transposé au pouvoir de régir ladéontologie judiciaire.

3. L’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., R.-U., c. 3, fait référenceprécisément à la conduite des juges des tribunaux de droit commun, en énonçant qu’ilsdemeurent en fonction « during good behaviour ». Ils peuvent être destitués par le gou-verneur général à la suite d’une adresse du Sénat et de la Chambre des communes. Ladestitution d’un juge par l’instance qui a procédé à sa nomination constitue la sanctionultime de son inconduite.

4. Compte tenu que la seule compétence législative explicitement accordée au Parlementfédéral relativement aux juges des tribunaux de droit commun concerne leur rémunéra-tion (article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 3), la compétence lé-gislative fédérale en matière de déontologie judiciaire ne pourrait relever que despouvoirs généraux accordés par le paragraphe liminaire de l’article 91 de la Loi constitu-tionnelle de 1867, précitée, note 3, relativement à la paix, à l’ordre et au bon gouverne-ment du Canada. Cette hypothèse a été mentionnée par les juges dissidents dansMackeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796, 813, sans que la majorité se prononce à cesujet. Voir également : Gratton c. Le Conseil canadien de la magistrature, [1994] 2 C.F.769, 796-797.

5. On n’a pas manqué de souligner l’utilité d’un éventuel code de déontologie applicable àl’ensemble des juges du pays : M.L. Friedland, « Reflections on a Place Apart : JudicialIndependence and Accountability in Canada », (1996) 45 R.D.U.N.-B. 67, 71. Notonsnéanmoins un large recoupement entre les principes déontologiques appliqués par lesinstances déontologiques fédérales et provinciales.

Page 96: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

96 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

nature, à l’égard des mêmes justiciables. Les normes éthiques qui s’impo-sent au juge pourraient théoriquement varier selon l’identité du tribunal quidécide d’un litige. Une telle situation n’est guère favorable à la réalisationde la primauté du droit qui, en se plaçant dans la perspective des justicia-bles, implique à tout le moins une certaine uniformité des règles qui con-traignent les juges à exercer correctement leurs fonctions.

En outre, il est vraisemblable que le principe de la séparation despouvoirs6 réserve en exclusivité aux membres de la magistrature une cer-taine part de responsabilité quant à l’encadrement de la déontologie judi-ciaire, parallèlement à la part de responsabilité incombant aux institutionslégislatives et exécutives. En effet, la déontologie et l’indépendance judi-ciaires sont si intimement liées7 que l’absence de participation des mem-bres de la magistrature au processus de définition et d’application desobligations déontologiques des juges comporte un risque réel d’immixtiondans l’indépendance des institutions judiciaires. Il apparaît donc nécessaireque le degré d’engagement de la magistrature en matière de déontologiejudiciaire soit suffisamment significatif pour éviter la perte de son indépen-dance par rapport aux autres institutions de l’État qui possèdent une com-pétence à ce sujet.

Les exigences constitutionnelles relatives à la participation de la ma-gistrature à l’élaboration de la déontologie judiciaire, ou encore la formeque doit prendre cette participation pour satisfaire au principe de l’indé-pendance judiciaire, n’ont pas encore été établies en droit canadien, bienque la magistrature ait largement contribué aux normes déontologiquesexistantes. Au surplus, il n’existe pas de structure officielle de regroupe-ment permettant aux juges d’émettre collectivement leur avis ou de dési-gner des représentants habilités à le faire en leur nom ; les seules structuresexistantes demeurent informelles8. Il manque donc encore à la magistra-

6. La Constitution canadienne incorpore le principe de la séparation des pouvoirs, à tout lemoins entre les institutions judiciaires et les autres institutions de l’État : Wells c. Terre-Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, 220 ; Babcock c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S.3, 29.

7. L’interdépendance des notions d’indépendance et de déontologie judiciaires a été souli-gnée : H.P. Glenn, « Indépendance et déontologie judiciaires », (1995) 55 R. du B. 295,303.

8. C’est le cas, par exemple, de la Conférence canadienne des juges, regroupant des jugesde nomination fédérale, ou de la Conférence des juges du Québec, expressément men-tionnée à l’article 248 e) de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., c. T-16(www.cjqc.ca/), de l’Association canadienne des juges de cours provinciales(www.acjnet.org/capcj/fr/bienvenue.html) ou encore, sous une autre forme, du Forumdes juges de l’Association du Barreau canadien (www.abc.cba.org/Forum_des_Juges/Mainfr/default.asp).

Page 97: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 97

ture canadienne un mode d’expression collective dont la légitimité seraitfondée sur la loi9. Cette nécessaire contribution de la part de la magistra-ture devrait peut-être même se fractionner entre différents groupes de ju-ges, en fonction du tribunal auquel ils sont rattachés, pour préserver leurindépendance respective les uns par rapport aux autres10.

Enfin, la mise en évidence des sources mêmes de la déontologie judi-ciaire présente des difficultés importantes. Au Québec, par exemple, lesjuges de nomination provinciale sont assujettis à un code de déontologie,mais non les juges de nomination fédérale. L’absence d’un code de déonto-logie formel ne peut évidemment avoir pour conséquence de dispenser cesderniers du respect de certaines obligations déontologiques, mais elle poseavec acuité la question de la source et de la mise en évidence des obliga-tions qui s’imposent à eux.

Toutes ces considérations invitent à la recherche de principes com-muns à l’ensemble des membres de la magistrature, quel que soit parailleurs l’encadrement juridique particulier qui leur soit applicable. L’ana-lyse des différentes sources formelles de la déontologie judiciaire permetde constater une certaine diversité des formes et des processus, mais aussiune convergence des principes déontologiques retenus par les autoritéscompétentes (1). Elle conduit à l’idée que la déontologie judiciaire découlede façon intrinsèque des exigences de la fonction judiciaire, dont elle cons-titue une modalité (2).

1 Les sources formelles de la déontologie judiciaire

Le droit interne canadien présente une certaine diversité dans l’enca-drement de la déontologie judiciaire (1.1). Certaines normes établies au ni-veau international en constituent dorénavant la toile de fond, tout commele droit interne de pays dont le système juridique est apparenté à celui duCanada (1.2).

9. Cette lacune est particulièrement apparente lorsque la magistrature exerce ses droitsconstitutionnels dans le contexte d’actes de procédure judiciaire, ce qu’elle a fait indis-tinctement de plusieurs façons, par exemple : à l’initiative d’un juge agissant en son nompropre (Shatilla c. Shatilla, [1982] C.A. 511), du juge en chef d’un tribunal (Gold c. Pro-cureur général du Québec, [1986] R.J.Q. 2924 (C.S.)), d’un groupe circonstanciel de juges(Bisson c. Québec (Procureur général), [1993] R.J.Q. 2581 (C.A.)) ou d’une associationde juges (Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice), [1997]3 R.C.S. 3).

10. Il n’est pas sans intérêt de constater que le législateur québécois a adopté des codes dedéontologie séparés pour les juges de la Cour du Québec et ceux des cours municipales,ainsi que pour divers tribunaux administratifs : infra, note 23.

Page 98: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

98 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

1.1 Les normes du droit interne

Bien que certaines dispositions législatives ayant une portéedéontologique11 s’appliquent à l’ensemble des juges, quel que soit le palierde gouvernement qui les nomme, les sources formelles de la déontologiejudiciaire au Canada se divisent en fonction du pouvoir de nomination etde destitution des juges. Au Québec, l’encadrement de la déontologie judi-ciaire présente des différences notables selon que celle-ci vise les juges denomination provinciale (1.1.1) ou les juges de nomination fédérale (1.1.2).

1.1.1 Les juges de nomination provinciale

De nombreux juges canadiens de nomination provinciale ne sont assu-jettis à aucun code de déontologie12. Au Québec, la Loi sur les tribunauxjudiciaires13 confie la responsabilité de la déontologie judiciaire des jugesde nomination provinciale au Conseil de la magistrature du Québec. Établipar la loi14, le Conseil de la magistrature du Québec est composé principa-lement de juges, et huit de ses quinze membres viennent de la Cour duQuébec15. Les fonctions de ce conseil comprennent l’adoption d’un codede déontologie de la magistrature16, ainsi que la réception et l’examen desplaintes formulées contre les juges17. C’est aussi le Conseil de la magistra-ture du Québec qui, après enquête, peut réprimander les juges qui contre-viennent au code de déontologie ou recommander au ministre de la Justicedu Québec d’amorcer le processus de destitution18.

11. À titre d’exemple, mentionnons : l’obligation de récusation du juge, afin d’éviter les si-tuations de conflit d’intérêts, prévue dans l’article 234 du Code de procédure civile,L.R.Q., c. C-25 ; la criminalisation de la corruption dans le système judiciaire, prévueaux articles 118 et suivants du Code criminel, L.R.C. (1985), c. C-46, modifiée par L.R.C.(1985), c. 2 (1er supp.) ; l’inéligibilité du juge à l’Assemblée nationale, au Conseil exécutifou à d’autres charges lucratives de l’État québécois, prévue aux articles 8 et 31 de la Loisur les tribunaux judiciaires, précité, note 8, et à l’article 235 de la Loi électorale, L.R.Q.,c. E-3.3. Cette situation résulte du fait que le sujet de la déontologie judiciaire présenteun double aspect du point de vue du partage des compétence : supra, note 1.

12. Une analyse effectuée il y a une décennie concluait que seuls le Québec et la Colombie-Britannique possédaient un code de déontologie : M.L. Friedland, Une place à part :l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada, Ottawa, Conseil ca-nadien de la magistrature, 1995, p. 159.

13. Loi sur les tribunaux judiciaires, précitée, note 8.14. Id., art. 247.15. Id., art. 248.16. Id., art. 256 b) et 261.17. Id., art. 256 c) et 263.18. Id., art. 279.

Page 99: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 99

La Loi sur les tribunaux judiciaires détermine expressément19 l’objetdu code de déontologie, à savoir : les règles de conduite et les devoirs desjuges envers le public, envers les parties à une instance judiciaire et enversles avocats ; les actes et les omissions dérogatoires à l’honneur, à la dignitéou à l’intégrité de la magistrature ; les fonctions et les activités qu’un jugepeut exercer à titre gratuit, malgré l’obligation qui lui est faite par la loi dese consacrer exclusivement à ses fonctions judiciaires20. C’est aussi dansla Loi sur les tribunaux judiciaires21 que se trouve énoncé le processus suivipour l’adoption du code de déontologie. Le Conseil de la magistrature duQuébec a établi un projet de code, puis a convoqué une assemblée des ju-ges à qui ce code devait s’appliquer afin de les consulter à propos de ceprojet. Par la suite, le texte définitif du code a été adopté par le Conseil dela magistrature du Québec et publié22 à la Gazette officielle du Québec.Approuvé sans modification par le gouvernement du Québec, plus de unan après sa première publication, il a été publié à nouveau23 à la Gazetteofficielle du Québec et est entré en vigueur au moment de la seconde pu-blication.

19. Id., art. 262.20. Cette obligation résulte de l’article 129 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, précitée,

note 8. Les juges de nomination fédérale sont assujettis à une obligation semblable, auxtermes de l’article 55 de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), c. J-1.

21. Loi sur les tribunaux judiciaires, précitée, note 8, art. 261 ; le décret d’adoption du Codefait d’ailleurs état précisément du respect de ces différentes étapes : voir infra, note 23.Un processus similaire a été suivi en ce qui concerne le Code de déontologie des jugesmunicipaux du Québec, tel qu’il est possible de le constater au Décret 644-82, (1982) 114G.O. II, 1649. Comme la Loi sur les tribunaux judiciaires ne prévoit pas de processusd’amendement, il est vraisemblable que le même processus devrait être à nouveau inté-gralement suivi pour apporter des modifications au Code de déontologie de la magistra-ture.

22. Cette publication a eu lieu le 11 mars 1981 : Projet de règlement, Code de déontologie dela magistrature, (1981) 113 G.O. II, 1275.

23. Code de déontologie de la magistrature, entré en vigueur le 17 mars 1982, (décret) 114G.O. II, 1648. En droit québécois, il existe également des codes de déontologie applica-bles à d’autres personnes exerçant des pouvoirs de nature judiciaire : le Code de déonto-logie des juges municipaux du Québec, R.R.Q., c. T-16, r. 4.2 (actuellement en révision :(2003) 135 G.O. II, 3163) ; le Code de déontologie des membres du Tribunal des droits dela personne, R.R.Q., c. C-12, r. 0.001 ; le Code de déontologie des régisseurs de la Régiedu logement, R.R.Q., c. R-8.1, r. 0.2.

Page 100: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

100 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Le Code de déontologie de la magistrature se présente sous la formed’une série de dix règles24 :

1) Le rôle du juge est de rendre justice dans le cadre du droit.

2) Le juge doit remplir son rôle avec intégrité, dignité et honneur.

3) Le juge a l’obligation de maintenir sa compétence professionnelle.

4) Le juge doit prévenir tout conflit d’intérêts et éviter de se placer dans unesituation telle qu’il ne peut remplir utilement ses fonctions.

5) Le juge doit de façon manifeste être impartial et objectif.

6) Le juge doit remplir utilement et avec diligence ses devoirs judiciaires et s’yconsacrer entièrement.

7) Le juge doit s’abstenir de toute activité incompatible avec l’exercice du pou-voir judiciaire.

8) Dans son comportement public, le juge doit faire preuve de réserve, de cour-toisie et de sérénité.

9) Le juge est soumis aux directives administratives de son juge en chef dansl’accomplissement de son travail.

10) Le juge doit préserver l’intégrité et défendre l’indépendance de la magistra-ture, dans l’intérêt supérieur de la justice et de la société.

La structure mise en place par la Loi sur les tribunaux judiciaires re-pose donc sur la participation active des trois branches de l’État, dont elleéquilibre les pouvoirs relativement à la déontologie judiciaire : le pouvoirlégislatif a déterminé l’objet du code de déontologie, a créé l’instance char-gée d’en établir le texte et a fixé le processus devant être suivi pour sonadoption ; le pouvoir judiciaire a établi le texte du code de déontologie, s’estassuré par consultation du consentement collectif des juges à qui il est ap-plicable et demeure responsable de son application ; au pouvoir exécutifétait réservée l’approbation ultime du texte du code, sans modification

24. Un auteur respecté a critiqué cette approche : « l’utilité de ces seules dispositions trèsgénérales demeure incertaine ». Voir : M.L. Friedland, op. cit., note 12, p. 161. Cetteposition ne paraît d’aucune façon justifiée. Comme il est possible de le constater à lalecture des rapports des comités d’enquête du Conseil de la magistrature du Québec, cedernier trouve suffisamment de substance dans le Code de déontologie de la magistra-ture pour exercer sa compétence en matière de déontologie judiciaire. Le Conseil de lamagistrature du Québec diffuse le texte des rapports d’enquête par la voie de son siteInternet : www.cm.gouv.qc.ca/.

Page 101: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 101

possible25. En droit public québécois, la conception et l’application desrègles de déontologie judiciaire relèvent donc des juges eux-mêmes26, et ce,il convient de le souligner, selon la volonté des institutions représentativesde l’électorat. La responsabilité première de l’application de la déontologiejudiciaire incombe au Conseil de la magistrature du Québec, à l’abri de l’in-fluence du gouvernement27 et à l’exclusion des tribunaux de droit com-mun28.

1.1.2 Les juges de nomination fédérale

Sans pour autant manquer de substance, la déontologie judiciaire rela-tive aux juges de nomination fédérale est cependant moins formellementencadrée. Bien que la plupart d’entre eux exercent leurs fonctions au seindes tribunaux de droit commun qui forment la structure judiciaire fonda-mentale du pays, il n’existe pas de code de déontologie qui leur soit appli-cable, et la Loi sur les juges29 n’accorde aucun pouvoir d’en établir un.Cette situation ambiguë30 des juges qui exercent les fonctions les plus im-portantes dans la hiérarchie judiciaire canadienne met en relief le fait que

25. Le gouvernement du Québec n’avait pas le pouvoir d’apporter des modifications au codede déontologie qui lui était soumis par le Conseil de la magistrature : Ruffo c. Conseil dela magistrature, J.E. 92-1063 (C.A.), désistement d’appel : [1995] 4 R.C.S. 267 ; Conseilde la magistrature du Québec c. Commission d’accès à l’information, [2000] R.J.Q. 638,653 (C.A.).

26. Conseil de la magistrature du Québec c. Commission d’accès à l’information, précité,note 25, 654.

27. Ibid.28. Dans l’exercice du contrôle judiciaire des décisions des conseils de la magistrature, les

tribunaux supérieurs font preuve d’une grande retenue : Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249, 282 ; la norme est d’ailleursla même à l’égard des décisions du Conseil canadien de la magistrature : Taylor c. Ca-nada (Procureur général), [2003] 3 C.F. 3 (C.A.), permission d’en appeler à la Cour su-prême refusée le 25 septembre 2003. La Cour suprême du Canada a aussi établi que, parexemple, la définition du devoir de réserve des juges relève en premier lieu des organis-mes responsables de la déontologie judiciaire : Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995]4 R.C.S. 267, 330.

29. Loi sur les juges, précitée, note 20.30. Les représentants de plus de vingt pays du Commonwealth, parlementaires, juges, prati-

ciens du droit et universitaires, ont exprimé leur préférence pour l’adoption de codes dedéontologie judiciaire, dans le contexte des Latimer House Guidelines for Com-monwealth, formulées lors d’une réunion tenue du 15 au 19 juin 1998 : J. Hatchard etP. Slinn, Parliamentary Supremacy and Judicial Independence… Latimer HouseGuidelines for the Commonwealth, 19 June 1998, Londres, Cavendish Publishing, 1999.L’article 1 a) de la section V des Latimer House Guidelines for Commonwealth se litcomme suit : « A Code of Ethics and Conduct should be developed and adopted by eachjudiciary as a means of ensuring the accountability of judges. »

Page 102: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

102 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

la déontologie judiciaire ne trouve pas uniquement ses sources dans le droitpositif. Il y a indubitablement des obligations déontologiques contraignantles juges de nomination fédérale, malgré le silence du législateur fédéral àce propos.

En l’absence de dispositions législatives portant sur le sujet, il semblequ’aucune instance ne possède l’autorité de régir directement la déontolo-gie des juges de nomination fédérale ou d’en formuler les principes direc-teurs31. Dans ce contexte, l’élaboration de règles déontologiques formellesne pourrait survenir que de façon indirecte, dans le contexte limité du pro-cessus disciplinaire concernant les juges de nomination fédérale32. La Loisur les juges n’établit pas pour les juges de nomination fédérale, comme laLoi sur les tribunaux judiciaires le fait au Québec à propos des juges denomination provinciale, un lien direct entre les principes de déontologiejudiciaire et le mécanisme de plaintes susceptible de mener à la réprimandeou à la destitution d’un juge. Pourtant, les motifs pour lesquels la destitu-tion d’un juge de nomination fédérale peut être recommandée reposent engrande partie, sinon en totalité, sur un manquement à des obligations déon-tologiques33. Dans l’application concrète de ces motifs, divers principesd’ordre déontologique devront nécessairement être élaborés et les types deconduite susceptibles d’entraîner la réprobation devront être précisés.

Le processus disciplinaire ne constitue cependant pas le cadre le plusapproprié à la formulation de principes déontologiques. D’une part, les

31. Le Conseil canadien de la magistrature a cependant considéré que les principes élaboréspar la Cour suprême du Canada dans Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, et Moreau-Bérubéc. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), précité, note 28, à propos des jugesde nomination provinciale, sont à tous égards applicables au régime déontologique con-cernant les juges de nomination fédérale : Rapport d’enquête concernant le juge J.-G.Boilard, 5 août 2003, par. 11 (Conseil canadien de la magistrature), confirmé pour d’autresraisons le 19 décembre 2003 : (Rapport du Conseil canadien de la magistrature présentéau ministre de la Justice du Canada en vertu de l’art. 65 (1) de la Loi sur les juges etconcernant le juge Jean-Guy Boilard de la Cour supérieure du Québec, [En ligne], 2003,[www.cjc-ccm.gc.ca/francais/inquiries/Boilard_Fr.PDF].

32. Ce processus commence par le dépôt d’une plainte auprès du Conseil canadien de lamagistrature, ou d’une demande d’enquête par le gouvernement, aux termes de l’article63 de la Loi sur les juges, précitée, note 20. Le processus peut conduire à la destitutiondu juge par le gouverneur général, sur adresse des deux chambres du Parlement, auxtermes de l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 3.

33. Aux termes de l’article 65 (2) de la Loi sur les juges, précitée, note 20, le Conseil cana-dien de la magistrature peut recommander la destitution du juge s’il est d’avis que le jugeest inapte à remplir utilement ses fonctions, pour l’un ou l’autre des motifs suivants :l’âge ou l’invalidité ; un manquement à l’honneur et à la dignité ; un manquement auxdevoirs de sa charge ; une situation d’incompatibilité, qu’elle soit imputable au juge ou àtoute autre cause.

Page 103: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 103

juges doivent être préalablement et convenablement informés des diversesobligations déontologiques qui leur incombent, et dont les justiciables at-tendent le respect. Ils ne doivent pas les découvrir à la pièce au moment oùsont analysés les reproches qui leur sont adressés par les justiciables, aufur et à mesure des plaintes ou des demandes d’enquête qui les concernent.D’autre part, l’élaboration d’une jurisprudence disciplinaire est un proces-sus lent et aléatoire qui, jusqu’à maintenant34, n’a pas permis d’englober unéventail suffisamment large de situations pour rendre inutile l’adoptiond’un code de déontologie judiciaire applicable aux juges de nomination fé-dérale.

Sans posséder formellement le pouvoir d’adopter un code de déonto-logie, le Conseil canadien de la magistrature a néanmoins publié un énoncéde principes intitulé Principes de déontologie judiciaire35. Établi aux ter-mes de la partie II de la Loi sur les juges, le Conseil canadien de la magis-trature est composé exclusivement de juges de haut niveau, à savoir lesjuges en chef, juges en chef associés et juges en chef adjoints des tribunauxsupérieurs et d’appel de l’ensemble du pays36. Il est présidé par le juge enchef de la Cour suprême du Canada. L’une des principales fonctions duConseil canadien de la magistrature consiste à procéder aux enquêtes rela-tives aux plaintes déposées contre des juges de nomination fédérale, quipeuvent éventuellement conduire à leur destitution, et à faire rapport auministre de la Justice du Canada à ce sujet37. La mission générale de ceconseil consiste à améliorer le fonctionnement des tribunaux supérieurs,ainsi que la qualité de leurs services judiciaires, et à favoriser l’uniformitédans l’administration de la justice devant ces tribunaux38. Ces dispositionspeuvent sans doute servir de fondement général à la publication d’unénoncé de principes relatif à la déontologie judiciaire des juges de nomina-tion fédérale, mais elles paraissent insuffisantes à leur donner une forcecontraignante.

34. Le site Internet du Conseil canadien de la magistrature, où se trouve le texte des rap-ports des comités d’enquête, en compte six depuis 1990 : www.cjc-ccm.gc.ca/francais/.

35. Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire, Ottawa,Conseil canadien de la magistrature, 1998. Pour la genèse de ces principes, voir : R.J.Scott, « Accountability and Independence », (1996) 45 R.D.U.N.-B. 27, 32-36. La publi-cation de ces principes prolongeait et complétait certaines démarches entreprises aupa-ravant sous l’égide du Conseil canadien de la magistrature, dont les suivantes : J.O.Wilson, A Book for Judges, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1980 ; G.Fauteux, Le livre du magistrat, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada,1980 ; Conseil canadien de la magistrature, Propos sur la conduite des juges,Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1991.

36. Loi sur les juges, précitée, note 20, art. 59 (1).37. Id., art. 60 (2), 63 et 65.38. Id., art. 60 (1).

Page 104: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

104 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Tout comme le Code de déontologie de la magistrature, mais dans uncontexte différent, les Principes de déontologie judiciaire émanent de lamagistrature. Ils ont été rédigés par des membres du Conseil canadien de lamagistrature, avec la collaboration de la Conférence canadienne des juges,et ont fait l’objet d’une vaste consultation, notamment auprès de juges dansl’ensemble du Canada39. Ce processus assure leur légitimité, malgré la pré-carité des sources législatives sur lesquelles ils peuvent être explicitementappuyés.

Contrairement au Code de déontologie de la magistrature, les Princi-pes de déontologie judiciaire ne se présentent pas sous la forme de règlesimpératives. Ils mettent plutôt en évidence cinq valeurs fondamentalesquant à la fonction judiciaire et formulent pour chacune un énoncé, qu’ilsdéveloppent ensuite en quelques principes d’application plus concrète, quifont eux-mêmes l’objet de commentaires détaillés. L’indépendance de lamagistrature, l’intégrité, la diligence, l’égalité et l’impartialité, qui reçoit letraitement le plus poussé, donnent lieu à la formulation des énoncés sui-vants :

L’indépendance de la magistrature est indispensable à l’exercice d’une justiceimpartiale sous un régime de droit. Les juges doivent donc faire respecter l’indé-pendance judiciaire, et la manifester tant dans ses éléments individuels qu’institu-tionnels.

Les juges doivent s’appliquer à avoir une conduite intègre, qui soit susceptible depromouvoir la confiance du public en la magistrature.

Les juges doivent exercer leurs fonctions judiciaires avec diligence.

Les juges doivent adopter une conduite propre à assurer à tous un traitement égalet conforme à la loi, et ils doivent conduire les instances dont ils sont saisis dansce même esprit.

Les juges doivent être impartiaux et se montrer impartiaux dans leurs décisions ettout au long du processus décisionnel.

Les principes liés à l’indépendance de la magistrature40 rappellent,entre autres, que le juge exerce ses fonctions à l’abri de toute influenceextérieure et qu’il doit fermement rejeter toute tentative en vue d’influen-cer sa décision dans les affaires dont il est saisi. Pour ce qui est de l’inté-grité41, les juges sont invités notamment à déployer tous les effortspossibles pour que leur conduite soit sans reproche aux yeux d’une per-

39. Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire, op. cit.,note 35, p. iii-iv.

40. Id., p. 7.41. Id., p. 13.

Page 105: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 105

sonne raisonnable, impartiale et bien informée. En ce qui concerne la dili-gence42, il est prévu en particulier que les juges prennent les mesures quis’imposent pour préserver et accroître les connaissances, les compétenceset les qualités personnelles nécessaires à l’exercice de leurs fonctions judi-ciaires, qu’ils doivent s’efforcer de remplir leurs fonctions avec une promp-titude raisonnable et qu’ils doivent s’abstenir de toute conduiteincompatible avec l’exercice de leurs fonctions judiciaires.

Relativement à l’égalité43, les Principes de déontologie judiciaire indi-quent entre autres que les juges doivent : s’efforcer d’être conscients desparticularités découlant du sexe, de la race, des croyances religieuses, descaractéristiques ethniques, de la culture, de l’orientation sexuelle ou d’unedéficience ; s’abstenir d’adhérer à tout organisme qui pratique une formequelconque de discrimination prohibée par la loi ; et se dissocier d’uneconduite ou de propos discriminatoires tenus en leur présence. Les princi-pes élaborés relativement à l’impartialité44 traitent notamment de la façondont les juges devraient gérer leurs affaires personnelles pour réduire lespossibilités de récusation, de leur participation à des activités civiques,charitables ou religieuses ou encore à des débats publics ou politiques, deleur adhésion à des groupes ou à des organisations et du devoir qui leurincombe de se récuser chaque fois qu’ils s’estiment incapables de jugerimpartialement ou en cas de conflit d’intérêts.

Par la publication des Principes de déontologie judiciaire, le Conseilcanadien de la magistrature ne prétend à rien d’autre qu’à la formulationde conseils et de recommandations et se refuse à énoncer quelque règle quece soit dont la contravention pourrait constituer une inconduite judiciairepour les juges visés45. Les Principes de déontologie judiciaire ne s’impo-sent donc pas formellement aux juges de nomination fédérale ; ils n’ont pasla valeur d’un code de déontologie que les juges devraient s’assurer de res-pecter. Il semble cependant manifeste que la publication de ces principes anotamment pour objet de permettre aux juges de préciser le type de con-duite susceptible de susciter la désapprobation ou de mener à une sanctiondisciplinaire. La retenue de la part du Conseil canadien de la magistraturequant à la portée de son énoncé de principes, qui s’explique en partie parl’absence de fondement législatif qui leur donnerait une portée contrai-

42. Id., p. 17.43. Id., p. 23.44. Id., p. 27-29.45. Id., p. 3. Cette approche a reçu un appui au sein de la doctrine : Y.-M. Morissette,

« Figure actuelle du juge dans la cité », (1999-2000) 30 R.D.U.S. 1, 15-16.

Page 106: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

106 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

gnante, n’a toutefois pas empêché le rayonnement des Principes de déon-tologie judiciaire, qui ont inspiré autant les comités d’enquête du Conseilcanadien de la magistrature46 et du Conseil de la magistrature duQuébec47 que les tribunaux judiciaires48.

Tant pour les juges de nomination provinciale que pour les juges denomination fédérale, la déontologie judiciaire incombe donc au premierchef aux membres de la magistrature. Cette situation est par ailleurs géné-ralement conforme à celle des membres des ordres professionnels au Qué-bec, pour lesquels le législateur délègue au bureau de l’ordre49, soitl’instance chargée d’en assurer la direction50, le soin d’adopter un code dedéontologie imposant au professionnel des devoirs d’ordre général et par-ticulier envers le public, ses clients et sa profession, notamment celui des’acquitter de ses obligations professionnelles avec intégrité.

1.2 Les normes extérieures au droit interne

D’autres règles que celles du droit interne présentent une certaine per-tinence dans le développement de la déontologie judiciaire au Canada.D’une part, les Principes de déontologie judiciaire adoptés par le Conseilcanadien de la magistrature sont inspirés du droit de pays dont le systèmejuridique est apparenté à celui du Canada (1.2.1). D’autre part, le sujet de ladéontologie judiciaire a fait l’objet d’une déclaration de principes interna-tionale, les Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire, qui a reçul’appui de l’Organisation des Nations unies (ONU) (1.2.2).

46. Voir le Rapport au Conseil canadien de la magistrature du Comité d’enquête nomméconformément au paragraphe 63 (1) de la Loi sur les juges pour mener une enquête surle juge Bernard Flynn relativement aux propos tenus par celui-ci à une journaliste dontl’article a paru dans le journal Le Devoir du 23 février 2002, 12 décembre 2002, par. 50et suiv., [En ligne], [www.cjc-ccm.gc.ca/francais/inquiries/enquete_Flynn.pdf].

47. Voir Décision du Comité d’enquête constitué par le Conseil de la magistrature pourmener une enquête publique relativement à M. le juge Robert Flahiff, 9 avril 1999, [Enligne], [www.cjc-ccm.gc.ca/francais/inquiries/decision_flahiff.htm].

48. Tout en reconnaissant que les juges de nomination fédérale ne sont pas assujettis à uncode de déontologie et que les Principes de déontologie judiciaire n’en constituent pasun, la Cour supérieure s’est néanmoins inspirée de ces derniers pour décider d’une de-mande de récusation : Bourgoin c. La Reine, REJB 2002-32347, par. 6 et suiv. (C.S.).Voir aussi : Rick c. Chelsea (Municipalité), REJB 2001-27798 (C.S.) ; Dufour c. 95516Canada Inc., REJB 2001-24745 (C.S.) ; Therrien (Re), précité, note 31, 75 ; Bande in-dienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, par. 59.

49. Code des professions, L.R.Q., c. C-26, art. 87.50. Id., art. 62.

Page 107: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 107

1.2.1 Les systèmes juridiques apparentés

Les rédacteurs des Principes de déontologie judiciaire se sont explici-tement inspirés du droit interne de divers pays de common law51. La plusprestigieuse de ces sources est le Model Code of Judicial Conduct (1990)de l’American Bar Association52, adopté par de nombreux Étatsaméricains53 et dont les racines remontent au début du xx

e siècle. Le Codeest divisé en cinq canons, qui donnent eux-mêmes lieu à plusieurs règles.Ces canons se lisent comme suit :

Canon 1 : A judge shall uphold the integrity and independence of the judiciary.

Canon 2 : A judge shall avoid impropriety and the appearance of impropriety inall of the judge’s activities.

Canon 3 : A judge shall perform the duties of judicial office impartially anddiligently.

Canon 4 : A judge shall so conduct the judge’s extra judicial activities as tominimize the risk of conflict with judicial obligations.

Canon 5 : A judge or judicial candidate shall refrain from inappropriate politicalactivity.

Plusieurs règles qui détaillent ces canons recoupent les principes énon-cés dans le Code de déontologie de la magistrature ou dans les Principesde déontologie judiciaire ; à titre d’exemple : l’obligation du juge d’agirconformément au droit, son obligation de résister aux tentatives d’influenceextérieure, l’interdiction d’appartenir à des organisations discriminatoires,l’obligation de donner priorité à ses fonctions judiciaires sur ses autresactivités, le maintien obligatoire de sa compétence professionnelle, l’obli-gation de faire preuve de patience et de courtoisie envers les parties, leursprocureurs et les témoins, l’obligation d’accomplir ses fonctions avecpromptitude et efficacité.

51. Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire, op. cit.,note 35, p. 5.

52. Le texte du Model Code of Judicial Conduct (1990) se trouve notamment en annexe del’ouvrage suivant : T.D. Marshall, Judicial Conduct and Accountability, Toronto,Carswell, 1995, p. 95 et suiv., et sur le site Internet suivant : www.law.sc.edu/freeman/cjc51.htm. Pour un bref historique de l’élaboration des différentes versions de ce code,voir : V.R. Payant, « Ethical Training in the Profession : The Special Challenge of theJudiciary », (1995) 58 (3 & 4) Law and Contemporary Problems 313, 315-317 ; M.L.Friedland, op. cit., note 12, p. 163 et suiv.

53. Les juges fédéraux américains possèdent également leur code de déontologie, soit leCode of Conduct for United States Judges, adopté par le Judicial Conference of theUnited States, et dont le texte ainsi que celui d’autres codes de déontologie de diverspays se trouvent dans : Justice in the World, no 10, janv.-avril 2002, [En ligne],[www.justiceintheworld.org/n10/cover.htm].

Page 108: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

108 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Outre la référence au droit américain, les Principes de déontologie ju-diciaire mentionnent expressément avoir puisé dans des ouvrages et desdécisions du Royaume-Uni et de l’Australie54.

Ces références expresses au droit interne d’autres pays invitent à uneouverture plus large. Tout comme c’est le cas pour le principe de l’indé-pendance judiciaire, la problématique de la déontologie judiciaire présenteune certaine universalité, qui transcende les particularités juridiques desÉtats, voire des systèmes de droit. La démarche multilatérale qui a conduità l’adoption d’une déclaration de principes internationale portant sur ladéontologie judiciaire le démontre amplement.

Le droit français, par exemple, contient des principes de déontologiejudiciaire analogues à ceux qui se trouvent en droit canadien, et ce, malgréune organisation judiciaire qui présente de substantielles différences parrapport à celle du Canada. Ainsi, l’Ordonnance portant loi organique rela-tive au statut de la magistrature55 prévoit plusieurs incompatibilités defonctions56, interdit toute délibération politique au corps judiciaire, imposeun devoir de réserve aux magistrats et leur interdit toute action concertéede nature à arrêter ou à entraver le fonctionnement des tribunaux57. Lechapitre VII de cette ordonnance, consacré à la discipline judiciaire, pré-voit de façon générale que tout manquement par un magistrat aux devoirsde son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité constitue une fautedisciplinaire58.

De même, la jurisprudence59 du Conseil supérieur de la magistrature60,organisme chargé de la discipline judiciaire, fait état de principes que le

54. Les divers juges en chef d’Australie ont récemment pris l’initiative de la formulation deprincipes déontologiques applicables à l’ensemble de la magistrature australienne : The

Australian Institute of Judicial Administration Incorporated, Guide toJudicial Conduct, [En ligne], 2002, [www.aija.org.au/online/GuidetoJudicialConduct.pdf].

55. Le texte consolidé de cette ordonnance est disponible sur le site Internet suivant :Légifrance, Ordonnance portant loi organique relative au statut de la magistrature,[En ligne], [www.legifrance.gouv.fr/texteconsolide/PFFAA.htm] (10 mars 2004).

56. Id., art, 8, 9, 9.1 et 12.57. Id., art. 10.58. Id., art. 43.59. Pour un résumé de cette jurisprudence, voir : D. Commaret, « Les responsabilités déon-

tologiques des magistrats à la lumière de la jurisprudence du Conseil supérieur de lamagistrature », dans Association française pour l’histoire de la justice, Jugerles juges — Du Moyen-Âge au Conseil supérieur de la magistrature, Paris, La Documen-tation française, 2000, p. 201 ; voir aussi : F. Colin, « La responsabilité disciplinaire desjuges », dans Institut de sciences pénales et de criminologie, Les juges : de l’ir-responsabilité à la responsabilité ?, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-en-Provence, 2000, p. 69.

Page 109: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 109

droit canadien ne renierait pas : l’impartialité et le maintien de l’apparenced’impartialité constituent la première des responsabilités du magistrat ; lemagistrat doit se conformer au droit ; il a un devoir général de diligenceenvers les parties et doit se montrer délicat, digne et loyal à l’égard de tous ;la liberté de ses choix de vie privée doit céder le pas devant les exigencesde ses fonctions ; il a l’obligation de ne pas négliger son activité profession-nelle ; un devoir de prudence lui incombe quant à toute attitude susceptibled’altérer le crédit et l’image des institutions judiciaires ; etc.

Aussi, les principes élaborés dans les systèmes juridiques continen-taux en Europe en matière de déontologie judiciaire présentent suffisam-ment de ressemblances avec les données du droit canadien pour faire partiedes sources possibles auxquelles les instances canadiennes peuvent puiser.Le Conseil consultatif de juges européens, organisme rattaché au Conseilde l’Europe61, a adopté lors d’une réunion tenue du 13 au 15 novembre 2002un avis62 qu’il a soumis à l’attention du Comité des ministres du Conseil del’Europe. Cet avis portait sur les principes et règles régissant les impératifsprofessionnels applicables aux juges et, en particulier, la déontologie, lescomportements incompatibles et l’impartialité. Le Conseil consultatif dejuges européens conclut son analyse de la déontologie judiciaire parl’énoncé de douze principes, dans une forme qui se rapproche plus de cellequi est utilisée au Québec dans le Code de déontologie de la magistratureque de celle qui a cours dans les pays de common law. Ces principes sontles suivants :

i) chaque juge devrait chercher par tous les moyens à maintenir l’indépendancejudiciaire tant sur le plan institutionnel que sur le plan individuel,

ii) qu’il devrait adopter un comportement intègre dans ses fonctions et dans savie privée,

60. Le site Internet du Conseil supérieur de la magistrature est le suivant : [www.conseil-superieur-magistrature.fr/.

61. Selon le site Internet du Conseil de l’Europe (www.coe.int), le Conseil consultatif dejuges européens est l’organe consultatif du Conseil des ministres, qui prépare des avis àl’intention de celui-ci sur des questions de caractère général concernant l’indépendance,l’impartialité et la compétence des juges.

62. Avis no 3 (2002) du Conseil consultatif de juges européens (CCJE), [En ligne], 2002,[www.coe. int /t /F/Affaires %5Fjuridiques/Coop %E9ration %5Fjuridique/Professionnels %5Fdu %5Fdroit/Juges/CCJE/ccje %20_2002_ %20op %20n %203f %20-%20avis.pdf] (10 mars 2004). Cet avis contient plusieurs annexes traitant, entre autres,pour la plupart des pays européens, des devoirs auxquels sont astreints les juges, del’existence ou de l’absence de codes de déontologie, des incompatibilités de fonctions,des situations de conflits d’intérêts et de la responsabilité disciplinaire des juges.

Page 110: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

110 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

iii) que le juge devrait en toutes circonstances adopter un comportement à la foisimpartial et qui apparaît comme tel,

iv) qu’il devrait s’acquitter de sa tâche sans favoritisme, un préjugé effectif ouapparent, ou prévention,

v) que ces décisions devraient être prises en fonction de toutes considérationspertinentes pour l’application des règles appropriées de droit, en excluant touteconsidération étrangère,

vi) qu’il devrait manifester la considération voulue à toutes les personnes parti-cipant à l’activité juridictionnelle ou affectées par celle-ci,

vii) qu’il devrait exercer ses fonctions dans le respect de l’égalité des parties, enévitant tout parti pris et toute discrimination, en maintenant l’équilibre entre lesparties et en veillant au respect du principe de contradiction,

viii) qu’il fasse preuve de réserve dans ses relations avec les médias, qu’il pré-serve son indépendance et son impartialité en s’abstenant de toute exploitationpersonnelle de ses relations éventuelles avec les médias et de commentaires injus-tifiés sur les dossiers dont il a la charge,

ix) qu’il devrait veiller à maintenir un haut niveau de compétence professionnelle,

x) qu’il fasse preuve d’une conscience professionnelle élevée et d’une diligencerépondant à l’exigence d’un jugement prononcé dans un délai raisonnable,

xi) qu’il consacre l’essentiel de son temps de travail à ses activités juridictionnel-les, y compris des activités connexes,

xii) qu’il s’abstienne de toute activité politique de nature à compromettre son in-dépendance et à porter atteinte à son image d’impartialité.

En apportant les nuances appropriées au cadre social et juridique ca-nadien, l’expérience des pays de droit civil, tout autant que celle des paysde common law, présente ainsi une pertinence certaine pour le développe-ment de la déontologie judiciaire au Canada63.

1.2.2 Les normes internationales

Toute analyse de la déontologie judiciaire doit dorénavant tenircompte de l’élaboration d’une déclaration de principes internationaleportant sur ce sujet, soit les Principes de Bangalore sur la déontologiejudiciaire. Ils ont été présentés à la Commission des droits de l’homme duConseil économique et social de l’ONU par le rapporteur spécial sur l’indé-

63. La mondialisation du droit justifie d’ailleurs d’élargir les sources jurisprudentielles etdoctrinales en tenant compte des solutions retenues dans d’autres pays : C. L’Heureux-

Dubé, « Le défi de la magistrature : s’adapter à son nouveau rôle », dans M.J. Mossman

et G. Otis (dir.), La montée en puissance des juges : ses manifestations, sa contestation,Montréal, Éditions Thémis, 1999, p. 455, 459.

Page 111: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 111

pendance des juges et des avocats64 dans son rapport du 10 février 200365.Par sa résolution du 23 avril 200366, la Commission les a expressémentportés à l’attention des États membres et des organes de l’ONU et à l’at-tention des organisations gouvernementales et non gouvernementales vi-sées.

Comme le relate le rapporteur spécial de l’ONU, les Principes de Ban-galore sur la déontologie judiciaire ont été élaborés sous forme de projeten février 2001 par un groupe de juristes de common law, réunis à Banga-lore, en Inde67. Pour intégrer la perspective d’autres systèmes juridiques,en particulier celle des pays de droit civil, le projet a fait l’objet de diversesconsultations à l’échelle internationale au cours de 2002, puis a été révisédurant une réunion tenue à La Haye, du 25 au 27 novembre 2002. Selon lerapporteur spécial de l’ONU, les Principes de Bangalore sur la déontolo-gie judiciaire ont obtenu l’approbation générale d’éminentes autorités ju-diciaires de pays appartenant aux deux principales traditions juridiques quesont la common law et le droit civil.

D’abondantes sources documentaires de toutes provenances ont étéutilisées pour l’élaboration des Principes de Bangalore sur la déontologiejudiciaire : divers codes de déontologie adoptés en Amérique, en Asie et enAfrique, des déclarations de principes internationales relatives à l’indépen-dance judiciaire, ainsi que des énoncés de principes comme les Principesde déontologie judiciaire adoptés par le Conseil canadien de la magistrature.

Le préambule des Principes de Bangalore sur la déontologie judiciairerappelle qu’il est essentiel que les juges, individuellement et collectivement,traitent leur charge judiciaire conformément au mandat public qu’ellereprésente et s’efforcent de promouvoir et de maintenir la confiance

64. Pour ce qui est des fonctions de ce rapporteur spécial, voir : L. Huppé, « Les déclara-tions de principes internationales relatives à l’indépendance judiciaire », (2002) 43 C. deD. 299, 304.

65. Les Principes de Bangalore sur l’indépendance judiciaire sont reproduits en annexe dudocument suivant : M. Dato’ Param Cumaraswamy, Rapport du Rapporteur spécialsur l’indépendance des juges et des avocats, présenté en application de la résolution2002/43* de la Commission, E/CN.4/2003/65, [En ligne], 2003, [www.hri.ca/fortherecord2003/bilan2003/documentation/commission/e-cn4-2003-65.htm] (10 mars2004). Pour un exposé de la genèse de ces principes, voir : M. Kirby, « A GlobalApproach to Judicial Independence and Integrity », (2001) 21 University of QueenslandLaw Journal 147.

