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dossier

janvier 2010 - ScienceS et avenir 5150 ScienceS et avenir - janvier 2010

sur les traces d’Alexandre

A la recherche de Bactres, la cité disparue p. 52

A Cheshme Shafâ, le berceau de Zarathushtra p. 58

Un patrimoine attaqué sur tous les fronts p. 62

Au ive siècle avant J.-C., le conquérant macédonien édifia un empire hellénistique dont les archélogues français viennent de trouver des vestiges exceptionnels en Afghanistan. Notre envoyée spéciale les a accompagnés.

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dossier sur les traces d’Alexandre le Grand

janvier 2010 - ScienceS et avenir 5352 ScienceS et avenir - janvier 2010

C’est à la périphérie de l’imposante citadelle de Bactres avec ses 11 km de muraille (ci-dessous) que des vestiges de la présence grecque d’Alexandre ont été mis au jour en 2004 (ci-contre). Dès les années 1920, les archéologues français avaient entrepris de retrouver les restes hellénistiques de Bactres ; il aura fallu attendre 80 ans...

Bactres la « belle » retrouve la lumière

« Tu as le Thuraya (le téléphone satellite) ? Appelle-moi dès que tu es arrivé ! » Saisi par le froid du petit matin, Roland Besenval donne ses dernières recommandations à son collègue Vincent Marcon prêt à partir à bord d’un 4x4. A peine débarqué de Paris l’avant-veille, l’archéologue français est sur le point de rejoindre, en compagnie de ses collègues afghans, une nouvelle zone de prospection plus au sud. La pluie, qui s’est abattue violemment toute la nuit sur la ré-gion de Mazar-e Charif, dans le nord de l’Afghanistan, a rendu les routes presque impraticables. Une situation peu fréquente

sur cette terre d’Asie centrale habituelle-ment enveloppée de nuages de poussière, et que l’abondance des précipitations de ce printemps a recouvert d’un spectaculaire manteau de prairies verdoyantes. C’est ici, dans la province de Balkh, que Roland Be-senval a réussi à faire renaître les activités de la Délégation archéologique française en Afghanistan (Dafa) avec le soutien des autorités françaises et afghanes. Fermée depuis 1982 par le gouvernement afghan, alors prosoviétique, la Dafa a rou-vert ses portes en 2002. Grâce à sa volonté inflexible, Roland Besenval a relancé d’ex-

traordinaires chantiers de fouilles dans le nord du pays, loin des zones de conflits essentiellement concentrés dans le Sud. Car il en est convaincu : cette partie du monde est une terre d’exception pour les archéolo-gues, tant son passé a été marqué par l’avè-nement de civilisations prestigieuses. La ré-gion fut en effet le théâtre des exploits d’Alexandre le Grand, qui y édifia un empire grec au ive siècle avant J.-C., et vit la ren-contre entre Orient et Occident, donnant naissance à la culture gréco-bouddhique dont les célèbres bouddhas géants de la val-lée de Bamiyan, détruits par les talibans en 2001, furent longtemps les plus illustres té-moins. Mais placé au croisement de mul-tiples courants, influences et civilisations, ce territoire n’a jamais cessé d’être balayé par les invasions, déchiré par les conflits. « C’est cet enchevêtrement historique d’oc-cupations successives et complexes que nous tentons de distinguer ici », explique Philippe Marquis, le nouveau directeur de la Dafa, héritier, lui aussi, d’une longue lignée d’archéologues français passionnés par ce pays (lire l’encadré p. 61). L’un des chantiers les plus emblématiques se situe à Balkh, sur le site de l’illustre ville an-tique de Bactres, à environ 20 kilomètres au nord-ouest de la capitale provinciale Mazar-e Charif. Après des décennies de recherches infructueuses (lire l’encadré p. 56), les archéologues y mettent enfin au jour les traces laissées par Alexandre le

L’archéologue Roland Besenval et ses équipes franco-afghanes ont pu localiser le site de la cité antique conquise par Alexandre. Notre reporter a suivi les fouilles qui révèlent des traces fabuleuses de la culture gréco-bouddhique.

