sur quelques aspects du nouveau roman -...
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Sur quelques aspects du Nouveau Roman
Abdel Razouani
29.16 512873
----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique
[Roman (134x204)] NB Pages : 386 pages
- Tranche : 2 + (nb pages x 0,072 mm) = 29.16 ----------------------------------------------------------------------------
Sur quelques aspects du Nouveau Roman
Abdel Razouani
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Introduction
Depuis plus d’un siècle maintenant le roman vit ce
qu’il est convenu de nommer une crise. Mais pourquoi
crise ? Crise par rapport à quoi ? C’est ce que Robbe-
Grillet définit comme l’impossibilité de raconter en
toute ingénuité, en toute innocence. Les romanciers se
sont trouvés confrontés à des problèmes liés à la
représentation de la réalité, à la description, au point de
vue, à la pratique et aux limites du monologue intérieur,
à la représentation du monde et des personnages…
Les Nouveaux romanciers sont partis de ces
questionnements. Les autres écrivains de leur
génération aussi, qu’ils en aient eu pleinement
conscience ou non. Mais ce qui les caractérise c’est le
fait de considérer l’acte de narrer, le fait de raconter
comme devant intervenir au cœur même de leur
réflexion théorique et de leur démarche pratique.
L’acte de narration est assumé par un narrateur. Qui
est-il ? Comment cet acte de parole venant de lui va-t-il
s’inscrire dans le livre ? Il n’est pas possible de trouver
un seul Nouveau Roman où, de façon ou d’autre, cet
acte constitutif du genre, inaugural, pour ainsi dire, n’est
pas posé dans l’œuvre, à travers l’œuvre.
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Qui parle ? Qui est ce « je », même s’il ne
s’énonce jamais en tant que tel ? Qui est ce sujet qui
pose le livre comme ce par quoi il s’énonce ? Est-il
aussi simple, aussi transparent, que ça ? En fait, plutôt
que « Je parle », ne faudrait-il pas dire « ça parle par
moi ? » A quoi renvoie ce « ça ».
Dans un dossier consacré au Nouveau Roman, Pierre
Lepape précise que « le Nouveau Roman est né, à la fin
des années 50, d’un manque d’étiquette plutôt que de la
création d’une véritable école littéraire ». Si, ironise t-
il, les Français adorent les « écoles » – littéraires,
artistiques, intellectuelles – et affectionnent les ismes, il
n’en demeure pas moins que, par Nouveau Roman, ont
été regroupés « des écrivains qui n’ont, à vrai dire, pas
grand chose en commun ». En outre, ils n’appartiennent
pas à la même génération, « Ils n’ont participé à aucune
entreprise collective ni manifeste, ni revue ».
Claude Ollier le précisait en 1989. « Il me semble
que depuis une quinzaine d’années, chacun a suivi sa
voie de telle façon que les différences s’en sont
trouvées nettement accusées et que des divergences
fondamentales de conception sont apparues ». Mais il
rappelle que si, aujourd’hui, l’appellation Nouveau
Roman, « plaisamment contrôlée, a fini par ne plus
désigner qu’une sorte de « maniérisme du fantasme »,
c’est en opposition totale avec « ce qu’elle recouvrait à
l’origine, d’élan novateur et d’ouverture créatrice ».
Pierre Lepape y insiste. Si le phénomène Nouveau
Roman est important dans l’histoire de la littérature
française, c’est que « pour, avec passion, ou contre,
avec violence, on s’est affronté sur la nature même du
roman, sur les personnages, sur les relations entre
l’écriture et le monde, sur les habitudes de la lecture,
sur la conception même de l’homme ».
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Emile Henriot rendant compte du Voyeur, le 22
mai 1957, contestait « la mise en vedette d’un ouvrage
en soi discutable », et, en dépit du talent qu’il concède
à l’auteur, « sa technique d’une complication voulue
(lui) semblait sans grand intérêt, propre à dérouter
seulement le lecteur, sous couleur d’un éclairage
neuf ». Et, analysant la Jalousie, roman dans lequel les
objets sont vus d’un œil de « métreur, d’entomologiste
et de botaniste », il déclare n’avoir rien trouvé dans ce
livre « qui échauffe l’imagination, émeuve les sens ou
le cœur, ou amuse l’esprit, rien qui apprenne quoi que
ce soit d’inconnu sur l’homme, rien qui suggère ou
provoque une façon nouvelle et profitable de penser ».