66. Résolution 2003/43 (E/CN.4/RES/2003/43), [En ligne], 2003, [www.unhchr.ch/Huridocda/Huridoca.nsf/(Symbol)/E.CN.4.RES.2003.43.En ?Opendocument] (10 mars 2004).

67. Y participait notamment l’honorable Claire L’Heureux-Dubé, membre de la Coursuprême du Canada.

Page 112: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

112 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

publique dans le système judiciaire. Considérant qu’il incombe au premierchef à l’appareil judiciaire de chaque pays de promouvoir et de maintenirdes normes élevées de déontologie, les Principes de Bangalore sur la déon-tologie judiciaire ont été conçus pour orienter la magistrature et lui fournirun cadre qui complète les règles légales et déontologiques auxquelles lesjuges sont soumis. Ils se terminent en souhaitant que des mesures efficacessoient prises au sein de la structure judiciaire de chaque pays en vue d’as-surer la mise en œuvre des principes qui y sont énoncés.

Dans une forme semblable à celle des Principes de déontologie judi-ciaire adoptés par le Conseil canadien de la magistrature, les Principes deBangalore sur la déontologie judiciaire retiennent six valeurs : l’indépen-dance, l’impartialité, l’intégrité, les convenances, l’égalité ainsi que la com-pétence et la diligence. Pour chacune de ces valeurs, les Principes deBangalore sur la déontologie judiciaire formulent un principe, qu’ils déve-loppent ensuite en règles particulières. Dans leur version originale anglaise,ces six principes se lisent comme suit :

Judicial independence is a pre-requisite to the rule of law and a fundamentalguarantee of a fair trial. A judge shall therefore uphold and exemplify judicialindependence in both its individual and institutional aspects.

Impartiality is essential to the proper discharge of the judicial office. It applies notonly to the decision itself but also to the process by which the decision is made.

Integrity is essential to the proper discharge of the judicial office.

Propriety, and the apperance of propriety, are essential to the performance of allof the activities of a judge.

Ensuring equality of treatment to all before the courts is essential to the due per-formance of the judicial office.

Competence and diligence are prerequisites to the due performance of judicialoffice.

Outre le rappel de notions fondamentales relatives à l’indépendance età l’impartialité judiciaires, les différentes règles qui détaillent ces principess’harmonisent bien avec celles qui ont été élaborées en droit canadien. Àtitre d’exemple, elles exhortent le juge à veiller à ce que sa conduite de-meure irréprochable aux yeux d’une personne raisonnable et lui rappellentqu’étant constamment soumis à l’examen critique du public il doit accep-ter librement et volontairement certaines restrictions personnelles, qu’ildoit toujours se conduire de manière conforme à la dignité de ses fonctions,qu’il ne peut utiliser le prestige de la fonction judiciaire à des fins person-nelles, qu’il ne doit divulguer aucune information confidentielle obtenuedans l’exercice de ses fonctions, qu’il ne doit pas pratiquer le droit pendantla durée de ses fonctions ou encore que ses fonctions judiciaires ont pré-séance sur toute autre activité.

Page 113: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 113

Bien qu’ils n’aient pas d’application directe en droit canadien, les Prin-cipes de Bangalore sur la déontologie judiciaire constituent néanmoins unétalon de référence pour le façonnement des règles de déontologie judiciaireau Canada. Le prestige de ceux qui les ont élaborés et l’ampleur de la con-sultation internationale dont ils représentent l’aboutissement, ainsi quel’appui explicite des instances de l’ONU, concourent à leur donner unevaleur juridique indéniable.

Deux caractéristiques ressortent plus particulièrement de l’analyse dessources formelles de la déontologie judiciaire. La première est que, quelque soit l’encadrement légal dans lequel émergent les principes déontologi-ques, la magistrature prend une part importante, sinon une part détermi-nante, dans leur élaboration. Cette situation permet de préserver au mieuxl’indépendance judiciaire, dans la mesure où les instances de la magistra-ture qui établissent les règles d’éthique judiciaire possèdent une légitimitésuffisante à l’égard de l’ensemble des juges visés. La seconde est que lesdifférents mécanismes utilisés pour formuler des principes déontologiques,que ce soit par un code de déontologie, un énoncé de principe ou autre-ment, n’influent pas substantiellement sur le contenu de ces principes.Variables dans leur présentation et leur mode d’émergence, les diversessources de la déontologie judiciaire convergent dans l’expression de prin-cipes fondamentaux semblables, sinon identiques.

2 Une modalité de la fonction judiciaire

Les obligations déontologiques des membres de la magistrature nedépendent pas de l’encadrement formel que leur procurent des codes dedéontologie judiciaire, lorsqu’il en existe. Plus fondamentalement, ellesconstituent une modalité de la fonction judiciaire, qui résulte tant de l’en-gagement pris par le juge lors de la prestation de son serment (2.1) que del’existence d’une obligation inhérente à la fonction judiciaire (2.2).

2.1 Le serment judiciaire

Une caractéristique essentielle de l’organisation judiciaire, au Canadacomme ailleurs, consiste à exiger de la personne qui accède à la magistra-ture qu’elle prononce un serment avant d’entrer en fonction. Ni l’identité,ni le prestige, ni les antécédents d’un candidat à la magistrature ne le dis-pensent de cette obligation, et ce, à tous les niveaux de la hiérarchie judi-ciaire. La charge de juge ne s’obtient qu’au prix de cet engagement solennelque comporte le serment judiciaire. Comme le confirment les circonstan-ces historiques de l’émergence de ce serment (2.1.1), la déontologie judi-ciaire trouve nécessairement son fondement premier dans cet engagementpersonnel du juge (2.1.2).

Page 114: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

114 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

2.1.1 Les origines du serment judiciaire

Après la fin de l’Antiquité68, les plus anciennes traces d’un sermentjudiciaire en Europe remontent au début du xii

e siècle69 ; le serment faitalors surtout appel à la conscience du juge. L’engagement contenu dans leserment du juge prend plus de corps au siècle suivant. En France, une or-donnance du règne de Saint Louis70 formule en décembre 1254 un sermentjudiciaire détaillé. Prêté publiquement, il contient diverses obligations liéesau maintien de l’impartialité du juge et lui fait obligation de juger suivantles coutumes et usages approuvés. Cette ordonnance prévoit, entre autres,l’obligation de rendre la justice sans distinction de personnes, car l’obliga-tion d’impartialité est déjà considérée à cette époque comme l’une des obli-gations principales de tous les juges71.

À la même époque, en Angleterre, le serment judiciaire prend touteson individualité dans le cas des juges itinérants, car les juges faisant partiedu conseil du roi ne prêtent pas encore de serment propre à leurs fonctionsjudiciaires72. Le serment des juges itinérants73 leur fait notamment obliga-

68. Le serment judiciaire existait déjà dans les droits de l’Antiquité : E. Kahn, « The JudicialOath », (1954) 71 South African Law Journal 22, 22-23.

69. J.M. Carbasse, « Le juge entre la loi et la justice : approches médiévales », dans J.M.Carbasse et L. Depambour-Tarride (dir.), La conscience du juge dans la traditionjuridique européenne, Paris, PUF, 1999, p. 67, aux pages 73 à 75.

70. Ordonnance pour la réformation des mœurs dans le Languedoc et le Languedoil, repro-duite dans son latin original et résumée en français dans Jourdan, Decrusy, Isambert

(dir.), Recueil général des anciennes lois françaises, t. 1, Paris, 1821, no 170. Pour unexposé des devoirs déontologiques des magistrats français de l’Ancien Régime, voir : M.Rousselet, Histoire de la magistrature française, des origines à nos jours, t. 2, Paris,Plon, 1957, p. 33-87. Sous l’Ancien Régime, les règles de déontologie judiciaire découlentde sources diverses, à savoir d’ordonnances, d’édits, de lettres patentes royales, d’arrêtsde règlement du conseil du roi et des parlements, ainsi que de règlements internes autribunal : S. Soleil, « « Pour l’honneur de la compagnie et de la magistrature ! » — Lepouvoir disciplinaire interne aux institutions judiciaires (XVIe – XVIIIe siècles) », dansAssociation française pour l’histoire de la justice, op. cit., note 59, p. 53, à lapage 57.

71. R. Jacob, Les fondements symboliques de la responsabilité des juges — L’héritage de laculture judiciaire médiévale, dans Association française pour l’histoire de la jus-

tice, op. cit., note 59, 7, p. 12-13.72. E. Campbell, « Oaths and Affirmation of Public Office Under English Law : An

Historical Retrospect », (2000) 21 (3) Journal of Legal History 1, 3.73. Bracton écrit ceci dans son traité (vers 1260), à propos des juges itinérants : « Each will

swear, one after the other, that in the counties into which they are to travel they will doright justice to the best of their ability to rich and poor alike, and they will observe theassise according to the articles set out », H. de Bracton, On the Laws and Customs ofEngland, t. 2, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1968, p. 309.

Page 115: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 115

tion de rendre justice dans la pleine mesure de leurs moyens, sans distinc-tion entre les riches et les pauvres. Leurs obligations déontologiques con-cernent principalement le maintien de leur impartialité, un devoir dediligence et la recherche de la justice et de la vérité74. C’est en 1346, sous lerègne d’Édouard III, que se trouve la première formulation d’un sermentjudiciaire dans la législation anglaise75. Il fait en particulier obligation auxjuges de bien et loyalement servir le roi et son peuple, de rendre égale jus-tice aux riches comme aux pauvres et leur interdit d’accepter une rémuné-ration de qui que ce soit d’autre que le roi.

Dès son origine, le serment judiciaire constitue la source des obliga-tions déontologiques du juge, « véritable acte fondateur de la fonction dejuger76 », de sorte que formuler des reproches d’ordre déontologique auxjuges consiste à « statuer sur leur fidélité à leur serment77 ». L’émergencedu serment judiciaire est liée à la profonde mutation du système judiciairequi intervient à cette période et qui accorde désormais au juge un rôle plusimportant dans la détermination des droits et des obligations des parties aulitige. Jusqu’alors, des modes irrationnels de preuve servaient à faire con-naître dans le procès le jugement divin. Ces modes de preuve sont rempla-cés par l’appréciation raisonnée de jurés ou de juges78. Comme le rôle dujuge change dans le déroulement du procès, l’obligation de rendre jugementdans le contexte du droit devient « l’obligation proprement professionnelledu juge79 ». Le serment constitue ainsi une technique utilisée, dès que

74. R. Jacob, loc. cit., note 71, 10-11.75. Ordinance for the Justices, 20 Ed. III, c. 1 (1346), reproduite dans The Statutes of the

Realm, t. 1, 1810, Londres, Dawsons, p. 303. Ce serment n’a été aboli que 500 ans plustard, bien que l’Ordinance for the Justices n’ait été alors que partiellement abrogée :Promissory Oaths Act, (1871) 34 & 35 Vict., R.-U., c. 48, Schedule 1, Part 1 et Part 2. Unnouveau serment judiciaire avait été préalablement promulgué par l’article 4 de laPromissory Oaths Act, (1868) 31 & 32 Vict., R.-U., c. 72 ; il se lit ainsi : « I do swear thatI will well and truly serve our Sovereign Lady Queen Victoria in the office of ____ andI will do right to all manner of people after the laws and usages of the realm, without fearor favour, affection or illwill. So help me God ».

76. R. Jacob, loc. cit., note 71, 9. L’auteur ajoute (p. 17) que les paroles du serment « n’obli-gent pas seulement à ce qui est explicitement énoncé, mais engagent au plus large, dansla totalité de ses actes, la personne, la conscience et le salut de qui les prononce. C’était,au vrai, la source de la déontologie et de la discipline dans tous leurs aspects. ».

77. Ibid.78. R. Jacob, « Le serment des juges ou l’invention de la conscience judiciaire (XIIe siècle

européen », dans R. Verdier (dir.), Le serment, t. 1 « Signes et fonctions », Paris, Édi-tions du Centre national de la recherche scientifique, 1991, p. 439, aux pages 447 à 455.

79. J.M. Carbasse, loc. cit., note 69, 76.

Page 116: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

116 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

s’amorce la mise en place du système judiciaire moderne, pour encadrer lerôle de la personne qui en constitue le pivot80.

En droit public canadien, les sources historiques relatives aux respon-sabilités des juges sont relativement peu documentées81. Malgré la raretédes sources, divers documents historiques permettent néanmoins de tirerla conclusion que, à toutes les époques de l’histoire canadienne, l’exercicedes fonctions judiciaires requiert la prestation d’un serment. Ainsi, sous leRégime français, un arrêt du Conseil supérieur de Québec du 12 novembre166482 fait défense à tout juge subalterne d’exercer sa charge sans avoirpréalablement prêté serment devant le juge royal de qui relève sa juridic-tion. De même, la commission accordée à un juge et bailli le 10 novembre167683 fait référence à un serment devant être prononcé par le juge avantd’exercer sa charge, sans toutefois en mentionner la teneur.

Sous le Régime anglais, la commission donnée le 16 janvier 176084 àl’un des premiers juges nommés après la Conquête anglaise lui fait expres-sément obligation de prêter le serment de s’acquitter en son âme et cons-cience des devoirs de sa charge. De même, la commission de capitainegénéral et gouverneur en chef de la Province de Québec donnée à JamesMurray le 21 novembre 176385 lui accorde pleins pouvoirs de nommer desjuges et de leur faire prêter « le serment ou les serments d’usage requis pourl’accomplissement fidèle des devoirs de leurs charges et pour faire ressor-tir la vérité dans toute cause judiciaire ». En 181786, la demande de destitu-

80. R. Jacob, loc. cit., note 71, 16, donne un exemple de l’importance du serment judiciaireaux yeux des justiciables à cette époque : « Dès le Moyen-Âge, des juges s’étaient faitreprésenter sur leur sceau dans la position du serment, main tendue vers un livre ouvert.C’était bien là l’acte initiatique qui transformait l’homme ordinaire en un juge légitime. »

81. Pour un bref exposé des sources documentaires relatives à l’évolution historique de laresponsabilité des juges, voir : H.P. Glenn, « La responsabilité des juges », (1983) 28R.D. McGill 228, 232 et suiv.

82. Arrêts et règlements du Conseil supérieur de Québec et ordonnances et jugements desintendants du Canada, Québec, Assemblée législative du Canada, Presse à vapeur deE.R. Fréchette, 1855, p. 22.

83. « Commission de M. Duchesneau à Pierre Duquet pour exercer la charge de juge et baillien l’Île d’Orléans à la place du sieur Aubert qui s’est volontairement démis de la ditecharge », dans P.G. Roy, Ordonnances, commissions, etc., etc. des gouverneurs et inten-dants de la Nouvelle-France, 1639-1706, t. 1, Beauceville, L’Éclaireur, 1924, p. 212.

84. « Commission du juge Jacques Allier », dans A. Shortt et A.G. Doughty (dir.), Docu-ments relatifs à l’histoire constitutionnelle du Canada, 1759-1791, 2e éd., 1re partie, Ot-tawa, Mulvey, 1921, p. 23.

85. Id., p. 150.86. A. Shortt et A.G. Doughty (dir.), Documents relatifs à l’histoire constitutionnelle du

Canada, 1791-1818, Ottawa, Mulvey, 1915, p. 508 et suiv. Il s’agissait du juge Louis-Charles Foucher.

Page 117: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 117

tion d’un juge du Bas-Canada est fondée notamment sur les manquementsà son serment. Une loi de 184187 établissant des cours de district prévoitque les juges de ce tribunal doivent, dans un délai de dix jours après leurnomination et avant d’exercer aucune autorité en vertu de cette loi, prêterle serment de remplir et d’exercer bien et fidèlement, au meilleur de leurconnaissance et capacité, tous les devoirs et l’autorité qui leur sont confiésen leur qualité de juge.

Ainsi, le serment judiciaire représente selon toute vraisemblance uneconstante dans l’histoire du droit canadien. Il fait partie intégrante des sys-tèmes de droit qui se sont développés en Europe depuis le Moyen-Âge etque les conquérants français et anglais implantent successivement en solcanadien pour marquer leur souveraineté.

2.1.2 La portée du serment judiciaire

En droit canadien, la formule du serment judiciaire varie d’un tribunalà l’autre. Les juges de la Cour suprême du Canada prêtent avant leur en-trée en fonction le serment suivant88 :

Je, [nom du juge], jure d’exercer fidèlement, consciencieusement et le mieux pos-sible mes attributions de juge en chef (ou de juge) de la Cour suprême du Canada.Ainsi Dieu me soit en aide.

Pour ce qui est des juges puînés, ce serment est prêté devant le juge enchef ou devant l’un de ses collègues, s’il est absent ou empêché ; la presta-tion du serment du juge en chef a lieu devant le gouverneur général en con-seil89.

87. Acte pour pourvoir à Administrer la Justice d’une manière plus facile et économiquedans les Causes Civiles, et autres matières d’une valeur pécuniaire modique, dans cettepartie de la Province ci-devant le Bas-Canada, (1841) 4 & 5 Vict., R.-U., c. 20, art 6.

88. Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), c. S-26, art. 10. Le même serment est prêté parles juges de la Cour fédérale, aux termes de l’article 9 de la Loi sur la Cour fédérale,L.R.C. (1985), c. F-7.

89. Loi sur la Cour suprême, précitée, note 88, art. 11. Pour ce qui est du juge en chef de laCour fédérale, l’article 9 de la Loi sur la Cour fédérale, précitée, note 88, prévoit que leserment est prêté devant le gouverneur général.

Page 118: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

118 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Bien qu’aucune disposition législative ne leur impose précisémentcette obligation90, les juges des tribunaux de droit commun au Québecprêtent aussi un serment lors de leur entrée en fonction. Les juges de laCour d’appel du Québec prêtent, devant le juge en chef, le sermentsuivant91 :

Je, [nom du juge], juge à la Cour d’appel, jure de remplir sincèrement, fidèlementet au meilleur de ma capacité, la fonction et les devoirs de juge à la Cour d’appelde la Province de Québec. Ainsi, Dieu me soit en aide.

Le serment d’office prêté par les juges de la Cour supérieure duQuébec se lit ainsi :

Je jure que je remplirai exactement et fidèlement, au meilleur de ma capacité, lacharge et les devoirs de juge de la Cour supérieure pour la province de Québec.Ainsi Dieu me soit en aide.

Pour ce qui est des juges de la Cour du Québec, ils prêtent devant lejuge en chef, le juge en chef associé ou un juge en chef adjoint, avantd’entrer en fonction, le serment suivant92 :

Je déclare sous serment de remplir fidèlement, impartialement et honnêtement, aumeilleur de ma capacité et de mes connaissances, tous les devoirs de juge de laCour du Québec et d’en exercer de même tous les pouvoirs.

Les différentes formules du serment prêté par les juges canadiens sontcomparables aux formules du serment que prêtent des juges exerçant leurs

90. Cette lacune découle sans doute des conditions historiques d’émergence des tribunauxde droit commun au Québec. En effet, aucune des nombreuses ordonnances et lois rela-tives à l’établissement et à l’organisation des tribunaux de droit commun au Québec,depuis la Conquête jusqu’à ce jour, ne traite du serment devant être prononcé par lesjuges avant leur entrée en fonction.

91. Ce serment n’est publié dans aucun texte législatif. Il est reproduit ici avec l’autorisationde l’honorable J.J. Michel Robert, juge en chef du Québec, que l’auteur tient à remercier.Le texte de ce serment est très semblable à la formule générale de serment promulguée,pour toute personne nommée à une charge relevant de l’autorité législative fédérale etdont le serment n’est pas autrement prévu dans une loi, par le Règlement sur les ser-ments d’office, C.R.C., c. 1242, adopté aux termes de l’article 4 de la Loi sur les sermentsd’allégeance, L.R.C. (1985), c. O-1.

92. Loi sur les tribunaux judiciaires, précitée, note 8, art. 89. En ce qui concerne les jugesdes cours municipales, l’article 36 de la Loi sur les cours municipales, L.R.Q., c. C-72.01,prévoit qu’avant d’entrer en fonction le juge doit prêter par écrit le serment qui suit,devant le juge en chef des cours municipales ou un juge de la Cour du Québec : « Je dé-clare sous serment que je remplirai fidèlement, impartialement et honnêtement, aumeilleur de ma capacité et de mes connaissances, tous les devoirs de juge d’une courmunicipale et que j’en exercerai de même tous les pouvoirs. »

Page 119: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 119

fonctions dans d’autres systèmes juridiques occidentaux, comme les jugesaméricains93, australiens94, anglais95, français96 ou d’autres pays européens97.

La valeur du serment judiciaire de même que sa portée juridique pourle juge qui y souscrit ressortent essentiellement des différentes caractéris-tiques de l’engagement qu’il contient, que des modalités de prestation duserment mettent en relief.

L’objet du serment judiciaire est d’obtenir du juge un engagement98,dont l’idée fondamentale est que le juge met sa personne au service de lafonction judiciaire99. En prêtant serment, le juge promet de servir l’idéal de

93. Judiciary and Judicial Procedure, title 28 U.S.C. s. 453 : chaque juge des États-Unis doitprêter le serment suivant avant son entrée en fonction : « I do solemnly swear (or affirm)that I,______, will administer justice without respect to persons, and do equal right to thepoor and to the rich, and that I will faithfully and impartially discharge and perform allthe duties incumbent upon me as ___ under the Constitution and laws of the United Sta-tes. So help me God. »

94. Le texte des serments prêtés par les juges des divers tribunaux australiens est reproduitdans : J. Thomas, Judicial Ethics in Australia, Sydney, The Law Book CompanyLimited, 1988, p. 101-102. Pour une appréciation des obligations qui en découlent, voir :J. Toohey, « « Without Fear or Favour, Affection or Ill-will » : The Role of Courts in theCommunity », (1999) 28 University of Western Australia Law Review 1.

95. Supra, note 75.96. Le serment des juges français est établi par l’article 6 de l’Ordonnance portant loi orga-

nique relative au statut de la magistrature, précitée, note 55, qui prévoit que tout magis-trat, lors de sa nomination à son premier poste, et avant d’entrer en fonction, prêteserment en ces termes : « Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garderreligieusement le secret des délibérations et de me conduire en tout comme un digne etloyal magistrat. » Le serment est prêté devant la Cour d’appel ou devant la Cour de cas-sation pour les magistrats qui y sont nommés. Le magistrat ne peut, en aucun cas, êtrerelevé de ce serment.

97. Pour une revue sommaire de divers serments prêtés par des juges en Europe, voir : G.Kerbaol, Annexe 14 : Tableau comparatif des régimes de responsabilité de magistratsdans les magistratures occidentales, [En ligne], [www.enm.justice.fr/centre_de_ressources/dossiers_reflexions/responsabilite/annexe14.htm] (11 mars 2004). Voir aussi :C. Matray, « Magistrature et démocratie : à la recherche des devoirs de la charge », dansLes droits de l’homme au seuil du troisième millénaire — Mélanges en hommage à PierreLambert, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 582-583.

98. E. Campbell, loc. cit., note 72, 1, écrit ce qui suit : « By taking an oath of office, a personacknowledges at least the principal duties attending occupancy of the office and promi-ses to perform them. » J. Thomas, op. cit., note 94, p. 101, écrit dans le même sens : « Thejudges’ oath is an important recognition of the ethical duties that the judge assumes upontaking office. »

99. D. Commaret, loc. cit., note 59, 215, écrit ceci : « plus qu’un pouvoir, la justice estd’abord une dette, que le magistrat accepte définitivement de partager lors de sa presta-tion de serment et dont il devient le garant ».

Page 120: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

120 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

justice sur lequel reposent la primauté du droit et la démocratie100 ; plusparticulièrement, il s’engage par son serment à rendre justice avec impar-tialité101. Il résulte nécessairement de cet engagement que le juge accepte, àl’égard de sa propre personne, les contraintes qui découlent de l’exercicede la fonction judiciaire. À compter de la prestation de son serment, il doitmoduler sa conduite, brider ses propos, aménager ses relations de façon àéviter toute interférence avec des fonctions qu’il a promis d’exercer « sin-cèrement », « fidèlement » ou « consciencieusement », selon le cas.

Le serment judiciaire comporte différentes caractéristiques qui, bienqu’elles soient implicites, paraissent néanmoins indispensables à la réalisa-tion de son objet. En premier lieu, l’engagement pris dans le contexte duserment est continu et lie le juge tant et aussi longtemps que celui-ci exercedes fonctions judiciaires, sans nécessité d’être périodiquement renouvelé.En deuxième lieu, cet engagement est irrévocable, de sorte que le juge nepeut s’en dégager, ni même en être délié par qui que ce soit102, car il per-drait alors une qualité essentielle à l’exercice des fonctions judiciaires quilui sont dévolues. En troisième lieu, cet engagement est indivisible ets’étend à chacune des fonctions publiques exercées par le juge.

Les diverses modalités de prestation du serment judiciaire, dont laforme ou la teneur peuvent varier d’un tribunal à l’autre, servent à forma-liser l’engagement que prend le juge en accédant à ses fonctions judiciaires.Ces modalités ont pour fonction de souligner avec solennité, aux yeux dujuge comme aux yeux de l’ensemble des justiciables, l’importance de l’en-gagement pris par le juge relativement aux fonctions qu’il s’apprête à exer-cer. Elles marquent publiquement les conditions en considérationdesquelles une fraction du pouvoir judiciaire de l’État est dorénavant ac-cordée à celui ou celle qui accède à la magistrature.

Pour ce qui est du moment auquel elle intervient, la prestation du ser-ment judiciaire précède l’entrée en fonction du juge : elle en constitue à vraidire l’indispensable porte d’entrée, de sorte qu’un juge qui refuserait ounégligerait de prêter serment ne pourrait sans doute pas exercer valable-ment ses fonctions judiciaires ni bénéficier des immunités qui y sont atta-chées. L’identité de l’officier chargé de l’assermentation du juge compte

100. Therrien (Re), précité, note 31, 75, citant le juge Beetz.101. R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, 533. Selon cet arrêt, il existerait une présomption

selon laquelle les juges respectent leur serment professionnel. Par ailleurs, l’obligationde prêter serment ainsi que l’existence d’un code de déontologie ont été considéréescomme des facteurs pertinents pour déterminer l’apparence d’impartialité des jugesmunicipaux siégeant à temps partiel : R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, 147-152.

102. Le droit français le spécifie expressément : supra, note 96.

Page 121: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 121

également parmi les formalités entourant la prestation du serment : il s’agitgénéralement du juge en chef du tribunal auquel le nouveau juge s’intègre,donc du titulaire d’un poste qui, sous certains aspects, demeure hiérarchi-quement supérieur à celui du nouveau juge. Enfin, l’usage donne souvent àla prestation du serment judiciaire un caractère public : les membres de lamagistrature et les proches du juge y sont généralement conviés et leurprésence rappelle au juge que le respect de la parole donnée lors de la pres-tation de son serment concerne autant ses collègues que l’ensemble desjusticiables.

Bien loin de constituer une simple formalité, la prestation du sermentjudiciaire formalise le rapport de droit qui s’établit entre le juge et les jus-ticiables assujettis à l’autorité du tribunal. Au moment de la prestation duserment, le juge acquiesce aux conditions dans lesquelles devront s’exer-cer les fonctions judiciaires qui lui sont dorénavant dévolues, et dont leserment fait sommairement la synthèse. Ce serment constitue pour le jugela source la plus directe des obligations déontologiques qui lui incombentdans l’exercice de ses fonctions, puisqu’il repose sur le consentement dujuge, librement et publiquement exprimé devant un officier dont l’autoritéest supérieure à la sienne. Par l’engagement solennel qu’il contient, le ser-ment judiciaire donne aux justiciables la garantie que des juges conscien-cieux acceptent personnellement les contraintes d’une justice fondée sur ledroit.

Dans le respect de l’indépendance du juge et des autres garanties quelui confère l’exercice de fonctions judiciaires, le serment rend le juge res-ponsable de ses décisions, de sa conduite et de ses propos, qui doiventdorénavant être appréciés selon l’engagement solennel pris au moment deson entrée en fonction103. Cet engagement personnel du juge constitue ainsinécessairement l’une des conditions fondamentales du maintien de la déon-tologie judiciaire104.

103. Notons que le rapport d’enquête concernant le juge L. Landreville (Ivan C. Rand, Inquiryre : the Honourable Mr. Justice Leo A. Landreville, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1966,p. 95), rédigé à une époque où la déontologie judiciaire ne faisait pas encore l’objet denormes précises au Canada, fait référence précisément dans l’analyse des motifs justi-fiant sa destitution au serment prêté par le juge Landreville.

104. Un juge de la Cour suprême des États-Unis écrit ainsi que le maintien d’une éthiquejudiciaire élevée repose sur trois principes : un engagement personnel des juges en cesens ; l’adoption de codes de déontologie judiciaire par la magistrature ; un processusd’examen des plaintes d’inconduite contrôlé par le pouvoir judiciaire ; A.M. Kennedy,« Judicial Ethics and the Rule of Law », (1996) 40 Saint Louis University Law Journal1067, 1067-1068.

Page 122: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

122 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Quoique le serment judiciaire constitue une source primordiale desobligations déontologiques du juge, et ce, depuis la mise en place du sys-tème judiciaire moderne, les obligations concrètes qu’il impose n’y sontgénéralement mentionnées que dans des termes très généraux, souvent parun renvoi aux devoirs de la fonction judiciaire, par ailleurs indéfinis. Toutcomme les textes codifiant les principes de la déontologie judiciaire, le ser-ment judiciaire consacre certaines obligations imposées au juge, mais sanspour autant en constituer le fondement premier. C’est la nature même de lafonction judiciaire qui donne aux obligations déontologiques des juges leurjustification primordiale.

2.2 Une obligation inhérente à la fonction

Il semble que la déontologie judiciaire soit aussi ancienne que le sys-tème judiciaire lui-même. Dès l’Antiquité105, des obligations déontologiquespèsent sur le juge, bien que leur fondement se rattache alors plus à la reli-gion qu’au droit. En considérant que la codification des principes de déon-tologie judiciaire constitue un phénomène relativement récent dansl’histoire des institutions judiciaires, il appert que les obligations déontolo-giques des juges ne trouvent pas leur fondement premier dans des codes dedéontologie et que ceux-ci viennent plutôt formaliser une obligation inhé-rente à la fonction judiciaire (2.2.1), ayant une portée juridique autonome(2.2.2).

2.2.1 Le caractère inhérent de la déontologie judiciaire

Les diverses obligations qui composent la déontologie judiciaire pa-raissent si intrinsèquement liées à la fonction judiciaire que le seul exercicede cette dernière suffit à les rendre contraignantes. C’est la nature mêmede la fonction judiciaire qui requiert, par exemple, que les juges préserventleur impartialité et qu’ils évitent de se placer dans des situations qui per-mettraient d’en douter : une justice partiale serait une justice dénaturée,tout comme une justice qui ne déciderait pas des litiges en fonction desrègles de droit ou sans égard aux éléments de preuve apportés par les par-ties. Il en découle que la déontologie judiciaire est une obligation inhérenteà la fonction judiciaire, parce qu’elle s’avère indispensable à sa réalisation.

105. À ce sujet, voir les articles suivants : S. Lafont, « Le juge biblique », dans J.M.Carbasse et L. Depambour-Tarride (dir.), op. cit., note 69, p. 19 ; J.-J. de los Mozos-

Touya, « Le juge romain à l’époque classique », dans J.M. Carbasse et L. Depambour-Tarride (dir.), op. cit., note 69, p. 49.

Page 123: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 123

L’existence de modalités inhérentes à la fonction judiciaire est bienétablie en droit canadien. Depuis longtemps, les tribunaux ont considéréqu’ils disposent de certains pouvoirs inhérents, indépendants de ceux quileur sont attribués par la loi106. Tant les tribunaux de droit commun que lesautres tribunaux judiciaires bénéficient de tels pouvoirs. Justifiés par lanécessité de rendre la fonction judiciaire effective, d’en permettre la réali-sation, ces pouvoirs servent, entre autres, à assurer l’accès aux palais dejustice, à contrôler le déroulement des litiges dont les tribunaux sont saisiset à faire respecter leur autorité. De tels pouvoirs existent aussi en matièrede déontologie judiciaire. La jurisprudence a ainsi établi que le juge en chefd’un tribunal dispose de certains pouvoirs inhérents relativement à la su-pervision de la déontologie des membres du tribunal107.

Les modalités inhérentes à la fonction judiciaire ne comportent pasuniquement certains pouvoirs, mais aussi des limites à la fonction judi-ciaire108. Tel est le cas, par exemple, du principe selon lequel un tribunal nepeut se saisir d’un litige de sa propre autorité, puisqu’il est tributaire de lavolonté des parties de s’adresser à lui, ou encore du principe qui empêcheles tribunaux de se saisir de questions de nature politique. Tout comme lespouvoirs inhérents, ces limites existent sans la nécessité qu’un texte cons-titutionnel, législatif ou réglementaire en fasse état. Elles sont fondées surune certaine conception que se fait le pouvoir judiciaire de son rôle dans lastructure constitutionnelle du pays109.

Il est également possible de considérer l’indépendance judiciaire, quidéfinit le statut juridique de la magistrature, comme une modalité inhérente

106. Pour une analyse de ces pouvoirs inhérents en droit canadien, voir : L. Huppé, Le ré-gime juridique du pouvoir judiciaire, Montréal, Wilson & Lafleur, 2000, p. 19-25 ; S.M.Sugunasiri, « The Inherent Jurisdiction of Inferior Courts », (1990) 12 Advocate’s Q.215. L’article suivant a acquis une grande notoriété en droit canadien à propos des pou-voirs inhérents des tribunaux : I.H. Jacob, « The Inherent Jurisdiction of the Court »,(1970) 23 Current Legal Problems 23. Pour un aperçu de la question dans les pays decommon law, voir à titre d’exemple : M.S. Dockray, « The Inherent Juridiction toRegulate Civil Proceedings », (1997) 113 The Law Quaterly Review 120 ; J.J. Janatka,« The Inherent Power : An Obscure Doctrine Confronts Due Process », (1987) 65Washington University Law Quartely 429 ; K. Mason, « The Inherent Jurisdiction of theCourt », (1983) 57 The Australian Law Journal 449 ; R.J. Pushaw, « The Inherent Powersof Federal Courts and the Structural Constitution », (2000-2001) 86 Iowa Law Review735 ; J.R. Wolf, « Inherent Rulemaking Authority of an Independent Judiciary », (2001-2002) 56 University of Miami Law Review 507.

107. Ruffo c. Conseil de la magistrature, précité, note 28, 304.108. Au sujet de ces limites, voir : L. Huppé, op. cit., note 106, p. 179 et suiv.109. Canada (vérificateur général) c. Canada (ministre de l’Énergie, des Mines et des Res-

sources), [1989] 2 R.C.S. 49, 91.

Page 124: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

124 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

à la fonction judiciaire110. La protection qu’elle offre aux juges, parfois sansqu’aucun texte l’établisse de façon explicite, comme l’immunité depoursuite111 ou le droit à une rémunération appropriée112, est de même na-ture que d’autres droits implicites de la magistrature, comme celui de dis-poser de palais de justice pour entendre les litiges ou d’avoir accès aupersonnel nécessaire au fonctionnement des tribunaux.

Dans ce contexte, qui fait une large part à la logique intrinsèque de lafonction judiciaire pour déterminer les règles de droit qui définissent l’en-cadrement juridique des tribunaux et des juges, les obligations déontologi-ques des membres de la magistrature doivent elles aussi être qualifiées demodalités inhérentes113 à la fonction judiciaire. En effet, il apparaît essen-tiel à la réalisation de la fonction judiciaire que des obligations restreignentou contraignent la conduite des juges pour en assurer la compatibilité avecles impératifs de cette fonction114. La capacité de réalisation de la fonctionjudiciaire et, par voie de conséquence, la primauté du droit seraient com-promises si de telles obligations déontologiques n’existaient pas, de sorteque les raisons mêmes qui justifient l’existence de la fonction judiciaire ausein de la société commandent un encadrement déontologique des mem-bres de la magistrature.

110. C’est d’ailleurs ainsi que l’indépendance judiciaire est considérée sur le plan internatio-nal : L. Huppé, loc. cit., note 64, 307.

111. Morier c. Rivard, précité, note 2.112. Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-

Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3.113. Le caractère inhérent de la déontologie judiciaire représente un fondement conceptuel

plus satisfaisant que la tradition et la pratique, qui ont été invoquées pour en justifier lesfondements en Grande-Bretagne : « There is no written code of judicial ethics inEngland ; the judges are guided by conventions, traditions, practices and understandingswhich have been established over the years by customs and precedents » ; S. Shetreet,Judges on Trial — A Study of the Appointment and Accountability of the EnglishJudiciary, Amsterdam, North Holland Publishing Company, 1976, p. 269.

114. L’Avis no 3 (2002) du Conseil consultatif de juges européens (CCJE), précité, note 62,par. 13, rappelle ce qui suit à propos des pouvoirs conférés aux juges : « Le but danslequel ces pouvoirs sont conférés aux juges est de permettre à ceux-ci de rendre la jus-tice par l’application de la loi et d’assurer que chaque personne dispose des droits et/oudes biens qui lui sont légalement dévolus et dont elle a été ou pourrait être injustementprivée. »

Page 125: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 125

La jurisprudence a établi que les juges doivent se conformer aux exi-gences requises par la fonction qu’ils occupent115, en soulignant la néces-sité qu’existent, au sein de la magistrature, des normes de conduitedestinées à maintenir la confiance des justiciables et à assurer la primautédu droit116. La déontologie judiciaire regroupe précisément l’ensemble desrègles ayant pour objet de maintenir la conduite des juges compatible avecles exigences de la fonction judiciaire. Elle formule les exigences minima-les à respecter pour susciter et maintenir la confiance du public dans l’inté-grité du processus judiciaire117 et relève, à ce titre, de l’ordre public118. Ellecontient des règles et des principes formulés pour maintenir chez les jugesles qualités nécessaires pour que les tribunaux conservent les caractéristi-ques requises par la primauté du droit et par la Constitution, dont leur in-dépendance et leur impartialité119.

Porteuse d’une responsabilité aussi lourde, la déontologie judiciaireconstitue indubitablement une composante intrinsèque de la fonction

115. Therrien (Re), précité, note 31, 76. Un comité d’enquête du Conseil de la magistrature duQuébec soulignait plus explicitement qu’un membre de la magistrature qui refuse de res-pecter les règles de déontologie judiciaire n’a d’autre choix que de quitter ses fonctionss’il ne s’y sent pas à l’aise : Rapport et recommandations du Comité d’enquête chargéd’entendre la plainte formulée par monsieur le juge Albert Gobeil à l’endroit de ma-dame la juge Andrée Ruffo, [En ligne], 6 mai 1997, p. 16, [www.cm.gouv.qc.ca/docu-ments/Decisions/1997-05-06%20Plainte%20de%20Albert%20Gobeil%20à%20l%27égard%20de%20la%20juge%20Andrée%20Ruffo/Rapport%20d% 27enquête.pdf] (10mars 2004).

116. Ruffo c. Conseil de la magistrature, précité, note 28, 332. Ces idées ont également étéformulées au sein des comités d’enquête des conseils de la magistrature ; à titre d’exem-ple, voir : Rapport d’enquête concernant le juge J.-G. Boilard, précité, note 31, par. 105 ;Rapport d’enquête concernant les plaintes de M. Lapointe, C. Lamothe et al. à l’égardde la juge Andrée Ruffo, 15 décembre 2000, [www.cm.gouv.qc.ca/documents/Decisions/2000-12-15%20Plainte%20de%20Miville%20Lapointe,%20Claude%20Lamothe%20et%20al.%20à%20l%27égard%20de%20la%20juge%20Andrée%20Ruffo/Rapport%20d%27enquête.pdf] (10 mars 2004).

117. T.D. Marshall, op. cit., note 52, p. 68 ; J. Thomas, op. cit., note 94, p. 7 ; Ruffo c. Con-seil de la magistrature, précité, note 28, 309.

118. Ruffo c. Conseil de la magistrature, précité, note 28, 311.119. Ces deux valeurs sont garanties notamment par l’article 11 d) de la Charte canadienne

des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de1982 sur le Canada (1982, R.-U., c. 11)] et par l’article 23 de la Charte des droits et liber-tés de la personne, L.R.Q., c. C-12. L’Avis no 3 (2002) du Conseil consultatif de jugeseuropéens (CCJE), précité, note 62, par. 14, mentionne ce qui suit, à propos d’une dispo-sition similaire de la Convention européenne des droits de l’Homme : « Loin de souli-gner la toute-puissance du juge, elle met en exergue les garanties apportées auxjusticiables et énonce les principes qui fondent les devoirs du juge : indépendance etimpartialité. »

Page 126: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

126 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

judiciaire et elle s’impose à ceux qui exercent cette fonction sans nécessitéqu’une source formelle de droit le reconnaisse expressément.

2.2.2 La portée de l’obligation inhérente

La qualification de la déontologie judiciaire comme obligation inhé-rente à la fonction judiciaire entraîne certaines conséquences quant à saportée juridique : elle permet de circonscrire la nature de la déontologiejudiciaire, de la considérer comme une caractéristique intangible de la fonc-tion judiciaire et d’en reconnaître le caractère résiduaire par rapport auxcodes de déontologie.

Certains propos de la Cour suprême du Canada jettent un doute sur lanature véritable de la déontologie judiciaire, première conséquence de saqualification. En considérant que la déontologie judiciaire « se veut uneouverture vers la perfection120 » et en prenant la position que la normedéontologique cherche « à prodiguer des conseils d’ensemble quant à laconduite121 », la Cour suprême du Canada donne à la déontologie judiciaireune connotation morale, plutôt que proprement juridique. Cette concep-tion conduit le tribunal à estimer que la règle déontologique « est un appelà mieux faire, non par la sujétion à des sanctions diverses, mais par l’obser-vation de contraintes personnellement imposées122 »

Une telle perspective masque le sens véritable de la déontologie judi-ciaire. Le fait que certains préceptes déontologiques peuvent être formulésà la manière d’injonctions morales ne peut remettre en cause ni atténuer laportée proprement juridique des obligations déontologiques des membresde la magistrature. La déontologie judiciaire analyse la conduite des jugesdans une perspective qui n’est pas celle de la morale, mais celle du droit.Sa finalité est la préservation de l’intégrité de la fonction judiciaire dansses manifestations quotidiennes. C’est en rapport avec les effets concretsqu’elle produit à l’égard de la fonction judiciaire que la déontologie judi-ciaire considère la conduite des juges, qu’il s’agisse de leur conduite dans

120. Ruffo c. Conseil de la magistrature, précité, note 28, 332. Cette conception a été abon-damment reprise par la suite, en particulier par les comités d’enquête du Conseil de lamagistrature du Québec.

121. Id., 333.122. Id., 332. En approuvant ces propos, la doctrine a aussi présenté la déontologie judiciaire

comme un « système normatif constitué d’exhortations générales à bien se comporter »(p. 310) : Y.-M. Morissette, « Comment concilier déontologie et indépendance judiciai-res », (2003) 48 R.D. McGill 297 (une version préliminaire de cet article a été publiéedans : Conseil de la magistrature du Québec, L’indépendance judiciaire… Con-trainte ou gage de liberté ?, Acte du colloque 2002, p. 79), disponible à l’adresse Internetsuivante : [www.cm.gouv.qc.ca/documents/documentUp/Colloque_2002.pdf].

Page 127: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 127

l’exercice de leurs fonctions judiciaires ou dans leurs activités personnel-les, et non relativement à une quelconque norme de perfection. Sans lapriver de la dimension morale qu’elle peut présenter aux yeux des juges, ilfaut reconnaître que la déontologie judiciaire est d’abord et avant tout uneobligation légale, qui incombe aux juges en raison de la nature des fonc-tions qu’ils exercent.

L’idée-maîtresse de la déontologie judiciaire n’est pas la perfection dela conduite du juge, mais sa compatibilité avec les exigences de la fonctionqu’il exerce. Un juge cesse d’être irréprochable sur le plan déontologiquenon parce qu’il s’éloigne d’une certaine idée de la perfection, mais parceque sa conduite, ses paroles, ses relations sont considérées comme incom-patibles avec les exigences de la fonction judiciaire, parce qu’elles sont denature à en empêcher la réalisation. Les principes déontologiques n’invi-tent pas le juge à atteindre dans sa personne une certaine perfection desqualités, si tant est que la perfection soit possible. C’est dans la réalisationde la fonction judiciaire, dans le maintien de son intégrité, que la déontolo-gie judiciaire trouve sa finalité.

