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CAHIER DU « MONDE » DATÉ JEUDI 28 OCTOBRE 2004, N O 18586. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT « » 1954-2004 : il y a cinquante ans, la guerre FRANCE, ALGÉRIE MÉMOIRES EN MARCHE 0123 Une « guerre subversive » sanglante. Regards rétrospectifs sur le colonialisme en Algérie, le terrorisme, la torture, le FLN, de Gaulle et l’OAS. La rupture Camus-Sénac. p. II à X et XXIV Le photographe Marc Garranger revient sur les lieux où il a servi comme soldat. Il a retrouvé ceux qu’il a connus il y a 44 ans. Un reportage exclusif pour « Le Monde ». p. XI à XIV Comment enseigne-t-on l’histoire à l’école, en France et en Algérie ? Que transmettent les anciens du FLN, du MNA, les pieds-noirs et les harkis ? Que savent leurs enfants ? p. XV à XVIII Femmes d’Algérie aujourd’hui : leur bilan. La « nostalgérie » des rapatriés, les ex-« porteurs de valises », la Casbah et Hassi Messaoud en 2004. La bibliographie essentielle. p. XIX à XXIII et XXIV

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Page 1: Sup Algerie 041027

CAHIER DU « MONDE » DATÉ JEUDI 28 OCTOBRE 2004, NO 18586. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT

«

»

1954-2004 : il y a cinquante ans, la guerre

FRANCE, ALGÉRIEMÉMOIRES EN MARCHE

0123

Une « guerre subversive »

sanglante. Regards

rétrospectifs sur le

colonialisme en Algérie,

le terrorisme, la torture,

le FLN, de Gaulle et l’OAS.

La rupture Camus-Sénac.

p. II à X et XXIV

Le photographe Marc

Garranger revient sur

les lieux où il a servi comme

soldat. Il a retrouvé ceux

qu’il a connus il y a 44 ans.

Un reportage exclusif

pour « Le Monde ».

p. XI à XIV

Comment enseigne-t-on

l’histoire à l’école,

en France et en Algérie ?

Que transmettent les

anciens du FLN, du MNA, les

pieds-noirs et les harkis ?

Que savent leurs enfants ?

p. XV à XVIII

Femmes d’Algérie

aujourd’hui : leur bilan.

La « nostalgérie » des

rapatriés, les ex-« porteurs

de valises », la Casbah et

Hassi Messaoud en 2004.

La bibliographie essentielle.

p. XIX à XXIII et XXIV

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II/LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004

LA guerre d’Algérie ne commencepas en 1954, mais dès 1830. Laconquête du pays dura près de

trente ans. Brutale, sanglante, ellecoûta à l’Algérie le tiers de sa popula-tion. Plusieurs insurrections troublè-rent la quiétude des conquérants, jus-qu’à celle de l’Aurès contre laconscription, en 1916-1917, en pleinepremière guerre mondiale. Du côtéfrançais, l’Algérie était « française »sans discussion. Seule grande colo-nie de peuplement française, elleétait le fleuron de l’empire, portantune charge émotionnelle particu-lière. Mais jamais les Algériens ne serésignèrent. La colonisation terrien-ne fut permise par la codificationd’une propriété privée aux basesintangibles. Elle s’empara de 40 %des terres cultivables, les meilleures.Devant la restriction des terrains deparcours, l’élevage fut gravementtouché. Le vieux mode de produc-tion communautaire ne s’en relevapas. En 1868, une famine fit un demi-million de morts. Périodiquement,d’autres disettes séviront jusqu’à laseconde guerre mondiale, des ban-des d’exclus de la terre errant sous lerégime français.

Celui-ci, par ailleurs, modernisedécisivement le pays ; mais dans labrutalité. Les Français transformentla mosquée Ketchaoua en cathédraled’Alger. Le culte musulman estdomestiqué et manipulé : la loi de1905 sur la laïcité ne sera jamais appli-quée. La domination française, c’estaussi la discrimination et le Code del’indigénat, et toutes ces « occasionsmanquées » avant même que d’avoirété tentées. L’arabe, langue deculture depuis plus d’un millénaire,ne sera bientôt plus enseigné quecomme… langue étrangère. En terretenue pour française, la France nefait pas respecter l’obligation scolai-re : 5 % des enfants sont scolarisés en1914, 10 % en 1954, moins de 30 % àla rentrée de 1962, année où le paysaccède à l’indépendance. Après unsiècle, les réalisations sanitaires y éga-laient à peine celles conduites auMaroc par le maréchal Lyautey en

moins de deux décennies. Le servicemilitaire obligatoire, lui, avait étéimposé en 1912 sans contrepartiecitoyenne. Jusqu’en 1946, les Algé-riens n’auront aucune représenta-tion parlementaire, alors que la mino-rité des Français d’Algérie élisait, elle,six députés et trois sénateurs. Maisprès de 300 000 Algériens participè-rent aux deux guerres mondiales, et30 000 y perdirent la vie. Dans lesassemblées régionales et locales,seuls quelques strapontins étaientréservés aux « indigènes ».

Au lendemain de la premièreguerre mondiale, l’émir Khaled, capi-taine « indigène » et petit-fils du célè-

bre Abd el-Kader, leader de la résis-tance à l’envahisseur français(1832-1847), incarne la revendicationanticoloniale, sans remettre en causela domination française. Paris l’élimi-ne politiquement à l’été 1923. L’entre-deux-guerres va voir se créer la Fédé-ration des élus indigènes, notables« évolués », et l’Association des oulé-mas, se réclamant de l’islam et del’arabisme. A Paris, des immigréscréent l’Etoile nord-africaine (ENA),à l’indépendantisme radical. Sous ladirection de Messali Hadj, elle dé-borde la revendication d’assimilation-égalité exprimée par les notables. LeParti communiste, dans un premiertemps indépendantiste à la bolchevi-que, débouche en 1936 sur un PCalgérien (PCA) aux positions prochesde celles des notables. En juin 1936,avec la victoire en France du Frontpopulaire, premier gouvernementdu type « Union de la gauche » avecsoutien communiste, les mouve-

ments politiques algériens formentun premier front : le Congrès musul-man. Première désillusion : celui-cine résiste pas à l’échec du timide« projet Viollette », visant à donnerla citoyenneté à 20 000 Algérienstriés sur le volet. Le gouvernementBlum renonce à déposer à la Cham-bre ce projet. Et il interdit l’ENA.

Pendant toute la domination fran-

çaise, les avancées en direction desAlgériens seront systématiquementannihilées par un groupe de pressionreprésentant les grands colons, quifera des angoisses des « petitsBlancs », la masse de la populationnon indigène, son fonds de commer-ce. C’est cet informel « parti descolons » qui avait déjà eu raison en1927 du gouverneur éclairé MauriceViollette. C’est lui qui obtient, en1948, le remplacement du gouver-neur Yves Chataigneau – surnommépar lui « Ben Mohammed » – parMarcel Naegelen, célèbre organisa-teur d’élections truquées. C’est luiqui, en toutes circonstances, bloque-ra toute initiative d’« assimilation »des « indigènes » à la cité française.Le triomphe du lobby colon fut siconstant qu’il ne s’explique que parsa connivence structurelle avec lepouvoir d’État à Paris : pour ce der-nier, bon an mal an, les pieds-noirsreprésentaient la France en Algérie.

Ces blocages feront le lit de l’espritd’indépendance. En 1937, MessaliHadj fonde le PPA : le Parti du peu-ple algérien. Comme l’ENA, il est àson tour interdit, en 1939. Messali estinterné. Même les plus modérés desAlgériens se mettent à regarderau-delà de l’« assimilation ». Durantla guerre mondiale, le PPA clandestinengrange les ressentiments, une foimessianique en un aboutissementviolent s’aiguise. En 1943, un pharma-cien, Ferhat Abbas, lance un « Mani-feste du peuple algérien », revendi-quant une république algérienneassociée à la France. L’année suivan-te se constitue, sans les communis-tes, le mouvement des Amis du Mani-

feste et de la liberté (AML). Le PPAest son aiguillon. Messali Hadj estdéporté à Brazzaville (avril 1945). Le8 mai 1945, jour de la Libération de laFrance, des manifestations sontdéclenchées dans le Constantinois.Ses participants réclament la libéra-tion de Messali, acclament l’indépen-dance algérienne. Le soulèvementest accompagné d’un mot d’ordred’insurrection générale, improvisépar le PPA mais aussitôt rapporté. Larépression est sanglante : 4 000 à7 000 civils tombent sous les ballesfrançaises. Dès lors, le fossé de sangne s’asséchera plus. Le mouvementindépendantiste radical sera marquépar une obsession : transformer l’es-sai manqué du printemps 1945.

Comment réagit Paris ? Ses répon-ses vont être systématiquementconservatrices. L’ordonnance gaul-lienne du 7 mars 1944 édicte un « pro-jet Viollette » élargi, désormais horsde saison. En septembre 1947, un pin-gre Statut de l’Algérie crée deux « col-lèges » de représentation, sorte decitoyenneté à deux vitesses. Mais surplace, même ce Statut est « trop »pour le « parti des colons » : au prin-temps 1948, les élections à l’Assem-blée algérienne sont entachées de tru-quage généralisé, l’autorité du gou-vernement déconsidérée.

’La période 1945-1954 est une

veillée d’armes. Ferhat Abbas recons-titue un mouvement modéré, l’UD-MA (Union démocratique du Mani-feste algérien). En leader plébéien,Messali Hadj, libéré en 1946, faitmuer son PPA clandestin en unMTLD (Mouvement pour le triom-phe des libertés démocratiques)légal, comptant sur les urnes pourœuvrer à l’indépendance. En sonsein émerge une élite politique quifinit par dominer son comité central.On désignera bientôt ses membressous le nom de « centralistes ».Benyoussef Ben Khedda est désignéen 1953 secrétaire général. Une OS(organisation spéciale) est créée encatimini, pour préparer le recoursaux armes. Entre le CC et l’OS, cen-tralistes et activistes, Messali s’effor-ce de maintenir le cap. En 1949, ils’oppose fermement au « complotberbériste », nommé ainsi à causede l’origine de ses promoteurs, quiprônaient une nation algérienne plu-raliste et moderne. Il lui substitueautoritairement le primat de l’arabo-islamisme, qui restera dès lors intan-gible. En 1950, l’OS est démanteléepar les forces de l’ordre à coups decentaines d’arrestations. Lescondamnations pleuvent. En 1952,Messali est placé en résidence sur-veillée à Niort. Un des chefs de l’OS,Ahmed Ben Bella, s’échappe de laprison de Blida et gagne l’Égypte, oùil retrouve Hocine Aït Ahmed etMohammed Khider. Leur heure vabientôt sonner.

Au sein du MTLD, l’affrontement,très dur, entre « centralistes » et« messalistes » explose fin 1953. Al’été 1954, la scission est entérinéepar deux congrès concurrents du par-ti, dont l’éclatement est vécu commeun traumatisme. Dès juin, d’ancienscadres de l’OS avaient jeté les basesdu futur Front de libération natio-nale, le FLN, sous l’égide du « Comi-té des six ». Mostefa Ben Boulaïd,

Mohammed Larbi Ben M’hidi,Rabah Bitat, Mohammed Boudiaf,Mourad Didouche seront rejointsdeux mois plus tard par Krim Belka-cem. Avec les « extérieurs » du Caire(Aït Ahmed, Ben Bella et Khider), ilsformeront les neuf « chefs histori-ques » de la « révolution algérien-ne ». C’en est fini du primat messalis-te du politique, qui fait désormaisplace à la sacralisation de la seule« lutte armée ». L’été 1954 se passeen tractations préparatoires. UneALN (Armée de libération nationale)est constituée, chargée de la mise àfeu. Le 1er novembre, ceux que l’onnommera les « Fils de la Toussaint »passent à l’acte. Les attentats n’em-brasent pas pour autant d’un couptoute l’Algérie. Le gouvernementMendès France, par la voix de sonministre de l’intérieur Mitterrand,réagit par une fin de non-recevoirmusclée.

Il faut attendre le soulèvementpopulaire du Nord-Constantinois, le20 août 1955, pour que l’insurrectiondevienne nationale. La répression yfait des milliers de morts. L’Oranie,plus influencée par le PCA, commen-ce à bouger. Au printemps 1955, les« centralistes » ont rallié le FLN.Courant 1956, l’ensemble des mouve-ments politiques algériens le rejoi-gnent. Troisième et dernier « front »algérien, le FLN autoritaire ne seracependant jamais une fédérationlibrement consentie de partis. Lesadhésions n’y seront acceptées qu’àtitre individuel. Seul le MNA (Mouve-ment national algérien), créé fin

1954 par Messali, le dirigeant histori-que désormais minoritaire, refusa des’y agréger. D’où une cruelle guerrealgéro-algérienne. Au FLN, une nou-velle figure émerge : Ramdane Abba-ne, sorte à la fois de Lazare Carnot etde Jean Moulin de l’Algérie. Il organi-sera le congrès de la Soummam(20 août 1956), mettant sur pied l’or-ganigramme de l’ALN et les institu-tions du FLN : son exécutif, le CCE(Comité de coordination et d’exécu-tion), et un parlement de la résistan-ce, le CNRA (Conseil national de larévolution algérienne).

Le 6 février 1956, le président socia-liste du conseil, Guy Mollet, accèdeaux revendications des manifestantseuropéens d’Alger : Robert Lacosteest nommé « ministre résident ».Objectif : mettre fin aux « trou-bles », dans ce que personne ne veutencore appeler une guerre. Le12 mars, le Parlement vote les pou-voirs spéciaux sur l’Algérie au gou-vernement, qui décide de faire appelau contingent. La France s’enfoncedans une guerre qui va profondé-ment marquer les jeunes appelés,entre le mal-être qu’elle entraîna etla découverte du tiers-monde. Etgénérer la plus grande commotionnationale qu’ait connue le pays

depuis l’affaire Dreyfus et Vichy.Toute la société française va dès lorsêtre concernée, et bientôt fracturée,sur la « question algérienne ».

Les premiers contacts algéro-fran-çais, en 1956-1957 resteront inabou-tis. Les Français s’en tiennent au trip-tyque chronologique cessez-le-feu,élections, négociations. Les Algé-riens posent comme préalable lareconnaissance par la France de l’in-dépendance de l’Algérie. Les promet-teuses tentatives enclenchées avec laTunisie par Alain Savary, secrétaired’Etat socialiste aux affaires tunisien-nes et marocaines, ne résistent pas àl’arraisonnement, le 22 octobre1956, de l’avion dans lequel six chefshistoriques du FLN se rendaient, deRabat à Tunis, à une conférencemaghrébine s’apprêtant à faireœuvre de compromis historique. Lecompromis avorte. Savary démis-sionne du gouvernement Mollet.Paris a encore une fois basculé ducôté de l’intransigeance des colons :foin de compromis politique, le rôleassigné à l’armée est de « gagner »une guerre de reconquête coloniale.

Dès lors, celle-ci devient atroce :

« ratissages » sans merci, incendiesmassifs de mechtas (villages algé-riens), massacres de bétail et empoi-sonnements de puits, viols répétés,que les rapports militaires françaisdésignent sous l’euphémismed’« indélicatesses » commises par latroupe, déracinement brutal depopulations civiles, jusqu’à la tortureinstitutionnalisée dans les DOP (dis-positifs opérationnels de protec-tion), sans compter les exécutionssommaires de « fuyards abattus lorsd’une tentative de fuite », dites « cor-vées de bois ».

Le FLN-ALN use, lui aussi, desmoyens les plus brutaux : il liquideles opposants politiques, « traîtres »ou autres collaborateurs, et s’engagebientôt dans une politique de terreurà l’encontre des populations euro-péennes. Mais, des atrocités demasse françaises, plus industriali-sées, qui touchent l’ensemble du peu-ple algérien, le FLN engrange seul lesbénéfices. Car la France est la puis-sance occupante, et le FLN devient,de fait, le porte-parole effectif del’immense majorité des Algériens,même s’il a entrepris localement uneguerre de conquête sanglante contrediverses populations rétives, favora-bles au vieux MNA ou à la collabora-tion avec la France (les harkis). Rapi-dement, l’appareil militaire nationa-liste autoritaire du FLN concurrencel’appareil militaire paternaliste coer-citif colonial dans le contrôle du peu-ple algérien.

L’année 1957 représente l’apogéepour l’ALN : jusqu’à l’été, elle a l’ini-tiative en terrain rural. Mais, à Alger,le mot d’ordre de « grève des huitjours » (28 janvier-4 février) déclen-che une brutale répression, sous lasupervision du général Massu,auquel le gouvernement Molletconfère les pleins pouvoirs. Le plusattachant des chefs historiques duFLN, Larbi Ben M’hidi, est capturé,torturé puis assassiné début mars.Les paras français gagnent la« bataille d’Alger », y démantèlentles structures du FLN. Le CCE s’en-fuit en Tunisie. Pendant qu’à Paris

FERHAT ABBAS

Il est des destins quis’inscrivent contre lanaissance et l’inclinai-son naturelle. FerhatAbbas, fils de bonnefamille pétri de cultu-re française, était ce

que l’on appelait, dans les années 1930,un « nationaliste culturel ».Pharmacien, il ouvre à Sétif une offi-cine, rendez-vous de la bourgeoisieprogressiste. Ferhat Abbas, qui épouse-ra une Alsacienne, est un patriotemodéré. « Je ne mourrai pas pour lapatrie algérienne parce que cette patrien’existe pas. J’ai interrogé l’histoire, j’aiinterrogé les vivants et les morts, j’aivisité les cimetières, personne ne m’en aparlé », écrit-il dans L’Entente, journalqu’il a fondé en 1936. Les Américains,qui débarquent à Alger en novem-bre 1942, sont plus réceptifs à sesrevendications que le maréchal Pétain.De là la publication, l’année suivante,du « Manifeste du peuple algérien »,

qui prône « la participation immédiateet effective des musulmans algériensau gouvernement de leur pays ».Elu député de Sétif, il assiste auxmanœuvres du pouvoir colonial pourfaire échec au mouvement national. Ilrejoint, au Caire, en 1956, ses « frères »du FLN. Il ira porter leur parole à Tunis,à Rabat et ailleurs. A l’heure où le FLNcrée un gouvernement provisoire de laRépublique algérienne, c’est naturelle-ment à lui que l’on songe pour le diri-ger. Il occupe le poste jusqu’à l’été1961, où on lui préfère Benyoussef BenKhedda, plus rude négociateur.M. Abbas se retire avec dignité. Pre-mier président du Parlement de l’Algé-rie indépendante, il démissionneraavec fracas, jugeant trop autoritaire laConstitution de 1963. Ben Bella l’arrêtel’année suivante et l’envoie en rési-dence surveillée. Ferhat Abbas seretirera de la vie politique sans jamaisfaire allégeance au régime.

Jean-Pierre Tuquoi

MESSALI HADJ

Né en 1896 à Tlem-cen, dans l’Ouestalgérien, au seind’une famille pau-vre, Messali Hadjarrive en métropoleau lendemain de la

première guerre mondiale, commetravailleur migrant.Dès 1925, il fonde l’Etoile nord-africaine, avec le soutien des commu-nistes français. Après sa rupture avecle PCF, cette organisation, qui seradissoute en 1929 puis en 1937, devien-dra le précurseur d’un mouvementnationaliste algérien s’appuyant surl’islam. Son chef aura vite maille àpartir avec la police et devra fuir untemps à Genève. Il passera une bon-ne partie de sa vie en prison ou enrésidence surveillée, long exil entre-coupé de brèves visites en Algérie.En 1937, Messali crée le Parti du peu-ple algérien (PPA), qui se transforme-ra en MTLD (Mouvement pour le

triomphe des libertés démocrati-ques) puis en MNA (Mouvementnational algérien). En avance sur sontemps, alors qu’un Ferhat Abbasréclamait encore l’intégration desAlgériens, mais isolé de ses partisanspar l’exil, il va perdre graduellementcontact avec la réalité de son pays aumoment où le FLN – fondé par desmilitants ayant fait scission duMTLD – monte en puissance. Aprèsle début de l’insurrection, les mili-tants du MNA seront violemmentpourchassés par ceux du FLN. Messa-li Hadj se ralliera à de Gaulle et mour-ra en exil à Paris, le 3 juin 1974. Il seraenterré, dans la discrétion, en Algé-rie. Le colonel Boumediène, quil’avait longtemps combattu, diraqu’il fut « un nationaliste de premierordre ». Mais, après avoir été en avan-ce sur son temps, le vieux prophètedu nationalisme algérien avait ratéson rendez-vous avec l’histoire.

Patrice de Beer

GUY MOLLET

Partisan de la paixen Algérie, Guy Mol-let a mené, contreses convictions so-cialistes, une politi-que de va-t-en-guerre qui s’expli-

que par la pression des événementset par l’idée qu’il se faisait de sa fonc-tion de président du conseil.Né en 1905 dans l’Orne dans unefamille modeste, il sera répétiteur delycée puis professeur d’anglais et syn-dicaliste. « Laboulle » dans la Résis-tance, maire d’Arras en 1945, secrétai-re général de la SFIO (le PS de l’épo-que) en 1946, année où il devientdéputé, il est porté à la tête du gou-vernement, le 1er février 1956, par unFront républicain. L’une de ses pre-mières décisions est de nommer legénéral Georges Catroux ministre-résident en Algérie. Réputé libéral,celui-ci doit remplacer Jacques Sous-telle, que les Européens chérissent.

Le 6 février, Guy Mollet est accueilli àAlger par des jets de tomates. Désta-bilisé, il écarte Catroux, nommeRobert Lacoste, un socialiste pro-guerre, et s’emploie à gagner celle-ci.Il en assumera le pire : la torture.Il voit dans la nationalisation ducanal de Suez par Nasser les prémi-ces d’un nouveau Munich, d’autantplus que le raïs égyptien ne ménagepas son soutien au FLN. L’échec del’expédition franco-britannique, stop-pée net par Washington et Moscou,est une nouvelle étape de son che-min de croix à Matignon qui s’achèveaprès quinze mois et vingt et unjours, le record de la IVe République.Européen convaincu, antisoviétique,il facilitera le retour de De Gaulle aupouvoir, qui le fera ministre d’Etat, etapprouvera la nouvelle Constitution.Il rompt ensuite avec le gaullismeavant d’être écarté de la tête de laSFIO.

Bertrand Le Gendre

PROPHÈTE VAINCU DU NATIONALISME ALGÉRIEN

Le primat dupolitique fait placeà la sacralisationde la seule« lutte armée »

La dominationfrançaisemodernise le pays,mais dansla brutalité

A L G É R I Eh i s t o i r e

LE RÉFORMISTE REJETÉ PAR LE COLONIALISME

Un mariage forcé, une séparation sanglantehistorien de l’algérie, gilbert meynier retrace les 130 ans d’existence de la seule grande colonie de peuplement de l’empirecolonial français, dont elle fut le fleuron. et les huit années d’une guerre atroce, jusqu’à l’indépendance des algériens

Constantine

Touggourt

LaghouatMecheria

Aïn Sefra

El Aricha

Ghardaïa

Ouargla

G T

MAROC

ESPAGNE

TUNISIE

S A H A R A

M e r M é d i t er r

a n é e

Colomb-Béchar

Sources : Atlas de la guerre d'Algérie (Autrement),

Biskra

BatnaTébessa

SoukAhras

Bougie

Melouza

Blida

Orléansville

Tizi Ouzou

ALGER

Oran

Sidi Bel AbbesTlemcen

PhilippevilleBône

A L G É R I E

WILAYA VORANIE

WILAYA IVALGÉROIS

WILAYA IIIKABYLIE

WILAYA IICONSTANTINOIS

WILAYA IAURÈS

WILAYA VISAHARA

GHARDIMAOU

OUJDA

P.C. del'état-majorouestde l'ALN

P.C. del'état-majorgénéralde l'ALN

GDE KABYLI

E

GDE KABYLI

E

AURÈS

MONTSDES OULED NA ÏL

MONTSDES OULED NA ÏL

Vallée duSoummam

Foyers d'insurrectionet expansion (1954-57)

Zone d'implantation duMNA

Limite des wilayasen 1959

LigneMorice (barragesélectrifiés etminés)

Siège du corpsd'armée

Présence del'ALN aux frontières

LES WILAYAS, ZONES MILITAIRES ET ADMINISTRATIVES DU FNL

100 km

SOCIALISTE ET HOMME DE LA GUERRE

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LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004/III

LA TORTURE ET LES REGRETS

agonise la IVe République, le CCEcivil désigné au congrès de la Soum-mam est remplacé sous la pressionpar un directoire militaire superviséles « 3B » (les « colonels » BelkacemKrim, Abdelhafid Boussouf etLakhdar Ben Tobbal). Ce « premiercoup d’Etat », comme dira le diri-geant du FLN Saad Dahlab, est enté-riné par le CNRA au Caire (20 août1957), trafiqué par les clans militai-res. Sous la férule de Boussouf, desservices de renseignement et de sécu-rité sont mis sur pied, qui devien-dront la colonne vertébrale du futurpouvoir d’Etat. Abbane est marginali-sé. Le 27 décembre 1957, ce politi-cien jacobin et gêneur est attiré parles « 3B » dans un guet-apens auMaroc, et étranglé (lire page VII).

En novembre 1957, Paris fait adop-

ter une loi-cadre sur l’Algérie quiconfirme tous les blocages colo-niaux. Le 13 mai 1958, des dizainesde milliers de manifestants euro-péens acclament de Gaulle à Alger,ouvrant la voie à son retour sur lascène politique. Le général semble,au début, se rallier au cours domi-nant, tant parmi les Européens d’Al-gérie que parmi les militaires fran-çais, dit de l’« intégration ». Il intensi-fie parallèlement guerre et réformes.Son « plan de Constantine » vise àmoderniser l’Algérie et à raboter lesaspérités les plus choquantes du sys-tème colonial. Il compte sur l’émer-gence d’une « troisième force »,entre indépendantistes et collabora-teurs du système colonial. Elle sedérobera vite. Les sondages d’opi-nion, en France, l’orientent progressi-vement vers une solution distante del’Algérie française. Les manifesta-tions citadines des Algériens dedécembre 1960 l’impressionnent. Ilentreprend alors de s’affranchir del’Algérie, « ce boulet », pour que laFrance « épouse son siècle » (lire pageIV). Il lui faudra pour cela vaincrel’opposition des Européens d’Algé-rie, qui, dès janvier 1960, avec la« Semaine des barricades », se sen-tent trahis par de Gaulle. Faire, aussi,céder les officiers promoteurs de l’Al-

gérie française, réduire une tentativede putsch menée par deux ancienschefs d’état-major en Algérie (lesgénéraux Salan et Challe) enavril 1961 ; lutter, enfin, contre l’OAS(Organisation de l’armée secrète),où se réfugieront un conglomératd’irréductibles du maintien de l’or-dre colonial, devenu, en métropole,l’ultime investissement du vieuxnationalisme français.

Côté algérien, l’appareil militaires’impose paradoxalement au som-met du FLN au moment même oùcelui-ci perd l’initiative sur le terraindes armes. En 1960, l’ALN est exsan-gue, victime des SAS (sections d’ad-ministration spécialisées) et de leurscoutisme militarisé, des « camps deregroupement » qui déracinèrentplus de deux millions de personnes,de l’offensive du général Challe quidésorganisa rudement les maquis en1959-1960, et de la dramatique pénu-rie d’armes causée par l’étanchéitédes barrages électrifiés frontaliers.Mais, politiquement, le FLN aengrangé les bénéfices des épreuvesendurées par le peuple algérien. Le19 septembre 1958, le CCE s’esttransformé en gouvernement provi-soire de la révolution algérienne(GPRA). Il s’impose internationale-ment comme l’embryon d’un futurEtat. En Algérie, il s’était d’embléeimposé comme contre-Etat. Demême en métropole, où sa Fédéra-tion de France contrôle de près lesimmigrés, contre ses rivaux messalis-tes. Etat, le FLN le fut beaucoup plusqu’il ne fut une « révolution » : enmatière de société et de mœurs, ilfut plutôt conservateur, sinon par-fois réactionnaire.

Du fait des barrages frontaliers, le

sommet de ce FLN-Etat reste profon-dément coupé du peuple et de labase combattante. L’asphyxie del’« intérieur » provoque chez leschefs des maquis la grogne contreune direction accusée de rester« planquée ». En corrélation avec lesressentiments des maquis, le FLN-ALN va être constamment secouépar des luttes fractionnelles ou régio-

nales, qui accentuent en retour la ten-dance à l’autoritarisme. Fin 1958,quatre « colonels » de wilaya (cir-conscription administrative et militai-re du FLN) envoient des maquis unrapport critique violent au GPRA. Lerenseignement militaire françaisexploite à merveille ces dissensions.Dans ce contexte, sous la houletted’un « colonel » paranoïaque, Ami-rouche, procès expéditifs et purges

sanglantes sont menés au sein del’ALN contre d’imaginaires « traî-tres », désignés à dessein par les ser-vices français, qui contribuent à ladécimer. Le chef de la wilâya 4 (Algé-rois), Si Salah, tente alors de négo-cier l’arrêt des combats, par-dessusle GPRA, avec de Gaulle (juin 1960,lire page IV). C’est un coup d’épéedans l’eau, mais la voie est ouvertevers les premiers pourparlers, qui setiendront à Melun.