Parlant de Tropismes de Nathalie Sarraute, le
même Emile Henriot estime ne pas voir « ce que
peuvent gagner ces petits récits naturalistes au fait
que leurs acteurs ne sont pas nommés, ni ce qu’il y a
à retenir de ces abstractions et de cette littérature à
système, si ce n’est qu’elle cherche très légitimement
autre chose que le déjà vu et le déjà dit ». En d’autres
termes à faire du nouveau à tout prix.
En réalité, le Nouveau Roman venait d’ouvrir une
crise dans la création romanesque, et, par les débats
de fond suscités, tout le roman français allait en
bénéficier – même ceux qui se sont opposés à lui sans
nuances. Plus particulièrement, le Nouveau Roman a
fait prendre conscience qu’il n’y a pas une manière
« naturelle » d’écrire des romans et d’autres qui
seraient « artificielles ».
Toute œuvre d’art repose sur un certain nombre de
conventions. « Le Nouveau Roman a été, dans les
années 50 et 60, l’expression la plus consciente d’une
crise du genre dont les origines remontent à la fin du
siècle dernier », écrit Michel Raimond. Même si,
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dans Esthétique et théorie du roman, à l’avance,
Bakhtine avait récusé ce mot de crise : « Par sa
nature même, le roman est a-canonique… c’est un
genre qui éternellement se cherche, s’analyse,
reconsidère toutes ses formes acquises. Ce n’est
possible que pour un genre qui se construit dans une
zone de contact direct avec le présent en devenir ».
Et, si d’autres romanciers avant eux l’avaient eux
expérimenté – Queneau, Cayrol – d’autres vont
explorer les voies nouvelles que la réflexion poussée
d’un certain nombre de Nouveaux Romanciers, par
leurs travaux théoriques comme par leurs œuvres de
fiction, va contribuer à dessiner : le Clézio, Echenoz.
Lucien Goldmann, dans Sociologie du roman, en
inscrivant le Nouveau Roman dans le genre réaliste, au
sens de « création d’un monde dont la structure est
analogue à la structure essentielle de la réalité sociale
au sein de laquelle l’œuvre a été écrite », répondait à sa
manière à un Karl Haendens pour lequel « le Nouveau
Roman est une plate et triste machine pour aboutir à la
destruction totale de la littérature », et qui ironisait :
« Qu’ont-ils donc offert pour remplacer ce qu’ils ont si
sombrement voulu détruire ? Nichts, nothing, niente,
nada, nitchevo, niet, que dalle, autrement dit : rien ».
Claude-Edmonde Magny a fort bien formulé cette
sortie du roman d’un âge de l’innocence et de sa
tentative de dire le réel. « Le jour où Valéry a prétendu
qu’il lui était impossible d’écrire une phrase comme “la
marquise sortit à cinq heures”, le roman s’est éveillé la
conscience du scandale qu’il représentait dans la
littérature. Jusque là il croissait paisiblement, loin des
critiques et des esthéticiens, dans l’inconscience
heureuse des genres littéraires qui, oubliés par Boileau,
ne jouissent pas encore d’une existence officielle ».
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Aujourd’hui, qu’en est-il de l’évaluation esthétique ?
« L’effet obnubilant de la nouveauté est définitivement
passé », écrit Jean Philippe Domecq.
Incontestablement, les conceptions théoriques de
Robbe-Grillet ont marqué une rupture importante. Mais
dans quelle mesure cette rupture est-elle significative
sur le plan esthétique, littéraire, philosophique ?
En dépit des réserves qu’il y apporte, Domecq
estime que, grâce à Robbe-Grillet, « les limites du
roman traditionnel furent définitivement énoncées en
France, au point que personne n’osa s’en réclamer ».
Grâce à lui un vrai débat sur « les formes littéraires »
a éclos. Par là, « Robbe-Grillet a contribué à faire
connaître les véritables créateurs du roman français
d’alors : N. Sarraute, Claude Simon, Robert Pinget,
le Butor de la Modification, et Samuel Beckett
annexé à même enseigne ».