Grand lors de son séjour sur place. « Balkh la belle », « Balkh la mère des villes », comme la décrirent plus tard les géographes persans et arabes. Dans son ambitieux pé-riple oriental, le légendaire conquérant ma-cédonien s’est emparé de cette capitale de la satrapie achéménide de Bactriane entre 330 et 328 avant J.-C. (lire l’encadré p. 54). Roland Besenval a été le premier à identifier formellement les traces de la Bactres hellé-nistique lorsque, alerté sur les pillages dont le site faisait l’objet, il se rendit sur place en 2002 accompagné de David Jurie, un jeune

membre de l’ONG Acted. Après plusieurs jours d’exploration dans la région, les deux hommes localisèrent à la périphérie de Balkh, sur le Tépé Zargaran (1), près du vil-lage de Baq-e Oraq, des chapiteaux corin-thiens, des tambours et des bases de co-lonnes, indubitablement hellénistiques, ornant la maison d’un « commandant » local. Les deux Français comprirent aussitôt qu’ils venaient de retrouver les vestiges si long-temps recherchés ! La réouverture de la Dafa, peu de temps après, leur a permis d’étudier le S.

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L’insatiable conquérant

contexte de ces découvertes. Les ac-tivités de terrain ont aussitôt pu être me-nées en collaboration avec l’Institut afghan d’archéologie et bénéficier, parfois, de sou-tiens inattendus tel celui d’un mollah local qui exigea des habitants l’arrêt des pillages ! Pour le remercier de cette contribution inespérée, une école pour garçons et filles a été bâtie sur place. « Reprendre les fouilles de Bactres nous permet d’étudier la célèbre cité du temps d’Alexandre mais aussi de

préciser les chronologies mal connues des autres peuplements qui s’y sont succédé : bactrien, bactro-achéménide, kushana, sassanide, hephtalite et islamique », pré-cise aujourd’hui Roland Besenval. Ainsi, chaque année, en compagnie de Phi-lippe Marquis et de ses collègues afghans, l’archéologue tente d’arracher au sol les in-formations que celui-ci veut bien livrer. Des découvertes majeures, comme le dégage-ment des véritables niveaux grecs de l’an-

tique Bactres, ont ainsi été faites en 2008. Mais la tâche est souvent ingrate tant les couches archéologiques ont été boulever-sées par les pilleurs de tout poil. Galeries, puits, souterrains… rien n’a été épargné. Et le pillage des trésors nationaux continue, certaines pièces d’une valeur inestimable alimentant le trafic. « Il y a quelque temps, des manuscrits d’origine inconnue écrits en araméen (langue de l’administration impériale achéménide) sont ainsi

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Sur le Tépé Zargaran, les fouilles entreprises (ci-dessous vue d’un des chantiers) ont permis de mettre au jour ces bases de colonne d’époque et ce chapiteau corinthien (à droite). En 2008, des peintures polychromes perses sassanides (iii-ive siècles) ont été découvertes (ci-dessus et à gauche).

Buste d’Alexandre, œuvre romaine d’après un original grec. L’historien Arrien l’a décrit comme étant « très beau, d’intelligence pénétrante et d’un courage extrême ».

M aître de son petit royaume de Macédoine, Alexandre est sans conteste le plus grand conquérant de l’histoire,

étendant son empire jusqu’aux rives de l’Indus et fondant plus de 70 villes. Parti à la conquête du puissant empire perse achéménide, le fils de Philippe II et de la reine Olympias, traverse l’Hellespont (le détroit des Dardanelles) en 334 avant J.-C., à la tête de 35 000 hommes dont 7000 cavaliers. Il a alors tout juste 22 ans. Il remporte une victoire décisive à Gaugamèles (dans le nord de l’Irak actuel) sur le roi Darius III, qui prend la fuite. Toutes les capitales du puissant empire perse s’ouvrent à lui : Babylone, Suse, Persépolis, Ectabane… Alexandre se lance alors à la poursuite de l’empereur perse jusqu’en Médie (dans le nord-ouest de l’actuel Iran) puis en Bactriane (nord-ouest de l’actuel Afghanistan), mais Darius III est assassiné par un souverain local qui s’autoproclame empereur, sous le nom d’Artaxerxès V. Alexandre n’aura alors de cesse de le poursuivre, pour laver le régicide et surtout légitimer son pouvoir. De Bactriane, région conquise entre 329 et 327 avant J.-C., le jeune conquérant insatiable se rend ensuite vers l’actuelle Samarcande, en Sogdiane. Sur le chemin, lui et les colons qui l’accompagnent établissent les premières grandes cités grecques d’Afghanistan :