Au sommet du pouvoir, les « 3B »se regardent en chiens de faïence.Chacun redoute que l’un des deuxautres l’emporte. Cette compétitionlaisse insensiblement le champ libreà un client de Boussouf, en fait sonrival discret. L’homme, Houari Bou-mediène, est jeune, efficace et intelli-gent. A l’été 1959, paralysé par sesdivisions internes, le GPRA se dessai-sit de ses pouvoirs au profit d’unconclave de dix « colonels », qui pré-pare à sa main la convocation d’unconseil national à Tripoli, fin1959-début 1960. Le « deuxièmecoup d’Etat » au sein du FLN est enroute, qui crée un état-major géné-ral, confié au colonel Boumediène.Le robinet des armes vers les maquiscoupé par les barrages, son « arméedes frontières », en Tunisie et auMaroc, engrange les armements pro-venant surtout du monde communis-te, de Chine en particulier. Boume-diène en fait une garde prétoriennesurarmée.

Lui sait qu’il faudra un jour négo-cier avec les Français. Il n’en tire pasmoins à boulets rouges contre les« civils » chargés de négocier, à par-tir du 20 mai 1961. A l’été 1961, deuxpôles s’entredéchirent : d’un côtéune légalité civile constitutionnelleincarnée par le GPRA, présidé parBen Khedda, de l’autre une volontétenace de prendre le pouvoir à partirde l’armée des frontières. Les pour-parlers initiaux (Evian 1) avaientachoppé au début de l’été, ils repren-nent à l’automne, après la renoncia-tion par de Gaulle à la souverainetéfrançaise sur le Sahara. Un protocoled’accord est entériné en février parle FLN. Les négociations (Evian 2)aboutissent aux accords du 18 mars1962, et au cessez-le-feu du 19. Unexécutif provisoire algérien s’instal-le, sur fond d’attentats sanglants del’OAS, derniers feux de la présencecoloniale française en Algérie.

Au FLN, le retour des chefs histori-ques emprisonnés depuis 1956 fait

éclater les déchirements. Le CNRA,en mai-juin, se termine par un clashouvert à propos du pouvoir à ériger.Deux blocs s’opposent plus quejamais : celui du GPRA civil, soutenunotamment par le « groupe de Tizi-Ouzou », représentant une partiedes maquis ; et, autour du « groupede Tlemcen », l’« armée des frontiè-res » de Boumediène et Ben Bella,appuyée sur d’autres élémentsmaquisards. Pendant que la situa-tion sombre dans l’anarchie, querèglements de compte et pillages semultiplient, que les pieds-noirsfuient ce qui était leur patrie, maispas leur nation, le peuple algérienréapprend à vivre en pansant sesplaies et en pleurant ses morts.

’Le 3 juillet, après référendum, l’in-

dépendance est proclamée. LeGPRA est accueilli dans l’enthousias-me à Alger, pendant que le cartelBen Bella-Boumediène fourbit sesarmes. Le 30 juin, Ben Khedda, prési-dent du gouvernement, destituel’EMG. Peine perdue : le rapport desforces n’est pas en faveur du GPRA.Le 22 juillet, le « groupe de Tlem-cen » proclame unilatéralement un« bureau politique » du FLN.L'« armée des frontières » entre enAlgérie. Largement supérieures ennombre et en armement aux troupesde la wilaya 4, qui veulent les arrêter,les forces de Houari Boumediènes’ouvrent dans le sang la voie surAlger. Début septembre, celui-ci s’yinstalle avec Ben Bella. Ce fut le« troisième coup d’Etat » algérien –en attendant les suivants. Sous le fra-gile fusible d’un dirigeant historique(Ben Bella), la guerre avait installéun appareil militaire aux comman-des. Le peuple, lui, n’avait pu quemanifester son désarroi, sous lesigne du slogan désespéré : « Huitans, ça suffit ! » Le FLN de guerreavait joué sa partie. Il devint un partiunique, subordonné à une bureau-

cratie militaire qui allait être l’alphaet l’oméga de l’Algérie.

Les Européens avaient quitté lepays pour la « métropole ». Globale-ment, la France pensa avoir tournéla page. C’était compter sans les mul-tiples liens algéro-français quiallaient rejouer à l’avenir. Il y avaiteu « un long mariage qui, pour avoirété forcé, n’en avait pas moins produitune sorte de “confusion des senti-ments” ». Ainsi Jacques Berque écri-vit-il pendant la guerre : « La Franceet l’Algérie ? On ne s’est pas entrelacéspendant cent trente ans sans que celadescende très profondément dans lesâmes et dans les corps. » « C’était vraide notre génération, celle qui a su tran-cher les liens. Est-ce encore vraiaujourd’hui pour les nouvelles généra-tions ? », se demandait récemment,dans ses Mémoires, le grand histo-rien algérien Mohammed Harbi.

Gilbert Meynier

KRIM BELKACEM

BEN BELLA

JACQUES MASSU

Presque nonagénaire(il est né en 1918),Ahmed Ben Bella faitfigure de rescapéd’une guerre dont ila été l’une des figu-res majeures, avant

de devenir premier chef d’Etat de l’Al-gérie indépendante.Combatif, meneur d’hommes, M. BenBella fut d’abord un sous-officier exem-plaire dans l’armée française. Il le prou-vera au cours de la campagne d’Italie,en 1944, où sa bravoure lui valut d’êtredécoré par le général de Gaulle. Laguerre terminée, il milite au Parti popu-laire algérien (PPA, d’où est issu leMTLD de Messali Hadj) avant d’êtrenommé dès 1949 à la tête de l’Organi-sation secrête (OS), où se retrouventles plus décidés des nationalistes algé-riens. C’est l’année où l’attaque de laposte d’Oran (pour renflouer les cais-ses de l’organisation) lui vaut d’êtreincarcéré à la prison de Blida. Il s’enévade en 1952 et rejoint Le Caire d’où,avec les autres chefs historiques, il don-ne le signal du soulèvement du1er novembre 1954.Considéré comme le principal anima-teur du FLN, il est arrêté le 22 octobre

1956 par l’armée française après quel’avion civil marocain qui le menait deRabat à Tunis eut été intercepté enplein espace aérien international. Déte-nu jusqu’à la signature des accordsd’Evian, il entre dans Alger le 3 août1962, après l’avoir emporté sur sesrivaux. Il dirige le gouvernement et leFLN et se fait élire le 15 septembre 1963président de la République.Il n’occupera pas le poste bien long-temps. Le colonel Boumediène, quil’avait aidé à écarter ses adversaires,prend le pouvoir et l’incarcère, le19 juin 1965. Ben Bella sera maintenuau secret jusqu’au 4 juillet 1979, soitquatorze ans, date à laquelle le prési-dent Chadli décide de le placer en liber-té surveillée. Encore un peu et il recou-vrera une totale liberté de mouve-ment, qu’il met à profit pour créer unparti politique, le Mouvement pour ladémocratie en Algérie (MDA), une for-mation où le nationalisme et l’is-lamisme cohabitent. Le MDA n’ajamais réussi à percer et Ben Bella,nomade entre la Suisse et l’Algérie, àdéfaut de redevenir un acteur de la viepublique, a pris place parmi les gran-des figures de l’histoire de l’Algérie.

J.-P. T.

La longue carrière dugénéral Jacques Mas-su, qui s’est étenduesur quatre décen-nies, restera à jamaismarquée par sonséjour en Algérie.

De la manière expéditive employéedurant la « bataille d’Alger » – janvierà octobre 1957 – pour mater le FNLalgérois à son rappel à Paris en jan-vier 1960, après qu’il eut critiqué la poli-tique algérienne de De Gaulle, auquelil vouait pourtant un profond respect.En passant par le 13 mai 1958, où ilavait pris la tête du Comité de salutpublic.Jusque-là, Massu avait été un officierparmi d’autres, rallié à Leclerc, de tousles combats pour la libération de laFrance, servant en Indochine et à Suezen 1956. Mais, à Alger, il se fit remar-quer pour avoir fait utiliser la torturepar les paras de sa 10e DP afin de briserla résistance du FLN.

L’ordre régna à Alger, mais à quel prix,et pour combien de temps ? Des intel-lectuels, quelques politiques, plusieursjournaux, dont Le Monde, dénoncèrentces « bavures », comme la mort sous latorture de Maurice Audin, et HubertBeuve-Méry demanda : « Sommes-nous les vaincus de Hitler ? »Chef des forces françaises en Allema-gne (1966-1969), il reçut de Gaulle àBaden Baden le 29 mai 1968 alorsque Paris était la proie des manifes-tants. Réconforté, le général regagnala capitale.Massu sortit de sa retraite en 2000quand, répondant aux accusations dela militante FLN Louisette Ighilahriz,torturée en 1957, il déclara « vraimentregretter » ce qui s’était passé en Algé-rie. « La torture faisait partie d’une cer-taine ambiance. On aurait pu faire leschoses autrement », admit-il, ajoutantque la torture n’était « pas indispensa-ble en temps de guerre ». Il est mortdeux ans plus tard, le 26 octobre 2002.

P. de B.

RAOUL SALANJACQUES CHEVALLIER

« Raoul Salan, ex-général d’armée destroupes coloniales. »Ainsi le chef del’OAS, l’organisationarmée des partisansde l’Algérie françai-

se, décline-t-il son identité, le 15 mai1962, devant le Haut Tribunal militai-re, où il risque la peine de mort.Combattant de 1914-1918, grièvementblessé au Levant en 1921, Raoul Salanest né en 1899 dans le Tarn. Il participeà la campagne de France à la tête d’unbataillon de Sénégalais et, remarquépar de Lattre, devient en 1945 le plusjeune général de brigade de l’arméefrançaise.Commandant en chef en Indochine, LeMandarin – c’est son surnom – passepour un officier républicain. Lorsqu’ilarrive en Algérie, en 1956, avec le titrede commandant en chef, on le croitmême mendésiste. Sa réputation lui

vaut d’être la cible de « l’attentat aubazooka » perpétré en janvier 1957 pardes ultras de l’Algérie française. Mais,petit à petit, il évolue. S’il n’est pas àl’origine des événements de 1958 àAlger, il en tire profit, lâchant mêmeun « Vive de Gaulle ! » le 15 mai, aubalcon du Gouvernement général,qu’il regrettera amèrement.Rappelé en métropole au bout de sixmois par de Gaulle qui l’a nommé délé-gué général, avec les pouvoirs civils etmilitaires, il entre vite dans la clandes-tinité, à Madrid d’abord, où il préside àla création de l’OAS, puis à Alger, où ilparticipe, sans y avoir été mêlé initiale-ment, au « pustch des généraux ». Iléchappera finalement à la peine demort, à la grande fureur de De Gaulle.Amnistié en 1968, il se consacrera à larédaction de ses Mémoires, au titrerévélateur : Fin d’un empire (quatrevolumes, Presses de la cité, 1970-1979).

B. L. G.

Un des « neuf chefshistoriques » du FLN,Krim Belkacem estné en 1922 en Kaby-lie. Rentré au paysaprès avoir combat-tu comme caporal-

chef dans l’armée française durant laseconde guerre mondiale, il rejoint lePPA nationaliste de Messali Hadj etprend le maquis dès 1947.Hors-la-loi, caché dans les montagnesd’où il descend pour des coups demain, il met sur pied la guérilla enKabylie, devenue la wilaya III, dès ledébut de l’insurrection de 1954. Il repré-sentera ces chefs militaires de l’« inté-rieur » qui affronteront, dans des condi-tions difficiles, l’armée française, alorsque les dirigeants de l’armée régulièresont en Tunisie. Il éliminera aussi lespartisans de Messali Hadj, avec lequelil a rompu. Krim Belkacem fera partie

de la direction politique de l’insurrec-tion après le congrès de la Soumman(1956) et entrera au Conseil nationalde la révolution algérienne (CNRA).Vice-président du GPRA, le gouverne-ment provisoire (1958), responsabledes forces armées, « ministre des affai-res étrangères » (1960), il dirigera ladélégation du FNL aux négociationsavec Paris qui aboutiront aux accordsd’Evian. Après l’indépendance, il s’éloi-gne de Ben Bella, dont il n’apprécie pasl’autoritarisme, et va rapidement bas-culer dans l’opposition. Il ne s’enten-dra pas mieux avec son successeur, lecolonel Boumediène, et sera condam-né à mort pour complot en 1969.Vivant en exil, Krim Belkacem seraassassiné en octobre 1970 dans unechambre d’hôtel de Francfort. Il seraréhabilité en 1984 avec d’autres chefshistoriques du FLN.

P. de B.

Nous, Algériens… Letitre de l’ouvragede l’ancien maired’Alger définit par-faitement la person-nalité de cet hom-me, pied-noir, libé-

ral, Français d’Algérie qui consacrasa vie à tenter de rapprocher deuxcommunautés que l’histoire et lapolitique allaient séparer de maniè-re graduelle mais irrémédiable.Né en 1911, à Bordeaux, d’une vieillefamille pied-noire, il devient maired’El-Biar en 1941, puis député d’Al-ger en 1946 ; il abandonnera sonmandat pour siéger à l’Assembléealgérienne. Maire d’Alger de 1953jusqu’à sa démission au lendemaindu 13 mai, il a été entre-temps secré-taire d’Etat puis ministre de ladéfense nationale sous MendèsFrance.En 1956, il a tenté d’éviter l’irrépara-ble en rencontrant clandestinement

des représentants du FLN. JacquesChevallier, qui incarnait l’aile libéra-le de la bourgeoisie d’Alger, fut vitehaï par les tenants de l’Algérie fran-çaise. Plastiqué, menacé, il n’a cesséde lutter contre les « tragiqueserreurs » de la guerre. En mai 1962,alors que l’Algérie était à feu et àsang, il jouera le médiateur entre lechef de l’exécutif provisoire, Abder-rahman Farès, et Jean-Jacques Susi-ni ; mais les extrémistes des deuxbords mettront un terme à cet ulti-me espoir. « Une seule chose comp-tait pour nous : le destin de notrecommune et jeune patrie », déclare-ra-t-il au Monde en juin 1962, ajou-tant : « J’accepte dès maintenant dedevenir un citoyen algérien. » Ceque cet humaniste mettra en prati-que : titulaire de la double nationali-té, il sera vice-président du port etde la chambre de commerce d’Alger.Ce « chrétien, français et algérien »est mort à Alger en 1971.

P. de B.

©

Sous le fusibleBen Bella, la guerreavait installé unappareil militaire

Le FLN-ALN vaêtre constammentsecoué pardes luttesfractionnelles

a Le 2 juillet1962,le photo-grapheMarc Riboudest à Algeren liessele jour del’indépen-dance ;des dizainesde milliersde jeunesdescendentdes hauteursvers lecentre-ville.

GÉNÉRAL, PUTSCHISTE ET CHEF DE L’OAS

A L G É R I Eh i s t o i r e

RÉSISTANT HISTORIQUE ET ASSASSINÉ

DE L’ORGANISATION SECRÈTE À LA PRÉSIDENCE

« CHRÉTIEN, FRANÇAIS ET ALGÉRIEN »

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IV/LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004

LE 4 juin 1958, de Gaulle a ren-dez-vous avec l’Algérie françai-se. Lorsque sa haute silhouette

paraît au balcon du gouvernementgénéral, une folle clameur jaillit duForum où sont massés des dizai-nes de milliers d’Algérois.Méfiants, fiévreux, prêts pourtantà s’abandonner, ils guettent sespremiers mots. Va-t-il prononcerla formule sésame qui lui ouvriraitles cœurs : « Vive l’Algérie françai-se ! » ? Espoir déçu. Le rebelle dejuin 1940 n’est pas homme à se lais-ser dicter sa conduite par le tumul-te du moment. Du haut de sonmètre quatre vingt-treize tombe laformule fameuse : « Je vous ai com-pris ! » Un instant décontenancée,la foule l’acclame, malgré tout.

Chef-d’œuvre d’habileté pourles uns, de duplicité pour lesautres, cette entrée en scène est

d’une ambiguïté calculée. Laisserentendre, ne rien promettre, satis-faire les uns sans mécontenter lesautres : le de Gaulle de 1958 esttout entier dans cette équivoque.Deux semaines auparavant, lespartisans de l’Algérie française ontporté l’estocade à la IVe Républi-que. Par la grâce des factieux d’Al-ger, voilà de Gaulle à nouveau aupouvoir. Cela en fait-il leur débi-teur ? Certains y comptent, à tort.Dans quatre ans, de par sa volon-té, l’Algérie sera indépendante. Unretournement inimaginable, quitient de l’exploit politique autantque de la lucidité historique. S’ilnavigue au plus près, le fondateurde la Ve République voit loin. Tacti-cien et stratège, tel est Charles deGaulle ces années-là.

En ce printemps 1958, le funam-bule est sur la corde raide. Il a refu-sé de donner des gages à ceux qui,le 13 mai, sont entrés en rébellioncontre le pouvoir en place. Mais ilne les a pas désavoués. Les« braillards d’Alger », comme il les

appelle, ne lui disent rien quivaille. En même temps, il a laissédes proches, dont le ministre de ladéfense nationale, Jacques Cha-ban-Delmas, encourager en sous-main les conjurés. Entre autresplans, ceux-ci ont prévu de lancerdes paras sur Paris au cas où lepouvoir républicain – le gouverne-ment de Pierre Pflimlin (démocra-te-chrétien) – ne céderait pas. DeGaulle a-t-il donné son feu vert àcette opération, baptisée « Résur-rection » ? Les historiens en discu-tent, pointant le fait que certainsde ses fidèles, Michel Debré entête, étaient prêts à sortir de lalégalité.

De Gaulle, s’il n’a pas fomentéce quasi-coup d’Etat, en a profitéadroitement. Il souffrira long-temps de ce péché originel malgrél’abnégation de Pierre Pflimlin,qui lui a cédé dans les formes laprésidence du conseil le 1er juin, etcelle de René Coty, qui quitteral’Elysée le 8 janvier 1959.

A l’égard de l’Algérie, sa margede manœuvre est étroite. Pendantplusieurs mois, il va chercher lasolution, sans se dévoiler publique-ment, donnant des gages, puisqu’ille faut, aux nostalgiques d’unempire à l’agonie. Une seule fois,un « Vive l’Algérie française ! » luiéchappe, le 6 juin 1958 à Mostaga-nem (Oranie), où, le surlendemainde son oblique « Je vous ai com-pris ! », il est venu prendre le poulsde la population. Les partisans del’Algérie française ne lui pardonne-ront pas. Rentré à Paris, il lâche àPierre Lefranc, son chef de cabi-net : « Nous ne pouvons pas garderl’Algérie. Croyez bien que je suis lepremier à le regretter mais la pro-portion d’Européens est trop fai-ble. » Surprenant ? Pas venant delui. N’a-t-il pas déclaré un jour àl’écrivain François Mauriac : « Jerenie tout ce que je n’écris pas » ?

Avant toute chose, de Gaulleentend imposer son autorité auxhommes du 13 mai, qui le tiennentpour la plupart en suspicion. Il inti-me l’ordre aux militaires de neplus siéger dans les Comités desalut public nés de l’insurrection,tandis que le général Raoul Salan,que de Gaulle a nommé le 9 juin1958 délégué général en Algérie,est rappelé à Paris. Le 19 décembreil est remplacé par un civil, PaulDelouvrier, et par le général Mauri-ce Challe, à qui échoit la responsa-bilité des opérations militaires.

Accaparé par le référendum etles législatives qui mettront laVe République sur les rails, deGaulle cherche à gagner du

temps. Il a beau déclarer le29 avril 1959 à Pierre Laffont,directeur de L’Echo d’Oran :« L’Algérie de papa est morte »(l’entretien a un énorme retentis-sement), les partisans de l’Algériefrançaise espèrent encore. Ilssaluent comme un présage favora-ble le plan de développement éco-nomique et social dit « plan deConstantine », annoncé par deGaulle le 3 octobre 1958 lors d’untroisième voyage en Algérie.Consacrer autant d’argent auxdépartements français d’outre-Méditerranée pour les abandon-ner aussitôt ? Impensable…

Le « plan Challe », de reconquê-te militaire du terrain, qui débuteen février 1959, met pareillementdu baume au cœur des partisansde l’Algérie française. Pourchasséssans relâche dans le djebel, lesrebelles se débandent même s’ilsne renoncent pas. De Gaulle enprofite pour donner un coup d’ar-rêt à la guerre psychologique, dite« contre-révolutionnaire », où secomplaisent les officiers du cin-quième bureau. De Gaulle railleces militaires qui, sous prétexte degagner à la France la populationmusulmane, jouent « les bonnesd’enfants ». Leur rôle est de faire laguerre. La politique, il s’en charge.

S’il ne doute pas qu’il devra unjour négocier, de Gaulle entendêtre en position de force. Tel est leressort caché du « plan Challe ».Puisque les insurgés ne veulentpas entendre parler de « la paixdes braves » qu’il leur a offerte le13 octobre 1959, il la leur impose-ra. Les réduire, obtenir un cessez-le-feu puis prendre langue. En cetautomne 1959 où tout se noue, lestratège se dévoile enfin.

Méditée pendant des mois de

maturation, la déclaration du16 septembre 1959 sur l’« autodé-termination » produit l’effetescompté. Elle est promise solen-nellement aux Algériens par un deGaulle sûr désormais de son autori-té. S’ils veulent aller jusqu’à la« sécession », autrement dit l’indé-pendance, libre à eux. La Franceles y aidera.

A partir de cet instant, l’essen-tiel est accompli, la route est tra-cée. De Gaulle n’en déviera pas.Fini la paix armée avec les parti-sans de l’Algérie française. Place àla guerre de mouvement. Ilconnaît.

La semaine des « barricades »(24-31 janvier 1960) le troublemais ne l’intimide pas. Ulcérés parsa déclaration sur l’autodétermina-tion, les protagonistes du 13 mai1958 (Pierre Lagaillarde, Jo Ortiz,Jean-Claude Perez…) rêvent de dic-ter une nouvelle fois leur loi àParis. Mais de Gaulle est d’uneautre trempe que ses prédé-cesseurs et l’affaire tourne court,sans gloire. Lui va de l’avant, choi-sissant ses moments, les scandantde son verbe, jusqu’à admettrelors de sa conférence de pressedu 11 avril 1961 que l’indépendan-ce de l’Algérie est désormais laseule issue.

Une seconde « semaine des bar-ricades » est en vue. Elle prend laforme d’un « putsch » dit « desgénéraux », qui n’est pas unputsch (de civils armés) mais unpronunciamiento militaire. Il doitmoins aux généraux portés à satête (Maurice Challe, Edmond Jou-haux, Raoul Salan, André Zeller)qu’à un groupe de colonels qui for-meront bientôt l’ossature de l’OAS(Organisation armée secrète),espoir ultime des ultras de l’Algé-rie française.

Les insurgés se sont lancés dansleur folle équipée le 22 avril 1961.Le dimanche 23, à 8 heures dusoir, de Gaulle, en uniforme, est àla télévision et à la radio, plus jupi-térien que jamais : « Au nom de laFrance, j’ordonne que tous lesmoyens, je dis tous les moyens,soient employés pour barrer la routeà ces hommes-là, en attendant deles réduire. » Et de dénoncer l’aven-ture d’un « quarteron de géné-raux »…

Deux jours plus tard, l’insurrec-tion s’effondre. L’aventure est ter-minée. De Gaulle n’a désormaisqu’une hâte : en finir. Il lance unappel appuyé au FLN algérien,reconnu comme unique interlocu-teur, et renonce à la souverainetéfrançaise sur le Sahara, deuxconcessions auxquelles il s’étaitrefusé. Rien ne s’oppose plus à lasignature, après des mois de négo-ciations secrètes ou au grand jour,

des accords d’Evian (18 mars1962).

Les propos publics et privés deDe Gaulle, ces années-là, sontcomme un nuancier. Aujourd’huiencore, ils suscitent des exégèsescontradictoires, difficiles à dépar-tager. De Gaulle ne croit pas à l’in-tégration des musulmans à la Fran-ce et encore moins à leur assimila-tion : « Si tous les Arabes et les Ber-bères étaient considérés commeFrançais, comment les empêcher devenir s’installer en métropole, alorsque le niveau de vie est tellementplus élevé. Mon village ne s’appelle-rait plus Colombey-les-Deux-Eglises

mais Colombey-les-Deux-Mos-quées ! » (à Alain Peyrefitte, dépu-té gaulliste, le 9 mars 1959). Enmême temps, dès le 4 juin 1958, deGaulle proclame au balcon du gou-vernement général « que à partird’aujourd’hui la France considèreque, dans toute l’Algérie, il n’y a que(…) des Français à part entière ».En conséquence, le double collègeélectoral, qui favorisait la représen-tation des Européens d’Algérie audétriment des musulmans, est sup-primé.

Sans doute, si les circonstanceslui avaient laissé les mains libres,de Gaulle aurait-il opté pour uneassociation étroite de la Franceavec l’Algérie, dotée d’une largeautonomie. D’où ses tentatives deséduction de la population musul-mane. Il pousse un temps les feuxdans cette direction avant de seraviser. Le FLN, avec lequel il fautbien composer, ne veut rien enten-dre. Et les Européens jusqu’au-boutistes rendent cette solutionillusoire. Assez vite, de Gaulle com-prend que le divorce est inévita-ble. Le 19 décembre 1960, il préditmême à Alain Peyrefitte le dramequi va suivre : « Ces pauvres Fran-çais d’Algérie sont en train de se sui-cider (…). Ils préparent un bain desang dont ils seront les premières vic-times. » De là sa conclusion,qu’une part de lui-même énonce àregret : « Napoléon disait qu’en

amour, la seule victoire, c’est la fui-te. En matière de décolonisation, laseule victoire, c’est de s’en aller »(conseil des ministres du 4 mai1962).

L’autre part de lui-même lui dic-te un réalisme proche du cynismedont les pieds-noirs, tenus pourresponsables du chaos final,feront les frais. La fuite éperduedes rapatriés et les massacres deharkis et d’Européens qui survien-dront au lendemain de l’indépen-dance seront passés par pertes etprofits par le stratège de l’Elysée.Déjà il a l’esprit ailleurs, indiffé-rent à la haine inextinguible qui

sourd de l’attentat manqué dont ilest la cible au Petit-Clamart le22 août 1962.

Une fois lancé le processusd’« autodétermination », de Gaul-le perçoit l’Algérie comme un bou-let : « L’Algérie nous coûte – c’est lemoins que l’on puisse dire – pluscher qu’elle nous rapporte (…). C’estun fait, la décolonisation est notreintérêt et, par conséquent, notrepolitique » (conférence de pressedu 11 avril 1961). Il a hâte de réo-rienter les crédits militaires, obé-rés par les opérations en Algérie,vers la force de frappe nucléaire,son grand dessein. Il souffre desrépercussions de ce conflit d’unautre âge sur l’image de la Francedans le monde, lui qui s’efforcechaque jour de la rehausser. Dansses Mémoires, il peut ironiser sur« la curiosité de la galerie mondia-le » pour les événements d’Algé-rie. La guerre diplomatique quemènent contre la France, auxNations unies, les Etats afro-asiati-ques nouvellement émancipés luipèse. Il s’en irrite mais il en tientcompte. Sa déclaration surl’« autodétermination » coïncideau jour près avec l’ouverture de laXIVe session de l’ONU, où la Fran-ce risque une nouvelle fois d’êtremise au ban des nations. Heureuse-ment, à New York aussi, son dis-cours fait mouche. La menaces’éloigne.

Depuis qu’il a fait adopter laConstitution de la Ve République,de Gaulle dispose d’un formidableporte-voix, le référendum, pourfaire savoir urbi et orbi que la Fran-ce est derrière lui. Il en use avecmaestria : référendum sur l’autodé-termination (8 janvier 1961) et surles accords d’Evian (8 avril 1962).Référendum en Algérie, le1er juillet 1962, à l’avant-veille del’indépendance. Mais il en usesans grand risque : depuis la findes années 1950, les sondages ledisent, les Français aspiraient à lapaix, fût-elle au prix du renonce-ment à l’Algérie.

Bertrand Le Gendre

M ICHEL DEBRÉ s’est tou-jours fait une certaine idéede de Gaulle. Sans sa fidéli-

té au grand homme, touchant à l’ab-négation, l’abandon de l’Algérieaurait été pour lui plus douloureuseencore.

Membre du Conseil d’Etat avantguerre, il est de ces technocrates qui,à la Libération, entreprennent demoderniser la France – on lui doit lacréation de l’Ecole nationale d’admi-nistration. Elu sénateur, il dénoncechaque semaine dans Le Courrier dela colère, dont il est l’âme, les mœursde la IVe République et ses faux-fuyants à l’égard de l’Algérie. Dans

un pamphlet fameux, Ces princes quinous gouvernent (Plon, 1957), il sou-tient sur le même ton que l’abandonde celle-ci favoriserait « l’expansionsoviétique ».

Garde des sceaux en 1958 (il estl’un des pères de la Constitution),premier ministre en 1959, il fait preu-ve d’un « complet loyalisme »quand s’impose l’indépendance del’Algérie, malgré son « chagrin »,dixit de Gaulle dans ses Mémoires.Vingt-cinq ans plus tard, dans sespropres Mémoires, Michel Debréreconnaîtra qu’un empire n’est pasviable « sans la volonté de demeurerensemble ».

a Juin 1958.Le généralde Gaullese rend pourquatre joursen Algérie.Ici, lors deson célèbrediscoursdu Forumd’Alger, oùil lance auxEuropéens :« Je vous aicompris ! »

Au printemps 1960, de Gaulle n’a pas encore renoncé àobtenir un cessez-le-feu, qu’il considère comme un préa-lable à toute négociation. Politiquement, le moment estbien choisi : son discours sur l’« autodétermination » asemé le doute parmi les insurgés que le « plan Challe » aaffaiblis militairement. C’est sur ces entrefaites que,sans en référer à la direction du FLN, des combattants dela wilaya IV (Algérois) offrent de mettre fin aux combats.