Les Nouveaux Romanciers, en effet, vont installer
dans le domaine français de la 2ème moitié du
XXeme
siècle, une esthétique de la différence. A
l’origine, on le sait, il n’y a pas eu d’école Nouveau
Roman. Se sont rencontrés peu à peu des écrivains
s’intéressant à des problèmes littéraires considérés
d’une certaine manière : chacun à sa manière, ces
auteurs ont exploré les voies possibles de
l’élaboration romanesque à partir de leur propre
sensibilité et de leurs présupposés. Butor, occupé par
la représentation du temps, passe de Passage de
Milan à la Modification ; Robbe-Grillet découvre et
approfondit le point de vue ; Simon tente de dire de la
manière la plus vraie un roman de la mémoire ;
Sarraute de rendre les voix de la sous-conversation.
Chez tous ces auteurs, on perçoit, dans le temps
qu’ils poursuivent leur œuvre romanesque, un
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approfondissement de la réflexion théorique, qui n’a
pas précédé la création mais l’a accompagnée.
Sarraute, Butor, Robbe-Grillet, publient beaucoup
d’études sur ce qu’ils font eux-mêmes, et sur le genre
romanesque en général. Par le genre de littérature qui
les passionne, ils ont été occupés à représenter de
manière littéraire tout un ensemble de recherches
centrés exclusivement sur l’acte romanesque en soi.
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I
La représentation
« En se penchant sur la narration et le narrateur,
écrit Kayser en 1955, on en arrive à des problèmes qui
ne laissent pas d’être actuels ». Il est commode, en
effet, d’évacuer tout ce qui touche à l’acte narratif, à
l’activité narratoriale, sous prétexte qu’il ne s’agit là
que de « forme » – par opposition au fond, au contenu.
« Quel étrange type de narration chez Joyce, chez
Proust ou chez Knut Hemsun », s’était-il écrié
quelques lignes plus haut. On pourrait mettre à la
place : chez Robbe-Grillet, Pinget ou Butor. C’est
cela qui frappe le lecteur des romanciers de ce siècle :
« l’étrange nature du narrateur et la narration
romanesque ». Car cela pose en réalité le problème
crucial et premier de la signification du roman.
A conception nouvelle du narrateur correspond une
vision autre du roman comme art, comme création.
Virginia Woolf, par exemple, considère la disparition
du narrateur « olympien » comme conséquence de
cette prise de conscience que la vie, dans son
impénétrable obscurité, s’oppose à une observation
tranquille et complète.
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« La tâche du romancier est alors de reproduire la
vie dans ce qu’elle a précisément d’inconnaissable et
de morcelé ». Ce jugement pose de manière
perspicace la nature des liens qui unissent le narrateur
à l’auteur du récit. Quelle est, en effet, la fonction
indispensable que remplit le narrateur ? Cet
« intermédiaire », dans Madame Bovary, c’est lui
qui nous dit « ce que fait Emma Bovary, ce qu’elle
pense ou ce qu’elle ressent – et même ce qu’elle ne
pense pas et ne ressent pas ». Par ces mots, Kayser
désigne la fonction que doit remplir tout narrateur,
sans laquelle il ne peut y avoir roman : à savoir la
fonction de représentation. L’activité du narrateur
consiste à faire un récit des événements et des paroles
prononcées ou seulement pensées, ou même
simplement dérivées des sentiments éprouvés.
Mikhail Bakhtine écrit qu’» en littérature, le
chronotope a une signification générique essentielle. On
peut dire catégoriquement que le genre et les espèces
génériques se déterminent par le chronotope ». Le
chronotope ne se rapporte pas seulement à
l’organisation de l’espace et du temps, mais également à
l’organisation du monde – temps et espace constituant
des catégories fondamentales de tout univers
imaginaire ». Le champ de représentation se modifie
selon les genres et les époques de l’évolution littéraire.
Il s’organise différemment et se délimite différemment
comme espace et comme temps ».
Jan Watt remarque qu’» on distingue avec
certitude le roman des autres genres et des formes
antérieures. de fiction par la quantité d’attention
qu’il accorde habituellement à l’individuation des
personnages et à la présentation détaillée de leur
environnement ».
