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LA GUERRE DES AUTRES 14 18 70 pays sur un champ de bataille planétaire vus par les journaux du monde entier CET EXEMPLAIRE EST UN EXTRAIT DU HORS-SÉRIE COURRIER INTERNATIONAL DE 100 PAGES, PARU À L OCCASION DU CENTENAIRE DE LA GUERRE 14-18, EN VENTE MAINTENANT CHEZ VOTRE LIBRAIRE AU PRIX DE 8,50 €. SUPPLÉMENT GRATUIT À LA LIBRE BELGIQUE DU 20 JUIN 2014

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LA GUERRE

DES AUTRES

1418

70 pays sur un champ

de bataille planétaire

vus par les journaux

du monde entier

CET EXEMPLAIRE EST UN EXTRAIT DU HORS-SÉRIE COURRIER INTERNATIONALDE 100 PAGES, PARU À L’OCCASION DU CENTENAIRE DE LA GUERRE 14-18,

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70 pays

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14-18, la guerre des autresA l'occasion du centenaire de la guerre 14-18, Courrier international propose un hors-série composé d'articles extraits des journaux du monde entier, de la Russie à la Turquie, de l'Italie à la Chine, de l'Algérie aux Etats-Unis...

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4 COURRIER INTERNATIONAL / LA GUERRE DES EMPIRES / HORS-SÉRIES

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—El-Watan Alger

A l’occasion de la célébration du centenaire de la Grande Guerre, nous ne pouvions pas ne pas avoir

une pensée pour les 25 000 (ou 35 000) Algériens morts pour la France “sans savoir pourquoi ils se battaient”, comme l’a écrit Ferhat Abbas. Ce grand homme s’était donné pour mission de nous éclairer par ses livres sur l’histoire de notre pays, mais aussi de rendre hommage à ces jeunes combattants, arrachés soudainement à

leur terre natale, à l’âge des grands rêves et des projets d’avenir, pour aller se battre sans savoir pourquoi. Nous disons cela tout en sachant que les Algériens, en ce début du siècle, vivaient dans un tel dénuement que leur seul rêve était de manger à leur faim. L’hommage que Ferhat Abbas leur a rendu en 1922, alors que lui-même n’était qu’un jeune étudiant de 22 ans, est tel-lement émouvant qu’il ne pouvait nous laisser insensibles : “En vérité, une seule conclusion logique et naturelle se dégage des chiffres : c’est que sur 91 160 indigènes morts

↓ Octobre 1914. Des tirailleurs algériens rapatriés à l’Hôpital américain de Neuilly, près de Paris. Ede Exelsior-L’Equipe/Roger-Viollet

L’impôt du sangVingt-cinq mille Algériens sont morts pour la France. Leur sacrifice n’est pas resté vain, selon la sociologue Leïla Benammar Benmansour.

1914-1918 Par ses dimensions, l’Empire

français, comme son équivalent britannique,

a conféré son caractère mondial à la guerre.

S’il a recruté de nombreux soldats de ses

colonies, il n’a pas su leur offrir

l’émancipation en retour. Algériens,

Marocains, Sénégalais : ils n’ont pas oublié.

EMPIRE FRANÇAIS 30 JUIN Arrivée à Saint-Nazaire des premières troupes américaines.

90 000soldats issus de l’empire colonial français ont été tués dans ce conflit.

HORS-SÉRIE / LA GUERRE DES EMPIRES / COURRIER INTERNATIONAL 5

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6 COURRIER INTERNATIONAL / LA GUERRE DES EMPIRES / HORS-SÉRIES

en faisant leur devoir (guerre 1914-1918), 21 seulement savaient lire et écrire, 21 seule-ment avaient reçu une partie de leurs droits, car l’instruction est un droit ; 21 seulement savaient pourquoi ils se battaient et pour-quoi ils allaient mourir sur la Marne. Les autres, arrachés à leur gourbi, armés d’un fusil, allèrent se battre sans avoir entendu parler ni de la France ni de l’Allemagne. Ils sont morts. Dormez, glorieux frères, dans vos tombes délaissées et sur lesquelles pas une maman ne viendra pleurer en vous contant son deuil. Votre cœur ne savait palpiter que pour les joies familiales et vous n’avez pas su pourquoi vous alliez mourir…” (Ferhat Abbas. Constantine, novembre 1922). Pour beaucoup, la France se limitait à l’administration coloniale de leur douar. Ces mêmes douars qu’ils n’avaient jamais quittés, ne connaissant même pas leur propre pays avec son immense territoire, ayant toujours été cantonnés dans leur lieu de résidence, avec les difficultés ou l’interdiction de se déplacer.

La plupart de ces jeunes Algériens, si pauvres en fait, n’avaient quitté leurs haillons qu’au moment de leur enrô-lement, car ils n’avaient jusque-là rien d’autre pour se vêtir que leur djellaba. Les photos de l’époque coloniale témoignent de l’état d’habillement des pauvres fel-lahs, aux burnous fanés, à la gandoura usée et au visage marqué par le dur labeur, la faim, l’humiliation et la peur.

Lors de l’enrôlement, il avait fallu que ces jeunes recrues indigènes portassent des godasses, eux dont les pieds n’avaient jamais connu de chaussures. Mais malgré l’ignorance et le dénuement, malgré la déchirure, quittant leurs familles et le pays qui les avait vus naître, malgré l’horreur des tranchées, il ont été recon-nus par tous comme des combattants courageux et leur bravoure leur a valu

d’être comptés parmi les plus médail-lés de tous les contingents.

A ce sujet, Léon Rodier, colonel à la retraite, qui fut leur commandant [lors de la Seconde Guerre mondiale] et dont les propos sont rapportés par Le Parisien du 16 juin 2000, dit : “Des types incroyables, avec de la bravoure et du panache, des tigres au combat. Je suis fier de les avoir comman-dés. Vous savez ce qu’a dit le maréchal Juin ? ‘La France doit à l’armée d’Afrique une immense reconnaissance. Ici, à Verdun, plus qu’ailleurs.’” Même s’ils ne savaient pas pourquoi ils se battaient, ces 25 000 jeunes Algériens ne sont pas morts pour rien, car leur sacrifice a servi la cause de leurs frères restés au pays, qui feront valoir l’“impôt du sang” afin d’obliger les hommes politiques français à l’égalité des droits face à l’égalité des devoirs. Mais le pouvoir colonial fera la sourde oreille. Ce qui sera considéré comme une injustice immense.

Face à cette injustice, les idées indé-pendantistes commenceront à souffler, portées par un certain émir Khaled, petit-fils de l’émir Abdelkader, qualifié par Ferhat Abbas lui-même de “premier indé-pendantiste algérien”. Après son départ [il a été exilé en Syrie en 1924], c’est Ferhat Abbas qui occupa la scène poli-tique algérienne pour ne plus la quitter. Les Algériens s’organisèrent alors pour arracher l’indépendance de leur pays.

Les 25 000 (ou 35 000) Algériens de la Grande Guerre sont morts, certes, “sans savoir pourquoi ils se battaient”, mais les tranchées où les corps de beaucoup d’entre eux ont été ensevelis ont ouvert le chemin vers la liberté dont bénéfi-cient les jeunes Algériens d’aujourd’hui.

—Leïla Benammar Benmansour

Publié le 26 avril 2014

Si le film de Rachid Bouchareb Indigènes (2006) a rappelé le rôle des soldats nord-africains au sein

de l’armée française en 1939-1945, “l’enga-gement aux côtés de la France pour la défense de la devise républicaine, ‘Liberté, Egalité, Fraternité’, ne date pas de la Seconde Guerre mondiale”, écrit Le Mag. Selon le journal en ligne marocain, “dès la Grande Guerre de 14-18, le continent africain a répondu pré-sent pour défendre la mère patrie. L’Histoire est là et résiste au temps, à l’ingratitude et à la désinformation. Elle témoigne des faits et exploits des différents régiments engagés dans la guerre et morts pour la France : gou-miers, tirailleurs, spahis, zouaves, venus du Maroc, de Tunisie, d’Algérie, d’Afrique noire

(Sénégalais, Maliens…). Juifs et musulmans, Amazirs et Arabes, tous ont répondu à l’ap-pel de détresse de la patrie.”

Comme le souligne l’historien Laurant Albaret sur le site d’actualité sénégalais Xibaaru, “les soldats venus de l’Afrique-Occidentale française (A.-O.F.) avoisine-ront les 200 000 hommes. […] Ces régiments levés en Afrique noire transitent dans un premier temps par l’Afrique du Nord, avant de rejoindre le front Ouest en Europe par Marseille ou le front d’Asie Mineure, aux Dardanelles. […] Présentés par la propa-gande allemande comme des cannibales, peu disciplinés selon nos alliés britanniques, mais honorés par l’armée française et sur-nommés plus tard par l’académicien Léopold Sédar Senghor les ‘Dogues noirs de l’em-pire’, les tirailleurs sénégalais seront sur tous les fronts, mais en paieront le prix fort. Plus de 30 000 tirailleurs sénégalais périront en effet lors du premier conflit mondial, sur les 135 000 qui servirent en Europe – un taux de mortalité effrayant de 185 pour 1 000.”—

“La Victoire en chantant”Janvier 1915, en Afrique. Quand des colons français apprennent que la guerre a éclaté en Europe, ils décident d’aller porter le fer chez leurs voisins allemands, mobilisant les autochtones, qui ne comprennent pas pourquoi ils devraient se battre. Cette tragi-comédie, premier film du réalisateur Jean-Jacques Annaud, a obtenu l’oscar du meilleur film étranger en 1976.

LE FILM Ils ont répondu présents

1er JUILLET Offensive Kerenski, ordonnée par le gouvernement provisoire russe. 22 JUILLET Victoire roumaine de Marasti.

A la suite d’un quiproquo, Samba Diouf, un jeune pêcheur sénégalais, se retrouve enrôlé dans l’armée coloniale et incorporé dans un bataillon de tirailleurs pour aller combattre dans les tranchées. Cet ouvrage de Jean et Jérôme Tharaud, publié chez Plon en 1922 et aujourd’hui épuisé, a récemment été adapté pour le théâtre sous forme d’un conte musical.