Leur chef, Si Salah, est un Kabyle de 31 ans, fils d’instituteur, dont la sincéri-té paraît si évidente qu’il sera reçu, en grand secret, à l’Elysée par de Gaullelui-même. Le chef d’Etat ne décourage pas Si Salah de tenter de rallier à sacause d’autres wilayas. Mais de Gaulle a plusieurs fers au feu et ne tarderapas à reconnaître le FLN comme seul interlocuteur valable. Devenu inutile,Si Salah est dénoncé à ses coreligionnaires par Si Mohamed qui a été reçuavec lui à l’Elysée. Il trouvera mystérieusement la mort dans le Djurjura, enjuillet 1961, au cours d’un accrochage avec l’armée française, sans qu’onsache quel sort lui réservait la direction du FLN.

/

Par la grâce desfactieux d’Alger,voilà de Gaulleà nouveau aupouvoir. Cela enfait-il leur débiteur ?Certainsy comptent, à tort

L’« affaire » Si Salah, négociateur secret du FLN

Le « chagrin » de Michel Debrépartisan de l’algérie française, il resta fidèle au général

« Napoléon disaitqu’en amour, laseule victoire, c’estla fuite. En matièrede décolonisation,la seule victoire,c’est de s’en aller »

, 4 1962

A L G É R I EH I S T O I R E

L’homme qui sut aller de l’avant contre les siens« je renie tout ce que je n’écris pas », confia un jour le général de gaulle à son chef de cabinet. il commencera par dire« je vous ai compris » aux français d’algérie, puis il mettra en place le processus d’autodétermination des algériens

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LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004/V

182730 avril : coup d’éventail du deyd’Alger au consul de France.183014 juin : débarquementdes Français, qui prennent Algerle 5 juillet.184314 août : défaite d’Abd el-Kader,qui se rendra le 24 décembre 1847.1848La Constitution déclare l’Algérieterritoire français. Les colonsseront représentés au Parlement.1873La loi Wargnier francise la propriété,spoliant familles et tribus.187024 octobre : les décrets Crémieuxrattachent l’Algérie au ministèrede l’intérieur et naturalisentla population juive.1900Autonomie budgétaire.1916Révoltes dans le Constantinois.1926Mars : naissance en Francede l’Etoile nord-africaine, premièreorganisation indépendantiste.1942Novembre : débarquementaméricain en Algérie et au Maroc.194310 février : Ferhat Abbas rédigele « Manifeste du peuple algérien ».19447 mars : ordonnance sur l’égalitéentre Français et musulmans.194524 avril : déportation de MessaliHadj.1er mai : manifestations nationalistesdans toute l’Algérie8 mai : la France célèbre la victoire.Les manifestations de Sétifs’étendent à une partie duConstantinois. Brutale répressionde l’armée. Reddition « officielle »des tribus le 22 mai.Le nombre de colons tués varieentre 88 et 103. Le bilan des victimesalgériennes reste mal connu.Les militaires ont parlé de 6 000à 8 000 morts, Benjamin Storade 15 000, les autorités algériennesde 45 000 et Ben Bella de 65 000.194623 octobre : Messali Hadj créele Mouvement pour le triomphedes libertés démocratiques (MTLD).1947Création de l’« Organisationspéciale » (OS) par le Parti dupeuple algérien (PPA) et le MTLD.

20 septembre : nouveau statutqui « maintient l’Algérie au seinde la République française ».1948Elections législatives truquées

aux Assemblées algériennes.1950Démantèlement de l’OS.1954Mars-avril : création du Comitérévolutionnaire pour l’unitéet l’action (CRUA).Juillet : l’OS reconstituée décidede passer à la lutte armée.1er novembre : le CRUA setransforme en Front de libérationnationale (FLN), sous la directionde Hocine Aït Ahmed, Ahmed BenBella, Larbi Ben M’hidi, Rabah Bitat,Mohammed Boudiaf, Mostefa BenBoulaïd, Didouche Mourad,Mohamed Khider et Krim Belkacem.Une série d’attentats marquentle début de l’insurrection.

5 novembre : le MTLD interdit.3 décembre : Messali Hadj créele Mouvement national algérien.195520 janvier : premières grandesopérations françaises dans l’Aurès.1er février : Pierre Mendès Francenomme Jacques Soustellegouverneur général.23 février : investituredu gouvernement Edgar Faure.13 mai : le général Cherrière,commandant en chef en Algérie,définit le principe de responsabilitécollective.20 août : offensive de l’ALNdans le Nord-Constantinois.12 septembre : le PCA est interditet Alger Républicain suspendu.19562 janvier : victoire du Frontrépublicain aux législatives.1er février : investituredu gouvernement Guy Mollet,qui nomme Robert Lacosteministre résident.Mars : Paris reconnaîtl’indépendance du Maroc (le 2)et de la Tunisie (le 23).12 mars : l’Assemblée nationalevote les « pouvoirs spéciaux ».22 avril : Ferhat Abbas rallie le FLN.20 août : congrès du FLNdans la vallée de la Soummamet création du Comité nationalde la révolution algérienne (CNRA).Eté 1956 : affrontementsentre MNA et FLN.22 octobre : détournement sur Algerde l’avion des chefs FLNqui se rendaient à Tunis. Ben Bella,Aït Ahmed, Khider, Boudiaf, Bitatet Mostefa Lacheraf sont arrêtés.5 novembre : expédition de Suez.13 novembre : le général Salannommé commandant en chefen Algérie.19577 janvier : « Bataille d’Alger » :le général Massu, chef de la

10e division de parachutistes,estchargé du maintien de l’ordre àAlger.16 janvier : attentat du bazooka.18 février : le généralde La Bollardière, qui condamnait latorture, est relevé de ses fonctions.25 février : Larbi Ben M’hidiest arrêté ; il sera torturé à mort.

23 mars : assassinat d’AliBoumendjel, avocat du FLN.21 mai : chute du gouvernementde Guy Mollet.29 mai : massacre par le FLNdes hommes du villagede Melouza.Juin : construction de barrièresélectrifiées le long des frontièresavec le Maroc et la Tunisie.11 juin : arrestation de MauriceAudin, qui sera assassiné.12 juin : investiture dugouvernement Bourgès-Maunoury.L’opinion commence à s’interrogersur le bien-fondé de la guerre.

12 septembre : démissionde Paul Teitgen, opposé à la torture.

24 septembre : arrestationde Yacef Saadi, chef FLN d’Alger.

30 septembre : le projetde « loi-cadre » pour l’Algérie estrepoussé à l’Assemblée nationale.Bourgès-Maunoury démissionne.Octobre : capture de Ben Hamida,fin de la « bataille d’Alger ».27 décembre : Boussouffait assassiner Abbane Ramdane.19588 février : en riposte aux attaquesdu FLN venues de Tunisie, l’aviationfrançaise bombardeSakhiet-Sidi-Youssef, faisantde nombreux morts. Tunis exigel’évacuation des bases françaises.13-21 février : Habib Bourguibasaisit le Conseil de sécuritéde l’ONU. Paris et Tunis acceptentles « bons offices » anglo-américains.15 avril : chute du gouvernementFélix Gaillard.13 mai : des manifestantsenvahissent le gouvernementgénéral à Alger. Créationdu Comité de salut public dirigépar le général Massu.14 mai : investituredu gouvernement Pfimlin. Appelde Massu au général de Gaulle.Déclaration du général Salan :« Je prends en main provisoirementles destinées de l’Algérie française. »15 mai : de Gaulle prêt « à assumerles pouvoirs de la République ».17 mai : Soustelle rentre à Alger.1er juin : l’Assemblée investitde Gaulle à la tête du gouvernementet reconduit les pouvoirs spéciaux.4 juin : premier voyage en Algériede de Gaulle, qui prononce son« Je vous ai compris » et dit qu’il n’ya en Algérie « que des Françaisà part entière avec les mêmes droitset les mêmes devoirs ».7 juin : Salan nommé déléguégénéral et commandanten chef en Algérie.20 août : la direction du FLNest purgée par les chefs de l’ALN.19 septembre : fondation au Cairedu « Gouvernement provisoirede la République algérienne »(GPRA) présidé par Ferhat Abbas.28 septembre : la Constitutionfrançaise est approuvée en Algériepar 95 % des suffrages exprimés.3 octobre : de Gaulle annoncele plan de Constantine.23 octobre : de Gaulle proposeau FLN « la paix des braves »,qui sera rejetée le 25 par le FLN.19 décembre : Salan est remplacépar le délégué général PaulDelouvrier et le général Challe.21 décembre : de Gaulle est éluprésident de la République.1959Janvier : début du « plan Challe » ;libération de Messali Hadj.8 janvier : de Gaulle proposel’association de l’Algérie à la France.28 mars : les commandants deswilayas 3 et 4 sont tués au combat.21 juillet : début de l’opérationJumelles en Kabylie.Début août : de Gaulle effectue

sa première tournée des popotes.16 septembre : de Gaulle proclamele droit à l’autodétermination.19 septembre : Georges Bidaultforme le Rassemblementpour l’Algérie française.

196024 au 31 janvier : « Semainedes barricades » à Alger. Aprèsune fusillade qui fait 20 morts, lesémeutiers se retranchent au centrede la ville. Etat de siège. Le campretranché se rendra le 1er février.24 février : découverte du « réseauJeanson » d’aide au FLN.3-5 mars : deuxième tournéedes popotes. De Gaulle parled’« Algérie algérienne ».30 mars : le général Challe estremplacé par le général Crépin.10 juin : Si Salah, chef de la wilaya 4,est reçu à l’Elysée.25-29 juin : échec des pourparlersde Melun avec des émissairesdu GPRA.6 septembre : « Manifeste des 121 »sur le droit à l’insoumission.9 au 13 décembre : manifestationsd’Européens contre le voyagede de Gaulle en Algérie. Premierdéfilé d’Algériens en faveur duGPRA ; 120 morts à Alger.19 décembre : l’assemblée généralede l’ONU reconnaît le droitde l’Algérie à l’indépendance.19618 janvier : le référendum surl’autodétermination est approuvépar 75,25 % de « oui », dont 69,09 %en Algérie.

Février : constitution del’Organisation armée secrète (OAS).20-22 février : Ahmed Boumendjel(négociateur du FLN) rencontreGeorges Pompidou en Suisse.2 mars : verdict du procèsdes barricades : Joseph Ortizcondamné à mort par contumace,Lagaillarde à dix ans de détention.21-25 avril : les généraux en retraiteChalle, Jouhaud et Zeller s’emparentdu pouvoir à Alger. Le général Salanles rejoint peu après.23 avril : le gouvernement décrète

l’état d’urgence et le recours àl’article 16 de la Constitution.25 avril : échec du putsch, Challese rend. Salan, Jouhaud et Zeller secachent, Roger Degueldre s’enfuit.20 mai-13 juin : débutdes négociations d’Evian.31 mai : le général Challe estcondamné à quinze ans de réclusion.26 août : Ben Khedda succèdeà Ferhat Abbas à la tête du GPRA.8 septembre : attentat OAS contrede Gaulle à Pont-sur-Seine.17 octobre : 20 000 Algériensmanifestent à Paris. La répression,sur l’ordre du préfet Papon,fait plus de 200 morts.1er novembre : une Journéenationale pour l’indépendanceorganisée par le FLN en Algérieprovoque la mort de 100 personnes.19623-4 janvier : affrontements entreEuropéens et musulmans à Oran.23-24 janvier : 22 attentatsau plastic, dont un contrele domicile d’Hubert Beuve-Méry(directeur du Monde).7 février : attentat de l’OASchez André Malraux à Boulogne.8 février : à la fin d’unemanifestation anti-OAS à Paris,la répression policière fait 8 mortset plus de 200 blessés au métroCharonne.10 février : rencontre des Roussesentre le GPRA et le gouvernementfrançais.18 mars : accords d’Evian.19 mars : cessez-le-feu. ChristianFouchet est nommé hautcommissaire et Abderrahmane Farèsprésident de l’exécutif provisoire.L’OAS appelle à la grève.23 mars : à Alger, l’OAS ouvre le feusur les forces de l’ordre. Violentscombats à Bab el-Oued.26 mars : sanglante fusillade rued’Isly, à Alger, entre Européens etforces de l’ordre : 46 morts.30 mars : Salan crée un Conseilnational de la résistance (CNR).8 avril : les accords d’Eviansont approuvés par référendumpar 90,70 % des votants.14 avril : condamnation à mortdu général Jouhaud.19 mai : l’exode des pieds-noirsse transforme en panique.24 mai : le général Salan estcondamné à la détention à vie.15 juin : contacts entre l’OAS etle FLN pour faire cesser les attentats(« accords Susini-Mostefaï »).

1er juillet : référendum en Algérie :5 975 581 voix pour le « oui »et 16 534 voix pour le « non ».3 juillet : la France reconnaîtl’indépendance de l’Algérie. Arrivéedu président du GPRA à Alger.4 juillet : début des exécutionset enlèvements de pieds-noirset de harkis à Oran.22 juillet : constitution du bureaupolitique du FLN.3 août : Ben Bella, puisBoumediène, arrivent à Alger.22 août : de Gaulle échappeà un attentat OAS au Petit-Clamart.

5 septembre : Alger placée sousle contrôle du bureau politique.20 septembre : plébiscite en faveurde la liste unique FLN des candidatsà l’Assemblée nationale.196315 septembre : Ahmed Ben Bellaest élu président de la République.

Thouria Adouani

Les portraits de Messali Hadj, GuyMollet, Ferhat Abbas, Jacques Cheval-lier, Ben Bella, Jacques Massu, KrimBelkacem, Raoul Salan, MichelDebré, Abbane Ramdane, Paul Aussa-resses, Maurice El-Médioni, BlaouiEl-Houari, Rachid Mekhloufi, Jean-Jacques Susini, Yasmina Khadra, Was-sila Tamzali, Benjamin Stora (pages IIà XXIII) sont des photos AFP.

LES souvenirs restent assez dou-loureux pour que le débat sur lesmorts demeure chargé d’émo-

tion. Y a-t-il eu « un million et demide martyrs » algériens ou 100 000 ?Combien y eut-il de victimes françai-ses du FLN et de l’OAS, combiend’Algériens tués par le FLN ?

Côté français, l’armée répertorie24 643 tués, dont 15 583 au combat,7 917 accidentellement et 1 144 demaladie. Les pertes civiles, victimesdu FNL et de l’OAS, sont estiméesentre 4 500 et 5 000.

Côté algérien, les pertes des com-battants – chiffre basé sur les deman-des de pensions des familles de« martyrs » – ont été estimées à152 863, sur un total de 336 748maquisards et soldats de l’ALN. Untaux de pertes d’environ 50 % auquelil faut ajouter le bilan des purgesentre FLN et MNA qui atteindrait12 000 morts, selon l’historienMohammed Harbi.

Nul ne doute que la populationalgérienne a payé un lourd tribut,mais le bilan est difficile à établir.Combien sont morts dans des opéra-tions de « pacification » ? Peu avant

l’indépendance, les militaires fran-çais estimaient à 227 000 le « totalgénéral des musulmans victimes de laguerre ». Plusieurs études démogra-phiques aboutissent à un chiffre voi-sin : la Revue du plan et des étudeséconomiques estimait à 290 000 per-sonnes « la mortalité due à laguerre ». Selon l’historien Charles-Robert Ageron, qui s’est livré à desrecherches fouillées, les pertes civileset militaires seraient de 234 000 à290 000 morts.

De son côté, El Moudjahid avaitdonné, le 15 octobre 1959, le chiffrede « plus de 500 000 tués et disparus(combattants et civils, hommes, fem-mes et enfants) ». Même bataille dechiffres pour les harkis. Plutôt quecelui, « incantatoire », de 150 000 vic-times du FLN en 1962, il apparaîtaujourd’hui plus réaliste de se limiterà une fourchette de 6 000 à 10 000.

Ce débat sur les chiffres touchedésormais aussi l’Algérie. MustaphaHaddab, professeur de sociologie àl’université d’Alger, voit dans le chif-fre de 1,5 million et demi de victimes« un slogan indéboulonnable, unedevise, mais qui fait mal à l’histoire ».

Selon Mohammed Harbi, « ce chiffrene tient pas la route ». Il préfère sui-vre « le même raisonnement qu’Age-ron, qui a fait un travail fiable » surun sujet qui reste toujours « embar-rassant » en l’absence d’une positionofficielle.

Autre historien algérien, DahoDjerbal estime que ce chiffre « a étéfabriqué à partir d’une discussionentre dirigeants et cadres politiquesdu FLN. Il s’agit d’une simple estima-tion » et le chiffre réel reste à établir.Il faudrait accéder aux archives deswilayas, qui tenaient à jour la liste deleurs pertes, et « qui sont toujourssous séquestre entre des mains qu’onignore ».

Même raisonnement pour les har-kis : les archives françaises devraientpermettre de chiffrer le nombre dedisparus parmi les Algériens qui ser-vaient la cause française. Là aussi,« le travail n’a pas été fait en raison dela conjoncture, et c’est dommage ».« Entre refoulement et révisionnisme,il y a place pour un travail sérieux surnotre histoire commune », conclut-il.

P. de B.

Résistant FTP, il s’enga-ge dans la Légion. Ildéserte le 22 avril 1961lors du putsch. Chef descommandos Delta del’OAS, il est arrêté le

5 avril 1962 et fusillé le 6 juillet au fort d’Ivry.Il dirige de 1947 à1949 l’Organisationspéciale (OS). Chefhistorique du FLN, ilest arrêté en octo-bre 1956 avec d’autres

dirigeants du FLN lors de l’arraisonne-ment de leur avion. Il sera détenujusqu’en 1962.

Mathématicien, mili-tant du PC algérien, ilest arrêté le 11 juin1957 par les paras ettorturé pendant dixjours. Le 21 juin, il est

déclaré « disparu ». Son corps n’a jamaisété retrouvé.

Président du conseilen 1949-1950. Il sou-tient de Gaulle enmai 1958. Après le dis-cours sur l’autodéter-mination de l’Algérie,

il succède en 1962 à Salan à la tête del’OAS. Amnistié en 1968.

Militant gaulliste, nom-mé, en mars 1960, pro-ducteur à la RTF en Algé-rie, il y implante le Mou-vement pour la Coopéra-tion (MPC), favorable à

l’indépendance. En 1961, il dirige la lutte des« barbouzes » français contre l’OAS.

Après une formationmilitaire en Egypte, ilrejoint l’Oranie en 1955,où il organise la guérilla.Chef d’état-major del’ALN en 1960, destitué

en juin 1962, Ben Bella le nommera ministrede la défense. Boumediène le renversera en1965 et restera président jusqu’à sa mort.

Aviateur, il prend en1958 le commande-ment des forces françai-ses en Algérie. Après laSemaine des barrica-des (janvier 1960), de

Gaulle l’éloigne. En janvier 1961, il deman-de sa retraite anticipée et prend la tête duputsch du 22 avril. Condamné à quinze ansde détention, il sera libéré en 1966.

a La Une du Monde du lendemain de la « Toussaint rouge ». Qui comprend alors qu’une « guerre » commence ?

Chef historique du FLN,il coordonne à Algerl’action de la guérilla.Arrêté le 15 février 1957,il déclare, à propos desattentats : « Donnez-

nous vos chars et vos avions, et nous vousdonnerons nos couffins », dans lesquels lesterroristes plaçaient leurs bombes. Tortu-ré puis pendu le 5 mars 1957.

Il est ministre de l’inté-rieur en 1954 dans legouvernement Men-dès France et déclare,au lendemain de la« Toussaint rouge » :

« La seule négociation, c’est la guerre. » Ilsera garde des sceaux sous Guy Mollet(1956). Président de la République de 1981à 1995.

Boulanger, membre del’OS jusqu’en 1952. En1954, il devient chef del’organisation militairedu FLN à Alger. Del’automne 1956 à l’été

1957, il y organise les attentats à la bombe.Arrêté le 24 septembre 1957, condamné àmort, il est libéré en mars 1962.

Roger Degueldre (1925-1962)

Hocine Aït Ahmed (né en 1926)

Maurice Audin (1932-1957)

Georges Bidault (1899-1983)

Lucien Bitterlin (né en 1932)

Houari Boumediène (1932-1978)

Maurice Challe (1905-1979)

Larbi Ben M’hidi (1923-1957)

François Mitterrand (1916-1996)

Yacef Saadi (né en 1928)

Combien de victimes ? Un douloureux bilan,tant sur le plan politique que statistique

A L G É R I EH I S T O I R E

136 ans de liens

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VI/LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004

ALGERde notre envoyé spécial

C’est devenu une sorte de rendez-vous sacré. De pèlerinage obligé.Chaque année, le 1er novembre,quand Alger verse dans la commé-moration grandiloquente, LakhdarBouregaa quitte la capitale etretourne dans le maquis. Il partseul, pour la journée, dans les mon-tagnes qui bordent la Mitidja. Là,loin du monde, il a rendez-vousavec ses souvenirs et les âmes mor-tes de ses compagnons. « Je mar-che, je parle à tous ceux qui ont ététués pendant la guerre. Parfois jepleure », dit, d’une voix sourde, l’an-cien maquisard.

A 70 ans passés, la moustache del’ancien djounoud (comme s’appel-lent alors les combattants desmaquis) est grisonnante, le cheveuse fait rare, mais la mémoiredemeure. Il raconte la guerre delibération qui a fait de lui un chefde guerre couturé de partout. Ilsort des photos un peu grises quidorment dans un album épais, mon-tre des tracts lancés par les avionsfrançais et qui, photo à l’appui, pro-mettaient la mort aux rebelles…

Lakhdar Bouregaa se souvientbien du 1er novembre 1954. Il avait20 ans et faisait son service militai-re en France, dans les chasseursalpins à Briançon. Un « officier chré-tien », le premier, lui a annoncéqu’un soulèvement venait d’avoirlieu. D’autres informations sui-vront, fournies par les supérieurs.« On en parlait beaucoup. Il n’yavait pas de problème entre les appe-lés algériens – nous étions 11 autotal – et les militaires français. Maisje ne disais pas tout ce que je pen-sais », précise-t-il.

Le soldat Bouregaa a la fibrenationaliste. Comme son père, com-me son frère, Rabah, et son maîtreà l’école coranique. Adolescent, il acroisé Mourad Didouche, un desfondateurs du FLN. Il admire Mes-sali Hadj, père du mouvement

national, et ne porte pas dans soncœur les « gros richards de colons ».Pourquoi n’avoir pas déserté ?« Briançon, c’était le bout du mon-de. »

Le jeune homme va attendre lafin du service militaire et le retouren Algérie, au printemps 1956,pour rejoindre son frère Rabah,maquisard de la première heure,

dans ces montagnes de la wilaya 4qui couronnent la capitale. « Je n’airien dit à personne, surtout pas à mamère. Je suis parti une nuit, empor-tant un fusil de chasse caché sous dela paille et une demi-douzaine decartouches. »

Tout est à inventer. « Notre arme-ment était ridicule. On vivait dans lesmontagnes au-dessus de Blida, sanschef, sans directive, sans moyens decommunication et sans vraimentmener d’actions. On se déplaçaitsans cesse. Les marches se faisaientde nuit. Des guides nous amenaientd’un village à l’autre. Dans leshameaux, des gens sûrs nous don-naient à manger et nous rensei-gnaient sur l’armée française. Maisc’est une légende de dire que toute lapopulation était avec nous. Beau-coup ne se sentaient pas impliqués.Le colonialisme, ils ne savaient pasce que ça signifiait. »

1956-1958 : loin des grandes vil-les, la guerre de libération a un côtédérisoire. Sur le papier, une organi-sation existe, avec des spécialistesdu sabotage, du renseignement,des groupes de choc. Mais la réalitéest autre. Envoyés l’été 1956 établirun contact avec les groupes del’Oranais, Lakhdar Bouregaa et sescompagnons reviennent bre-douilles deux mois plus tard. Lebilan militaire est mitigé : le champd’un colon incendié ; trois fusils, unfusil-mitrailleur et une carabinepris lors d’une embuscade. Bienplus tard, ils apprendront par leurschefs (qui l’ont lu dans Le Monde…)qu’un commandant français a ététué dans l’accrochage. « On étaitdans l’improvisation, livrés à nous-mêmes », dit-il.

Cette drôle de guerre va bientôtprendre une tournure autrementdramatique. L’armée française estbien renseignée. Aux embuscades,s’ajoutent des batailles rangées, quisaignent les rangs des fellagas.Dans les maquis, les pertes sontlourdes. Promu chef de compagnie,Lakhdar se souvient qu’elle a étéreconstituée pas moins de trente etune fois ! Lui-même a été blessé àsix reprises, dont une fois griève-ment, au ventre. « J’ai saupoudré lablessure avec le DDT qu’on nous don-nait dans du papier journal et mis duscotch dessus. Le médecin m’a traitéde fou. Je m’en suis sorti. J’ai eu de lachance. »

Les maquisards sont des gueux.L’équipement arrive au compte-gouttes de Tunisie, où est installé leFLN dit « de l’extérieur », que lesdjounouds affublent du titre de« maquisards par correspondan-ce ». « Lorsqu’un adversaire étaittué, la consigne était de lui prendreen priorité son fusil, puis ses chaussu-res, son pantalon et enfin sa veste. »Les photos des compagnons deLakhdar Bouregaa, en treillis et ves-te militaire français, témoignentque la règle était appliquée.

Dans les maquis de la wilaya 4,où toute présence féminine a étébannie, la vie quotidienne est rudeet bien encadrée. Une séanced’autocritique suit chaque embus-cade. Chacun doit justifier l’emploides munitions. En cas de dérive, uncommissaire politique veille augrain, et un tribunal siège pourjuger les « traîtres ». Lire un journalfrançais, écouter la radio d’Alger– contrôlée par Paris – sont des ges-tes interdits. Mais des étudiantsmaquisards ont créé une troupe dethéâtre. Et des cours d’alphabétisa-tion existent, où l’on peut appren-dre le français ou l’arabe. « Chaquecombattant devait toujours avoir surlui un carnet, un stylo, une brosse àdents et du dentifrice. C’était unefaçon d’éduquer le peuple. »

De cette période, Lakhdar Boure-gaa pourrait parler des journéesentières. Les anecdotes s’enchaî-nent. Il y a cette embuscade d’où ilest sorti miraculeusement, unique

rescapé parmi six maquisards. « Onétait encerclé. Un béret vert françaisnous narguait en nous demandants’il nous restait des munitions. » Ouce photographe français, qu’ilsavaient recueilli pendant près desix mois, persuadés qu’il s’agissaitd’un déserteur. « Il nous avaitappris à nous servir d’un appareilphoto et nous avait tous photogra-phiés. On le considérait comme undes nôtres. Il avait adopté le prénomd’un maquisard tué au combat. »Un jour, le Français disparaît dansla nature. « Pour nous, c’était unmartyr. Beaucoup plus tard, en lisantun livre de Massu, j’ai découvert quec’était un espion infiltré dans nosrangs »…

Il y aussi l’histoire de cette vieillefemme, folle de douleur, à qui lesmaquisards amenèrent un prison-nier français pour qu’elle se vengede la mort de ses deux fils, assassi-nés sous ses yeux par des légionnai-res. Elle se contentera de lui mor-

diller l’oreille. L’histoire encore dufrère de Lakhdar, tué les armes à lamain et à qui les soldats françaisrendront hommage pour sa bravou-re. Et combien d’autres récits, tousdramatiques, couleur de sang…

Le plus étonnant, paradoxale-ment, est postérieur à 1962 et à lafin de la guerre. Il a pour cadreParis, où Lakhdar Bouregaa, reve-nu de bien des illusions (il fera huitannées de prison sous Boumediènepour des raisons politiques), bague-naude à la fin des années 1970. « Jesuis tombé en arrêt devant la plaqued’une rue. Elle portait le nom du colo-nel avec qui, en tant que comman-dant du Centre de la wilaya 4, j’avaissigné le cessez-le-feu local en 1962.Nous nous étions serré la main. AParis, quand j’ai vu son nom sur laplaque, je me suis mis au gar-de-à-vous en pleine rue pendantquelques secondes. »

Jean-Pierre Tuquoi

a La fatigueet l’attentede la find’une guerreque l’on sentproche.En 1962,Marc Riboudphotographiedesmaquisardsde la wilayaIII de l’ALN,près deTizi Ouzou.

En quoi consistait la« guerre révolutionnai-re » que prônait leFLN ?

Issu de la nébuleusemarxiste-léniniste, le ter-me se décline en trois ver-sions : entraîner les mas-

ses pour prendre le pouvoir par tous lesmoyens, c’est le cas bolchévique ; étouffer lesvilles à partir de la campagne, comme MaoZedong ; enfin, mener une « guerre subversi-ve », c’est le schéma classique de Ho ChiMinh au Vietnam. Des éléments des troismodèles se retrouvent dans les formationsqui prônent la guerre révolutionnaire. Celuidu FLN se fondait sur un schéma simple. Un :provocation. Vous êtes encore minoritaire ettrès faible face à la puissance coloniale. Vousattaquez des « objectifs sympathiques », dumoins en théorie : tout ce qui représente lepouvoir colonial. Et vous espérez qu’il réagiracomme d’habitude, au marteau pilon. Deux :la répression fait des dommages énormesdans la population civile, morts, arrestations,étouffement du quotidien. Trois : une spiralede contamination s’enclenche : il n’y a plus deplace pour les neutres, les modérés. Chacundoit être dans un camp ou dans l’autre. Quin’est pas avec vous devient mécaniquementvotre ennemi. Quatre : le stade ultime, l’inter-nationalisation. L’opinion mondiale, celle dupays colonisateur et celle de pays « amis » sesaisit de votre conflit. Votre adversaire a per-du le jour où l’opinion, politiquement, admetle bien-fondé de votre point de vue.