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L’individuation est posée par les noms propres :
expression verbale de l’identité de chaque individu.
Avant Defoe, les noms sont soit historiques, soit
« caractéristiques ». Mais, « les personnages du
roman ne peuvent être individualisés que si on les
situe dans un arrière-fond d’espace et de temps
déterminés ». L’espace, en effet, est le corrélat
nécessaire du temps. Avant Robinson Crusoé, on se
souciait peu de le montrer autrement que vague et
indéterminé, alors que dans ce roman, le personnage
est enraciné dans un milieu.
A partir de Defoe et de Richardson, le réalisme
formel est indéniable dans le roman. « La prémisse ou
la convention première que le roman est un compte
rendu complet et authentique de l’expérience humaine »
implique qu’il sera « dans l’obligation de fournir à ses
lecteurs des détails de l’histoire tels que l’individualité
des personnages en cause, les particularités spatio-
temporelles de leurs actions… », au moyen d’un
langage à visée essentiellement référentielle.
Aussi, toute tentative de rompre avec ce modèle
établi sera comprise comme la volonté de transformer
totalement le genre romanesque. « Tout texte, estime
Philippe Hamon, actualise un ou plusieurs types in
abstentia, en attente dans la compétence idéologique,
culturelle, rhétorique et linguistique du lecteur, pose
et propose un certain “pacte de lecture” – type qui
constituera, tout le temps que durera la lecture, un
horizon d’attente définissant écarts, variantes ou
conformités ». Il convient donc de considérer le texte
comme système clos sur lui-même et, en même
temps, ouvert sur un intertexte, comme parole
individuelle, unique, mais en qui, comme par écho,
sont perceptibles d’autres paroles.
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Le Narrateur prend en charge la fonction narrative
– la narratio de la rhétorique : « exposé des faits
nécessitant de la part de l’orateur… les talents de la
narration proprement dite et de la description
(incluant notamment des topographies ou
descriptions de lieux, et des prosopographies, c’est-à-
dire des portraits », écrit J. J. Robrieux dans
Eléments de Rhétorique et d’Argumentation.
Maintenant, concernant le récit, ce qui frappe c’est
que tout se fait à partir du locuteur du roman : le
narrateur. C’est sa voix qui donne le récit, c’est sa
parole qui fonde la narration. Le locuteur choisit la
manière dont il va apparaître dans son récit, c’est lui
qui va installer le chronotope, et cela à sa guise : de
façon détaillée ou allusivement. Des évènements, il
va rapporter ce qu’il jugera bon. C’est bien lui le
maître d’œuvre, par sa parole il crée le récit, et le
lecteur n’a d’autre perception de cet univers que par
ce qu’il lui en montre.
C’est à partir de la manière de poser le chronotope,
de faire, ou non, l’individuation que nous tenterons de
tracer certains traits propres au narrateur, dans le
Nouveau Roman : d’une narration difficile dans une
première phase, à une narration aléatoire dans la
seconde. Ensuite, nous nous intéressons à la manière
de mener la narration, ainsi qu’à la place qu’occupe la
description – Ce rapport narration – description étant
symptomatique d’une conception propre du roman.
1. UNE NARRATION DIFFICILE
Dans Lire le théatre contemporain, Jean-Pierre
Ryngaert écrit que « les dramaturges modernes ont
affaibli la fable, ils ont renoncé à toute fable cohérente.
Leur système d’informations diffère de celui du modèle
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classique qui repose sur l’évidente clarté des
informations fabulaires, qui doivent être complètes,
cohérentes et massives dès le début du texte ».
Cette « sous-information » sous-entend que le
lecteur, en une sorte de jeu, doit participer à la mise
en place d’un « puzzle informatif » et les pièces ne
vont arriver qu’au « compte-gouttes » ; mais dans ce
puzzle, « iI manquerait forcement des éléments
puisqu’il serait acquis que ceux-ci existent dans
l’encyclopédie individuelle du lecteur et que son jeu à
lui est de travailler sur ces absences ».
Deux modèles donc : dans le classique, une
écriture informative et tramée, dans le moderne, une
écriture morcelée et sans tissage narratif tramé.