Alexandrie d’Arachosie (l’actuelle Kandahar, d’Iskander, le nom persan d’Alexandre) ou encore Alexandrie du Caucase (Bégram). En 327, se dirigeant vers les rives de l’Indus, il affronte le roi indien Porus et ses armées d’éléphants. Mais lassés par les batailles incessantes et les années d’éloignement de leur terre natale, ses généraux refusent de le suivre. Ils s’opposent également à la coutume orientale de la proskynèse (prosternation) que souhaite imposer Alexandre, désormais convaincu de son origine divine. S’amorce alors un long retour vers la Grèce. C’est sur ce chemin qu’Alexandre meurt à Babylone, dans l’actuel Irak, le 13 juin 323 avant J.-C.Tout ce que nous savons de lui nous est essentiellement parvenu par des écrits de Quintus Curtius Rufus (ier siècle de notre ère). Ce citoyen romain, contemporain de Jésus, aurait travaillé à partir de documents de l’historien Cleitarchus, rédigés juste après la mort d’Alexandre. Diodore de Sicile (ier siècle), Plutarque (fin du ier siècle), Arrien (iie siècle de notre ère) puis Justin (iiie siècle de notre ère) ne feront que les reprendre. D’où l’importance de la découverte des récents documents dits du gouverneur de Bactres (lire ci-contre). En moins de douze ans, Alexandre aura annexé plus de pays qu’aucun autre souverain dans toute l’histoire de l’humanité. Roi à 19 ans, il était le maître du monde à 28.

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Pour en savoir plusLettre ouverte à Alexandre,

Pierre Briant, Actes Sud, 2008.

Le Satrape de Bactriane et son gouverneur, Shaul Shaked, coll. Persika dirigée par Pierre Briant, Collège de France, De Boccard, 2004.

Les Routes de la soie, Pierre Biarnès, 2008, Ed. Ellipses.

Les Successeurs d’Alexandre en Asie centrale et leur héritage culturel, François Widemann, 2009, Riveneuve Editions.

Alexandre le Grand, collection Bouquins, Robert Laffont, 2004.

petite bourgade sans éclat. Jusqu’à la décou-verte, récente, de ses fabuleux vestiges. bernadette arnaud

(1) Le mot tepe est l’équivalent persan de l’arabe tell désignant une colline artificielle constituée au cours des siècles par l’empilement des ruines des constructions en briques crues.(2) satrapie : division administrative de la Perse antique gouvernée par un satrape ou gouverneur.

Puis, après la dislocation de l’empire de Gengis-Khan, la ré-

gion passe sous le joug des Ti-mourides, des envahisseurs turco-mongols islamisés. « Timour le boiteux », Ti-mour Lang (1336-1405), est à

leur tête. Connu en Occident sous le nom de Tamerlan, ce

Turc oriental, auteur de terribles exactions, envahit la région au

xve siècle. Selon la tradition, ré-puté pour ses pyramides de têtes humaines, il fera raser Bactres. La ville ne renaîtra ja-mais vraiment de ses cendres.

L’annonce au xive siècle de la découverte du tombeau du ca-

life Ali (gendre du Prophète) dans la nouvelle ville de Mazar-e Charif, à quelques kilomètres de là, lui donne le coup de grâce. La ville de Bactres s’étiole pour devenir cette

Au nord de l’actuelle ville de Balkh, la citadelle du Bala Hissar, où furent entreprises les premières fouilles françaises dans les années 1920. Les découvertes récentes ont eu lieu sur le Tépé Zargaran.

Le plan général du site

L a Bactres d’Alexandre le Grand a longtemps fait tourner la tête des orientalistes français depuis le début

du xixe siècle… et découragé bon nombre d’archéologues, épuisés par de vaines recherches pour mettre au jour les traces laissées par l’illustre conquérant. A commencer par un indianiste du nom d’Alfred Foucher, que Paris envoie sur place en 1924 lorsque le roi afghan Amanullhah donne aux Français l’exclusivité des études du patrimoine archéologique de son pays. Un droit que les autres grandes puissances de l’époque qualifieront d’« exorbitant » et qui prit fin avec la Seconde Guerre mondiale. Alfred Foucher a une seule mission : être le premier à retrouver les vestiges hellénistiques de Bactres. Pendant un an et demi, il sonde avec ferveur la citadelle de l’Arg, la partie la plus élevée du site située au sud-est des 120 hectares de la ville haute ou Bala Hissar (voir le schéma p. 57). Mais, malgré ses efforts, la ville grecque tant fantasmée demeure introuvable. Le jeune homme, dépité, ne parle plus dès lors que du « mirage bactrien ». D’autres campagnes furent menées dans les années 1950, tout aussi infructueuses. Il fallut attendre les années 1960 pour que les archéologues comprennent