Ce qui s’est passé pour la France ?Oui. Le FLN n’a jamais eu l’espoir de « vain-

cre » militairement. La guerre ne sert à rien sielle n’est pas accompagnée d’un mouvementnational. En septembre 1960, aux Jeux olympi-ques de Rome, un sportif français montantsur le podium se faît conspuer : la France aperdu la bataille de l’opinion. Quelques moisaprès, le Conseil de sécurité adopte la résolu-tion 1514 exigeant que Paris « donne sa liber-té au peuple algérien ».

Comment le FLN en est-il arrivé à la stra-tégie de la guerre révolutionnaire ?

L’expression « guerre subversive » est plusjuste. La lutte armée vient de loin au sein duFLN, qui en est l’archétype. L’OS (Organisa-tion spéciale), bras armé d’un parti interdit,le Parti du peuple algérien (PPA), est créée

en février 1947. Avant que la police ne mettela main dessus, elle dispose de 1 000 hom-mes, armés et entraînés. Elle a copié l’organi-sation de la résistance française, en cloison-nant encore plus, par groupes de trois person-nes. L’étanchéité est presque absolue. Maistous ne partagent pas la même vision de la lut-te armée. Au PPA, il y a deux courants. L’unest panislamiste et panarabe, l’autre, égale-ment panarabe, adopte la notion d'« algéria-nité », qui induit l’accession de l’Algérie à lamodernité. Les deux chefs de l’OS dévelop-pent des visions différentes de la guerre sub-versive. Le commandant politique, AïtAhmed, veut une « guerre de partisans ». Sesmodèles sont la résistance française et HoChi Minh. Son idée : commencer par instau-rer des « zones libérées » dans des régionsdifficiles d’accès pour l’armée. En face, le chefmilitaire, Ahmed Ben Bella, parie sur le terro-risme qui porte la guerre au cœur de l’adver-saire. Au 1er novembre 1954, son choix est ava-lisé, avec l’assassinat de l’instituteur Monne-rot, dans les Aurès.

Les militaires français comprennent-ilsce qui se passe ?

Malgré leur expérience en Indochine, ilsvont être de bout en bout hors sujet. Ils necomprennent pas que l’Algérie n’est pas l’In-dochine, qu’y existe une aspiration, minoritai-re mais réelle, à la citoyenneté française par-mi les Algériens. Beaucoup d’officiers évo-quent la population arabe en disant « lesViets ». Ils sont convaincus d’avoir affaire,comme au Vietnam, à une « subversion com-muniste » et ne comprennent pas la spécifici-té du FLN, son populisme traditionaliste etreligieux.

N’ont-ils pas procédé à un bilan de leuréchec vietnamien ?

Non. Ils sont saupoudrés d’un vernis,croient avoir compris la guerre subversive,mais restent engoncés dans leurs certitudes.Cela dit, les militaires français ont des sensibi-lités différentes, que la bataille d’Alger (1957)nivellera. On distingue trois groupes. Les indif-férents, hauts gradés venus de France, sedemandent ce qu’ils font là. Ils développentla « mentalité du bordj » : pas de vagues, quele calme règne dans leur secteur ; ce qui sepasse en profondeur ne les concerne pas.Ensuite, les officiers d’Indochine. Revan-chards, ceux-là disent : « On ne se fera pasavoir deux fois. » Ils croient avoir « compris »

le fonctionnement de l’adversaire. Le colonelLacheroy sera le grand théoricien de la « guer-re contre-révolutionnaire ». Leur mot d’ordreest « vaincre le terrorisme ». Ils croiront avoir« gagné la guerre » en remportant la batailled’Alger, sans voir que, si le FLN y a été déman-telé, sa willaya 4 a, en même temps, multipliépar dix ses effectifs. Tout leur aveuglementtient en une image : pendant que ces militai-res « gagnaient » à Alger, dans les maquis dela willaya 4 les djounouds, à la veillée, chan-taient, en français, le Chant des partisans ! La

bataille d’Alger fut unevictoire militaire et uneimmense défaite.

Un troisième grouped’officiers est issu de l’ar-mée d’Afrique. Ceux-là,comme le général Geor-ges Spillmann, sontconvaincus que la politi-que du gros bâton estune erreur tragique. Ilsdisent : cessons de consi-

dérer les gens comme des bougnouls,construisons des routes, des écoles, des dis-pensaires. Ils penseront les premiers à recru-ter des harkas, fonderont les SAS (sectionsadministratives spécialisées) pour améliorerle sort des populations du bled. Leur dernierreprésentant, le général Lorillot, partira à lafin 1956. Ce groupe ne croit absolument pas àl’efficacité de la guerre contre-révolution-naire.

Et la classe politique française ?Elle ne comprend rien de plus que les mili-

taires, hormis Mendès France, qui en 1954s’occupe de la Tunisie et du Maroc et croitpouvoir repousser la question algérienne, etde Gaulle, qui, dès son discours aux pieds-noirs en 1943, sait qu’un immense change-ment doit avoir lieu en Algérie. Paris n’aqu’une obsession : le « retour au calme ». Oncroit aujourd’hui que tout commence le1er novembre 1954, parce que la France com-me le FLN ont fait de cette date le déclen-cheur de la guerre. Mais c’est faux. Le1er novembre est l’acte de naissance politiquede la guerre révolutionnaire, mais aupara-vant il n’y avait pas « le calme ». Sur la seuleannée qui précède, on dénombre 56 attentatsen Algérie, dont un en plein jour, rue d’Isly àAlger ! Mais on ne voulait rien voir. Les jour-naux d’Alger et de Paris publiaient ces nouvel-

les dans la rubrique des « faits divers » ! Ici,un train avait déraillé, là, un « règlement decomptes » avait eu lieu dans une ville d’Algé-rie. Il y avait un déni et un aveuglement extra-ordinaires.

Quelles vont être les conséquences de laguerre révolutionnaire ?

Le modèle terroriste va entraîner le FLNvers l’abandon progressif de l’idée d'« algéria-nité » incluant toutes les communautésvivant sur le sol algérien. Le tournant survientle 20 août 1955, avec le massacre de Philippe-ville : 500 victimes parmi les Européens, maisaussi des ouvriers algériens. Le colonelZighout Youssef a agi seul. Le FLN le couvri-ra. La répression est effroyable : peut-être10 000 morts. Pourquoi le FLN se lance-t-ildans la terreur de masse ? Parce que beau-coup jugent que la guerre progresse trop len-tement. Il constate qu’il reste énormémentd’indécis dans la population. En commettantune provocation à grande échelle, on obtientce qu’on recherche : une réaction à plus gran-de échelle. La grande terreur commence là.L’irréparable a été commis, la neutralitédevient impossible. Pourtant, fin 1956, aucongrès de la Soummam, la thèse de la « guer-re de partisans » reste toujours le modèle. En1957, des commandants locaux FLN pren-nent peur des dérives du terrorisme aveugle.Certains disent « halte au feu ». N’oublionspas qu’au sommet de sa puissance intérieure,en janvier 1958, l’ALN comptera 50 000 hom-mes. En face, l’armée française, avec ses har-kas, spahis, gendarmes, SAS, groupes d’auto-défense, etc., regroupe 160 000 Algériensarmés. Du côté algérien, la guerre révolution-naire est donc aussi une guerre civile. Jus-qu’au bout, il y aura des gens au FLN pourdire que le terrorisme contre les Français etles Algériens qui ne le suivent pas est contre-productif.

Pourquoi ne sont-ils pas suivis ?Parce qu’une fois la violence imposée au

sein-même du FLN, la mécanique est lancée.Dès qu’Abbane Ramdane, chef le plus charis-matique de l’intérieur, est assassiné par lessiens (lire page VII), la terreur est légitiméecontre « tous les ennemis ». Pour vaincre,peu importe les moyens. Le phénomène estfacilité parce que, des deux côtés, la vendettal’emporte sur les logiques politiques initiales.Plus on s’approche de l’issue du conflit, plusl’adversaire est diabolisé globalement. Les

méthodes de répression françaises devien-nent de plus en plus collectives. Pourtant, il ya eu aussi débat du côté français. Des hautsgradés ont longtemps dit : « On ne peut pasfaire n’importe quoi. » Le général Gambiez, lecolonel de parachutistes Seguin-Pazzis pro-testeront contre la répression aveugle. La tor-ture ne sera banalisée qu’après la bataille d’Al-ger. Mais la « guerre contre-révolutionnai-re » finira par utiliser l’arme de l’autre, la ter-reur, dans l’idée de lui faire encore plus peurqu’il ne vous fait peur.

Quelles seront les conséquences ulté-rieures du succès de la guerre subversive ?

Sa validation comme modèle de « libéra-tion » influencera de nombreux mouvementsanticolonialistes. Sa glorification s’accompa-gnera d’une réécriture de l’histoire, et d’unemagnification de la culture de la violence.Ceux qui l’ont utilisée pour renverser le pou-voir établi considéreront légitime d’en userpour réprimer toute contestation de leur pou-voir, perçue comme émanant d’un « enne-mi ». Lorsque la guerre éclatera entre le régi-me et les islamistes, la mémoire de la guerresubversive resurgira. Les islamistes assimile-ront le pouvoir d’Alger à une copie du « pou-voir français colonial ». Ce dernier, à l’inverse,clamera que les islamistes sont les « fils de har-kis qui rêvent de revanche ». Chacun accuseral’autre d’être le « parti de la France ». La vio-lence révolutionnaire induit le refus d’admet-tre comme légitime toute autre vision que lasienne : l’autre ne peut être qu’un ennemi àliquider. Or l’effroyable guerre d’Algérie futaussi une guerre civile entre Algériens, quis’est terminée en guerre civile à l’indépendan-ce, quand les colonels de l’extérieur ont pris lepouvoir contre les combattants des maquis.Elle s’est aussi terminée par l’exode des Euro-péens, les massacres de harkis, puis la répres-sion des Kabyles. Un fond de culture de la vio-lence s’est implanté durablement.

Propos recueillis par Sylvain Cypel

spécialiste de l’algérie et d’histoire militaire, jean-charles jauffret explique comment le fln a basculé dans la terreurde masse, y compris contre les siens, et pourquoi les militaires français n’ont rien compris a la « guerre subversive »

JEAN-CHARLES JAUFFRET, professeur à l’IEPd’Aix-en-Provence, dirige le groupede recherches du CNRS « Histoire militaire,défense et sécurité » à l’universitéde Montpellier. Auteur de Soldats en Algérie :les expériences contrastées des hommesdu contingent, Autrement.

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« Un fond de culture de la violence s’est implanté »

Des djounouds souvent « livrés à eux-mêmes »Lakhdar Bouregaa, 70 ans, ex-chef de compagnie de l’ALN, raconte les difficultés du maquis, ses blessures, les pressionsdu commissaire politique du FLN chargé de débusquer les « traîtres », les séances d’autocritique et ses amis, morts au combat

« Chacundoit êtredansun campou dansl’autre »

« Je suis partiune nuit,emportant un fusilde chassecaché sousde la paille et unedemi-douzainede cartouches »

A L G É R I EG U E R R E E T V I O L E N C E S

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LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004/VII

D e l’occultation à la commé-moration, il a fallu des décen-nies pour mettre en lumière

la tragique réalité de la répressionde la manifestation du FLN du17 octobre 1961, à Paris. Des mili-tants-historiens comme MichelLevine et Jean-Luc Einaudi, relayéspar des enfants de l’immigrationalgérienne en quête de mémoire,ont, les premiers, secoué l’amné-sie, au début des années 1990, etbataillé pour obtenir l’ouverturedes archives de la préfecture depolice. Des historiens plus classi-ques comme Guy Pervillé ou Jean-Paul Brunet ont pris le relais.

Après la redécouverte de cettenuit de terreur oubliée, après lerappel du rôle de Maurice Papon,préfet de police, après la mise aurencart des mensonges officiels– 32 à 285 morts selon les sources,contre 3 reconnus à l’époque –,après la diffusion des photosd’autobus remplis d’Algériens ter-rorisés, des corps en sang et desgraffitis haineux, bref, après le réta-blissement des faits, l’heure estvenue d’analyser les enjeux poli-tiques de l’événement.

Avec Neil MacMaster, ensei-gnant à l’université d’East Anglia,et Jim House, de l’université deLeeds, plus question de s’indignerou de dénoncer, mais de compren-dre. D’apprécier le contexte danslequel la fédération de France duFLN a pris la décision d’appeler lesémigrés algériens de Paris à sortiren masse, avec femme et enfantsmais sans armes, pour braver lecouvre-feu visant les « Françaismusulmans d’Algérie » que le pré-fet Papon venait de rétablir.

Dans un article de la revueVingtième siècle (juillet-septembre2004), ils portent un regard inéditsur les enjeux de pouvoir qui ontsous-tendu l’organisation de cedéfilé, puis son oubli. Dans lesarchives de la préfecture de policede Paris, ils ont découvert le dou-ble contexte dans lequel s’inscrit le17 octobre. D’une part, une réorga-nisation du FLN, destinée à faireface aux infiltrations policières et àrépondre à l’afflux de militants ;de l’autre, la mobilisation des servi-ces de renseignement, qui fournis-sent à la DST une connaissancetrès détaillée du réseau nationalis-te, aboutissant, trois semainesaprès la manifestation, à une sériemassive d’interpellations.

En région parisienne, les prolon-gements de la guerre en métro-pole, avec la multiplication d’atten-tats FLN visant des policiers,avaient instauré un incroyable cli-mat de haine raciale. Des policiersprenaient l’initiative de ratonna-des, implicitement encouragés parun préfet qui avait engagé les fonc-tionnaires à porter dix coups« pour un coup donné ». Sa déci-sion d’imposer un couvre-feu auxAlgériens, le 5 octobre, imposeune réaction du FLN, dont l’activi-té s’organise précisément le soir,après le travail à l’usine.

MacMaster et House reconsti-tuent le « dialogue » entre Moha-med Zouaoui, alias « Maurice », le

véritable chef clandestin du FLNen France, et les responsables dela Fédération de France, exilés àCologne. Ils montrent comment,sous la pression des « Parisiens »,les dirigeants de la fédération deFrance accepteront que soit avan-cée la manifestation, qu’ils pré-voyaient pour le 1er novembre,jour anniversaire de l’insurrection.

Surtout, ils expliquent que cettedécision a été prise contre l’avis dugouvernement provisoire algérien(GPRA), qui n’en voyait pas l’utili-té avant la reprise des négocia-tions avec Paris, qui aboutiront, enmars, aux accords d’Evian. Dès lafin octobre, d’ailleurs, le GPRA,

établi à Tunis, effacera les événe-ments du 17 « de la mémoire offi-cielle du gouvernement ». Côté fran-çais, l’inflexible répression s’éclai-re par la volonté de ménager unrapport de forces dans la perspecti-ve des négociations.

Cette obsession du rapport deforces est présente au sein mêmedu camp nationaliste. La décisiondu FLN de défiler le 17 octobreobéissait certes à la nécessité decanaliser les tensions provoquéesparmi les militants parisiens parl’intensification de la répression.Mais elle répondait aussi au soucide la fédération de France, pour-voyeuse d’une énorme contribu-tion financière à la « guerre de libé-ration », de se positionner par rap-port au GPRA dans les obscuresmanœuvres pour le pouvoir, quicommençaient en vue de l’indépen-dance. « En lançant la vague demanifestations du 17 octobre pourcréer un choc important sur lesmédias et sur l’opinion internationa-le, écrivent-ils, [la fédération deFrance] donnait l’impression dedevancer le GPRA. »

Les historiens éclairent aussi« l’erreur fatale » qui, selon eux, aconsisté pour le FLN, qui « s’atten-dait sans doute à des arrestationsmassives », à envoyer les Algériensmanifester seuls et à se passer dusoutien du PCF et de la CGT. Il estvrai que le peu d’empressementdes militants de gauche françaisannonçait l’attitude des Parisiensqui, le 17 octobre, « aidèrent lespoliciers dans leurs “ratonnades”ou bien restèrent inertes face à laviolence et à la mort. »

Doctorante à l’Institut d’étudespolitiques de Paris, Linda Amiri,autre actrice de la remise en pers-pective du 17 octobre, montrecomment le préfet Papon a organi-sé dès 1958 à Paris les structuresdestinées à juguler le FLN, mêlantl’action psychologique (projec-tions de films sur l’œuvre de la

France en Algérie agrémentées dela diffusion aux émigrés de messa-ges enregistrés par leur famille aubled) et la répression la plus violen-te (un premier couvre-feu avait étéinstauré à Paris en 1958).

De certaines archives du FLN,qu’elle a exhumées, Linda Amiri atiré une description terriblementréaliste du sort des manifestants,mais aussi de la coercition que l’or-ganisation exerçait sur les « frè-res » ou les « éléments », selon laterminologie en vigueur, pourqu’ils participent aux cortèges.« Pour ceux qui ne sont pas sortis(les craintifs), nous avons organisédes cellules qui sont passées dans leshôtels. Nous sommes en possessiondes noms et prénoms et adresses deceux qui n’ont pas suivi le mot d’or-dre », indique un compte rendu duFLN, reproduit dans son livre, LaBataille de France (Robert Laffont,octobre 2004). L’historien et an-cien dirigeant du FLN MohammedHarbi indique que la contrainten’excluait pas un réel patriotisme.Il se rappelle avoir entendu unmembre des « groupes de choc »du FLN lui dire, à propos du17 octobre : « J’ai été revolver aupoing, je les ai fait sortir. »

Les nombreuses facettes s’éclai-rent donc progressivement, mêmesi de larges parts d’ombre demeu-rent, notamment sur la réalité dumassacre perpétré dans la cour dela préfecture de police, sur les évé-nements en province et sur le nom-bre exact de victimes. Les confes-sions d’anciens responsables etl’ouverture de certaines archivespersonnelles promettent d’autresdéveloppements. Ombre de taille :les archives algériennes restentinaccessibles aux chercheurs. Offi-ciellement, elles n’ont pas encoreété traitées, faute de moyens. Leurgestion dépend directement de laprésidence de la République.

Philippe Bernard

I L a sa tombe au cimetière d’El Alia– où sont enterrés les héros ouacteurs officiels de l’Algérie. Mais

cette tombe est vide. La dépouilled’Abbane Ramdane, haut responsa-ble du FLN, liquidé par ses pairs le27 décembre 1957, à Tétouan(Maroc), n’a jamais été rendue aux

siens. « Au moment des commémorations, son fils medemandait pourquoi son père, que je lui ai toujours présentécomme un héros de la Révolution, n’avait pas son portrait,comme les autres, en tête des défilés. Longtemps, je n’ai passu quoi dire », rapporte celle qui fut, d’avril 1956 à décem-bre 1957, l’épouse du principal artisan de la « plate-formede la Soummam », texte fondateur du FLN en guerre,adoptée lors de son congrès, le 20 août 1956.

Elle n’a rien gardé de son homme, pas même un mou-choir ou une lettre. « Le dernier message qu’il m’a fait pas-ser, en décembre 1957, disait seulement : “Rejoins-moi.” Jene l’ai pas gardé. A l’époque, on brûlait le courrier dès qu’onl’avait ouvert… » Quand elle quitte Alger, aux premiersjours de janvier 1958, Saliha Abbane est « à mille lieues »d’imaginer que son mari est mort. Elle ne l’apprendra quele 27 mai, à Tunis, par un représentant du FLN. Abbane,lui dit-on, est « tombé au champ d’honneur ». Autrementdit : tué au combat par l’armée française. Cette version n’ajamais été démentie, de façon explicite, par la Républiquealgérienne. « C’est le premier grand mensonge de l’Etat FLNen gestation », estime Belaïd Abbane, installé en France,qui travaille à la publication d’un livre sur son illustreparent. « Voilà un homme, ajoute-t-il, qui tient une placeprépondérante dans la guerre de libération, avec, en face delui, trois de ses pairs, les colonels Krim Belkacem, Bentobbalet Boussouf. Ceux-ci se donnent le rôle de procureurs, dejuges et d’exécuteurs. Il y a là toute une symbolique, l’esquissed’une culture du complot, qui sera celle du système FLN. Ellereste gravée, jusqu’à maintenant, dans la culture politiquede l’Algérie. »

Au-delà de la méthode crapuleuse utilisée pour élimi-ner Abbane (attiré au Maroc pour une « réunion », il a étéétranglé en secret par des hommes de Boussouf, chef desservices secrets du FLN) et du travestissement de sonassassinat en mort patriotique, reste la question, encoreobjet de polémique et de procès en Algérie, des mobilesde son exécution. Pour les uns, comme l’universitaire ber-bériste Hassan Hireche, installé à Paris, « s’il n’avait pasété kabyle, il aurait peut-être eu la vie sauve ». Selon lui,Abbane a été victime du nationalisme arabe, du « panara-bisme nassérien » très influent à l’époque. Ahmed BenBella – alors installé au Caire et qui n’assistait pas aucongrès de la Soummam – était soucieux, poursuitM. Hireche, de « diminuer la place d’Abbane Ramdane et,même, d’en faire un traître ». Pour éliminer un rival, maisaussi, plaide M. Hireche, parce qu’« il ne fallait pas que desKabyles incarnent le mouvement national algérien ».

Mabrouk Belhocine, natif de Kabylie et souvent présen-té, dans la presse algérienne, comme le principal « archi-tecte » de la « crise berbériste » de 1949, réfute ce pointde vue. « Abbane était un nationaliste jacobin. Un Robes-pierre. Il ne se présentait jamais en Kabyle. D’ailleurs, la pre-mière fois que je l’ai rencontré, en 1949, il m’avait expriméson désaccord sur la question berbère, qu’il ne jugeait pasopportun de mettre en avant », souligne-t-il. « C’était unfédérateur qui ne tolérait pas que des clivages, régionaux ouautres, entravent la marche vers l’indépendance. C’était leplus politique des révolutionnaires. » Que des « rivalités depersonnes » aient existé, M. Belhocine ne le nie pas :« D’un côté, Ben Bella, que les Egyptiens préparaient com-me “le” futur zaïm [chef] arabo-musulman d’Algérie, avaitpeur de se faire évincer. De l’autre, Krim se considérait com-me le seul survivant du Comité des six du 1er Novembre et nevoulait pas qu’Abbane puisse lui faire de l’ombre. Ce dernier,il est vrai, leur était infiniment supérieur… ».

Aux yeux d’Abdelhamid Mehri, ancien secrétaire géné-ral du FLN, qui travailla pendant la guerre sous les ordresd’Abbane Ramdane, ce dernier avait une « conceptionbien à lui de la direction de la Révolution ». C’est cela,« plus que les querelles de personnes », qui a conduit à l’af-frontement. « Pour Abbane, l’indépendance ne pouvait seréaliser qu’avec les armes, mais aussi en impliquant toutesles forces politiques. Aucune, si minime soit-elle, ne devait res-ter en-dehors de la Révolution. Or, poursuit M. Mehri, Abba-ne avait, face à lui, une conception différente, selon laquellela direction de la Révolution devait être autoritaire et, sur-tout, restreinte. » Cette opposition va se révéler mortelle.

Deux des principes adoptés au congrès de la Soum-mam, celui de la « primauté de l’intérieur sur l’exté-rieur » et « du politique sur le militaire », sont contestéspar les adversaires d’Abbane. A la conférence du Caire,en septembre 1957, des amendements sont proposés,auxquels Abbane, pragmatique, se rallie. « Le seul qu’iln’a pas accepté, c’est celui qui remettait en cause la primau-té de l’intérieur sur l’extérieur, rappelle Mabrouk Belhoci-ne. Il s’est abstenu. C’était ça, le casus belli, le pourquoi desa liquidation. » L’historien Daho Djerbal, directeur de larevue Naqd, est plus précis : bien que la conférencedu Caire l’ait affaibli, Abbane « avait trouvé des alliés àl’intérieur de l’Armée de libération nationale » (ALN) ets’était ainsi donné une « assise militaire ». Cet atoutdevient sa faiblesse. « En détenant, grâce à ces alliances,la possibilité de renverser le cours de la révolution et d’enprendre la direction, explique l’universitaire, Abbane deve-nait dangereux : il signait sa condamnation à mort. »

Mabrouk Belhocine assure avoir pris connaissanced’un procès-verbal des délibérations entre les militairesdu Comité de coordination et d’exécution (CCE), se pro-nonçant, à une voix près, pour la liquidation d’Abbane.Ce n’est qu’en juin 1958, six mois après sa disparition,que Seliha Abbane apprend, par la bande, que sonépoux n’est pas tombé face aux soldats français, maisassassiné par les siens. « On était en pleine guerre. Commeil y avait beaucoup de régionalisme, les Kabyles auraient puruer dans les brancards. Je me suis dit que je devais me tai-

re, se rappelle-t-elle. La révolutionétait plus importante que les gens. Jepensais que le jour viendrait, quandle pays serait libre, où ça se saurait,où je pourrais parler… »

Elle a un sourire amer. « Ce journ’est jamais arrivé. » Il faut attendrela fin des années 1980 pour que soitpublié, en France, Abbane Ramda-ne, héros de la guerre d’Algérie(L’Harmattan, 1988), première bio-graphie de son mari signée KhalfaMammeri. En Algérie, ce n’estqu’en 2000 que Mabrouk Belhocine

fait paraître les documents inédits qu’il détient depuisquarante ans : Le courrier Alger-Le Caire (Casbah édi-tions) présente et commente la correspondance entreAbbane et la délégation extérieure du FLN, au Caire.« Jusqu’aux années 1980, il était impossible de rien publier,explique l’auteur. Et puis je ne voulais pas que ces docu-ments soient utilisés par les partis politiques », ajoute levieil homme, moqueur.

D’un tempérament « bagarreur », selon les uns, « auto-ritaire », d’après les autres, Abbane Ramdane ne fut sansdoute pas le parangon de vertu démocratique qued’aucuns aimeraient voir en lui aujourd’hui. Il suffit delire le « rapport » qu’il rédigea, en 1956, à l’intention duConseil national de la révolution algérienne (CNRSA) : ils’y félicite de ce que les militants de la fédération de Fran-ce du FLN aient « entrepris la liquidation physique de tousles messalistes » (Naqd, n˚ 12, printemps-été 1999).« C’était la guerre, n’oubliez pas ! », plaide MabroukBelhocine. Lui-même s’est tu, volontairement, afin quela nouvelle de l’assassinat d’Abbane ne mette pas le pro-cessus indépendantiste en péril. Quant aux commanditai-res, le vieil homme hausse les épaules. « C’étaient desassassins, OK, mais aussi des patriotes et des nationalistes.Des criminels, d’accord, mais ils nous ont conduitsjusqu’aux accords d’Evian : une prouesse extraordinaire !Et puis, conclut-il, regardez la révolution française, larévolution russe, la révolution yougoslave… Vous connaissezbeaucoup de pays qui ont fait la révolution avec ladémocratie ? »

La veuve d’Abbane Ramdane a au moins une consola-tion. Au cimetière, la stèle élevée à la mémoire de sonmari est, certes, située « sur la même ligne que les tombesde ses bourreaux », mais elle est symboliquement bienentourée : « entre l’émir Abdelkader et Larbi Ben M’hidi »,deux héros du nationalisme algérien, dit-elle avec fierté.

Catherine Simon

« Vous êtes psychanalyste etécrivain, comment appréciez-vous le poids des non-dits et de

la violence du nationalisme algérien sur l’évo-lution de l’histoire du pays ?

Alors que les textes fondateurs du FLN lais-saient entendre que l’Algérie se libérerait ducolonialisme par une indépendance reconnais-sant la diversité culturelle religieuse et linguis-tique du pays, l’après-1962 a vu un parti uni-que engager le pays dans l’arabo-islamisme,un national-socialisme, et le refus des accordsd’Evian qui liaient la paix à la construction deliens nouveaux avec la France. Le dispositif desuspicion généralisée à l’égard du pluralismemis en place a fini par aboutir à la guerre civiledes années 1990. Comme si cette violencecathartique récente exprimait tout ce qui étaitresté caché dans l’histoire des institutions.

Mais en réalité, depuis les débuts de la colo-nisation avec leurs combats pour la terre jus-qu’au régime de Vichy, le pays a périodique-ment été secoué par des guerres internes quin’ont fait que s’exacerber pendant la période

1954-1962. Alors que la colonisation n’avaitpas réussi à régler la question de l’identitéalgérienne en accordant l’égalité des droits,l’Algérie indépendante n’a pas su gérer en sonsein l’héritage de cette violence : elle a perpé-tué à rebours les exclusions de la colonisationen oubliant que l’indépendance signifiait la finde l’histoire coloniale et non pas la fin des rela-tions franco-algériennes. Cela explique qu’au-jourd’hui encore les Algériens souhaitent pou-voir venir en France sans se sentir étrangers.

Ces incertitudes identitaires expliquent-elles la perpétuation de la violence ?

Les anathèmes prononcés par l’Algérie indé-pendante aussi bien en matière de langue(mise à l’écart du français et du berbère) quede religion (départ des juifs et des chrétiens)annoncent ceux lancés par les islamistescontre « le parti de la France ». Or les Algériensont gardé de l’enseignement du français nonpas le message colonial, mais une réflexionsur les droits et libertés. Beaucoup de nosenseignants français étaient anticolonialistes.Au début de la guerre, les militants de l’indé-

pendance savaient qu’ils puisaient dans cethéritage des droits de l’homme et pensaientqu’après la victoire ces valeurs aideraient àrégler la question identitaire. Malheureuse-ment, l’isolement du pays et la dominationd’un tiers-mondisme teinté de stalinisme l’aempêché d’accepter sa diversité. Aujourd’huiencore, malgré les assassinats d’intellectuels,de femmes et d’écoliers, des éléments demeu-rent pour sortir de cet héritage de la violence.

L’actuelle difficulté à nommer « guerre civi-le » les événements récents n’est-elle pas demauvais augure ?