Assujettir le respect des règles déontologiques à l’« observation decontraintes personnellement imposées », comme le suggère la Cour su-prême du Canada, paraît en outre largement insuffisant pour en assurer laconcrétisation. La contrainte qui pèse sur chaque juge, relativement au res-pect des règles déontologiques qui encadrent l’exercice de la fonction judi-ciaire, ne doit pas uniquement reposer sur la force de caractère du juge, surl’exemple de ses pairs ou sur l’ascendant du juge en chef. Elle doit prove-nir d’une obligation légale, qui s’impose à eux tous et qui forme la réfé-rence commune de leur conscience professionnelle. Libre de sesconvictions morales, pour autant qu’elles ne nuisent pas à sa charge publi-que, le juge doit demeurer assujetti à la possibilité d’une sanction légale sisa conduite interfère avec l’exercice de ses fonctions.

La deuxième conséquence de la qualification de la déontologie judi-ciaire comme obligation inhérente à la fonction est son caractère intangi-ble. À l’instar des pouvoirs inhérents, les obligations inhérentes liées aumaintien de l’éthique judiciaire existent sans devoir être consacrées dansun texte constitutionnel, législatif ou réglementaire. L’exigence du respectde certaines obligations déontologiques ne peut être abolie ni assouplie sansdénaturer la fonction judiciaire. Une loi qui prétendrait priver un tribunalde ses pouvoirs inhérents lui ferait perdre son identité propre123. Il en est

123. MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, 750 et 752.

Page 128: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

128 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

de même des obligations déontologiques qui encadrent la conduite desmembres de la magistrature. Tout comme il ne peut être délié de son ser-ment d’office, le juge ne peut être dispensé de se conformer aux obligationsdéontologiques qui découlent de la fonction qu’il exerce.

C’est ce caractère intangible de la déontologie judiciaire qui permet dedonner une assise aux obligations déontologiques des juges qui, comme lesjuges de nomination fédérale au Canada, ne sont pas régis par un code dedéontologie judiciaire. Il permet aussi de pallier l’absence de force contrai-gnante d’énoncés de principes comme les Principes de déontologie judi-ciaire adoptés par le Conseil canadien de la magistrature ou les Principesde Bangalore sur la déontologie judiciaire reconnus par l’ONU. Si la forcecontraignante de ces textes est faible, en raison de l’absence d’habilitationlégislative qui en établirait la valeur légale, en revanche la force contrai-gnante des principes qui y sont énoncés existe par elle-même, à cause desexigences inhérentes à la fonction judiciaire.

La troisième conséquence de la qualification de la déontologie judi-ciaire comme obligation inhérente à la fonction est son caractère résiduaire.Bien que les autorités compétences ne puissent dispenser les juges du res-pect de normes éthiques, elles peuvent cependant en détailler les principeset en préciser l’application concrète par des règles de droit. Un code dedéontologie judiciaire, ou toute autre règle de droit incorporant une obliga-tion déontologique, supplante dès lors l’obligation inhérente qui découle dela fonction. La source de droit formelle prend la relève de la source infor-melle pour les obligations et les règles qu’elle exprime de façon expresse.

Par définition, les obligations inhérentes à la fonction ne peuvent êtreformulées que de manière très générale, par référence aux principes fonda-mentaux qu’elles servent à mettre en œuvre. Elles ne fournissent aux jugesaucune règle précise quant à leur conduite. Telle est manifestement l’utilitéque présentent les textes qui codifient la déontologie judiciaire. Ils permet-tent de donner une substance concrète aux principes généraux inhérents àla fonction judiciaire, en indiquant les situations particulières susceptiblesde mettre en jeu ces principes et en fixant la conduite à suivre dans de tel-les circonstances pour assurer la préservation de ces principes généraux.

Cette approche de la déontologie judiciaire est particulièrement évi-dente dans les textes émanant des pays de common law. Les Principes dedéontologie judiciaire adoptés par le Conseil canadien de la magistrature,par exemple, construisent leurs règles selon cette logique : ils mettent enévidence des valeurs fondamentales, qui représentent ce que leurs auteursconsidèrent comme les principes fondamentaux de la fonction judiciaire, etdéduisent ensuite de ces valeurs une série de règles et de commentaires qui

Page 129: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 129

servent à les concrétiser ou qui précisent la conduite appropriée dans di-verses situations mettant en cause ces valeurs fondamentales.

À noter que les valeurs fondamentales figurant dans les Principes dedéontologie judiciaires du Conseil canadien de la magistrature, dans lesPrincipes de Bangalore sur la déontologie judiciaire et dans le Model Codeof Judicial Conduct (1990) de l’American Bar Association se recoupentlargement : chacun de ces textes comprend, tout comme le Code de déon-tologie de la magistrature applicable aux juges de nomination québécoise,la mention de l’indépendance judiciaire, de l’impartialité, de l’intégrité etde la diligence dans l’exercice des fonctions judiciaires. De toute évidence,ces valeurs fondamentales expriment des obligations inhérentes à la fonc-tion judiciaire. L’impartialité et l’indépendance, par exemple, constituentdes caractéristiques essentielles de la fonction judiciaire124, et c’est mani-festement pour cette raison qu’elles tiennent une place de premier plan dansla déontologie des membres de la magistrature.

Parce que la déontologie judiciaire est une obligation inhérente quipossède un caractère résiduaire, il en résulte que les textes qui codifient lesprincipes de déontologie judiciaire n’énoncent pas nécessairement les obli-gations des juges de façon exhaustive. Ceux-ci peuvent demeurer assujettisà certaines obligations qui n’y sont pas énumérées. Divers comités d’en-quête du Conseil de la magistrature du Québec ont ainsi considéré le Codede déontologie de la magistrature comme un cadre de référence non ex-haustif relativement à l’énumération des obligations déontologiques desjuges à qui il est applicable, et ce, bien que l’article 263 de la Loi sur lestribunaux judiciaires ne permette de saisir le Conseil de la magistrature duQuébec qu’en cas de manquement au Code de déontologie de la magistra-ture125.

124. Therrien (Re), précité, note 31, 47.125. Rapport d’enquête concernant la plainte de Suzy Guylaine Gagnon à l’égard du juge

Jean Drouin, [En ligne], 7 juin 1995, p. 4, [www.cm.gouv.qc.ca/documents/Decisions/1995-12-21%20Plaintes%20de%20Suzy%20Guylaine%20Gagnon%20et%20al.%20à%20l%27égard%20du%20juge%20Jean%20Drouin/Rapport%20d%27enquête.pdf ] ;Rapport d’enquête concernant la plainte du ministre de la Justice à l’égard du juge Ri-chard Therrien, [En ligne], 11 juillet 1997, [www.cm.gouv.qc.ca/documents/Decisions/1997-07-11%20Plainte%20du%20ministre%20de%20la%20Justice%20à%20l%27égard%20du%20juge%20Richard%20Therrien/Rapport%20d%27enquête.pdf] (10 mars2004). Des propos similaires ont été tenus pour ce qui est du droit belge : J. van

Compernolle, « La responsabilité des magistrats en droit belge », dans Institut de

sciences pénales et de criminologie, op. cit., note 59, 163, p. 172. L’Avis no 3 (2002)du Conseil consultatif de juges européens (CCJE), précité, note 62, est au même effet(par. 48).

Page 130: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

130 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Conclusion

Ainsi, un objectif semblable inspire les différentes techniques utiliséespar le droit canadien pour encadrer la conduite des juges : la préservationde l’intégrité de la fonction judiciaire, essentielle au maintien de la primautédu droit, que le préambule de la Loi constitutionnelle de 1982 consacrecomme l’un des principes fondamentaux de la société canadienne.

La première technique, la plus ancienne, consiste à exiger de chaquejuge un engagement personnel quant à la façon d’exercer les fonctions judi-ciaires que l’État lui confie. Le serment judiciaire donne à cet engagementune solennité qui en marque toute l’importance. Personnellement engagéenvers ses pairs, envers l’État et envers l’ensemble des justiciables, le jugene peut commettre d’écarts de conduite substantiels sans manquer à laparole donnée. Reposant sur le consentement public du juge, cette techni-que présente l’avantage de placer tous les juges sur un pied d’égalité,compte tenu de la similarité des différents textes de serment judiciaire. Ellea l’inconvénient de ne pas définir concrètement la portée de l’engagementdu juge.

La deuxième technique, la plus insistante, consiste à formuler des rè-gles de droit qui contraignent les membres de la magistrature et les expo-sent à des sanctions. La Loi constitutionnelle de 1867 énonce, pour les jugesdes tribunaux de droit commun, la norme fondamentale126 que la conduitedes juges est un facteur pertinent pour déterminer leur aptitude à exercerdes fonctions judiciaires. Pour ce qui est des juges de nomination fédérale,la Loi sur les juges amplifie cette norme fondamentale127 : le juge risqueune recommandation de destitution s’il manque à l’honneur et à la dignitéou encore aux devoirs de sa charge. Pour ce qui est des juges de nomina-tion québécoise, la même norme est détaillée dans le Code de déontologiede la magistrature et, aux termes de la Loi sur les tribunaux judiciaires, unmanquement aux règles qui y sont contenues expose le juge à une répri-mande ou à l’éventualité d’une destitution128. Cette technique présentel’avantage, pour les juges et pour les justiciables, de mieux définir les atten-tes de la société quant aux obligations déontologiques des membres de lamagistrature. Par le mécanisme de plainte qu’elle instaure, elle crée cepen-dant une certaine vulnérabilité chez les juges, en les soumettant à la possi-

126. Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 3, art. 99.127. Loi sur les juges, précitée, note 20, art. 65.128. Loi sur les tribunaux judiciaires, précitée, note 8, art. 95, 263 et 279.

Page 131: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 131

bilité de plaintes vexatoires. Elle exige aussi l’élaboration équilibrée d’unensemble de règles destinées à rendre effectif le processus disciplinaire touten préservant l’indépendance des juges.

La troisième technique, la moins contraignante, consiste à élaborer desguides de conduite pour les juges, sans que ceux-ci puissent se faire repro-cher d’y contrevenir. Telle est l’optique des Principes des déontologie ju-diciaire proposés par le Conseil canadien de la magistrature. Cettetechnique a permis à une voix plus autorisée que ne l’aurait été celle de ladoctrine de pallier l’absence de règles de droit formelles et de définir plusprécisément la compréhension mutuelle qu’ont les membres de la magis-trature des devoirs qui leur incombent. Cependant, sans aucune force con-traignante, elle laisse chaque juge libre de moduler sa conduite en fonctiondes conseils qui lui sont prodigués.

Inhérente à la fonction judiciaire, l’obligation du juge de respecter cer-taines obligations déontologiques est ainsi exprimée au moyen de diversmécanismes, complémentaires les uns par rapport aux autres. Au-dessusdes règles précises qui en détaillent la teneur, domine l’idée que, dans unesociété qui valorise la primauté du droit, la justice est établie au bénéficedes justiciables et que c’est dans la confiance des justiciables que les insti-tutions judiciaires trouvent leur véritable légitimité.

Page 132: Table des matières - CRIDAQ | UQAM
Page 133: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

La réforme du Code de procédure civiledu Québec : quelques réflexions

sur le contrat judiciaire

Sylvette Guillemard*

À l’occasion de la réforme du Code de procédure civile, le juge enchef du Québec annonçait le regain de vitalité du « contrat judiciaire »,qualification attribuée autrefois, en particulier pendant la période classi-que à Rome, au lien d’instance. L’auteure s’est penchée sur cette notion,son fondement et son origine, ainsi que sur les critiques auxquelles elle apu donner lieu, afin de vérifier si la nouvelle culture judiciaire québécoiseautorisait à qualifier de contractuelles les obligations que les parties ontmaintenant de participer au bon fonctionnement de l’instance. Elle con-clut qu’il faut rendre à César ce qui est à César, autrement dit laisser laqualification contractuelle du lien d’instance dans la sphère du droit ro-main, tout en constatant que, dorénavant, les litigants ont des obligationslégales qui reflètent les grands principes adoptés par le codificateur, no-tamment celui de la maîtrise de leur dossier par les parties.

In an address on the reform of the Code of Civil Procedure, the ChiefJustice of the Court of Quebec announced the revitalizing of the « judi-cial contract », formerly described in reference to — especially during theclassical period in Rome — the relationship between parties in joining is-sues. The author has analyzed this concept, its basis and origin, as well aswhatever criticisms it may have raised, in order to ascertain if the newQuebec legal culture may authorize qualifying as contractual the obliga-

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 133-155(2004) 45 Les Cahiers de Droit 133

* Professeure, Faculté de droit, Université Laval.

Page 134: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

134 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

tions that the parties now have to participate in the proper advancementof the proceedings. She concludes as has been said « Render unto Cæsarthe things that are Cæser’s », in other words best leave the contractualobligation qualification of the relation between parties unto Roman law,while noting that henceforth, litigants have legal obligations that reflectthe major principles adopted by the codifier, especially that of controlover the issues by the parties.

Pages

1 Ambiguïté terminologique ................................................................................................ 135

2 Origine de l’idée du contrat judiciaire procédural ....................................................... 136

3 Le contrat judiciaire procédural à l’époque moderne .................................................. 138

4 Brève critique de la thèse contractuelle .......................................................................... 141

5 La situation au Québec ..................................................................................................... 147

5.1 Avant la réforme du Code de procédure civile ................................................... 147

5.2 Depuis le 1er janvier 2003 ........................................................................................ 150

La première phase de la réforme du Code de procédure civile du Qué-bec1, entrée en vigueur le 1er janvier 2003, traduit en partie une nouvellephilosophie du droit judiciaire2 qu’elle énonce sous forme de principes di-recteurs : le principe de la maîtrise du dossier par les parties assorti de celuide l’intervention du juge3, le principe de la proportionnalité4 et le principede la conciliation judiciaire5.

1. Code de procédure civile, L.R.Q., c. C-25.2. Rappelons que la première codification de la procédure civile au Québec date de 1866

(Acte concernant le Code de procédure civile du Bas-Canada, S.C. 1866, c. 25). Elle aensuite été modifiée en 1897 (Loi concernant le Code de procédure civile de la provincede Québec, S.Q. 1897, c. 48) puis en 1965 (Code de procédure civile, S.Q. 1965, c. 80).

3. C.p.c., art. 4.1 : « Les parties à une instance sont maîtres de leur dossier dans le respectdes règles de procédure et des délais prévus au présent code. »

4. C.p.c., art. 4.2. Cet article reconnaît la nécessité d’une « justice « sur mesure » ou « à lacarte » », pour reprendre les expressions de D. Ferland et B. Émery, Précis de procé-dure civile du Québec, t.1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 16.

5. C.p.c., art. 4.3. Par cette disposition, le Code élargit la fonction judiciaire et favorise une« justice « douce » ou « consensuelle » » : (D. Ferland et B. Émery, op. cit., note 4, p. 19).

Page 135: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 135

Présentant la « nouvelle culture judiciaire » aux juges de la Cour supé-rieure du Québec, le juge en chef du Québec commentait ainsi l’article4.1 du Code de procédure civile : « Cette disposition ne prononce pas lamort du contrat judiciaire comme certains l’ont craint. Au contraire, il réaf-firme en quelque sorte la vitalité d’un tel contrat, mais il l’assujettit à desexigences très claires, et ce, de façon expresse6. »

Ce passage ne peut manquer de retenir l’attention, tant il est rare — auQuébec mais également en France7 — que l’on évoque la doctrine du con-trat judiciaire. Un rapide sondage, qui n’a évidemment aucune prétentionscientifique, nous a démontré que plusieurs juristes québécois ignorent dequoi il s’agit8, ce qui incite à se demander si, avant même de se pencher sursa mort ou sa résurrection, il n’est pas nécessaire de s’interroger sur sonexistence. Cela nous amènera à analyser la qualification juridique des nou-velles obligations que la réforme québécoise impose indéniablement auxlitigants.

1 Ambiguïté terminologique

D’emblée, signalons une équivoque. Le droit connaît deux types decontrats judiciaires. En effet, cette expression peut désigner le sujet denotre réflexion, soit « le lien d’instance, en vertu d’une théorie qui l’assi-mile à un rapport d’origine contractuelle9 ». Afin d’éviter une trop grandeconfusion des termes, nous nous proposons de le désigner par l’expression« contrat judiciaire procédural » tant il est intimement lié à la sphèreprocédurale. Entendu en ce sens, s’il n’y avait pas d’instance, il n’y auraitpas de contrat judiciaire.

Il se trouve que le contrat judiciaire est également celui « qui interviententre les parties, en cours d’instance, et dont l’existence est constatée et

6. Assemblée annuelle des juges de la Cour supérieure du Québec, La réforme dela procédure civile. Une nouvelle culture judiciaire, allocution d’ouverture de l’hono-rable J.J. Michel Robert, juge en chef du Québec, [En ligne], octobre 2002, [www.tribunaux.qc.ca/c-appel/propos/Discours_JJ_Michel%20Robert_serment_fichiers/conference_2_octobre_2002_la_malbaie.doc] (8 janvier 2004).

7. D’après le juge en chef, la doctrine du contrat judiciaire est en quelque sorte un héritagefrançais. Voir infra, note 101 et le texte correspondant.

8. L’ignorance à ce sujet de plusieurs juristes contemporains est certainement attribuable ànous, enseignants de droit judiciaire, qui avons tendance à centrer notre enseignementsur les règles et à délaisser l’histoire, les théories et les courants de la procédure civile.

9. H. Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien, Montréal, Wilson & Lafleur, 2001,p. 130.

Page 136: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

136 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

entérinée par le juge dont la décision n’est pas juridictionnelle10 » et qu’icinous appellerons le « contrat judiciaire conventionnel ». Dans ce registre,tout le monde connaît les accords par lesquels les parties mettent fin à l’ins-tance et, en particulier, le règlement hors cour, la transaction.

En réalité, il existe de nombreuses formes de contrats judiciaires con-ventionnels : certains ont pour objet la naissance même du contrat, le juge« forçant » l’accord des volontés, tandis que d’autres portent plutôt surl’exécution des obligations contractuelles11. Dans le premier cas, l’interven-tion du tribunal « remplace la rencontre des volontés12 », alors que dans lesecond elle « se greffe sur un accord de volonté. Le juge constate, autorise,homologue, ou consacre le contrat conclu par les parties13. » Quoi qu’il ensoit, en matière de contrats judiciaires conventionnels, l’accord entre lesparties — la conclusion de la vente, le remboursement de frais, etc. — pour-rait parfaitement exister en dehors du cadre judiciaire, sans recourir à lui.En somme, le juge ne fait qu’aider les parties qui font face à une difficultédont la résolution pourrait objectivement se situer en dehors du cadre judi-ciaire.

2 Origine de l’idée du contrat judiciaire procédural

Il faut remonter au droit romain pour trouver les traces de cette doc-trine14. À la période classique, la sanction du droit était demandée par uneprocédure formulaire15. Le demandeur préparait une « formule » qu’il pré-sentait au magistrat16 pour correction éventuelle. Ensuite, le demandeursoumettait, lisait sa formule au défendeur qui l’acceptait « en y ajoutantses moyens de défense (exceptions)17 ». Il y avait en quelque sorte rencon-tre d’une offre, par le demandeur, et d’une acceptation, par le défendeur :« Cet accord des parties opérerait la litis contestatio, qui serait donc l’ac-cord des plaideurs sur les termes de la formule. Comme ce sont ces termes

10. Id. Le droit anglo-saxon ne semble connaître que ce type de contrat judiciaire qu’il ap-pelle judicial convention.

11. Sur ces questions, voir notamment A. Eengel-Créach, Les contrats judiciairementformés, Paris, Economica, 2002.

12. Id., p. 180.13. Ibid..14. Voir J. Gaudemet, Institutions de l’antiquité, Paris, Sirey, 1982.15. Cette procédure a été consacrée par la loi Aebutia et la loi Iulia.16. À l’époque romaine, le magistrat et le juge sont deux personnes différentes. Alors que le

second tranche le litige, dit le droit, le premier est un fonctionnaire qui, entre autres,organise le litige, en fixe l’objet et nomme le juge.

17. J. Gaudemet, op. cit., note 14, p. 635.

Page 137: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 137

qui fixent la mission du juge, la procédure formulaire apparaît, dans cetteperspective, comme une procédure conventionnelle18. » Il faut ajouter quel’apparence de caractère contractuel était renforcée par le fait que la litiscontestatio opérait une transformation du droit primitif. Elle « éteignait ledroit substantiel litigieux pour le remplacer par un lien de droit de natureprocédurale19 » et produisait ainsi un effet analogue à celui de la novation :

« Le droit du demandeur (droit réel ou droit de créance) est éteint par la litiscontestatio. Les textes disent que son droit est comme enlevé (tollere, sumere).En conséquence, […] le demandeur ne peut plus, après la litis contestatio, repren-dre le procès en faisant valoir le droit qu’il a déjà produit en justice.

Mais le demandeur acquiert un droit nouveau, celui d’obtenir une con-damnation pécuniaire, si sa prétention est reconnue fondée.

Ce droit nouveau est donc un droit de créance, portant sur une somme d’argent[…] Ce droit nouveau est un droit éventuel, subordonné à la vérification par lejuge de l’exactitude des faits allégués par le demandeur20.

Cependant, les romanistes eux-mêmes nuancent, voire écartent, laqualification contractuelle de la litis contestatio, et ce, pour deux raisons.La première tient au rôle du magistrat. Son intervention dans l’élaborationde la formule au moment où le demandeur la lui présente21 donne au pro-cessus un « caractère public et autoritaire22 ». En outre, le magistrat devait« délivrer la formule (iudicium ou actionem dare) […] par un décret23 ».Finalement, la remise de la formule au juge par le magistrat lui donnait« non seulement le pouvoir mais l’ordre de juger (iudicare iubere)24 ». Laseconde raison est liée à la théorie du droit. À Rome, « la catégorie descontrats est […] étroitement délimitée. Seuls peuvent être qualifiés de con-trat, les actes auxquels le droit romain a expressément attribué ce qualifi-catif25. » Or la litis contestatio ne reçoit pas une qualification pareille.D’ailleurs, il serait difficile qu’il en soit autrement : elle ne « crée pas d’obli-gation à la charge des parties. Elle n’implique aucune prestation ou absten-tion de l’une à l’égard de l’autre. Elle a pour but de contraindre les parties[…] à laisser l’action procédurale se développer26. »

18. Ibid.19. H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé, t. 3, Paris, Sirey, 1991, p. 210.20. J. Gaudemet, op. cit., note 14, p. 638.21. Dans certains cas, le magistrat peut même refuser la formule proposée.22. J. Gaudemet, op. cit., note 14, p. 637.23. Id., p. 636.24. Ibid.25. Id., p. 638.26. Ibid.

Page 138: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

138 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

Comme c’est la procédure formulaire qui apparentait le lien judiciaireà un contrat, sa disparition aurait dû entraîner celle de cette doctrine.Pourtant, « lorsque la procédure extraordinaire fut généralisée, et vint sesubstituer à la procédure formulaire27 », et alors que « la litis contestatioavait cessé de transformer le droit du demandeur et n’avait d’autre résultatjuridique que d’imposer aux parties l’obligation légale de suivre l’instanceet d’exécuter le jugement, [l’idée du contrat judiciaire] resta, par la vertu dela tradition, flottante dans les textes28 ».

3 Le contrat judiciaire procédural à l’époque moderne

Cette idée a traversé les siècles ainsi, en « flottant ». Un auteur abor-dant l’histoire de la doctrine du contrat judiciaire dans une étude sur latransmissibilité et la durée des actions écrit, à propos de la période qui asuivi l’ordonnance de Roussillon (1564), que « l’obscurité la plus complèterègne dans cette partie de notre droit sur le point de savoir si l’instancefaisait naître un contrat judiciaire, et de quels actes de procédure il résul-tait29 ». Ricard le mentionne encore au xvii

e siècle et, par la suite, « l’idéed’un contrat a survécu sous l’influence de la philosophie volontariste duxviii

e siècle pour qui toute situation légale devait trouver sa source dansun acte de volonté implicite30 ».

Plus près de nous, Demolombe, s’interrogeant sur « la cause efficiente,et pour ainsi dire, la source, d’où dérive l’autorité de la chose jugée31 », écritceci :

Eh bien ! donc, cette cause efficiente, c’est la convention, le contrat judiciaire, parlequel les parties s’accordent à soumettre à la décision des juges le litige, qui lesdivise ; cette convention est nécessaire sans doute ; et la loi l’impose souveraine-ment, nul ne pouvant se faire justice à soi-même ; mais elle n’en a pas moins, dansson origine, le caractère d’un contrat32.

27. Req. 29 avril 1912, D. 1912.1.305, S. 1913.1.185, note Naquet, p. 185-186. Le passage de laprocédure formulaire à la procédure extraordinaire a eu lieu au iiie siècle.

28. Ibid.29. É. Valabrègue, « Transmissibilité et durée des actions », (1879) 8 Revue critique de

législation et de jurisprudence 519, 538. Cet auteur met en garde le juriste (p. 519) : « ilfaut accueillir avec la plus extrême réserve les règles juridiques que le passé nous a lé-guées et qui, grâce surtout à l’empire de la tradition, se sont glissées dans notre jurispru-dence ».

30. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 11.31. C. Demolombe, Traité de contrats ou des obligations conventionnelles en général, t. 7,

Paris, Imprimerie générale, 1878, p. 257.32. Ibid.

Page 139: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 139

Se demandant ensuite comment prend naissance ce contrat judiciaire,il explique ce qui suit :

[Le contrat judiciaire] se forme par les conclusions, que les parties déposent depart et d’autre, et qui représentent les deux termes de ce contrat […] Les conclu-sions ! cette pièce si importante de l’instance pour les parties et pour les juges :

Pour les parties, qui tracent ainsi le cercle, dans lequel le litige s’engage, et lespoints précis sur lesquels elles demandent une décision ;

Pour les juges, qui doivent rendre la décision demandée par les conclusions, tou-jours jusques à leurs dernières limites, et jamais au delà ! […]

Tel est donc le caractère de l’instance judiciaire : une convention, un contrat !

Ce caractère est essentiel ; et on le trouve dans toutes les législations, malgré ladifférence, souvent si profonde, de leurs systèmes de procédure33.

Tous ne partagent pas la foi et l’enthousiasme de Demolombe à l’égardde la qualification contractuelle du lien d’instance. Déjà, au xviii

e siècle,Pothier refuse de se prononcer, en particulier sur l’effet novatoire de la litiscontestatio, sous prétexte que « les principes du Droit Romain […] [ne sont]plus d’usage parmi nous34 ». Dans le même esprit, une centaine d’annéesplus tard, un auteur français s’interroge :

Notre législateur a-t-il admis ou repoussé la théorie du contrat judiciaire résultantde l’instance ?

Nous ne pensons pas, pour notre part, qu’il ait accordé à un acte précis de la pro-cédure la vertu d’opérer un lien juridique quelconque. D’où résulterait, en effet, celien que plusieurs jurisconsultes ont cru voir ? Nous cherchons en vain dans notrelégislation un acte correspondant à la litis contestatio des Romains […].

Malgré tout notre bon vouloir, il nous est impossible de le découvrir35.

Dès le début du xxe siècle, la doctrine du contrat judiciaire est jugée

désuète. L’idée d’un « engagement réciproque, contracté par les plaideurs,de rester en cause jusqu’au jugement, et de le subir quel qu’il soit36 », dési-gné « autrefois sous les mots de contrat judiciaire [est] de plus en plus aban-donnée37 ». Les critiques s’élèvent à l’unisson. Pour Naquet,

33. Id., p. 258-259.34. R.-J. Pothier, Traité des obligations, publié par A.F. Masson, Paris, Librairie de l’Œuvre

de Saint-Paul, 1883, par. 586, p. 289.35. É. Valabrègue, loc. cit., note 29, 539-540.36. E. Garsonnet, Traité théorique et pratique de procédure, 2e éd., t. 2, Paris, Librairie de

la Société de recueil général des lois et des arrêts, 1898, paragr. 662, p. 429.37. Req. 2 juin 1908, S. 1909.1.305, note Tissier, p. 306 ; l’italique est de nous.

Page 140: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

140 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

[Le] contrat judiciaire est […] une création arbitraire procédant d’une traditionmal comprise […].

Un contrat implique nécessairement un concours de deux volontés. Or, le prétenducontrat judiciaire est exclusif de la volonté libre des parties, car, si le demandeursaisit le tribunal, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen pour lui d’obtenir satisfac-tion, et, si le défendeur comparaît et conteste, c’est qu’il n’y a pas pour lui d’autremoyen de défendre ses droits38.

Tissier est catégorique : « Il n’y a, dans les rapports établis par l’ins-tance entre les parties et dans les obligations qui en résultent, rien de con-tractuel39. »

Deux auteurs ont systématiquement présenté des contre-argumentsaux critiques. Commentant l’ambiguïté terminologique que nous avons si-gnalée plus haut, entre le contrat judiciaire que nous avons appelé « con-ventionnel » et le contrat judiciaire que nous avons qualifié de« procédural », ils rétorquent uniquement : « pure question de terminolo-gie40 ». À l’affirmation de Tessier selon qui c’est par l’effet de la loi et nond’un contrat que les plaideurs « sont obligés de rester dans l’instance (l’ins-tance est un rapport d’ordre légal)41 », ils répondent : « [Si] cela est, qu’im-porte ? La loi n’attache-t-elle pas certaines obligations au contrat (bonnefoi, garantie, etc.)42 ? » Quant à l’absence de concours de volontés, ils ci-tent un arrêt de la Cour de cassation qui « dit bien que le défendeur accepteou refuse la juridiction43 ». Rappelons que la litis contestatio romaine avaitun effet novatoire. La disparition de celle-là a entraîné l’anéantissement decelui-ci : « C’est exact, […] mais la théorie contractuelle de l’instance n’estnullement liée à l’effet novatoire […] [et] on peut admettre le contrat d’ins-tance sans effet novatoire44. » Citant ensuite un auteur allemand pour qui« [l]’hypothèse du contrat est inutile, les parties à l’instance n’ont pasd’obligations (Pflichten) mais des charges (Lasten)45 », ils écrivent :

38. Req. 29 avril 1912, précité, note 27, p. 185.39. Supra, note 37, p. 306. La thèse contractuelle du lien d’instance rejoint tellement peu

d’adeptes que, dans la plupart des ouvrages dont l’index mentionne « contrat judiciaire »,les auteurs ne traitent que du contrat judiciaire conventionnel. Voir, par exemple, Ency-clopédie juridique Dalloz, Répertoire de procédure civile, t. II, Paris, Jurisprudence gé-nérale Dalloz. Parfois, le contrat judiciaire procédural y est mentionné mais uniquementpour signaler l’ambiguïté terminologique.

40. G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, Paris, PUF, 1958, p. 363.41. Ibid.42. Ibid.43. Ibid. L’arrêt en question est le suivant : Cass. 27 nov. 1951, D. 52.71.44. G. Cornu et J. Foyer, op. cit., note 40.45. Ibid.

Page 141: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 141

L’observation est intéressante encore qu’il faille distinguer, selon la sanction dontelles sont assorties, entre les obligations dont l’inexécution paralyse au moins tem-porairement le cours de la justice (comparaître, sanction : le défaut), celles quiexposent seulement l’une des parties à un désavantage (défaut de preuve), et cel-les qui appellent des sanctions pécuniaires (déloyauté). L’admettrait-on ? Elle necontredit pas la thèse contractuelle (il y a des charges contractuelles : donner congépour faire cesser une location verbale, mettre en demeure le débiteur…)46.

Parmi les zélateurs de la thèse contractuelle, certains sont allés jus-qu’à se pencher sur le mode de formation de ce contrat ! Cornu et Foyersuggèrent que, si « le contrat d’instance existe, ce sera, le plus souvent, uncontrat par correspondance entre absents (la théorie de la réception s’ap-pliquerait, semble-t-il, non celle de l’émission)47. » À la fin de leur plaidoyer,ils ont cependant un doute et admettent une lacune : « Une objection ce-pendant : le procès par défaut. Rien n’est parfait48. »

4 Brève critique de la thèse contractuelle

Il parraît aujourd’hui difficile de défendre, avec des arguments soli-des, la qualification contractuelle du rapport d’instance. Pour tout dire, elleprésente « un caractère fictif49 ».

Examinons les principaux éléments d’un contrat et en premier lieu lerôle de la volonté50. On peut admettre que le demandeur prend volontaire-ment l’initiative de porter sa demande en justice, personne, ni la loi niautrui, ne l’y obligeant. Cependant, estimer qu’un citoyen dont le droit estviolé peut rester passif, c’est énoncer un faux choix51. D’ailleurs, dans lamesure où ce justiciable veut obtenir réparation, la loi lui impose le recours

46. Id., p. 363-364.47. Id., p. 364.48. Ibid. Mentionnons également que certains ont avancé la thèse quasi contractuelle, guère

satisfaisante. « S’il est vrai que les obligations nées d’un quasi-contrat n’ont pas leursource dans la volonté des parties, on voit mal à quel quasi-contrat pourrait se rattacherla création d’une instance » : H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 11, faisant réfé-rence à Henri Vizioz, La notion de quasi-contrat — Étude historique et critique, thèse,Faculté de droit de l’Université de Bordeaux, 1912, nos 37, 46 et 68.

49. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 10.50. C.c.Q., art. 1378 : « Le contrat est un accord de volonté, par lequel une ou plusieurs per-

sonnes s’obligent envers une ou plusieurs autres à exécuter une prestation. »51. Cette option fait penser au prétendu choix offert dans certains contrats d’adhésion. Tout

le monde sait que, même si théoriquement, personne n’est obligé de signer un contratavec un fournisseur d’électricité qui détient un monopole en la matière, personne n’yrenonce, et parler de choix dans ces conditions constitue un leurre.

Page 142: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

142 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

à une autorité, nul ne pouvant se faire justice à soi-même. La justice est unservice public qui relève de l’État52.

S’il est possible, à l’extrême rigueur et de façon toute théorique, en-core une fois, de déceler une volonté chez le demandeur, il semble difficiled’arriver à la même conclusion en ce qui concerne le défendeur. Une foisles démarches du demandeur entamées, le défendeur est pris malgré luidans l’engrenage judiciaire. Qu’importe qu’il y participe ou non, la déci-sion finale le concerne et le lie. Sa volonté à cet égard ne joue pas un rôleimportant. S’il se soumet au processus engagé par le demandeur, on ne peutaccepter de conclure que ce soit sur une base réellement volontaire : « Ilest faux de dire que le défendeur accepte le débat : il subit le procès plusqu’il ne l’accepte, pour éviter d’être condamné sans avoir été entendu53. »Bref, comme l’écrit Naquet, « le prétendu contrat judiciaire est exclusif dela volonté libre des parties, car, si le demandeur saisit le tribunal, c’est qu’iln’y a pas d’autre moyen pour lui d’obtenir satisfaction, et, si le défendeurcomparaît et conteste, c’est qu’il n’y a pas pour lui d’autre moyen de dé-fendre des droits54 ».

En cas d’absence de coopération du défendeur, qu’il ne comparaissepas ou qu’il ne plaide pas, l’action engagée par l’autre litigant parviendraquoi qu’il en soit à son terme, la principale différence se traduisant vrai-semblablement en termes de rapidité55. S’il ne comparaît pas et même s’ilse contente, pourrions-nous dire, de ne pas plaider, ne faut-il pas voir làune réelle volonté de ne pas participer au processus ? « Comment, dans cesconditions, peut-on encore parler d’un “contrat” […]56 ? »

52. Nous excluons ici l’arbitrage, auquel les parties peuvent choisir de recourir lorsque ledifférend relève de certains domaines, comme en matière de relations commerciales. Ici,la nature contractuelle de la volonté commune de retirer compétence aux autorités éta-tiques pour en investir un système de justice privée ne fait aucun doute. C’est d’ailleursparce que le recours à l’arbitrage constitue une dérogation au « monopole » de l’État enmatière de justice que celui-ci, par la bouche de ses législateurs, l’autorise à conditionque les parties impliquées démontrent par un accord de volonté exprès, sous forme écrite,leur renonciation au système de justice publique : C.c.Q., art. 2640 ; Nouveau Code deprocédure civile français, art. 1443 ; et art. II et IV 1.b) de la Convention pour la recon-naissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, New York, 10 juin 1958.La convention d’arbitrage est, selon les termes mêmes de l’article 2638 du C.c.Q. et del’article 1442 du Nouveau Code de procédure civile français, un contrat.

53. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 10-11.54. Req. 29 avril 1912, précité, note 27, p. 185.55. C.p.c., art. 192.56. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 11.

Page 143: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 143

Pour défendre la thèse contractuelle, Cornu et Foyer s’appuient enpartie sur le désistement d’instance qui, en droit français, nécessite la par-ticipation volontaire des deux parties : « Le rapport qui lie les partieslitigantes ne saurait être rompu par la volonté d’une seule (sauf excep-tion)57. » En effet, l’article 394 du Nouveau Code de procédure civilefrançais58 fait reposer sur le seul demandeur l’initiative de mettre fin à l’ins-tance et le désistement, en règle générale, « n’est parfait que par l’accepta-tion du défendeur59 ». Toutefois, en réalité, l’acceptation par le défendeurn’est pas absolument indispensable puisque « [l]e juge déclare le désiste-ment parfait si la non-acceptation du défendeur ne se fonde sur aucun motiflégitime60 ». Si ces dispositions font dire à des auteurs français que l’argu-ment fondé sur le désistement n’est pas « probant61 », au Québec la ques-tion est encore plus rapidement résolue, car, depuis le Code de 1965, « [u]nepartie peut se désister de sa demande ou de son acte de procédure en toutétat de cause62 ». La procédure est très simple et ne nécessite nullementl’accord de l’autre litigant : « Le désistement se fait par simple déclarationsignée de la partie elle-même ou de son procureur, et présentée à l’audienceou produite au greffe. Sauf s’il est fait à l’audience en présence de la partieadverse, le désistement ne devient opposable à celle-ci que s’il lui a été si-gnifié63. » Pour terminer sur ce terrain, ajoutons qu’à notre avis, de toutesfaçons, le seul fait qu’une situation risque de présenter sporadiquement desévénements faisant intervenir la volonté des participants ne peut suffire àlui attribuer une qualification contractuelle.

L’absence de volonté, au sens contractuel du terme, permettrait à elleseule à écarter la thèse du contrat. Poursuivons quand même.

Pour qu’il y ait contrat, il est nécessaire qu’il y ait échange de consen-tement64, celui-ci se réalisant « par la manifestation, expresse ou tacite, dela volonté d’une personne d’accepter l’offre de contracter que lui fait uneautre personne65 ». Il faut donc également se pencher sur la prétendue of-fre, faite par le demandeur. Qu’est-ce qui, dans le déroulement de la procé-dure, constituerait ou matérialiserait l’offre ? Et quel en serait le contenu ?

57. G. Cornu et J. Foyer, op. cit., note 40, p. 363.58. Nouveau Code de procédure civile français, ci-après cité : « C.p.c.fr. ».59. C.p.c.fr., art. 395.60. C.p.c.fr., art. 396.61. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 11.62. C.p.c., art. 262.63. C.p.c., art. 263.64. C.c.Q., art. 1385.65. C.c.Q., art. 1386.

Page 144: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

144 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

Au Québec, c’est par la requête introductive d’instance que le défendeurprend officiellement connaissance de la décision — nous n’oserions main-tenant dire la volonté ! — du demandeur de saisir le tribunal66. La requête,accompagnée d’un avis de comparution, est signifiée au défendeur67. L’of-fre pourrait-elle être constituée par une seule de ces pièces soit seulementl’avis, soit seulement la requête ? En ce qui concerne le premier, cela sem-ble matériellement impensable, puisqu’il n’est somme toute qu’un acces-soire de la requête. D’ailleurs, la jurisprudence ne rapporte aucun cas designification d’avis seul. Au surplus, il ne contient essentiellement aucunélément propre au litige envisagé. Ses termes sont plutôt imposés de façonstandard et identique par le législateur, quel que soit le type de litige, quel-les que soient les parties68.

La requête, en revanche, contient des énoncés personnalisés, choisiset rédigés par le demandeur et est d’ailleurs signée par lui ou son procu-reur. Elle énonce « les faits sur lesquels la demande est fondée et les con-clusions recherchées69 » ainsi que « l’indication du tribunal saisi et dudistrict dans lequel la demande est portée70 ». Dans l’esprit du demandeur,c’est certainement la requête, plus que l’avis, qui indique son désir d’inten-ter un procès. La preuve en est qu’il arrive qu’elle ne soit pas accompagnéede l’avis71.

Selon nous, si offre il y avait, elle serait certainement constituée et dela requête et de l’avis, indissociables à la fois pour fonder les raisons, lesmotifs du débat judiciaire envisagé et pour « inviter » le défendeur à y par-ticiper.

En quoi consisterait l’acceptation ? Bien entendu, nous n’envisageronsici que le cas où le défendeur participe à toutes les étapes procédurales. Ànotre avis, la comparution est un acte de type administratif, au sens largedu terme, qui signifie que le défendeur accepte effectivement de s’engagerdans le processus judiciaire, quitte à le contester d’ailleurs. Et justement,de la même façon que quelqu’un ne peut s’engager à accepter une offred’achat sans savoir sur quoi elle porte, ce que l’offre doit décrire, le défen-deur ne peut accepter de prendre part à un procès sans connaître les pré-

66. C.p.c., art. 111.67. C.p.c., art. 119 (pour l’avis) et art. 78 (pour la signification).68. D’ailleurs, l’article 119 C.p.c. in fine précise : « Cet avis doit être conforme au texte éta-

bli par le ministre de la Justice. »69. C.p.c., art. 111.70. C.p.c., art. 111.1.71. L’absence d’avis peut, dans certaines circonstances, constituer un moyen de défense et

le défaut de signification de l’avis peut être corrigé. Voir D. Ferland et B. Émery, op.cit., note 4, p. 250.

Page 145: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 145

tentions de son adversaire qui, elles, sont énoncées dans la requête. Or, pardéfinition, le défenseur va s’opposer aux arguments, de fait et de droit, deson adversaire, liés à la substance même du dossier ou à certains aspectsprocéduraux. Sur ce chapitre, il pourra, par exemple, contester la compé-tence, ratione materiae ou ratione personae, du tribunal72. Est-il possible,dans ces conditions, d’admettre qu’il accepte l’offre du demandeur, condi-tion nécessaire pour réaliser la formation du contrat ? La réponse est évi-dente. Chacun sait que « [l]’acceptation qui n’est pas substantiellementconforme à l’offre […] ne vaut pas acceptation. Elle peut, cependant, cons-tituer elle-même une nouvelle offre73. » Il est inutile de poursuivre sur ceterrain-là, au risque de tomber dans une logique… kafkaïenne ! Par défini-tion, par essence, la notion d’acceptation, au sens de la théorie contrac-tuelle, est antinomique de la participation du défendeur au procès et à laprocédure qui y mènent.

Quand le contrat se formerait-il ? En droit romain, « [l]a remise de laformule par le demandeur au défendeur qui l’accepte constitue le contratjudiciaire74 ». C’est donc à cette étape précise, celle de la litis contestatio,que le rapport est scellé en un contrat qualifié de formel par certains75. Cequi, en matière de cheminement procédural, s’apparenterait à la litiscontestatio serait, en droit moderne, la liaison de l’instance, prévue à l’ar-ticle 186 du Code de procédure civile :

La contestation est liée :

1o par la demande, la défense et la réponse ;

[…]

3o par la demande et la défense, lorsque le demandeur a renoncé à produire uneréponse ou qu’il a été forclos de le faire.

Cependant, la liaison d’instance n’a pas le même fondement que la litiscontestatio et ses effets en sont différents. Cela fait dire à des « autoritésgraves et nombreuses76 », notamment Solus et Perrot, que « la liaison del’instance […] n’apparaît plus de nos jours que comme une survivanceaffadie de l’ancienne litis contestatio […] dont le contenu se serait progres-sivement vidé d’une grande partie de ses effets au profit d’actes qui précè-dent ou qui suivent le dépôt des premières conclusions du défendeur77 ».

72. C.p.c., art. 163-164.73. C.c.Q., art. 1393.74. J. Gaudemet, op. cit., note 14, p. 635.75. Id., p. 637.76. É. Valabrègue, loc. cit., note 29, 538.77. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 210.

Page 146: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

146 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

Pour ne prendre qu’un exemple, mentionnons que la litis contestatio « fixaitde manière définitive l’étendue du rapport d’instance78 ». Or, en droit fran-çais et en droit québécois, par exemple, la liaison d’instance ne produit pasun tel effet. Ainsi, l’article 186 du Code de procédure civile n’empêcheabsolument pas des modifications ultérieures à cet égard :

Les parties peuvent, en tout temps avant jugement, amender leurs actes de procé-dure sans autorisation et aussi souvent que nécessaire en autant que l’amende-ment n’est pas inutile, contraire aux intérêts de la justice ou qu’il n’en résulte pasune demande entièrement nouvelle sans rapport avec la demande originaire.