enfin… qu’ils faisaient fausse route ! Ils s’attendaient à retrouver des vestiges de constructions grecques en pierre, alors qu’Alexandre et ses compagnons avaient tout simplement adopté les matériaux et techniques des artisans locaux. D’où la difficulté de les repérer parmi les autres vestiges… C’est la découverte de la cité grecque d’Aï-Khanoum en 1964 et son étude par

la Dafa sous la direction de Paul Bernard, aujourd’hui membre de l’Institut, qui en fut la révélation. Pour construire cette cité de « la Dame Lune », située à 280 kilomètres à l’est de Bactres près de la frontière tadjike, les conquérants grecs avaient opté pour la brique crue. L’archéologue Roland Besenval sera finalement le premier à identifier formellement les vestiges hellénistiques de Bactres.

bactres est longtemps restée un mirageune capitale gréco-bactrienne. Dans le sud, en revanche, d’autres satrapies grecques vont devenir les vassales de l’immense empire indien maurya, dont le souverain Açoka (268-232 avant J.-C.) s’est converti au bouddhisme. Toutefois, au bout de quelques décennies, nombre de ces empires ou royaumes s’ef-fondrent devant les assauts répétés des pre-mières invasions nomades. En particulier, celles des guerriers Yuezhi en 145 avant J.-C. C’est de l’une de ces tribus, venues des confins de la Mongolie, que surgira l’empire kushana qui s’étendra du Tadjikistan à la vallée du Gange. Grands passeurs entre l’Inde, la Grèce et l’Empire romain, dont ils sont les contemporains, c’est à eux que l’on doit au iie siècle de notre ère le développe-ment de l’art gréco-bouddhique du Ghan-dara, dont les célèbres bouddhas de Ba-miyan sont les témoins majeurs. Mais, venus de l’ouest, les Perses sassa-nides vont sonner le glas de cette brillante culture, comme en témoignent les décou-vertes faites l’an dernier par l’équipe franco-afghane à Bactres. D’extraordi-naires peintures murales poly-chromes, révélées ici pour la première fois (voir p. 55), at-testent cependant de la volon-té de cette dynastie iranienne de restaurer l’âge d’or des an-ciens royaumes bactriens. « Nous travaillons à la restau-ration de ces chefs-d’œuvre. Ils seront ensuite exposés au musée national de Kaboul », précise Ro-land Besenval. L’arrivée de l’islam, à la fin du viie siècle, ne donnera pas de coup d’arrêt à ces formes d’expression, que l’on retrouvera plus tard, à Lash-kari Bazar, la capitale des Ghaznévides puis des Gho-rides aux xiie et xiiie siècles. Durant les siècles suivants, le des-tin de la province de Bactres continue à être chaotique. Une énième invasion, celle des Mon-gols, déferle sur la région et Bactres est dévastée en 1220.

L’afghanistan, un pays balayé par les invasions

apparus chez des antiquaires londo-niens. Il s’agissait de lettres du gouverneur de Bactres ! », raconte Roland Besenval.Par chance, ces lettres ont pu être traduites par l’orientaliste Shaul Shaked, de l’univer-sité hébraïque de Jérusalem, avant de rejoindre une collection privée. « Ces documents fascinants décrivent le fonc-tionnement de la cité perse au moment de l’arrivée d’Alexandre ! Vous rendez-vous compte ? Ils sont contemporains de sa présence en Asie ! Jusqu’alors, tout ce que nous savions sur Alexandre provenait de

sources postérieures, parfois de plusieurs siècles. Cette découverte est l’une des plus importantes des dernières décennies. Ce sont nos manuscrits de la mer Morte ! », s’enthousiasme l’archéologue. En effet, l’Empire achéménide était considéré à l’époque comme la première puissance mondiale (lire p. 54). Son territoire, gigan-tesque, s’étirait des rives de la Méditerranée aux montagnes de l’Inde, et des bords du fleuve Oxus (Amou-Daria) à la mer Eryth-rée (mer Rouge et nord de l’océan Indien). La région de Bactres – la Bactriane –