Ne pas reconnaître la guerre civile desannées 1990, c’est dramatique car cela empê-che d’envisager la réconciliation civile. Pour-tant, 50 ans après l’insurrection, on peut esti-mer que le moment est venu de naître à la plu-ralité des histoires, d’en finir avec un récitréduit à l’affrontement entre bourreaux et vic-times. Cela est possible, car au-delà de ladésespérance des Algériens il y a la santé d’unpeuple qui dépasse l’affrontement.

Propos recueillis par Philippe Bernard

quarante-sept ans après, des témoins tirent les leçons

...

« ’ »

ABBANE RAMDANE, assassiné le 26 décembre 1957par ses frères d’armes, est né en 1919 à Blida. Membredu MTLD, incarcéré de 1950 à 1955, il imposé la primautédes politiques au congrès FLN de la Soummam (août 1956).

a A Paris,les Algériensarrêtésle 17 octobre1961 furentemmenésen car versdes centresde tride la policeà Vincennes,au Palaisdes sportset au stadede Coubertin.

L’assassinat d’Abbane Ramdane,« premier crime de l’Etat-FLN »

« On étaiten guerre,je me suisdit queje devaisme taire »

La Fédération deFrance voulait sepositionner dansles manœuvrespour le pouvoir

A L G É R I EG U E R R E E T V I O L E N C E S

17 octobre 1961 : les enjeuxcachés d’une manifestationCe jour-là, le fln mobilise ses troupes à paris. la répression estterrible. des travaux récents permettent de mieux comprendre

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VIII/LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004

LA torture en Algérie ne datepas de 1957, année de labataille d’Alger, ni même de

1954. Les exactions commencentdès 1830, quand les troupes fran-çaises débarquent à Sidi Ferruch,pour une expédition coloniale lon-gue de quarante ans. Pillages, car-nages, incendies de maisons,rafles de civils à grande échelle,etc. La conquête de l’Algérie s’ac-compagne d’actes de barbarie, lesdocuments d’histoire en attestent.Extrait d’une lettre d’un soldat àsa famille en métropole : « Nousrapportons un plein baril d’oreilles,récoltées paires à paires sur les pri-sonniers. (…) Je lui fis couper la têteet le poignet gauche, et j’arrivai aucamp avec sa tête piquée au boutd’une baïonnette. (…) Je l’envoyaiau général Baraguay, qui futenchanté. » Aujourd’hui encore,les noms des généraux Monta-gnac et Turenne restent connusen Algérie pour leurs « enfuma-des » de centaines de civils dansdes grottes, en 1836 et 1837.

Au XXe siècle, comme au XIXe, la« pacification » en Algérie passepar la répression (comme en Indo-chine ou à Madagascar). Policiers,gendarmes, magistrats disposentde pouvoirs beaucoup plus impor-tants qu’en métropole. Ils sont sur-tout totalement autonomes. Dès1947 et 1948, André Mandouze etFrancis Jeanson s’alarment, dansla revue Esprit, de la situation quiprévaut dans les trois départe-ments français. Mais ils crientdans le désert. En 1951, un ancienrésistant, le journaliste ClaudeBourdet, pose la question« Y-a-t-il une gestapo algérien-ne ? » dans les colonnes de L’Ob-servateur, et décrit les méthodesen vigueur dans les commissa-riats : électricité, baignoire, pen-daison et « un supplice qui semblenouveau, [la sodomie par] la bou-teille ».

En 1955, le gouvernementcharge un inspecteur général del’administration, Roger Wuillau-me, d’enquêter sur la réalité dessévices en Algérie. Ses conclu-sions sont claires : « Toutes les poli-ces » [gendarmerie, police judiciai-re, police des renseignementsgénéraux] torturent » en Algérie,et ces « pratiques [sont] ancien-nes », souligne-t-il dans son rap-port final. Ces procédés sont telle-ment « unanimement admis » queRoger Wuillaume suggère non deles bannir – on risquerait dans cecas de « plonger [la police] dans ledésarroi et la paralysie », dit-il –,mais d’en autoriser quelques-unslors des interrogatoires à Alger.

Comme le résume l’historienPierre Vidal-Naquet dans sonouvrage La Torture dans la Républi-que, « pour la première fois, unhaut fonctionnaire de la Républi-que, n’appartenant pas à la police,proposait tout simplement de légali-ser la torture [abolie en France en1789] et de rétablir ce qu’on appe-lait jadis, avant Louis XVI, le“supplice de l’eau”, tout en y ajou-tant l’usage plus moderne de l’élec-tricité ». Cette proposition futénergiquement rejetée par Jac-ques Soustelle, alors gouverneurgénéral à Alger.

Après les massacres d’août 1955dans le Constantinois, l’arméeprend la relève de la police pourorganiser la répression en Algérie.Appelés et rappelés sont mobili-sés en masse. Un certain nombred’officiers de carrière mettent àleur tour en pratique les métho-des (électricité notamment) rame-nées d’Indochine, la première

guerre subversive à laquelle ilss’étaient trouvés confrontés.

Dans cette nouvelle guerre durenseignement qu’est l’Algérie,seuls comptent l’« efficacité » etle « rendement ». La torture ausens large – car il faut y ajouter lesinnombrables « corvées de bois »(exécutions sommaires) et lesdéplacements massifs de popula-tions – va crescendo. Le 10 août1956 éclate la première bombe« terroriste », rue de Thèbes, dansla casbah d’Alger. Elle est le fait dedeux activistes européens – qui neseront jamais inquiétés – et faitprès de 70 morts parmi la popula-tion musulmane. Le FLN use aussides attentats aveugles. C’est l’en-grenage. Le torture se généraliseet s’institutionnalise, comme lereconnaîtra le général Massu, ennovembre 2000, dans Le Monde,ce qui ne veut évidemment pasdire que toute l’armée française a

torturé en Algérie. Dans certainesunités, aucune exaction n’a ététolérée. Tout dépendait, en fait,du commandement.

Cette question de la torture« institution d’Etat » va marquertoute une génération, près dedeux millions de jeunes Françaisayant servi en Algérie pendant lesannées de guerre. Tandis que lepouvoir politique joue les PoncePilate, n’ignorant nullement cequi se passe sur le terrain et mêmel’encourageant, l’armée se salit lesmains. L’affaire Audin, du nomd’un jeune mathématicien mortsous la torture, le 21 juin 1957 àAlger, alors qu’il est aux mains desparachutistes, va avoir un échoconsidérable en métropole, parceque la victime est européenne.

En dépit de la démission du pré-fet Paul Teitgen, des avertisse-ments répétés de certains « jus-tes », le général de La Bollardière,les écrivains François Mauriac etPierre-Henri Simon, les historiensHenri Marrou et Pierre Vidal-Naquet, notamment, ainsi que denombreux témoignages écrits– en particulier ceux d’Henri Alleg(La Question) et de Robert Bon-naud (La Paix des Nementchas) –,la gangrène se répand aussi surl’autre rive de la Méditerranée.

A partir de septembre 1957,mais surtout en 1958, on appliquela « méthode algérienne » (eau etélectricité) dans les locaux de laDST, rue des Saussaies à Paris, ain-si qu’à Lyon, notamment. Quatrevictimes algériennes osent porterplainte (restée sans suite) et enfont le récit dans un livre, La Gan-grène, publié par les éditions deMinuit. Michel Debré, premierministre de l’époque, qualifie l’ou-vrage « d’affabulation totale »…

La guerre d’Algérie terminée,beaucoup de tortionnaires notoi-res feront carrière, en toute impu-nité. L’un sera ministre, l’autredéputé, celui-ci briguera la magis-

trature suprême, celui-là occupe-ra l’une des plus hautes fonctionsau sein de l’armée. Tous, abon-damment décorés, sont à l’abrides lois d’amnistie décrétéesaprès l’indépendance. Amnistiesignifie-t-elle amnésie ? Long-temps on a pu le croire, mais cesdernières années ont prouvé lecontraire.

Le témoignage de LouisetteIghilahriz, le 20 juin 2000, dans LeMonde, suivi des « regrets » dugénéral Massu le surlendemain,puis des premiers aveux du géné-ral Aussaresses, le 23 novembre2000 (six mois avant la parutionde son livre, Services spéciaux),vont provoquer un brusque retourde la mémoire, le plus importantdepuis quarante ans. Pendantdeux ans, le débat s’installe enFrance, dans la presse, à la radioet à la télévision. Douze intellec-tuels, parmi lesquels Noël Favreliè-re (qui préféra déserter avec sonprisonnier, en 1956, plutôt queprocéder à une « corvée debois »), le scientifique LaurentSchwartz et l’ethnologue etancienne résistante GermaineTillion, ou encore l’avocate NicoleDreyfus, signent un manifesteappelant le président de la Répu-blique et le premier ministre àreconnaître l’utilisation de la tortu-re pendant la guerre d’Algérie et àla condamner solennellement. Laparole se libère, et les écrits semultiplient.

S’ensuit une cascade de procé-dures. Le parquet poursuit le géné-ral Aussaresses pour apologie dela torture. Il se retrouve condam-né en première instance, puis denouveau en appel, le 25 avril 2003.Jean-Marie Le Pen poursuit LeMonde pour avoir dévoilé son pas-sé de tortionnaire en Algérie, à laveille de l’élection présidentielle

et des législatives de 2002. Le lea-der du Front national perdra sonprocès en première instance, puisen appel le 6 octobre 2004.

De son côté, Louisette Ighilahrizpoursuit l’ancien chefd’état-major, le général MauriceSchmitt, pour avoir, dans un débattélévisé en mars 2002, qualifié sonlivre, Algérienne, de « tissu d’affa-bulations » et son récit dans LeMonde de « pseudo-témoignage ».Lieutenant puis capitaine pendantla guerre d’Algérie, basé à l’écoleSarouy, centre d’interrogatoiresbien connu à Alger, le généralSchmitt sera condamné pour diffa-

mation en première instance etattend à présent l’appel qu’il ainterjeté, prévu pour le 17 mars2005. L’ancien chef d’état-major aégalement été condamné, en pre-mière instance puis en appel, le15 octobre 2004, pour avoir traitéun ex-appelé, Henri Pouillot, de« criminel ou menteur », après quece dernier eut évoqué les multi-ples viols commis à la villa Sésinien 1961 et 1962. Le généralSchmitt a en revanche gagné enpremière instance, en mai dernier,à Marseille, une autre procédurepour diffamation, qu’il avait enga-gée contre Henri Pouillot.

Que faire de cet encombrantpassé ? Les Français sont diviséssur cette question. Les uns fontvaloir que rien ne sert de« remuer la boue » et qu’il faut« tourner la page ». Les autresrétorquent qu’on ne peut la tour-ner sans l’avoir écrite et lue, neserait-ce que par égard pour lesvictimes, puisqu’il n’y a plus dejustice possible. D’autres encoresoulignent qu’établir la vérité, sipénible soit-elle, permettra peut-être d’en tirer les leçons. Divul-guer, pour ne pas répéter…

Florence Beaugé

S ’IL y a une chose qu’il necomprend pas, c’est bien cel-le-là : qu’on ait pu le sanc-

tionner pour ce qu’il a dit, et paspour ce qu’il a fait. Le généralPaul Aussaresses continue d’as-sumer « sans remords ni regrets »

ses actes passés en Algérie, mais il a le sentimentd’une profonde injustice. Reconnu coupabled’apologie de la torture dans son livre, Servicesspéciaux Algérie 1955-1957, et condamné pourcette raison à 7 500 ¤ d’amende (tandis que seséditeurs Perrin et Plon l’étaient à hauteur de15 000 ¤ chacun), le général (86 ans) attend pourle 9 novembre l’issue de son pourvoi en cassa-tion. Il estime qu’il n’a fait que « témoigner » – etqu’il sert aujourd’hui de « bouc émissaire ».

Sa condamnation par la justice ? Dans le fond,Aussaresses s’en moque. Une seule chose comptevraiment à ses yeux : la suspension de sa Légiond’honneur, prononcée en juin 2001 par le prési-dent Jacques Chirac. Son grade de chevalier, ill’avait obtenu en 1948 pour ses exploits « dans lefeu de l’action » pendant la seconde guerre mon-diale (notamment un parachutage derrière leslignes allemandes, en uniforme allemand). Songrade d’officier, il l’avait décroché en 1952 pour saparticipation à la guerre d’Indochine. Et le plusprestigieux, le grade de commandeur, il l’avaitobtenu en 1965 pour son rôle... pendant la guerred’Algérie.

Sa sanction, le général Aussaresses la vit donccomme « une plaie ouverte ». « C’était mon père

qui m’avait remis la croix de commandeur. Lui-même en était titulaire. J’ai deux boîtes pleines dedécorations, mais il n’y en avait qu’une d’importan-te pour moi : la Légion d’honneur », soupire-t-il.Envisage-t-il de se lancer dans la publicationd’autres livres ? Cela dépend des jours. Parfoisoui, parfois non, répond-il, un petit sourire encoin. Ce vieux provocateur a encore des choses àdire, « mais pas sur l’Algérie » et, de toutes lesfaçons, assure-t-il, « je ne mouillerai personne ».

Encore que… Raconter les reproches, les mena-ces et les intimidations de ses pairs de l’armée, cestrois dernières années, ne serait pas pour luidéplaire. « Boucle-la ! », « SILENCE RADIO ! »,« Etouffe-toi ! », lui ont écrit ou téléphoné plu-sieurs généraux, tandis qu’un autre haut gradéentrait en contact avec ses filles pour tenter de lefaire mettre sous tutelle.

« ’ »Des secrets qui intéressent l’Histoire – s’il en

avait encore –, c’est au SHAT (Service historiquede l’armée de terre) qu’Aussaresses les a confiés,voilà maintenant trois ans, « avec garantie de confi-dentialité » sur du long terme. « J’avais le droit et ledevoir de parler », répète-t-il obstinément, tandisque son épouse fustige « ces femmes de générauxqui se mêlent de ce qui ne les regarde pas et veulentnous imposer le silence ». A en croire la nouvelleMme Aussaresses – car le général s’est remarié enjuillet 2002, quelque temps après être devenu veuf–, ce sont ces « bonnes femmes », pas leurs époux,qui critiquent Paul et lui reprochent d’avoir parlé.

Ses frères d’armes, des héros, seraient souventprêts à reconnaître ce qu’ils ont fait, mais leursépouses et leurs familles les en empêchent. « Ellesleur disent : “Tais-toi, tu vas mettre la honte sur lafamille.” Ce sont des culs bénis, des grenouilles debénitier, des chaisières… »

Plus ou moins réconcilié avec ses filles – ellesont du mal à lui pardonner ses révélations, quiont été, d’après elles, à l’origine de la mort deleur mère –, le général Aussaresses vit désormaisloin de Paris, dans l’est de la France. Il voyagebeaucoup, participe à de nombreuses réunionsd’anciens parachutistes où il est « accueilli com-me une légende », selon son épouse, une Alsacien-ne médaillée de la Résistance à 17 ans, qui ditveiller sur lui « comme une tigresse ». Aussaressesn’a-t-il pas été président national de l’UNP(l’Union nationale des parachutistes) ? N’est-ilpas un ancien « Jedburgh », l’un de ces héros desforces spéciales alliées pendant la seconde guerremondiale ? N’a-t-il pas commandé le 11e Choc(bras armé du service Action), dont il est restémembre d’honneur ?

Partout où il passe, il est fêté, dit-il, et félicité.« Ne vous faites pas d’illusions. On le félicite pource qu’il a fait [utiliser la torture], et pas seulementpour ce qu’il a dit », répond son épouse. Beau-coup de ses anciens paras lui disent : “Si on cha-touillait un peu les types en Irak, ça fait long-temps qu’on aurait retrouvé et libéré nos deuxotages français…” »

Fl. B.

a Rafle dansla Casbahd’Alger, nuitdu 26 au27 mai 1956.La « batailled’Alger »n’a pascommencé,mais legouverne-ment deGuy Molleta obtenules « pleinspouvoirs »pour« ramenerl’ordre ».

ALGERde notre envoyé spécial

Le témoignage de la militante duFLN Louisette Ighilahriz sur le violdes femmes et la torture par les mili-taires français (Le Monde du 20 juin2000) durant la guerre, puis lesaveux du général Aussaresses surles meurtres du dirigeant nationalis-te Larbi Ben M’hidi après sa tortureet d’Ali Boumendjel, jusque-là pré-sentés par la France comme des sui-cides, ont suscité en Algérie de mul-tiples articles de presse. Pourtant, laquestion de la torture n’a pas don-né lieu à un vaste débat national. Etelle ne constitue pas un objet parti-culier d’intérêt pour les historiens,ni un thème de mobilisation pourles politiques.

« En Algérie, on n’a pas dit le poids

de nos amnésies », déplore Abdelma-djid Merdaci, professeur de sociolo-gie à l’université de Constantine.Même si – ou peut-être parce que –les manuels d’histoire sont saturésd’images de violence, le poids dessouffrances du passé reste intériori-sé. « Le colonialisme, puis la confisca-tion des idéaux démocratiques sesont superposés pour intégrer la peuret l’anxiété dans le tableau cliniquede la société algérienne », avait expli-qué le psychologue algérois TaharAbsi, lors d’un colloque à Paris surles traumatismes de guerre (Le Mon-de du 7 octobre 2003).

L’ampleur et la nature de ces trau-matismes expliquent en partie cesréticences. La destruction des villa-ges et le déplacement forcé d’untiers de la population algérienne

par l’armée française, les perteshumaines, l’éclatement des famillesentre les deux camps, les viols et lestortures ont provoqué de tels déchi-rements que le silence a souvent étéconsidéré comme la seule issuepour préserver les équilibres indivi-duels et sociaux. Louisette Ighila-hriz, en rompant le silence sur leviol, a transgressé un tabou et…s’est attiré bien des foudres.

Ces non-dits ont sans doutecontribué à la répétition du proces-sus de violence dans l’Algérie desannées 1990. Dans les sphères dupouvoir actuel, la discrétion sur lamémoire de la torture à l’époquecoloniale renvoie à la crainte devoir évoquer et dénoncer les métho-des similaires utilisées contre lesislamistes. L’exceptionnel rajeunis-

sement de la population algériennefait que les noms d’Aussaresses etmême de Ben M’hidi ne sont plusguère familiers à la masse des Algé-riens.

Les gouvernants, eux, ont uneultime raison de ne pas faire des cri-mes de l’armée coloniale un thèmede mobilisation politique : rouvrirle dossier de la torture au momentoù se précise la perspective de lasignature d’un traité d’amitié fran-co-algérien risquerait de heurterl’ancien adversaire devenu partenai-re. Les jeunes chercheurs algériensse plaignent que, depuis l’« affaireAussaresses » en France, l’accèsaux archives sur ces questions a étérendu plus difficile à Alger.

Philippe Bernard

Dans son numéro d’avril 2004, Le Casoar, revue trimestrielle des anciensSaint-Cyriens, a publié un dossier de onze pages, non signé, intitulé « Torture,cas de conscience : le dilemme des deux immoralités », avec en sous-titre :« L’éthique de responsabilité confrontée au terrorisme ». L’avant-propos qualifiece texte « d’étude approfondie, courageuse, mesurée » en dépit de son « caractè-re dérangeant ». Malgré certaines précautions de langage et des « fausses bor-nes », la thèse exposée propose ni plus ni moins de revenir sur la Conventioninternationale contre la torture de 1984 et d’accepter le recours à la torture,« sous certaines conditions », ou de lui offrir « un cadre juridique », afin de lutterefficacement contre le terrorisme.

Vingt-trois organisations ont signé une pétition adressée début juillet auprésident Jacques Chirac pour lui demander de « condamner fermement de tel-les théories » et de veiller à ce que la France « reste fidèle à l’image de patriedes droits de l’homme, qu’elle revendique ». Parmi ces organisations : La Liguedes droits de l’homme, Amnesty International, L’Action des chrétiens pourl’abolition de la torture, la Cimade, la Fédération protestante.

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A L G É R I EG U E R R E E T V I O L E N C E S

Pourquoi si peu d’écho en Algérie ?évoquer les tortures et les viols heurte l’opinion et les intérêts des gouvernants

De récentes tentatives de justification

Aussaresses, entre menaces de ses pairs et félicitations ambiguës

Les Français sontdivisés. Les unsdisent que mieuxvaut tourner lapage. Les autresrétorquent qu’onne peut le fairesans l’avoir lue

La torture, ou que faire de cet encombrant passé ?Depuis 2000, témoignages, articles et procédures judiciaires se succèdent en france, portant sur les pratiques de l’arméedurant les « événements » d’Algérie. des pratiques amnistiées. mais l’amnistie n’induit pas obligatoirement l’amnésie

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LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004/IX

EN avril 1958, l’équipe deFrance se prépare à partici-per à la Coupe de Monde, en

Suède, où elle va d’ailleurs brillam-ment s’illustrer. Dans ses rangs,un footballeur de 22 ans à qui cha-cun prédit une carrière brillantis-sime : Rachid Mekhloufi. Le 15, lanouvelle tombe comme un coupde tonnerre : une dizaine de foot-balleurs algériens du champion-nat de France ont fui vers Tunis,pour rejoindre le FLN ! « Patrio-tes conséquents, plaçant l’indépen-dance de leur patrie au-dessus detout », comme le proclame alorsun communiqué du Front, cesjoueurs, issus d’Angers, Lyon,Monaco, Saint-Etienne, Toulouse,se sont envolés dans le plus grand

secret. Parmi eux, deux mem-bres de l’équipe de France : ledéfenseur monégasque Mousta-pha Zitouni et l’attaquant stépha-nois Rachid Mekhloufi – qui, unan auparavant, a largement contri-bué au premier titre de championde France de son club.

Mekhloufi est l’étoile montantedu foot français. Enrôlé à l’épo-que au bataillon de Joinville (uni-té de l’armée composée de spor-tifs d’élite), champion du mondemilitaire sous les couleurs fran-çaises, le fuyard, devenu déser-teur, risque la cour martiale. « LaCoupe du monde ? Bien sûr que j’yai pensé. Mais ce n’était rien enregard de l’indépendance de monpays », expliquera plus tard ce

natif de Sétif, ville martyre quifut le théâtre d’émeutes nationa-listes réprimées dans le sang enmai 1945.

Rejoints en 1959 et en 1960 parune vingtaine d’autres joueurs ori-ginaires d’Algérie, ces moudjahi-dins du ballon rond vont consti-tuer, à Tunis, l’ossature d’une« équipe du FLN ». « Outil de larévolution », elle va multiplier les

matches pendant quatre anscontre des « sélections » étrangè-res n’ayant pas le label d’équipenationale en raison du refus de laFédération internationale (FIFA)de reconnaître ces footballeurs enexil. A l’indépendance, amnistieoblige, Mekhloufi revient commeAlgérien à Saint-Etienne. Avec lesVerts, il remportera trois titres dechampion (1964, 1967, 1968) ainsiqu’une Coupe de France (1968)dont il sera le héros en marquantdeux buts en finale contre Bor-deaux (2-1).

Des regrets ? « Aucun. Nousétions des militants, des révolution-naires au service du peuple. C’étaitnos plus belles années. »

F. P.

ORAN, 1954. C’est encore letemps de l’amour, descopains et de l’aventure pour

Maurice et Houari, jeunes trentenai-res, deux zazous de la médina quipartagent deux passions : la musi-que en général, et américaine en par-ticulier, et l’envie de plaire à toutesles filles de la Terre. L’un est juif,l’autre musulman. Mais, dans la villecosmopolite, la seule ligne dedémarcation est celle qui sépareriches et pauvres. Tous deux enfantsde prolos, Blaoui El-Houari et Mau-rice El-Médioni forment un duodigne des héros de bandes dessi-nées de l’époque.

Houari est beau comme un acteurdes studios de cinéma du Caire, Mau-rice drôle comme personne. La placeSidi Blel, dans le quartier populairede M’dina Jdida, où habite Houari,et la rue de la Révolution, au cœurdu quartier juif, où vit la famille deMaurice, sont à un quart d’heure demarche. Les deux amis sont toujoursfourrés l’un chez l’autre. « Le vendre-di était jour de repos pour les musul-mans. Pour les juifs c’était le samedi.Mais pour nous tous, le dimanche,c’était juste le jour où l’on se retrou-vait », résume Maurice El-Médioni,aujourd’hui installé à Marseille.

Dans les années 1940, le père deBlaoui El Houari tenait un café,Chez Tazi, situé à l’angle du Bain del’Horloge, à l’entrée du quartier juif.Maurice y rencontre pour la premiè-re fois son ami musulman : « Blaouijouait, à l’accordéon ou à la guitare,des vieux standards de raï qu’il adap-tait merveilleusement aux musiquesde l’époque » se rappelle Maurice,qui, lui, est pianiste. « Moi aussi,ajoute-t-il, j’étais attiré par la musi-que américaine. Les GI et les marines

qui avaient débarqués en novem-bre 1942 à Oran m’avaient initié aujazz, au boogie woogie et à larumba. »

Fêtes juives ou musulmanes, lesdeux amis animent des orchestres,reprenant des standards français ouaméricains. Ensemble, ils créent un« style oranais », mêlant swing etsons arabo-andalous. Quand, en1950, Blaoui El-Houari est nomméchef d’orchestre à l’Opéra d’Oran,où se produisent nombre d’artistesde musique traditionnelle, arabo-

andalouse et même moderne, ilengage immédiatement MauriceEl Médioni. En 1954, les deux amisont déjà fait, ensemble, plusieurstournées en Algérie. La presse leurconsacre des articles élogieux. Houa-ri s’apprête à enregistrer H’mama,« colombe », une des plus belleschansons d’amour dans le stylemoderne oranais. « Les ennuis sontvenus après. Quand la guerre éclate,les nationalistes algériens nous ontdemandés de ne plus jouer pendantles fêtes françaises », dit-il.

Blaoui El-Houari, comme l’écra-

sante majorité des artistes algériens,espère que son pays va accéder à l’in-dépendance. A vrai dire, Mauriceaussi. Mais, contrairement à sesamis musulmans, une crainte pro-fonde l’accompagne déjà. « Il y avaitle problème du Proche-Orient. AvecBlaoui, on évitait de parler d’Israël.Mais je savais qu’après l’indépendan-ce, le problème de mon peuple et d’Is-raël se poserait pour les juifs algé-riens… »

L’indépendance : elle va, très dou-loureusement, séparer Maurice etHouari. Le premier, après un brefséjour en Israël, s’installe en France.Blaoui El-Houari est nommé à la

tête de la station régionale d’Orande la RTA (radiodiffusion et télevi-sion algérienne), avant de diriger, àAlger, en 1967, le Théâtre national.En 1970, il participe, durant septmois, à l’animation de l’Ensemblemusical algérien, qui se produisait àl’Exposition universelle d’Osaka, auJapon. De retour en Algérie, Blaouitransite par Paris. Premières retrou-vailles. « J’accompagnais alors SamyEl-Meghribi et Salim Hellali. Bien sur,Houari s’est joint pour jouer avecnous. Ce fut une soirée magnifique »,dit Maurice. Le contact renoué, lesdeux amis s’écrivent, se télépho-nent. Mais ils ne se voient plus…

C’est Khaled, le chanteur de raï,qui a pensé les réunir à nouveau àParis. Pour enregistrer avec eux, undemi-siècle plus tard, une nouvelleversion de H’mama : « C’était émou-vant, admet Maurice El-Médioni,mais aucun de nous deux n’a pleuré.On est resté comme à l’époqued’Oran. C’est l’épouse de Blaoui, unefemme apparemment attachée à lareligion, qui porte le hidjab, qui apleuré pour nous deux. “Il m’a telle-ment parlé de vous” m’a-t-elle dit »,confie-t-il, ému.

Séparés à l’indépendance du pays,nombre de musiciens juifs et musul-mans d’Algérie ont continué, épiso-

diquement, à travailler ensemble.Jusqu’à sa mort, Reinette « l’oranai-se » insistait pour que des musicienscomme le pianiste Mustapha Skan-drani, ou le violoniste Abdelghani,l’accompagnent dans ses concerts,en France comme ailleurs. Line Mon-ty, Lilli Boniche ou Salim Hellali ontfait de même. Aucune de leurs chan-sons n’évoque la guerre ou la sépara-tion forcée, mais dans leur répertoi-re commun la nostalgie de l’Anda-lousie recouvre désormais une autreperte : celle de l’Algérie multiconfes-sionnelle.

Tewfik Hakem

a Mohammed Harbi, militant FLN, puis emprisonné par les siens, aujourd’hui historienen France. Il est le premier à avoir entrepris une historiographie critique « de l’intérieur ».

EN 1954, vous avez 21 ans, vous étu-diez l’histoire à Paris et codirigez lecollectif étudiant du MTLD, le parti

nationaliste de Messali Hadj. Qu’avez-vous vécu, ressenti le 1er novembre ?

En apprenant le matin à la radio ce quis’était passé en Algérie, j’ai ressenti unchoc beaucoup plus qu’une surprise, car jesavais que la question de l’insurrectionétait en débat : à la fin octobre, deux diri-geants du parti avaient débarqué à Paris etnous avaient pris dans un coin : « Nousallons tenter de voir les frères au Caire pourles convaincre de reporter la date de l’insur-rection, mais ils sont décidés. Si nous ne lesfaisons pas fléchir, vous prendrez vos respon-sabilités. » Le choc a été d’autant plus vifque le parti vivait une scission entre les par-tisans de Messali et ceux qui voulaient pas-ser immédiatement à l’action armée. Nouspensions que si on devait aller à l’insurrec-tion, il fallait absolument être unis. Avecmes camarades, j’étais partagé entre unegrande inquiétude et l’impatience de vivredes événements que nous attendionsdepuis longtemps.