L’amendement peut notamment viser à modifier, rectifier ou compléter les énon-ciations ou conclusions, invoquer des faits nouveaux ou faire valoir un droit échudepuis la signification de la requête introductive d’instance79.

Soulevons, simplement pour la mentionner puisque certains s’y sontarrêtés, une autre difficulté. Dans la mesure où la liaison d’instance est vuecomme un contrat, qui en sont les parties ? Au-delà des plaideurs, pour quila réponse est évidente, quel rôle donner au juge dans ce processus auquelil est obligé de participer en raison du prétendu accord contractuel ? Se si-tuant un peu en dehors du débat sur la nature juridique d’instance et con-sidérant plus généralement le « rapport d’instance », Cornu et Foyer sedemandent : « En plus du lien qui se noue entre les plaideurs et dont nul neconteste qu’ils soient parties en cause, un rapport s’établit-il entre ces der-niers et l’État en la personne de ses juges80 ? » Ils mentionnent deux auteurspour qui une réponse affirmative s’impose parce que l’obligation du jugede « statuer sur la demande [est] un effet81 » du rapport d’instance. Cornuet Foyer contestent cette position : « C’est simplement un devoir de sacharge. C’est son office même. Le lien d’instance, d’ailleurs, se noue, etpeut se dénouer (désistement, péremption) en dehors du juge qui n’y estdonc pas partie […] Le rapport n’existe qu’entre parties. Il est de droitprivé82. »

Quant aux sanctions des inexécutions des obligations procédurales,elles n’ont aucune parenté avec celles qui sont prévues par le droit civil,mais découlent du processus et de l’organisation judiciaires eux-mêmes.Ainsi, si le défendeur fait défaut de plaider, par exemple, sa sanction sera

78. Ibid.79. C.p.c., art. 199. Pour des exemples de modifications, voir D. Ferland et B. Émery, op.

cit., note 4, p. 336-350. En droit judiciaire français, voir notamment H. Solus et R.Perrot, op. cit., note 19, p. 865-930.

80. G. Cornu et J. Foyer, op. cit., note 40, p. 363.81. Ibid.82. Ibid.

Page 147: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 147

de ne pas pouvoir produire de témoins83, si une partie omet de communi-quer une pièce, autre qu’une pièce au soutien d’un acte de procédure, dansle délai prévu, elle devra demander au tribunal une autorisation pour laproduire84, etc. Tout cela est bien loin de l’exécution en nature et de l’ob-tention de la résiliation du contrat85. En matière judiciaire, impossible éga-lement d’invoquer l’exceptio non adimpleti contractus. Remarquons que,si en matière contractuelle le défaut de l’une des parties d’exécuter en toutou en partie ses obligations peut fréquemment nuire ou à tout le moins « dé-ranger » le cocontractant, en matière procédurale, l’absence de coopérationde l’adversaire aurait parfois l’effet inverse.

En outre, quel est, de façon générale, l’intérêt d’une qualification con-tractuelle ? C’est principalement de reconnaître des obligations entre lesparties, obligations qui reposent pour une large part sur l’autonomie de leurvolonté et leur liberté contractuelle, en lieu et place d’une obligation impo-sée par le législateur86, et qui sont assorties de sanctions idoines en cas decontravention. En matière judiciaire, une telle qualification est, selon nous,« stérile87 » et inutile puisqu’elle ne porte pas à conséquence. Les obliga-tions imposées aux parties ne relèvent pas de leur libre arbitre mais uni-quement de la loi, du code ; quant aux sanctions, nous venons de voir quecelles qui sont applicables en matière contractuelle leur sont totalementinadaptées. Affirmer que la relation entre les litigants constitue un contratjudiciaire procédural ne peut donc constituer qu’une formule de style…impropre, à notre avis.

5 La situation au Québec

5.1 Avant la réforme du Code de procédure civile

Comment la théorie contractuelle du lien d’instance est-elle reçue auQuébec ? Contrairement à ce que laissent croire les propos du juge enchef88, force est de constater que le contrat judiciaire n’y est pas très vigou-reux. La doctrine est plus que discrète à son sujet et la jurisprudence ne lementionne que très rarement. À la fin du xix

e siècle, à propos d’une ques-tion d’identité d’objet et de causes entre deux instances, la Cour supérieure

83. C.p.c., art. 195.84. C.p.c., art. 331.4.85. C.c.Q., art. 1590.86. D’ailleurs, il est connu que le contrat est la loi des parties, comme l’énonce expressé-

ment l’article 1134 du Code Napoléon.87. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 11.88. Supra, note 6.

Page 148: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

148 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

a cité quelques extraits de Demolombe sur le contrat judiciaire comme fon-dement de l’autorité de la chose jugée89.

Plus récemment, le juge Monet a mentionné le contrat judiciaire dansle contexte d’une affaire familiale :

Le lien juridique d’instance est celui des parties. L’instruction est conduite par lesparties. Les moyens de fait et de droit sont avancés par les parties. C’est sur lesprétentions respectives des parties que le juge du procès doit statuer. Certes, denos jours, le juge joue un rôle actif et exerce de vastes pouvoirs, que reflètent, parexemple, les articles 292 et 463 C.P. Néanmoins, la prudence commande à celuiqui a pour mission de juger de s’assurer que les parties aient l’occasion d’êtreentendues sur un point qui, d’une part, lui paraît déterminant et, d’autre part, neressort pas du contrat judiciaire90.

De même, étudiant l’effet de l’article 17 des Règles de pratique de laCour supérieure qui interdit, sauf autorisation du juge, le dépôt tardif despièces, le juge LeBel, alors à la Cour d’appel, écrivait :

Dans la mesure où la cause était considérée comme en état, bien que le système demise en état prévu par les règles de pratique de la Cour supérieure laisse place àune certaine flexibilité que réserve notamment la règle 17, il demeure que le certi-ficat d’état et la déclaration que la cause est prête constituent une forme de con-trat judiciaire entre les parties. On ne saurait y déroger sans raison sérieuse91.

Quelques années plus tard, la Cour supérieure reprend ces propos et,les appliquant au dossier qui lui est alors soumis, conclut simplement : « Ladéfenderesse et son avocat font bien peu de cas du « contrat judiciaire » lesliant92. »

En 1998, les sténographes officiels ont présenté une requête en juge-ment déclaratoire visant à confirmer que, en vertu de plusieurs dispositionslégislatives et réglementaires ainsi qu’aux termes des articles 324 à 331 duCode de procédure civile, eux seuls avaient le droit d’agir devant les tribu-naux du Québec. L’intervenant, dont les employés n’étaient pas des sténo-graphes officiels, prétendait que les parties ont « le droit de renoncer au

89. Fraser c. Pouliot et al., (1885) 13 R.L. 1, 6. Le jugement d’appel ne reprend pas cettediscussion et ne fait même pas mention du contrat judiciaire : Fraser c. Pouliot et al.,(1885) 13 R.L. 520.

90. Droit de la famille — 871, [1990] R.J.Q. 2107, 2108 (C.A.).91. Latouche c. Raymond Chabot Fafard Gagnon inc., [1997] A.Q. (Quicklaw) no 1191

(C.A.).92. Palagesco inc. c. Groupe Lincora inc., [2000] A.Q. (Quicklaw) no 1119, par. 21 (C.S.).

Bien sûr, l’expression, « à la partie adverse » est sous-entendue.

Page 149: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 149

bénéfice de l’article 324 C.P.93 ». Le tribunal a donné raison aux sténogra-phes officiels, en émettant au passage des doutes sur le contrat judiciaire :

La loi est claire, publique, bien connue de tous. Il faut la respecter. Un point c’esttout. Le prétendu « contrat judiciaire » entre deux parties ne saurait certainementpas affecter les droits de tiers appelés à collaborer avec le tribunal à la recherchede la vérité. Et le moins que l’on puisse assurer à ces collaborateurs est que leursdépositions seront fidèlement prises en note soit par un officier public (art. 324C.P.), soit de la façon prévue à l’article 329 C.P.94.

Dans une affaire en responsabilité délictuelle dans le contexte d’unerelation de travail, le congé de maladie de l’une des parties en cause avaitété pris en charge par une compagnie d’assurances. Or, d’après la juge Otis,l’employeur aurait pu :

[R]equérir que le travailleur présente sa réclamation à la CSST. Il ne l’a pas fait.Pendant quatre ans, au cours des réévaluations périodiques, l’employeur est de-meuré silencieux. Son inaction s’est couplée d’un acquiescement lorsqu’il a con-testé l’action en dommages-intérêts [de l’employé], produisant deux défensesamendées et procédant à la mise en état du dossier sans que la question de l’im-munité civile ne ressorte du contrat judiciaire entre les parties95.

Et, enfin, alors qu’elle avait à se prononcer sur un amendement d’ac-tion en vue de retirer un aveu judiciaire, la Cour d’appel fait brièvementl’historique des faits et procédures. Une partie, l’Église Vie et Réveil, ayantsubi des dommages dus à une pollution aux hydrocarbures de son immeu-ble par la faute de son voisin, ce dernier lui a payé une indemnité :

Insatisfaite de l’indemnité, l’Église a assigné les appelantes.

Les parties avaient conclu un contrat judiciaire, lié contestation et le procès étaitpratiquement terminé lorsque l’Église a requis un amendement en vue d’augmen-ter le quantum de sa réclamation qu’elle trouvait insuffisant pour atteindre l’ob-jectif toujours recherché de la décontamination totale de son immeuble96.

93. Association professionnelle des sténographes officiels du Québec c. Québec (Procureurgénéral), [1998] R.J.Q. 1856, 1859 (C.S.). La Cour d’appel confirme le jugement de pre-mière instance et reprenant le passage cité ci-dessus poursuit en disant que : « [la] fiabi-lité des transcriptions des dépositions est nécessaire à la saine administration de lajustice. Les parties à une instance ne sont pas nécessairement les seules qui ont besoinde la fiabilité de la transcription des témoignages » : Vilaire c. Association profession-nelle des sténographes officiels du Québec, [1999] R.J.Q. 1609, 1616 (C.A.).

94. Association professionnelle des sténographes officiels du Québec c. Québec (Procureurgénéral), précité, note 93, 1860.

95. Williams c. Arthur, [2002] A.Q. no 4573 (C.A.).96. Église Vie et Réveil Inc., Les Ministères d’Alberto Carbone c. Sunoco Inc., [2002] A.Q.

no 3056, par. 1-2 (C.A.).

Page 150: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

150 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

Il faut donc admettre que la jurisprudence est peu loquace sur le sujet,tant quantitativement97 que qualitativement, puisque jamais elle ne le déve-loppe ni ne l’analyse, se contentant de le mentionner.

5.2 Depuis le 1er janvier 2003

La principale application du principe énoncé à l’article 4.1 du nouveauCode de procédure civile se trouve aux articles 151.1 et suivants, qui cons-tituent indiscutablement une nouveauté dans le droit québécois :

Les parties, à l’exception de celles qui sont mises en cause, sont tenues, avant ladate indiquée dans l’avis au défendeur pour la présentation de la demande intro-ductive au tribunal, de négocier une entente sur le déroulement de l’instance pré-cisant leurs conventions et établissant le calendrier des échéances à respecter […].

L’entente doit porter, notamment, sur les moyens préliminaires et les mesures desauvegarde, sur les modalités et le délai de communication des pièces, des décla-rations écrites pour valoir témoignage, des affidavits détaillés, sur les conditionsdes interrogatoires préalables avant production de la défense, entre autres sur leurnombre et leur durée, sur les expertises, sur les incidents connus ou prévisibles,sur la forme orale ou écrite de la défense et, dans ce dernier cas, sur son délai deproduction, ainsi que sur le délai pour produire une réponse, le cas échéant. L’en-tente doit être déposée au greffe sans délai, au plus tard à la date fixée pour laprésentation de la demande98.

En cas de désaccord entre les parties en la matière, elles devront pro-céder à la présentation de la requête introductive d’instance. À cette occa-sion, le Code donne de nombreux pouvoirs au juge, en particulier celui dedéterminer, à la place des parties, « les conditions, notamment le nombre etla durée, des interrogatoires préalables avant production de la défense » etcelui d’« établir, à défaut d’une entente entre les parties déposée au greffe,le calendrier des échéances à respecter pour assurer le bon déroulement del’instance99. »

Les parties peuvent convenir ensemble de modifier les termes de l’en-tente. L’intervention judiciaire ne sera nécessaire, encore une fois, que sielles ne parviennent pas à s’entendre sur des modifications100.

97. Les causes de jurisprudence rapportées ici sont en partie le résultat d’une rechercheexhaustive sur des banques de données informatisées.

98. C.p.c., art. 151.1.99. C.p.c., art. 151. 6, par. 3 et 4.

100. C.p.c., art. 151.2. La Cour du Québec a eu à connaître d’un dossier où la défenderessesouhaitait produire une expertise et une demande reconventionnelle après la date conve-nue dans l’entente intervenue entre les parties. La défenderesse s’est adressée au tribu-nal afin d’obtenir une prolongation du délai de production de l’expertise et de la demandereconventionnelle. Cela n’était pas nécessaire. « Dans la présente instance, il est pos-sible de soutenir que la demanderesse aurait pu consentir à la production tardive tant de

Page 151: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 151

Ces règles et le principe dont elles émanent font dire au juge en chef duQuébec : « Le contrat judiciaire devient ainsi un contrat supervisé. Il s’agitd’une façon originale de concilier le contrat judiciaire d’inspiration fran-çaise et le pouvoir inhérent des tribunaux supérieurs de contrôler le pro-cessus judiciaire, d’inspiration britannique101. »

Nous avons vu que le contrat judiciaire procédural n’existe pas dansle droit moderne au Québec. Il ne comporte en effet aucun équivalent à lalitis contestatio romaine qui, elle, pouvait présenter un caractère conven-tionnel. La question à se poser est donc la suivante : la réforme du Code deprocédure civile et plus précisément les articles 151.1 à 151.3 instaurent-ilsun contrat judiciaire procédural ?

En premier lieu, penchons-nous sur le vocabulaire employé dans cesarticles. L’un des termes qui retiendront l’attention est l’« entente » que lesparties sont tenues de négocier. Le codificateur « connaît les règles ordi-naires du langage102 », et « il faut présumer [qu’il] entend les mots dans lemême sens que le justiciable, que « monsieur tout-le-monde »103 ». Faisonscomme ce dernier et consultons un dictionnaire général. Il y est écrit qu’une« entente » est « un accommodement, un accord, une convention104 », défi-nitions et équivalents également donnés par les dictionnaires juridiques105.Notons que ni le dictionnaire général ni les ouvrages spécialisés n’indiquentcomme synonyme à « entente » le mot « contrat ». C’est bien normal puis-qu’une entente n’est pas un contrat. Évidemment, un contrat est une formede convention106 et repose indiscutablement sur une entente, mais l’inverse

l’expertise que de la demande reconventionnelle (art. 151.2 C.p.c.). En effet, rien n’inter-dit aux parties à une instance de convenir rétroactivement d’une modification de leurentente et ainsi permettre la production d’une défense tardive […] ou le report de la datelimite convenue pour la production d’un rapport d’expertise ou d’une pièce » : Gyptek98 enr. c. Stylex 3D inc., [2003] A.Q. (Quicklaw) no 13764, par. 25 (C.Q.).

101. Assemblée annuelle des juges de la Cour supérieure du Québec, op. cit., note 6.À propos de l’entente prévue à l’article 151.1 C.p.c., D. Ferland et B. Émery op. cit.,note 4, p. 267, écrivent ceci : « L’entente constitue un véritable contrat judiciaire qui lieles parties quant au déroulement de l’instance. ».

102. P.-A. Côté, Interprétation des lois, 2e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1990, p.240.

103. Id., p. 243.104. J. Rey-Debove et A. Rey (dir.), Le Nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique et

analytique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2000, s.v. « Entente ».105. H. Reid, op. cit., note 9, p. 214 ; G. Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 2003,

p. 349.106. « Contrat : Espèce de convention ayant pour objet de créer une obligation ou de trans-

férer la propriété » : G. Cornu, op. cit., note 105, p. 223.

Page 152: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

152 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

n’est pas vrai. Si le codificateur avait voulu situer les aménagements entreles parties sur le terrain contractuel, il aurait utilisé le vocabulaire appro-prié. Dans sa grande sagesse, il n’en a rien fait.

Que l’entente exprime ou précise les conventions intervenues entre lesparties ne porte pas à conséquence sur le plan de la qualification puisquece terme générique désigne des accords, des arrangements sur des faitsprécis107. Lorsque c’est nécessaire, le codificateur attribue à des hyperony-mes des sens particuliers, généralement en les assortissant de détails,d’exemples ou de mises en situation afin d’en faire ressortir les particulari-tés qui obligent le justiciable à s’écarter de l’acception générale ou com-mune et à entendre alors le terme dans un sens spécifique. Ainsi uneconvention est-elle parfois un contrat108. Comme le recommande P.-A.Côté, en matière d’interprétation des lois, il faut rechercher le sens des motsen tenant compte de leur contexte109. En se plaçant, pour reprendre l’ex-pression de cet auteur, « « sur la même longueur d’ondes » que le législa-teur110 », nous ne décelons aucun indice dans l’ensemble du Code deprocédure civile permettant de conclure que les conventions dont parlentles articles 151.1 et suivants doivent recevoir une qualification contrac-tuelle.

Était-il nécessaire d’ajouter que l’entente « lie les parties quant au dé-roulement de l’instance111 » ? Cela semble un peu superfétatoire, mais peut-être le codificateur a-t-il préféré insister au cas où elles oublieraient lesexigences de la bonne foi112 … En réalité, à bien y réfléchir, la premièrephrase de l’article 151.2 ne semble pas très utile. Que les arrangements en-

107. J. Rey-Debove et A. Rey (dir.), op. cit., note 104, s.v. « Convention ».108. C.c.Q., art. 2638 : « La convention d’arbitrage est le contrat par lequel les parties s’enga-

gent à soumettre un différend né ou éventuel à la décision d’un ou de plusieurs arbitres,à l’exclusion des tribunaux. » En fait, le contrat est la traduction, la qualification juridi-que lorsque nécessaire de la convention, terme en lui-même dépourvu de sens particu-lier.

109. « Sans aller jusqu’à prétendre que les mots n’ont pas de sens en eux-mêmes, on doitadmettre cependant que leur sens véritable dépend partiellement du contexte dans le-quel ils sont employés. Le dictionnaire ne fait que définir certains sens virtuels que lesmots peuvent véhiculer : ce sont des sens potentiels (dont la liste ne saurait jamais êtreexhaustive) et ce n’est que l’emploi du mot dans un contexte concret qui précisera sonsens effectif » : P.-A. Côté, op. cit., note 102, p. 263.

110. Id., p. 264.111. C.p.c., art. 151.2 ; l’italique est de nous.112. L’ancien Code de procédure civile ne mentionnait pas le principe de la bonne foi. Main-

tenant, en raison du libellé de l’article 4.1, « [l]’obligation de bonne foi procédurales’ajoute […] expressément à l’obligation de bonne foi en droit substantiel » : D. Ferland

et B. Émery, op. cit., note 4, p. 14.

Page 153: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 153

tre les parties, que le codificateur les oblige à négocier l’une avec l’autre,portent sur le déroulement de l’instance et soient limités à cette seule ma-tière est déjà prévu dans l’article 151.1. Le fait que l’entente lie les partiesne signifie pas que ces arrangements auxquels elles sont parvenues soientirrévocablement figés. En effet, les parties peuvent toujours convenir deles modifier et, si elles ne s’accordent pas sur les modifications, elles saisi-ront un juge113. Quant aux sanctions, si l’une des parties oublie qu’elle est« liée », l’article 151.3, sans les décrire précisément, les annonce.

Le début de l’article 151.2 ne peut certainement pas donner à cetteentente un caractère contractuel. Il rappelle, si cela était nécessaire, quel’entente n’est pas une simple formule de convenance et que l’une des par-ties ne peut pas, unilatéralement, modifier les délais ni prendre par surpriseson adversaire en ce qui concerne les moyens préliminaires, par exemple.

Enfin, que signifient les articles 151.1 et suivants ? Uniquement queles parties sont fortement invitées à participer à l’organisation de la procé-dure afin de contribuer à une saine et efficace administration de la justice114.Elles sont conviées à prendre part toutes les deux à l’organisation, la tâchene revenant pas plus à l’une qu’à l’autre.

Au-delà des termes, de la forme, y a-t-il une modification dans l’es-sence même de la procédure et du droit judiciaire qui, à l’instar de la litiscontestatio, imprimerait un caractère contractuel à la relation entre leslitigants, au lien d’instance ? Rien ne mène à une telle conclusion. Les fon-dements du recours au tribunal, l’absence de volonté des parties, les effetsde la liaison d’instance et les charges imposées aux plaideurs durant le pro-cessus restent substantiellement et dans les grandes lignes identiques à ceque nous connaissions avant le 1er janvier 2003.

L’obligation légale, à l’origine de la saisine du tribunal, de recourir à lajustice étatique pour éviter de se faire justice à soi-même subsiste. Une foisla décision du demandeur de poursuivre en justice prise, comme l’ont ditSolus et Perrot, la « vérité est plus simple : les charges dérivant du rapportd’instance sont imposées par la loi qui, pour le bon fonctionnement duservice public de la justice, exige des parties qu’elles accomplissent les di-ligences requises pour mener l’instance à son terme115 ». La nouveautéqu’introduisent les articles 151.1 et suivants est une plus grande participa-tion des parties au « bon fonctionnement du service public de la justice ».

113. C.p.c., art. 151.2.114. D’ailleurs, la pratique démontre que les parties se plient généralement de façon fort effi-

cace à cette obligation.115. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 11.

Page 154: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

154 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

Le Comité de révision de la procédure civile mandaté par le ministreMénard en 1998, après « avoir pris connaissance des tendances nouvellesexprimées dans différents rapports et travaux », a présenté « sa visiond’une procédure civile renouvelée116 ». Elle l’amène à promouvoir la« responsabilisation des parties » :

Dans le but de rétablir une plus grande confiance dans le système de justice civileet afin que ceux qui ont besoin d’y recourir choisissent de le faire plutôt que d’yrenoncer, le Comité s’est préoccupé de répondre aux attentes des justiciables qui,au premier chef, auront recours au code pour faire valoir leurs droits. Il importealors, selon le Comité, d’amener le justiciable à prendre conscience de la placeprimordiale qui lui revient dans le système judiciaire et de le responsabiliser da-vantage quant à son choix du mode de règlement, aux démarches qu’il entreprendet à l’importance de ses actions dans le déroulement d’une instance117.

Comme l’énonce le rapport Ferland, l’« État, les justiciables et les dif-férents intervenants judiciaires partagent la responsabilité sociale de l’ad-ministration de la justice civile. À ce titre, il appartient à l’État […] deveiller à ce que les règles de procédure répondent aux besoins des justicia-bles et soient de nature à favoriser l’accessibilité et la célérité de la justicecivile118. »

L’un des moyens choisis par l’État pour « responsabiliser » les partiesest de leur permettre, voire les forcer, à s’engager activement dans l’orga-nisation, le choix et le délai, de certaines étapes procédurales. Afin d’éviterperte de temps et débats inutiles, elles doivent prévoir tout cela d’un com-mun accord, autrement dit, elles doivent, autant que faire se peut, s’enten-dre sur ces questions. Pas plus que le lien d’instance n’est un contratjudiciaire, les articles 151.1 et suivants du Code de procédure civile ne tra-duisent des obligations contractuelles. Ils sont purement et simplement desobligations légales qui imposent des charges aux parties.

Ces charges sont de la même nature et ont surtout le même objectifque des mesures d’administration judiciaire119, c’est-à-dire des mesures quiassurent la bonne marche de la procédure, le bon fonctionnement de l’ins-tance. Dans un système plus traditionnel que le système québécois, ces

116. Comité de révision de la procédure civile, Une nouvelle culture judiciaire, Québec,ministère de la Justice, 2001, p. 27 (ci-après cité : « rapport Ferland »).

117. Id., p. 32.118. Id., p. 36.119. L’expression « mesures d’administration judiciaire » était contenue dans le document

présenté à l’Assemblée nationale par le ministre Bégin en juin 2002 : (Ministère de la

Justice, Mesures visant à instituer un nouveau Code de procédure civile et comportantune disposition quant aux deux premiers livres de ce code, [En ligne], 2002,[www.justice.gouv.qc.ca/francais/publications/rapports/pdf/crpc/crpc-rap3.pdf] (9 jan-vier 2004), (ci-après cité : « rapport Bégin »). Devant la Commission des institutions de

Page 155: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 155

mesures sont habituellement dévolues au magistrat, mais dorénavant, auQuébec, avec la réforme du Code de procédure civile, les parties doiventfaire leur part en la matière, coopérer avec le juge et le système judiciaireplus généralement. Même si cela constitue une nouveauté, elle n’est en rienincompatible avec la culture judiciaire québécoise. Au contraire, permettreaux litigants de participer à la bonne administration de la justice reflèteparfaitement les idéaux du Québec en la matière120. Il faut donc se garderd’assimiler cet aménagement plus personnalisé du déroulement procéduralau « contrat judiciaire121 », notion qui non seulement ne correspond à riendans la tradition judiciaire d’ici122, mais également est décrite depuis long-temps comme un « mythe123 ».

l’Assemblée nationale, le Barreau s’est insurgé contre l’importation de ce concept fran-çais. Parmi les nouveaux concepts et le changement de langage, il souligne « certainsexemples d’importation de notions françaises qui, soit parce qu’elles sont à peu prèsinconnues de la jurisprudence québécoise, soit parce qu’elles ne sont importées que par-tiellement, se traduiront sans doute en des débats d’interprétation qui risquent de durerplusieurs années, aux frais des justiciables. Mentionnons, entre autres, les notions demesures d’administration judiciaire » : Barreau du Québec, Mémoire : mesures visantà instituer un nouveau Code de procédure civile et comportant une proposition quantaux deux premiers livres de ce code, [En ligne], 2002, [www.barreau.qc.ca/opinions/memoires/2002/mesurescpc.pdf] (9 janvier 2004). En droit français, une « mesure d’ad-ministration judiciaire » est une mesure « de caractère non juridictionnel (non suscepti-ble de recours) destinée à assurer le fonctionnement de la juridiction soit d’une façonglobale (répartition des juges entre les diverses chambres d’un tribunal […]), soit à l’oc-casion d’un litige (radiation d’une affaire […]) » : G. Cornu, op. cit., note 105, p. 564.C’est dans cet esprit que le projet du ministre Bégin prévoyait que le juge puisse trancherdes questions relatives « au déroulement et aux incidents de l’instance » : rapport Bégin,précité, art. 27, p. 5.

120. Voir le rapport Ferland, précité, note 116.121. Dans l’affaire Gyptek, précitée, note 100, par. 22, le juge Audet reprend les termes du

juge en chef et va jusqu’à dire que, puisque l’entente entre les parties est un contrat, les« engagements qu’elle constate se doivent d’être respectés tout comme le contrat vala-blement formé oblige ceux qui l’ont conclu (art. 1434 C.c. et 151.2 C.p.c.Q.) ». Le liend’instance est, cela va de soi, un lien juridique que les litigants sont obligés de respecter,mais leur obligation est uniquement légale, imposée par la loi.

122. Comme c’est le cas dans diverses branches du droit, le système judiciaire québécois subitl’influence à la fois du droit français et de la common law. Or, en ce qui concerne lepremier, comme nous l’avons vu, le contrat judiciaire n’existe plus ; quant à la seconde,elle l’ignore.

123. Req. 29 avril 1912, précité, note 27, p. 185. Certains seraient certainement tentés de choi-sir de perpétuer le mythe en acceptant d’inclure dans le vocabulaire procédural québé-cois l’expression « contrat judiciaire »… tout en sachant très bien que ce contrat n’en estpas un ! La langue française en général et la langue des institutions juridiques sont assezriches pour ne pas se contenter d’un tel à-peu-près. Pourquoi ne pas encourager plutôtl’emploi, par exemple, du vocable de « entente judiciaire » ou même de « conventionjudiciaire » ?

Page 156: Table des matières - CRIDAQ | UQAM
Page 157: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Qu’est-ce qu’une « infraction avecou sans violence » aux termes de la Loi

sur le système de justice pénalepour les adolescents ?

Anne Fournier*

L’auteure désire susciter la réflexion du juriste sur un aspect particu-lier de la nouvelle loi fédérale traitant des infractions imputées aux ado-lescents. Il s’agit d’une question qui, bien qu’elle revête une grande im-portance, a été presque complètement passée sous silence : la qualifica-tion d’une infraction, selon qu’elle est sans violence ou avec violence.

C’est que le législateur a choisi de mettre de côté la définition de cesexpressions, tout en décidant de continuer de s’y référer. Or, il en découled’importantes répercussions pour les adolescents sur deux plans.D’abord, selon qu’il est déterminé que l’infraction imputée aux adoles-cents est comprise au sens de l’un ou l’autre de ces vocables, il est pré-sumé que la prise de mesures extrajudiciaires sera suffisante pour fairerépondre les adolescents de leurs actes délictueux ou, a contrario, qu’ellesera insuffisante. Ensuite, le tribunal pour adolescents est autorisé à im-poser une peine comportant le placement sous garde de l’adolescent quia notamment été reconnu coupable d’une infraction commise avec vio-lence. Ainsi, la qualification de l’infraction comporte des enjeux de taille,car elle ouvre (ou non) la porte aux mesures extrajudiciaires plutôt que derecourir au tribunal et elle autorise (ou non) le placement sous garde.

Inévitablement, la nouvelle loi amènera avec elle son lot d’incertitu-des pour la prochaine décennie. Il reste à espérer que ce ne seront pas lesadolescents qui en feront les frais.

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 157-183(2004) 45 Les Cahiers de Droit 157

* Avocate, Conseil de la Nation Atikamekw, services sociaux.

Page 158: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

158 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

The author seeks to stimulate legal thinking by making a specific is-sue of an aspect found in the new federal statute dealing with offencesimputed to young offenders. Despite its significant importance, it involvesa question that has virtually never been raised : namely whether an of-fence is qualified on the basis of having been committed with or withoutviolence.

The legislator has chosen to set aside defining « with or without vio-lence » while nonetheless continuously referring thereto. Yet for youngpeople, important reprecussions flow from this innominate distinction intwo respects. First of all, depending on whether or not the offence im-puted to adolescents is understood within the meaning of either of theseexpressions, it is presumed that the taking of extrajudiciary measures willsuffice to make young people answer for their delictual acts or, on thecontrary, the taking of such measures will be insufficient. Thereupon, theyouth court is empowered to impose a penalty including the taking of theyouth into custody who has specifically been found guilty of an offencecommitted with violence. Thus, the manner in which the offence is quali-fied puts the stakes quite high since this opens (or closes) the door toextrajudiciary measures rather than a referral to the court, and it autho-rizes (or denies) the taking into custody.

Inevitably, the new statute will leave in its tracks its share of uncer-tainties for the coming decade. It can only be hoped that young peoplewill not be the ones to bear the brunt thereof.

Pages

1 Les catégories d’infractions comprises dans la Loi sur le système de justice pénalepour les adolescents ............................................................................................................ 160

1.1 Les infractions désignées ........................................................................................ 161

1.2 Les infractions graves avec violence .................................................................... 162

2 Les règles d’interprétation des lois en matière criminelle et pénale ........................... 165

2.1 La cohabitation de la règle de l’interprétation restrictive d’une loi pénale etl’article 12 de la Loi d’interprétation .................................................................... 165

2.2 L’interprétation d’une loi bilingue et le recours au dictionnaire ..................... 167

2.3 L’intention du législateur ........................................................................................ 170

2.3.1 Le contexte dans lequel a eu lieu la réforme ........................................... 170

Page 159: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 159

2.3.2 Le contexte de l’adoption de l’article 2 de la Loi sur le système dejustice pénale pour les adolescents ........................................................... 173

2.3.3 Le préambule et quelques principes dans des domaines précis ........... 175

3 L’examen de quelques lois canadiennes dans des domaines apparentés .................... 177

Conclusion ................................................................................................................................. 180

Annexe ....................................................................................................................................... 182

Le 4 février 2002, le Parlement du Canada adoptait le projet de loiC-7, soit la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents1. Cettenouvelle loi, entrée en vigueur le 1er avril 2003, abroge et remplace la Loisur les jeunes contrevenants. Elle marque l’aboutissement d’une réformeentreprise en 1994 à l’occasion du dixième anniversaire de la Loi sur lesjeunes contrevenants. Cette réforme a nécessité nombre d’études, de dé-bats et de rapports dont plusieurs ont soulevé l’inquiétude du public cana-dien à l’endroit de la criminalité chez les adolescents.

La Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents marqueune nette scission avec la loi qu’elle remplace, non seulement par sa nou-velle désignation, sa philosophie et sa structure, mais aussi par les catégo-ries d’infractions qu’elle a créées. Alors que l’ancienne loi faisait référenceà une catégorie générale d’infractions, la nouvelle loi y ajoute trois nouvel-les catégories. Le législateur définit les deux premières à l’article 2 de cetteloi, soit l’« infraction désignée » et l’« infraction grave avec violence ». Ilfait référence à la troisième catégorie aux articles 4 et 39 sous le vocable« infraction sans violence » et « infraction avec violence ». Cette catégorien’est toutefois pas définie.

Les versions antérieures du projet de loi C-7 comportaient une défini-tion de l’expression en cause. Bien que nous ne puissions connaître le motifexact du retrait de cette définition, nous croyons que, en l’absence d’unconsensus sur les infractions devant faire partie de cette catégorie particu-lière, le législateur a préféré laisser aux tribunaux le soin d’en décider.

C’est ainsi que l’article 39 énonce que le juge peut ordonner le place-ment sous garde de l’adolescent qui a commis une « infraction avec vio-lence ». La qualification de l’infraction se fait par le juge, mais suivant quelscritères ? Aussi, l’article 4 crée une présomption voulant que la prise de

1. Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1 (ci-après citée :« L.S.J.P.A. »).

Page 160: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

160 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

mesures extrajudiciaires suffise pour faire répondre les adolescents desactes délictueux qu’ils ont commis, à condition qu’il s’agisse d’une infrac-tion sans violence et qu’ils n’aient jamais été déclarés coupables d’une in-fraction auparavant. Dans ce cas, le pouvoir discrétionnaire sera exercépour déterminer l’orientation du dossier, c’est-à-dire s’il doit emprunter lavoie judiciaire ou non judiciaire. Il est aisé de comprendre alors que cettediscrétion ne sera pas entre les mains des tribunaux.

Dans ces deux situations, la décision qui doit être prise n’est pas sansimpact sur l’adolescent et peut-être même aussi sur le système judiciaire.Par la présente analyse, nous désirons soumettre des pistes de réflexionquant à la définition que devraient recevoir les expressions « infractionavec violence » et « infraction sans violence ». À cette fin, nous discute-rons des règles d’interprétation des lois. C’est dans cette foulée que s’ins-crira la recherche de l’intention du législateur. Le contexte dans lequel a eulieu la réforme du système de justice applicable aux jeunes et le contexteparticulier de l’adoption de l’article 2 seront discutés. Puis nous expose-rons certaines dispositions qui témoignent de cette intention du législateur.Enfin, nous jetterons un regard sur trois autres textes législatifs canadiensdans des domaines apparentés.

Au terme de la présente démarche, bien que nous ne puissions préten-dre produire une définition exacte de ce que constitue une infraction avecviolence, nous osons croire que nous aurons à tout le moins contribué àalimenter la réflexion sur le sujet.

1 Les catégories d’infractions comprises dans la Loi sur le système dejustice pénale pour les adolescents

La Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents2 s’ap-plique à tout adolescent à qui est imputée une infraction créée par une loifédérale ou par ses textes d’application. Cela reprend en tout point le textede la Loi sur les jeunes contrevenants3 qui s’est appliquée au Canada du2 avril 1984 au 31 mars 20024. Cependant, la nouvelle loi ajoute à cette caté-gorie générale d’infractions au moins deux catégories particulières : lesinfractions désignées et les infractions graves avec violence. Celles-ci sontdéfinies à l’article 2 de la nouvelle loi. Par ailleurs, sans pour autant lesdéfinir, les articles 4 et 39 font référence aux « infractions avec violence »et aux « infractions sans violence ». C’est dans la recherche du sens à

2. Ibid.3. Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), c. Y-1.4. Voir les articles 158 à 165 L.S.J.P.A. relativement aux dispositions transitoires.

Page 161: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 161

donner à ces expressions que nous commencerons d’abord par analyserles infractions particulières que le législateur a pris soin de définir. À cetteétape, nous ne saurons certes pas encore le sens qu’il faut donner à l’ex-pression « infraction avec ou sans violence », mais nous verrons au moinscelui qu’elle n’a pas.

1.1 Les infractions désignées

Les infractions désignées se répartissent en deux sous-groupes. Lepremier comprend l’une des infractions suivantes commise par un jeuneâgé d’au moins 14 ans5, soit le meurtre au premier ou au deuxième degré, latentative de meurtre, l’homicide involontaire coupable et l’agressionsexuelle grave. Le deuxième concerne l’infraction grave avec violence com-mise par un adolescent du même âge6 après l’entrée en vigueur de l’article62 de la nouvelle loi, infraction pour laquelle un adulte serait passible d’unepeine d’emprisonnement de plus de deux ans si, à au moins deux repriseset à l’occasion de poursuites distinctes, il a été déclaré coupable d’avoircommis une infraction grave avec violence. Autrement dit, cette catégoried’infractions regroupe les infractions objectivement graves commises parles adolescents récidivistes. Si le législateur a voulu décrire clairement etsans ambiguïté ce que constitue une infraction désignée, nous pensons quece n’est pas tout à fait réussi. À trop vouloir être précis, il y a parfois unrisque de se perdre dans un dédale de détails. Quoi qu’il en soit, ce qu’ilnous faut comprendre, c’est que, de la manière dont la loi est actuellementrédigée, il existe une présomption voulant que la personne déclarée coupa-ble d’une infraction désignée reçoive une peine pour adultes, à moinsqu’elle ne renverse cette présomption, auquel cas une peine spécifique luisera infligée. Toutefois, il faut tenir compte de l’opinion qu’a formulée laCour d’appel du Québec le 31 mars 20037 à l’occasion d’une demande derenvoi présentée par le ministre de la Justice et procureur général. La Courconclut que la présomption assujettissant à une peine pour adultes l’ado-lescent coupable d’une infraction désignée a pour effet de le stigmatiser8.Les articles créant cette présomption violent l’article 7 de la Charte

5. La loi prévoit qu’une province peut fixer un âge supérieur à 14 ans, mais d’au plus 16ans. Le Québec s’est prévalu de ce pouvoir et a adopté le Décret concernant la fixationd’un âge pour l’application de certaines dispositions de la Loi sur le système de justicepénale pour les adolescents, no 476-2003, le 31 mars 2003.

6. Ibid.7. La Cour s’est prononcée dans l’affaire du décret du gouvernement du Québec concer-

nant le Renvoi relatif au projet de loi C-7 sur le système de justice pénale pour les ado-lescents, J.E. 2003-829 (C.A.).

8. Id., 67.

Page 162: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

162 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

canadienne des droits et libertés et ils ne peuvent se justifier par son articlepremier9. Il s’agit, bien entendu, de l’opinion exprimée par le plus haut tri-bunal du Québec, mais il faudra attendre de connaître l’opinion d’un cer-tain nombre de tribunaux du pays avant de pouvoir tirer des conclusionscertaines à ce propos. Une tendance est néanmoins suggérée.

1.2 Les infractions graves avec violence

L’autre catégorie d’infractions particulières est celle des infractionsgraves avec violence. Mentionnons d’entrée de jeu que cette désignationdoit être celle du tribunal pour adolescents. À l’aide des balises prévuespar le législateur, le tribunal doit décider, avant d’imposer une peine, que« l’infraction dont l’adolescent a été déclaré coupable est une infractiongrave avec violence et faire mention de ce fait sur la dénonciation ou l’acted’accusation10 ». Si le tribunal en vient à cette conclusion, cela pourra en-traîner l’assujettissement de l’adolescent à la peine applicable aux adultes,à condition qu’il ait atteint l’âge de 14 ans et qu’il s’agisse d’une infractionpour laquelle un adulte serait passible d’une peine d’emprisonnement deplus de deux ans11. Cela, bien entendu, sous réserve de l’opinion émise parla Cour d’appel du Québec le 31 mars 2003. L’article 2 de la nouvelle loidéfinit ainsi l’infraction grave avec violence : « Toute infraction commisepar un adolescent et au cours de la perpétration de laquelle celui-ci causedes lésions corporelles graves ou tente d’en causer [l’italique est de nous]. »

Suivant l’article 2 (2) de la nouvelle loi, les termes de cette dernières’entendent, sauf disposition contraire, au sens du Code criminel. Or, puis-que la nouvelle loi ne définit pas la notion de lésions corporelles à laquelleelle se réfère précisément, nous pouvons nous reporter à la définition qu’endonne l’article 2 du Code criminel : « Blessure qui nuit à la santé ou au bien-être d’une personne et qui n’est pas de nature passagère ou sans impor-tance. »

La notion de « lésions corporelles » se trouve notamment à l’article264.1 (1) du Code criminel. Il est intéressant de remarquer que le Parlementa élargi, en 1985, la définition de l’infraction de proférer des menaces afind’y inclure tous les gestes, posés de « quelque façon ». Aussi, le nouvelarticle a été déplacé dans la section des infractions contre les personnes.Bien que cet article traite maintenant expressément de « lésions corpo-

9. Id., 75.10. L.S.J.P.A., art. 42 (9).11. L.S.J.P.A., art. 64 (1).

Page 163: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 163

relles », il employait antérieurement les termes « blessures graves ». C’estdans ce contexte que la Cour suprême a eu l’occasion de se prononcer, en1991, sur le sens que devrait recevoir l’expression « blessures graves » :

Par conséquent, l’expression « blessures graves » n’exige pas la preuve du mêmedegré de mal exigé pour les voies de fait graves décrites à l’art. 268 du Code […]Toutefois, il faut des lésions corporelles plus graves que les simples « lésions cor-porelles » décrites à l’art. 267. C’est-à-dire des lésions corporelles ou des blessu-res qui nuisent à la santé ou au bien-être du plaignant et qui ne sont pas de naturepassagère ou sans importance12.

Cet arrêt de la Cour suprême nous apparaît toujours pertinent. Aussi,il est utile de rappeler que, à l’occasion de la même décision, la Cour pré-cise que la notion de lésions corporelles comprend les blessures psycholo-giques13. C’est ainsi que l’infraction dont traite l’article 264.1 (1) comprendla menace « de brûler, détruire ou endommager des biens meubles ou im-meubles » et celle « de tuer, empoisonner ou blesser un animal ou un oiseauqui est la propriété de quelqu’un ». Dans ces cas, c’est l’intégrité psycholo-gique de la personne qui est menacée.

Il nous semble intéressant de prêter attention aux trois dispositionsparticulières du Code criminel, soit l’infraction grave, les voies de fait gra-ves et les agressions sexuelles graves. Premièrement, le Code criminel dé-finit l’infraction grave en ces termes : « Tout acte criminel — prévu par laprésente loi ou à une autre loi fédérale — passible d’un emprisonnementmaximal de cinq ans ou plus, ou toute autre infraction désignée par règle-ment [l’italique est de nous]. » Dans ce cas, le texte est rédigé en des termeslarges. Il concerne « tout acte criminel » passible d’une peine maximale decinq ans ou plus.

Ensuite, l’article 268 (1) du Code criminel crée l’infraction de voies defait graves : « Commet des voies de fait graves quiconque blesse, mutile oudéfigure le plaignant ou met sa vie en danger. » Comme chacun le sait, lesvoies de fait simples constituent une infraction moindre, qui est inclusedans celle de voies de fait graves. Est-il possible d’établir un parallèle avecles expressions « infractions graves avec violence » et « infractions avecviolence » ? Cette logique est suggérée par les commentateurs de la nou-velle loi. Et, fait encore plus intéressant, ils vont plus loin et donnent unexemple :

12. R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72, 80-81.13. Id, 81.

Page 164: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

164 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

Il ne faudrait pas se surprendre si les tribunaux interprètent une « infraction avecviolence » comme une infraction perpétrée alors que l’adolescent cause ou tentede causer des lésions corporelles. Si cette interprétation est retenue, on ne pour-rait considérer plusieurs accusations de voies de fait simples, souvent le résultatdes bagarres de cours d’école, comme des infractions avec violence parce quel’adolescent n’a pas causé ou tenté de causer des lésions corporelles14.

Notons toutefois qu’à ce jour nous n’avons pas trouvé de jugementsqui adhèrent à cette logique15.