LE LIVRE “La Randonnée de Samba Diouf ”

“L’Histoire est là et résiste au temps, à l’ingratitude et à la désinformation”

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HORS-SÉRIE / LA GUERRE DES EMPIRES / COURRIER INTERNATIONAL 7

—Gazeta Wyborcza Varsovie

C’était une lacune, elle est à présent comblée avec la récente publica-tion de la première monographie

que le Pr Ryszard Kaczmarek, de l’uni-versité de Silésie à Katowice, consacre aux Polonais mobilisés dès août 1914 dans l’armée allemande. Il ne s’agit pas ici des batailles et du courage des soldats, mais plutôt de leur vie quotidienne, des poux dans les tranchées, de la nourriture abjecte et de l’attente de ce qui va se pro-duire les jours suivants.

Wallis, dont rien ne pouvait perturber le bien-être, pas même une marche forcée de 30 kilomètres effectuée quotidienne-ment avec un sac à dos bien rempli. “La gymnastique dans la neige ne peut qu’être bénéfi que pour la santé”, affi rme-t-il.

Sur le front de l’Ouest, Wallis joue les touristes, il apprécie le paysage, ainsi que son hébergement chez un paysan en Flandre. Mais, avec le temps, ses préoccu-pations se focalisent sur les diffi cultés de la vie de tous les jours et le ton de ses lettres (ainsi que des lettres d’autres soldats de l’armée de Guillaume II) commence à

Le Pr Ryszard Kaczmarek, qui a déjà à son actif un livre sur les Polonais enrô-lés dans la Wehrmacht durant la Seconde Guerre mondiale, paru en 2010, a étudié une énorme quantité de sources, parmi lesquelles des dizaines de lettres envoyées du front par un certain Kazimierz Wallis, originaire de Bytom, qui, en trois ans de service dans l’armée allemande, a écrit presque quotidiennement à sa famille. Grâce à cette source fascinante, on apprend notamment que l’entraînement dans l’armée prussienne n’était pas aussi dur qu’on le croit en général, du moins pour

Quand les Polonais portaient le casque à pointeSi l’histoire des légions polonaises formées aux côtés des Autrichiens et celle des Polonais qui ont servi le tsar sont connues, on a peu parlé de ceux qui étaient dans l’armée du Kaiser.

↑ Cartes postales envoyées par des conscrits de la toute jeune armée polonaise indépendante en 1918-1919. Ci-dessus : “Aime-moi !”DR

1914-1920 On l’oublie trop souvent,

l’Allemagne de 1914 était, comme les autres

empires, une “prison des peuples”.

Et, pour emporter la décision, elle a mobilisé

tous ses sujets : Polonais, Danois, Alsaciens,

mais aussi Africains de ses rares colonies.

EMPIRE ALLEMAND6-19 AOÛT Succès alliés à Marasesti, en Roumanie ; dans les Flandres, au nord d’Ypres ; et, sur le front italien, sur le plateau de Bainsizza.

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8 COURRIER INTERNATIONAL / LA GUERRE DES EMPIRES / HORS-SÉRIES

changer. A la fi n, il compte les jours qui lui restent jusqu’à la prochaine permission.

Il arrive que, après tant de temps dans l’armée, les soldats ne trouvent plus de lan-gage commun avec leur famille, et même une table chargée de victuailles ne suffi t pas à masquer leur désarroi. “J’ai perdu l’ha-bitude de manger à table. Je me retire pour me reposer, je n’arrive pas à dormir. J’ai trop chaud, j’étouff e presque dans la douceur des couvertures […]. Je me sens bizarre allongé dans un lit mou”, écrit Wallis.

Les lettres passaient par la censure militaire, mais celle-ci ne semblait pas gênée par le fait qu’elles soient rédigées dans une autre langue que l’allemand. D’ailleurs, le commandement de l’armée se rendait bien compte qu’une partie des recrues polonaises étaient incapables de comprendre les ordres en allemand. Le Pr Kaczmarek évoque une affi che pla-cardée à l’adresse de la population polo-naise, rédigée dans un curieux mélange de polonais et d’allemand très diffi cile à comprendre aujourd’hui. Le document parle de “porteurs de blessés” au lieu d’in-fi rmiers, les sous-offi ciers deviennent des “unteroffi ciers” et les armuriers des “faiseurs de fusils”.

Peu de déserteurs. Dans leur grande majorité, les Polonais de Guillaume II n’ont rien fait qui ait pu susciter un doute quant à leur loyauté. Rares sont ceux qui, à l’instar de ce mobilisé de 1914, se sont permis d’écrire à leur famille les lignes sui-vantes : “L’esprit bouillonne à l’idée du viol infl igé à l’âme polonaise. Que les Allemands se battent pour leur Vaterland. Pourquoi se battre pour eux, pour une cause qui nous est étrangère ?” En général, jusqu’à la fi n de la guerre, alors que de nombreux régi-ments étaient saisis par la fi èvre révo-lutionnaire, les unités polonaises sont restées disciplinées, même après l’abdi-cation du Kaiser. Les Polonais ne déser-taient que sporadiquement.

Pour certains, comme Karol Mallek, originaire de Prusse-Orientale, le service dans l’armée allemande était l’occasion d’acquérir des compétences militaires,

qu’ils comptent faire valoir dans la future armée polonaise. En eff et, nombre de vété-rans de l’armée de Guillaume II ont par-ticipé plus tard aux trois insurrections en Silésie [contre la République de Weimar, 1919-1921, pour rattacher la région à la Pologne ressuscitée le 11 novembre 1918] et dans la région de la Grande-Pologne [région de Poznan, 1918-1919], se retour-nant ainsi contre leurs anciens camarades de l’armée allemande. Dans la dernière phase de la guerre sur le front occiden-tal, les Français ont entrepris de former une armée polonaise, dite “bleue” à cause de la couleur de ses uniformes, compo-sée de prisonniers allemands d’origine polonaise. Commandée par le général Jozef Haller, un ancien de l’armée austro-hongroise, l’armée bleue est entrée dans une Pologne fraîchement indépendante [depuis le 11 novembre 1918] sous la ban-nière polonaise [pour se battre ensuite contre la Russie bolchevique, qui enva-hit la Pologne en 1920].

Environ 100 000 Polonais de l’armée allemande sont tombés en terre étrangère, principalement sur le front occidental. Ce sont les quatre régiments “silésiens” d’in-fanterie qui ont été le plus durement tou-chés : leurs pertes ont dépassé le nombre de soldats mobilisés au début de la guerre. Non loin d’Arras, dans le Pas-de-Calais, doit reposer l’un des auteurs des lettres citées par le Pr Kaczmarek, tué à cinq semaines de l’armistice.

—Jozef Krzyk

Publié le 7 avril 2014

↑ Enveloppes marquées du tampon des services de la censure à Cracovie. DR

Quand le Kaiser se lance à l’assaut du reste de l’Europe, il mobilise non seulement les Allemands, mais aussi les Polonais, les Danois ou les Alsaciens (dont 220 000 Mosellans). Le sort de ces derniers est particulièrement dur, car le commandement allemand se méfi e d’eux et les déploie souvent à l’est. L’un d’eux, Dominique Richert, raconte sa guerre, ballotté d’un front à l’autre, dans ses Cahiers d’un survivant : un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918 (La Nuée Bleue, Strasbourg, 1994), un récit humain et dépourvu de haine.

LE LIVRE

SUR LE WEB courrierinternational.com

30 000 Danois ont été mobilisés dans l’armée allemande. 5 300 ne sont pas revenus.Un récit du Kristeligt Dagblad.

3 SEPTEMBRE Les troupes allemandes prennent Riga.

DR

“Cahiers d’un survivant”

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HORS-SÉRIE / LA GUERRE DES EMPIRES / COURRIER INTERNATIONAL 9

→ Un askari brandissant le drapeau de l’Empire allemand.

Bundesarchiv Bild

—Süddeutsche Zeitung Munich

V oilà presque un siècle que l’Alle-magne a perdu ses possessions africaines. Mais l’ancienne puis-

sance coloniale suscite encore la polé-mique dans ce qui est devenu la Namibie. En 2013, à la faveur des fêtes de fin d’an-née, une statue équestre de près de 10 mètres de haut a été démontée en cati-mini au cœur de la capitale, Windhoek, pour être reléguée dans la cour du National Museum. Un exemple parmi d’autres des efforts entrepris par le gouvernement namibien pour effacer les traces de la période coloniale allemande, de 1884 à 1919. Car ce monument, inauguré en 1912, était dédié aux victimes allemandes et aux “valeureux soldats allemands” des guerres coloniales contre les Hereros et les Namas dans ce qui était alors le Sud-Ouest africain allemand.

Les historiens ne sont pas d’accord sur l’ampleur réelle des atrocités commises par les colons. Beaucoup pensent qu’à l’époque les Allemands n’ont pas été de pires colonialistes que les Britanniques, les Français ou les Portugais. La brève ère coloniale allemande a pris fin avec la Première Guerre mondiale, en Afrique comme en Asie et dans le Pacifique. En dehors de la Namibie, on parle peu de ce pan de l’histoire allemande.

Une affaire de prestige. Les terri-toires qui correspondent aujourd’hui à la Namibie, au Togo, au Cameroun, à la Tanzanie, au Burundi, au Rwanda et au Mozambique ont ainsi appartenu – en partie ou en totalité – à l’Empire alle-mand. Mais, à l’exception du Togo, tous étaient de véritables gouffres financiers pour Berlin. La valorisation de ces gigan-tesques territoires d’outre-mer se révéla bien plus problématique que prévu.

Pour Guillaume II, empereur aussi versatile qu’imbu de sa personne, ces

opérations coloniales étaient surtout une affaire de prestige, et elles ne pesaient que rarement dans les relations diplo-matiques.Après le début des hostilités, en 1914, l’empire colonial allemand prend brusquement fin en Afrique, l’Allemagne n’ayant jamais eu suffisamment de troupes à opposer aux forces alliées. Du reste, la suprématie maritime des Britanniques empêchait le ravitaillement [des colo-nies] depuis l’Allemagne.