Pourquoi étiez-vous favorable aureport de l’insurrection ?

Le parti était déchiré et je me disais queles choses devaient se faire de façon ordon-née, rationnelle. Nous avons appris ensui-

te que les autorités connaissaient nos pro-jets et préparaient une vaste opération depolice. Alors, même nous qui étions réser-vés sur la date de l’insurrection, nous noussommes dits : « Heureusement qu’ils sontpartis ! » Nous pensions que si le peupleprenait en charge l’insurrection, elle pou-vait réussir. Sinon, la répression s’abat-trait. Or nous vivions dans le souvenir brû-lant de la répression des émeutes du 8 mai1945 à Sétif et Guelma.

Ces événements ont-ils déterminévotre engagement ?

Notre génération est arrivée après degrosses secousses. J’ai perdu plusieursmembres de ma famille en mai 1945 à Guel-ma. Ensuite, il y a eu le trucage des élec-tions d’avril 1948. J’avais 15 ans, j’étaislycéen, je lisais Le Monde et La Tribune desnations et c’est à ce moment-là que je mesuis engagé. Mon grand-oncle était candi-dat, favorable aux assimilationnistes. J’aivolé tous les bulletins de vote et je les aijetés. Toute ma famille maternelle étaitengagée depuis longtemps dans le nationa-lisme.

Vous militez aussi par une sorte defidélité familiale ?

Je suis né dans une famille de propriétai-res fonciers et je crois avoir connu de trèsprès la misère rurale. Cela me touchait pro-

fondément car j’étais lié à des enfants quidisparaissaient pour aller travailler à l’âgede 10 ans. Si les idées socialistes de mesprofesseurs du lycée de Philippeville(aujourd’hui Skikda) ont pris tout de suite,c’est que ces références sociales étaient là,sous mes yeux. Nos parents nous avaientélevés dans l’idée de l’égalité, ils pensaientque l’émancipation viendrait par l’éduca-tion. Mais les gens de ma génération necroyaient plus aux petits pas. Nous vou-lions l’indépendance du pays.

Dans votre lycée, l’engagement était larègle ?

Le jour de la fête du Mouloud, on nousobligeait à aller en classe. Nous, la minori-té d’élèves musulmans, nous faisions grèvemassivement. Le lycée où j’étais interne aété une pépinière de dirigeants nationa-listes depuis les années 1930. Nous avionsdes professeurs communistes et trotskistesauxquels je rends hommage, mais notreactivité politique était totalement clandesti-ne. Tous les gens avec lesquels je militaisétaient fils de fonctionnaires ou de pro-priétaires terriens, les autres n’allaient pasau lycée. La plupart de mes camaradessont morts au maquis, ont séjourné en pri-son ou dans des camps, tous ont fini parmiliter au FLN.

La problématique démocratique,essentielle pour vous aujourd’hui, était-elle déjà présente ?

Nous parlions de démocratie, maisc’était un discours destiné à être opposéaux Français, la question des libertés indivi-duelles n’était pas fondamentale. Nousn’admettions pas que des gens aientd’autres opinions que nous, nationalistes.En quelque sorte, nous avions repris à lareligion sa démarche. Dans la tête des mili-tants, le principe de la souveraineté popu-laire, que nous défendions, signifiait avanttout le rejet de la domination étrangère etl’exigence d’un Etat.

Quand avez-vous changé ?Nous avons été quelques-uns à changer

dès le lycée parce que nous avions desenseignants marxistes qui attiraient notreattention sur les limites du nationalisme.Mon professeur d’histoire, Pierre Souyri, aété un pilier de Socialisme et barbarie.Mon professeur de lettres, Jean Jaffré, étaitau PC. C’est essentiellement grâce à euxque la problématique démocratique a tou-ché certains élèves. Mon militantisme en aété profondément marqué.

A quel moment de votre itinéraireavez-vous compris que vous ne seriezpas du côté des vainqueurs ?

Longtemps, l’esprit de résistance nous asoudés et fait taire mes critiques. Mais je

voyais les clivages s’aggraver et, en 1958 et1959, mon attitude, l’expression de mesdésaccords m’ont valu de passer deux foisen conseil de discipline. Lorsque j’ai dé-missionné de mes responsabilités au minis-tère des affaires étrangères, en 1960, j’aiexprimé dans ma lettre mon « refus d’ac-cepter la conception policière de l’action poli-tique qui prévaut au sein du FLN ». Pour-tant, même à cette époque, l’inquiétuderestait mêlée à de l’espoir. Je me disais quece n’était pas possible qu’une société selaisse faire. C’était peut-être un refus de laréalité.

Avez-vous attendu d’être vous-mêmeincarcéré pour perdre réellement l’es-poir ?

Non, j’ai pensé quitter les sphères dupouvoir dans les années 1964, 1965. Maisensuite, le coup d’Etat de Boumediène estarrivé, et partir aurait signifié abdiquer. Jus-qu’au bout, je suis resté dans une postureautoréflexive. Je n’avais aucune haine nimépris pour mes adversaires. Je souffraisbeaucoup de cette culture de la haine quis’est développée après l’indépendance,comme pour donner une assise à un senti-ment national un peu fragile.

Qu’est-ce qui vous a empêché de deve-nir un apparatchik ?

Etant donné la famille d’où je venais etles études que j’avais faites, je ne cherchaispas dans la politique un moyen d’ascen-sion sociale. J’ai avalé beaucoup de couleu-vres en pensant que, le jour où nousserions plus nombreux à nous opposer, leschoses changeraient. Malheureusement, lasuite m’a montré que le pouvoir qui s’étaitinstallé en Algérie avait une capacité d’inté-gration ou de désintégration de ses adver-saires exceptionnelle.

Quand avez-vous pris conscience decette capacité du parti à broyer les gens ?

A partir du moment où, en 1957, j’ai com-mencé à me poser la question du rapportentre la fin et les moyens. Jusque-là, je mili-tais dans l’esprit de 1789, comme un jaco-bin habité par la nécessité d’assurer lechangement. La Révolution française meservait à justifier certaines formes de ter-reur. Petit à petit, en réfléchissant au casde l’Union soviétique, je me suis renducompte qu’une révolution sans assisesdémocratiques finit par avaler ses propresenfants.

Pourquoi situez-vous en 1957 cette pri-se de conscience ?

Cette année-là, j’avais demandé à cequ’on arrête les attentats entre Algériens,les violences contre les messalistes. J’avaisdemandé aussi que la contribution financiè-re des Algériens à la Révolution repose sur

des règles et pas sur des formes de pres-sion. Je n’ai été suivi sur aucun de cespoints et cela ne me semblait pas de bonaugure.

1957, c’est aussi l’année de l’assassinatd’Abbane Ramdane par d’autres diri-geants du FLN. Est-ce un événement quia compté ?

Je l’ai appris en Allemagne, où la fédéra-tion de France du FLN s’était repliée, pres-que un an après les faits, en septem-bre 1958. Des camarades de passage m’ontdit : « Ils ont assassiné Abbane » [lire pageVII]. On était au restaurant et ils parlaientà voix basse, regardant de tous côtés com-me s’ils étaient épiés. A l’époque, je nesavais pas que le FLN avait déployé unincroyable dispositif policier pour espion-ner. Je les ai crus sur parole parce quec’étaient des amis, alors que le FLN préten-dait qu’Abbane était mort « au champd’honneur ». Les Français avaient affirméqu’il avait été assassiné mais nous pen-sions que cette rumeur relevait de l’actionpsychologique. Je savais donc que c’étaitune éventualité mais j’avais du mal à lecroire : Abbane était le dirigeant qui avaitréussi à faire du FLN l’interlocuteur de laFrance. Son assassinat a joué un rôle decatalyseur dans ma démission de la fédéra-tion de France en 1958.

Depuis votre exil en France, en 1973,vous vous êtes imposé comme un histo-rien reconnu. Peut-on être historien desa propre histoire ?

Mon premier livre d’histoire, Aux originesdu FLN, était partisan, militant. Par la sui-te, j’ai vu ces défauts et j’ai tout fait pourdépasser les implications personnelles etfaire œuvre d’historien, n’ajoutant de com-mentaires personnels qu’en les signalantcomme tels. J’adopte cette démarche parceque je trouve que la chose la plus dure enAlgérie, c’est que chacun fait son discoursmais personne ne dialogue. Les Algérienssont parfaitement capables de discuteravec des étrangers, mais pas entre eux. Sij’adoptais la même démarche, je n’aideraisen rien à changer les choses. Ce que je n’aijamais cessé de rechercher.

Propos recueillis par Philippe Bernard

Houari et Mauriceont enregistréavec Khaled unenouvelle versionde H’mama

MOHAMMED HARBI a occupé des fonctionsimportantes au FLN durant la guerre. Devenuopposant, il a été emprisonné, en 1965,par le régime algérien. En France depuis 1973,il est professeur à l’université Paris-VIII.Il a récemment publié des Mémoires(La Découverte, 2000) et La Guerre d’Algérie(avec B. Stora, Robert Laffont, 2004).

mohammed harbi, historien réputé de l’algérie, réfugié en france depuis 1973, assume son engagement nationaliste, mais ilprocède à un bilan sévère des dérives autoritaires du pouvoir algérien. et il s’attache à en comprendre les origines dans le fln

« L’épouse deHouari, qui portele hidjab, a pleurépour nous deux » -

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« Longtemps, l’esprit de résistance fit taire mes critiques »

Mekhloufi, « moudjahid du ballon rond »un mois avant la coupe du monde de 1958, le zidane de l’époque rejoint le fln

« La Coupe dumonde ? Ce n’étaitrien en regardde mon pays »

A L G É R I EF I G U R E S

Maurice et Houari, des années folles d’Oran aux retrouvailleskhaled a réuni deux amis musiciens, l’un juif, l’autre musulman, inventeurs du « swing arabo-andalou » oranais des années 1950

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X/LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004

I L ne déteste pas les formules,pourvu qu’elles soient drôles. Cel-le de Lénine, qui qualifiait cer-

tains des étrangers, supporteurs dela révolution russe, d’« idiots uti-les », l’a toujours amusé. Jean-MarieBoëglin sourit. Un « idiot utile »,c’est bien ce qu’il a été, lui aussi !

Chef du réseau lyonnais des « por-teurs de valises » à la fin des années1950, exilé au Maroc en juin 1961,puis installé en Algérie dejuillet 1962 à juin 1981, l’ancien« pied-rouge », ami de l’écrivainKateb Yacine et cofondateur duThéâtre national algérien (TNA),

sait de quoi il parle. De la « Révolu-tion algérienne », il est revenudepuis longtemps. De l’Algérie, pastout à fait. « Je suis désenchanté,c’est vrai. Mais pas désengagé. »

Dans leur livre, Les Porteurs de vali-ses (Albin Michel, 1979), HervéHamon et Patrick Rotman ontraconté l’histoire de ces Français del’ombre, qui ont, dès février 1956,aidé les militants algériens du FLN,hébergeant clandestinement ses res-ponsables ou transportant desfonds, voire des armes. Boëglin etson réseau lyonnais y sont cités,bien sûr. Ce dernier confirme :

« Tout ce que racontent Hamon etRotman est exact. »

Ne manquent, peut-être, que ces« cauchemars » et ces « fantômes »,dont il a mis lui-même des années àreconnaître l’existence. Il n’a pas étéseul. Au moment où Les Porteurs devalises ont été publiés, le mythed’une Algérie démocratique et popu-laire était encore prégnant au seinde la gauche française. Longtemps,Jean-Marie Boëglin y a cru, lui aussi.

C’est aux côtés de son père, uncheminot de Chalon-sur-Saône, res-ponsable FTP (francs-tireurs et parti-sans) pendant la seconde guerremondiale, que le futur « porteur devalises » a fait ses premières armes.En 1945, à la Libération, il a 15 anset s’inscrit « tout naturellement »aux Jeunesses communistes. Il enest exclu deux ans après, sous l’accu-sation d’« anarchisme ». En 1951, ilrencontre l’acteur et metteur en scè-ne Roger Planchon, qu’il rejoindraplus tard à Lyon, quand sera créé leThéâtre de la Cité de Villeurbanne,et un comédien algérois, MohamedBoudia, avec qui il se lie d’amitié.

Passionné de théâtre, le jeune pro-vincial ne connaît presque rien del’Algérie. En 1956, son « job » dejournaliste à L’Union de Reims l’amè-ne à couvrir « toutes les manifesta-tions de rappelés » : dans plusieursvilles de France, les trains assurantle transport des troupes pour l’Algé-rie sont sabotés. En 1957, alors qu’ila rejoint Planchon à Villeurbanne, ilapprend la mort d’un des responsa-bles du théâtre de la cité universitai-re de Grenoble. Le jeune homme,Kader, avait été « emmené à Lyon,rue Vauban, et torturé à mort », serappelle Jean-Marie Boëglin. C’estle déclic. Sans trop réfléchir, il pro-pose ses services aux amis algériensde Kader. La machine est lancée.

« Au fond, je suis devenu porteurde valises par égoïsme. Pour ne pasavoir honte de moi », s’esclaffe-t-ilaujourd’hui. Pendant plusieursmois, il sert de « facteur » aux mili-tants du FLN de la « willaya III »française, qui regroupe la vallée duRhône et les Alpes. En 1959, à la sui-te d’une vague d’arrestations, àLyon et dans la région, de militantsalgériens et de Français qui leur ontapporté leur aide, le FLN suggère àJean-Marie Boëglin de former son

propre réseau. En quelques semai-nes, c’est chose faite.

Le réseau Boëglin, fort d’une cin-quantaine de personnes, fonctionneen cellules qui n’ont aucune relationentre elles. Lui-même n’a decontacts qu’avec les chefs de cellule– à charge, pour ces derniers, derecruter leurs propres troupes etd’organiser l’action clandestine.

Comme nom de guerre, Boëglinchoisit celui d’Artaud – clin d’œil àAntonin Artaud, le dramaturge.

Son réseau, qui travaille en liaisonavec les équipes de Francis Jeanson,puis avec celles d’Henri Curiel, sem-ble rôdé. Jusqu’à ce jour de novem-bre 1960, où un militant algérien estarrêté et retourné par la police. Plu-sieurs membres du réseau lyonnaissont jetés en prison. Ils y resterontvingt-huit mois. Lui-même, filantd’une cache à l’autre, de Paris àMilan en passant par Megève, suitde loin, par journaux et informa-teurs interposés, le déroulement duprocès de ses amis.

« Un jour, le juge a demandé àquoi servaient les sacs de ciment quela police avait trouvés, rangés dansune des planques de l’organisation. Jene sais même plus si quelqu’un lui arépondu », lâche-t-il, avec un rirenerveux, terrible. Lui, il savait !Rétifs ou trop lents à payer leurscotisations au FLN, bien des Algé-riens sont morts pour l’exemple. Lespieds coulés dans le ciment. « Si leseaux du canal de Jonage pouvaientparler… », s’écrie Jean-MarieBoëglin, la voix cassée soudain.

A l’issue du procès, il est condam-né par contumace à dix ans de pri-son et à la privation de ses droitsciviques. C’est Jeanson qui leconvainc, lors d’une brève rencon-tre à Bruxelles, d’accompagner clan-destinement jusqu’au Maroc les

« évadées de la Petite-Roquette » :quatre « porteuses de valises » queles réseaux militants ont réussi à fai-re sortir de la prison (aujourd’huidétruite) de la rue de la Roquette,dans le 11e arrondissement de Paris.En juin 1961, la petite bande arrive àTanger, puis gagne la capitale,Rabat, – où Boëglin obtient le statutde réfugié politique.

Comme d’autres exilés, eux aussicondamnés par la justice française,il aurait pu rentrer en France en1966, année où l’amnistie est accor-dée. L’idée ne lui plaît pas. « Qu’onnous mette, nous, les anticolonialistesqui avaient aidé l’Algérie, sur lemême plan que l’OAS, ça m’a mishors de moi, explique-t-il. J’ai boudél’amnistie. » Installé à Alger au lende-main de l’indépendance, il décided’y rester. « C’était le temps des uto-pies, des turbulences, le temps del’Afrique. Che Guevara nous rendaitvisite. Nous avons cru vivre une épo-que nouvelle et contribuer à la nais-sance d’un homme nouveau ! », rap-pelle-t-il dans Alger, chronique urbai-ne (Bouchène, 2001), le livre de sonami l’architecte Jean-Jacques Deluz,lui aussi installé à Alger.

Pour le « pied-rouge » Jean-Marie Boëglin, ces années algéroi-ses sont belles. Il ne veut pas voir leslézardes qui menacent l’édifice.Après avoir participé, en 1963, auxcôtés de son vieil ami MohamedBoudia, à la création du TNA, ilprend la direction de la section d’artdramatique de l’Institut national deformation dramatique et chorégra-phique de Bordj El-Kiffan. L’obliga-

tion de jouer les pièces en arabe litté-raire (difficilement compréhensibledu grand public, contrairement àl’arabe dialectal et au français) ne lechoque pas outre mesure. Pas plusque le mépris où sont alors tenuesles femmes qui souhaitent faire duthéâtre leur métier.

« La profession de comédienne oude danseuse était alors, comme enEurope au début du siècle, plus oumoins assimilée à la prostitution ou,plus exactement, au métier de courti-sane », reconnaîtra-t-il en 1995, lorsd’un colloque en France. De même,sur la question des harkis, il avoues’être réveillé bien tard, ayant long-temps minimisé l’ampleur des repré-sailles. De cet « aveuglement » tena-ce, Jean-Marie Boëglin ne tente pasde se disculper : « Aujourd’hui, com-me beaucoup d’autres, je me senscomplice et victime », ajoute-t-il.Complice de m’être accommodé dudiscours dominant sur “la religion, ferde lance de la résistance au colonialis-me”. Victime aussi, parce que je n’aipas su déjouer les pièges du nationalis-me – que j’habillais, moi, le “petitblanc” culpabilisant, de toutes les ver-tus… ».

Dans l’appartement grenoblois,quai de France, où il vit désormais,Jean-Marie Boëglin a accroché deuxtableaux de Baya, la grande peintrealgérienne, aujourd’hui décédée.« Tout compte fait, je ne m’en veuxpas : on était des gens éthiques, plusque politiques. Et si on a été idiots, ona aussi été… utiles. Malgré tout ! »

Catherine Simon

L ’ALGÉRIEfrançaisen’est pas

morte. L’extrê-me droite culti-ve toujours sonsouvenir, sur-tout dans le

Midi, où nombre de rapatriés ontpris souche. Cette mémoire doulou-reuse et revancharde a poussé Jean-Marie Le Pen à confier, en 1997, ladirection du Front national dans lesBouches-du-Rhône à Jean-JacquesSusini. Figure emblématique del’OAS, l’Organisation armée secrètequi s’opposa, jusqu’au bout, àl’« abandon » de l’Algérie françai-se, deux fois condamné à mort,Susini, devenu chef d’entreprise,n’était pas fait pour le rôle et a finipar renoncer. Mais son itinéraire

illustre les affinités qui relient l’ex-trême droite d’aujourd’hui à celled’hier, le FN à l’OAS.

Jean-Jacques Susini est né le30 juillet 1933 à Alger, dans unefamille corse. Son père, un chemi-not auprès duquel il a peu vécu, estplutôt de gauche et optera pour l’in-dépendance de l’Algérie. La figuretutélaire est la grand-mère mater-nelle, corse elle aussi, qui pleurait« en écoutant Mussolini à la radio ».Le grand-père maternel, dont l’as-cendant n’est pas moindre, rejoin-dra la Légion des combattants deVichy.

Même s’il a adhéré un temps auRPF, le parti gaulliste d’après laLibération, Susini doit beaucoup àces influences. En 1960, lors du pro-cès des « barricades », dressées àAlger par les opposants à l’« auto-

détermination », il revendique avecemphase cette filiation : « Je dési-rais (…) réconcilier le mouvementd’émancipation sociale qui secoue lemonde entier et le fait national. J’aitenté (…) d’établir la synthèse généra-le de ces deux courants qui ontsecoué le XXe siècle. » Autrement ditle nationalisme et le socialisme.

Elève des jésuites au collègeNotre-Dame-d’Afrique d’Alger,Susini est étudiant en médecine enmétropole lorsque surviennent lesévénements de mai 1958. Ennovembre 1959, de retour au pays,il est élu président de l’Associationgénérale des étudiants d’Algérie, enmême temps qu’il adhère au Frontnational français de Jo Ortiz, lepatron poujadiste de la Brasseriedu Forum, auprès de qui il participeà la semaine des « barricades ». Larencontre avec Le Pen date de cetteépoque, puis leur amitié, que letemps ne démentira pas.

Transféré à la prison de la Santéà Paris après l’échec du soulève-ment, Susini écope de deux ansd’emprisonnement avec sursis.Avant même sa condamnation, il afui à Madrid où le pouvoir franquis-te ferme les yeux sur les intriguesdu général Raoul Salan et de la poi-gnée de comploteurs qui refusentle « bradage » de l’Algérie. C’estdans la capitale espagnole, audébut de l’année 1960, que naît lesigle OAS, « inventé » par Susini etPierre Lagaillarde, figure de prouedu 13-Mai et de la semaine des« barricades ».

L’Organisation armée secrète neprendra réellement son essorqu’après l’échec du putschd’avril 1961. Pour s’imposer parmiles généraux et les colonels qui la

dirigent, Susini dispose de l’appuid’un groupe d’étudiants activistes,le Front nationaliste (le FN, déjà…)et de sa branche militaire, les« commandos Z ». Il bénéficie sur-tout de la confiance de Salan, chefsuprême de l’OAS, dont il est la plu-me et le mentor. Habitué aux facili-tés de son rang plus qu’aux désagré-ments de la clandestinité, l’ex-géné-ral d’armée est sous la coupe d’unétudiant de 28 ans dont il louel’énergie, la dialectique et lestalents d’organisateur.

Officiellement chargé de l’actionpsychologique et de la propagandeau conseil supérieur de l’OAS, unposte taillé à sa mesure, Susini estplus que cela. Il a des relations étroi-tes avec le lieutenant déserteurRoger Degueldre, le chef des redou-tables commandos « Delta », brasarmé de l’organisation. Il veille àtout, supervise tout, jusqu’à deve-nir le patron de fait de l’OAS àAlger, après les arrestations succes-sives de Degueldre et de Salan, auprintemps 1962.

Celles-ci lui ont porté un coupdécisif ? Qu’importe ! Susini va ten-ter un « coup » qui lui ressemble,mélange d’utopie révolutionnaireet de réalisme froid. Si l’indépen-dance de l’Algérie est inéluctable, ilfaut en tirer parti. Ainsi, dans ladésolation des ultimes soubresautsde l’Algérie française, échafau-de-t-il, via Abderrahmane Farès, leprésident de l’exécutif provisoirealgérien né des accords d’Evian, unaccord FLN-OAS destiné à arracheraux vainqueurs des garanties pourles Européens qui choisiraient derester en Algérie. La manœuvretourna court, tandis que les activis-tes les plus intransigeants criaient à

la « trahison », une accusation dontSusini mit longtemps à se remettre.

Réfugié cinq ans en Italie, il estcondamné deux fois à mort parcontumace, la première comme diri-geant de l’OAS, la seconde pouravoir été l’un des instigateurs del’attentat manqué contre de Gaulleau Mont-Faron, à Toulon en 1964.Rentré en France après l’amnistiede 1968, il est arrêté en 1970 puisremis en liberté en juillet 1971. Lajustice le soupçonne d’être le com-manditaire de hold-up commis surla Côte d’Azur au nom de l’OAS. Ilest acquitté en février 1974 par la

cour d’assises des Bouches-du-Rhô-ne, mais il était retourné en prisonen octobre 1972, d’où il sortira enseptembre 1974, après la dispari-tion inexpliquée du colonel Ray-mond Gorel, le trésorier de l’OAS.Susini, qui nie avoir été mêlé à ceprobable assassinat, bénéficied’une ultime amnistie en 1987, à laveille de comparaître aux assises.Après avoir repris ses études demédecine, il entre dans la vie activeà 48 ans, comme cadre d’une entre-prise parisienne de sécurité, qu’il arachetée et revendue depuis.

C’est en 1997 que « l’ami de tou-jours », Jean-Marie Le Pen, le tirede l’oubli, en l’envoyant défendreles couleurs du FN à Marseille. La

tâche n’a rien d’exaltant. L’ex-pèreJoseph de Salan supporte mall’autoritarisme de Le Pen et sesmaladresses, même si sa fidélitédemeure. La rupture du « chef »avec Bruno Mégret déclenche uneguerre fratricide dans les Bouches-du-Rhône, où Susini a été nomméen octobre 1998 secrétaire de lafédération, en même temps qu’ilentrait au bureau politique du par-ti. Les effectifs locaux fondent, l’ar-gent manque. Susini, à contre-emploi, se lasse de jouer les missidominici, comme il se lasse vite deson siège de conseiller régional, oùil a été élu en 1998. La politiquelocale lui paraît fade, lui qui atutoyé l’histoire.

Ses scores à Marseille, au secondtour des législatives de 1997(41,63 %) et des cantonales de 1998(32,91 %), sont conformes àl’audience du FN. Un autre que luiaurait fait aussi bien. En mars 2004,au terme de son mandat deconseiller régional, Susini, qui a 70ans et plus d’autre responsabilitéau Front depuis la fin 1999, rentre àParis, jurant mais un peu tard…

Orateur précieux et intarissable,c’est en public qu’il donnait lemeilleur de lui-même. Pieds-noirsdans leur majorité, militants et élusméridionaux du FN aiment s’enten-dre dire que « le combat en Afriquedu Nord n’est pas terminé ». Surtoutpar un homme qui revendique sonpassé de terroriste comme un« honneur ». A l’évocation de cecombat, les foules frontistes enton-nent Le Chant des Africains, l’hym-ne de l’Algérie française. Pour elles,ces valeurs-là sont éternelles.

Bertrand Le Gendre

b Référence. L’OAS se veut l’héritièrede l’Armée secrète de l’Occupation.Ses membres se voient commedes résistants et usent, comme eux,de pseudonymes (Raoul Salanest « Soleil » dans la clandestinité).Successeur de Jean Moulinà la tête du Conseil nationalde la résistance, Georges Bidaultcrée en 1962 un CNR-OAS dontil justifie l’appellation dansD’une résistance à l’autre(Les Presses du siècle, 1965).b Trois branches. L’OAS-Algérie(un millier de « combattants »,3 000 militants) est sous l’autoritéd’un Conseil supérieur commandépar Salan. Ses subordonnésà la tête de l’OAS-Métropole

sont Paul Vanuxem, André Regard,Pierre Sergent et enfin André Canal.Fixée en Espagne, sa troisièmebranche (Antoine Argoud,Pierre Lagaillarde, Joseph Ortiz…)ne reconnaît pas l’autorité d’Alger.b Victimes. L’OAS est responsabled’environ 2 000 assassinatsen Algérie, dont 85 % de musulmans.On lui doit de nombreux attentatset vols d’armes en métropole(18 explosions de plastic à Parispour la seule nuit du 17 au18 janvier 1962). Les domicilesdu directeur du Monde,Hubert Beuve-Méry, etde trois de ses journalistes(dont Jacques Fauvet) serontplastiqués en 1962.

« Au fond, j’ai faitça par égoïsme,pour ne pas avoirhonte de moi »

J-M B

Combien furent-ils ? Le secret est, jusqu’à ce jour, bien gardé. Quelques dizai-nes de vrais activistes, quelques petites centaines de collaborateurs, pas plus :communistes en rupture de ban, chrétiens de gauche anticolonialistes – oncomptera plusieurs prêtres dans leurs rangs –, militants des droits de l’hommeavant l’heure. De 1957 à 1961, les membres du « réseau Jeanson », organisés enpetits groupes clandestins et cloisonnés en France, aideront le FLN sans tropposer de questions sur les missions qui leur sont confiées : transmission demessages, transport de fonds, d’armes – d’explosifs, parfois.

A leur tête : Francis Jeanson, spécialiste de Jean-Paul Sartre (il avait publiéun Sartre par lui-même dès 1955), et Henri Curiel, compagnon de route du com-munisme et militant anticolonialiste. Le 1er octobre 1960, Jeanson sera condam-né par contumace à dix ans de prison, lors du célèbre procès de son réseau.Curiel, arrêté peu après, sera libéré en juillet 1962 sans avoir été jugé. Il seraassassiné en mai 1978 à Paris ; ses meurtriers n’ont jamais été retrouvés.

a C’est avec ces

faux papiers que

Yacoubi Ahmed,

alias Jean-Marie

Boëglin, homme de

théâtre et membre

du réseau Jeanson,

condamné par

contumace à dix

ans de réclusion en

1960, passera du

Maroc en Algérie

en août 1962

(ci-dessous,

à Tlemcen après

son arrivée).