en constituait l’une des satrapies (pro-vinces) (2). Mieux la connaître constitue donc une aubaine exceptionnelle pour les chercheurs, qui tentent d’en écrire l’histoire mouvementée.Car s’il traque chaque indice de la présence hellénistique, Roland Besenval essaie égale-ment de comprendre la lente et inexorable décadence de Bactres. A la mort du conqué-rant (323 avant J.-C.), des colonies grecques essaiment un peu partout. Les Séleucides, descendants du général Séleucos, l’un des compagnons d’Alexandre, font de la ville

Alfred Foucher (à droite) au cours de sa mission archéologique à Bactres en 1924-1925.

Décadrachme d’argent montrant Alexandre combattant Porus (en haut). Monnaie d’or à son effigie (en bas).

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ici vivait Zarathushtra…

des millions de coquelicots dévalent en va-gues les montagnes de l’Hindu Kuch, inon-dant les versants abrupts d’un rouge in-tense. Fasciné par ce spectacle, on en oublierait presque la sécheresse qui étreint habituellement cette région située au sud de Balkh (l’antique Bactres), et – pis en-core – les combats meurtriers qui font rage dans le sud et l’est du pays. Dans cette im-mense vallée aux formes voluptueuses, le long d’une courbe de la tumultueuse rivière Balkh-Ab, se niche à plus de 900 mètres d’altitude l’un des sites les plus extraordi-naires découverts par les chercheurs de la Mission archéologique franco-afghane : la ville antique de Cheshme Shafâ, la cité des « Eaux guérisseuses ». Une découverte inattendue. « Nous étions en mission de prospection au sud de Mazar-e Charif lorsque nous avons aperçu des remparts serpentant à flanc de montagnes au- dessus de nos têtes », se souvient l’archéo-logue Roland Besenval. « Vingt kilomètres de fortifications ! », précise Yves Ubelman, un jeune architecte parisien en charge de l’étude topographique. Arpentant ces ves-tiges jusqu’alors non répertoriés, les archéologues ont alors découvert, médu-sés, des milliers de tessons de poteries achéménides, kushana et islamiques tapis-sant un sol défoncé par le passage des pilleurs. « Nous avons aussitôt compris qu’il fallait intervenir d’urgence. Sans quoi, tout allait disparaître », poursuit Roland Besenval. Ouvert depuis deux ans, un chantier de fouilles a permis de mettre au jour les pre-miers vestiges de la cité. En ce printemps 2009, une cinquantaine d’ouvriers afghans s’activent, trop heureux d’avoir obtenu du travail pour la seconde saison consécutive. Dans ce pays ethniquement très mélangé, Tadjiks, Ouzbeks, Turkmènes et Pachtouns prêtent main-forte aux chercheurs français. Unique source de revenu, les salaires que la mission franco-afghane verse à ces villa-geois permettent à deux hameaux déshéri-tés de survivre en évitant momentanément

Au sud de Balkh, la mission franco-afghane a fait une autre découverte exceptionnelle : la cité de Cheshme Shafâ. Et mis au jour un autel du feu zoroastrien, le plus ancien jamais trouvé.

L’autel du feu récemment découvert est daté du

ive siècle avant notre ère. Haut de plus de 2 mètres,

il devait trôner dans un temple aujourd’hui disparu.

Situées à 60 km au sud-ouest de Mazar-e Charif, les premières fouilles archéologiques de la partie haute de Cheshme Shafâ, la « Cité des eaux guérisseuses ». Découverte par hasard en 2008, il s’agit probablement de la « Zariaspa » des textes grecs, l’antique cité fortifiée visitée par Alexandre le Grand.