Le petit Togoland [futur Togo] est perdu dès le premier mois de conflit. Le régime colonial se clôt en 1916 dans le Sud-Ouest africain allemand et au Cameroun. Il n’y a qu’en Afrique-Orientale allemande, territoire qui donnera nais-sance plus tard à la Tanzanie, au Burundi et au Rwanda, que les troupes du général Paul von Lettow-Vorbeck résistent, jusqu’en 1918. Le chapitre colonial de l’Allemagne prend fin avec le traité de Versailles.—

Publié le 19 avril 2014

L’épineux héritage de l’Allemagne en AfriqueLes Allemands ne sont pas restés longtemps à la tête de leurs colonies. Assez, cependant, pour y laisser un mauvais souvenir.

Bien avant le célèbre Erwin Rommel, le Renard du désert, en 1941-1942, cet officier est le héros d’une épopée allemande en Afrique. A la tête de maigres forces coloniales en Afrique-Orientale allemande (actuels Rwanda, Burundi et Tanzanie continentale), il se lance dans une campagne pour immobiliser sur place autant de forces alliées que possible. Avec quelques milliers d’Allemands et 14 000 auxiliaires africains, les askari, il tient la dragée haute aux forces, supérieures en nombre, qu’alignent Britanniques, Français, Belges et Portugais. Jamais les Alliés ne parviendront à l’écraser. Passé maître dans l’art de la guérilla, c’est invaincu qu’il se rend aux Anglais avec ses derniers soldats, le 25 novembre 1918.

LA PERSONNALITÉ

Paul von Lettow-Vorbeck (1870-1964)

24 OCTOBRE-9 NOVEMBRE Défaite des Italiens à Caporetto. Les Austro-Hongrois font 300 000 prisonniers.

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10 COURRIER INTERNATIONAL / LA GUERRE DES EMPIRES / HORS-SÉRIES

Traités avec mépris et méfiance par les Habsbourg, les Ruthènes, comme on appelait les Ukrainiens de l’Ouest, ont combattu à leurs côtés tout en rêvant d’indépendance. Ce qui explique en partie la situation actuelle, soulignent les historiens.

—Die Presse Vienne

Les Habsbourg les aimaient, leurs Ruthènes, ces fidèles sujets ukrai-niens qui vivaient dans l’est de

l’Etat pluriethnique qu’était alors l’Em-pire austro-hongrois. Mais, après 1914, rien n’a plus été comme avant. Des mil-liers d’Ukrainiens ont perdu la vie dans les camps d’internement.

“Le rayonnement du soleil des Habsbourg s’étendait vers l’Orient jusqu’aux confins de l’empire des tsars” : on devine sans peine la provenance de cette phrase : La Marche de Radetzky, le roman de Joseph Roth dans lequel [l’écrivain autrichien] fait ses adieux à l’Autriche-Hongrie pluriethnique.

Pour y avoir grandi, Joseph Roth connaissait bien le creuset multicultu-rel qu’était alors la province orientale de l’empire des Habsbourg. Mais un peuple parmi les territoires de la couronne avait sa préférence : les Ukrainiens. Dès qu’ils apparaissaient dans son œuvre, il les décrivait toujours avec une tendresse particulière. A la fin de la première partie de La Marche de Radetzky, le lieutenant Trotta, avant de s’assoupir, entend le chant mélancolique des paysans ukrai-niens : “Oh, notre empereur est brave et bon, et notre souveraine est sa femme, l’im-pératrice.” Ne sachant pas lire, ils igno-raient que l’impératrice avait rendu son dernier soupir depuis plusieurs mois déjà.

Les zones de peuplement ukrainien ne jouissaient pas d’une grande estime : Vienne jetait un regard condescendant sur ces contrées pauvres d’Orient. S’il faisait déjà partie des possessions autri-chiennes à l’époque de Marie-Thérèse, le royaume de Galicie et de Lodomérie n’en était pas moins considéré, tout comme

la Bucovine, comme le parent pauvre de l’Empire, un “royaume de va-nu-pieds et de crève-la-faim”, selon l’expression de l’his-torien Norman Davies.

Les Viennois avaient tendance à tenir pour dédaignable et arriéré tout ce qui se trouvait à l’est de la capitale de l’Em-pire. On pensait en savoir suffisamment sur la situation locale. L’écrivain [austro-hongrois] Karl Emil Franzos avait inti-tulé le fameux récit de voyage qu’il avait rédigé à son retour de Galicie Tableaux de la mi-Asie, et par “mi-Asie” il fallait comprendre : loin de toute civilisation. Les lecteurs du quotidien austro-hon-grois Neue Freie Presse appréciaient ces “tableaux ethnographiques”, publiés en feuilleton de 1874 à 1876.

Le voyage en train de Vienne à Lviv, la capitale de la Galicie, à 550 kilomètres à vol d’oiseau, était plus simple alors qu’il ne l’est aujourd’hui. De la gare de Pratestern, on prenait la ligne Kaiser-Ferdinands-Nordbahn, qui traversait la Moravie et la Silésie autrichienne pour atteindre la frontière de la Galicie à Auschwitz, puis on longeait la Vistule jusqu’au fleuve San en passant par l’imposante cité fortifiée de Przemysl, avant d’arriver à Lviv. Le voyageur qui descendait dans les gares s’apercevait que les paysans ne parlaient

plus polonais à l’est de Przemysl, mais ukrainien. Notre écrivain-voyageur Karl Emil Franzos était manifestement peu sensible à la diversité culturelle et au pit-toresque des paysages de Galicie, écri-vant : “Quiconque emprunte cette ligne de chemin de fer mourra d’ennui s’il ne meurt pas de faim.”

Province pluriethnique, la Galicie voyait cohabiter Polonais, Ukrainiens, Juifs, Allemands, etc., 8 millions de per-sonnes en tout, dont une bonne moitié d’Ukrainiens. Ils portaient dans l’empire des Habsbourg l’appellation officielle de “Ruthènes”, quelqu’un ayant fureté dans les vieilles chroniques et trouvé le terme latin Ruthenia pour désigner la Rous, l’an-cien empire de Kiev. Vers 1910, on dénom-brait pas moins de 4 millions de Ruthènes dans l’est de la Galicie, un territoire qui correspondrait aujourd’hui à l’Ukraine occidentale. Ils étaient alors considé-rés comme une “ethnie” à part entière, fréquentaient des écoles ukrainiennes et pouvaient envoyer des représentants au Reichsrat [Parlement de l’Empire].

S’étant longtemps vu interdire de forger leur propre identité nationale, les Ukrainiens passaient pour de braves sujets dévoués à l’empereur, pour des “Tyroliens d’Orient” [par analogie avec

Les parias de l’Empire 1914-1920 Polonais, Ukrainiens, Roumains,

Tchèques et Slovaques, Serbes, Croates,

Bosniaques et Slovènes… La double

monarchie régnait sur une mosaïque

de peuples qui, tous, aspiraient à la liberté,

mais qui, mobilisés, se sont malgré tout

longtemps battus pour l’empereur.EMPIRE

AUSTRO-HONGROIS7-8 NOVEMBRE Les bolcheviques prennent le pouvoir en Russie. Début de la guerre civile russe.

155 000TCHÈQUES ET SLOVAQUES TUÉS

255 000POLONAIS TUÉS

150 000ROUMAINS TUÉS

80 000BOSNIAQUES, CROATES ET SERBES TUÉS

↑ 24 juillet 1917, Ternopil, Ukraine occidentale. Après la prise de la ville par les forces austro-allemandes. Imperial War Museum

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HORS-SÉRIE / LA GUERRE DES EMPIRES / COURRIER INTERNATIONAL 11

le vrai Tyrol, situé dans l’ouest de l’Em-pire] auxquels on pouvait se fier. Dans les campagnes, la majorité de ces “demi-serfs” ne savaient ni lire ni écrire, mais une chose les unissait en dehors de la misère noire dans laquelle ils vivaient : l’exécration des seigneurs féodaux polo-nais qu’ils servaient et qui les considé-raient comme un peuple de paysans et de curetons arriérés. Une opposition tenace à la classe supérieure polonaise s’est ainsi fait jour, s’apparentant plus, dans un pre-mier temps, à une haine de classe qu’à une forme de nationalisme ukrainien. Dans les sociétés traditionnelles, la seule distraction des paysans était les pèleri-nages. On découvrait de nouvelles têtes – du moins provisoirement – et de nou-veaux modes de vie. Les pèlerinages des Ruthènes les conduisaient souvent par-delà la frontière russe, ce qui ne les dépay-sait pas vraiment, étant donné que là-bas aussi vivaient de “vrais” Ukrainiens, et que le rite de la religion orthodoxe ne se différenciait guère du rite gréco-catholique. Les autorités autrichiennes

jugeaient subversifs ces pèlerinages pay-sans, y voyant une prise de contact avec un “ennemi” potentiel. Les rumeurs fai-sant état d’une vie plus douce en Russie agitaient les esprits, donnant naissance au mythe du tsar qui allait venir pour chas-ser de Galicie orientale ces Polonais et ces Juifs abhorrés – une transposition naïve de leur soumission envers l’empereur de Vienne au tsar de Saint-Pétersbourg.

Les intellectuels ukrainiens s’ap-puyaient eux aussi en partie sur la thèse proslave de l’existence d’une souche com-mune avec le peuple russe. Surtout ceux qui, en dépit des promesses répétées, étaient déçus de la politique autrichienne et se montraient désormais sensibles à la propagande de l’empire tsariste. Vienne était gagnée par une inquiétude crois-sante : ces Tyroliens d’Orient n’allaient-ils pas entrer en dissidence ? Peu avant la guerre de 1914, la zone frontalière bai-gnait dans un climat tendu de suspicion. La propagande panslaviste orchestrée par la Russie préoccupait Vienne : en cas de guerre, les soldats galiciens ne devaient pas tirer sur “leurs frères russes”, mais plutôt se libérer du joug autrichien.