Il revendiqueson passé deterroriste commeun « honneur »Ce que fut l’Organisation armée secrète (OAS)

Ce que fut le « réseau Jeanson »

A L G É R I Ef i g u r e s

Jean-Jacques Susini, de l’OAS au Front nationalil fut le mentor du général salan, chef des « putschistes » contre de gaulle en 1961, puis le chef de l’OAS, les commandosterroristes de l’algérie française. deux fois condamné à mort, à 71 ans, après une carrière au fN, il ne renie rien de son passé

Le « porteur de valises » est désenchanté, pas amer« on a été éthiques plus que politiques. idiots, mais aussi utiles », dit Jean-Marie Boëglin, qui créa en 1959 un réseau de soutienau FLN. « je n’ai pas su déjouer les pièges du nationalisme », regrette cet ex-adhérent fervent DE la « révolution algérienne »

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LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004/XI

1. LA FEMME DU BIJOUTIERMarc Garranger : « Lorsque le déplacement des populations dans des“villages de regroupement” a été entrepris par l’armée, il m’a été demandéde faire des photos d’identité de tous les habitants. Cette femme, c’est CheridBarkouane. Elle était l’une des deux femmes de Ferhat Mansour,le bijoutier du village de Bordj Okhriss, dans notre zone militaire.Il travaillait surtout l’argent et fabriquait des merveilles. Sa femme (à droite)avait 40 ans quand je l’ai photographiée. Tous les villageois devaient“y passer”. Au début, les femmes enlevaient le voile, qu’elles posaientsur leurs épaules, mais gardaient leur chèche sur la tête. L’officier a alorsexigé qu’elles le retirent aussi. C’était une terrible humiliation, pour elles,d’apparaître “en cheveux” devant des soldats français. La plupartme fusillaient des yeux. Mais regardez le regard de celle-ci : il exprimed’abord une détresse inouïe.La plupart d’entre elles sont mortes aujourd’hui. Lorsque j’ai montréà quelqu’un du village une vieille photo de Ferhat dans son atelier, il m’a ditque sa femme était encore en vie. Celle-ci a aujourd’hui 84 ans. Elle estencore terriblement vive. Je lui ai montré mon livre sur les femmesalgériennes. Elle s’est reconnue, a reconnu d’autres personnes. Elle n’avaitjamais vu ces photos. Ensuite, ça a été formidable. Je n’ai plus eu aucunproblème pour faire cette photo de Cherid, entourée de ses petits enfants. »

2. « MAX LE MENTEUR » ET LA « COMÉDIE » DU PUTSCH D’ALGERM. G. : « Lui, c’est “Max le Menteur”. Ce n’était pas son nom, biensur, mais tout le régiment l’appelait comme ça. Il avait 20 ans. C’étaitun camelot qui écumait les marchés en région parisienne, un garsmalin, un hâbleur. Pour lui aussi cette guerre était absurde. Cettephoto (à droite), je l’ai prise à Alger. Il est de dos, dans le half-track(photo de gauche). Moi, je suis assis derrière lui. Pendant le “putsch

des généraux” (22-25 avril 1961), le commandant n’avait pas bougé.Lorsque, le 25 à minuit, on a entendu à la radio que les putschistess’étaient rendus, il a dit “on fait route pour Alger !” Brusquement,il voulait montrer sa “loyauté” à de Gaulle. On est tous montédans des half-tracks. On a roulé tous feux éteints vers Alger.En route, on a vu un régiment qui avait soutenu le putschet qui faisait le chemin inverse. On s’est regardés sans un mot.

On est parvenu à 7 heures du matin à Alger. Tout était calme.Des CRS géraient la circulation. Des pieds-noirs, aux fenêtres,comprenant qu’on était des “loyalistes”, nous insultaient, nousfaisaient des bras d’honneur. Tout ça était bidon. Notre arrivéeà Alger était une comédie. On est resté la journée et on est reparti lesoir. Démobilisé, “Max” a repris les marchés. On a continué à se voirde temps à autre. Aujourd’hui, il est retraité (photo de gauche). »

PHOTOSMARC GARRANGER

POUR

0123Marc Garranger a publié

deux albums sur l’Algérie :La guerre d’Algérie vue parun appelé du contingent

(Le Seuil, 1984, réédition 2001)et Femmes algériennes 1960

(1982, réédition Atlantica, 2002).

SUITE PAGE XIV b b b

PARFOIS, ses yeux s’embuent. La voix, brusque-ment, se voile. Ou, quelques secondes, au bordd’être envahi, il s’arrête de parler. L’émotion

remonte, trop forte. Marc Garranger revient d’Algérie.Il a revu les lieux mêmes où il a servi sous les dra-peaux, les bourgs et les mechtas dont son bataillonavait la charge, les gens qu’il a photographiés, pen-dant deux ans. C’était il y a quarante-quatre ans. Desclichés de l’époque, il en a quelque 20 000...

Il a revu Benchérif, le commandant local de l’ALN,qui a connu les prisons françaises (photos 6) et qui,sous Boumediène, est devenu le patron de la gendar-

merie algérienne. Il a rencontré le fils de Bouakli, lecommissaire politique du FLN – capturé, torturé etdécédé dans la caserne où lui, Marc, servait. Le filsavait alors 7 ans, et il n’avait jamais cette dernière pho-to de son père, blessé, sur son lit de camp. Celle où ilest encore vivant.

Quand Marc la lui a montrée, il l’a embrassée sousses yeux, éperdu de reconnaissance (photos 8). Maissurtout il a revu tous ces gens, ces hommes, ces fem-mes, ces enfants qu’il a côtoyés, dans cette Kabylie dusud où, bidasse, il était affecté, et qui se sont reconnussur ses clichés. Avant de retourner en Algérie, Marc

était partagé entre l’enthousiasme – revoir les lieux etles gens qui ont marqué, dit-il, « l’expérience fonda-mentale » de sa vie –, l’inquiétude – qui retrouverait-il ? – et une certaine anxiété : comment se passeraientces retrouvailles entre l’ancien photographe en unifor-me et ces Algériens dont la plupartespéraient alors le voir, lui et sescongénères soldats, déguerpir dechez eux.

Leur accueil, dit-il, « a été au-delàde ce que j’espérais, un bonheur extra-ordinaire ». Etonnante histoire que

celle de Marc Garranger. Il a 15 ans en 1950, lorsqu’ilcommence à « shooter » de-ci de-là avec un vieux Fol-ding 6 × 9 de 1935 appartenant à ses parents. L’adoles-cent adore ça. A 17 ans, son père lui offre un Focca35 mm. Mais pour ce dernier, photographe, ce n’est pas

un métier. Marc devient instituteur.Sursitaire, il poursuit des études desciences naturelles à l’université. Pre-mier grand voyage en 1957, au Séné-gal et au futur Mali. Et premier choc.« J’ai découvert les colonies, les gensn’y parlaient que d’indépendance. »

A L G É R I EI M A G E S

Retour aux sourcesSoldat en Kabylie de 1960 à 1962, Marc Garranger a pris des milliers de clichés de militaires, de combattants du FLN et surtoutdes populations locales. il y est retourné Pour « le monde », à la recherche de ceux que son objectif avait happés, il y a 44 ans

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XII/LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004

3. LES DANSEUSES DE LA FÊTE DE LA FÉCONDITÉM. G. : « J’adore cette photo (ci-contre). Je l’ai prise, en mars 1960, lorsd’une fête religieuse de printemps, destinée à assurer la fécondité desrécoltes et des animaux. Je venais à peine d’arriver en Algérie. Lespopulations locales étaient essentiellement des Berbères arabisés. Al’époque, les femmes se paraient de leurs plus beaux atours pour cette fête.Le marabout réglait le cérémonial, faisait les prières, et les gens, à tour derôle, lui agrafaient un billet sur le gilet. Je suis revenu sur le lieu, et l’une desfemmes s’est reconnue sur la photo. Ça a été un moment fou. Elle m’a ditque l’autre vivait encore, et on s’est tous retrouvés chez elle. Elles sont trèsvieilles, aujourd’hui. Je crois que j’étais encore plus ému qu’elles.Celle de gauche (ci-dessus) se nomme Messaouda Lagounie,celle de droite, qui sourit à la cantonade, Mazia Ouaïl. Autour d’elles,il y avait leurs familles, plusieurs générations. Tout le monde se passaitla vieille photo d’il y a quarante-quatre ans de main en main.Avec la guerre contre les islamistes, ces fêtes de la fécondité ont désormaisété annulées pour “raisons de sécurité”. »

4. HADDA ET SON « MALABAR » DE FRÈREM. G. : « Je suis à Aïn Terzine, montrant mes albums, quand, soudainement, unefemme dit “c’est moi, c’est moi, la petite fille, là” (ci-dessus). Elle s’appelle HaddaKahloul. Elle avait 8 ou 9 ans à l’époque. Elle fait partie de tous ces gens que jephotographiais de ma propre initiative. Aujourd’hui, elle est mère de famille. “Vousvoulez voir mon petit frère, celui qui est dans mon dos ? me demande-t-elle. C’est lui, là,dans le champ, qui laboure sur le tracteur”. Il s’appelle Saïd, un véritable malabar(assis près d’elle, photo ci-dessus). Il arrive et elle lui montre la photo. Il était dans unétat d’émotion indescriptible. Ces gens n’avaient pas d’appareil photo, ils n’ont pasde photos de leur petite enfance. Ils m’ont fait un accueil incroyable. A Aïn Terzine,tous les anciens se souvenaient du “photographe de l’armée”… »

5. LE MESDOUR, UN « VILLAGE DE REGROUPEMENT »M. G. : « J’ai pris cette photo d’hélicoptère. Un “village de regroupement”,c’était ça. On construisait un fortin, puis les villageois des environs étaientforcés de quitter leurs fermes isolées, qui étaient ensuite rasées, pourvenir rebâtir leurs maisons dans des rues disposées en enfilade pour que,du fort, la mitrailleuse puisse tout contrôler du haut de la tour. L’idée étaitde vider le djebel des populations, pour le transformer en zone interdite

et isoler le FLN. Sur place, les gens devaient eux-mêmes reconstruire leursmechtas en terre ; ça n’a pas coûté un sou à l’armée. Ce village s’appelaitle Mesdour. Aujourd’hui, il est méconnaissable. Je n’ai pas pu y retrouverl’emplacement de la tour du fortin. C’est une cité de HLM comme on envoit partout en Algérie, avec des constructions pavillonnaires qui ontpoussé de manière complètement anarchique. Il reste ici et là quelquesmechtas en terre, qui servent en général de rangement. »

A L G É R I EI M A G E S

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LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004/XIII

7. LE HARKI RESTÉ AU VILLAGE ET LE HARKI DISPARUM. G. : « A l’époque, le mardi était jour de marché à Bordj Okhriss.J’y suis donc allé un mardi : ça l’est toujours. Les gens feuilletaient mesphotos quand mon traducteur, montrant l’un d’eux, me dit : “Celui-là,c’est un harki” (ci-contre, photo de droite). Il regardait la photo deBouakli, le commissaire politique de l’ALN, sur son brancard (ci-dessous)après sa capture. On lui a expliqué qui j’étais et il m’a dit : “Bonjour,collègue.” Collègue ! Ça m’a fait drôle. Ce type avait fait partie de la harkalocale. C’était un “collabo” de l’armée française, et il est resté là. Il necache pas du tout qu’il a été harki à l’époque. Il y a des lieux, comme ça,en Algérie, où les gens ont surmonté leurs contradictions.Des harkis, j’en avais beaucoup photographié à Bordj Okhriss. Ilsportaient un uniforme de combat et un calot distribués par les Français.Le cliché du harki de la photo de gauche a été pris le jour de l’Aïd, en1961. Sa femme prépare le couscous, sa petite fille rayonne de joie dansles bras de son père. Mais lui a les yeux de la peur. Il porte sur son visageune frayeur incommensurable, comme s’il savait déjà qu’il avait choisi lemauvais camp. J’ai demandé autour de moi, personne ne l’a reconnu. Il adisparu. Peut-être est-il parti, peut-être a-t-il été tué après la victoire duFLN. Ou peut-être que personne, à Bordj Okhriss, n’a voulu se souvenir. »

6. LE « FELLAGA » CAPTURÉ DEVENU COLONELM. G. : « Le 25 octobre, le colonel m’a fait venir au QG du secteur,à Aumale. Ahmed Benchérif, le chef de l’ALN, l’Armée de libération nationale,venait d’être capturé. Les services psychologiques du régimentavaient préparé un tract, qu’ils s’apprêtaient à diffuser dans les douars.L’objectif était de démoraliser les gens. Le tract disait : “Les échecs du FLNcontinuent. Le soi-disant commandant BEN CHÉRIF vient à son tour d’êtredébusqué de sa tanière. Menant à la mort de nombreux chefs de la zone 1de la willaya 4, il s’est rendu, lui, sans combattre, en agitant à la pointede son arme un caleçon en guise de drapeau blanc. Djounoud, n’attendez pasd’être obligés d’agiter votre caleçon comme BEN CHÉRIF. Soyez plus dignes,cessez ces combats inutiles.”Le colonel me dit : “Prenez une photo du type, on va la mettre au dos du tract.”On n’a pas échangé un mot. Benchérif m’a lancé ce regard, et j’ai shooté(ci-contre). Quand le colonel a vu la photo, il l’a observée et m’a dit : “On neva pas la mettre.” Pour la première fois, un officier s’est aperçu que mesphotos ne correspondaient pas à son discours. Les autres officiers, eux, n’yvoyaient que du feu. Le tract disait que cet homme était un traître et un lâche.Or son regard, sur le cliché, dit exactement l’inverse. Une fierté, unedétermination extraordinaire. Personne ne pouvait croire que cet homme-làs’était rendu “le caleçon à la main”.J’ai revu Benchérif une première fois en 1975. Sous Boumediène,il était devenu colonel, commandant de la gendarmerie. Aujourd’hui, il vit,retraité, à Alger. Quand il a su que je venais, il m’a accompagné et il est restéune journée avec moi sur place. Il m’a aidé à retrouver certaines personnes.Là, il est assis avec deux jeunes et deux anciens (ci-dessous), à Aïn Terzine. »

8. LA MORT DU PÈRE, L’ÉMOTION DU FILSM. G. : « Pour moi, la photo de droite est peut-êtrela plus importante de toutes celles que j’ai faites.Je l’ai prise le 19 mars 1960, très peu de temps aprèsmon arrivée en Algérie. Le commissaire politiquedu FLN, Ameziane dit Saïd Bouakli, avait été blesséà la jambe dans un accrochage et capturé. On m’ademandé de prendre un cliché sur le lit de camp oùil gisait, dans le bureau de l’officier de renseignementdu bataillon. J’ai pris cette photo, puis une autre.On voit bien que le prisonnier n’a qu’une seuleblessure, sa jambe est bandée. En haut à gauche,on voit le genou du type que chacun connaissaitpour pratiquer les tortures.Ensuite, je suis allé faire la photo du garde du corpsde Bouakli, qui, valide, était resté jusqu’à sa captureavec lui. Il s’appelait Ouaïl Mohamed. Il a été abattusur place. On voit nettement la balle en pleinepoitrine, tirée à bout portant (ci-dessus, à gauche). Al’époque, on ne faisait pas de prisonniers. Quelques

semaines après, je suis allé prendre la photo du lieuoù Bouakli avait été enterré. Surtout, j’ai eu entre lesmains le constat de la gendarmerie. “Le commissaireMeziane, disait-il, commettant une erreur, puisqu’ils’appelait Ameziane, est mort à la suite de blessurespar balles à la jambe gauche, au thorax et dans la boîtecrânienne.”J’étais arrivé depuis moins de trois semaines,et là,j’avais tout compris sur ce qui se passait. Ma photo :une balle dans la jambe. Le constat officiel : troisballes, dont une dans la tête. Quand je suis revenu àBordj Okhriss, c’est son fils, Ahmed Ameziane, quim’a trouvé. On a d’abord parlé. Il m’a dit : “J’avais7 ans quand mon père est mort.” J’ai sorti mes photos.Celle-là, il ne l’avait jamais vue, seulement une petitephoto cadrée sur le visage, paru dans un livre d’HenriAlleg. L’émotion l’a alors submergé. Il est restésilencieux devant elle, puis il a porté l’album à seslèvres et il a embrassé la photo. J’étais bouleversé.Ensuite, on est resté longtemps à parler. »

A L G É R I EI M A G E S

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XIV/LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004

Etudiant, Marc est sursitaire. Mais, en novembre 1959,le couperet tombe : il est appelé sous les drapeaux. Et,début mars 1960, au camp Frileuse où il est soldat de2e classe, la nouvelle tombe : « Le régiment part en Algé-rie. » Dans quel état d’esprit y allait-il ? « Je ne voulaispas y aller. J’espérais rester en France : les services photo-graphiques de l’armée, à Vincennes, m’avaient promis deme prendre, mais l’affectation n’est jamais arrivée. Quandla nouvelle est tombée, j’ai été dans une déprime inimagi-nable. J’avais une fille de trois mois. Et je savais que tout çaétait foutu. L’écrivain [communiste] Roger Vaillandm’avait convaincu. Je l’avais rencontré plusieurs fois en1958-1959. Il était en rupture de ban avec le PC. Ses motsm’avaient frappé : “La guerre d’Algérie est une guerre colo-niale. Comme celle du Vietnam, elle est vouée à l’échec”.En partant, j’étais convaincu qu’elle était inutile et seraitperdue ».

Marseille, le bateau pour Alger, le train jusqu’à Boui-ra, enfin le camion pour Aumale (aujourd’hui Sourel-Ghozlane) où se trouve le QG du régiment. Sonbataillon est affecté à Aïn Terzine, une région monta-gneuse, rocailleuse, dure. La population est berbère ara-bisée. Marc a 25 ans. Plus âgé que les autres soldats, ilest aussi étudiant. Un intello ? Au secrétariat ! Il laissetraîner quelques photos sur son bureau, le commandanta une idée : il le bombarde « photographe du régi-ment ». Un poste, dit Marc, « qui n’avait aucun statutmilitaire ». Pourquoi l’officier a-t-il pris cette décision ?« Il voulait se faire mousser auprès du colonel, lui montrerses succès. » La vie de Marc Garranger bascule. « Jedevais photographier ceux que l’on m’indiquait, mais per-sonne ne se préoccupait de ce que je photographiais parailleurs. Les gars voulaient que je les prenne aussi, ça leurfaisait des souvenirs. Moi, je n’avais qu’une idée : shooterau maximum, pour montrer la réalité des gens, ce qu’étaitune guerre coloniale. Ni les officiers ni les bidasses, ne com-prenaient ce qui me motivait. Au contraire, tout le mondeétait content. » Alors il va faire, vingt-quatre moisdurant, son travail de bidasse photographe officieux,

masquant sentiments et convictions. Et « shooter » cequ’on lui demande – et ce qu’on ne lui demande pas.« Je recevais des ordres, mais j’avais aussi une libertéinouïe. » De ces milliers de photos, il fera, plus tard, deslivres et de nombreuses expositions.

Son premier choc survient à peine arrivé. Un bidassele tire par la manche. « Viens voir, on a capturé un prison-nier important ». L’homme, Saïd Bouakli, gît dans lelocal du renseignement militaire, une balle dans la cuis-se. Il est commissaire politique du FLN de la zone. Laphoto faite, le commandant lui intime cet ordre quiretentit encore à ses oreilles : « Garranger, va photogra-phier les fells au tapis ! » Il part en hélicoptère, avec lecommando de chasse, jusqu’au lieu où Bouakli et sesdjounouds s’étaient fait piéger. Ceux-ci gisent là, morts.Le commando ne faisait pas de prisonniers. Il ramenaitcelui qui comptait pour l’interroger. Les autres...« Quand j’ai vu ça, je n’ai plus eu aucun doute sur la natu-re de cette guerre », dit Marc.

« Le commandant disait “Hop là, on y va.” Je devaispartir avec lui, généralement en jeep, parfois en hélicoptè-re. Il avait un quota d’heures de vol mensuel. Parfois, le

mois se terminait et il ne l’avait pas atteint. Alors il me lan-çait “mission photo !” Je montais dans l’hélico avec unpilote et je partais photographier. Des fois, on faisait lachasse à la perdrix ! C’était dingue ». La grande théoriede l’armée, à l’époque, s’appelle « pacification ». Objec-tif : regrouper les paysans pour les extraire à l’influencedu FLN. D’hélicoptère, Marc va photographier ces « vil-lages de regroupement » construits pour « protéger lespopulations ». L’alignement des rues, prises en enfiladepar une mitrailleuse sur la tour, montre bien qu’il s’agis-sait d’abord de les contrôler (photos 4). « C’était unesupercherie. Les gens étaient déracinés, les lieux où ilsavaient habité rasés et décrétés zone interdite. Quiconques’y trouvait encore pouvait être tué sans sommation. »

Une fois ces villages bâtis, « le commandant a dit : “Ilfaut que ces gens aient des papiers d’identité.” Là, je mesuis beaucoup demandé quoi faire. C’était participer à uneopération de contrôle policier. J’avais en tête les célèbresphotos d’Indiens d’Edward Curtis, réalisées en 1900 auxEtats-Unis. Je me suis dit : ici c’est pareil. J’ai décidé de lefaire, mais pas comme on me le demandait. Au lieu de pho-tos d’identité, j’ai fait des portraits en buste. Les gens atten-

daient, les femmes voilées. Je plaçais un tabouret à l’ombred’une mechta, ils s’asseyaient l’un après l’autre, et je pre-nais instantanément un seul cliché. Presque tous avaient levisage de la protestation. Un regard de détestation. La plu-part étaient des femmes. Les hommes étaient soit aumaquis, soit membres d’une harka. Les femmes m’assassi-naient du regard, surtout celles qu’on avait obligées à reti-rer leur chèche ». Lorsque Marc est rentré avec ses pre-miers portraits, le capitaine « jubilait », dit-il. « Il a lancéà la cantonade : “Qu’elles sont laides, on dirait des maca-ques”. Lui voyait des animaux, et moi je savais que mesphotos disaient toute l’humanité de ces femmes ».

Garranger sera démobilisé fin février 1962, quatremois avant l’indépendance. En 1966, Pierre Gassmann,directeur du laboratoire Pictorial Service, le poussera àprésenter un dossier devant le jury du prix Niepce. Lau-réat, sa carrière est lancée. Plus tard – le milieu peut êtrecruel – il essuyera des reproches. Les photos de Garran-ger, diront certains, sont « ambiguës »... « J’en ai enten-du ! Surtout sur mes photos de femmes. On disait : “Cesimages sont du viol, elles ont été prises de force, sur ordre”.Moi, j’ai fait tous mes clichés dans l’unique idée de dénon-cer le colonialisme. Et on me renvoie à mon statut de mili-taire dans l’armée coloniale. Mais mes photos parlent pourmoi. Et pas un seul Algérien n’a jamais fait la moindre allu-sion au fait que j’étais militaire. »

En août 2004, Marc Garranger est retourné, pourLe Monde, à Sour el-Ghozlane, à Aïn Terzine, au Mes-dour, à Bordj Okhriss. « J’avais peu de noms, mais beau-coup de traces. Tout c’est passé comme dans un rêve. » Lesgens se sont souvenus de lui : le fils du marabout, l’épou-se du bijoutier... Le colonel Benchérif l’a aidé, les fem-mes se sont reconnues sur ses albums. « Le contact a par-fois été difficile. Mais dans la plupart des cas, les gensétaient émus au tréfonds. Ils se reconnaissaient, ou recon-naissaient d’autres personnes et m’amenaient les voir. J’aivécu douze jours durant dans une transe exceptionnelle.Les gens me disaient : “Vous êtes rentré dans nos cœurs”.Entendre ça, c’était fou. » On va le laisser, il en pleurerait.

Sylvain Cypel

10. L’ÉGLISE, LA MOSQUÉE...M. G. : « C’est jour de défilé des troupes françaises, à Aumale.Au centre, on aperçoit le colonel. Derrière, l’église, avec, juste devant,le monument aux morts, surmonté de la plaque RF, République française.Aumale était la grande ville du secteur. Elle a peu changé, sinon qu’elle se nommedésormais Sour el-Ghozlane, que des HLM ont poussé comme des champignonsdans les faubourgs tout autour, qu’on y voit beaucoup de femmes en habit grisislamique, et... qu’une mosquée à remplacé l’église ! Le monument aux morts,lui, est devenu le socle d’une statue (visible sur la photo ci-dessous,à gauche de la mosquée). »

9. LA « PORCHERIE » ET LE PRISONNIERM. G. : « Cette porcherie de l’ancienne maison forestière duseul pied-noir du coin était devenue le lieu d’incarcérationdu camp d’Aïn Terzine. A l’époque, elle était entourée debarbelés. L’endroit était très sale : c’est là que l’on parquait

les “fells” en attente de leur interrogatoire. C’était unepièce minuscule ; personne n’y revenait jamais.Ce jour-là, quand quelqu’un a ouvert la petite porte, il n’yavait qu’un seul prisonnier. J’ai shooté instantanément.On voit dans son regard la terreur avant d’être interrogé.

Les gens du FLN savaient à quoi ils s’exposaient,s’ils étaient capturés. Quarante-quatre ans plus tard, à monimmense surprise, j’ai retrouvé cette bâtisse. Elle avait étéun peu retapée. Les gens l’appellent “la maison de l’âne”,parce que c’est là qu’on le met pour la nuit… »

b b b SUITE DE LA PAGE XI

M. G. : « Oumerriche Saou, petite fille dans les rues du Mesdour. Aujourd’hui, elle vit près de Paris. »

A L G É R I EI M A G E S

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LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004/XV

TAIS-TOI, tu vas réveiller les hai-nes ! » A table, la phrase alongtemps servi à la grand-

mère Hadjam pour couper courtaux questions embarrassantes desa petite-fille sur les rivalités entreFLN et MNA, les frères ennemisdu nationalisme algérien, au seinde la famille. Mimouna Hadjam,responsable de l’association Afri-ka à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), est de cette générationbeur qui a grandi dans le silenceassourdissant de la guerre d’Algé-rie et de ses drames. Assourdis-sant : Saïd Bouamama,aujourd’hui sociologue, se sou-vient, lui, que lorsqu’il étaitenfant, sa mère, à Roubaix, seréveillait parfois en hurlant. Plustard, il a compris qu’elle avait ététorturée (lire ci-dessous).

Les filles et fils d’immigrés algé-riens ont tous vécu la même épreu-ve : être né de parents apparem-ment sans histoire. Ou plutôt deparents terriblement silencieux,incapables de raconter et de trans-mettre un itinéraire paradoxal :après avoir désiré, cotisé et sou-vent lutté pour l’indépendance del’Algérie, puis s’être usés au travaildans l’espoir de pouvoir, un jour, yrentrer, ils ont fait leur vie dans lepays qui leur avait dénié le droit àl’indépendance – chez l’anciencolonisateur, voire « l’ennemi ».De ce passé impossible à justifierau regard des schémas classiquesde l’histoire, de ce « grand bug »,selon l’expression de MalekBoutih, secrétaire national au Par-ti socialiste, résultent nombre d’in-compréhensions, de craintes etd’obstacles au vivre ensemble.

Différents types de « cadavres »peuplent encore les placards deces existences. Ils ne se rapportentpas qu’à la guerre. Les affronte-ments sanglants entre nationalis-tes algériens (qui ont fait plusieurs

milliers de morts en métropole)ont laissé des traces. Tokia Saïfi,ancienne secrétaire d’Etataujourd’hui députée européenne(UMP), a appris, dans des conver-sations familiales, que son père,militant messaliste, avait failli êtreassassiné par des membres du

FLN.Nombre de beurs ont également

recueilli des confidences, souventde leur mère, à la fois sur l’espoirformidable que suscitait la perspec-tive de l’indépendance et sur letrouble que jetaient les méthodescoercitives du FLN.

Le nœud se situe en 1962, quandles émigrés, après avoir fêté l’indé-pendance, ont décidé de rester enFrance. Certains, après une tentati-ve de retour dans la patrie recon-quise, ont fait machine arrière,effarés par le désordre et le naufra-ge des promesses démocratiques.La mémoire n’a d’ailleurs pas rete-nu que, au moment même où lespieds-noirs étaient contraints departir, s’amplifiait une vague inédi-te d’émigration d’Algériens vers laFrance (180 000 en 1962, 262 000en 1963, contre 72 000 en 1960 et103 000 en 1961). Ce mouvement

témoigne de la perception ambi-guë que les émigrés ont eue de l’in-dépendance. Sociologue, Abdelma-lek Sayad a montré comment laguerre, en vidant des zones entiè-res de ses habitants, avait accéléréle phénomène d’émigrationdéclenché quelques décenniesplus tôt par la confiscation des ter-res, consécutive à la colonisation.

L’indépendance, loin de stopperle mouvement, l’a décuplé. Ni l’Al-gérie, en pleine fièvre nationaliste,ni la France, gaullienne et presséede tourner une page humiliante del’histoire, n’ont jamais eu intérêt àsouligner cette réalitén qui contre-disait les discours officiels mais, enfait, les servait : l’Algérie nouvelley voyait un moyen de soulager sestensions sociales, tandis qu’uneFrance en pleine période d’expan-sion trouvait une main-d’œuvrebon marché. Ironiquement, la clau-se des accords de paix d’Evian pré-voyant le maintien de la libre circu-lation entre les deux pays, rendueillusoire par l’exode forcé despieds-noirs, a trouvé à s’appliquerpour les Algériens.

La mise à l’écart de la Fédéra-tion de France du FLN par lesclans qui s’emparent du pouvoir

en Algérie en 1962 puis en 1965augmentera encore le trouble,niant la contribution pourtantmajeure des émigrés au combatpour l’indépendance.

Silences et mensonges ont laisséde lourdes traces. La générationdes émigrés a construit sa vie surla mystification d’un retour jamaisaccompli – sauf, parfois, aumoment d’être inhumé. Les géné-rations suivantes, prisonnières desdiscours, aussi bien français qu’al-gériens, niant le lien entre colonisa-tion, guerre d’indépendance etémigration, restent les otages deces ambiguïtés.

Produits de la décolonisation,héritiers de ce silence et de cesmensonges, les beurs en vivent lesconséquences bien concrètes :racisme et discriminations mar-qués par la survivance des préju-gés et des appellations injurieusesforgés pendant la colonisation etla guerre, ambiguïté de la relationavec la nationalité française que laloi, autre ironie de l’histoire, leurattribue à la naissance (car leursparents sont nés en Algérie avant1962, donc sur le sol français) alorsque les parents, indigènes musul-mans colonisés, n’ont jamais été

de véritables citoyens français.Significativement, nombre d’en-fants d’immigrés ont attendu la dis-parition de leur père pour se faireétablir une carte d’identité françai-se et revendiquer un lien, souventpassionnel, avec la France.