aux hommes d’aller vendre leur force de travail dans l’Iran voisin. En cette matinée frileuse, alors que des gy-paètes tournent inlassablement dans le ciel, l’archéologue Philippe Marquis se concentre sur les restes d’une tour de garde de dix mètres de diamètre. « Il se peut que nous soyons là sur le sommet de l’Aornos, place haute fortifiée, mention-née par Arrien », imagine le chercheur. « Ce pourrait être aussi l’endroit où Oxyartès, satrape de l’Empire achémé-nide, aurait tenté de soustraire ses tré-sors et sa fille Roxane à la convoitise d’Alexandre. En pure perte ! Après un siège, le père perdit non seulement la ville mais aussi sa fille, qu’Alexandre épou-sa ! », raconte-t-il amusé. « Mais il s’agit peut-être aussi de la célèbre Zariaspa des

textes grecs », poursuit plus sérieusement l’archéologue. Un document ancien indique en effet qu’Alexandre aurait envoyé certains de ses soldats se reposer dans cette cité thermale ceinte de hautes tours et située sur une col-line. Or des sources d’eau chaude aux ver-tus curatives se situent justement au pied de l’antique cité. « De longs siècles durant, cette place fortifiée a verrouillé toute la ré-gion et permis de protéger Bactres de nombre d’invasions. » De ce nid d’aigle, en effet, la vision s’étend à 360° alentour. Ce site remarquable vient surtout de livrer l’une des découvertes les plus exception-nelles de ces dernières années : un « autel du feu » zoroastrien, «le plus ancien ja-mais rencontré en Afghanistan et dans le monde perse », selon Nicolas Engel, l’un de

ses découvreurs. Ce majestueux mégalithe de calcaire blanc, daté du ive siècle avant notre ère et haut de plus de deux mètres, trônait probablement dans un temple domi-nant toute la vallée et aujourd’hui disparu. « On devait y entretenir un feu purifica-teur, pratique associée au zoroastrisme », explique le jeune conservateur du musée Cernuschi, à Paris. Un témoignage inesti-mable de l’une des plus anciennes croyances de l’humanité, que les popula-tions de la région pratiquaient avec ferveur lors de l’arrivée d’Alexandre le Grand. Un texte du géographe grec Strabon au ier siècle avant notre ère raconte même à quel point, atteignant Bactres, le jeune conquérant avait été révulsé par le spec-tacle des ossements humains que se dispu-taient des chiens. Chez les zoroastriens, en

effet, les corps sont exposés à l’air libre et non inhumés pour ne pas souiller la terre. Alexandre fit aussitôt interdire cette pra-tique funéraire dont l’équipe franco-afghane vient peut-être aussi de retrouver des traces dans des fosses. « L’importance de ces découvertes est d’au-tant plus grande que Zarathushtra lui-même, le fondateur du zoroastrisme, se-rait, selon certaines traditions, mort dans la région », confie Philippe Marquis. Or les détails de la vie de ce prophète demeu-rent toujours fort mal connus (lire p. 61). « Jusqu’alors, seules des représentations d’autels du feu achéménides nous étaient parvenues, via des sceaux retrouvés en Iran sur le site de Persépolis. Personne n’avait encore mis un vestige aussi an-cien au jour », poursuit le directeur

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de la Délégation archéologique fran-çaise en Afghanistan (Dafa).Chaque jour, au pied de l’autel du feu, les ouvriers apportent aux archéologues le fruit de leurs trouvailles. Qui un tesson achéménide, qui une céramique. Pauvres parmi les pauvres, la plupart d’entre eux combattaient les talibans voici encore quelques années, au cœur même de ces montagnes. En particulier du temps où le chef ouzbek Rachid Dostom régnait en maître sur la région. Aucun pouce de cette terre accidentée n’a de secret pour eux « Là-haut, le site se poursuit », révèle ainsi l’un d’eux aux archéologues. Les vertigi-neuses ascensions qu’imposent ces crêtes aux flancs abrupts montrent à quel point le lieu a, de tout temps, été stratégique. Pascal Mongne, professeur à l’Ecole du Louvre, en sait quelque chose. Depuis la par-tie supérieure du site sur laquelle il travaille, on domine toute la vallée de la Sholgara, en

contrebas. Au loin, on aperçoit un long ruban poudreux, « la vieille route de l’Inde » em-pruntée par Alexandre lui-même et ses ar-mées. On se plaît à imaginer son regard posé, comme le nôtre aujourd’hui, sur les cimes re-couvertes de neige du majestueux massif de l’Hindu Kuch et sur cette lointaine vallée de Bamiyan que ses armées traversèrent pour at-teindre l’Indus. « Fouiller une telle cité, c’est cinquante ans de travail ! Or nous sommes condamnés à ne donner que quelques coups d’épingles pour essayer de reconstituer l’his-toire archéologique de la région ! », regrette Roland Besenval. Sans compter que, depuis peu, une route à plusieurs voies construite par une compagnie coréenne lacère le pay-sage. Son passage, prévu à proximité du site, risque d’en détruire une partie essentielle. Une nouvelle bataille à mener pour les ar-chéologues dans une région du monde qui en connaît actuellement de bien plus san-glantes…� Texte�et�photos�B.�A.