Néanmoins, la nécessité de mettre en place la
représentation est impérative. Même si, concernant le
Nouveau Roman dans une première phase, quelle
représentation pour quelle histoire ? Si la fonction de
représentation est obligatoire, la rogner, la pervertir,
l’effacer presque, c’est faire le pari d’un lecteur
capable de combler les vides et d’être en mesure, en
fin de compte, de recomposer le récit.
Entre l’auteur et le lecteur, dans la phase de
démarrage, s’établit un pacte de lecture, cette phase
pouvant s’étendre de quelques lignes à quelques
paragraphes. « C’est là en effet, écrit Jean Milly dans
la Poétique des textes, que selon une “rhétorique de
l’ouverture” les écrivains répondent aux questions de
base sur les personnages (ou au moins un d’entre
eux), le temps, le lieu, le point de départ de l’intrique,
posent une énigme, laissent apparaître certains
présupposés idéologiques, ébauchent tel type de
discours particuliers ».
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De façon générale, l’objectif principal du narrateur
est de poser le cadre de l’action, de déterminer le
temps, de placer les personnages en les décrivant et
fournissant des renseignements à leur sujet, tout cela
afin que le lecteur puisse entrer dans l’univers de la
fiction. Nous ne reviendrons pas sur les incipit du
roman traditionnel, mais déjà de la présentation de la
pension Vauquer de Balzac au Voreux de Zola, (dans
Germinal), l’évolution est sensible.
Le Nouveau Roman va faire subir à l’incipit un
certain nombre de transformations, il va s’attacher à
en subvertir les principaux éléments. Néanmoins, du
moins dans sa première phase, il en gardera cette
donnée principale de fournir, d’une façon ou d’une
autre, les informations essentielles pour aller plus
avant dans l’œuvre, en proposant également un pacte
de lecture propre. De même, il gardera au narrateur
l’exercice plein et entier de la première de ses
fonctions, c’est-à-dire la fonction de représentation.
Nous allons le voir dans l’Herbe, de Claude Simon.
Représentation et effet de réel
Un premier élément emprunté au paratexte : il
s’agit de l’épigraphe « Personne ne fait l’histoire, on
ne la voit pas, pas plus qu’on ne voit l’herbe
pousser », Pasternak – référence littéraire et
culturelle.
Le narrateur fournit des informations relatives aux
personnages… « Ce frère de quinze ans plus jeune
qu’elles et qu’elles ont élevé (elle et celle qui est déjà
morte), dont elles ont réussi (…) à faire un professeur
de faculté, ce qui, pour deux institutrices dont le père
et la mère savaient tout juste lire ou peut-être même
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pas du tout, a sans doute dû paraître valoir la peine
de renoncer à tout ce à quoi une femme peut
prétendre avoir normalement droit…
Deux sœurs institutrices restées célibataires, un
frère plus jeune, presque un fils, devenu universitaire,
des parents analphabètes ou presque. Une remarque :
ces informations sont fournies par l’héroïne, Louise, à
son amant – auditeur.
Page 31 : « On vendit donc maison et champ. Les
quelques champs aux avares récoltes qu’avait cultivés
leur père, les quelques vergers, le petit bois, la vigne
sur le coteau ». Donc l’ancêtre paysan. Les terres
vendues, non immédiatement, « trouvant encore le
moyen d’aller, quand le père fut parti, bêcher et
sarcler, une fois les classes finies, les champs les plus
proches de la ville et ne se résignant qu’à contre-cœur
à louer le reste » (32), mais bien après le mariage du
frère, Pierre, et de la naissance de ses enfants dont le
narrateur indique le sexe et le nom « Christine et Irène,
les deux filles, Georges, le fils », (p. 34).
Incontestablement le narrateur assure la fonction
de représentation. Il dit ce que font les personnages :
« Jusqu’à ce qu’il fit tout à fait noir, ils restèrent
là, debout (à un moment, il se rapprocha, fit un
geste ». (p. 13).
« La scène s’étant déroulée ainsi : des
personnages, un groupe de personnages paisiblement
assis sous le grand marronnier (…), jusqu’à ce que le
vieil homme donc se levât, se mît à courir (…) vers la
minuscule silhouette noire : » (p 23).