C’est alors que la guerre a éclaté et que l’armée a mis la Galicie sous sa coupe. “L’armée autrichienne étrenna la guerre avec des tribunaux militaires” (Joseph Roth). L’état-major austro-hongrois, qui voyait des prorusses partout, ordonnait des rafles et des exécutions sommaires. Des Ukrainiens pro-autrichiens dénonçaient les prorusses aux autorités. Quiconque était abonné à un journal russe était considéré comme un suspect politique. Mais la majorité restait fidèle à Vienne. L’Autriche se rendait désormais compte de ce qu’elle avait négligé toutes ces années : en accordant davantage d’atten-tion au mouvement national ukrainien, elle aurait pu affaiblir l’empire tsariste. Elle aurait dû encourager le nationa-lisme naissant des Ukrainiens, faire valoir à leurs yeux les avantages d’une administration austro-hongroise qui soutenait toutes les aspirations nationa-listes pourvu qu’ils restassent loyaux à l’Empire. Il y avait certes eu des projets de partition de la Galicie qui auraient permis de séparer les Ukrainiens de la Pologne abhorrée, mais la création d’un Etat ukrainien dans le giron de l’Empire, par le regroupement de tous les foyers de peuplement ukrainien, a échoué. Les Ukrainiens ne pesaient pas suffisam-ment lourd sur l’échiquier politique. La

“question ukrainienne” est donc restée en suspens jusqu’en 1918, et il était alors trop tard.

Le sort réservé aux Ukrainiens pro-russes en 1914 et 1915 a bouleversé de nombreux observateurs contemporains. La Galicie a été, avec la Serbie, l’un des principaux théâtres de crimes de guerre. Au lendemain d’un massacre de civils, l’empereur François-Joseph a donné libre cours à son indignation devant ces vagues de terreur dirigées contre son propre peuple. Karl Kraus a dénoncé les juge-ments expéditifs dans son œuvre sur la Grande Guerre, Les Derniers Jours de l’hu-manité. Depuis Grodek, sa ville de Galicie (à laquelle il a dédié ses vers les plus célèbres), le poète Georg Trakl a décrit pour sa part “un groupe d’arbres d’une immobilité macabre, serrés les uns contre les autres, voyant chacun se balancer sous lui un pendu. Des villageois ruthènes exécutés.”

Ces horreurs n’ont pas été oubliées. Dans la petite ville de Halytsch, dans l’ouest de l’Ukraine, une plaque commé-morative a été posée pour rendre hom-mage aux habitants qui “ont souffert pour le nom russe [qu’ils portaient] sous le joug austro-hongrois dans le camp de Thalerhof”. Ils faisaient partie de ceux qui avaient été accusés de collaboration avec les Russes et envoyés dans les camps d’internement. La plupart des camps de déportés ont été construits dans le Waldviertel [au nord-ouest de Vienne]. Celui de Graz-Thalerhof, où ont été incarcérés près de 30 000 sus-pects politiques, ruthènes pour la plupart,

Un sergent de l’infanterie

bosniaque en 1916.

26 NOVEMBRE Cessez-le-feu entre la Russie bolchevique et l’Allemagne.

Les paysans étaient unis par la haine des seigneurs polonais

Comme tous les autres peuples de l’Empire, les Ukrainiens de Galicie sont mobilisés. Dès août 1914, une “légion des fusiliers de la Sitch” (du nom de l’ancien centre de commandement des Cosaques d’Ukraine) est formée, forte de 2 500, puis de 5 000 hommes un an plus tard. Elle participe aux combats contre les Russes dans les Carpates. En mars 1918, elle est déployée avec d’autres unités austro-hongroises dans l’Ukraine occupée. A l’effondrement de l’Empire, renforcée d’anciens prisonniers de guerre galiciens libérés des camps russes, elle devient l’une des premières divisions de la nouvelle armée ukrainienne indépendante, et certains de ses membres se battront contre les rouges jusqu’en 1924.

L’UNITÉ

Les fusiliers de la Sitch

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12 COURRIER INTERNATIONAL / LA GUERRE DES EMPIRES / HORS-SÉRIES

—Slobodna Dalmacija Split

A en juger par la production cinéma-tographique ou musicale contem-poraine (Galipolli de Peter Weir,

Cheval de guerre de Spielberg ou le célèbre clip de Pipes of Peace, de Paul McCartney), les jeunes générations pourraient croire que seules les grandes nations ont versé leur sang dans les tranchées de la Grande Guerre, alors que les Croates, pour éviter d’être enrôlés dans l’armée austro-hon-groise, se cachaient dans des cabanes perchées dans les montagnes, déser-taient massivement [on estime que plus de 50 000 soldats avaient déserté l’ar-mée austro-hongroise et se dissimulaient dans les forêts] ou passaient en Serbie pour combattre avec leurs frères serbes sur le front de Thessalonique.

Or, d’après les estimations, 137 000 sol-dats Croates ont été tués sur les différents fronts de la Grande Guerre (essentielle-ment en Galicie et sur le front de la Soca), auxquels il faut ajouter 109 000 civils morts des séquelles de la guerre, ainsi que des épidémies ou de la famine. En tout, entre 1914 et 1918, les Croates ont eu plus de 250 000 victimes, un peu moins que lors de la Seconde Guerre mondiale (299 000). Des morts que, sans les com-mémorations européennes, on aurait pro-bablement passés sous silence aujourd’hui.

La méconnaissance de l’ampleur de la tragédie de la Première Guerre mon-diale est due en premier lieu à notre his-toriographie. L’historien Tvrtko Jakovina considère que les raisons de ce désinté-rêt sont multiples : d’un côté, l’historio-graphie officielle se méfiait des sujets de recherche trop proches du présent ; de l’autre, la question était politiquement très sensible, sachant que les Croates (qui faisaient partie de l’Empire) se sont retrouvés du côté des perdants.

“Immédiatement après la tragédie de la Grande Guerre est survenu un autre événe-ment important, à savoir la formation d’un Etat commun avec les autres Slaves du Sud. C’est la raison pour laquelle la recherche

historique sur cette période s’est concentrée sur le Comité yougoslave [formé en avril 1915 à Londres, après l’entrée en guerre de l’Italie, afin de représenter les Slaves du sud de l’Em-pire habsbourgeois], ainsi que sur les réper-cussions de la révolution russe. Ce sont là les événements qui ont façonné l’avenir politique des Croates. Les victimes croates se sont trou-vées tout simplement du mauvais côté. Elles sont tombées loin de chez elles, à l’étranger, et il n’y avait pas de quoi commémorer quoi que ce soit”, affirme le Pr Jakovina.

Une autre raison tient au nombre des victimes serbes. Les pertes humaines de la Serbie [qui englobait au moment de la Première Guerre mondiale la Macédoine et le Kosovo] ont été esti-mées à 750 000 morts. Dont deux tiers de civils. Après la Grande Guerre, quand Croates et Serbes se sont retrouvés dans le même Etat, parler des victimes croates était considéré comme inopportun : d’un côté, elles étaient parmi les responsables des souffrances des Serbes ; de l’autre, elles étaient trois fois moins nombreuses que les victimes serbes.

Par ailleurs, de nombreux Serbes de Croatie se sont battus au sein de l’armée austro-hongroise contre leurs propres compatriotes. Dans ses Mémoires, l’in-tellectuel serbe Gojko Nikolis se sou-vient de ses voisins serbes de Kordun, qui partaient en guerre en criant : “A bas la Serbie ! A bas le roi paysan !” Certains se vantaient, en rentrant à la maison, des crimes commis contre les civils serbes, y compris les enfants, ce qui témoigne que, du point de vue national, ce n’était pas une période monolithique et que l’on retournait sa veste comme l’on chan-geait de chemise.

—Davor Krile

Publié le 21 avril 2014

9 DÉCEMBRE Armistice de Focsani. La Roumanie, isolée, sort de la guerre.

Divisés entre plusieurs belligérants, les Croates sont tombés du mauvais côté de l’Histoire. C’est pourquoi la Première Guerre mondiale est chez eux toujours passée sous silence.

La guerre n’a pas eu lieu

Dans ce qui reste son roman le plus célèbre, La Marche de Radetzky (Seuil, 2013), Joseph Roth, lui-même soldat dans l’armée austro-hongroise à partir de 1916, brosse un portrait nostalgique et satirique d’une famille typique de l’empire. Les Trotta, paysans slovènes anoblis, sont affectés dans l’administration en Galicie, province ukrainophone de l’Est. L’héritier, Carl Joseph, rêve de faire carrière dans l’armée, en dépit de l’opposition de son père. Il trouve la mort lors d’une escarmouche contre les Russes en 1914, alors qu’en toile de fond l’Empire se délite peu à peu.

LE LIVRE

DR

“La Marche de Radetzky”

de 1914 à 1917, a été une “souillure indélébile pour ce pays” (Karl Kraus). En Ukraine, contrairement à l’Autriche, le souvenir de Thalerhof est encore vif.

La nation en devenir n’est pas parvenue tout de suite à créer un Etat ukrainophone. Vienne avait reconnu son droit à l’indé-pendance le 31 octobre 1918, mais cette décision est restée sans effet sur le plan politique. Pour autant, “la monarchie des Habsbourg – involontairement peut-être – est devenue le berceau du mouvement nationa-liste ukrainien”, selon l’historienne [alle-mande] Anna Veronika Wendland. Les divergences qui apparaissent aujourd’hui au grand jour entre l’est et l’ouest de l’Ukraine seraient donc imputables à la politique ukrainienne de l’Autriche avant 1918. C’est l’Ukraine occidentale, jadis autrichienne, qui a porté la révolution qui a ébranlé le pays au début de l’année 2014.