Les�multiples�chantiers�de�la�Dafa�

L e zoroastrisme est issu d’une réforme de l’ancienne religion indo-

iranienne, réforme prêchée par Zarathushtra (nom que les Grecs adapteront sous la forme Zoroastre) au tournant des viie et vie avant J.-C. Il s’agit d’un polythéisme très hiérarchisé avec à son sommet une divinité suprême du nom d’Ahura-Mazda. L’historicité de Zarathushtra demeure incertaine, sa pensée ayant été rassemblée tardivement, au iiie-viie de notre ère, dans un livre sacré, l’Avesta. Comme pour toute religion révélée, les zoroastriens prônent la bonté, croient en l’immortalité de l’âme, laquelle rejoint le « feu éternel » après

la mort, le culte du feu étant au centre de cette croyance.« Le zoroastrisme est surtout la seule grande religion qui ait érigé l’inceste en norme. Le cauchemar de Freud et de Lévi-Strauss », avoue Frantz Grenet, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de cette religion. « Tous les peuples

faisant un tabou de l’inceste, on a l’impression que les zoroastriens ont voulu renverser ce signe avec des mariages à des degrés très forts de consanguinités. » De nos jours, les fidèles du zoroastrisme se rencontrent majoritairement en Inde. 200 000 à 300 000 adeptes, principalement des Parsi, se trouveraient dans la région de Bombay mais aussi au Pakistan. Ces derniers auraient fui l’Iran musulman entre le viiie et le xe siècle. En Iran, où ils sont connus sous le nom de Guèbres, ils seraient encore une dizaine de milliers. Nombre de zoroastriens ont également émigré aux Etats-Unis.

Quand�les�Perses�adoraient�le�feu

r etrouvées après une interruption de deux décennies entre 1982 et 2002, les cités antiques de Bactres et de Cheshme

Shafâ ne sont pas les seuls chantiers dont la Dafa est chargée. Ses équipes travaillent également autour de Bamiyan, sous la direction de l’archéologue franco-afghan Zemaryalaï Tarzi, professeur à l’université de Strasbourg, ou près de Mazar-e Charif, sur le site de la mosquée de Hâdji Piyada, le plus ancien monument du monde islamique retrouvé dans toute son authenticité. Ainsi, chaque jour, après avoir emprunté des pistes

chaotiques, Roland Besenval rejoint ses collègues de l’Agha Khan Trust for Culture (AKTC) pour tenter de restaurer ce bijou de l’architecture musulmane du ixe siècle, avec ses colonnes ciselées et ses dentelles

de stuc. Mais là comme ailleurs, l’argent et les spécialistes manquent parfois. « Nous possédons les infrastructures nécessaires pour accueillir des chercheurs de toutes nationalités. Or, ce qui est dit de l’Afghanistan en Occident n’est pas le reflet de la réalité. Cela nous pose des problèmes de

recrutement, explique Roland Besenval. Le conflit ne concerne qu’une partie du pays. Dans le Nord, nous travaillons avec les Afghans depuis plusieurs années sans le moindre problème ! » Chemin faisant, on croise sur la route de longs convois de véhicules blindés de l’armée américaine, succédant à tant d’autres avant elle comme celle d’Alexandre, de Gengis Khan, de Tamerlan… ou même l’armée britannique qui, au xixe siècle, bien avant les Soviétiques puis les armées de l’Otan, échoua à faire plier le « Pays des insoumis ».

La mosquée de Hâdji Piyada (ixe s.), la plus ancienne du monde islamique.

Phlippe Marquis, directeur de la Dafa en Afghanistan et l’archéologue afghan Zabi Ullah examinent un fragment de céramique antique (ci-contre). Une cinquantaine de villageois tadjiks, ouzbeks et pachtouns participent aux fouilles de Cheshme Shafâ.

Le culte zoroastrien était centré sur le feu, symbole visible de la divinité.