La troisième infraction est celle qui est prévue dans l’article 273 (1) duCode criminel. Elle est définie dans les mêmes termes que celle de voies defait graves, sauf qu’elle doit avoir été commise au cours d’une agressionsexuelle. Pouvons-nous induire de la définition donnée pour ces deux der-nières infractions que l’infraction grave avec violence doit nécessairementmutiler ou défigurer le plaignant ou mettre sa vie en danger ? Nous ne lecroyons pas. Cela serait contredire l’interprétation qu’a donnée la Coursuprême de l’article 264.1 (1) du Code criminel qui se référait alors à l’ex-pression « blessures graves ». Ce serait aussi limiter les blessures à leuraspect physique, excluant ainsi les blessures psychologiques.

Nous sommes d’avis qu’une infraction grave avec violence, aux ter-mes de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, devraits’entendre d’une infraction qui satisfait aux critères suivants :

1) il doit s’agir d’une infraction créée par une loi fédérale ou par ses tex-tes d’application

2) qu’aurait commise un adolescent et

3) qui a causé des lésions corporelles graves, ou tenter d’en causer, sansqu’il soit nécessaire de prouver que le plaignant a été mutilé ou défi-guré ou que sa vie a été mise en danger.

Reste maintenant à voir de quelle manière cette expression sera inter-prétée par les différents tribunaux pour adolescents constitués sur l’ensem-ble du territoire canadien. Si la question se pose quant à une expressiondéfinie par le législateur, qu’en sera-t-il de celle qui ne l’a pas été ?

14. Ministère de la Justice, « Peines applicables aux adolescents », dans La Loi sur lesystème de justice pénale pour les adolescents expliquée, [En ligne], 2002, [http ://canada.justice.gc.ca/fr/ps/yj/repository/3modules/04youth/3040301f.html] (5 juin 2003).

15. Voir l’annexe.

Page 165: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 165

2 Les règles d’interprétation des lois en matière criminelle et pénale

2.1 La cohabitation de la règle de l’interprétation restrictive d’une loipénale et l’article 12 de la Loi d’interprétation16

Il existe un premier principe d’interprétation d’une loi pénale qui veutque tout doute soit résolu en faveur de l’accusé. C’est ce que l’on entendpar l’ « interprétation restrictive d’une loi pénale17 ». Cette règle decommon law repose sur le principe que toute décision d’imposer une peine« doit être autorisée par un texte qui le prévoit clairement, soit par disposi-tion expresse, soit d’une manière nécessairement implicite18 ». Toutefois,si cette règle se justifiait aisément au début du xx

e siècle en raison de lapeine capitale qu’encourait un accusé, elle a évolué au fil du temps de tellesorte qu’elle est maintenant passée au rang de présomption simple19. Eneffet, déjà, au milieu du siècle dernier, la Cour suprême20 y a apporté unimportant tempérament. Elle précisait que dans le cas particulier qui luiavait été soumis, puisqu’une interprétation stricte de la loi ne pouvait ma-nifestement refléter la véritable intention du législateur, elle devait être re-jetée pour lui préférer plutôt celle qui tenait compte de cette intention.

Puis il est paru évident que la règle de common law devait cohabiteravec les règles que le législateur avait expressément incluses dans ses dif-férentes lois d’interprétation, dont l’article 12 de l’actuelle Loi d’interpré-tation : « Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprètede la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec laréalisation de son objet. »

Or, comment cette référence à la recherche de l’objet de la loi peut-elles’harmoniser avec la règle de l’interprétation stricte d’une loi ? La Coursuprême a eu l’occasion d’en disposer dans un arrêt contemporain21, alorsqu’il lui avait été demandé de déterminer le sens de l’expression « armeprohibée », définie dans le Code criminel. S’exprimant au nom des troisjuges majoritaires, le juge Cory conclut que, lorsqu’une arme peut êtretransformée rapidement et facilement en une arme automatique, ellerépond à la définition d’une « arme prohibée », même si ces derniers mots

16. Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), c. I-21.17. P.-A. Côté, Interprétation des lois, 3e éd., Montréal, Éditions Thémis, 1999, p. 598.18. Id., p. 600.19. Id., p. 601.20. R. c. Robinson, [1951] R.C.S. 522, 527.21. R. c. Hasselwander, [1993] 2 R.C.S. 398.

Page 166: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

166 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

ne font pas partie textuellement de la définition22. La déclaration de cul-pabilité de l’accusé s’en est trouvée rétablie. Aussi, le juge Cory préciseque, bien qu’il ait existé par le passé un principe fondamental d’interpréta-tion des lois pénales qui voulait que tout doute soit interprété en faveur del’accusé, ce principe a subi des modifications au cours des dernières an-nées de telle sorte que les juges peuvent maintenant interpréter les textesde loi avec davantage de souplesse23.

Quant aux juges dissidents, les juges Lamer et Major, ils exprimentl’avis qu’il doit être procédé à une interprétation stricte du texte de loi, maisque cela ne s’oppose pas pour autant à l’un de ses buts qui est, en l’occur-rence, la protection du public24. Ces deux juges auraient donc acquitté l’ac-cusé de l’accusation qui pesait contre lui.

En 1995, la Cour suprême a rendu une autre importante décision enmatière d’interprétation des lois25. Le litige était alors relatif à la notion delégitime défense présente dans le Code criminel. Les cinq juges de la majo-rité ont exprimé une opinion totalement différente des quatre juges dissi-dents, et ce, sur un point essentiel, à savoir : convient-il d’interpréter untexte d’abord selon le sens dit ordinaire des mots et de recourir, en casd’ambiguïté seulement, à l’intention du législateur ou bien faut-il toujourstenir compte de cette dernière ? Cette fois, c’est au nom de la majorité quele juge Lamer opte pour la première option26. Il fait remarquer que, lorsquele législateur a procédé à la révision du Code criminel, il aurait pu incluredans le texte même de l’article traitant de la légitime défense les termes« sans provocation de sa part ». Or, il ne l’a pas fait. Ce faisant, cela« constitue la seule et meilleure preuve que nous ayons de l’intention dulégislateur27 », c’est-à-dire qu’il avait l’intention de permettre à un agres-seur initial de se prévaloir de l’article 34 (2) du Code criminel. En l’occur-rence, l’accusé a pu bénéficier de l’argument concernant la légitime défense.

Dans la même affaire, la juge McLachlin, qui exprimait l’opinion dissi-dente, affirme que le point de départ de l’exercice d’interprétation est l’in-tention du législateur. La détermination du sens ordinaire des termes estun principe secondaire d’interprétation qui permet de déterminer l’inten-

22. Id., 420.23. Id., 412-413.24. Id., 406.25. R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686.26. Id., 697, 698 et 704.27. Id., 701.

Page 167: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 167

tion du législateur au moment où il a écrit le texte de loi28. Elle ajoute quele libellé de la disposition en cause n’est pas clair et qu’il appelle à l’inter-prétation29.

Bien que la théorie officielle passe sous silence l’aspect subjectif del’exercice d’interprétation, il en est ainsi indéniablement :

Comme l’application du principe de l’interprétation restrictive des lois pénalesdépend de l’opinion qu’un juge se forme sur la clarté ou l’obscurité du texte à in-terpréter, il ne faut pas s’étonner de constater qu’un même texte puisse paraîtreobscur à certains et clair à d’autres, avec pour résultat qu’un juge pourra invoquerle principe alors qu’un autre, dans les mêmes circonstances, n’en tiendra pascompte30.

Nous estimons que l’interprétation d’un texte de loi doit toujours sefaire à travers le prisme que constitue l’intention du législateur. Et celle-ciest l’intention qu’aurait eue « une personne raisonnable qui aurait rédigé letexte dans le contexte dans lequel il a été effectivement rédigé »31.

Nous joignons également notre opinion à celle du professeur Côté lors-qu’il explique que le principe d’interprétation restrictive des lois pénalesest passé au second plan, soit à la suite de l’interprétation impartiale com-mandée par la Loi d’interprétation et dans la mesure où elle laisse subsis-ter un doute raisonnable quant au sens du texte32. Les règles particulièresd’interprétation des lois pénales ne peuvent occulter la recherche de l’in-tention du législateur, celle-ci constituant l’objet principal de l’activité d’in-terprétation33. Elles s’y ajoutent plutôt pour donner au texte toute sacohérence.

2.2 L’interprétation d’une loi bilingue et le recours au dictionnaire

Un des arrêts les plus récents en matière d’interprétation34 d’une loibilingue a été rendu le 14 mars 200235. Il s’agissait de déterminer le sens duterme adapted mentionné dans la version anglaise de l’article 369 b) duCode criminel. Au nom de la Cour, le juge Bastarache rappelle un des prin-cipes d’interprétation d’une loi bilingue, à savoir que les versions anglaiseet française font pareille autorité. En cas d’ambiguïté d’une version par

28. Id., 713.29. Id., 712.30. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 606-607.31. Id., p. 8.32. Id., p. 605.33. Id., p. 317.34. Pour une analyse complète de la question, voir P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 408-419.35. R. c. Mac, [2002] 1 R.C.S. 856.

Page 168: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

168 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

rapport à l’autre, les tribunaux doivent examiner la version rédigée dans lalangue qui est claire, c’est-à-dire sans équivoque36. Ainsi, la Loi sur le sys-tème de justice pénale pour les adolescents est une loi fédérale dont lesversions anglaise et française des textes ont la même autorité. La versionanglaise du texte de l’article 39 (1) de cette loi emploie les termes violentoffence et la version française : infraction avec violence. Parallèlement,l’article 4 c) traite dans la version anglaise de non-violent offence et dans laversion française d’infraction sans violence. Dans ce contexte, nous nepouvons prétendre que l’une ou l’autre des versions est ambiguë et qu’ilfaille recourir à l’autre pour interpréter correctement l’expression en cause.

Certains prétendront que puisque l’infraction avec ou sans violencen’a pas été définie par le législateur, il convient de se référer au sens com-mun du terme « violence » pour en connaître la signification. D’ailleurs, lelégislateur est censé employer les mots dans le sens où l’entend le justicia-ble, c’est-à-dire « monsieur-tout-le-monde37 ». Certes, mais cela ne veut pasdire qu’il est suffisant de s’en tenir au sens mentionné au dictionnaire38.Comme d’autres l’ont dit avant nous, l’exercice d’interprétation d’un textene peut se faire in abstracto. Il est fonction d’un contexte global.

Quoi qu’il en soit, le dictionnaire Le Petit Robert définit la violence dela manière suivante39 : « « abus de la force » ; faire violence : agir sur qqnou le faire agir contre sa volonté, en employant la force ou l’intimidation.[…] LA VIOLENCE : force brutale pour soumettre qqn. » Puis le diction-naire se réfère aux termes suivants : « brutalité », « colère », « fureur »,« irascibilité », « véhémence ». Des exemples sont aussi donnés : « parleravec violence » ; « la violence du venin […] » ; il est également question dela violence d’un sentiment, d’une passion, etc. Le sens commun du mot« violence » fait appel à plusieurs domaines d’application.

Comme le soulignait le professeur Côté, même s’il est de pratique cou-rante pour les juges de se référer aux dictionnaires pour connaître le sensd’un mot40, cela appelle certaines mises en garde41 :

36. Ibid.37. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 330.38. Id., p. 333.39. P. Robert, Le Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue fran-

çaise, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2000, p. 2679.40. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 331.41. Id., p. 332-333.

Page 169: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 169

1) Le sens donné par le dictionnaire peut être écarté par une définitionlégislative ;

2) Il faut s’assurer que le dictionnaire reflète les habitudes linguistiquesde la communauté à laquelle s’adresse le texte législatif ;

3) L’interprète doit rechercher le sens qu’a un mot dans le contexte d’uneloi donnée, et non uniquement le sens du dictionnaire ;

4) Un mot peut avoir plusieurs sens courants applicables à un même casd’espèce.

Dans une décision qu’elle rendait le 24 avril 2003, la Cour provincialede la Colombie-Britannique42 s’est référée au dictionnaire pour déterminersi l’infraction dont il était question était une infraction qui pouvait êtrequalifiée de « violente ». Le 26 août 2003, la Cour du Québec a procédé aumême exercice. Le juge Daniel Perreault précise toutefois que, puisque lelégislateur n’a pas restreint l’application de la violence aux seules infrac-tions contre les personnes, cela veut dire que l’article 39 (1) a)43 concerneautant la violence dirigée contre les personnes que celle contre les biens44.Il rappelle également que chaque cas est un cas d’espèce. Il faut donc pro-céder à l’analyse des faits caractérisant l’infraction en tenant compte dechacun des éléments de preuve. Comme le juge Perreault le soulignait àjuste titre, ce n’est pas l’infraction qui, en elle-même, est violente, maisplutôt la manière dont elle a été commise45.

Puis, par la voix du juge Normand Bastien, la Cour du Québec46 ajouteun nouvel élément à l’usage du dictionnaire. En effet, le juge Bastien tientcompte à la fois de la définition donnée par le dictionnaire de langue fran-çaise et par celui de langue anglaise. Cela l’amène à conclure que, pourqu’une infraction soit qualifiée de « violente » (violent offence), il doit yavoir, au cours de sa perpétration, emploi d’une force intense, extrême oubrutale47. Cette force est habituellement exercée à l’endroit d’une personne,mais elle peut également l’être envers un bien. Le juge propose la défini-tion suivante :

42. R. v. D.A.I., [2003] B.C.J. (Quicklaw) no 1065, (B.C.P.C.), j. Auxier.43. Voir l’annexe.44. R. c. A. R., C.Q. Trois-Rivières (Chambre de la jeunesse), nº 400-03-004517-039, 26 août

2003, j. Perreault.45. Id., p. 4-5.46. R. c. B. M., C.Q. Montréal (Chambre de la jeunesse), nºs 525-03-026273-037 et 525-03-

026274-035, 24 septembre 2003, j. Bastien. Voir particulièrement les pages 4 à 6 du juge-ment.

47. Id., p. 6.

Page 170: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

170 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

Pour le Tribunal, il y a une infraction avec violence s’il y a, au cours de sa perpé-tration, l’emploi volontaire d’une force intense, extrême et brutale ; la force utili-sée doit être de nature à contraindre une personne, à vaincre une résistance, ouencore doit endommager un bien de façon à le rendre inopérant ou inutile eu égardà l’objectif pour lequel il a été conçu48.

À remarquer toutefois que, dans la définition qu’il propose, le juge achangé la conjonction « ou » pour la remplacer par la conjonction « et ».Cependant, selon les explications qui précèdent cette définition, nous com-prenons que le juge n’a pas voulu ajouter une condition à ce qui caractérisel’emploi de la force utilisée. Il n’est pas nécessaire de prouver que la forceemployée est à la fois intense, extrême et brutale.

2.3 L’intention du législateur

Comme le précisait le professeur Côté, puisque l’interprétation d’untexte de loi doit se comprendre dans un contexte communicationnel, c’estla recherche de l’intention de l’auteur du message, le législateur, qu’il nousfaut déterminer49. C’est à cette fin que nous avons entrepris d’étudier lesdébats de la Chambre des communes de même que les principaux travauxdes différents comités chargés d’étudier le projet de loi C-750. Suivra unebrève analyse des deux principaux projets de loi antérieurs à l’adoption duprojet de loi C-7 qui, contrairement à ce dernier texte, prévoyaient unedéfinition de l’infraction avec violence. Finalement, nous jetterons un re-gard sur les dispositions précises de la loi qui peuvent être utiles pour défi-nir l’infraction avec ou sans violence. Il s’agit essentiellement du préambuleet de différents principes formulés dans des domaines précis.

2.3.1 Le contexte dans lequel a eu lieu la réforme

Le cheminement de la réforme du système de justice pour les adoles-cents au Canada a débuté en juin 1994, alors que le ministre de la Justice del’époque déposait à la Chambre des communes la deuxième série de modi-fications d’importance à la Loi sur les jeunes contrevenants. Les premièresmodifications avaient eu lieu le 15 mai 199251 et avaient notamment eu poureffet d’augmenter la durée de la peine dans les cas de meurtre. Quant à lasérie proposée en 1994 et adoptée en 199552, elle représente l’actualisation

48. Ibid.49. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 7 et 317.50. Le projet de loi a été désigné sous différentes appellations au fil des années dont la der-

nière est le projet de loi C-7.51. Loi modifiant la loi sur les jeunes contrevenants et le Code criminel, L.C. 1992, c. 11.52. Loi modifiant la loi sur les jeunes contrevenants et le Code criminel, L.C. 1995, c. 19.

Page 171: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 171

de certains engagements pris lors de la dernière campagne électorale53. Ladéclaration de principes de la Loi sur les jeunes contrevenants a alors étémodifiée. La durée des peines que le tribunal pouvait imposer suivant unedéclaration de culpabilité pour meurtre au premier ou au second degré aété augmentée de nouveau. Finalement, le mécanisme de renvoi devant lajuridiction normalement compétente a subi de profonds bouleversements.Le ministre de la Justice, Allan Rock, soutenait que ces modificationsavaient pour objet de contribuer à rendre la loi « plus sévère et efficace54 ».Au moment même où le ministre soumettait au Comité permanent de lajustice et des questions juridiques ce dernier projet de modifications, il luidemandait de procéder à « un examen approfondi et critique de la Loi et deses dispositions afin de restaurer la confiance du public envers le systèmede justice applicable aux adolescents55 ». Tel était donc, à l’origine, le man-dat général du Comité.

Le Comité a tenu de multiples séances de travail à Ottawa et s’estdéplacé à plusieurs endroits du pays pour y tenir des audiences. Pour cloreson examen de la question, il a organisé, en novembre 1996, un forum na-tional sur la criminalité chez les jeunes et sur le système de justice applica-ble à ces derniers. Enfin, il rendait public son rapport en avril 199756.

Un des éléments qui revient régulièrement au cours des travaux duComité est la crainte du public à l’endroit de la criminalité des adolescents.D’une manière générale, le public croit, à tort, que la criminalité juvénile,particulièrement les crimes avec violence, connaît une augmentation. Enconséquence, les citoyens réclament des peines plus sévères57. Or, nousconstatons que les données qui ont servi d’assise à cette section précise durapport proviennent du Centre canadien de la statistique juridique, plusprécisément de sa publication Juristat. Aussi, il est utile de mentionner queces données sont couramment citées lors des travaux de la Chambre descommunes. C’est donc dire qu’elles influent directement sur le cours desévénements.

53. Lettre du ministre de la Justice, M. Allan Rock, adressée le 2 juin 1994 au président duComité permanent de la justice et des questions juridiques, M. Warren Allmand, publiéedans Chambre des communes du Canada, Le renouvellement du système de justicepour les jeunes : treizième rapport du Comité permanent de la justice et des questionsjuridiques, Ottawa, Chambre des communes, 1997, annexe A.

54. Ibid.55. Ibid.56. Chambre des Communes du Canada, op. cit., note 53.57. Id., chap. 3 (la criminalité juvénile et l’opinion publique), section : « Connaissance du

système de justice pour les jeunes ».

Page 172: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

172 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

Pour le Centre canadien de la statistique juridique, les voies de faitsimples font partie de la catégorie des infractions avec violence. Elles con-sistent essentiellement en des bousculades, des gifles, des coups de poinget des menaces verbales58. Jusqu’en 1998, les crimes de violence étaientgénéralement définis de la manière suivante :

Crimes de violence — Meurtre, homicide involontaire sans négligence, viol parcontrainte, vol qualifié et agression grave. Tous les crimes de violence impliquentl’usage ou la menace de faire usage de la force59.

En 2001, l’infraction constituée par l’enlèvement est ajoutée à cetteliste.

Jusqu’en 2002, lorsque Statistique Canada répertorie les infractionscommises, les crimes contre les biens et les crimes avec violence font par-tie de deux catégories distinctes60. Puis, selon des données mises à jour le28 février 200361, Statistique Canada inclut nommément les infractions sui-vantes dans la catégorie des crimes de violence : « Homicide, tentative demeurtre, voies de fait (niveaux 1 à 3), agression sexuelle, autres infractionsd’ordre sexuel, vol qualifié, autres crimes de violence, [l’italique est denous] ».

Pour la première fois, l’infraction de vol qualifié apparaissait à l’inté-rieur de la catégorie des crimes de violence. Remarquons que cette infrac-tion fait partie des infractions contre les droits de propriété.

Si nous dressons une liste des infractions que le Centre canadien de lastatistique juridique considère comme faisant partie des crimes de violence,cela pourrait ressembler à ce qui suit : les différents types d’homicide, lesvoies de fait, les agressions sexuelles, l’enlèvement, le fait de décharger unearme à feu dans l’intention de causer des lésions corporelles et, enfin, le volqualifié. Nous estimons qu’il faut avoir cela à l’esprit lorsqu’il est questiondes inquiétudes du public à l’égard des infractions commises par les jeunes.

58. J. Savoie, « La criminalité de violence chez les jeunes », Juristat, vol. 19, no 13, décem-bre 1999, p. 5. À noter que les parutions antérieures et postérieures à celle-ci se réfèrentà la même notion d’infraction avec violence et de voies de fait simples.

59. Statistique Canada, Taux de criminalité, 1962-1998, [En ligne], 1999, [http ://www.statcan.ca/francais/freepub/89F0123XIF/99001/06_f.htm] (5 juin 2003) : indicateurssociaux, taux de criminalité par 100 000 habitants pour la période s’échelonnant de 1962à 1998.

60. Statistique Canada, « Statistiques sur les tribunaux de juridiction criminelle pouradultes (2000-2001) », Le Quotidien, 14 mars 2002, p. 1.

61. Statistique Canada, « Jeunes et adultes accusés d’infractions selon le type d’infrac-tion, provinces et territoires », [En ligne], 2001, [http ://www.statcan.ca/francais/PGdb/legal17a_f.htm] (5 juin 2003).

Page 173: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 173

Car, rappelons-le, le public canadien avait exprimé une crainte grandissanterelativement à la criminalité des adolescents et plus particulièrement deceux qui font usage de violence.

Enfin, il est d’un grand intérêt de recouper cette liste d’infractions aveccelle qui est utilisée par le directeur provincial et le substitut du procureurgénéral dans le contexte de l’application de la loi. En effet, lorsque le direc-teur provincial évalue la situation d’un adolescent dans le but de détermi-ner la possibilité d’appliquer des sanctions extrajudiciaires62, ilcommunique ses conclusions au substitut du procureur général par l’entre-mise d’un formulaire63 qui prévoit certaines catégories de délits. L’une d’el-les se réfère aux crimes de violence. La liste suivante d’infractions estcomprise dans cette catégorie : 1) voies de fait ; 2) délits d’ordre sexuel ; 3)enlèvement ; 4) négligence criminelle, homicide et tentative ; 5) vol quali-fié ; 6) autres.

L’introduction par effraction constitue une catégorie de délit, et il enest de même du méfait, du crime d’incendie et de la possession de biensvolés.

Ce n’est pas sans raison que les similitudes sont importantes entre ladescription des crimes de violence faite par Statistique Canada et celle quiest communément utilisée en vertu de la Loi sur le système de justice pé-nale pour les adolescents. Il existe un phénomène d’échange d’informa-tions entre les différents corps policiers et le Centre canadien de lastatistique juridique de telle sorte que les concepts utilisés par les premiersdoivent nécessairement trouver résonance chez le second, et vice-versa.

2.3.2 Le contexte de l’adoption de l’article 2 de la Loi sur le système dejustice pénale pour les adolescents

Les versions antérieures du projet de loi C-764, soit les projets de loi C-6865 et C-366, définissaient expressément l’infraction avec violence : « Touteinfraction qui cause des lésions corporelles ou tente d’en causer. »

62. En vertu de l’article 164 (5) L.S.J.P.A., les programmes de mesures de rechange autori-sés conformément à la Loi sur les jeunes contrevenants sont réputés être des program-mes de sanctions extrajudiciaires. L’instrumentation utilisée en application de l’ancienneloi a toujours cours.

63. Gouvernement du Québec, ministère de la Santé et des Services sociaux, « Recom-mandation-orientation du D.P. au S.P.G. », formulaire AS-716.

64. Projet de loi C-7, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, déposé àla Chambre des communes, en première lecture, le 5 février 2001.

65. Projet de loi C-68 (1re lecture), 1re session, 36e législature (Can.).66. Projet de loi C-3 (1re lecture), 2e session, 36e législature (Can.).

Page 174: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

174 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

Cette définition se rattache essentiellement à la notion de voies de fait.Or, si le législateur a choisi de ne pas la retenir, c’est certainement parcequ’il ne voulait pas en limiter l’application aux seules voies de fait. L’in-fraction avec violence doit donc comprendre d’autres types d’infractions.

Par contre, le législateur a conservé la définition de l’infraction graveavec violence et son équivalent en langue anglaise, serious violent offence :

Infraction grave avec violence : Toute infraction commise par un adolescent et aucours de la perpétration de laquelle celui-ci cause des lésions corporelles gravesou tente d’en causer.

Serious violent offence : means an offence in the commission of which a youngperson causes or attempts to cause serious bodily harm.

Est-il possible d’en déduire que, puisque l’infraction grave avec vio-lence est une infraction qui cause ou tente de causer des lésions corporellesgraves, la simple infraction avec violence doit également être une infrac-tion dirigée contre la personne67 ? Dans la première décision rendue en lamatière, le juge Gorman, de la Cour provinciale de Terre-Neuve, croit que,bien que ce raisonnement soit attrayant par sa simplicité, il ne correspondpas à l’intention du législateur qui a prévu que le placement sous gardeserait une mesure d’exception, et non la règle68. Par contre, cela n’empêchepas à d’autres de suggérer un raisonnement différent et de conclure que, àpremière vue, l’infraction avec violence doit figurer dans la partie VIII duCode criminel traitant des infractions contre la personne69.

Plusieurs des témoins entendus par le Comité permanent de la justiceet des droits de la personne, à l’occasion de l’étude du projet de loi C-7,n’ont pas manqué de relever les problèmes qu’ils anticipaient au regard desdéfinitions de l’article 2. La Saskatchewan avait d’abord demandé que lelégislateur retire du texte toute définition et toute référence aux infractionsavec violence et aux infractions sans violence : « Un comportement violentcomprend-il des voies de fait simples ? Cette notion comprend-elle la con-duite automobile dangereuse ? Cela n’est pas clair. Nous ne sommes pascertains que des notions aussi vagues aient leur place dans un texte de loi70. »

67. R. v. R.A.A., [2003] B.C.J. (Quicklaw) nº 1386 (B.C.P.C.), où le juge suggère qu’il est rai-sonnable de penser que, compte tenu de la définition donnée à l’expression serious vio-lent offence, l’infraction avec violence est une infraction au cours de laquelle unadolescent cause ou tente de causer des lésions corporelles.

68. R. v. D.L.C., [2003] N.L.J. (Quicklaw) nº 94 (N.L.P.C.).69. R. v. N.A.J., [2003] P.E.I.J. (Quicklaw) nº 83 (P.E.S.C.T.D.).70. Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Témoignage de

Mme Betty Ann Pottruff, c.r., directrice, Politiques, Planification et évaluation, minis-tère du Procureur général (Saskatchewan), [En ligne], 25 avril 2001, [http ://www.parl.gc.ca/InfoComDoc/37/1/JUST/Meetings/Evidence/justev07-f.htm] (5 juin 2003).

Page 175: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 175

Il a aussi été suggéré de créer une annexe qui énumérerait les infrac-tions avec violence 71. Puis, le 2 mai 2001, il est proposé de modifier l’arti-cle 2 du projet de loi C-7 de la manière suivante : « « infraction avecviolence » : Toute infraction visée à l’article 235 du Code criminel72 ou auxannexes I ou II73 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en libertésous condition74. »

Le fait est connu, l’amendement mis aux voix a été rejeté.

Malgré de vives oppositions, le législateur a finalement opté pour nepas définir l’infraction avec violence, préférant laisser le tout à l’exerciced’un pouvoir discrétionnaire. Il n’a cependant peut-être pas suffisammenttenu compte du fait que seule une partie de la discrétion accordée revientaux tribunaux pour adolescents. L’autre est confiée aux agents de policequi auront à décider si l’adolescent se qualifie pour bénéficier des mesuresextrajudiciaires. Bien sûr, des directives sont prévues pour encadrer l’exer-cice de ce pouvoir discrétionnaire, mais personne ne pourra plaider au nomde l’adolescent pour arguer que le geste qu’il a posé n’est pas du domainedes infractions avec violence. Ce débat se fera plutôt devant le tribunal aumoment de décider de la peine à infliger à l’adolescent. Alors, il n’est pascertain que les tribunaux connaîtront une diminution aussi importante duvolume de causes présentées devant eux que celle que le législateur auraitsouhaitée.

2.3.3 Le préambule et quelques principes dans des domaines précis

Contrairement à la Loi sur les jeunes contrevenants, la Loi sur le sys-tème de justice pénale pour les adolescents contient un préambule. Celui-ci fait partie du texte de cette loi et en constitue l’exposé des motifs75. Il

71. Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Témoignage deM. Rob A. Finlayson (sous-procureur général adjoint, Division des poursuites judiciai-res, ministère du Procureur général (Manitoba), [En ligne], 25 avril 2001, [http ://www.parl.gc.ca/InfoComDoc/37/1/JUST/Meetings/Evidence/justev07-f.htm] (5 juin2003).

72. C’est le cas de la peine pour meurtre.73. Ces annexes se réfèrent aux infractions objectivement graves du Code criminel.74. Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Témoignage de

M. Chuck Cadman devant le Comité permanent de la justice et des droits de la per-sonne, Chambre des communes, 1re session, 37e législature, le 2 mai 2001. Voir : Parle-

ment du Canada, Travaux des comités, [En ligne], [http ://www.parl.gc.ca/InfoCom/PubDocument.asp ?DocumentID=1035672&Language=F].

75. Loi d’interprétation, précitée, note 16, art. 13.

Page 176: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

176 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

comprend de précieux indices de la volonté du législateur et les balises àl’intérieur desquelles cette loi doit être interprétée. Si auparavant le recoursau préambule avait lieu uniquement en cas d’obscurité de la loi, il est main-tenant toujours de mise de le considérer76.

Or, le cinquième et dernier paragraphe du préambule indique qu’il faut« diminue[r] le recours à l’incarcération des adolescents non violents ». Celaest une réponse directe aux nombreux commentaires apportés devant leComité permanent de la justice. En effet, le Canada est le pays qui a le tauxd’incarcération des adolescents le plus élevé des pays occidentaux, y com-pris les États-Unis. Le législateur a donc voulu indiquer clairement sa vo-lonté de réduire le nombre de peines comportant une période « deplacement et de surveillance77 ». La version anglaise du préambule est fortéloquente et vaut la peine d’être soulignée :

AND WHEREAS Canadian Society should have a youth criminal justice systemthat command respect […] and that reserves its most serious intervention for themost serious crimes and reduces the over-reliance on incarceration for non-vio-lent young persons [l’italique est de nous].

Cette volonté du législateur se prolonge notamment dans les disposi-tions de la loi concernant le recours aux mesures extrajudiciaires et cellesqui sont relatives à la détermination de la peine. Le premier alinéa de l’ar-ticle 4 énonce que « le recours aux mesures extrajudiciaires est souvent lameilleure façon de s’attaquer à la délinquance juvénile ». Aussi, le troisièmealinéa va plus loin en créant une présomption voulant que la prise de mesu-res extrajudiciaires suffise pour faire répondre l’adolescent de son délit sice dernier ne comporte pas de violence et si le jeune accusé n’a jamais étédéclaré coupable d’une infraction auparavant. Et dans les cas soumis à lajustice, lorsqu’il déclare l’adolescent coupable de l’infraction reprochée, letribunal ne saurait lui imposer un placement sous garde « qu’en dernierrecours, après avoir examiné toutes les mesures de rechange proposées aucours de l’audience pour la détermination de la peine78 ».

Dans la recherche du sens à donner à l’expression « infraction avec ousans violence », il importe donc de tenir compte de l’ensemble de ces fac-teurs. Il n’est pas possible de vouloir, d’une part, diminuer le recours auxmesures judiciaires puis à l’incarcération et, d’autre part, de contrecarrercet effet par une définition tellement large que cela pourrait englober qua-siment toutes les infractions.

76. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 73-74.77. Renvoi relatif au projet de loi C-7 sur le système de justice pénale pour les adolescents,

précité, note 7, par. 31-32. Voir également : R. c. B. M., précité, note 46, 4.78. L.S.J.P.A., art. 38 (2).

Page 177: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 177

3 L’examen de quelques lois canadiennes dans des domaines apparentés

S’il nous faut présumer que le législateur est cohérent et qu’il traited’une manière uniforme une expression dans une loi, il s’avère égalementjuste de dire qu’il doit conserver cet effort de cohérence lorsqu’il traite dela même expression dans des lois différentes, mais relevant de la mêmematière79. Ce principe doit cependant être appliqué avec prudence : il n’estqu’un guide destiné à faire apparaître l’intention du législateur80.

À cet effet, nous regarderons successivement la loi et les projets de loisuivants : la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous con-dition81, le projet de loi C-34782 et le projet de loi C-40383.

À la lecture de l’article 3 de la Loi sur le système correctionnel et lamise en liberté sous condition, nous constatons que plusieurs de ses objec-tifs correspondent à des idées présentes dans la Loi sur le système de jus-tice pénale pour les adolescents :

Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivanten paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesu-res de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidantau moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité,à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyensrespectueux des lois.

Sans entrer dans les détails du rouage de la première loi, il est utile deconsulter la liste des infractions dont font mention les annexes I et II, cel-les-là mêmes qui avaient été proposées pour obtenir la liste des infractionsavec violence. Ces annexes se réfèrent aux infractions les plus graves duCode criminel et elles concernent des infractions contre la personne, à l’ex-ception de deux situations : celle d’avoir causé soit par le feu, soit par uneexplosion, des dommages à un bien qui ne lui appartient pas en entier ; etcelle de s’être introduit par effraction dans un endroit dans le but d’y com-mettre l’une des infractions prévues à la même annexe I. Quant aux infrac-tions de l’annexe II, elles se rapportent aux drogues et à d’autres substancesinterdites. Lorsqu’il a été suggéré de se référer à ces annexes pour définirles infractions avec violence, le législateur visait donc essentiellement, maisnon exclusivement, les infractions qui se rapportent à la personne.

79. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 437.80. Ibid.81. Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20.82. Projet de loi C-347 (1re lecture), 37e session, 2e législature, (Can.).83. Projet de loi C-403 (1re lecture), 37e session, 2e législature, (Can.).

Page 178: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

178 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

Par ailleurs, l’article 132 de la Loi sur le système correctionnel et lamise en liberté sous condition, qui traite des « facteurs utiles pour évaluerle risque que le délinquant commette […] une infraction de nature à causerla mort ou un dommage grave à une autre personne », mentionne ceci :

a) un comportement violent persistant, attesté par divers éléments, en particulier :(i) le nombre d’infractions antérieures ayant causé un dommage corporel ou mo-ral, (ii) la gravité de l’infraction […], (iii) l’existence de renseignements sûrs éta-blissant que le délinquant a eu des difficultés à maîtriser ses impulsions violentesou sexuelles au point de mettre en danger la sécurité d’autrui, (iv) l’utilisation d’ar-mes […], (v) les menaces explicites de recours à la violence, (vi) le degré de bruta-lité dans la perpétration des infractions, (vii) un degré élevé d’indifférence quantaux conséquences de ses actes sur autrui [l’italique est de nous].

Le législateur relie le comportement violent d’une personne au risquequ’elle commette une infraction de nature à causer la mort ou un dommagegrave à une autre personne. Autrement dit, le comportement violent dudélinquant est l’un des facteurs pour déterminer dans quelle mesure il pré-sente un risque de causer la mort ou un dommage grave à une personne. Etl’expression « dommage grave » (serious harm) est définie à l’article 99 decette loi comme un « dommage corporel ou moral grave ». S’il ne nous estpas permis de faire un lien direct et concluant entre ces concepts prove-nant de lois différentes puisqu’elles ne portent pas sur un domaine identi-que84, nous pouvons à tout le moins en tirer des conclusions logiques.

Le 29 janvier 2003, le projet de loi C-347 a été déposé en première lec-ture à la Chambre des communes. Il propose d’ajouter la définition quisuit à l’article 742 du Code criminel : « « Infraction avec violence » : Infrac-tion mentionnée à l’annexe I de la Loi sur le système correctionnel et lamise en liberté sous condition. »

Ce projet de loi veut faire en sorte qu’il ne soit plus permis d’accorderune condamnation avec sursis dans le cas de délinquants violents.

Et, finalement, le 21 février 2003 était déposé à la Chambre des com-munes le projet de loi C-403 en vue de donner aux juges le pouvoir d’assi-gner la cote de sécurité de catégorie maximale au délinquant violent à risqueélevé. Le paragraphe 2 du nouvel article 743.21 du Code criminel se litainsi :

Pour l’application du paragraphe (1), tout tribunal peut assigner une cote de sécu-rité de catégorie maximale à quiconque est :

a) déclaré coupable de l’une ou l’autre des infractions suivantes :

(i) trahison ou haute trahison,

84. Loi d’interprétation, précitée, note 16, art. 15 (2) b).

Page 179: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 179

(ii) meurtre,

(iii) piraterie,

(iv) tentative de meurtre,

v) agression sexuelle ou agression sexuelle armée,

(vi) menaces à une tierce personne ou infliction de lésions corporelles,

(vii) agression sexuelle grave,

(viii) rapt,

(ix) prise d’otage,

(x) vol qualifié,

(xi) agression armée ou infliction de lésions corporelles,

(xii) voies de fait graves,

(xiii) infliction illégale de lésions corporelles,

(xiv) crime d’incendie.

L’article ajoute que, pour déterminer cette cote de sécurité, le tribunaldoit tenir compte de certains facteurs, dont celui de la propension à la vio-lence du délinquant. Remarquons aussi que, à l’exception du vol qualifié etdu crime d’incendie, les infractions citées font référence à un comporte-ment qu’aurait eu le délinquant directement envers une autre personne.

Bien entendu, ces textes législatifs sont encore au stade de projet deloi, et bien malin celui qui peut oser prétendre savoir ce qu’il en advien-dra85. Il demeure néanmoins un principe qui veut que le législateur fasseœuvre de cohérence dans l’ensemble de son travail. Cela implique de pou-voir tenir compte de lois postérieures à celle qu’on cherche à interpréter :

On peut enfin fonder la prise en compte des lois subséquentes sur le souci de co-hérence de la législation qui doit guider l’interprète : ayant à choisir entre deuxfaçons différentes de construire une règle à partir d’un texte, l’interprète devraittoujours favoriser l’interprétation qui assure l’harmonie entre les divers élémentsdu système juridique plutôt que celle qui entraîne des antinomies ou des incohé-rences, cela indépendamment de l’époque à laquelle un élément donné a été intro-duit dans le système86.

Ainsi, deux constantes sont observées à travers lesdits projets de loi :premièrement, le législateur suggère encore que l’infraction avec violencesoit définie en fonction de la liste des infractions prévue dans l’annexe I de

85. Au moment d’écrire ces lignes, les projets de loi C-347 et C-403 n’avaient pas été adoptés.86. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 435.

Page 180: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

180 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition ;deuxièmement, l’introduction par effraction et les autres infractions simi-laires contre la propriété ne sont pas considérées comme faisant partie desinfractions avec violence.

Conclusion

La Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents susciteracertainement de nombreuses discussions autour de la catégorie particulièredes infractions avec ou sans violence. Les enjeux sont de taille pour lesadolescents qui, selon la définition donnée à l’expression en cause, pour-ront tantôt se voir refuser la voie des mesures extrajudiciaires, tantôt sevoir imposer une peine de placement sous garde.

Au moment où a eu lieu l’étude en profondeur du système de justicepour les adolescents, il existait une volonté ferme de réconforter le publicqui manifestait de plus en plus d’insécurité quant à la criminalité juvénile,plus particulièrement en ce qui concerne les crimes avec violence. Puisquec’est sur la base des données recueillies par Statistique Canada que le tauxde criminalité et ses divers aspects ont été discutés, nous avons vérifié cequ’entendait cet organisme par la catégorie de crimes de violence. Nousobservons alors que, font partie de cette catégorie les différents types d’ho-micide, les voies de fait, les agressions sexuelles, l’enlèvement, le fait dedécharger une arme à feu dans l’intention de causer des lésions corporelleset le vol qualifié. Cela n’est pas sans rappeler la liste des infractions com-prises dans la catégorie des crimes de violence utilisée par le directeur pro-vincial et le substitut du procureur général dans l’application de la loi. Cesconstats devraient tout de même donner certains indices.

L’absence de définition pourrait aussi s’avérer utile pour répondre auxcirconstances propres à chaque cas d’espèce. En disposant du pouvoir dequalifier l’infraction selon qu’elle est violente ou non violente, le tribunalpourra faire intervenir des critères subjectifs. Il n’y aura pas de réponsesystématique à une infraction donnée. Les nuances sont donc non seule-ment permises, mais nécessaires. Toutefois, nous estimons que les élémentsdont le tribunal doit tenir compte dans son évaluation devraient se référernon pas à la victime, mais bien à l’accusé. Ainsi, il faut se garder de confon-dre les effets que peuvent avoir sur une victime en particulier la commis-sion d’une infraction et l’intention d’esprit de l’auteur de cette infraction.

Comme nous l’enseignent la jurisprudence et la doctrine modernes,nous devons favoriser une interprétation de la loi qui tienne compte de l’in-tention du législateur. Celle-ci se manifeste notamment par le préambulede la loi, sa déclaration de principes et les principes particuliers énoncés à

Page 181: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 181

certains chapitres. Or, un des objectifs de la réforme du système de justiceest de permettre aux auteurs d’une infraction moins grave de bénéficierdavantage de la voie extrajudiciaire et de ne pas encombrer inutilement lerôle des tribunaux avec ces causes. Il y aurait donc tout lieu d’interpréterla notion d’infraction avec ou sans violence en ayant cette donnée à l’es-prit.

Enfin, un regard jeté sur la Loi sur le système correctionnel et la miseen liberté sous condition et les projets de loi C-347 et C-403 peut nous êtreutile pour circonscrire le sens de la notion en cause. Ainsi, ces textes déter-minent généralement le caractère violent d’un délinquant ou d’un crimeselon qu’il porte atteinte, ou non, à la personne. Deux situations font toute-fois exception, soit celle où l’infraction commise serait un vol qualifié etl’autre, un crime d’incendie.

Suivant notre analyse, une infraction avec violence devrait habituelle-ment être une infraction qui figure dans la catégorie des infractions contrela personne dont traite la partie VIII du Code criminel. Toutefois, rienn’empêche que, dans de rarissimes occasions, il soit possible de conclure àune infraction avec violence même si aucun geste n’a été posé par l’adoles-cent à l’endroit d’une autre personne. Ce sera le cas des infractions tellesque l’introduction par effraction, la possession de biens volés et le vol sim-ple.

Agir autrement nous apparaîtrait plutôt rigide. Les textes législatifsmodernes sont de plus en plus subtils et complexes, et leur nombre s’estmultiplié d’une manière vertigineuse au cours des 30 dernières années. Ilsexpriment des idées et des concepts tout en nuances, et il arrive souventque différents textes législatifs soient liés entre eux. Les concepts juridi-ques ne peuvent plus désormais être examinées en vase clos. Au surplus,beaucoup de notions sont évolutives. Leur interprétation varie donc d’uneépoque à une autre et d’un contexte à un autre.