—Günther Haller

Publié le 12 avril 2014 En Yougoslavie, il était inopportun de parler des victimes croates

Né en 1867 dans une famille de petits nobles polonais en Lituanie, dans l’Empire russe, Jozef Pilsudski s’engage très tôt dans la lutte pour l’indépendance de la Pologne. Traqué par les autorités russes, il passe en Galicie austro-hongroise en 1901. En 1914, il obtient de Vienne le droit de former des unités polonaises au sein de l’armée impériale. Il se bat contre les Russes, mais est arrêté en 1917 pour avoir ordonné à ses troupes de ne pas prêter serment aux Empires centraux. Libéré en novembre 1918, il engage le combat contre les bolcheviques jusqu’en 1920. Après-guerre, il devient président de la République polonaise, puis Premier ministre. Il s’éteint en 1935.

LA PERSONNALITÉ

Jozef Pilsudski (1867-1935)

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HORS-SÉRIE / LA GUERRE DES EMPIRES / COURRIER INTERNATIONAL 13

—Oukraïnsky Tyjden Kiev

Les adversaires des bolcheviques, considérant les événements de 1917, le disaient : “Les rouges ont

pris le pouvoir grâce à des matelots ivres.” Et ils avaient raison. Ce sont les vio-lences commises par des militaires sous

l’emprise de la boisson qui ont entraîné la chute du régime tsariste et ouvert la voie à la dictature rouge.

Quand l’Empire russe mobilise, la pro-hibition vient d’être votée. Une décision douloureuse pour le budget de l’Etat, mais nécessaire pour protéger la société des militaires en armes. Cette loi a une

influence négative sur la société russe, qui exprime de plus en plus ouvertement son mécontentement. Du 19 juin au 1er août 1914, on recense plus de 40 mises à sac de boutiques de spiritueux ainsi que des attaques contre des bâtiments administra-tifs et des établissements pénitentiaires, incidents qui auraient causé la mort de

En 1917, l’Empire russe, aux abois, vacille. Le tsar abdique, son armée déserte, ses peuples s’insurgent. Mais c’est un ennemi plus insidieux qui achève de le terrasser : l’alcool.

L’ivresse de la révolution

↑ 1914, en Russie. Ravitaillement

en vodka.Suddeutsche Zeitung/

Rue des Archives

1914-1920 La Russie mobilise : Polonais, Ukrainiens,

Biélorusses, Baltes, Caucasiens et peuples d’Asie

centrale sont tous appelés à servir le tsar.

Un grand nombre ne reviendront pas. Parmi ceux

qui rentreront, beaucoup tenteront de profiter

de la révolution pour proclamer l’indépendance

de leur terre. Mais l’empire, devenu rouge, survivra.

EMPIRE RUSSE

8 JANVIER 1918 Proclamation du programme en 14 points du président américain Woodrow Wilson pour rétablir la paix dans le monde.

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14 COURRIER INTERNATIONAL / LA GUERRE DES EMPIRES / HORS-SÉRIES

505 mobilisés et de 105 fonctionnaires. Tous ces actes ont été commis par des soldats en état d’ivresse.

Dans la ville de Barnaoul, en Sibérie, la liesse populaire liée à l’entrée en guerre donne lieu à des débordements qui ont connu un retentissement énorme dans tout le pays : une foule de plusieurs mil-liers de réservistes s’empare d’un stock de bouteilles de vin et, pendant toute la journée qui suit, s’emploie à ravager la ville. Quand l’ordre est enfin rétabli, on dénombre 112 tués. Des saccages du même ordre ont lieu un peu partout dans le pays, mais à une moindre échelle. Ces événements se reproduiront lors de l’ap-pel des classes suivantes, en 1915 et 1916.

Mais cela vaut plus particulièrement pour l’année d’après. Il n’est plus tabou aujourd’hui de dire que les deux révo-lutions de 1917 ont été portées par une vague d’alcoolisme et d’émeutes que des politiciens ont su exploiter à leurs fins. En février 1917, tout commence par le pillage des réserves de nourriture et des boutiques de spiritueux à Vyborg, à une centaine de kilomètres de Petrograd [Saint-Pétersbourg]. Pillage qui dégénère en affrontements avec les forces de l’ordre. La chute de la monarchie, pendant une courte période, met un terme à tous ces excès, face à la menace allemande. Mais rapidement, la vague des émeutes liées à l’alcool s’abat de nouveau sur l’empire alors que le gouvernement provisoire s’en-fonce dans la crise perpétuelle.

Emeutiers ivres. C’est ainsi que, durant l’été 1917, des émeutiers ivres attaquent, pillent et détruisent des commerces privés et des entrepôts d’Etat. Des bandes armées prennent délibérément d’assaut les réserves d’alcool. Dans les provinces, cette vague de pillages va croissant, encouragée par des agitateurs bolche-viques et anarchistes. A cette époque, les troupes, dans leur grande majorité, sont déjà démoralisées. Elles traînent à l’ar-rière, sans rien faire, et il est facile de les pousser à se regrouper pour attaquer des réserves d’alcool. Le 7 juillet, des soldats s’en prennent à une distillerie à Lipetsk, dans le sud de la Russie. Trois d’entre eux se saoulent à mort. La ville voisine de Ielets, elle, tombe en même temps aux mains de militaires ivres. L’empire, peu à peu, sombre dans une bacchanale anarchique. Les incidents de ce genre se multiplient partout où se trouvent d’im-portantes réserves d’alcool.

Irakli Tsereteli, député géorgien à la Douma et ministre du gouvernement pro-visoire, accuse ouvertement les bolche-viques d’être à l’origine de ces pillages et de manipuler l’insatisfaction des masses populaires face à la guerre et à la des-truction du pays. Des “accusations bour-geoises”, ripostent les bolcheviques par la voix de Maxime Gorki. Ces pillages atteignent leur paroxysme au mois de septembre 1917, après l’échec de la tenta-tive de putsch du général Lavr Kornilov. Aux yeux de la population, cela achève de saper l’autorité du gouvernement pro-visoire. Les manifestations de masse se répandent et tournent systématique-ment à l’émeute.

C’est dans la région de Voronej que ces incidents sont les plus terribles. Simon Krivochéine, alors jeune bolchevique, en

est témoin : “Au lendemain de manifesta-tions, une foule gigantesque d’ouvriers, d’ar-tisans et de soldats se dirige vers la prison de la ville pour libérer des détenus – des ‘vic-times de la société capitaliste’. Un nouveau rassemblement a alors lieu, au cours duquel Michka Bougaï, voleur récidiviste, prend la parole. Il hurle à pleins poumons : ‘Mort aux riches, on va leur casser la gueule !’”

Et la lutte pour la justice socialiste commence par les entrepôts d’alcool. “On assiste alors à quelque chose d’incroyable, poursuit Krivochéine. Ils boivent dans des seaux, puisent dans les cuves avec leurs quarts, ils boivent au tonneau, dans la cour, dans les caves. Des bandits de toute sorte affluent vers la distillerie. La foule s’en-tasse, toujours plus nombreuse. Les soldats tirent dans les cuves pour les percer et l’al-cool se répand au sol. Au point que, dans les sous-sols, ils en ont jusqu’à la taille. Et ceux qui étaient déjà vautrés par terre s’y noient. Des bagarres éclatent pour la meil-leure place près des cuves. Tout se termine par un drame. Quelqu’un a décidé de fumer dans les caves, et jette son allumette enflam-mée. Subitement, tout le sous-sol prend feu. L’incendie se communique à l’ensemble du bâtiment. Une terrible panique s’empare de tous, ils se précipitent vers la sortie. Dans la mêlée, les gens poussent des cris bestiaux et se jettent au sol dans l’espoir d’éteindre les flammes qui dévorent leurs vêtements. Mais beaucoup d’autres, ivres, ne sont pas sortis.”

Malgré cette catastrophe, personne n’est arrêté, et ceux qui en réchappent répondent à l’appel de Michka Bougaï et entreprennent de détruire les com-merces de la ville. Voici ce que disent les documents officiels à ce propos : “Du 13 au 15 septembre, les soldats du 2e régiment de cavalerie de réserve ont attaqué le dépôt d’alcool d’Ostrogoski ; 22 personnes sont mortes d’infarctus, 26 lors de l’explosion des citernes, 60 ont été blessées et 9 tuées dans d’autres circonstances.” Les unités mili-taires dépêchées de Voronej pour réta-blir l’ordre ont dû être renvoyées dans leurs casernes, car elles aussi avaient commencé à boire.

“Invasions barbares” Le 30 sep-tembre, l’historien Youri Gotié (1873-1943) écrit dans son journal : “Les pillages ont lieu partout, dans les villages et les campagnes, à Kozlov, Tambov, Riazan, Kharkov, Odessa, Bendery, etc. La démo-ralisation prend de l’ampleur.” Les pre-miers jours d’octobre, des pillards ivres se signalent à Koursk, à Belgorod et ailleurs. Le 25 octobre, les pillages se produisent à Starodoub, Tiraspol, Doubossary [en Moldavie] et Krementchoug.

Selon les témoins, “tout cela rappelle les invasions barbares”. L’intelligentsia est choquée par l’étendue de ces déborde-ments et du banditisme dont se rendent coupables ces “révolutionnaires”. Lénine,

Janvier Début des combats entre rouges et blancs en Russie, et entre rouges et nationalistes en Ukraine.

Les militaires dépêchés pour rétablir l’ordre ont commencé à boire

Les premiers combats d’une autre guerreIndépendante en novembre 1917, la jeune république populaire d’Ukraine est envahie par des troupes bolcheviques qui marchent sur Kiev en janvier 1918. Elle déploie les rares unités dont elle dispose dans l’espoir de retarder l’avance ennemie. Le 29 janvier, autour de la gare de Krouty, à 130 km au nord-est de la capitale, 300 étudiants et 100 soldats ukrainiens résistent ainsi pendant plusieurs heures à 4 000 bolcheviques. Près de la moitié des défenseurs seront tués. Cette guerre d’indépendance prendra fin en 1920 quand l’Armée rouge écrasera la République populaire ukrainienne.