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dossier sur les traces d’Alexandre le Grand

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Un patrimoine attaqué sur tous les fronts

Chacun a en mémoire l’incroyable dynami-tage des bouddhas de Bamiyan, ces « hé-résies préislamiques », orchestré par les talibans en 2001. Aujourd’hui, c’est un autre trésor exceptionnel que les archéo-logues afghans tentent de sauver à tout prix. Un complexe gréco-bouddhique grandiose d’époque kushana (iie-iiie siècle

Roland Besenval, l’Afghanistan au cœur

s auver le patrimoine afghan, devancer les pilleurs, les convaincre d’arrêter. Voilà

le combat que mène Roland Besenval depuis plus de dix ans. Son vieux pistolet russe à la ceinture, l’archéologue de 62 ans martèle à qui veut l’entendre que l’Afghanistan n’est pas uniquement cette terre hostile que l’Occident se complaît trop souvent à décrire, mais que l’on peut encore y travailler. « Si mon médecin me voyait ! », bredouille-t-il lorsqu’il arpente les montagnes kaki* avec son genou prêt à lâcher, lui qui en est déjà à sa deuxième prothèse. Depuis que Philippe Marquis l’a rejoint sur place et a pris la tête de la Dafa, Roland Besenval a cependant choisi de séjourner plus souvent à Paris pour, là encore, tenter inlassablement de convaincre. Il y partage un laboratoire avec son complice de toujours, l’ex-directeur du musée Guimet, Jean-François Jarrige. « A Paris, je cherche à collecter les fonds nécessaires pour aider les Afghans à sauver leur patrimoine, comme les bouddhas du Wardak. Là bas, les élites n’hésitent pas à débourser 180 000 e pour un 4x4 blindé, et bien plus encore pour le matériel militaire. Alors, combien est-on prêt à verser pour la paix, la culture, le patrimoine et les hommes ? », s’interroge-t-il.

* Kaki : ce mot d’origine persane a été repris par les Britanniques pour évoquer la couleur gris-brun des montagnes de l’Hindu Kush (Rudyard Kipling).

Après les destructions de Bamiyan, une course contre la montre est engagée afin de sauver des dizaines de bouddhas à Mes Aynak, un site racheté par les Chinois pour exploiter une mine de cuivre.

de notre ère) où sont encore visibles des dizaines de bouddhas de terre crue, dont un couché en argile, de plus de 5 mètres de long. Situé dans la province du Logar, à 60 kilomètres au sud de Kaboul, le site ar-chéologique de Mes Aynak se trouve à 2500 mètres d’altitude, dans le périmètre de la deuxième réserve mondiale de cuivre. Acheté récemment par les Chinois pour un montant de 5,6 milliards d’euros, ce gisement représente le plus gros inves-tissement minier jamais réalisé en Afgha-nistan. Il est actuellement gardé par 1500 policiers qui en protègent l’accès. « Les Chinois devraient en commencer l’exploitation prochainement, d’où l’urgence de réaliser une grande opéra-tion d’archéologie préventive », prévient Roland Besenval qui tente depuis plu-sieurs mois, avec ses collègues afghans, d’alerter les instances internationales. D’autres trésors ont déjà subi un triste sort, dans l’indifférence internationale. Ainsi les vestiges gréco-bouddhiques dé-couverts dans la région du Wardak, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Kaboul et que Roland Besenval et son équipe n’ont pu sauver en 2005 malgré tous leurs efforts. Ces magnifiques statues aux tuniques bleu et rouge, vestiges de cette rencontre entre Orient et Occident, ont elles aussi été détruites à l’explosif par les talibans. Par chance, les obus piégés disposés sur la route et destinés aux ar-chéologues ne se sont pas déclenchés au passage des véhicules… B. A.

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Un des deux bouddhas de Bamiyan, photographié par des participants à la Croisière Jaune en 1931. Ils ont été détruits par les talibans en 2001.

Le site d’Hadda, à 150 km à l’est de Kaboul, a livré dès 1928 plusieurs milliers de statues gréco-bouddhiques modelées en stuc et argile.

En 2005, les archéologues français avaient tenté de protéger ces extraordinaires statues gréco-bouddhiques, situées dans la province du Wardak, au sud-ouest de Kaboul (ci-dessus et en haut). Un attentat avait contraint les chercheurs à interrompre leurs travaux. Ces vestiges sont aujourd’hui détruits.

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