Page 182: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

182 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

Annexe

Répertoire, par ordre chronologique, des principaux jugementsdiscutant de la définition de l’infraction avec violence (violent offence)

aux termes de l’article 39 (1) a) de la Loi sur le systèmede justice pénale pour les adolescents

InfractionInfractions en cause avec violence Référence

Art. 348 (1) b) C. cr. The Queen v. C. (D.L.), NLPC 1303Y-0048,Introduction par effraction Oui 9 avril 2003, j. Gorman

Art. A55 (2) C. cr. R. v. R.A.A., 2003 BCPC 0212, 17 avrilInceste Non 2003, j. Gove

Art. 252 C. cr. R. v. D.A.I, 2003 BCPC 317, 24 avril 2003,Délit de fuite Non j. Auxier

Art. 268 (1) C. cr. R. v. M. (H.A.), 2003-05-02 MBPC,Voies de fait graves Oui 2 mai 2003, j. Swail

Art. 344 b) C. cr. R. c. D.B. (J.), C.Q. Montréal, nos 525-03-Vol qualifié Oui 025364-035 et 525-03-025365-032,

2 mai 2003, j. Bastien, REJB 2003-42533

Art. 344 b) C. cr. R. c. B. (M.), C.Q. Montréal, nos 525-03-Vol qualifié Oui 025362-039 et 525-03-025363-037,Art. 351 (2) C. cr. 29 mai 2003, j. Asselin, REJB 2003-44068Déguisement dans l’intentionde commettre un acte criminelArt. 85 (2) C. cr.Utilisation d’une fausse armeà feu lors de la perpétrationd’une infraction

Art. 271 (1) a) C. cr. R. c. B.-M. (M.), C.Q. Montréal, no 525-03-Agression sexuelle Oui 024745-028, 16 juin 2003, j. Roy,

REJB-2003-46160

Art. 344 b) C. cr. R. v. J.E.C., 2003 BCPC 322, 15 juilletVol d’une valeur de moins 2003, j. Saundersde 5 000 $ Non

Art. 335 (1) C. cr. J. (N.A.) v. R., 2003 PESCTD 60, 31 juilletPrise d’un véhicule à moteur ou Non 2003, j. DesRochesd’un bateau sans consentementArt. 430 (3) b) C. cr.Méfaits à l’égard d’un biendont la valeur dépasse 5 000 $Art. 129 a) e) C. cr.Entrave au travail d’un agentde la paixArt. 430 (4) b) C. cr.Méfait

Page 183: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 183

Annexe (suite)

Répertoire, par ordre chronologique, des principaux jugementsdiscutant de la définition de l’infraction avec violence (violent offence)

aux termes de l’article 39 (1) a) de la Loi sur le systèmede justice pénale pour les adolescents

InfractionInfractions en cause avec violence Référence

Art. 348 (1) b) C. cr. R. c. A.R., C.Q. Trois-Rivières, no 400-03-Introduction par effraction Non 004517-039, 26 août 2003, REJB 2003-48772,

j. Perreault

Art. 465 (1) c) C. cr. R. c. B. M., C.Q. Montréal, nos 525-03-Complot en vue de commettre Non 02673-037 et 525-03-02674-035,un acte criminel 24 septembre 2003, j. BastienArt. 348 (1) b) e) C. cr.Introduction par effractionArt. 430 (1) a) (3) a) C. cr.Méfaits

Art. 267 b) C. cr. R. v. C.M.P., NLPC 1303Y-00136,Voies de fait causant 12 novembre 2003, j. Gormandes lésions corporelles Oui

Page 184: Table des matières - CRIDAQ | UQAM
Page 185: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 185-213(2004) 45 Les Cahiers de Droit 185

Suzanne Comtois, Vers la primauté de l’ap-proche pragmatique et fonctionnelle,Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003,173 p., ISBN 2-89451-685-1.

La professeure Suzanne Comtois est unedes spécialistes du droit administratif dontles écrits nombreux sont d’une remarquableclarté et ont beaucoup contribué à la diffu-sion de cette discipline. Elle vient de publierun ouvrage qui se situe au cœur d’une desproblématiques contemporaines de cettebranche du droit public, celle du contrôle ju-diciaire des décisions des autorités adminis-tratives, notamment des tribunaux quasi ju-diciaires. La Cour suprême du Canada et lescours d’appel se sont penchées souvent surla norme d’intervention qui doit être appli-quée par les cours supérieures, mais leurmessage n’est pas facile à décoder. L’ou-vrage de notre collègue contribuera à unemeilleure compréhension de ce message quenous voudrions moins clair-obscur parfois.

La question du rôle approprié du jugedans le maintien du principe de légalité est aucentre des développements jurisprudentielsqu’a connus le droit administratif canadienau cours des 25 dernières années. Sous l’in-fluence conjuguée des arrêts Société des al-cools du Nouveau-Brunswick de 1979 etBibeault de 1988, la Cour suprême a substi-tué progressivement au traditionnel contrôlefondé sur les concepts d’ultra vires et d’ex-cès de juridiction, une approche contextuelle,dite « méthode pragmatique et fonction-nelle », qui permet de mieux assurer l’auto-nomie décisionnelle des organismes adminis-tratifs tout en précisant le rôle essentiel descours supérieures dans l’affirmation de larule of law ou primauté du droit.

Instituée pour répondre au problème par-ticulier que posait la révision judiciaire del’interprétation faite par les tribunaux admi-nistratifs des lois qu’ils ont à appliquer, laméthode pragmatique et fonctionnelle, utili-sée pour déterminer la norme de contrôleappropriée, s’applique maintenant aux déci-sions de fond prises par tout décideur admi-nistratif exerçant un pouvoir conféré par laloi. Et ce, peu importe que le recours procèdepar voie d’appel ou de révision judiciaire,qu’il concerne la décision d’un tribunal admi-nistratif, d’un ministre ou d’une autorité lo-cale ou, encore, que la question en litige portesur le droit, les faits ou l’exercice d’une dis-crétion.

L’ouvrage de Suzanne Comtois a pourobjet principal de rendre compte de cetteévolution jurisprudentielle, d’en évaluer lesincidences et d’exposer, le plus clairementpossible, le contexte dans lequel s’effectuentl’identification et l’application de la norme decontrôle appropriée aux décisions de fondrendues par les divers organismes adminis-tratifs. La première partie traite du contrôlejudiciaire des erreurs de droit. La secondeaborde le contrôle judiciaire des décisions denature discrétionnaire et des décisions com-portant des conclusions de fait erronées.

Dans la partie I, l’auteure parle del’amorce d’un mouvement de retenue. Ellesitue le point de départ d’une approche res-trictive du contrôle judiciaire, soit l’arrêt de1979 mentionné plus haut. La Cour suprêmeinstaure un contrôle qui peut être qualifié decontrôle de « raisonnabilité » : un recul duconcept de juridiction se dessine. L’auteureanalyse la fameuse méthode pragmatique etfonctionnelle. Elle y traite des aspects sui-

Page 186: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

186 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

vants : la coexistence d’une « gamme » denormes de contrôle ; une terminologie clari-fiée ; la méthode et les facteurs permettant dedéterminer la norme de contrôle appropriée ;l’application des facteurs de la méthode prag-matique et fonctionnelle ; le processus d’ap-préciation du caractère déraisonnable oumanifestement déraisonnable d’une déci-sion ; l’application de la norme de la décisioncorrecte (le contrôle de la rectitude).

Dans la partie II, l’auteure se penche surle contrôle judiciaire des décisions de naturediscrétionnaire et des conclusions de fait er-ronées ; elle considère qu’il y a systématisa-tion de l’approche restrictive. La jurispru-dence a procédé à l’intégration des décisionsdiscrétionnaires dans la méthode pragmati-que et fonctionnelle (arrêt Baker). L’auteuremontre qu’il y a eu modulation de l’intensitédu contrôle du pouvoir discrétionnaire de-puis l’arrêt Baker ; l’arrêt Suresh offre unerelecture à la baisse des exigences poséesdans l’arrêt Baker ; dans l’arrêt Chieu, laCour revisite l’erreur juridictionnelle ; etdans l’arrêt Mont-Sinaï il semble y avoir unrenforcement du contrôle de la substance desdécisions discrétionnaires.

Quant à l’attitude de déférence manifes-tée envers les décisions des municipalités,conseils scolaires ou autres autorités localesélues, il y a un retournement ponctué d’hési-tations ; est remise en question la doctrine del’ultra vires de l’arrêt Shell Canada. Avecl’application particulière de la méthode prag-matique et fonctionnelle aux fonctions juri-dictionnelles (quasi judiciaires) des élus lo-caux dans l’arrêt Nanaimo, la Cour suprêmeparvient à une superposition des contrôles dela juridiction et de la raisonnabilité. Puis elleétend l’application généralisée de la méthodepragmatique et fonctionnelle aux décisionsdes élus locaux dans l’arrêt Surrey School.Enfin, l’auteure aborde la question du con-trôle des conclusions de fait erronées selonla méthode pragmatique et fonctionnelle ; elleexpose la jurisprudence sur les concepts d’er-reur de fait manifestement déraisonnable etd’erreur de fait simplement déraisonnable.

En annexe à l’ouvrage, l’auteure donne laliste des jugements rendus par la Cour su-prême sur le contrôle judiciaire des décisionsde fond depuis l’arrêt Société des alcools duNouveau-Brunswick de 1979. Le lecteur ytrouve également une bibliographie, une tablede la législation, une table de la jurisprudenceet un index analytique.

Dans une brève conclusion, Me Comtoisse dit en accord avec David Mullan sur le faitque la Cour suprême a établi, en droit admi-nistratif, « une théorie générale ou unifica-trice du contrôle des décisions de fond prisespar tout décideur » (p. 139). Elle conclut que,en dépit de sa complexité et du caractère par-fois moins prévisible de ses applications, laméthode pragmatique et fonctionnelle com-porte plus d’avantages que d’inconvénients.Elle en mentionne trois : 1) mieux circons-crire le rôle interprétatif du décideur adminis-tratif à qui la loi confie le pouvoir de trancherun litige par rapport à la cour de révision ; 2)moduler l’intensité du contrôle en fonctionde facteurs contextuels ; 3) rendre possibleun certain renforcement du contrôle exercésur la substance des décisions discrétionnai-res (p. 139). Enfin, elle estime que cette mé-thode fait l’objet d’un large consensus tant endoctrine qu’en jurisprudence.

Commentaires

En 1995, la juge L’Heureux-Dubé a quali-fié l’arrêt Bibeault « d’une ancre dans unemer agitée1 ». Qu’est-ce qu’au juste la mé-thode appliquée dans ce cas et en quoi est-elle pragmatique et fonctionnelle ? Le PetitRobert définit fonctionnel comme « [ce] quiremplit une fonction pratique » et pragmati-que comme « [ce] qui est adapté à l’action surle réel, qui est susceptible d’application pra-tique ». Il s’agit donc d’une méthode…praticopratique ! Le juge Beetz, dans l’arrêtBibeault, l’oppose à l’analyse « formaliste ettechnique ». Dans l’arrêt Dayco, le juge La

1. C. L’Heureux-Dubé, « L’arrêt Bibeault : uneancre dans une mer agitée », Mélanges JeanBeetz, Montréal, Éditions Thémis, 1995, p. 663-713.

Page 187: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 187

Forest parle d’une analyse « empirique etfonctionnelle » qui s’oppose à une « cons-truction théorique »2.

L’objet de la méthode pragmatiqueet fonctionnelle

La méthode visée ici permet de « dégagerl’intention du législateur », comme la Coursuprême l’a répété de l’arrêt Bibeault en 1988jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit, ainsi que laCour suprême le dit dans l’arrêt Baker,« d’une démarche » applicable d’ailleurs àtous les types de décisions3, qu’elles émanentd’un tribunal administratif, d’un conseil mu-nicipal, d’une commission scolaire, de laGendarmerie royale du Canada (GRC), d’unfonctionnaire, d’un ministre ou d’une autreautorité publique.

La Cour suprême s’en remet donc au lé-gislateur qui est censé fixer, expressément ouimplicitement, la portée du contrôle. Ainsi,elle définit la fameuse « norme de contrôle »en prenant en considération le texte de la loiet certains facteurs. Depuis les arrêtsBibeault et Pushpanatan, et nombre d’autresarrêts, la Cour suprême en a retenu quatre :1) la présence ou l’absence d’une dispositionprivative ou d’un droit d’appel ; 2) l’expertiserelative du tribunal ; 3) l’objet de la loi dansson ensemble et de la disposition en particu-lier ; et 4) la nature du problème posé.

Rappelons qu’après l’arrêt Bibeault laCour suprême a rendu l’arrêt Southam danslequel elle a défini qu’il existe une norme in-termédiaire, entre « la décision correcte » etle caractère « manifestement déraisonnable »,soit la norme du caractère « simplement dé-

raisonnable4 ». Cela a conduit le jugeBastarache dans l’arrêt Pushpanatan renduen 1998 à soutenir que, dans la recherche de« la plus fidèle intention du législateur quantà la compétence conférée au tribunal. En ef-fet, la Cour [suprême] a affirmé que l’éven-tail des normes existantes était un spectredont l’une des extrémités exige « le moins deretenue » et l’autre, « le plus »5 ». Il en résulteque, selon les différents facteurs à appliquer,lorsqu’un tribunal tranche une question dedroit, « [c]ertaines dispositions d’une mêmeloi peuvent exiger plus de retenue qued’autres…6 » Le juge Bastarache parle d’un« continuum du degré de retenue judiciaireapproprié » découlant de l’interprétation deslois en tenant compte de « plusieurs facteursdifférents dont aucun n’est décisif7 ».

Comment, dans la recherche de l’inten-tion du législateur sur laquelle la Cour su-prême insiste tellement, cette dernière prend-elle en considération ces quatre facteurs ?

Dans le cas du premier facteur, il s’agitd’indices à être interprétés différemment se-lon qu’il est question d’une clause privativeintégrale ou partielle ou encore équivoque.Une telle clause « s’inscrit dans le processusd’ensemble d’appréciation des facteurs selonlesquels est déterminée l’intention du législa-teur quant au degré de retenue judiciaire8 ».Sur la question de la clause incluant un droit

2. Dayco (Canada) Ltd. c. Syndicat national destravailleurs et des travailleuses de l’automobileet de l’outillage agricole du Canada (TCA-Ca-nada), [1993] 2 R.C.S. 230, 259. Pour les réfé-rences aux arrêts, voir la table de jurisprudencede S. Comtois, Vers la primauté de l’approchepragmatique et fonctionnelle, Cowansville,Éditions Yvon Blais, 2003, p. 141.

3. Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté etde l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 39 ;Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, par. 35.

4. Canada (Directeur des enquêtes et recherches,Loi sur la concurrence) c. Southam Inc., [1996]1 R.C.S. 748, par. 54.

5. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-toyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S.982, par. 27.

6. Id., par. 28 : citant Canada (Directeur des en-quêtes et recherches) c. Southam Inc., précité,note 4, par. 30.

7. Id., par. 27 ; le juge cite à l’appui l’arrêt ouUnion des employés de service, local 298 c.Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, mais dans cetarrêt il n’est pas question de « continuum ».

8. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,par. 31 ; Fraternité unie des charpentiers etmenuisiers d’Amérique, section locale 579 c.Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316,331-333.

Page 188: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

188 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

d’appel, la Cour suprême a évolué depuisl’arrêt Bell Canada de 1989 jusqu’àaujourd’hui. Dans l’arrêt Dell Holdings renduen 1997, l’absence d’une clause privative etl’octroi d’un droit d’appel ont été jugés dé-terminants pour exclure toute retenue9. Plusrécemment, dans l’arrêt Mattel, au contrairel’absence d’une clause privative en présenced’un droit d’appel n’a pas été jugée détermi-nante « envers les décisions rendues par lestribunaux spécialisés sur les questions rele-vant directement de leur champ d’exper-tise10 ». Dans l’arrêt Macdonell, la présenced’un droit d’appel sur toute « question dedroit et de compétence » couplée à une clauseprivative a justifié la norme intermédiaire11.Plus récemment, l’existence d’un droit d’ap-pel ne semble pas influer sur la retenue sui-vant qu’il y a ou non expertise chez le tribu-nal administratif12. Dans l’arrêt Commissairede la GRC, l’absence d’une clause privativeet l’existence d’un recours propre à la Courfédérale ne commandent aucune retenue13.Enfin, dans les arrêts Baker et Suresh, la dis-position qui assujettit le contrôle judiciaire àl’autorisation de la Cour fédérale est un in-dice de plus grande retenue judiciaire14.

9. Régie des transports en commun de la régionde Toronto c. Dell Holdings Ltd., [1997] 1R.C.S. 32, par. 48.

10. Canada (Sous-ministre du Revenu national-M.R.N.) c. Mattel Canada Inc., [2001] 2 R.C.S.100, par. 27 ; c’était aussi le cas dans BritishColumbia Telephone Co. c. Shaw CableSystems (B.C. Ltd.), [1995] 2 R.C.S. 739, par. 30.

11. Macdonell c. Québec (Commission d’accès àl’information), 2002 CSC 71 par. 9 et 56. Toute-fois les quatre juges de la minorité qualifient laclause de partielle, alors que la majorité ne seprononce pas ouvertement.

12. Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003CSC 20 ; Dr.Q. c. College of Physicians andSurgeons of British Columbia, 2003 CSC 19 ;Barrie Utilities c. Association Canadienne detélévision par câble, 2003 CSC 28.

13. Canada (Commissaire à l’information) c. Ca-nada (Commissaire de la Gendarmerie royaledu Canada), 2003 CSC 8, par. 15 (ci-après cité :« Commission de la GRC ».

14. Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté etde l’Immigration), précité, note 3, par. 58 ;Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l’Immigration), précité, note 3, par. 31.

Le deuxième facteur, l’expertise relative,est, suivant les arrêts Southam etPushpanatan, le plus important et il englobeplusieurs aspects. Un tribunal peut avoir del’expertise « quant à la réalisation des objec-tifs d’une loi, que ce soit en raison des con-naissances spécialisées de ses membres, desa procédure spéciale ou de moyens non ju-diciaires d’appliquer la loi15 ». L’expertisepeut varier aussi selon la nature du problèmeen ce sens que le législateur a voulu donnerau décideur « une vaste marge de manœuvrepour la prise de décision relative à certainesquestions16 ». L’expertise « doit être évaluéeen fonction de la question litigieuse et de l’ex-pertise relative du tribunal administratif lui-même17 ».

La façon dont l’expertise est reconnuevarie. Ainsi, dans l’arrêt Macdonell rendu en2002, la majorité dit de la Commission d’ac-cès à l’information du Québec qu’elle a « uneexpertise générale dans le domaine de l’accèsà l’information » et « une expertise relative enmatière de protection de la vie privée et depromotion de l’accès aux renseignementsdétenus par un organisme public »18. La mi-norité estime que la Commission n’a d’exper-tise particulière que « sur des conclusions defait » et non sur « la protection de la vie pri-vée et des valeurs fondamentales de la démo-cratie […] tout comme l’interprétation con-textuelle des lois d’intérêt public »19. Dansl’arrêt Commissaire de la GRC, la Cour su-prême estime que le Commissaire n’a aucuneexpertise « dans l’interprétation législa-tive20 ». Dans l’arrêt Barrie Public Utilities,

15. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,par. 32.

16. Ibid., au par. 33.17. Université Trinity Western c. British Columbia

College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772,par. 17 ; Barrie Utilities c. Association cana-dienne de télévision par câble, précité, note 12,par. 12-15.

18. Macdonell c. Québec (Commission d’accès àl’information), précité, note 11, par. 7 et 8.

19. Id., par. 56.20. Commissaire de la GRC, précité, note 13,

par. 16.

Page 189: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 189

la Cour suprême estime que le Conseil de laradiodiffusion et des télécommunications ca-nadiennes (CRTC) a une expertise dans larégulation des télécommunications mais nonsur une question telle l’interprétation de l’ex-pression « structure de soutien d’une ligne detransmission21 ». La détermination de cequ’est l’expertise d’un tribunal administratifdevient ainsi une question subtile.

Le troisième facteur, l’objet de la loi, a étédéfini de plusieurs façons quant à l’objectifpoursuivi par le législateur. Ce peut être « lanature spécialisée du régime législatif et dumécanisme de règlement des différends22 ».La Cour suprême distinguera suivant quel’objectif est défini « comme consistant à éta-blir les droits des parties » ou bien « à réali-ser un équilibre délicat entre divers inté-rêts »23. Il sera parfois question de situationsà « caractère polycentrique » par oppositionaux situations bipolaires24. Le législateur dis-tinguera aussi les objectifs « davantage éco-nomiques » des objectifs « strictement juridi-ques »25. L’objet de la loi peut également êtrele programme gouvernemental d’interventionéconomique ou social ou de régulation so-ciale inclus dans la législation, comme l’ana-lyse longuement le juge Sopinka dans l’arrêtPasiechynik26. Il est nécessaire, dans certains

cas, de cibler soit l’ensemble de la loi, soitune disposition particulière. Certaines dispo-sitions d’une même loi peuvent faire l’objetd’une plus grande retenue que d’autres27.

Le quatrième facteur, soit la nature duproblème posé, permet de séparer les ques-tions de droit et les questions de fait28, ou lesdeux premières et les questions mixtes29. S’ils’agit d’une question de droit, il faut distin-guer entre les questions d’interprétation quientrent dans le champ d’expertise spécialisédu tribunal administratif, notamment l’inter-prétation de sa loi constitutive ou de la loiqu’il est chargé d’appliquer30, et les questionsgénérales de droit31. Toutefois, il se peutqu’une question générale de droit soit liée aurégime législatif particulier, à la haute spécia-lisation du tribunal ou à une clause privativestricte et justifie néanmoins la norme d’uneretenue étendue32. Quant aux questions de

21. Barrie Utilities c. Association canadienne detélévision par câble, précité, note 12, par. 18.

22. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,par. 36.

23. Ibid.24. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-

toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,par. 36 ; Baker c. Canada (Ministre de la Ci-toyenneté et de l’Immigration), précité, note 3,par. 62 ; Université Trinity Western c. BritishColumbia College of Teachers, précité, note 17,par. 15.

25. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,par. 36.

26. Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Com-pensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890, par. 23-35 : le juge y décrit le régime d’indemnisationdes victimes d’un accident de travail et le rôlede la Commission [Board] ; voir aussi Canada(Directeur des enquêtes et recherches) c.

Southam Inc., précité, note 4, par. 47-49 ; Dayco(Canada) Ltd. c. Syndicat national des tra-vailleurs et des travailleuses de l’automobile etde l’outillage agricole du Canada (TCA-Ca-nada), précité, note 2, 266.

27. Pushpanatan c. Canada (Ministre de la Ci-toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,par. 28 ; Université Trinity Western c. BritishColumbia College of Teachers, précité, note 17,par. 17.

28. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,par. 37, Ross c. Conseil scolaire du district no

15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825,par. 24.

29. Canada (Directeur des enquêtes et recherches)c. Southam Inc., précité, note 4, par. 35.

30. Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel enmatière de lésions professionnelles), [1993] 2R.C.S. 756, 773.

31. Canada (Producteur général) c. Mossop, [1993]1 R.C.S. 554, 584-585 ; Chieu c. Canada (Minis-tre de la Citoyenneté et de l’Immigration),[2002] 1 R.C.S. 84, par. 23.

32. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,par. 37 ; Pasiechnik c. Saskatchewan (Workers’Compensation Board), précité, note 26, par. 36-42. Étonnamment, dans l’arrêt Chieu c. Canada(Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigra-tion), précité, note 31, en 2002, la Cour suprêmeconsidère que la Commission de l’immigration(section d’appel) « n’a aucune expertise dans

Page 190: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

190 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

fait, la distinction doit être faite entre cellesqui sont liées à l’expertise du tribunal et lesautres : ainsi, les tribunaux des droits de lapersonne font l’objet d’une retenue étenduesur les questions de fait dans le domaine dela protection des droits de la personne et dela discrimination33 ; ce n’est pas le cas d’uncomité d’agrément des programmes universi-taires34.

Dans de nombreuses situations, ce quisemble importer, sans différencier entre lesaspects juridiques factuels, c’est la nature duproblème à résoudre par le tribunal adminis-tratif et son lien avec l’expertise plus oumoins spécialisée du tribunal par rapport auxcompétences généralistes des cours supé-rieures35.

Enfin, comme l’indique la Cour suprêmedans l’arrêt Baker, « tous ces facteurs doi-vent être soupesés afin d’en arriver à lanorme d’examen appropriée36 ». Dans l’arrêtDayco, le juge La Forest considère que « ces

le domaine » (par. 24) s’agissant de l’interpréta-tion de l’article 70 (1) b de la Loi sur l’immi-gration (expression employée : « eu égard auxcirconstances particulières »). Dans l’arrêtCanada (Sous-ministre du Revenu national) c.Mattel Canada Inc., précité, note 10, la Coursuprême estime que le Tribunal canadien ducommerce extérieur n’a pas d’expertise particu-lière pour l’interprétation de la Loi sur lesdouanes.

33. Canada (Producteur général) c. Mossop, pré-cité, note 31, 578.

34. Université Trinity Western c. British ColumbiaCollege of Teachers, précité, note 17.

35. Régie des transports en commun de la régionde Toronto c. Dell Holdings Ltd., précité, note9, par. 47-48 (questions d’expropriation) ; Syn-dicat international des débardeurs et magasi-niers, Ship and Dock Foremen, section locale514 c. Prince Ruppert Grain Ltd., [1996] 2R.C.S. 432, par. 32 (détermination de l’unitéhabilitée à négocier la convention collective) ;Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Con-seil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249, par.45, 51 (déontologie judiciaire).

36. Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté etde l’Immigration), précité, note 3, par. 62.

37. Dayco (Canada) Ltd. c. Syndicat national destravailleurs et des travailleuses de l’automobileet de l’outillage agricole du Canada (TCA-Ca-nada), précité, note 2, 265.

38. Chamberlain c. Surrey School District No. 36,2002 CSC 86 par. 202.

39. Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonc-tion publique, section locale 79 (S.C.F.P.), 2003CSC 63 par. 61-134.

40. L. Sossin, « Developments in Administrativelaw », (2000) 11 S.C. Law Review (2d) 37, 42 ;aussi D. Mullan, « The Supreme Court of Ca-nada and Tribunals – Deference to the Adminis-trative Process », (2001) 80 R. du B. can. 399-432.

41. Association canadienne des travailleurs des in-dustries mécaniques et assimilées, section lo-cale 14 c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2R.C.S. 983, 1022.

facteurs sont tellement entremêlés qu’il con-vient d’en faire une analyse globale37 ».

La mise en œuvre de la méthodepragmatique et fonctionnelle

Cette méthode que certains ont considé-rée comme géniale a été améliorée, raffinée,mais force est de constater que, si sa formu-lation paraît simple, sa mise en œuvre a sou-levé des difficultés innombrables. Dans denombreuses affaires, des juges aux trois ni-veaux ont été divisés non seulement quant àl’identification de la norme appropriée maisaussi quant à son application, lorsqu’ilsétaient parvenus à s’entendre sur la norme.En décembre 2002, les juges LeBel etBastarache sympathisaient avec les juges depremière instance « qui, avant d’entrer dansle vif du sujet doivent consacrer énormémentde temps à l’examen d’arguments complexesconcernant la norme de contrôle applica-ble38 ». En 2003, le juge LeBel prend la peinede rédiger encore de nombreuses pages dansune décision afin de clarifier l’application decette méthode39.

Cette méthode se voulait pourtant simpleet fonctionnelle. Cependant, après une dou-zaine d’années d’application, un auteur par-lait de l’« ambiguity and complexity ofdeference40 ». Dès 1989, la juge Wilson consi-dère le caractère manifestement déraisonna-ble comme « un critère déjà très ambigu41 ».

Page 191: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 191

Alors qu’au début la méthode pragmatique etfonctionnelle devait conduire à distinguerdeux normes, celle de la rectitude ou justesse(correctness) et celle du caractère manifeste-ment déraisonnable, certains en sont venus àparler d’une « gamme de normes42 » qui sesituent « quelque part entre les deux extrémi-tés d’un spectre43 » ; il est question en 2002d’un « spectre de degrés de retenue44 ». Lajuge McLachlin, pour sa part, constate qu’ils’agit d’un « spectrum of standards » et que« a myriad of factors are included in thisanalysis »45. Plus récemment, dans l’arrêtRyan rendu en 2003, la Cour suprême esti-mant que « [l’]analyse […] ne devrait pas êtreimpraticable ou hautement technique », sou-ligne « qu’il n’existe actuellement que troisnormes établies »46.

La méthode soulève des difficultésterminologiques et conceptuelles qui ontamené une confusion manifeste dans plu-sieurs arrêts, même au plus haut niveau. Lejuge LeBel en a fait une convaincante analyseen 2003 dans l’arrêt Toronto. Notamment, leconcept de caractère manifestement dérai-sonnable s’est prêté à toutes sortes de défini-tions plus ou moins éclairantes quant à ceque signifie l’adverbe « manifestement » ; lejuge LeBel constate que la distinction entreles termes « manifestement » et « simple-ment » déraisonnable « demeure nébuleusemalgré bien des tentatives d’explications47 ».

42. Ross c. Conseil scolaire du district no 15 duNouveau-Brunswick, précité, note 28, par. 23-24 ;

Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent ofBrokers), [1994] 2 R.C.S. 557, 590.

43. Canada (Directeur des enquêtes et recherches)c. Southam Inc., précité, note 4, par. 54.

44. Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Con-seil de la magistrature), précité, note 35, par. 38.

45. B. McLachlin, « The Roles of AdministrativeTribunals and Courts in Maintaining the Rule ofLaw », (1998) 12 Can. Journal of Adm. Law andPractice 171, 181-183.

46. Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, pré-cité, note 12, par. 26.

47. Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonc-tion publique, section locale 79 (S.C.F.P.), pré-cité, note 39, par. 64-65.

48. National Corn Growers Association c. Canada(Tribunal des Importations), [1990] 2 R.C.S.1324, 1370 (j. Gonthier) ; Association cana-dienne des travailleurs des industries mécani-ques et assimilées, section locale 14 c. Paccarof Canada Ltd., précité, note 41, 1018 (j.Sopinka).

49. Nous ne connaissons qu’un cas où « une brèveanalyse » de cinq pages semble avoir suffi à« faire ressortir le caractère déraisonnable de ladécision » : Centre communautaire juridique del’Estrie c. Sherbrooke (Ville), [1996] 3 R.C.S. 84,par. 13.

50. Canada (Directeur des enquêtes et recherches)c. Southam Inc., précité, note 4, par. 57 ; le jugeIacobucci cite la définition qu’en donnait le jugeCory dans l’arrêt Canada (Procureur Général)c. Alliance de la Fonction publique du Canada,[1993] 1 R.C.S. 941, 963 ; Suresh c. Canada (Mi-nistre de la Citoyenneté et de l’Immigration),précité, note 3, par. 41 (« à première vue »).

51. Canada (Directeur des enquêtes et recherches)c. Southam Inc., précité, note 4, par. 57.

52. Ibid., aussi Conseil de l’éducation de Toronto(Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1R.C.S. 487, par. 47.

Dans l’arrêt National Corn Growers, la Coursuprême admet que le caractère manifeste-ment déraisonnable peut apparraître « sansqu’il soit nécessaire d’examiner en détail ledossier », mais il se peut que cela ne puisseêtre constaté « qu’après une analyse en pro-fondeur »48. Effectivement, dans tous les casoù la Cour suprême a conclu au caractèremanifestement déraisonnable d’une décisionc’était au terme d’une analyse poussée49.Dans l’arrêt Southam par contre, ce qui sem-ble définir le caractère manifestement dérai-sonnable, c’est « le caractère flagrant ou évi-dent du défaut50 », alors que, « s’il fautprocéder à un examen ou à une analyse enprofondeur pour déceler le défaut, la décisionest alors déraisonnable mais non manifeste-ment déraisonnable51 ». L’examen en profon-deur ne servira qu’à rendre apparents « lescontours du problème », et alors le « carac-tère déraisonnable ressortira52 ».

La norme du caractère manifeste-ment déraisonnable a été tout d’abord pré-sentée comme une norme très sévère, fort

Page 192: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

192 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

restrictive53. Plusieurs juges n’ont pas hésitéà employer le terme « absurde » pour quali-fier alors la décision contrôlée54. Or, selonnous, l’important dans le caractère manifes-tement déraisonnable, tout comme dans lecaractère simplement déraisonnable, c’est lecaractère « irrationnel » de la décision : ceterme employé par plusieurs juges nous pa-raît plus éclairant55. Ce qui est rationnel faitappel à la raison, au raisonnement56. C’estdans cette optique que le juge Iacobucci, dansl’arrêt Southam, définit la décision déraison-nable comme celle qui « dans l’ensemble,n’est étayée par aucun motif capable de ré-sister à un examen assez poussé57 » soit qu’iln’y a « aucune assise dans la preuve », soitque la conclusion va « à l’encontre de l’essen-

53. Blanchard c. Control Data Canada Ltée, [1984]2 R.C.S. 476, 493 (j. Lamer) ; Association cana-dienne des travailleurs des industries mécani-ques et assimilées, section locale 14 c. Paccarof Canada Ltd., précité, note 41, 1003 (j. LaForest).

54. Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal dutravail), [1997] 1 R.C.S. 1015, par. 120 (j. L’Heu-reux-Dubé, qui emploie dix fois le terme « ab-surde » dans sa dissidence) ; voir aussi Sept-Îles(Ville) c. Québec (Tribunal du Travail), [2001] 2R.C.S. 670, par. 25 (« aucune absurdité ») ;Ivanhoe inc. c. TUAC, section locale 500, [2001]2 R.C.S. 565, par. 60 (« absurd or irrationalresult »).

55. Macdonell c. Québec (Commission d’accès àl’information), précité, note 11, par. 55-59 (j.LeBel : « [le] concept de rationalité […] est undes éléments fondamentaux du système actuelde contrôle judiciaire ») ; Domtar Inc. c. Qué-bec (Commission d’appel en matière de lésionsprofessionnelles), précité, note 30, 375-376 (j.L’Heureux-Dubé) ; Ajax (Ville) c. Syndicat na-tional des travailleurs et travailleuses de l’auto-mobile, de l’aérospaciale et de l’outillage agri-cole du Canada (TCA,-Canada) section locale222, [2000] 1 R.C.S. 538, par. 2 (j. McLachlin :« pas clairement irrationnel ») ; Syndicat inter-national des débardeurs et magasiniers, Shipand Dock Foremen, section locale 514 c. PrinceRuppert Grain Ltd., précité, note 35, par. 42 (j.Cory : si la décision a un fondement rationnel).

56. Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal dutravail), précité, note 54, par. 23 (« raisonne-ment du Tribunal du travail »).

57. Canada (Directeur des enquêtes et recherches)c. Southam Inc., précité, note 4, par. 56.

58. Ibid. ; Association canadienne des travailleursdes industries mécaniques et assimilées, sec-tion locale 14 c. Paccar of Canada Ltd., précité,note 41, 1001 (j. La Forest).

59. Macdonell c. Québec (Commission d’accès àl’information), précité, note 11, par. 59.

60. Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c.F.E.E.E.S.O., district 15, précité, note 52,par. 48.

61. Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil desrelations du travail), [1996] 1 R.C.S. 369, 403.

62. Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonc-tion publique, section locale 79 (S.C.F.P.), pré-cité, note 39.

tiel de la preuve » ou encore qu’il exite « unecontradiction dans les prémisses »58. Dansl’arrêt Macdonell, les juges Bastarache etLeBel parlent de conclusions « dénuées dejustification et surtout qu’elles résultent d’unraisonnement erroné59 ». Dans l’arrêt Conseilde l’éducation de Toronto, le juge Cory écritque la décision sera invalidée « uniquementdans le cas où la preuve, appréciée raisonna-blement, est incapable d’étayer les conclu-sions du tribunal60 ». Dans l’arrêt Royal OakMines, la majorité écrit qu’est déraisonnable« une réparation qui n’a pas de lien rationnelavec la violation et ses conséquences, ou quiest incompatible avec les objectifs visés parla loi61 ». En 2003, le juge LeBel, dans l’arrêtToronto, doit revenir encore sur le sujet pourfaire comprendre que, comme nous lecroyons, la distinction entre les termes « ma-nifestement » et « simplement » importepeu62. Autrement dit, il n’y a pas de diffé-rence entre ce qui est irrationnel et ce qui estclairement irrationnel ; comment est-il possi-ble de prétendre que l’intention du législateursoit qu’une décision qui ne serait que simple-ment irrationnelle doive être maintenue ?Comment concilier la rule of law, principeconstitutionnel, et le maintien de l’irrationa-lité ?

Par ailleurs, le danger que présente l’ana-lyse en profondeur de la preuve, c’est,comme le souligne le juge Cory dans l’arrêtConseil de l’éducation de Toronto, que lejuge de révision scrute « la façon dont le tri-bunal administratif a apprécié la preuve ettiré sa conclusion » pour exprimer son désac-

Page 193: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 193

cord et se substituer à lui63. Le danger desubstitution s’est présenté dans l’arrêt Bakeroù la Cour suprême juge déraisonnable ladécision parce que « les motifs […] n’indi-quent pas qu’elle a été rendue d’une manièreréceptive, attentive ou sensible à l’intérêt desenfants de Mme Baker, ni que leur intérêt a étéconsidéré comme un facteur décisionnel im-portant […]. En outre, les motifs de la déci-sion n’accordent pas suffisamment d’impor-tance ou de poids aux difficultés64 ». Dansl’arrêt Suresh, la Cour suprême a tenu à pré-ciser que l’arrêt Baker « n’a pas pour effetd’autoriser les tribunaux siégeant en révisionde décisions de nature discrétionnaire à utili-ser un nouveau processus d’évaluation65 ». Ilfaut, selon la Cour suprême, interpréter l’ar-rêt Baker selon la « jurisprudence établie con-cernant l’omission [d’un décideur] de pren-dre en considération et d’évaluer desrestrictions tacites ou des facteurs manifes-tement pertinents66 », ainsi, lorsque le déci-deur « a tenu compte des facteurs appropriés,le tribunal ne doit pas les soupeser de nou-veau67 ».

Lorsqu’il s’agit d’une interprétation légis-lative, ce qui est déraisonnable ou irrationnelpour le décideur c’est de ne pas avoir utilisé« la bonne méthode d’analyse », mais uneanalyse « comportant certaines erreurs » etconduisant « à un conflit insoluble entre l’ob-jectif législatif déclaré dans la loi et l’applica-tion effective de ses dispositions »68. Ainsidans l’arrêt Macdonell rendu en 2002, lamajorité est plutôt d’avis que le tribunal ad-ministratif a adopté la bonne démarched’analyse et fait une interprétation ration-nelle qui semble par ailleurs agréer à ces cinq

69. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,par. 49 ; Macdonell c. Québec (Commissiond’accès à l’information), précité, note 11,par. 58.

70. Canada (Sous-ministre du Revenu national) c.Mattel Canada Inc., précité, note 10, par. 27.

71. Par exemple, dans l’arrêt Association cana-dienne des travailleurs des industries mécani-ques et assimilées, section locale 14 c. Paccarof Canada Ltd., précité, note 41, en 1989, lescinq juges de la majorité qualifient la questiond’ « intrajuridictionnelle », alors que la juge dis-sidente en fait résolument une question de com-pétence. Voir aussi Canada (Procureur géné-ral) c. Alliance de la Fonction publique duCanada, [1991] 1 R.C.S. 614, 631 (majorité), 662(minorité).

72. Canada (Procureur général) c. Alliance de laFonction publique du Canada, précité, note 50.

juges ; les quatre juges de la minorité pensentle contraire.

Les difficultés d’application de la méthodepragmatique et fonctionnelle

Ce qui n’est pas pour faciliter la tâche desjuges, c’est la reconnaissance par la Cour su-prême que diverses normes de contrôle peu-vent être appliquées à différentes disposi-tions d’une même loi ou à des questionsvariées soumises au tribunal administratif69.Dans l’arrêt Mattel rendu en 2001, la Coursuprême écrit qu’« en général, des normes decontrôle différentes s’appliquent à des ques-tions de droit différentes, selon la nature dela question à trancher et l’expertise relativedu tribunal administratif sur ces questionsparticulières70 ».

Il est aisé de comprendre que durant lesannées qui ont suivi l’arrêt Bibeault, où laCour suprême a adopté la méthode pragmati-que et fonctionnelle, il y a eu quelque flotte-ment71, mais en 1993, dans l’arrêt Alliance dela Fonction publique, la Cour suprême se di-vise à quatre contre trois sur la qualificationde la question soumise au tribunal relative-ment à la portée de l’article 99 de la Loi surles relations de travail dans la fonction pu-blique qui donne compétence à la Commis-sion72. En 1996, la Cour suprême se diviseencore de la même façon sur la norme de con-

63. Macdonell c. Québec (Commission d’accès àl’information), précité, note 11, par. 48.

64. Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté etde l’Immigration), précité, note 3, par. 73 (j.L’Heureux-Dubé).

65. Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l’Immigration), précité, note 3, par. 37.

66. Id., par. 41.67. Ibid.68. Macdonell c. Québec (Commission d’accès à

l’information), précité, note 11, par. 62 (jj.Bastarache et LeBel, dissidents).

Page 194: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

194 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

trôle de la compétence d’un tribunal adminis-tratif en matière de réparation73 ; la lecturedes arguments des juges majoritaires et desjuges minoritaires est tout aussi convain-cante. En 1997, dans l’arrêt Pasiechnyk, lamajorité qualifie d’« intrajuridictionnelle » laquestion de savoir si la Commission a com-pétence exclusive pour entendre les recoursdes travailleurs accidentés à l’exclusion detoute action en justice : la juge dissidenteconsidère, au contraire, qu’il s’agit d’unequestion de compétence74, ce qui ne nousétonne pas.

Même quand les juges à tous les niveauxfont consensus sur la norme à appliquer,l’opération conduit à des résultats divergents.Dans l’arrêt Canada Safeway, en 1998, ladécision du tribunal administratif est jugé rai-sonnable par la Cour supérieure mais mani-festement déraisonnable par la Cour d’appelde la Saskatchewan ; six juges de la Cour su-prême sont du même avis, mais une juge estdissidente et aurait trouvé la décision raison-nable75. Plus récemment, dans l’arrêtMacdonell, sur quatorze magistrats ayantstatué sur le dossier, huit ont estimé la déci-sion de la Commission d’accès à l’informa-tion du Québec raisonnable ou rationnelletandis que six l’ont jugée déraisonnable ouirrationnelle, dont quatre à la Cour su-prême76. Dans l’arrêt Ajax rendu en 2000, laCour de l’Ontario avait jugé déraisonnableune décision de la Commission des relationsde travail ; la Cour d’appel a estimé, au con-traire, qu’elle n’était pas manifestement dé-raisonnable, et la Cour suprême s’est diviséeà six contre trois, la majorité confirmant quela décision n’était pas « clairement irration-

73. Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil desrelations du travail), précité, note 61, 403, 438(juges dissidents).

74. Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Com-pensation Board), précité, note 26, par. 41-43 ;par. 57 (j. L’Heureux-Dubé, dissidente).

75. Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S.1219, par. 40 et suiv. (majorité), par. 1 et suiv.(juge dissidente).

76. Macdonell c. Québec (Commission d’accès àl’information), précité, note 11, par. 3 (majo-rité), par. 35 (minorité).

77. Ajax (Ville) c. Syndicat national des travailleurset travailleuses de l’automobile, del’aérospaciale et de l’outillage agricole du Ca-nada (TCA,-Canada) section locale 222, précité,note 55, par. 2 et 13 (jj. Bastarache, Binnie etL’Heureux-Dubé, dissidents).

78. Centre communautaire juridique de l’Estrie c.Sherbrooke (Ville), précité, note 49, par. 12.

79. J.M. Asbestos inc. c. Québec (Commissiond’appel en matière de lésions profesionnelles),[1998] 1 R.C.S. 315, par. 2.

80. Comité pour le traitement égal des actionnai-res minoritaires de la Société Asbestos Ltée c.Ontario(Commission des valeurs mobilières),[2001] 2 R.C.S. 132, par. 47.

nelle77 » ; au total, sur quinze magistrats, neuftrouvent la décision rationnelle et six irra-tionnelle.

Même dans des affaires relativement sim-ples où la Cour suprême parvient à un ac-cord, il n’en est pas ainsi aux autres niveaux.Par exemple, dans l’arrêt Centre juridique del’Estrie en 1996, les sept juges de la Cour su-prême estiment la décision de la Commissionmunicipale du Québec manifestement dérai-sonnable, alors que les trois juges de la Courd’appel l’avaient déclarée raisonnable78.Dans l’arrêt J.M. Asbestos, la Cour suprême,unanime dans son jugement, refuse de consi-dérer la décision comme manifestement dé-raisonnable, mais deux juges de la Cour d’ap-pel et la Cour supérieure l’ont considéréecomme telle79.

L’aspect difficile dans l’application de laméthode pragmatique et fonctionnelle estqu’en soi aucun des quatre facteurs n’est dé-terminant. Il y a lieu d’effectuer un dosage quivarie selon la combinaison des facteurs. Selonl’arrêt Comité pour le traitement égal des ac-tionnaires minoritaires rendu en 2001, « [c]ha-que facteur fournit une indication s’inscrivantsur le continuum du degré de retenue judi-ciaire approprié pour la décision en cause80 ».