LA BATAILLE

Les Cosaques du Don, éternels fournisseurs d’auxiliaires de l’armée russe, sont parmi les premiers mobilisés en août 1914. Leurs unités de cavalerie servent d’éclaireurs aux troupes impériales. “Les Cosaques à cinq étapes de Berlin”, titre ainsi le 24 août le quotidien français Le Matin. De tous les combats, ils seront ensuite emportés par la tourmente de la guerre civile et tenteront de créer leur propre Etat. Cette épopée est dépeinte par l’auteur soviétique Mikhaïl Cholokhov dans Le Don paisible (Presses de la Cité, 1991). L’ouvrage a été adapté au cinéma en 1957 par Sergueï Guerassimov et en 1993 par Sergueï Bondartchouk –  réalisateur, en 1967, d’un immense Guerre et Paix.

LE LIVRE

“Le Don paisible”

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HORS-SÉRIE / LA GUERRE DES EMPIRES / COURRIER INTERNATIONAL 15

quant à lui, évalue parfaitement les évé-nements en question. Il les interprète comme “l’extension de l’insatisfaction des masses en colère et le renforcement de leur sympathie envers les bolcheviques”. Ce qui va les pousser, ses collaborateurs et lui, à prendre le pouvoir au plus vite. En ces journées d’automne, Petrograd est le théâtre de déchaînements de la part des soldats et des marins qui se rassemblent aux cris de “Buvons les restes des Romanov !”

Dans ce désordre, les bolcheviques profitent de l’occasion pour renverser le gouvernement provisoire. En revanche, ils n’arrivent pas à faire cesser le pillage du palais. Après ce coup d’Etat, toutes les réserves d’alcool sont placées sous bonne garde, ce qui n’empêche pas les soldats et les marins de continuer à s’eni-vrer. Certaines unités militaires ne se rallient au nouveau pouvoir que s’il les fournit en alcool.

En novembre 1917, toutes les régions contrôlées par les bolcheviques connaissent des pillages de ce genre, qui finissent par atteindre l’Ukraine. Des bandes de soldats et de matelots lancent des raids non seu-lement sur les préfectures et les grands nœuds de communication, mais aussi sur les villages les plus riches. Dans l’oblast de Voronej, les pillards attaquent des stocks d’alcool à Borissoglebsk, déclenchant un incendie qui fait exploser une citerne d’éthanol ; 4 000 soldats détruisent la

ville. Ils repartent avec un énorme butin qu’ils chargent sur des charrettes.

Quoi qu’il en soit, les bolcheviques avaient eux-mêmes compris que dans cet enfer alcoolisé ils risquaient de ne pas tenir longtemps. D’où leur décision d’imposer l’“ordre révolutionnaire”. Dans la plupart des villes qu’ils tiennent, ils décrètent le couvre-feu, comme à Kharkov, Odessa, Ekaterinoslav [aujourd’hui Dnipropetrovsk, en Ukraine]. Gorki écrit à ce propos : “Pendant ces pillages, les gens tiraient comme des loups enragés, prenant peu à peu goût à la destruction de leurs proches.”

Vide du pouvoir. Les historiens consi-dèrent généralement que tous ces débor-dements étaient spontanés. Certes, avec le début de la Grande Guerre, on constate des pillages ponctuels de réserves d’al-cool, comme une sorte de divertissement populaire. Ces incidents restent rares. La police et la justice arrivent à rapidement reprendre le contrôle de la situation. Mais avec les grands rassemblements de sol-dats démoralisés, ces pillages deviennent difficiles à éviter. C’est là l’onde de choc de la guerre à l’arrière. En 1917, il est évi-dent que ces pillages deviennent un vec-teur de déstabilisation de l’Etat qui profite à ceux qui veulent prendre le pouvoir et établir la dictature. On le sait, ce sont bien les bolcheviques qui en ont tiré profit.

Un lancier polonais de

l’armée russe en 1915.

3 mars La Russie bolchevique signe le traité de Brest-Litovsk avec les Empires centraux.

Né en 1867 dans le grand-duché de Finlande, partie intégrante de l’empire des tsars, Carl Mannerheim est officier dans l’armée russe. En 1914, il commande une unité de cavalerie. Décoré de la croix de Saint-Georges, il devient général en 1917. En octobre, il regagne la Finlande, où les rouges tentent de prendre le pouvoir. A la tête de la toute jeune armée finlandaise, il les repousse. En 1933, il est nommé maréchal. A ce titre, il résiste aux Soviétiques pendant la guerre d’hiver (1939-1940) puis entre dans le conflit aux côtés des Allemands en 1941. Président de la Finlande en 1944, il est l’un des artisans de la neutralité de son pays. Il meurt en Suisse en 1951.

LA PERSONNALITÉ

Carl Mannerheim (1867-1951)

← 1918. Cérémonie pour l’enterrement des étudiants tombés à Krouty.Dzerkalo Tyjnia, 2006.

Pendant l’été et l’automne 1917, tout l’empire, dont l’Ukraine, est frappé par une vague de violences sans frein qui profite du vide du pouvoir. L’armée se disloque, les Soviets appellent à la désertion et, d’une certaine façon, ces pillages alcooliques ont constitué un instrument idéal pour favoriser la prise de pouvoir en braquant la colère du pro-létariat contre les ennemis de classe. Mais même les bolcheviques ont peiné à calmer les foules emportées par cette folie éthylique. Si bien que, jusqu’à la période de la NEP [la nouvelle poli-tique économique, lancée par Lénine en 1921], la loi sur la prohibition a été conservée par les bolcheviques dans tous les territoires qu’ils contrôlaient. Ils connaissaient trop bien la force des foules ivres d’alcool.

—Serhiy Drozd

Publié le 20 novembre 2013

AKG

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16 COURRIER INTERNATIONAL / LA GUERRE DES EMPIRES / HORS-SÉRIES

—The Globe and Mail Toronto

L es célébrations du centenaire de la Première Guerre mondiale auront lieu dans le monde entier

à partir du mois d’août. Pendant quatre ans et demi, les cérémonies à la mémoire des soldats tués, les anniversaires des victoires mais aussi des défaites, les reconstitutions et bien d’autres manifes-tations publiques devraient se succéder. L’Allemagne et la France commémo-reront ensemble la terrible bataille de Verdun, qui a saigné à blanc les deux pays. La France travaille également sur des projets communs avec la Grande-Bretagne. La Flandre belge, où des années de combat ont dévasté villes et campagnes, va allouer 55 millions

répondre à la demande en matière d’évé-nements culturels ou de documentaires télévisés – va devoir rogner encore plus sur ses dépenses. Autre conséquence, le ministère des Anciens Combattants, déjà critiqué pour sa gestion maladroite des troubles de stress post-traumatique chez les soldats en activité et les anciens combattants, va également être accusé de consacrer une partie de son budget à des guerres du passé au détriment des anciens combattants de confl its plus récents. Et, pour fi nir, le ministère de la Défense nationale, dont le budget a été sévèrement amputé depuis le retrait d’Afghanistan des troupes canadiennes, va devoir puiser dans les crédits alloués au fonctionnement et à l’entretien s’il veut envoyer des soldats aux cérémonies.

d’euros à la commémoration et le reste du pays, occupé en grande partie par les Allemands pendant quatre ans, y consacrera un montant encore plus important.

Rogner sur les dépenses. Qu’en est-il du Canada ? Le gouvernement a bien sûr programmé une longue liste de manifes-tations et de commémorations, mais pas de fonds supplémentaires pour leur mise en œuvre : ministères, administrations et entreprises publiques ont reçu l’ordre d’en fi nancer le coût sur les budgets exis-tants. Par conséquent, le ministère du Patrimoine canadien – qui, avec celui des Anciens Combattants, doit jouer un rôle majeur dans les cérémonies du cente-naire, mais qui n’a déjà pas les moyens de

Pas d’argent pour le devoir de mémoire

1914-1918 L’empire “sur lequel le soleil

ne se couchait jamais” a mobilisé les dominions

(Australie, Canada, Nouvelle-Zélande et Afrique

du Sud), le Raj (l’Inde et le Pakistan) et toutes

ses possessions dans le monde. Leur marche

inexorable vers l’indépendance, dans

les décennies suivantes, en a été le prix.

Canada. Lors de son entrée en guerre, ce jeune pays comptait moins de 8 millions d’habitants, mais ses citoyens n’ont pas manqué à l’appel. Cent ans plus tard, le gouvernement refuse de subventionner la moindre commémoration. Coup de gueule d’un historien.

21 MARS Lancement de la dernière grande offensive allemande à l’Ouest. Reprise de la guerre de mouvement.

EMPIRE BRITANNIQUE

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HORS-SÉRIE / LA GUERRE DES EMPIRES / COURRIER INTERNATIONAL 17

Que se passe-t-il dans ce pays ? Nul n’ignore qu’en vue des prochaines élec-tions [prévues pour 2015] la tâche prio-ritaire du gouvernement conservateur demeure l’élimination des déficits publics. Ni que la célébration du bicentenaire de la guerre de 1812, à laquelle Ottawa a affecté quelque 28 millions de dollars, avait été qualifiée (en particulier par des historiens canadiens dont on aurait pu attendre une meilleure analyse) de gas-pillage d’argent public. Ni que le Premier ministre, Stephen Harper, ardent partisan de la guerre en Afghanistan au moment de son entrée en fonctions, début 2006, a perdu de son enthousiasme au fur et à mesure que le coût financier et humain augmentait et que l’opinion publique se montrait plus réservée, puis carrément hostile au conflit.

Les conservateurs ont souvent été cri-tiqués pour n’avoir parlé aux électeurs que des actions d’éclat canadiennes sur le terrain. Et pourtant cette insistance sur les restrictions budgétaires et l’ab-sence de financements est encore plus scandaleuse. Le Canada a le devoir de commémorer la Première Guerre mon-diale, et il doit le faire convenablement. Quelque 620 000 Canadiens ont revêtu l’uniforme et plus de 60 000 sont morts au combat ou pendant l’entraînement. Pas moins de 170 000 ont été blessés. Le corps d’armée canadien s’est révélé

la formation la plus puissante des forces expéditionnaires britanniques — les troupes de choc de l’Empire, en quelque sorte. Ses quatre divisions ont remporté victoire sur victoire et ont littéralement écrasé l’armée allemande lors de l’of-fensive des Cent Jours qui a mis fin à la guerre en novembre 1918, avec la reddi-tion de facto de l’Allemagne. Ces faits d’armes doivent être à tout le moins rap-pelés et célébrés.