« Et ce fut son dernier voyage, car elle n’était plus
jamais repartie. Non seulement quand les trains
roulèrent… ». (p. 29).
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« Ce fut Georges qui fit le voyage, se rendit
directement chez le notaire… »
Il installe le chronotope :
L’espace : « A travers les arbres on pouvait encore
voir la maison sur le haut de la colline et, sur la
gauche, la fenêtre aux volets tirés… » (p. 16).
Le temps, p. 145 : « C’est le lendemain, et c’est de
nouveau le soir ». p. 21 :
« N’ayant donc pas été successivement une enfant,
une adolescente, une femme, mais surgie un jour au
monde, quatre-vingt-quatre ans plus tôt, telle qu’elle
était apparue (il y a avait maintenant dix ans de cela)
à la grille du parc… »
Or, dix années plus tôt renvoie à la débacle de
l’armée française et à l’avance des Allemands
(p. 21) : « Venant de parcourir plus de la moitié de la
France… La nation en train de fondre… les gares
désertes, les voies déserles… la campagne… laissée
en proie au vainqueur… ».
L’histoire a donc commencé en 1950, le « Et
maintenant » de la page 55, marquant le temps O.
Le narrateur décrit les personnages – ou certains
d’entre eux :
p. 50 : «… le jeune homme svelte, presque maigre,
presque efflanqué, au visage orné d’une barbiche et
d’un lorgnon qui devait, qui était destiné à être, à
devenir quarante ans plus tard l’informe montagne de
chair presqu’incapable de se mouvoir… ».
« et elle : un irréel, minuscule et précieux petit
visage de porcelaine aux yeux en amande… ».
p. 40 : « et vieille soudain, terriblement, malgré
ses fards multicolores, sa chevelure flamboyante… »,
2 17
p. 21 : « une petite vieille toujours vêtue de ces
perpétuelles robes sombres, interchangeables,
indémodables et indifférenciables… »… fragile
silhouette noire dans la lumière, chapeautée, gantée
devoir, tenant d’une main un sac de voyage usé aux
coins qui laissaient voir le cuir non verni… ».
Le cadre est posé : « regardant toujours, par delà
les arbres, les près, la paisible campagne de
septembre… » (p. 9).
Certes, le lecteur perçoit bien que ces descriptions
sont à la fois rares, parcellaires et dispersées (les actions
des personnages ne sont jamais rapportées clairement
une bonne fois pour toutes) et surtout que les transports
spatio-temporels exigent de sa part une grande attention.
Mais le narrateur remplit, plus ou moins, sa fonction de
représentation qui permet au lecteur de construire plus
ou moins rapidement, de manière plus ou moins
satisfaisante, l’univers de la référence.
La représentation du temps se fait difficilement
dans ce roman en raison d’une double particularité :
• Transports temporels incessants, de maintenant
vers des autrefois lointains.
• Immensité de certaines scènes qui occupent une
place démesurée, et dont la lecture prend donc
beaucoup de « temps ».
L’on ne peut dire pas que le lecteur soit désorienté,
non, d’autant plus que des repères sont constamment
fournis. Mais ce traitement du temps fournit au roman
son cachet propre et en fait, en dépit de certains
thèmes, d’un certain climat, un roman différent du
roman classique. La voix narrative règne en maître
sur le déroulement du récit, c’est elle qui donne le
2 18
rythme, et c’est son tempo, sa tonalité qui créent
vraiment la spécificité de l’œuvre.
Immensité de certaines phrases qui peuvent
atteindre plusieurs pages et qui imposent un rythme
de lecture propre, par constellations, par successions
de noyaux, phrases dans lesquelles le narrateur mêle
pèle mêle narration, description, discours des
personnages, commentaire philosophique – en
somme, à l’image de l’œuvre tout entière.