Rappelons que la méthode pragmatique etfonctionnelle ainsi que ses quatre facteursont été conçus à l’origine pour le contrôle destribunaux administratifs spécialisés. Dansplusieurs arrêts des années 90, la Cour su-prême préconise la retenue judiciaire parceque les institutions contrôlées sont des tribu-naux statutaires dont l’autonomie a été con-

Page 195: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 195

sacrée par la jurisprudence. Dans l’arrêt Al-liance de la Fonction publique, la Cour su-prême écrit ceci : « Dans une société aussicomplexe que la nôtre, l’existence de com-missions et de tribunaux administratifs s’im-pose de plus en plus. En effet, l’expérience etles connaissances spécialisées de certainescommissions dépassent celles des cours dejustice […] Généralement composés d’ex-perts dans leur domaine, les tribunaux admi-nistratifs fonctionnent indépendamment dugouvernement81 ». Puis le juge décrit l’évolu-tion de l’attitude des cours de justice à l’égarddes tribunaux administratifs. Il cite de nom-breux arrêts où il n’est question que de tribu-naux administratifs ou de tribunaux spéciali-sés : seul y est abordé le « contrôle desdécisions des tribunaux administratifs82 ».Dans l’arrêt Domtar, la Cour suprême rap-pelle ceci : « le présent pourvoi porte sur desquestions qui sont au cœur du rapport insti-tutionnel entre les cours de justice et les tri-bunaux administratifs83 ». En 1996, le jugeCory, au nom d’une cour unanime, reprendle même avertissement : « Si l’on ne tient pascompte de ces avertissements, c’est le fonc-tionnement et même tout le concept des tri-bunaux administratifs qui pourront être enpéril84. » Dans le récent arrêt Toronto, le jugeLeBel semble du même avis.

À partir de 2000 cependant, dans l’arrêtNanaimo, la Cour suprême assimile un con-seil municipal à un tribunal et applique à sesactes la norme de retenue qui découle de laméthode pragmatique et fonctionnelle de l’ar-rêt Pushpanathan85. Après une comparaisonapproximative entre un conseil municipal etun tribunal administratif quant aux quatre fac-

81. Canada (Procureur général) c. Alliance de laFonction publique du Canada, précité, note 50,952.

82. Id., 961.83. Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en

matière de lésions professionnelles), précité,note 30, 761.

84. Syndicat international des débardeurs et maga-siniers, Ship dock Foremen, section locale 514c. Prince Ruppert Grain Ltd., précité, note 35,par. 23.

85. Nanaimo (Ville) c. Rascal Trucking Ltd., [2000]1 R.C.S. 342, par. 29.

86. Id., par. 29.87. Id., par. 37.

teurs, la Cour suprême conclut que « le critèreà appliquer quand il s’agit de question de com-pétence et de question de droit est celui de ladécision correcte86 » et lorsqu’il s’agit « desactions d’une municipalité accomplies dansles limites de sa compétence [la norme] estcelle du caractère manifestement déraisonna-ble87 ». La Cour suprême a appliqué la mé-thode pragmatique et fonctionnelle aux fonc-tionnaires du gouvernement (arrêt Baker), auxministres (arrêts Suresh, Mont Sinai etS.C.F.P c. Ontario) à un organisme adminis-tratif chargé d’agréer les programmes univer-sitaires (arrêt Université Trinity Western), àune municipalité (arrêt Nanaimo) et à unecommission scolaire (arrêt Surrey School).Certains ont estimé que cela était un progrèset qu’il en résultait une théorie générale et uni-ficatrice du contrôle judiciaire de l’Adminis-tration. Or cette unification n’était, à notreavis, pas nécessaire ni utile et ne peut être quela source d’ambiguïté. Jusqu’ici, le contrôlejudiciaire de la légalité des décisions adminis-tratives englobait toute illégalité ou violationde la loi : lorsqu’un fonctionnaire interprète laloi, il ne bénéficie d’aucune retenue judiciaire,encore moins s’il la viole. Si la loi confère unpouvoir discrétionnaire, le contrôle judiciaireest limité aux « abus de pouvoir », notion qu’adéfinie une jurisprudence bien connue. L’idéede spéculer sur le champ d’expertise des fonc-tionnaires ou du ministre ou encore du conseilmunicipal ou scolaire nous paraît non appro-priée ; il ne s’agit pas de tribunaux statutairesspécialisés.

L’avenir de la méthodepragmatique et fonctionnelle

L’application des quatre facteurs doitconduire à déterminer le degré de retenue ju-diciaire dans un éventail qui va d’une retenuemoindre à une retenue plus élevée. Toutefois,s’il est question de normes de contrôle, pour-quoi ne pas en revenir à deux normes, cellede la rectitude ou justesse (correctness), ounorme de la décision correcte, et celle de larationalité, ou norme de la décision ration-

Page 196: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

196 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

nelle ? C’est dans cette direction que le jugeLeBel semble aussi pencher dans sa remar-quable analyse de l’arrêt Toronto.

La méthode pragmatique et fonctionnellepermet, à la première étape, de déterminer sila décision contestée ou la question soulevéeentre ou non dans le champ d’expertise spé-cialisée du tribunal administratif. À la deu-xième étape, celui qui cherche à faire invaliderune décision qui n’entre pas dans ce champd’expertise doit démontrer à la Cour qu’unetelle décision est incorrecte ou comporte uneerreur, soit dans le cas de l’interprétation de laloi ou de son application. À cet égard, le juged’une cour supérieure a le dernier mot parceque le tribunal administratif n’est pas enmeilleure position que lui pour statuer.

En revanche, celui qui cherche à faire in-valider une décision qui entre dans le champd’expertise spécialisée doit démontrer qu’elleest irrationnelle en s’attaquant à la démarchedu tribunal, au rapport entre les prémisses etla conclusion. S’il s’agit d’une question dedroit, il doit établir que l’interprétation est in-défendable au regard du texte et du contextejurisprudentiel ; dans le cas d’une questionmixte de droit et de fait ou même de pur fait,il doit prouver que la conclusion du tribunalne peut raisonnablement découler de lapreuve soumise, ou découle d’une preuvegravement déficiente, ou qu’en concluant letribunal a omis de tenir compte de considéra-tions ou d’éléments pertinents, ou a retenudes considérations non pertinentes. Dans sonapproche, une cour supérieure doit fairepreuve d’une retenue plus grande parce que,sur les questions qui entrent dans le champd’expertise du tribunal administratif, celui-ciest en meilleure position. Car, comme l’a bienposé la Cour suprême dans le jugement una-nime rendu dans l’arrêt Domtar : « Ce pro-blème se résume à se demander : « Qui doitrépondre à cette question, le tribunal admi-nistratif ou une cour de justice88 ? » »

Patrice Garant

Université Laval1. Voir le site Internet suivant : http ://

www.s ta t . gouv .qc .ca /donsta t / soc ie te /demographie/naisn_deces/naissance/402.htm.

2. J.-F. Lisée, « Dur, dur de faire des bébés ? »,L’actualité, vol. 28, no 20, 15 décembre 2003,p. 53.

Maurice Drapeau, Grossesse, emploi et dis-crimination, Montréal, Wilson & Lafleur,2003, 188 p., ISBN 2-89127-587-X.

Selon les données compilées par l’Institutde la statistique du Québec, l’indice de fécon-dité des Québécoises est passé de 3,96 en-fants à 1,45 enfant au cours des 50 dernièresannées1. Durant la même période, la propor-tion de Québécoises occupant un emploi ré-munéré a fait un bond prodigieux. Faut-il yvoir une corrélation ?

Dans un vibrant plaidoyer pour un renfor-cement de la protection sociojuridique con-tre la discrimination fondée sur la grossesse,Maurice Drapeau n’hésite pas à conclureque, « à long terme, les politiques de concilia-tion travail-famille sont susceptibles de favo-riser la hausse du taux de natalité » (p. 139).La réalité est peut-être plus complexe. Sinon,comment comprendre qu’aux États-Unis letaux de fécondité soit de 2,13 enfants parfemme en âge de procréer alors que la pro-tection sociale offerte aux salariées enceintesy est à ce point anémique que la duréemoyenne du congé de maternité n’excède pasdix jours2 ?

Là où Maurice Drapeau ne saurait avoirtort cependant, c’est sur l’importance de laquestion qu’il aborde. De fait, pour plusieurspersonnes, grossesse et travail prennent en-core trop souvent la forme d’un gigantesquecasse-tête dont l’assemblage pose un défiquotidien.

L’ouvrage qu’il nous propose provient dela thèse de doctorat qu’il a soutenue à l’Uni-versité de Montréal à l’été 2002. Quiconqueconnaît les exigences universitaires propresà la réalisation d’études de troisième cycle endroit pourra a priori s’étonner de la brièvetédu texte, lequel comporte à peine 139 pagessi l’on fait exception des sept annexes qui s’ygreffent. En fait, l’auteur a opté pour un

88. Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel enmatière de lésions professionnelles), précité,note 30, 772.

Page 197: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 197

mode de présentation par articles de sathèse ; il a publié préalablement six étudesessaimées dans des revues juridiques québé-coises ayant des comités de lecture, de 1997à 20013. Son livre offre en quelque sorte lasynthèse de ces travaux.

Trois parties forment la monographie. Lapremière, relativement brève, examine lesconcepts d’égalité au travail et d’accommo-dement raisonnable appliqués dans le con-texte de la discrimination axée sur la gros-sesse. La deuxième, qui occupe plus de lamoitié de l’ouvrage, comporte ce que l’auteurdésigne comme sa « découverte » : une « ty-pologie des trois manifestations de discrimi-nation fondée sur la grossesse » auxquelles ilconsacre autant de chapitres : « [la] discrimi-nation mettant en cause la sécurité au travail,celle résultant des règles de disponibilité etcelle privant des avantages de l’emploi » (p.137). Cette typologie s’articule autour de cequ’il désigne comme les trois besoins fonda-mentaux des travailleuses enceintes : « le be-soin de sécurité, celui de s’absenter du travailet celui de conserver les avantages liés à l’em-ploi » (p. 137). Enfin, la troisième partie, inti-tulée « Les normes du travail et la Charte »,cherche à établir en quoi la Charte des droitset libertés de la personne4 peut contribuer àcombler, entre autres, « le vide juridiquelaissé par les lois de protection du travail ré-gissant le droit au retrait préventif (L.S.S.T.)et le droit au congé de maternité (L.N.T.) »(p. 121).

En dépit d’un certain déséquilibre quantà l’ampleur respective de ces trois parties, ils’en dégage un fil conducteur qu’une présen-tation plus explicite des objectifs poursuivispar chacune d’elles aurait pu faire ressortirplus clairement. La qualité générale de l’ex-pression écrite compense ici pour des transi-tions entre les chapitres que le lecteur souhai-terait parfois plus fluides.

La typologie proposée dans la deuxièmepartie est intéressante, mais elle apparaît per-fectible. N’est-il pas possible d’imaginer desbesoins éprouvés par une employée enceinteque ne recouperait pas formellement l’unedes trois catégories retenues ? Pensons, à ti-tre d’exemples, aux besoins d’une salariéed’être admise à accomplir son travail en po-sition assise ou encore d’être dispensée del’obligation de porter l’uniforme de travailobligatoire durant les derniers mois de sagrossesse. Dans l’hypothèse où les exigencesde l’employeur relatives à la tenue physiqueou vestimentaire ne compromettent pas for-mellement la sécurité de la salariée enceinte,de telles mesures d’accommodement nepourraient-elles pas néanmoins être requisesau nom du bien-être ou de la dignité de lapersonne ?

Si le sujet abordé par l’auteur est résolu-ment actuel, le traitement qu’il en fait dénotequelquefois une certaine difficulté à délaisserles grilles d’analyse traditionnelles afin d’in-tégrer à sa démonstration des développe-ments jurisprudentiels plus récents.

Ainsi, alors qu’il discute en débutd’ouvrage des « concepts fondamentaux endroit de l’égalité », Maurice Drapeau souli-gne, comme il se doit, le « revirement juris-prudentiel capital » (p. 21) opéré en 1999 parla Cour suprême du Canada dans l’arrêtMeiorin5. Cet « arrêt de principe », précise-t-il, « modifie profondément l’analyse de la dis-crimination en critiquant la méthode dualisteantérieure » (p. 22) qui consistait à distinguerla discrimination directe et la discriminationindirecte (ou par effet préjudiciable), d’unepart, et à appliquer à l’une et l’autre desmoyens de défense et des modes de répara-tion distincts, d’autre part. De fait, la Coursuprême y déplore la nature « malléable »,« chimérique » et « irréaliste » de la distinc-tion directe/indirecte et dénonce « la com-plexité et la facticité inutile de certains

3. Les références à ces articles se trouvent à lanote 3 de l’ouvrage de Drapeau.

4. L.R.Q., c. C-12 (ci-après citée : « Charte québé-coise »).

5. Colombie-Britannique (Public ServiceEmployee Relations Commission) c. BCGSEU,[1999] 3 R.C.S. 3.

Page 198: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

198 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

aspects de l’analyse conventionnelle6 » pourépouser plutôt une méthode d’analyse uni-fiée. Alors que Maurice Drapeau voit, avecraison, cette unification comme « une avan-cée majeure » (p. 26), le reste de son texte estparadoxalement truffé d’allusions à la naturedirecte ou indirecte des situations de discri-mination qu’il dépeint (voir notamment lespages 46, 48, 49, 69, 71, 72, 98, 101, 103, 107,116). Pourquoi persister à utiliser cette dis-tinction qui, de l’aveu même de la Cour su-prême, n’a plus sa raison d’être7 ?

Traitant du droit à l’égalité, l’auteur l’as-simile notamment au « droit à un mode de vieen société où toutes les personnes sont trai-tées sur un pied d’égalité avec le même res-pect de leur dignité » (p. 11). Or, la notion de« dignité » a justement fait une apparition ré-cente dans la grille d’analyse appliquée pourdéterminer si une situation donnée est con-traire à la norme québécoise d’égalité. De fait,une certaine jurisprudence tend aujourd’huià exiger de la personne qui se dit victime dediscrimination la preuve qu’elle subit une at-teinte à sa dignité pour espérer obtenir gainde cause8. Cette exigence nouvelle – évidem-

6. Id., 18-19 (j. McLachlin, par. 25, 28 et 29).7. En fait, la distinction ne demeure utile qu’au

moment de déterminer s’il y a lieu d’accorder àla victime une réparation sous forme de dom-mages punitifs : C. Brunelle, « Les droits etlibertés dans le contexte civil », dans Barreau

du Québec, Droit public et administratif, vol.7, Collection de droit 2003-2004, Cowansville,Éditions Yvon Blais, 2003, p. 53.

8. Pour des arrêts en ce sens et antérieurs à la pu-blication du livre, voir : Johnson c. Commissionscolaire Lester B. Pearson/ Lester B. PearsonSchool Board, [2000] R.J.Q. 1961 (C.A.), 1970 (j.Gendreau, par. 37) (autorisation de pourvoi à laCour suprême du Canada refusée : [2001] 2R.C.S. ix) ; Entreprises W.F.H. ltée c. Québec(Procureur générale), [2001] R.J.Q. 2557 (C.A.),2571 (j. Biron, par. 93) (autorisation de pourvoià la Cour suprême du Canada refusée : C.S.C.,no 28978) ; Québec (Procureur général) c. Lam-bert, [2002] R.J.Q. 599 (C.A.), 610-613 (par. 79et suiv.) (autorisation de pourvoi à la Cour su-prême du Canada refusée : C.S.C., no 29227) ;Amselem c. Syndicat Northcrest, [2002] R.J.Q.906 (C.A.), 931 (j. Dalphond, par. 155 et 156) (enappel à la Cour suprême du Canada : C.S.C., no

29253).

9. Voir à ce propos D. Proulx, « Le concept dedignité et son usage en contexte de discrimina-tion : deux chartes, deux modèles », (2003) R. duB. numéro spécial, 485 ; D. Robitaille, « Vousêtes victime de discrimination et vous souhai-tez en faire la preuve ? Bonne chance ! », (2002)62 R. du B. 319.

10. [2002] R.J.D.T. 55 (C.A.). Au moment d’écrireces lignes, l’affaire est toujours en délibéré de-vant la Cour suprême du Canada (C.S.C. no

29188).11. Voir à ce propos G. Vallée, M. et autres (dir.),

Le droit à l’égalité : les tribunaux d’arbitrageet le tribunal des droits de la personne, Mont-réal, Thémis, 2002.

12. Parry Sound (District), Conseil d’administra-tion des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., sec-tion locale 324, 2003 CSC 42 ; J.E. 2003-1790 ;REJB 2003-47356 (C.S.C.) (j. Iacobucci, par. 50-54).

ment susceptible d’être appliquée aux cas dediscrimination fondée sur la grossesse –aurait mérité quelques développementscompte tenu des conséquences bien réellesqu’elle peut avoir sur le fardeau de preuvedes salariées qui revendiquent la protectionde la Charte québécoise9.

Par ailleurs, certains exemples majori-tairement puisés dans la jurisprudence destribunaux des droits de la personne d’ici etd’ailleurs au Canada mettent en lumière descas de discrimination à l’endroit de tra-vailleuses syndiquées. Par exemple, l’auteurmentionne l’affaire Parcels (p. 99) où unecommission d’enquête albertaine en matièrede droits de la personne a ordonné qu’uneconvention collective soit modifiée afinqu’une salariée enceinte n’ait pas à payerd’avance les primes d’assurance invaliditéexigées d’elle pour conserver sa couvertured’assurance durant son congé de maternité.Or, dans l’état actuel du droit québécois, lacapacité d’intervention de la Commission etdu Tribunal des droits de la personne en mi-lieu de travail syndiqué apparaît sérieuse-ment minée à la lumière de l’arrêt Québec(Procureure générale) c. Commission desdroits de la personne et des droits de la jeu-nesse10. C’est plutôt à l’arbitre de grief, à quisont prêtées – à tort ou à raison11 – des vertusd’accessibilité, de célérité et de sensibilitéaux réalités du milieu de travail12, que revien-

Page 199: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 199

drait la tâche (exclusive !) d’assurer le res-pect du principe d’égalité dans les entrepri-ses syndiquées du Québec. Une mention decette nouvelle réalité n’aurait pas été super-flue à notre sens.

D’ailleurs, il n’est pas sans intérêt de rap-peler qu’au fil des ans plusieurs sentences ar-bitrales ont été rendues pour définir la natureet l’étendue des droits dévolus aux femmesenceintes au travail. Il nous faut constaterque ce corpus jurisprudentiel abondant a trèspeu retenu l’attention de l’auteur. La remar-que vaut également en ce qui a trait « auxnombreuses décisions des commissaires dutravail en application de la Loi sur les normesdu travail » (p. 95). Se pourrait-il que l’auteurait jugé que ce terrain avait déjà été étudié13 ?Si tel est le cas, la chose aurait dû être préci-sée.

Sous ce rapport, force nous est cependantd’admettre que l’ouvrage a peut-être, pourainsi dire, les qualités de ses défauts. De fait,aucun autre auteur à ce jour n’a traité demanière aussi complète la jurisprudence destribunaux des droits de la personne en ma-tière de discrimination fondée sur la gros-sesse. Mentionnons que, à titre de procureurà la Commission des droits de la personne etdes droits de la jeunesse, Maurice Drapeau amaintes fois été appelé à agir en faveur deplaignantes dans le cas de dossiers d’enquêteou de litiges judiciaires. Il a donc une con-naissance approfondie des réalités qui sontles leurs. En ce sens, le professeur AndréMorel, qui signe la préface, a bien raisond’écrire que « cet ouvrage est en prise sur lessituations vécues ».

Son souci légitime de rendre compte de laréalité amène cependant l’auteur à recourir àun procédé qui nous semble juridiquementdiscutable sinon douteux. Non seulementfait-il mention de la jurisprudence pourétayer ses dires, mais il cite également desrèglements à l’amiable qu’il a négociés (p. 78,

13. N.-A. Béliveau, La situation juridique de lafemme enceinte au travail, coll. Relations in-dustrielles, Cowansville, Éditions Yvon Blais,1992.

103, 113) et des jugements rendus sur entente(p. 54) ou sur acquiescement à la demande (p.75, 104, 123, 130)… Quel poids juridique detels arrangements peuvent-ils bien avoir horsdu cercle restreint des justiciables qui les ontconclus ? La décision d’une partie de mettrevolontairement et prématurément un termeau litige dans lequel elle est engagée reposesur tant de considérations possibles qu’il nesaurait être question, nous semble-t-il, d’eninférer un précédent de nature à nourrir ledroit positif.

Cela dit, nous sentons chez Maurice Dra-peau une conviction profonde qui empreintl’ensemble de son livre et qu’il résume en peude mots dès l’introduction : « la contributionessentielle des femmes à la procréation et aurenouvellement des générations ne doit pasles défavoriser dans le processus d’emploi »(p. 3). Aussi préconise-t-il une interprétationgénéreuse de la protection juridique contre ladiscrimination fondée sur la « grossesse ».Bien que l’auteur se garde de donner une dé-finition explicite de ce dernier terme, ce quisurprend tant il est central à sa démonstra-tion, le lecteur parvient à dégager progressi-vement la compréhension large qu’il en a àtravers différents passages de l’ouvrage.C’est ainsi que la « grossesse » s’étendrait« au-delà de l’accouchement » et viserait « lecongé de maternité » qui en est la « suite logi-que » (p. 94) ou encore les problèmes médi-caux qui sont associés à la grossesse, telleune dépression post-partum (p. 101). MauriceDrapeau écrit ceci : « la mesure de protectionprévue contre la discrimination s’étend surune période raisonnable après l’accouche-ment, afin de permettre à la femme à la foisde récupérer et de prendre en charge immé-diatement le nouveau-né » (p. 108). Il est dèslors possible de soupçonner que la récentedécision du Tribunal des droits de la per-sonne où l’on juge que la « grossesse » dési-gne « dans son sens courant, la période allantde la fécondation à l’accouchement » n’em-porte pas son adhésion14.

14. Commission des droits de la personne et desdroits de la jeunesse c. Montréal (Ville de), J.E.2003-787 ; REJB 2003-39172 (T.D.P.Q.) (j. Bros-sard, par. 65).

Page 200: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

200 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

L’auteur invoque également « la règle ju-risprudentielle selon laquelle il est suffisantque le motif de discrimination ait été l’unedes raisons ayant joué un rôle dans la déci-sion » (p. 76). Si cette interprétation favora-ble aux victimes de discrimination reflètebien la jurisprudence des tribunaux des droitsde la personne15, force est d’admettre que lestribunaux judiciaires semblent privilégier uneinterprétation plus étroite en vertu de la-quelle la partie demanderesse doit plutôt éta-blir que sa grossesse est la « cause effi-ciente » de la mesure préjudiciable qu’elleconteste16. Le lecteur pourra regretter quel’auteur n’ait pas saisi l’occasion de critiquercette dernière interprétation que d’aucunsjugent d’ailleurs « inconciliable avec la doc-trine admise de la discrimination indi-recte 17 ».

La section relative au cas du non-renou-vellement du contrat de travail est d’un inté-rêt singulier. L’auteur y explique commentles tribunaux sont parvenus à conclure quela règle voulant que la disponibilité soit unecondition essentielle de tout contrat de tra-vail doit à tout le moins souffrir d’une excep-tion, à la faveur des salariées enceintes ou qui

15. Voir à ce propos L. Langevin, « Réflexion surle lien de causalité en matière de discrimina-tion : une difficile intégration », (1996) 22Queen’s L.J. 51.

16. B. c. Ontario (Commission des droits de la per-sonne), [2002] 3 R.C.S. 406, 430 (j. Iacobucci etj. Bastarache, par. 59) ; Brossard (Ville) c. Com-mission des droits de la personne du Québec,[1988] 2 R.C.S. 279, 299, 300 et 302 (j. Beetz) ;Compagnie minière Québec-Cartier c. Com-mission des droits de la personne du Québec,D.T.E. 99T-52 (C.A.), 13 et 55 (j. Beauregard) et8 (j. Letarte, ad hoc) (autorisation de pourvoi àla Cour suprême du Canada refusée : [1999] 3R.C.S. vii) ; Québec (Ville) c. Commission desdroits de la personne du Québec, [1989] R.J.Q.831 (C.A.), 842 (j. Nichols) (autorisation depourvoi à la Cour suprême du Canada refusée :[1989] 2 R.C.S. vi) ; Syndicat de professionnel-les et professionnels du gouvernement du Qué-bec (SPGQ) c. Tremblay, [2003] R.J.Q. 1623(C.S.), 1638 (j. Jolin, par. 114).

17. H. Brun et G. Tremblay, Droit constitution-nel, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais,2002, p. 1112.

18. Voir, notamment, Commission des écoles ca-tholiques de Québec c. Gobeil, [1999] R.J.Q.1883 (C.A.).

viennent d’accoucher. Ainsi, le refus de re-nouveler un contrat de travail à durée déter-minée au motif que la grossesse d’une sala-riée la rendrait incapable d’offrir saprestation de travail durant toute la duréeprévue heurte a priori la Charte québécoise18.L’analyse que Maurice Drapeau fait des dé-cisions pertinentes sur cette question l’amèneà un double constat. D’une part, la notion de« renvoi » au sens de la Charte s’applique « àtoute forme de rupture du lien d’emploi », in-cluant les « situations de non-renouvellementde contrat de travail » (p. 81). D’autre part,cette notion de renvoi « doit prévaloir surl’application de la notion civiliste de contratde travail à durée déterminée » (p. 88). Enclair, dans le contexte de la Charte, le conceptde « lien d’emploi », propre au droit civil, de-vrait plutôt faire place à celui de « lien d’en-treprise », lequel pourrait être inféré d’unesuccession de contrats à durée déterminée ouencore du fait que la fonction assumée jus-que-là par la salariée renvoyée revêt un de-gré suffisant de continuité dans l’entreprisepour être apparentée à un emploi à durée in-déterminée plutôt que temporaire (p. 89-90).

En somme, nous observons chez MauriceDrapeau un véritable engagement en faveurd’une interprétation généreuse de la protec-tion juridique offerte par la Charte québé-coise contre la discrimination fondée sur lagrossesse. Son ouvrage est tout dédié à lacause de ces femmes qui souhaitent pouvoir« concilier travail et maternité sans être pé-nalisées professionnellement » (p. 138). Ilfaut saluer cet engagement tant le discoursqui le porte nous semble essentiel en cestemps néo-libéraux.

Sur le plan de la forme, la présentation deson livre apparaît sans faille et les quelquesrares anglicismes qui s’y glissent (« moyensdrastiques » (p. 43), « à l’effet que » (p. 51),« sous la L.N.T. » (p. 132)) n’altèrent pas demanière notable la qualité de l’écrit.

Page 201: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 201

Sur le plan du fond, le contenu del’ouvrage trace un portrait juste de l’état dudroit mais hélas incomplet. Outre les lacunesdéjà relevées à cet égard, le lecteur chercheraen vain dans le texte les raisons pour lesquel-les la Charte canadienne des droits et liber-tés en est en pratique occultée. De même,alors que l’annexe I reproduit des extraits dela Convention sur l’élimination de toutes lesformes de discrimination à l’égard des fem-mes, aucun développement significatif n’estparadoxalement consacré au volet internatio-nal. Il nous semble que le cadre d’une thèsede doctorat se prêtait pourtant bien à l’étudede ces textes fondamentaux, lesquelsauraient pu offrir un éclairage intéressant surune problématique qui, par sa nature univer-selle, déborde largement les frontières québé-coises.

Cela dit, je souhaite néanmoins un trèsvaste lectorat à Maurice Drapeau. Sonouvrage a le grand mérite de nous rappelerque les obligations familiales ne sont pasqu’affaire de responsabilité individuelle maisinterpellent aussi toute la collectivité, in-cluant la « famille » des employeurs. Et toutévident qu’il soit, ce message n’en vaut pasmoins la peine d’être martelé tant la propen-sion à l’oublier est grande dans certains mi-lieux où seule la logique économique sembleavoir prise sur les décideurs.

Christian Brunelle

Université Laval

Jean H. Gagnon, La franchise au Québec,Montréal, Wilson & Lafleur/Martel ltée,2003, 1 152 p., ISBN 2-89127-051-7.

Me Gagnon offre ici un ouvrage très do-cumenté sur le régime des franchises au Qué-bec. Malgré son titre, ce volume traite aussides conventions d’affiliation, de bannière etde groupement. Il aborde le point de vue dufranchiseur et des franchisés, sous les anglesde la comptabilité, de la gestion, de la financeet du droit. Des modèles de contrat s’ajoutentà la partie théorique, ce qui rend l’ouvrageencore plus attrayant pour les praticiens etles étudiants. Une partie de l’ouvrage com-

porte également une analyse des documentscontractuels, clause par clause. Enfin, unesection sur les intermédiaires en franchisageet un glossaire complètent le tout.

Les réflexions juridiques de Me Gagnonont particulièrement capté notre attention. Ilconsacre plusieurs pages à l’application desrègles d’interprétation des contrats au con-trat de franchisage. Notons qu’il présente desidées plutôt négatives sur les effets de la ré-forme en matière contractuelle de franchi-sage. Ces mêmes vues transparaissent quantà l’application des nouveaux articles du Codecivil du Québec sur les garanties du vendeur(art. 1729 et 1730 C.c.Q., notamment) et dufabricant (art. 1467 C.c.Q.).

Me Gagnon est d’opinion que la codifica-tion de l’exigence de la bonne foi, « bien quelouabl[e] en soi, présent[e] le risque majeurde judiciariser encore plus les litiges entrefranchiseurs et franchisés » (p. 228.3), lais-sant place à la discrétion judiciaire. Malgrécette orientation qu’il entrevoit, il ne stipulepas de clauses d’arbitrage dans les contratsqu’il rédige. Il informe cependant ses lecteurssur l’existence de ce mode de règlement desconflits.

Dans une section portant sur les règlesrelatives au contrat d’adhésion, l’auteuropine que l’on conclut peut-être trop hâtive-ment que les contrats de franchisage sont descontrats d’adhésion puisque les franchisésnégocient de plus en plus des clauses rédigéespar les conseillers juridiques du franchiseur.

Plus loin, dans l’analyse des documentscontractuels, Me Gagnon soulève des clausesqu’il recommande de scruter attentivementpour la protection du franchisé. Elles portentnotamment sur les représentations faites an-térieurement par le franchiseur, la fixationdes prix imposés qui devraient être concur-rentiels et l’exercice raisonnable de ses droitspar le franchiseur. Voilà des suggestions quiévitent des litiges.

Selon l’auteur, la responsabilité des fran-chiseurs pour les actes commis par les fran-chisés est grandissante, selon les tendancesjurisprudentielles. Conséquemment, le fran-

Page 202: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

202 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

chisage devient de moins en moins intéres-sant pour les franchiseurs (p. 226.12). À sonavis, des formes d’entrepreneuriat plus sou-ples pourraient voir le jour.

Me Gagnon renseigne aussi le lecteur surles clauses nouvelles qui apparaissent dansles contrats de franchisage. Il en abordetrois : l’association de franchisés, la clause derachat des obligations contractuelles et laclause de retrait provisoire.

Il semble que, de plus en plus, les franchi-seurs acceptent l’idée de la formation d’asso-ciations de franchisés jouant un rôle consul-tatif quant à la détermination des normes dequalité, du fonds de publicité et de la mise enmarché de produits. Il s’agit là d’une ten-dance américaine qui s’étend.

Les contrats étant à long terme, uneclause nouvelle porte sur l’option des partiesde mettre fin au contrat en tout temps en dé-boursant une somme établie selon un modede calcul prévu. Cela évite de voir perdurerdes relations insatisfaisantes. Enfin, la clausede retrait provisoire est une sanction tempo-raire imposée au franchisé qui ne respectepas certaines clauses du contrat jusqu’à cequ’il s’y soumette. Elle est considéréecomme moins draconienne que les recoursclassiques inhérents au défaut.

Par ailleurs, la section sur les intermédiai-res en franchisage est décevante parce qu’ellen’est pas à jour. Aux pages 372 et 373,l’auteur cite longuement quatre articles duCode civil du Bas Canada. Il y aurait lieud’actualiser l’arrêt « récent » de 1985 men-tionné à la page 371. La section « Jurispru-dence » comporte aussi certaines lacunesliées à la mise à jour dans les commentairesde décisions rendues en vertu de l’ancienCode1, mais des causes récentes sont rappor-tées et traitées avec intérêt. Les causes dejurisprudence sont classées alphabétique-ment, selon le nom du demandeur. Cette clas-

sification pourrait rendre la consultation dif-ficile. Heureusement, un index très détaillédes sujets abordés dans les causes de juris-prudence facilite le repérage.

Enfin, Me Gagnon passe en revue des loisapplicables à la franchise. Son étude ciblée decertaines dispositions pertinentes procureune aide appréciable au juriste devant analy-ser ce contrat régi par plusieurs sources lé-gislatives disparates. Cette section est parti-culièrement intéressante lorsqu’elle vulgariseune loi d’une lecture aussi complexe que l’estla Loi sur la concurrence. À noter que, dansd’autres chapitres du livre, l’auteur se réfèreà la jurisprudence anglo-canadienne et qué-bécoise. Nous nous permettons de formulerle regret de ne pas retrouver de jurisprudencedans cette section.

L’auteur est très généreux en fait de mo-dèles de conventions et de documents variés.Il fournit ainsi une grille de vérifications préa-lables à la rédaction de documents légaux defranchise. Le franchiseur bénéficiera d’unoutil précieux pour mettre en place son ré-seau en consultant les histogrammes très dé-taillés en annexe au chapitre 4. L’éventuelfranchisé, lui, consultera à profit une liste devérifications préalables qui englobe tous lesaspects d’un système de franchise. Si cetteliste était diffusée plus largement, bien deslitiges et des surprises désagréables seraientévités !

Rappelons, en terminant, que Me Gagnonpublie des articles et donne des conférencesdepuis plusieurs années sur les contrats defranchise au Québec2. Son ouvrage récapitu-latif est apprécié. En matière de franchisage,il s’avère même incontournable.

Édith Fortin

Reinhardt Bérubé Fortin

1. À la page 430, il aurait été intéressant quel’auteur se réfère au droit actuel édicté aux arti-cles 1418, 1419 et 1439 du Code civil du Québecportant sur la nullité relative et absolue.

2. Me Gagnon avait aussi rédigé l’ouvrage sui-vant : Les pièges du franchisage – Comment leséviter, Montréal, Éditions Transcontinental,1989.

Page 203: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 203

Pierre-Claude Lafond et Brigitte Lefe-

bvre (dir.), L’union civile – Nouveaux mo-dèles de conjugalité et de parentalité au 21e

siècle, Cowansville, Éditions Yvon Blais,2003, 399 p., ISBN 2-89451-638-X.

Fruit d’un colloque tenu à Montréal enoctobre 2002 par le Groupe de réflexion endroit privé de l’Université de Québec à Mon-tréal, l’ouvrage L’union civile – Nouveauxmodèles de conjugalité et de parentalité au21e siècle regroupe un certain nombre de ré-flexions et d’analyses juridiques, politiqueset morales autour de la Loi instituant l’unioncivile et établissant de nouvelles règles de fi-liation (L.Q. 2002, c. 6). Bien que, ni dans letitre du livre ni dans les mots clés répertoriéspar la Bibliothèque nationale du Canada,aucune mention ne soit faite des couples ho-mosexuels, l’étude est entièrement consacréeà cette question. Certes, l’union civile est ac-cessible également aux partenaires hétéro-sexuels, mais sa vocation politique premièreest de mettre fin aux discriminations enversles unions de partenaires de même sexe.

Brigitte Lefebvre souligne, dans sonétude, que « force est de reconnaître qu’auQuébec, à partir de la fin des années quatre-vingt-dix, l’avancement des droits des con-joints de fait résulte essentiellement dulobbying homosexuel. Ce sont les revendica-tions de ces derniers qui ont poussé le légis-lateur à modifier ses lois. Voulant répondre àleurs demandes, il ne pouvait pas adopter desmesures qui ne s’appliqueraient qu’aux cou-ples de même sexe, car cela aurait eu un effetdiscriminatoire à l’égard des couples hétéro-sexuels » (p. 21). Paradoxalement, alorsqu’aucune association de concubins hétéro-sexuels n’a combattu pour la reconnaissancede l’union civile, ce sont en grande partie cescouples qui bénéficient aujourd’hui de lanouvelle loi.

Suivant le schéma classique du droit ci-vil, l’ouvrage est divisé en deux parties, lapremière étant consacrée à la vie du coupleet la seconde, réservée à la filiation. Cepen-dant, alors que cette dernière semble poserdes problèmes juridiques et politiques ma-jeurs, elle n’occupe qu’un quart du volume.

Nous reviendrons sur cette dissymétrie detraitement, car elle nous semble fort signifi-cative du malaise des juristes à traiter del’homoparentalité d’une manière raisonnée.

Inscrite dans l’évolution générale du droitcivil québécois, la reconnaissance du couplehomosexuel apparaît comme la suite desgrandes réformes telles que l’égalité des con-joints, la liberté d’union et de rupture du lienconjugal, la fin des discriminations entre lesfiliations dans le mariage et en dehors de ce-lui-ci, la reconnaissance du concubinage hé-térosexuel suivie de celle de l’union de faithomosexuelle.

Depuis juin 2002, il existe trois formes deconjugalité, soit le mariage (réservé auxunions hétérosexuelles), l’union libre (situa-tion de fait produisant des effets juridiqueslimités envers les couples aussi bien hétéro-sexuels qu’homosexuels) et l’union civile(contrat formel ouvert à l’ensemble des cou-ples).

Après l’étude détaillée de Brigitte Lefeb-vre sur l’évolution de la notion de conjoint endroit québécois, Nicholas Kasirer analyse ladimension presque sacramentale de l’enregis-trement de l’union civile. La nouvelle loin’apporte rien de nouveau sur le plan du rite,le législateur québécois prévoyant que lesformalités du mariage s’appliquent tellesquelles à l’union civile. Ce choix est, d’unpoint de vue politique, fort significatif. L’ana-logie avec le mariage qui repose sur la célé-bration place les unions homosexuelles dansl’espace de la légitimité. La célébration parti-cipe elle-même non seulement à la publicitéde l’acte, mais aussi et surtout elle montre àla société que l’union affective entre person-nes de même sexe est « une affaire aussibonne que sérieuse ». En effet, comme le dé-montre Michel Morin, la loi a été adoptéedans un contexte juridique favorable aux gaiset aux lesbiennes. En 1998, la Cour suprêmedu Canada concluait à l’unanimité que, enomettant d’inclure l’orientation sexuellecomme l’un des motifs prohibés de discrimi-nation, la loi de l’Alberta contrevenait à laCharte canadienne. L’année suivante, lamême cour déclarait inconstitutionnelle une

Page 204: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

204 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

disposition législative de l’Ontario qui privaitles partenaires de même sexe du droit de ré-clamer des aliments en cas de séparation. En2000, le Parlement du Canada adoptait à sontour une multitude de modifications afin dereconnaître l’union de fait homosexuelle.Concernant la filiation, la Cour provincialeontarienne déclarait nulle en 1995 la disposi-tion qui refuse aux couples de même sexe ledroit de solliciter une demande d’adoption ;de même, une décision du tribunal de pre-mière instance de la Colombie-Britannique adéclaré que le refus d’inséminer une les-bienne constitue une forme de discriminationfondée sur l’orientation sexuelle. De surcroît,progressivement, l’ensemble des tribunauxplacés devant la demande de reconnaissancedu droit au mariage des couples homosexuelsse prononce en faveur de ladite légitimation.En ce sens, Michel Morin rappelle que, bienqu’elle soit célébrée de manière identique aumariage et qu’elle procure presque les mêmeseffets juridiques, des différences fondamen-tales subsistent entre l’union civile et le con-trat matrimonial, principalement dans les do-maines de compétence fédérale tels quel’immigration ou le droit de la preuve.

Pour sa part, Michel Tétrault fait une ana-lyse comparée des effets juridiques entre lesconjoints mariés, les conjoints civils et lesconjoints de fait, mettant clairement en évi-dence la hiérarchie existante entre les troisformes de conjugalité.

Par ailleurs, Dominique Goubau se de-mande ceci : « [Faut-il] imposer aux conjointsde fait un cadre protectionnel en droit privéou convient-il, au contraire, de respecter plusque jamais le principe d’autonomie de la vo-lonté et de maintenir telle quelle la zone deliberté des conjoints… ? » D’après ce juriste,la réponse varie selon que le couple a ou n’apas d’enfants : dans le premier cas, une assi-milation automatique entre certains effets ju-ridiques du mariage et du concubinage sem-ble justifiée, tandis que, dans le second, uneosmose des statuts serait contraire au prin-cipe d’autonomie de la volonté, d’autant plusque les mécanismes généraux du droit privé(enrichissement sans cause ou société de fait,

par exemple) permettent de protéger la partiefaible d’un lien choisi librement.

Après avoir passé en revue les règles re-latives à l’organisation patrimoniale del’union civile, Alain Roy semble surpris dufait que le législateur québécois a adopté unprincipe timide du droit commun (dans leslimites de sa compétence) pour les coupleshomosexuels en offrant à ceux-ci des droitsproches du mariage. Cette décision politiqueest qualifiée par le professeur de l’Universitéde Montréal de « dogmatique », sans qu’ilexplique pour autant dans quelle mesure se-rait l’exception qui mériterait une justifica-tion plutôt que la règle universelle (mariage).Il rappelle que le législateur n’a pas adopté lamême approche en ce qui concerne la fin del’union civile, car, en l’absence d’enfant,celle-ci peut être dissoute par déclaration no-tariée. Il omet dans le même geste de signa-ler, comme l’avait fait l’auteur de l’articleprécédent, que l’union civile n’octroie pas lesmêmes droits aux partenaires que le mariage.C’est peut-être justement cette dissymétriedes droits qui justifierait la différence d’obli-gations.

Après une analyse des compétences légis-latives, Hugo Cyr met en évidence les para-doxes de la situation juridique actuelle. Eneffet, c’est précisément l’absence de volontépolitique du Parlement fédéral en vued’adopter une loi pour rendre le mariage ac-cessible aux couples de gais et de lesbiennesqui a favorisé la multiplication de statuts ju-ridiques entrant directement en concurrenceavec le ius connubi. De même, le phantasmede la polygamie présentée comme consé-quence directe de l’élargissement du droit aumariage par les homosexuels s’est convertien réalité par l’oubli du législateur fédéral quin’a pas prévu de faire de l’union civile unempêchement au mariage. Par exemple, « unhomme pourrait s’unir civilement à un autrehomme et le lendemain se marier avec unefemme. Dans ce cas, les deux unions seraientvalides même si le comportement de cethomme constituerait un acte criminel » (p.240). Enfin, le professeur Cyr souligne que« la non-reconnaissance par le Parlement fé-

Page 205: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 205

déral du mariage homosexuel a pour consé-quence d’affaiblir l’unité politique et juridi-que du pays qu’il a pour objet de développeret maintenir » (p. 240).

Cette absence de courage politique est il-lustrée par l’article de Gérald Goldstein etJeffrey Talpis mettant en évidence les com-plications dans l’application de la loi, qu’ilsoit question de la formation, du déroulementou de la dissolution de l’union civile.

Par ailleurs, deux articles traitent des fi-gures juridiques proches de l’union civile.Celui de Martha Bailey, en anglais, analyse lepartenariat enregistré dans la common lawcanadienne, tandis que Michel Grimaldi pré-sente sommairement le Pacte civil de solida-rité français.

Beaucoup moins construite que la pre-mière partie de l’ouvrage, la seconde partieest consacrée à la question de l’homoparen-talité. Dans cette matière, à l’exception del’article de Marie-France Bureau, la chargeaffective et le ton apocalyptique caractérisentles réflexions des juristes. Malgré les conclu-sions extrêmement rassurantes des travauxprésentés par la psychologue Danielle Julienrelatifs à trois générations de recherches em-piriques sur les mères lesbiennes, les pèresgais et leurs enfants, les trois articles restantssurprennent par leur faiblesse analytique etpar l’idéologie conservatrice qu’ils véhicu-lent. La première opinion est aussi sommairequ’excessive, et son intitulé ayant des alluresmillénaristes : « La filiation homoparentale,rupture symbolique et saut dans l’inconnu »donne le ton du propos. L’inscription d’unenfant dans la parenté homosexuelle provo-querait, d’après Renée Joyal, une catastrophesymbolique, car elle « remet en cause la no-tion de filiation telle qu’elle existe, du moinsdans le monde occidental, depuis la nuit destemps ». Sauf à concevoir le droit romain oule droit français contemporain comme en de-hors du monde occidental (pour ne prendreque ces deux exemples), une telle affirmationsemble pour le moins abusive. En effet, ledroit romain de la filiation dissociait le faitbiologique de la règle juridique ; par exemple,seul l’individu de sexe masculin pouvait

adopter un autre individu majeur ou mineuret même un grand-père pouvait adoptercomme fils son propre petit-fils pour des rai-sons successorales. De surcroît, depuis 1966,le droit français permet à un individu seuld’adopter un enfant. Pour le droit de l’adop-tion, il n’existe aucune contrainte liée à la« différence de sexes ». La vieille théorie ducomplot est mobilisée par Renée Joyal pourqui, sous la pression du lobby homosexuel,tout se fait en catimini et avec précipitation.