Un travail nécessaire. La Grande Guerre a par ailleurs entraîné des chan-gements dans le pays. Les mères et les sœurs des soldats canadiens ont obtenu le droit de vote en 1917, et des milliers de femmes ont abandonné ferme et foyer pour travailler dans des usines de munitions qui, jusqu’en 1917, ont produit le quart des obus utilisés par les forces de l’Em-pire britannique. La Prohibition a mis fin à la vente d’alcool, des millions de dollars ont été collectés lors des campagnes des Victory Loans [emprunts nationaux des-tinés à financer la guerre], un impôt sur le revenu a été mis en place temporaire-ment (en tant que mesure de guerre) et, avec l’inflation généralisée, les paysans et les ouvriers ont commencé à se syndi-quer. Et surtout, en 1917, la conscription a divisé le pays, opposant les paysans aux citadins, la main-d’œuvre au patronat et les Français aux Anglais. L’élection de

cette année-là, remportée par le gouver-nement unioniste de sir Robert Borden, favorable à la conscription, fut la plus raciste de l’histoire du Canada.

Sans aller jusqu’à célébrer tous ces évé-nements et ces changements, nous devons pouvoir en parler et en tirer des leçons. Nous devons pouvoir regarder à la télé-vision des documentaires sur la guerre et ses batailles, mais aussi sur ses consé-quences positives et négatives pour notre nation. Nous avons besoin de livres, de conférences, d’exposés et d’expositions dans nos musées nationaux et régionaux. Nous avons besoin de nous souvenir de cet événement majeur.

Tout cela nécessite des fonds supplé-mentaires, si modestes soient-ils. Le budget du pays devant être excédentaire en 2015, le gouvernement aura de l’argent à sa disposition, s’il souhaite l’utiliser. Il aura également les moyens de fournir aux anciens combattants l’aide psycho-logique dont ils ont besoin. Il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle.

Il est capital que nous commémorions la Grande Guerre comme il se doit. C’était la première fois que le Canada entrait fièrement sur la scène mondiale et ce serait une honte que le gouvernement manque à ses devoirs.

—J. L. Granatstein

Publié le 21 avril 2014

Le crève-cœur des CanadiensPendant la bataille d’Arras, en avril 1917, quatre divisions canadiennes se voient confier la prise d’une hauteur contrôlée par les Allemands, la crête de Vimy. En quatre jours de combat, les Canadiens s’emparent des positions allemandes et font 4 000 prisonniers, mais le bilan est lourd : 3 500 tués et 7 000 blessés dans les rangs des soldats à la feuille d’érable. La conquête de la crête de Vimy est devenue un moment fondateur dans la constitution de la nation canadienne.

LA BATAILLE

↑ Bataille d’Arras, avril 1917. L’infanterie canadienne progresse vers la crête de Vimy.Ullstein/AKG

9 AVRIL-15 JUILLET Nouvelles offensives allemandes en Flandre, en Picardie et en Champagne.

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18 COURRIER INTERNATIONAL / LA GUERRE DES EMPIRES / HORS-SÉRIES

—The Guardian Londres

Le gouvernement fédéral austra-lien a prévu un budget d’au moins 145 millions de dollars [97 millions

d’euros] pour la célébration du centenaire de l’Anzac, le corps d’armée australien et néo-zélandais qui a participé à la Grande Guerre. Sur cette somme, environ 8 mil-lions [5,3 millions d’euros] seront affectés à la rénovation de cimetières militaires et de monuments commémoratifs en Australie et sur les champs de bataille à l’étranger.

Etant donné ce budget faramineux, j’aimerais m’attarder un moment sur ces Australiens qui ont perdu la vie pendant la Première Guerre mondiale et dont la mémoire sera honorée lors du centenaire.

Je vais éviter la terminologie gênante des commémorations officielles qui, en Australie tout du moins, insiste pour évo-quer des personnes “sacrifiées” pour leur patrie ou “tombées” au champ d’honneur.

Disons simplement qu’elles sont mortes.Comme l’a écrit Jim Robertson, vétéran de la guerre du Vietnam, dans un texte remis au gouvernement australien à l’ap-proche du centenaire de l’Anzac, “essayez d’éviter le terme ‘tombé’, qui est foncière-ment dévalorisant, lorsque vous parlez des victimes de la guerre : elles n’ont pas trébu-ché sur un bout de bois ou un tuyau d’arro-sage. Elles ont été noyées, brûlées, tuées par balles, gazées et éviscérées jusqu’à finir tête la première dans la boue, dans le sable ou au fond de l’océan.”

En 1914, l’Australie comptait moins de 5  millions d’habitants. Environ 324 000 hommes se sont engagés pour combattre à l’étranger, et 61 720 d’entre eux sont morts. La plupart des victimes sont aujourd’hui enterrées dans des

cimetières militaires près des champs de bataille ou des hôpitaux de cam-pagne où elles sont décédées (environ 18 000 hommes tués sur le front occi-dental européen n’ont jamais été retrou-vés ou n’ont pu être identifiés).

Plus de 150  000  membres de la Première Force impériale australienne [Australian Imperial Force, ou AIF, est le nom donné à toutes les forces armées de volontaires australiens envoyés pour combattre à l’étranger] ont été blessés. Un grand nombre d’entre eux ont sans doute porté toute leur vie ce fardeau émotionnel et psychologique lié aux traumatismes décrits par Jim Robertson. Des dizaines de milliers de personnes – peut-être même 100 000, qui sait ? – n’ont pas été physiquement blessées et sont pourtant restés marquées à jamais.

Combien d’anciens soldats ont vu leur vie écourtée à cause de leur participa-tion à cette guerre ? Combien d’entre eux sont devenus accros à la morphine, ont vieilli trop vite, ont fumé et bu à outrance jusqu’à en mourir, ont battu leur femme et leurs enfants, n’ont jamais pu garder un emploi stable, ont pris la route pour échapper à leurs démons et sont morts seuls dans des asiles et des hôpitaux, ou dans des accidents ? Combien d’entre eux sont enterrés dans des cimetières civils en Australie, dans des tombes ordinaires qui ne comportent aucun signe de leur participation aux combats ?

En 2011, la commission nationale sur le centenaire de l’Anzac, créée par le gou-vernement, avait reçu une proposition de Brendon Kelson, directeur du Mémorial de guerre australien de 1990 à 1994. Il suggérait que les tombes de tous les par-ticipants au conflit, hommes et femmes, soient préservées si leurs proches pou-vaient prouver qu’ils avaient combattu. Il proposait que ces tombes soient identifiées par une petite rosette en bronze, afin de montrer qu’elles seraient désormais sous la protection du gouvernement austra-lien. Compte tenu du budget phénoménal

Australie. Les soldats qui ont survécu à la Grande Guerre n’étaient pas tous des héros, mais leurs souffrances n’en étaient pas moins réelles. Hommage posthume.

Hommage aux “diggers”

13 JUIN Attaque austro-hongroise en Vénétie. Les lignes italiennes tiennent.

Combien d’entre eux ont cédé à la morphine, ont vieilli trop vite ou ont battu femme et enfants ?

LE FILM

“Gallipoli”1915. La guerre fait rage dans les Dardanelles, et les troupes australiennes y sont en première ligne. Dans ce film australien de 1981, Peter Weir raconte cet épisode à travers l’amitié de deux jeunes hommes qui se sont engagés dans l’armée. Leur périple les mènera d’Australie en Egypte, au pied des pyramides, pour finir sur les plages de Gallipoli, sous le feu des mitrailleuses turques.

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HORS-SÉRIE / LA GUERRE DES EMPIRES / COURRIER INTERNATIONAL 19

alloué au centenaire, cette modeste idée mérite d’être étudiée. Brendon Kelson donne en exemple l’histoire de son père, qui a participé à la bataille de Gallipoli et qui a combattu en France et en Belgique avec le 27e bataillon d’infanterie. Il explique qu’étant petit, il imitait les tics et spasmes dont son père a souffert jusqu’à sa mort, dus à une pathologie cardiaque jamais offi-ciellement attribuée à son service dans l’armée. “Dans les cimetières civils austra-liens reposent les corps de nombreuses per-sonnes qui ont servi leur pays, affirme-t-il, et dont les décès n’ont pas été imputés à la guerre. Pourtant, les familles et les amis de ces hommes et femmes auraient pu témoi-gner des séquelles gardées secrètes par honte ou par peur de l’isolement.”

—Paul Daley

Publié le 15 mars 2014

← Le retour au pays.The Sydney Morning Herald/Fairfax

↗ “Nous avons pris la Colline [nom donné par les Australiens aux hauteurs de Gallipoli], venez nous aider à la tenir.” Affiche australienne de recrutement, à l’époque de cette bataille, en 1915.Museum Victoria

En Australie, le tabloïd conservateur The Daily Telegraph accuse le gouvernement britannique de jouer la carte du politiquement correct pour les célébrations du centenaire. Sans mâcher ses mots, le journal reproche en effet aux Britanniques de mettre en avant les soldats des colonies africaines et indiennes aux dépens des diggers australiens, trop blancs à leur goût.

LA POLÉMIQUE

Des Australiens trop blancs ?

18 JUILLET Seconde bataille de la Marne. Français et Américains endiguent l’avance allemande.

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

A lire : un article du Sydney Morning Herald sur le tourisme lié à l’Anzac, le corps d’armée australien et néo-zélandais.