La fonction de narration, mutatis mutandis, n’est
pas foncièrement différente de ce qu’elle serait dans
un roman de facture classique, et toujours assumée
par le narrateur lui-même. Le lecteur parvient à
construire de manière satisfaisante l’univers de la
référence, même si certains éléments de
représentation proprement dite sont assurés, par la
délégation de la parole aux personnages grâce à la
fonction de contrôle, l’impression créée suscitant une
sorte de démultiplication des voix.
p. 10… « Georges lui (à Louise qui rapporte ces
propos) avait raconté que quant ils allaient passer les
vacances chez elle, ou plutôt chez elles… ».
p. 23 : « La scène – on l’avait plus tard décrite à
Louise – s’étant déroulée ainsi », ce « on » pouvant
être aussi bien Georges que ses beaux-parents, ou
tous ensemble.
p. 33 : « Et Georges racontait qu’il avait assisté
dans son enfance à l’ultime finition, l’ultime
parachèvement, se rappelant encore… ».
Le lecteur, progressivement, s’accoutume aux
interventions entremêlées de ces voix narratives,
l’une directement, les autres de manière indirecte,
biaisée, et se pénètre de l’idée que le roman sera cette
2 19
polyphonie de voix. Mais un danger le menace dans
sa construction de l’univers fictionnel. Il s’agit de
l’intrusion, constamment envahissante, qui brise
l’écoulement linéaire du récit, du narrateur lui-même
dans son propre récit, pour le commenter, pour
exprimer ses propres observations sur les
questionnements philosophiques que lui inspire sa
propre narration. Une question : s’agit-il des pensées
du narrateur lui-même, hétéro et extradiégétique, ou
bien est-ce les sentiments de Louise elle-même ?
Dans ce cas-là, ce n’est pas la fonction de
commentaire mais toujours celle de représentation.
Mais cette ambiguïté se dissipe progressivement.
L’interprétation philosophique pourrait être le fait du
narrateur qui commente dans son langage à lui ce que
lui inspire tel aspect de l’intrique, tel objet, de la même
façon qu’il raconte tel événement passé et que ne
connaît pas Louise des relations entre Pierre et ses sœurs
– sa part de ce que produit la terre qu’elles lui adressent
chaque année « qu’il avait la première fois réexpédiée
aussitôt, pour recevoir deux jours plus tard – le temps
de l’aller et retour… – l’avis de refus… » (p. 30).
La première partie du roman, on le voit, à la fois a
installé chronotope et personnages et dessiné les termes
du pacte romanesque que l’auteur impliqué propose au
lecteur. C’est le narrateur qui s’est chargé de moduler la
représentation selon des exigences propres, en la
perturbant constamment par le commentaire, en en
faisant prendre une partie – représentation et
commentaire – par la voix du personnage.
Dans l’ensemble, l’ordre romanesque ancien n’est
pas rejeté aux orties, mais seulement ployé en
fonction d’impératifs nouveaux. Le but ultime n’est
2 20
pas une construction sans heurt chez le lecteur, c’est
la création d’un univers plus heurté, marqué par des
ruptures parfois brutales, une construction moins
uniforme, un morceau narratif où les voix se
pénètrent, se mélangent.
Dans ses Problèmes de linguistique générale,
Benveniste opposant histoire à discours, écrit que
dans la première, il n’y a même plus « à vrai dire de
narrateur. Les événements sont posés comme ils sont
produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de
l’histoire. Personne ne parle ici, les événements
semblent se raconter eux-mêmes ». Et si en
particulier, il refuse d’exercer la fonction
interprétative, le narrateur serait absent de son texte.
En fait, il n’existe pas de texte sans narrateur, même
si ce dernier s’abstient de se livrer à des commentaires
sur ce qu’il raconte ou à partir de ce qu’il raconte.
Répondant à Ann Banfield qui « cite avec quelque
dédain les auteurs comme Barthes et Todorov, qui ont
affirmé l’impossibilité d’un récit sans narrateur »,
Genette affirme quant à lui se ranger « sans hésitation
dans cette pitoyable cohorte », son Nouveau discours
du récit reposant « sur l’assomption de cette instance
énonciative qu’est la narration avec son narrateur et
son narrataire, fictifs ou non, silencieux ou bavards,
mais toujours présents dans ce qui est pour moi… un
acte de communication ».
Une première ligne de partage dans un essai de
classification tendrait à montrer que ce qui sépare les
romans consiste en ce que dans un premier type, le
narrateur commente l’histoire qu’il raconte et dans un
deuxième qu’il s’en abstient, soit directement-il
commente par la mise en abyme ou par l’emploi des