De même, pour Suzanne Philips-Nootenset Carmen Lavallée, la loi québécoise setrouve en rupture avec la réalité biologiqueen « amputant impunément » (p. 355) l’enfantde la moitié de ses origines les plus intimes.Ici, les commentaires passionnels, tels que« saut dans l’inconnu » (p. 358), « instrumen-talisation de l’enfant » (p. 343) et « dérobadesde la loi » cachent à peine l’horreur que l’ac-cès au droit de la filiation par des coupleshomosexuels produit chez ces juristes.

Si jusqu’ici, sans être toujours d’accordavec les idées énoncées, nous avons cru pos-sible de soumettre à la discussion certainspoints de vue idéologiques, en revanche nousne pouvons que dénoncer l’article de Frédé-ric Dussault. Considérer que l’adoptionhomoparentale crée une rupture entre l’en-fant et son appartenance à l’espèce humainerevient à comparer un acte légitime avec lecrime de génocide. Cet auteur balaie d’untrait les études sur les familles homopa-rentales qui démontrent exactement le con-traire de ce qu’il affirme, et le terrain est alorslibre pour lui permettre de s’adonner aux ap-préciations les plus homophobes : « l’adop-tion homoparentale enlève à l’enfant son ins-cription dans l’ordre généalogique et, parextension, dans l’espèce humaine […] Il estcertainement contraire à l’intérêt de l’enfantde lui dérober son appartenance à l’espèce »(p. 332). La violence des propos, l’inexacti-tude des appréciations juridiques et le quasi-plagiat des quelques articles les plus réaction-naires parus dans les revues françaises fontqu’il nous est impossible d’analyser davan-tage ce chapitre. Devant les mêmes argu-ments, Catherine Deschamps, en analysant ledébat français, souligne ceci : « Il ne s’agit

Page 206: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

206 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

pas de mettre en accusation ceux qui pensentà titre personnel que la famille ne peut se con-cevoir autrement qu’articulée autour d’unesuccession générationnelle de couples hété-rosexuels : ils ont le droit de le croire si tou-tefois ils n’en font pas un argument d’auto-rité paré des atours de la science1 … »

Dans cette partie de l’ouvrage, la seuleréflexion juridique dépourvue de préjugés estcelle de Marie-France Bureau. Cette juristecommence par placer l’homoparentalité dansl’évolution d’un droit de la famille qui, depuisles années 60, ne cesse de s’adapter aux chan-gements sociaux (divorce, égalité des filia-tions, contraception, concubinage, monopa-rentalité, procréation artificielle). Or, malgrécette évolution, le droit québécois de la fa-mille demeure profondément marqué parl’idéologie ius naturaliste. Le phantasme dela privatisation des liens familiaux et la con-séquente désintégration sociale sont systé-matiquement brandis par les juristes conser-vateurs. Toutefois, la réalité du droit positifmontre que l’État n’a nullement démissionnéen matière familiale. La nouvelle loi québé-coise en est une preuve. L’homoparentalitén’est pas simplement le fruit d’accords privéset la place tutélaire de l’État est capitale dansla matière. Comme le note Marie-France Bu-reau, « la prise en compte de la famillehomoparentale par l’État représente un chan-gement dans la façon dont celui-ci se définit.Admettre que deux mères ou deux pères peu-vent constituer une famille et remplir desfonctions sociales importantes qui sont béné-fiques tant pour les enfants que pour la so-ciété dans son ensemble représente une étapeimportante vers une meilleure acceptationdes familles qui ne correspondent pas aumodèle dominant » (p. 398).

Daniel Borrillo

Centre de recherche sur la scienceadministrative/Centre national de la

recherche scientifiqueUniversité de Paris X-Nanterre

1. L.-G. Tin (dir.), Dictionnaire de l’homophobie,Paris, PUF, 2003, p. 296.

Gérald Goldstein et Ethel Groffier,Traité de droit civil – Droit internationalprivé, t. 2, Cowansville, Éditions YvonBlais, 2003, 1 253 p., ISBN 2-89451-676-2.

Après avoir consacré le premier tome deleur traité aux règles et principes généraux dudroit international privé1, les professeursGoldstein et Groffier se penchent maintenantsur les règles spécifiques, respectant ainsi laprésentation habituelle de la matière. C’est-à-dire que, après avoir expliqué et présentéla théorie générale (le raisonnement et la lo-gique de la discipline), les auteurs les appli-quent à chaque situation concrète susceptiblede revêtir un caractère transnational. Pour cefaire, ils ont regroupé certaines règles de fa-çon fort traditionnelle en consacrant les troispremiers titres de l’ouvrage respectivementau statut personnel, au statut réel et aux obli-gations. Ensuite, ils ont choisi, à l’instar d’unauteur français, – disent-ils, de réunir les rè-gles concernant « l’exercice des droits en jus-tice » – entendons celles qui touchent la pro-cédure, la preuve et la prescription.Finalement, ils ont détaché les régimes ma-trimoniaux et les successions des catégoriesauxquelles ils sont généralement liés pour enfaire une catégorie à part, objet du titre V del’ouvrage, intitulé : « Le droit patrimonial dela famille ». Les auteurs expliquent ainsi leurchoix, peu classique : « Au plan pédagogique,cette division, qui reste évidemment discuta-ble, permet d’étudier le contrat de mariageaprès les règles générales relatives au contratet de ne pas interrompre des développementsrelatifs aux biens par les successions quicomprennent un certain nombre d’institu-tions de nature familiale, comme la survie del’obligation alimentaire » (p. 4). Non seule-ment ce « détachement » des régimes matri-moniaux, par exemple, de leur contexte habi-tuel est inattendu, mais, en outre, pourquoiavoir relégué le traitement de ces droits pa-

1. G. Goldstein et E. Groffier, Droit interna-tional privé, t. 1, Cowansville, Éditions YvonBlais, 1998. Pour une chronique bibliographiquesur cet ouvrage, voir J.-F. De Rico, « GéraldGoldstein et Ethel Groffier, Droit internationalprivé, t. 1 », (1999) 40 C. de D. 700.

Page 207: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 207

trimoniaux après celui de l’exercice desdroits en justice ? Il ne semble pas que la con-naissance de ceux-ci soit nécessaire pourcomprendre ceux-là. Sur le plan pédagogiquejustement, ce parti pris ne nous a pas con-vaincue, mais peut-être n’est-ce là, de notrepart, qu’une question d’habitude.

Ce petit problème de structure surmonté,la lecture de l’ouvrage est extrêmementenrichissante. Les règles sont présentéesdans des contextes temporel et spatial com-plets. Ainsi, les auteurs ne manquent jamaisde consacrer des développements fouillés àl’historique de ces règles. Bien sûr, ils men-tionnent le droit antérieur au Code civil duQuébec, faisant souvent état des différentesoptions et des hésitations des uns et desautres au cours du processus de réforme duCode civil, mais ils remontent souvent nette-ment plus loin lorsque cela est nécessaire,présentant aussi bien les règles anciennes queles décisions judiciaires qui les ont appli-quées ou interprétées. De la même façon, lesauteurs sont soucieux de présenter le plussouvent possible les solutions retenues pard’autres ordres juridiques que le nôtre. S’ilscitent fréquemment le droit suisse, ce qui secomprend dans la mesure où la codificationquébécoise de 1994 y a puisé de nombreusessources, il font évidemment quelques incur-sions en common law ainsi qu’en droit fédé-ral canadien et améliorent les connaissancesdu lecteur en invoquant notamment le droitallemand, français, belge ou européen.

Pour chaque sujet traité, la structure de laprésentation est identique, correspondantaux trois objets principaux du droit interna-tional privé : loi applicable, compétence juri-dictionnelle puis reconnaissance et exécutiondes jugements étrangers. On ne peut que féli-citer les auteurs d’avoir ainsi regroupé cesobjets pour chaque thème traité plutôt que deséparer « conflits de lois » et « conflits de ju-ridictions ». Il est toutefois dommage que cesdernières questions, celles qui portent sur lerattachement juridictionnel, prennent un peul’allure d’accessoires. Les auteurs se justi-fient ainsi : « Les conflits de lois tendront àse voir attribuer la majeure partie des déve-loppements parce que les règles spécifiques

s’écartent peu des principes généraux du con-flit de juridictions et encore moins de ceuxrelatifs à la reconnaissance et à l’exécutiondes décisions étrangères » (p. 3). Nous fai-sions précédemment l’éloge de l’importanceaccordée par les auteurs à la mise en contextedans le temps et dans l’espace. Les questionsde conflits de juridictions auraient certaine-ment été dignes de recevoir, de ce point devue, le même traitement que les conflits delois.

La richesse des propos des auteurs pro-vient également de ce qu’ils passent en revueabsolument toutes les facettes d’un mêmeproblème. Prenons le cas du nom, élément dela personnalité, relevant donc du statut per-sonnel. Alors que les grands auteurs françaisen traitent généralement en quelques paragra-phes, le plus souvent éparpillés entre les dé-veloppements sur les effets personnels dumariage, ceux de la filiation et ceux du di-vorce2, les professeurs Goldstein et Groffierlui consacrent plusieurs pages d’affilée. Pource faire, ils se tournent vers les règles duCode civil ou de textes particuliers qui onttrait directement ou non à ce sujet3 en matièreinterne. Ainsi, ils brossent un tableau com-plet de toutes les questions que peut poser lenom : acquisition, nom de la femme mariée,changement de nom, utilisation du nomd’autrui, changement de sexe. Ils vérifientdans quelle mesure ces dispositions ou lessituations qu’elles régissent peuvent se pré-senter dans un contexte transnational et com-ment elles peuvent alors être traitées. Autreexemple de souci d’exhaustivité, le jeu et lepari qui leur inspirent six pages.

Non seulement les auteurs traitent detous les sujets, non seulement ils en font uneexploration complète, mais encore, pour être

2. Voir, par exemple, B. Audit, Droit internatio-nal privé, 3e éd., Paris, Economica, 2000, et P.Mayer et V. Heuzé, Droit international privé,7e éd., Paris, Montchrestien, 2001.

3. Art. 5, 51, 52, 56, 59, 393 C.c.Q. Règlement surles formules et les relevés d’honoraires relatifsà la Loi sur l’assurance-maladie, L.R.Q., c. A-29, r. 2 ; Loi sur le changement de nom etd’autres attributs de l’état civil, L.R.Q., c. C-10.

Page 208: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

208 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

sûrs de ne rien oublier, ils n’hésitent pas àsoumettre fréquemment des hypothèsesthéoriques. Ainsi, ils admettent qu’il « esttout de même peu probable qu’un problèmede droit international privé se pose à l’occa-sion d’une intervention médicale [visant àchanger de sexe] » (p. 31). À propos de l’ab-sence, ils écrivent que, « au risque d’imaginerune hypothèse assez théorique, on peut sedemander quels seraient les effets du retourde l’absent (québécois) si son mariage avaitété célébré et si son conjoint était encore do-micilié dans un pays où l’absence ne met pasfin au mariage » (p. 33). En matière contrac-tuelle, ils évoquent « [une] situation, théori-quement possible, [qui] risque d’être plutôtrare » (p. 503, note 365-5)4. En ce qui con-cerne l’effet du patrimoine familial, ils imagi-nent une situation qu’ils qualifient eux-mê-mes a contrario de non « réaliste » (p. 941).

La lecture de l’ouvrage s’avère particuliè-rement intéressante en raison du fait que lesauteurs ne se contentent pas d’énoncer oud’expliquer les règles ; ils jettent en outre unregard personnel, à l’occasion critique, soitsur les choix des législateurs, soit sur l’éclai-rage jurisprudentiel ou doctrinal. Pour n’endonner que quelques exemples, commençonsen matière de faits juridiques, plus précisé-ment de responsabilité extracontractuelle, oùles auteurs indiquent les voies, que nous ose-rions qualifier de tortueuses, que les magis-trats devaient suivre autrefois pour détermi-ner la loi applicable au délit. Les professeursGroffier et Goldstein rappellent à juste titrequ’au Québec l’imposition de la règle à deuxbranches, issue de la common law, par laCour suprême dans l’affaire O’Connor c.Wray5 « a été vivement critiquée parcequ’elle niait le caractère particulier du droitinternational privé québécois, qui possèdeune origine et une tradition propres, se ratta-

chant à l’École statutaire française du 18e siè-cle » (p. 827). Il y a à peine une dizaine d’an-nées, le plus haut tribunal du pays a été saisid’une affaire qui traitait conjointement desconflits entre les lois de la Saskatchewan etde la Colombie-Britannique, d’une part, et deceux entre la loi ontarienne et la loi québé-coise6, et où il a appliqué exclusivement la lexloci delicti. Les auteurs commentent ainsi cechoix :

Avec respect, nous ne pouvons nous empê-cher de penser que ces motifs sont large-ment dépassés en droit international privémoderne. Alors que la théorie de la Courd’appel de l’Ontario était solidement ancréedans l’époque contemporaine, l’appel à laterritorialité, au sens matériel, et à la cour-toisie internationale nous semble repro-duire les fondements ayant inspiré Beale en1934 dans la rédaction du premierRestatement américain [lui-même inspiréde textes du XIX

e siècle].

Les auteur ajoutent qu’en outre la Coursuprême a traité « longuement, en obiter, desquestions de compétence juridictionnelle, quine lui étaient pas posées » (p. 835).

Nous pourrions également évoquer lesrapports difficiles entre la Loi sur la protec-tion du consommateur, qui prohibe le choixde loi dans le contexte d’un contrat de con-sommation, et le Code civil, dont l’article3117 l’autorise. Les juristes qui s’intéressentà la matière connaissent déjà la position deGérald Goldstein7 sur cette « incompatibilitémanifeste » (p. 629), position qu’il réitère ici.En matière de vente entre commerçants, pré-sentant dans ses grandes lignes la Conventionde Vienne8, les auteurs qualifient de « sau-grenu » son article 95 qui permet aux Étatsqui le désirent de ne pas appliquer le texteinternational.

L’avantage de ce genre de propos est qu’ilnourrit la réflexion du lecteur averti en l’inci-

4. Il s’agit de la situation où « la seule loi validantl’acte quant à la forme soit celle applicable aufond, en l’espèce choisie par les parties, alorsque le contrat, ne présentant aucun élémentd’extranéité, serait autrement soumis à des rè-gles impératives appartenant à la loi du lieu depassation ».

5. O’Connor c. Wray, [1930] R.C.S. 231.

6. Jensen c. Tolofson, [1994] 3 R.C.S. 1030.7. Voir G. Goldstein, « La protection du con-

sommateur : nouvelles perspectives de droit in-ternational privé dans le Code civil du Qué-bec », dans Développements récents en droit dela consommation, Cowansville, Éditions YvonBlais, 1994, p. 143.

Page 209: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 209

tant lui-même à prendre position. Et, parfois,elle peut être contraire à celle des professeursGroffier et Goldstein. Ainsi, parlant fréquem-ment, ce que l’on ne manquera pas d’appré-cier, des nouvelles techniques de communi-cation, en matière de loi applicable aucontrat, les auteurs indiquent que par le jeude l’article 3114 C.c.Q., en cas de silence desparties, il s’agira de celle du vendeur, car « lelieu de conclusion de la vente se trouve à larésidence ou à l’établissement du vendeur,puisqu’il y reçoit le message d’acceptation deson offre » (p. 553). Nous estimons que ledernier membre de la phrase manque denuance, la technique numérique présentantjustement l’avantage de recevoir des messa-ges n’importe où.

De même, signalons que l’interprétationque les auteurs font de l’article 3117 C.c.Q.pourrait ne pas être suivie par certains. Ilsexpliquent en effet que cette dispositionoblige le juge saisi à se livrer à un exercice decomparaison des lois en présence. À notreavis, ils ont raison lorsque le contrat met enjeu, devant un juge québécois, un consomma-teur étranger. Dans ce cas, le tribunal don-nera effet à la clause de choix de loi, prévuedans l’article 3117 C.c.Q., tout en évaluant, aubesoin, quelle est la loi la plus apte à protégerles intérêts du consommateur, dans la mesureoù « les actes nécessaires [à la conclusion ducontrat] » auront été accomplis dans le paysde résidence de celui-ci. Autrement dit, « laloi désignée par les parties sera appliquée àmoins qu’une « comparaison concrète » nedémontre que la loi de la résidence du con-sommateur9 » lui fournit une meilleure pro-tection. En revanche, lorsque le consomma-teur est québécois, dans l’état actuel deschoses, l’impérativité de la Loi sur la protec-tion du consommateur oblige le juge à l’ap-pliquer, peu importe que son contenu soit

plus ou moins favorable au consommateurqu’une autre loi.

Il y a certes d’autres sujets de divergencepossible, mais, répétons-le, c’est là l’intérêtd’un ouvrage comme celui-ci qui, faut-il lementionner, ne s’adresse certainement pas aunéophyte. Toutefois, les étudiants des cyclessupérieurs, les praticiens travaillant dans ledomaine et, bien sûr, ceux qui enseignent ladiscipline profiteront assurément avec bon-heur de sa richesse.

Pour terminer, mentionnons que, commeil se doit, le lecteur trouvera en fin de volumeune bibliographie sélective, des tables de ju-risprudence et de législation ainsi qu’un in-dex, ces éléments renvoyant aux deux tomesdu traité.

Sylvette Guillemard

Université Laval

Ysolde Gendreau (dir.), Communauté dedroits – Droit des communautés, Montréal,Éditions Thémis, 2003, 133 p., ISBN 2-89400-172-X.

Cet ouvrage contient le texte des confé-rences présentées lors du cycle annuel duCentre de recherche en droit public de l’Uni-versité de Montréal en 2001-2002. Le thèmede ce cycle était double : « communauté dedroits » et « droit des communautés », d’où letitre de l’ouvrage. De prime abord, la dualitéde thèmes peut étonner : le premier renvoie àla nécessaire pondération entre les droits in-dividuels et les intérêts collectifs, alors quele second s’inscrit dans le débat contempo-rain sur les droits des minorités et des autrescollectivités sub-nationales, qui a fait l’objet,depuis une dizaine d’années, d’un grandnombre de publications.

L’ouvrage s’ouvre sur la conférence pro-noncée par le juge Frank Iacobucci de laCour suprême du Canada. La thèse centraleque celui-ci défend est que « nous ne pou-vons pas concevoir convenablement lesdroits et les libertés qui nous sont donnésdans notre pays sans être conscients des de-voirs et des responsabilités correspondants »(p. 4). Selon lui, la conception individualiste

8. Convention des Nations Unies sur le contrat devente internationale de marchandises, Vienne,11 avril 1980, A/CONF. 97/18.

9. P. Glenn, « Droit international privé », dans Le

Barreau du Québec et La Chambre des

notaires du Québec, La réforme du Code ci-vil, t. 3, Québec, Les Presses de l’UniversitéLaval, 1993, p. 726.

Page 210: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

210 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

des droits découlerait de la pensée séculairede Machiavel, de Hobbes et de Locke (entreautres), qui ne s’intéressait qu’à l’efficacité età la stabilité des institutions, alors que la pen-sée juridique antérieure, imprégnée de prin-cipes religieux judéo-chrétiens, s’intéressaitaussi aux responsabilités de l’individu. Ainsi,les droits ne devraient jamais être définis enfaisant abstraction des responsabilités del’individu envers la collectivité. Cette thèseest intéressante, mais le juge Iacobucci, sansdoute lié par le devoir de réserve des juges,ne donne aucune indication quant à la mé-thode appropriée pour concilier droits et de-voirs ni sur les résultats concrets auxquels sathèse mène. En fin de compte, ce texte de-meure excessivement général et aurait aussibien pu se retrouver dans un ouvrage sur labonne foi en droit civil, sur la bioéthique ousur le droit constitutionnel.

C’est avec le texte du professeur PatrickGlenn sur la nature des communautés qu’estréellement abordé le thème des droits descommunautés. Le professeur Glenn défendl’idée que toute communauté est fondée surl’information. Cela signifie qu’une commu-nauté n’existe que parce qu’un grand nombred’individus s’entendent pour considérer uncritère particulier – une information – commedéterminant l’appartenance au groupe. Ce-pendant, si ce consensus disparaît, la commu-nauté en question peut tout simplement ces-ser d’exister. Ainsi, les communautésétatiques sont fondées sur les lois sur la ci-toyenneté, les communautés linguistiquessur la langue et les communautés raciales surl’idée (fausse) que les caractéristiques physi-ques d’une personne déterminent son com-portement culturel. Ce bref texte a donc lemérite de rappeler au lecteur que les diversescommunautés qui réclament des droitsn’existent pas « dans la nature », mais plutôtà la suite d’une construction de l’esprit hu-main, et qu’il en découle certaines limitesquant à la nature ou à la portée des droits quipeuvent leur être accordés.

Le plat de résistance est le texte du pro-fesseur Daniel Weinstock sur le paradoxe desdroits linguistiques. Ce dernier découle desintérêts divergents qui sous-tendent l’utilisa-

tion des langues. L’individu possède d’abordun intérêt communicationnel à pouvoir dia-loguer avec le plus grand nombre possible delocuteurs. Il a également un intérêt identitaireà parler la langue de sa communauté. Or, lors-que cette dernière langue n’est pas la languedominante de l’État, il y a conflit entre lesdeux intérêts et chaque individu peut choisirde résoudre le paradoxe en donnant prioritéà l’un ou l’autre de ces intérêts. L’État peut-il, à cet égard, contraindre le choix de l’indi-vidu en vue d’assurer la survie d’une langueminoritaire ? C’est la question à laquelle leprofesseur Weinstock tente de répondre. Ilrejette tout d’abord les justifications fondéessur la valeur intrinsèque des langues, puis-qu’elles font primer des intérêts collectifs surles intérêts individuels. Il envisage ensuiteque les droits linguistiques puissent découlerdes exigences de la justice. Autrement dit,certains changements linguistiques peuvent-ils être qualifiés d’injustes, de telle sorte queles États seraient justifiés d’intervenir pourles prévenir ? Weinstock l’admet dans cer-tains cas limités, comme l’oppression écono-mique d’une minorité ou les tentatives deconstruction nationale fondées sur l’unifor-misation linguistique. Cependant, dans descas où les choix linguistiques sont simple-ment déterminés par les forces du marché,Weinstock soutient que le choix des languesqui font l’objet d’une protection spéciale estnécessairement arbitraire. Puisque l’État nepeut reconnaître qu’un nombre limité de lan-gues officielles, par exemple, il se trouvera unnombre important de locuteurs d’autres lan-gues dont les intérêts seront ignorés. Lechoix de langues officielles a aussi tendanceà figer la composition linguistique d’une so-ciété. Enfin, Weinstock soutient que le choixlinguistique individuel ne présente pas deproblèmes d’action collective (comme le « di-lemme du prisonnier ») qui justifieraient uneintervention étatique. Ce ne serait donc quepour assurer la coordination entre les indivi-dus que l’État serait justifié d’adopter unelangue officielle. Dans cette optique, le choixde la langue officielle serait moralement neu-tre et pourrait changer si la composition lin-guistique de la société évoluait.

Page 211: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 211

Le professeur Brian Slattery est l’auteurde l’article suivant, portant sur le pluralismeindividuel et social. Il cherche à s’attaquer àdeux prémisses qui, selon lui, fondent le prin-cipe d’autodétermination des peuples : l’idéeque l’humanité est divisée en groupes ethni-ques ou nationaux bien définis et celle quel’identité de l’individu est principalementconstituée par l’appartenance à un groupe decette nature. Pour y parvenir, le professeurSlattery s’engage dans une revue de la recher-che anthropologique sur le sujet. Il démontreque la répartition géographique des groupesethniques est loin d’être homogène, qu’ilexiste des variations continues dans les ca-ractéristiques culturelles des individus, que laqualification des groupes ethniques ne faitpas toujours consensus, qu’un individu peutappartenir simultanément à plusieurs grou-pes imbriqués, etc. Cependant, Slattery netire pas clairement les conséquences politi-ques des faits qu’il observe, au-delà d’unebanale célébration de la diversité. De plus, ilsemble ignorer les travaux récents de nom-breux anthropologues et sociologues qui con-cilient la notion de groupe ethnique avec lepluralisme social et individuel1. Il est doncpossible de reconnaître l’existence de grou-pes ethniques et d’accorder certains droitsspéciaux à ces groupes, même si la définitionsociologique de ceux-ci est subjective etfloue.

Le dernier article du recueil a été écrit parle professeur Andreas Auer de l’Universitéde Genève. Il porte sur les problèmes consti-tutionnels du vote par Internet en Suisse.Ainsi, la garantie constitutionnelle du droit devote se traduit par des exigences relatives ausecret et à la sécurité du vote ainsi qu’àl’identification de l’électeur, ce qui pose des

problèmes particuliers si l’État décide de per-mettre le vote par Internet. Bien que cet arti-cle soit intéressant, il demeure plutôt bref, etnous voyons mal en quoi son sujet est lié auxthèmes de l’ouvrage.

C’est donc sur un bilan plutôt maigre quese termine la lecture de ce recueil. Bien queles articles qui le composent, pris isolément,suscitent l’intérêt, leur juxtaposition n’offrepas véritablement de « valeur ajoutée » :aucun effort n’est fait pour lier les deux thè-mes annoncés dans l’introduction (la pondé-ration entre intérêts collectifs et droits indi-viduels, d’une part, et les droits desminorités, d’autre part). Le premier et le der-nier textes semblent si éloignés des troisautres qu’il est surprenant de les retrouverensemble. Par ailleurs, les trois autres textesabordent des facettes très précises du débatsur les droits des minorités. Il n’y a pas,comme c’est souvent le cas dans les ouvra-ges collectifs de cette nature, de texte de syn-thèse qui présente l’état actuel des connais-sances sur le sujet traité et qui tente dereplacer la contribution de chacun desauteurs dans ce contexte.

Sébastien Grammond

Université d’Oxford

Centre de recherche en droit privé et

comparé du Québec, Dictionnaire dedroit privé et lexiques bilingues, Les obli-gations, Cowansville, Éditions YvonBlais, 2003, 467 p., ISBN 2-89451-679-7.

Quebec Research Centre of Private

and Comparative Law, Private LawDictionary and Bilingual Lexicons, Obliga-tions, Cowansville, Éditions Yvon Blais,2003, 467 p., ISBN 2-89451-679-7.

Le Dictionnaire de droit privé et lexiquesbilingues, Les obligations fait partie d’unprojet d’une grande envergure. Rappelons-enles étapes. En 1985, paraît le Dictionnaire dedroit privé et lexiques bilingues, produit parle Centre de recherche en droit privé et com-paré du Québec, de l’Université McGill. Ils’agit de la première version d’un diction-

1 F. Barth (dir.), Ethnic Groups and Boundaries,Prospect Heights (Illinois), Waveland Press,1998 ; T.H. Eriksen, Ethnicity andNationalism, Londres, Pluto Press, 1993 ; D.Juteau, L’ethnicité et ses frontières, Montréal,Presses de l’Université de Montréal, 1999 ; R.Jenkins, Rethinking Ethnicity, Londres, SagePublications, 1997 ; J.D. Eller, From Cultureto Ethnicity to Conflict, Ann Arbor, Universityof Michigan Press, 1999.

Page 212: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

212 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

naire beaucoup plus vaste portant sur tousles domaines du droit québécois et qui doitcontenir plus de 10 000 entrées. La deuxièmeédition est publiée en 1991. Compte tenu del’énormité de la tâche et afin que la commu-nauté juridique en profite davantage, le co-mité de rédaction décide de publier le diction-naire par thème. En 1999, le Centre faitparaître le dictionnaire sur le droit de la fa-mille, en français et en anglais (édition tête-bêche). En 2003, il publie la partie du diction-naire sur le droit des obligations, en françaiset en anglais, en deux volumes. Les person-nes suivantes composent le comité de rédac-tion de ces deux dictionnaires : Paul A.Crépeau, président du comité, NicholasKasirer, secrétaire, France Allard, Marie-France Bich, Jean-Maurice Brisson, MathieuDevinat, Yaëll Emerich et Patrick Forget. Untravail de cette envergure ne peut se fairesans la participation financière de nombreuxpartenaires : le ministère du Patrimoine cana-dien, le ministère de la Justice du Canada, leConseil de recherches en sciences humainesdu Canada et la Chambre des notaires.

Les derniers-nés de la famille du Diction-naire de droit privé et lexiques bilingues con-tiennent chacun 2 000 termes et locutions demême que 2 300 remarques. Comme leursprédécesseurs, ces deux dictionnaires sontdivisés en trois parties : le dictionnaire lui-même, le lexique français-anglais (ou anglais-français) portant sur les obligations et la listedes auteurs et des ouvrages cités. Les person-nes férues de lexicographie pourront consul-ter le texte sur la présentation du dictionnairepour en connaître la structure.

Tout d’abord, nous tenons à souligner laqualité du travail accompli et le rôle impor-tant que jouent ces dictionnaires, et les autresmembres de la famille, dans le développe-ment et le rayonnement de la traditionciviliste, ainsi que dans la protection du pa-trimoine linguistique en droit civil. La paru-tion de ces dictionnaires sur les obligationsconstitue un signe incontestable de la matu-rité du droit civil québécois.

Ensuite, nous ne saurions passer sous si-lence le ton humoristique des remerciements,

rédigés par Nicholas Kasirer, directeur duCentre de recherche en droit privé et com-paré du Québec jusqu’en 2003. Bien qu’ilsservent avant tout à remercier les nombreuxartisans et artisanes, ces deux textes reflètentle bilinguisme du droit des obligations et desdeux dictionnaires. Les deux textes de remer-ciements étant identiques, un en français etun en anglais, il est possible de supposer queles deux versions sont officielles et que l’unen’a pas préséance sur l’autre.

Soulignons que le dictionnaire de langueanglaise n’est pas une traduction littérale dela version française. Pour certaines entrées,les deux versions sont identiques. Toutefois,dans d’autres cas, les citations sont différen-tes. La version anglaise offre des citations quiproviennent de textes juridiques rédigés enanglais. D’ailleurs, la liste des auteurs et desouvrages cités est différente dans les deuxdictionnaires. Cette façon de procéder met envaleur un corpus juridique anglophone quipeut être moins connu au Québec.

À la lecture des dictionnaires, deux com-mentaires retiennent notre attention. Le pre-mier porte sur la valeur normative de cesdeux dictionnaires ; et le second, sur la pré-sence des auteurs français.

Dans l’avant-propos de l’édition de 1985du Dictionnaire de droit privé et lexiques bi-lingues, le directeur de l’époque, le profes-seur Crépeau, affirme que l’un des objectifsdu dictionnaire est d’indiquer des emploiscorrects, l’expression juste et de favoriser lacorrection de la langue. Cette pratique estabandonnée en 2003 dans le dictionnaire dudroit des obligations : « [l]e Comité a préférécritiquer ces usages à l’intérieur d’une remar-que, plutôt que de les désigner comme fau-tifs » (p. xxvi, voir aussi à la page xxiii).Ainsi, l’expression « droit de préférence »doit être retenue plutôt que les expressions« droit de préemption » et « droit de premierrefus ». Son également signalés le non-sensde l’expression « conjointement et solidaire-ment » et la confusion entre « droit supplé-tif » et « droit commun », entre « droit coutu-mier », « droit anglais » et « common law ».

Page 213: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Chronique bibliographique 213

Se pose alors la question de la valeur nor-mative de ces deux dictionnaires, et de toutdictionnaire. Quelles valeurs culturellestranspirent de ces dictionnaires ? Sont-ilsneutres ou laissent-ils voir l’opinion de leursrédacteurs et rédactrices ? Établissent-ils lanorme ?

Bien que le comité de rédaction ne désirepas se prononcer sur les usages discutables,il envoie quand même certains messages surles anglicismes à proscrire ou sur des expres-sions à éviter et, par ce fait, il tente volontai-rement ou involontairement d’imposer desvaleurs. Par exemple, à l’entrée « Bon pèrede famille », le comité de rédaction prendposition : cette expression « n’est générale-ment plus utilisée, certains la considérantvieillie, imprécise et peut-être sexiste, en cequ’elle consacre un modèle de comportementreflétant une perspective masculine » (voiraussi l’entrée « Personne raisonnable »). Lamême idée est reprise dans la version an-glaise sous l’entrée « Bon père de famille ».Cette remarque n’apparaissait pas dans l’édi-tion de 1991. Signe des temps ! D’autres pour-ront pousser plus loin cette analyse.

Les dictionnaires témoignent aussi del’évolution du droit des obligations. Ainsi,l’entrée « Contrat relationnel (théorie du) »est un ajout par rapport à l’édition de 1991.

Ou encore, l’entrée « Droit mixte » fait men-tion du droit autochtone : « En plus des in-fluences de la common law, certains expertsidentifient également le droit aborigènecomme une composante du caractère mixtedu droit québécois », commentaire qui ne fi-gurait pas dans l’édition de 1991.

Un calcul rapide permet de constater que30 p. 100 des auteurs et des ouvrages citésdans la version française sont d’origine fran-çaise. Évidemment, un auteur français peutêtre cité plusieurs fois. Les citationsd’auteurs français peuvent donc représenterplus de 30 p. 100 de toutes les citations. Nouspouvons comprendre certes la nécessité de seréférer à la doctrine française lorsque lesauteurs québécois sont silencieux sur le su-jet. Cependant, dans certains cas, des auteursquébécois auraient pu être avantageusementcités.

Enfin, ces dictionnaires intéresseronttous les membres de la communauté juridi-que québécoise, tant les praticiens que lestraducteurs et les étudiants, mais aussi lesjuristes d’autres systèmes qui veulent décou-vrir, par l’anglais, le droit des obligations duQuébec.

Louise Langevin

Université Laval

Page 214: Table des matières - CRIDAQ | UQAM
Page 215: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 215-216(2004) 45 Les Cahiers de Droit 215

Cellules souches embryonnaires : droit, éthi-que et convergence, de Élodie Petit, Mon-tréal, Éditions Thémis, 2003, 147 p., ISBN2-89400-169-X.

Charte des droits de la personne, de HenriBrun, 16e éd., Montréal, Wilson &Lafleur, 2003, 1 303 p., ISBN 2-89127-611-6.

Les contrats d’entreprise, de prestation de ser-vices et l’hypothèque légale, de VincentKarim, Montréal, Wilson & Lafleur, 2004,539 p., ISBN 2-89127-613-0.

Les dimensions normatives de la thérapie gé-nique, de Geneviève Cardinal, Montréal,Éditions Thémis, 2003, 149 p., ISBN 2-89400-167-3.

Le droit civil, avant tout un style ?, sous ladirection de Nicholas Kasirer, Montréal,Éditions Thémis, 2003, 228 p., ISBN 2-89400-180-0.

Le droit de l’emploi au Québec, de FernandMorin et Jean-Yves Brière, 2e éd., Mon-tréal, Wilson & Lafleur, 2003, 1 636 p.,ISBN 2-89127-590-X.

Droit pénal général, de Christiane Hennau etJacques Verjaegen, 3e éd., Bruxelles,Émile Bruylant, 2003, 626 p., ISBN 2-8027-1709-X.

L’état pluriculturel et les droits aux différen-ces, sous la direction de Paul de Deckkeret Jean-Yves Faberon, Bruxelles, ÉmileBruylant, 2003, 536 p., ISBN 2-8027-1652-2.

European Union Enlargement – Law andSocio-Economic Changes, sous la direc-tion de Nanette Neuwahl, Montréal, Édi-tions Thémis, 2004, 290 p., ISBN2-89400-183-5.

Les infractions contre la personne et contre lesbiens, de Rachel Grondin, coll. : « Bleue »,5e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2003,194 p., ISBN 2-89127-613-2.

Introduction à l’étude du droit, de AndréÉmond et Lucie Lauzière, Montréal, Wil-son & Lafleur, 2003, 219 p., ISBN 2-89127-614-0.

Jurisprudence commentée sur les obligations,de Maurice Tancelin et Daniel Gardner, 8e

éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2003, 1071 p., ISBN 2-89127-595-0.

Loi sur la protection de la jeunesse, texte an-noté, de Me Jean-François Boulais, 5e éd.,Montréal, SOQUIJ, 2003, 643 p., ISBN 2-7642-0394-2.

Mélanges Jean Pineau, sous la direction deBenoît Moore, Montréal, Éditions Thé-mis, 2003, 745 p., ISBN 2-89400-177-0.

Les normes du travail, de Nathalie-AnneBéliveau, Cowansville, Éditions YvonBlais, 2004, 733 p., ISBN 2-89451-707-6.

Politiques contre le harcèlement au travail etréflexions sur le harcèlement psychologi-que, de Isabelle Cantin et Jean-MauriceCantin, Cowansville, Éditions YvonBlais, 2004, 197 p., ISBN 2-89451-723-8.

Principes de la détermination de la peine, deGilles Renaud, Cowansville, ÉditionsYvon Blais, 2004, 373 p., ISBN 2-89451-720-3.

Sur les fondements du droit public – de l’an-thropologie au droit, sous la direction deGeneviève Koubi et Isabelle Muller-Quoy, Bruxelles, Émile Bruylant, 2004,294 p., ISBN 2-8027-1772-3.

Livres reçus

Page 216: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Traité général de preuve et de procédure pé-nales, de Pierre Béliveau et MartinVauclair, 10e éd., Montréal, Éditions Thé-mis, 2003, 1 259 p., ISBN 2-89400-175-4.

Travail plus – Le travail et vos droits, de Hé-lène Ouimet et Pierre Laporte, 4e éd.,Montréal Wilson & Lafleur, 2003, 468 p.,ISBN 2-89127-612-4.

Les volumes proposés peuvent être consultés au secrétariat des Cahiers de Droit, bureau7133 (pavillon Charles-De Koninck).

Si la recension de l’un d’eux vous intéresse, veuillez en informer Francine Thibault aunuméro de téléphone suivant : (418) 656-5253. Vous disposerez de deux mois pour remettrevotre recension et conserverez le volume.

216 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 215

Page 217: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

LES CAHIERS DE DROIT

Directeur Directeurs adjointsSylvio Normand Dominique Goubau

Jean Turgeon

Conseil de rédaction

Luc Bégin, professeur, Faculté de philosophie, Université Laval. André Bois, avocat,Tremblay Bois Mignault Duperrey & Lemay. Henri Brun, professeur, Faculté dedroit, Université Laval. Daniel Gardner, professeur, Faculté de droit, UniversitéLaval. Louis LeBel, Cour suprême du Canada. Claire L’Heureux-Dubé, juge, Coursuprême du Canada. Ghislain Otis, professeur, Faculté de droit, Université Laval.France Thibault, juge, Cour d’appel du Québec. Guy G. Tremblay, professeur,Faculté de droit, Université Laval.

SecrétaireFrancine Thibault

Révision des textes : Hélène Dumais, linguiste

Vérification des références : Anthony Arquin, Julie Roy

Résumés anglais : Wallace Schwab

Composition : Composition Marika inc.

Impression : AGMV/Marquis imprimeur inc.

Les textes publiés dans la revue n’engagent que laresponsabilité de leurs auteures et auteurs.

Le secrétariat de la revue est situé à la Faculté de droit de l’Université Laval, pavillonCharles-De Koninck, bureau 7133, Université Laval, Québec (Québec) G1K 7P4.Téléphone : (418) 656-5253 ; télécopie : (418) 656-7230 ; adresse électronique :[email protected]

Toute communication concernant les abonnements ou l’achat de numéros isolés doitêtre adressée à Wilson & Lafleur ltée, Place d’Armes, Case postale 24, Montréal(Québec) H2Y 3L2. Téléphone : (514) 875-6326. La dernière page du présent numérode la revue contient un formulaire d’abonnement. Depuis septembre 1996, les titres,résumés et tables des matières des articles publiés sont disponibles sur Internet :http//www.ulaval.ca/fd/cahiers

La revue Les Cahiers de Droit est une publication de la Faculté de droit del’Université Laval. Elle bénéficie de subventions annuelles accordées par le Conseilde recherches en sciences humaines (CRSH).

Le présent volume doit être cité : © 2004 Université Laval(2004) 45 C. de D. Dépôt légal, Bibliothèque du Québec, 1968ISSN 0007-974X 1er trimestre 2004

Page 218: Table des matières - CRIDAQ | UQAM
Page 219: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Les articles dans cette revue sont répertoriés dans :

Annuaire de jurisprudence du QuébecAnnual Legal BibliographyCurrent Law IndexIndex à la documentation juridique au CanadaIndex analytiqueIndex to Canadian Legal Literature (partie de

Canadian Abridgment, mise à jour parCanadian Current Law)

Index to Canadian Legal Periodical LiteratureIndex to Foreign Legal PeriodicalsIndex to Legal PeriodicalsPublic International LawRepère

Les numéros épuisés ont été microfilmés et peuvent être commandés aux endroitssuivants :

Micromedia LimitedBox 502, Station S,Toronto (Ontario) M5M 4L8

University Microfilms International300 North Zeeb Road,Ann Harbor, Michigan 48 106, USA

FORMULAIRE D’ABONNEMENT

Wilson & Lafleur ltée40, rue Notre-Dame Est

Montréal (Qc)H2Y 1B9

Téléphone : (514) 875-6326Télécopieur : (515) 875-8356

Abonnement : CAHIERS DE DROIT 2004 (Volume 45) 4 fascicules

Nom :

Adresse :

Ville : Code postal :

Prix de l’abonnement (TPS incluse)

Institution et bibliothèque : 57,51 $Particulier : 46,01 $Prix étudiant de l’Université Laval : 23,01 $(Veuillez mentionner votre no d’étudiant : __________________)Prix unitaire : 17,25 $Index cumulatif 1954-1994 : 34,51 $

Chèque inclus � Ci-joint paiement au montant de : _________________: _________________: _________________: _________________: _________________(payable à l’ordre de Wilson & Lafleur Ltée)

Page 220: Table des matières - CRIDAQ | UQAM

Normes de présentation

1. À moins d’une entente écrite à l’effet contraire, la présentation d’untexte à la revue comporte l’engagement d’absence de publication antérieureet de démarches en vue d’une publication concurrente.

2. Les textes, rédigés en français ou en anglais, sont adressés au direc-teur de la revue. Une disquette doit obligatoirement accompagner le manus-crit. Les Cahiers de droit sont équipés du logiciel de traitement de texteMicrosoft Word 7.0, qui accepte les versions antérieures de Word. Lesmanuscrits ne sont pas retournés.

3. Un résumé d’au plus 150 mots en français et en anglais accompagnele texte. S’il y a lieu, la revue se charge de sa traduction dans l’une ou l’autrelangue.

4. Un plan séparé, apparaissant après le résumé, énonce les divisionset subdivisions du corps du texte ; l’ordre et l’importance relative de cesparties s’expriment par le système décimal : 1., 1.1, 1.2, 1.2.1, etc. Ces divi-sions ne doivent pas excéder la quatrième décimale ; l’introduction et laconclusion ne sont pas numérotées, mais peuvent exceptionnellement con-tenir des divisions internes.

5. Les références juridiques, dont l’auteure ou l’auteur doit vérifierl’exactitude, doivent être conformes aux indications de Didier Lluelles,Guide des références pour la rédaction juridique, 6e éd., Montréal, ÉditionsThémis, 2000. De façon complémentaire, on pourra se reporter au mode decitation adopté par la source documentaire et au Manuel canadien de laréférence juridique, 3e éd., Toronto, Carswell, 1992.

6. Les recensions bibliographiques indiquent en en-tête, dans l’ordre,le(s) prénom(s) et nom de l’auteure ou de l’auteur de l’ouvrage recensé, letitre complet de l’ouvrage, l’édition (s’il y a lieu), le lieu, la maison et l’annéed’édition, le nombre de pages ainsi que le numéro ISBN.

7. L’évaluation externe du manuscrit se fait sous le couvert de l’ano-nymat et la direction informe le plus rapidement possible l’auteure ou l’auteurde sa décision relative à la publication du texte. Une fois accepté, le texte faitl’objet d’une révision linguistique. Les fautes d’orthographe et d’ordre typo-graphique sont automatiquement corrigées. Des suggestions en vue d’amé-liorer la syntaxe et le style pourront être faites à l’auteure ou à l’auteur, quidemeure libre de les accepter ou de les refuser.

8. Les épreuves sont relues par l’auteure ou l’auteur dans la semainequi suit leur réception. Les modifications au texte original doivent êtreautorisées par la direction de la revue, qui tient compte à cet égard del’évolution du droit depuis la date d’acceptation du manuscrit.

9. La revue, cessionnaire des droits mondiaux exclusifs de l’article entoute langue, consent à l’utilisation de cet article dans tout travail rédigé ouédité par l’auteure ou l’auteur pourvu qu’il y ait référence appropriée de lapremière parution dans Les Cahiers de Droit.

10. Au moment de la parution, la revue fait parvenir à l’auteure ou àl’auteur un exemplaire du numéro dans lequel figure son texte, de même que25 tirés à part de ce dernier.