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20 COURRIER INTERNATIONAL / LA GUERRE DES EMPIRES / HORS-SÉRIES

—Outlook New Delhi

L a guerre de 1914-1918 est sou-vent considérée comme le grand tournant de l’histoire de l’Inde

moderne, le moment à partir duquel il a semblé possible de s’affranchir du pouvoir britannique. Le pays a alors vécu trois transitions majeures, presque simultané-ment. Leur action cumulée a eu pour effet à la fois de diminuer la soif de pouvoir des Britanniques et de tarir les sources de leur puissance. Premier bouleverse-ment : la promesse faite en août 1917 par les Britanniques, alors en pleine guerre, que l’Inde se verrait octroyer une forme de “gouvernement responsable”, autre-ment dit le même système d’autogou-vernance parlementaire que dans les “dominions blancs” (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande et Afrique du Sud). Ce faisant, les Britanniques renoncent au dogme d’une Inde trop arriérée pour être dotée d’un système parlementaire. Deuxième bouleversement : le change-ment de nature du nationalisme indien, avec le déclin du parti du Congrès d’avant-guerre, loyal et déférent à l’égard de la puissance britannique et profondément “modéré”, au profit du mouvement de masse emmené par Gandhi et réclamant “l’autogouvernance dans un an”.

Elites anglophones. Enfin, troisième élément déterminant, dont l’impact n’a pas tardé à se faire sentir : l’entrée fra-cassante du facteur religieux dans la vie politique. Entre 1914 et 1920, l’Inde est pour ainsi dire entrée de plain-pied dans le XXe siècle. Avant la Première Guerre mondiale, seul un visionnaire aurait pu imaginer l’incroyable cam-pagne de non-violence que Gandhi par-viendrait à orchestrer entre 1920 et 1922. Les Britanniques avaient en effet eu

l’intelligence d’ouvrir un peu plus leur système de gouvernement aux élites indiennes anglophones en leur offrant une représentation, certes très limitée, au sein des instances régionales. Le parti du Congrès était profondément mécon-tent de ne pas avoir obtenu de gouver-nement parlementaire centralisé. Ses dirigeants se refusaient toutefois à en appeler au peuple et considéraient avec horreur tout recours à la désobéissance civile ou, pire, à la violence. Du point de vue des générations futures, cette extrême prudence serait vue comme la preuve qu’ils ne soutenaient pas entiè-rement l’indépendance de l’Inde, qu’ils n’avaient pas assez foi dans la cause natio-naliste. C’est faux. A l’époque, ces diri-geants estimaient que l’Inde devait être libre et unie pour être construite du haut vers le bas, et non du bas vers le haut. Cela impliquait de prendre le contrôle du pouvoir législatif et d’intégrer pro-gressivement les masses populaires au sein de la “nation politique”.

Les dirigeants du Congrès voulaient que les Britanniques leur cèdent le pou-voir législatif et le contrôle de l’admi-nistration sans entrer en conflit. Toute confrontation aurait en effet nui aux insti-tutions qu’ils jugeaient eux-mêmes essen-tielles pour construire la nation. Mais les Britanniques, convaincus de leur capacité à réprimer toute velléité de révolte poli-tique, refusèrent. En 1914, le jeu politique

Une étape clé vers l’indépendanceInde. Le conflit a favorisé l’éclosion du mouvement de non-violence prôné par Gandhi, entraînant l’irruption du religieux dans la vie politique.

→ ↘ 1918, Mésopotamie. Alerte aérienne : des troupes indiennes sur leurs positions de combat. Ariel Varges/IWM

250 000

8 AOÛT Bataille d’Amiens et grande contre-offensive alliée, “jour noir de l’armée allemande”.

→ 86

C’est le nombre de tués parmi les troupes mobilisées dans les dominions et les colonies britanniques.

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HORS-SÉRIE / LA GUERRE DES EMPIRES / COURRIER INTERNATIONAL 21

Dès le début de la guerre, Gandhi, alors en Grande-Bretagne, va inciter ses compatriotes à s’engager dans l’armée du Raj avec la création d’un corps d’ambulanciers indiens. Cette démarche, déjà privilégiée lors de la guerre des Boers, lui permet de ménager ses principes de non-violence, puisque les Indiens ne seront pas impliqués dans les combats. Gagner la confiance des Britanniques devrait selon lui permettre de mieux légitimer les demandes d’indépendance du peuple indien. De retour en Inde, il continue à promouvoir la participation des soldats indiens au conflit et, en avril 1918, au mépris de ses convictions, il accepte de mener une campagne de recrutement pour le Raj et s’engage à trouver 500 000 combattants. Une prise de position qui lui sera beaucoup reprochée par la suite.

LA PERSONNALITÉ

Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948)

15-29 SEPTEMBRE Les Alliés passent à l’offensive contre la Bulgarie. Sofia demande un armistice.

BETTMANN/CORBIS

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22 COURRIER INTERNATIONAL / LA GUERRE DES EMPIRES / HORS-SÉRIES

indien se trouve donc dans une sorte d’im-passe. Les Britanniques ont concédé aux Indiens un petit espace public dans lequel peut s’exercer un début de représentation politique. Or cet espace est strictement délimité et son accès étroitement sur-veillé. Les dirigeants du Congrès entre-voient toutefois une ouverture : faire des Britanniques leurs obligés en affichant leur loyauté et en envoyant des soldats sur le front de l’Ouest et au Moyen-Orient. En 1916, pour s’assurer d’être entendus par les Britanniques, les membres du Congrès et de la Ligue musulmane déposent une demande commune réclamant un sys-tème plus représentatif. Dans le même temps, Londres comprend que le conflit est en train de tourner à la guerre d’usure et, après la laborieuse invasion de l’Irak turc, un nouveau secrétaire d’Etat à l’Inde, Edwin Montagu, est nommé. Après avoir durement bataillé (notamment contre lord Curzon) au sein du gouvernement, Montagu déclare solennellement que l’Inde s’acheminera en temps utile vers une forme d’autogouvernance semblable à celle des autres dominions. Ce n’était là que le début.

—John Darwin

Publié le 31 mars 2014

Après l’entrée en guerre de l’Empire ottoman, en novembre 1914, l’Empire britannique débarque des troupes, essentiellement des soldats indiens, à Bassorah (aujourd’hui en Irak). Si la campagne démarre sous les meilleurs auspices, elle ne tarde pas à s’enliser. Etirant leurs forces, les Britanniques s’aventurent jusqu’à Kut-el-Amara, au sud de Bagdad, où ils se retrouvent encerclés par les Ottomans. Ils finissent par se rendre en avril 1916, au bout de quatre mois de siège. Pour les Indiens, les pertes sont terribles. Sur les 31 000 hommes engagés, 16 000 sont tués ou blessés, et 13 000 faits prisonniers. Beaucoup ne survivront pas aux sinistres camps de prisonniers turcs.

LA STRATÉGIE

Kut, le calvaire de l’armée des Indes

—The Standard Nairobi

L’assassinat en juin 1914 de l’ar-chiduc François-Ferdinand et de son épouse à Sarajevo ne suscite

guère d’émoi en Afrique. A l’époque, les moyens de communication sont encore rudimentaires et consistent, pour les communications officielles, à envoyer des coureurs à pied munis de bâtons taillés. Il est alors fréquent de battre le tambour pour annoncer la tenue de quelque évé-nement. Tout cela change brutalement à Taita Taveta, un petit district du Kenya entraîné dans le premier conflit mondial.

Conformément au proverbe swahili qui dit que, quand deux bœufs s’affrontent, l’herbe – qui n’a rien à voir dans la dis-pute – en subit les conséquences, Taita Taveta sera un théâtre d’opérations majeur de la Première Guerre mondiale.

En Afrique orientale, les Africains, de même que les Allemands et les Britanniques résidant dans cette région, ne prêtent d’abord pas attention au début de la guerre, ni plus tard au nombre crois-sant de pays alliés contre l’Allemagne. Les Allemands et les Britanniques avaient d’abord fraternisé et semblaient les meil-leurs amis du monde, unis contre les Africains qu’ils essayaient de soumettre. Tout change lorsque l’Allemagne envoie secrètement un croiseur, le Königsberg, à Dar es-Salaam. Le bâtiment aurait infligé de très lourds dommages jusqu’à Aden, Zanzibar et de nombreux autres ports sur la côte africaine.

Combat décisif. Avant la guerre, les forces allemandes au Tanganyika, alors appelé Afrique-Orientale allemande, comptent 5 000 soldats. Le 14 juillet 1915, elles lancent une offensive à Mbuyuni en vue de conquérir Taita Taveta. Elles réussissent à s’imposer face aux Alliés et établissent des postes administratifs. La bataille décisive a lieu à Salaita Hill, le 12 février 1916. Durant le mois de mars 1916, de nouvelles confrontations, à Latema et Reata Hills, obligent les Allemands à quit-ter Taita Taveta. En dépit de leur achar-nement, ils sont chassés du Kenya. Près d’un siècle plus tard, les traces de cette bataille sont toujours visibles à Salaita, où des restes de shrapnells émaillent encore le sommet de la colline bombardée.

Le conflit fait des ravages dans les deux camps, qui accusent de lourdes pertes. Les Africains ne sont pas épargnés. La plupart avaient été engagés comme por-teurs et servaient de brancardiers ou de porteurs dans les zones de combat. Ils transportaient les armes, la nourriture aussi bien que les morts et les blessés.

Vingt-quatre mille Kényans seraient morts entre 1914 et 1918. Le temps a effacé les souffrances de la guerre, mais à Taita Taveta les hommes tombés au champ d’honneur reposent dans des cimetières minutieusement entretenus. Alors que la mort n’a que faire de la couleur de leur peau, leurs tombes sont séparées de celles des combattants blancs. Ces héros anonymes, morts dans une guerre de Blancs, sont enterrés dans des cime-tières raciaux, et leur contribution se réduit à une note de bas de page dans le grand livre de l’histoire.

—Amos Kareithi

Publié le 21 juillet 2013

Quand les empires s’affrontent, ils entraînent avec eux leurs colonies. Le Kenya se souvient.

Taita Taveta, bataille kényane

↑ Des hommes du 4e bataillon des forces britanniques en Afrique surveillent un askari blessé. Les askari, recrutés parmi les populations locales, représentaient quelque 90% des forces allemandes sur ce continent. IWM

19-21 SEPTEMBRE Bataille de Megiddo (en Palestine), victoire décisive alliée contre les Ottomans.

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HORS-SÉRIE / LA GUERRE DES EMPIRES / COURRIER INTERNATIONAL 23

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