Les impasses de la mémoire etde la transmission familiales pro-duisent des traumatismes indivi-duels dont témoigne la psychana-lyste Alice Cherki dans un article(Ni honte ni gloire, actualité du trau-ma, éditions ERES, 2002). Elledécrit le cas d’un patient souffrantd’une grave asthénie et de la sensa-tion de posséder des souvenirs« appartenant à quelqu’und’autre ». Elle relie ces troubles àl’impossibilité, pour ce jeune hom-me, de savoir ce que ses parentsont fait pendant la guerre d’Algé-rie, et donc de s’inscrire dans unereprésentation « ni honteuse niglorieuse » d’une Histoire concer-nant à la fois l’Algérie et la France.

Quand l’obsession d’un passé desouffrances méconnu domine laconstruction identitaire, la projec-tion dans un avenir positif devientdifficile, analyse Saïd Bouamama,auteur d’une enquête sur lesenfants d’immigrés et de harkis.(Les héritiers involontaires de laguerre d’Algérie, éditions duCreops, 2002). Le sociologue voitdans le comportement de certainsjeunes les traductions du malaiselié au fossé des mémoires : tendan-ce à l’autonégation ou à la survalo-risation, rapport méfiant au mon-de, refus des emplois manuels quirenvoient à des pères méprisés,rapport épidermique à l’injustice,qui évoque aussi le statut desparents.

Les mêmes silences confortentaussi l’usage de l’islam commepatrie imaginaire de substitution.Ils rendent insupportable l’injonc-tion incessante des politiques à

choisir entre la France et l’Algérie,voire entre l’islam et la république.Ravageurs dans le débat politiquefrançais, les sifflets contre La Mar-seillaise et l’interruption du matchde football France-Algérie, enoctobre 2001, témoignent de cetteimpossibilité à choisir entre lapatrie des parents, l’Algérie, et lasienne, la France, entre la fidélitéfamiliale et l’évidence d’un choixde vie…

Et celle de la nécessité de récon-cilier, ou du moins d’imbriquerl’histoire de la guerre d’Algérie etcelle de l’immigration maghrébi-ne, de métisser les mémoires pourréussir l’intégration. Un défi auda-cieux dans un pays où, selon Benja-min Stora, pas moins de 6 millionsde personnes – anciens appelés,pieds-noirs, immigrés, harkis, por-teurs de valise – ont « l’Algérie aucœur ».

Dans cet enrichissement histori-que, les enfants de l’immigrationjouent un rôle moteur : la recon-naissance des événements du17 octobre 1961, celle du rôle destroupes d’Afrique noire et duNord dans la libération du pays,sont directement liées à leuraction, tout comme la décision decréer une Cité nationale de l’histoi-re de l’immigration. Aujourd’hui,nombre de travailleurs sociaux etd’enseignants ont conscience quela rupture avec les silences du pas-sé est un passage obligé de laconstruction, forcément comple-xe, des jeunes. Leur existence par-tagée leur permettra de s’inscriredans une généalogie collective.Mais combien de temps faudra-t-ilencore, cinquante ans après l’insur-rection algérienne, pour que leshéritiers franco-algériens de laguerre parviennent à arrimer leurhistoire familiale à l’Histoire deFrance ?

Philippe Bernard

LES uns ont porté leur hontependant plus de vingt ans. Lesautres ont tu leurs faits de gloi-

re militante. Parler de « sa » guer-re d’Algérie, qu’elle ait été vécuedu côté de l’armée occupante oude celle de libération, fût souventdouloureux, voire impossible.Pourtant, la mémoire fut transmi-se. Par bribes, à des moments par-ticuliers, les anciens appelés del’armée française ou les militantsdu FLN ont raconté.

« Ces images m’ont hanté pen-dant vingt ans », dit Jean-PierreGaildraud, ancien chef de harkaet professeur d’histoire. Cetteobsession de la guerre, de l’hor-reur des amis tombés sous le feu,des scènes de représailles dans lesbleds, de tortures, revient danschaque évocation des anciensappelés. C’est toute une généra-tion – plus d’un million et demid’hommes concernés – qui, reve-nue du front, n’a pas pu, ni su,dire ce qu’elle avait vécu, dansune France alors en plein booméconomique et qui ne voulait passavoir. Alors, ils se sont tus, pen-dant de longues années.

« Quand je suis revenu, je venaisde vivre un drame humain oùj’avais été obligé d’abandonner macompagnie de harkis, après lesavoir désarmés. J’avais vu monsecond égorgé. Mon père m’a dit :“Ne nous emmerde pas avec taguerre.” Je me suis heurté avectous mes amis, militants de gauche,

comme avec ma femme… J’ai réali-sé que je resterais incompris et jeme suis enfermé dans macoquille », se souvient Jean-Pier-re. Son fils, Jérôme, a appris peu àpeu. « . J’ai posé des questions àl’adolescence. Mon père parlaittrès facilement de l’Algérie, dupays... mais pas de ce qu’il avaitfait. Il ne se livrait qu’à ses réunionsde la Fédération nationale desanciens combattants en Algérie »(la Fnaca) , commente ce cadre deFrance Télécom. Pour qu’il com-prenne mieux, son père l’a emme-né, en 1990, sur le tournage dudocumentaire Les Années algérien-nes, de Bernard Favre. « Là, j’aiété saisi par ce lien si fort. »

La parole a semblé plus facile àClovis Guerrin. Son père, Jean, asenti une urgence à se libérer lorsde la publication du livre du géné-ral Aussaresses sur la torture enAlgérie, en 2001 (lire page VIII). Ila alors adressé à chaque membrede sa famille son « droit d’inventai-re », une dizaine de feuillets danslesquels il racontait « sa » guerre :envoyé dans une palmeraie de Bis-kra comme responsable de poste,il y est resté deux ans « sans tirerun seul coup de feu, ni participé ouassisté à des tortures ou des exécu-tions », y écrit-il.

Son récit a été « plutôt bien reçupar ses frères, qui s’y sont retrou-vés », se souvient Clovis. Luin’avait pas attendu la prose pater-nelle pour « savoir qu’il avait fait

ce qu’il avait pu ». « Je n’ai ni hon-te ni fierté, je suis juste content qu’ilait fait en sorte qu’il n’y ait pas deviolences là où il officiait », assurece jeune lycéen de première.

De la fierté malgré tout, c’est ceque ressent Yvan Sigg, peintre etromancier. « C’était un père dur,autoritaire mais il est resté commeun résistant à mes yeux », admet-il.

Alors que son père a l’impressionqu’il ne s’est jamais intéressé àson passé – « il n’a jamais voulu enparler avec moi » – Yvan Sigg a lesentiment inverse. Celui d’avoirposé des questions restées sansréponse : « Je ne comprenais paspourquoi il ne me racontait pas sonhistoire, au lieu de rédiger des bou-quins de psy sur la transmission dela mémoire ! »

Le trajet de Bernard Sigg, psy-chanalyste, jeune appelé alorsinterne en médecine, était pour-tant plus facile à porter : un pre-mier séjour au Maroc dans la mari-ne, puis la mutation punitive enAlgérie pour propagande pacifis-te ; enfin la désertion, par refus dela torture : « Je devais remplacerun médecin aspirant qui “retapait”les prisonniers pour qu’ils tiennentplus longtemps ». Et, dès lors, lepassage à la clandestinité, etl’aide aux Algériens, après l’indé-pendance. Le père a toujours esti-mé « n’avoir jamais rien caché »,avoir même milité pour la libreparole au sein de l’Associationrépublicaine des anciens combat-tants et victimes de guerre. Le fils

est resté frustré. Alors il a pris saplume pour le lui dire… dans unroman. « C’était une manière delui dire : “Parlons-nous.” J’étaisquand même fier d’avoir eu unpère qui a déserté et fut emprison-né pour ça », insiste Yvan.

La transmission n’a pas été plusspontanée du côté des Algériens.Les enfants, première et secondegénérations immigrées confon-dues, ont dû, eux aussi, gratter,questionner, se plonger dans cet-te histoire pour en comprendre lesens. Les pères militants FLN,engagés dans le maquis ou sim-ples activistes en métropole,avaient tourné la page, la guerrefaisait partie du passé. « Il n’y apas eu de parole spontanée. C’estvenu petit à petit lors de momentspropices comme les fêtes familialesoù la situation en Algérie venait surle tapis. Les vieux évoquaient alorsleurs souvenirs », remarque SaïdBouamama, sociologue et mili-tant associatif.

C’est ainsi qu’il a connu le par-cours de son père, Ali, clandestindans le maquis de la Mitidja, exfil-tré vers la France quand sonréseau fut démantelé, alors que safemme était arrêtée. Le souvenirest encore douloureux, malgré la« fierté » : le sociologue se rappel-le des cris poussés par sa mèrelors des cauchemars où elle revi-vait les séances de torture. « Nousne comprenions pas ce qui se pas-sait. Mes frères et sœurs aînés res-pectaient la consigne implicite desilence des parents. » Ce n’est qu’àl’adolescence que les « petits »ont osé poser des questions. « Mamère nous a avoué avoir eu peur denous charger avec ses souvenirs. »Il a raconté en détail son histoiredans La crème des beurs (PhilippeBernard, Le Seuil, 2004).

Attendre que les enfants gran-dissent, dire « plus tard » semblel’attitude généralement adoptée.Linda Amiri, doctorante à l’Insti-tut d’études politiques de Paris,n’a compris qu’une fois en facultél’engagement de son père au sein

du FLN, en France. « Il ne m’enavait pas parlé avant que je sois étu-diante en histoire et que je l’interro-ge. Pour lui, cela faisait partie de sajeunesse, c’était du passé. » Il lui aalors décrit les militants qui pas-saient relever les cotisations, le« devoir » de solidarité, les genstués par le FLN pour leur refus depayer, l’angoisse des famillesdevant la violence policière maisaussi la solidarité concrète entreAlgériens d’alors. « Les révélationssur la torture de ces dernièresannées ont réveillé beaucoup dechoses auprès des anciens duFLN », assure la jeune femme.

Les premières commémora-tions, dès 1991, de la manifesta-tion du 17 octobre 1961, à l’appelde la Fédération de France duFLN, que la préfecture de policeréprima dans une violence inouïe(lire page VII), ont sonné aussil’heure du souvenir. « Chaqueannée, depuis l’adolescence, monpère nous a bassinés avec cettemanif. Il pensait avec raison quec’était important que nous sachions

que des Algériens, allant manifesterdignement en famille contre le cou-vre-feu, s’étaient fait tirer dessus »,relate Samia Messaoudi, écrivai-ne. Cette histoire, avoue-t-elle, amarqué sa génération.

Avec d’autres, elle a fondé uneassociation – Au nom de lamémoire –, pour réclamer lareconnaissance officielle des mas-sacres. « Mon père nous a racontépar bribes la violence et la peur, lesjours suivant la manif d’octobre, oùil fallait se compter pour savoir quimanquait à l’appel. » Elle se sou-vient – elle avait 7 ans – des sor-ties de son père pour la collectedes dons pour le FLN, la liste descontacts à la main ? De la boîtemétallique où il rangeait soigneu-sement ses enveloppes. Desbijoux de la mère vendus pour lacause. Des espoirs déçus, aussi,quand elle questionnait sur cequ’était devenue la révolutionalgérienne : « Il n’aimait pas qu’oncritique l’Algérie. »

Sylvia Zappi

La sanglante rivalité entre les deux branches du nationalisme algérien, leMouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj et le Front de libérationnationale (FLN), fait partie des réalités les plus fortement imprimées dans lamémoire de la « première génération » de l’immigration algérienne et transmi-ses à leurs enfants. Cette violence a causé la mort de quelque 4 000 person-nes, des Algériens pour la plupart, en métropole.

D’autres violences fratricides, en Algérie, alimentent cette mémoire doulou-reuse et occultée : le massacre dit « de Melouza » du 29 mai 1957, où plus de300 villageois, accusés de sympathies messalistes, furent massacrés par l’ALN.Moins connue, mais présente dans les souvenirs, est la « nuit rouge » du 13 au14 avril 1956, premier grand massacre de la guerre civile intra-algérienne : les490 habitants du village kabyle de Tifraten, femmes et enfants inclus, furentégorgés. Le FLN les accusait d’avoir dénoncé aux Français ses exactions.

b Appelés. Deux millionsde Français ont effectué leur servicemiliaire en Algérie entre 1955et 1962. Dès août 1955, legouvernement Edgar Faure rappelle60 000 jeunes soldats récemmentlibérés et maintient sous lesdrapeaux 180 000 recrueslibérables. Un an plus tard, legouvernement Guy Mollet accélèrel’envoi du contingent en Algérie et

porte de 18 à 27 mois la duréedu service militaire. Au plus fortde la guerre, 400 000 militairesfrançais, dont 80 % d’appelés,quadrillent l’Algérie.b Victimes militaires. Les pertesmilitaires s’élèveraient à près de25 000 morts, dont plus d’un tierspar accident (manipulation d’armes,transports, etc.), auxquels s’ajoutent65 000 blessés et 485 disparus.

a Scène de la vie quotidienne des appelés : près de deux millions d’entreeux ont effectué leur service en Algérie entre 1954 et 1962.

Deux millions d’appelés

FLN contre MNA, une mémoire sanglante

« Mon père parlaittrès facilementde l’Algérie,du pays...mais pas dece qu’il avait fait »

Les sifflets contre« La Marseillaise »,en octobre 2001,témoignentde l’impossibilitéà choisir entre lapatrie des parentset la France

A L G É R I EP A S S A G E S

Appelés, immigrés : des souvenirs distillés « peu à peu »Le père de clovis guerrin était bidasse. Celui de Jérôme Gaildraud chef de harka. celui de yann Sigg fut médecin militaire etdéserteur. ceux de samia messaoudi, saïd bouamana, linda amiri, militants FLN. comment ont-ils appris ce que fut leur vie ?

Les beurs, légataires du « grand bug »les enfants français d’origine algérienne souffrent des silences de la mémoire familiale. silence sur les terribles conflitsintra-algériens durant la guerre. et sur cette question : pourquoi leurs parents sont-ils restés ou venus vivre en france ?

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XVI/LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004

ALGERde nos envoyés spéciaux

Entre l’ennui des commémora-tions rabâchées, la fierté d’être unpetit enfant de moujahid et la vertigi-neuse perplexité, Amel, Hamane ouNaïma, adolescentes algéroisesd’aujourd’hui, balancent. « Pourmoi, le 1er novembre 1954, c’est del’histoire ancienne. Tous les ans çarecommence », lâche la première,élève en terminale rencontrée à lasortie du lycée, place Maurice-Audin. « Les Français considéraientnos ancêtres comme des esclaves. J’ad-mire les héros qui nous ont libérés »,proclame la seconde, lycéenne ensection scientifique. « L’histoirequ’on nous enseigne en classe n’a rienà voir avec ce que me raconte magrand-mère de 89 ans qui a vécu laguerre. », confie la troisième, rencon-trée à la porte du lycée Ourida-Med-dad entre Bab el-Oued et la Casbah.

Nombril à l’air, visage voilé ouT-shirt-baskets, les élèves algérienssont enclins à considérer la « Révolu-tion » vieille d’un demi-siècle à l’au-ne du temps présent : ils s’empor-tent, comme Zoraïda, 17 ans, contredes dirigeants qui puisent leur légiti-mité dans leur passé d’anciens com-battants mais n’ont « rien à voir avecceux qui ont fait la révolution de1954 » et ont amené le « foutoiractuel, énorme ». Evoquent avec

émotion le portrait d’un grand-pèremort pendant la « guerre de libéra-tion nationale », toujours en bonneplace, comme chez Hamane. Racon-tent, avec Naïma, comment ils ontassouvi un fort besoin d’en savoirdavantage sur la torture pratiquéepar l’armée française, en regar-dant... France 2 via la parabole.

Que s’est-il passé dans l’école algé-rienne pour qu’un tel désenchante-ment, un tel désarroi s’installent par-

mi les jeunes Algériens à l’évocationd’une histoire pourtant enseignéecomme glorieuse et fondatrice de lanation depuis plus de quaranteans ? Pour que les manuels soientaccusés de « mentir » à longueur depages ?

« Après l’indépendance, nousavons sacralisé notre histoire et empê-ché le développement de l’esprit criti-que, reconnaît Mahfoud Kaddache,

doyen des professeurs d’histoire àl’université d’Alger. L’histoire estdevenue une discipline proche de l’ins-truction civique. On a exalté lesvaleurs portées par notre révolution,comme vous l’avez fait en France avec1789. On a donc enseigné que la révo-lution avait apporté la liberté et la jus-tice. Le problème est que les jeunesd’aujourd’hui se demandent où sontla liberté et la justice. »

En dépit des amendements appor-tés depuis la fin du parti unique, en1989, les manuels en usage dans lesclasses où la « guerre de libération »est au programme (derniers niveauxdu primaire, du collège et du lycée)demeurent fidèles à leur conceptiond’origine : une approche manichéen-ne, mythique et apologétique quifait débuter l’histoire du pays le1er novembre 1954. Du passé colo-nial, « il ne sera retenu que les séquen-ces de résistance violente plus oumoins dégagées de leur contexte etconsidérées comme une sorte de proto-histoire dont la finalité (…) ne pouvaitêtre que la révolution du 1er novem-bre », analyse Hassan Remaoun,professeur de sociologie politique àl’université d’Oran et précurseurdans l’examen critique de l’enseigne-ment de l’histoire. Cette date « estprésentée comme le moment véritablede rupture avec le système colonial etl’acte de naissance de l’Etat natio-

nal ». Dans ce nouveau catéchismehistorique, chaque Algérien est pré-senté comme résistant, la nation seconstruisant autour de la figure dupeuple algérien, présenté comme« le seul héros ».

Ce choix de la « table rase », selonl’expression de l’historien Moham-med Harbi, était destiné à l’origine,à légitimer le régime du parti uniqueen place, permettant de passer soussilence non seulement les rivalitésentre nationalistes avant 1962, maisla guerre interne au FLN qui a engen-dré le régime autoritaire.

Pendant trois décennies, des figu-res emblématiques du nationalismecomme Messali Hadj, Ferhat Abbas,Hocine Aït Ahmed, Mohamed Bou-diaf ou Ahmed Ben Bella avaientpurement et simplement disparudes manuels avant de réapparaîtredans les années 1990. Quant à Abba-ne Ramdane, apôtre des « politi-ques » au sein du FLN étranglé en1958 par ses rivaux militaires, il alongtemps été présenté comme« martyr » (sous-entendu : tué parles Français) avant que sa dispari-tion ne soit gratifiée de l’euphémis-me sibyllin « mort au Maroc ».

« A l’instrumentalisation politiquepar le colonisateur qui prétendait quenous n’existions pas en tant que peu-ple, renchérit Mahfoud Kaddache, arépondu l’instrumentalisation par

ceux qui avaient combattu pour l’indé-pendance. »

Il est vrai qu’après 1962, l’Algérieindépendante s’était trouvée face àun double défi : assurer brutalementune scolarisation massive (moins de20 % des enfants musulmans fré-quentaient l’école auparavant) etécrire une histoire nationale se subs-tituant au sempiternel « nos ancêtresles Gaulois » de l’école coloniale.« Notre nation avait été ébranlée pen-dant cent trente ans, déculturée. Ilnous fallait un Panthéon », écritAhmed Taleb Ibrahimi, ministre del’éducation entre 1965 et 1970.

De ces chocs linguistiques, cultu-rels et religieux, de cette Histoiremythique souvent transmise aveczèle par des professeurs sans forma-tion, résultent une immense rigidité

et quelques impasses. « Les étudiantsont tendance à confondre l’enseigne-ment et la scolastique. Je me bats pourqu’ils ne considèrent pas mes parolescomme la vérité révélée, témoignel’historien Daho Djerbal. L’ennui estque 80 % d’entre eux ne parlentqu’arabe alors que 80 % des ressour-ces bibliographiques en histoire sonten français. Certains n’ont jamais ren-contré un Européen de leur vie. La plu-part ignorent que leur campus est uneancienne caserne française ».

Paradoxe lourd de conséquences,l’Histoire, censée cimenter le pays,est devenue suspecte et compte par-mi les disciplines les plus mépriséespar les élèves. « Les étudiants nousdisent : ‘‘On nous a menti.” Et commeon ne leur a pas appris leur histoire, ilsont été la chercher ailleurs : dans la

Hayat, 37 ans, professeur dans un lycée d’Al-ger : « Mes élèves ne considèrent pas les Françaiscomme des ennemis. Ils sont inquiets pour leur ave-nir et ont tendance à penser que les choses allaientmieux avant (…). Le chapitre de notre programmesur la guerre de libération n’a aucune prise sur eux etje ne peux pas m’en contenter au moment où lestabous sur notre histoire tombent à la télévision (…).L’école a une responsabilité dans la fabrication desjeunes terroristes. Elle enseigne que ce qui a été prispar la force ne peut être repris que par la force. Moi,j’explique que les problèmes politiques peuvent trou-ver une issue politique et non violente. »

Karim, 36 ans, professeur à Azaga (ex-Miche-let), en Grande Kabylie : « Je suis amené à medémarquer du programme officiel pour donner unminimum de crédibilité à mon enseignement. Parexemple, je leur dis que la nation arabe est une fic-tion et qu’il faut mieux se contenter de dire “les paysarabes” ou à la rigueur “le monde arabe” (…). Cer-tains de mes élèves sont persuadés que seule la Kaby-lie a souffert de la guerre de libération. Je leur expli-

que que c’est toute l’Algérie qui s’est soulevée contrel’occupation française. »

Houria, 35 ans, professeur à Bechar (Sud algé-rien) : « Je suis la fille d’un maquisard torturé par l’ar-mée française. Pourtant, j’enseigne à mes élèves quela guerre de libération n’a pas opposé les bons auxméchants. Je leur parle d’Alleg, d’Audin. Je leur mon-tre que, sans les ultras, une issue pacifique aurait étépossible. Je leur explique que la France est une choseet le colonialisme une autre. Je considère que le rôlede tous les professeurs d’histoire est de faire détesterla guerre. Etant donné ce que les Algériens viennentde vivre, les élèves comprennent bien le message. »

Malika, 30 ans, professeur dans un collège deSeine-Saint-Denis : « L’an dernier, j’ai fait le choixmilitant de consacrer quatre heures de cours à laguerre d’Algérie. Le cours de géo sur les USA en apâti et le sujet est tombé au brevet… Mais les élèvesont été passionnés : le clivage juste-injuste les intéres-se toujours. Pour sortir du manichéisme sur la guerred’Algérie, il faut être extrêmement compétent,d’autant que les élèves, selon leur origine, croient

savoir ce qu’il faut en penser. Il faut commencer pardéconstruire leurs préjugés tout en sortant du messa-ge de nos manuels qui met tous les protagonistes surle même plan. »

Isabelle, 29 ans, professeur dans un collège deSeine-Saint-Denis : « Lorsque je présente le pro-gramme en début d’année, c’est la première ques-tion de mes élèves : “Parlerez-vous de la guerre d’Al-gérie ?” Le sujet est abordé après la deuxième guer-re mondiale et les élèves, quelle que soit leur origine,font le parallèle entre les maquisards algériens et lesrésistants français, notamment à propos de l’usagede la torture. Je ne me fais pas l’avocate de l’arméefrançaise, mais j’explique que les soldats n’étaientpas des nazis (...). Les élèves découvrent aussi l’exis-tence des pieds-noirs et cela modifie leur vision duconflit. Beaucoup d’élèves issus de l’immigration semettent dans la peau de ces gens forcés de quitterun pays qu’ils considéraient comme le leur. »

Propos recueillis par Philippe Bernardet Tewfik Hakem

Cinquante ans aprèsce que les Algériensnomment la « guerrede libération nationa-le », quelle relationentretiennent les jeu-nes Algériens avec cepassé ?

Pendant longtemps, les jeunes ont étésaturés de discours mémoriels. Les commé-morations incessantes et un enseignementscolaire de l’histoire calibré pour légitimer lepouvoir en place ont provoqué une grandelassitude à l’égard de ces « vieilles histoi-res ». Tout a changé avec les années 1990,qui marquent une rupture tragique sur laquestion de l’identité algérienne.

La décennie sanglante que nous venonsde vivre repose une question fondamentale :qu’est-ce que cette nation algérienne qui alégitimé l’insurrection de 1954 ? Autant lespremières générations d’après l’indépendan-ce ont été abreuvées de mensonges d’Etat,autant les jeunes d’aujourd’hui font face àun silence officiel qui n’est guère apaisant.Ils butent sur une béance mémorielle et sontinvités à s’identifier à des ailleurs imaginai-res, à une « françalgérie » relayée par lesparaboles. Pour eux, la France, c’est Star Ac’ou M6, et le colonialisme une abstractionarchaïque.

Ce silence sur la séquence qui fonde lacitoyenneté algérienne reflète un délitementdu lien social d’autant plus inquiétant qu’ilintervient au moment précis où nous avonsle plus besoin de le renforcer, de le repenser.

Les programmes scolaires ont-ils uneresponsabilité dans cette impassemémorielle ?

Notre enseignement de l’histoire a été sys-

tématiquement héroïque. Il a fait grand casdes sources islamiques du nationalisme,mais passé à la trappe certains fondateursdu FLN. Il a présenté la lutte pour l’indépen-dance comme une réaction non pas au colo-nialisme, mais à une agression contre notreidentité arabo-musulmane. Il a glorifié la lut-te armée et occulté la dimension politiquedu conflit. Cette violence transmise par lesmanuels a été institutionnalisée par l’Etatalgérien, notamment lors de la répressiondes émeutes de 1988. Aujourd’hui, la refontedes programmes scolaires est un thèmerécurrent du débat algérien.

Cette insistance sur la violence com-me unique source de règlement desconflits et sur les sources religieuses dunationalisme a-t-elle préparé la « décen-nie sanglante » des années 1990 ?

Dès l’arrivée de Boumediène au pouvoiren 1965, la gestion des questions identitairesa été déléguée aux réformistes musulmans.Leur conception n’a cessé d’imprégner lesprogrammes dans le contexte de scolarisa-tion massive de l’après-indépendance. Pour-tant, ceux qui prétendent qu’un système sco-laire sinistré a fabriqué les terroristes desannées 1990 ont perdu le sens de la mesure :les maquis n’ont jamais accueilli plus de 2 %ou 3 % de la jeunesse scolarisée. En réalité,les GIA ont commencé de perdre la bataillelorsque les parents d’élèves ont refusé leurmot d’ordre de boycott de l’école du « pou-voir impie ». L’institution école, considéréecomme plus sacrée que certaines formes dereligiosité, aura été le socle de la résistancepatriotique contre l’islamisme. Pendant tou-te cette période, nous n’avons eu ni le tempsni peut-être le courage de questionner la pla-ce que tient la violence dans notre imaginai-

re collectif. Le moment d’engager ce travailest venu.

On parle souvent d’une « amné-sie française » à propos de la guerre d’Al-gérie. La mémoire algérienne n’est-ellepas, elle aussi, défaillante ?

Les Algériens, eux aussi, ont eu envied’oublier : il faut du temps pour cicatriserdes blessures comme la torture, le viol ou ledéplacement forcé de plus de 2 millions d’ha-bitants. Le régime du parti unique n’a puorganiser l’histoire sans un certain consente-ment de la société. Le deal a longtemps étéle suivant : le peuple n’interpellait pas le pou-voir sur sa légitimité politique, tandis que cedernier se gardait de questionner le degréd’héroïsme des uns et des autres pendant laguerre. Le maintien du mythe d’un FLNhomogène et d’un peuple unanimementhéroïque était à ce prix.

La fin du parti unique en 1989, la montéede la revendication berbère et surtout le terro-risme islamiste ont frappé d’obsolescence laconception de l’identité algérienne projetéepar le discours institutionnel. Il fautaujourd’hui la reconstruire sur une connais-sance du passé et non plus sur sa mystifica-tion.

La multiplication des publications deMémoires d’acteurs de la guerre et lalibre diffusion d’ouvrages critiques enAlgérie ne contredisent-ils pas l’impres-sion de silence et d’amnésie ?

Pendant longtemps, le monopole du politi-que sur l’histoire a contribué à la disqualifieraux yeux de l’opinion, d’autant que lesacteurs restaient silencieux et les sources dif-ficilement accessibles. Aujourd’hui, on assis-te à un phénomène inédit : on passe de l’his-toire idéalisée d’un acteur collectif forcé-

ment héroïque, le « peuple algérien », à l’his-toire d’individus, anciens responsables duFLN et de l’ALN qui témoignent dans leurdiversité sans pour autant être des oppo-sants politiques. Un matériau neuf émerge.Dans notre univers marqué par le terrorismeet la négation de l’individu, l’émergence deces témoignages individuels marque un pasvers l’accès aux vérités historiques. Elle illus-tre les rivalités de pouvoir qui jalonnentnotre histoire, et rompt avec nos mythes una-nimistes. Cette amorce de construction d’unrapport algéro-algérien à l’histoire permetd’espérer une sortie des relations d’allégean-ce qui ont survécu à la guerre de libération,et la construction d’une véritable citoyenne-té qui consacrerait enfin la proclamation du1er novembre 1954.

Quel regard portez-vous sur la visionfrançaise de la guerre ?

J’apprécie le fait que la parole sur cettepériode passe progressivement des politi-ques aux universitaires, et la forme d’apaise-ment qui en résulte. Pour moi, la reconnais-sance officielle de l’expression « guerre d’Al-gérie » par les députés français en 1999 nelève aucune hypothèque sur les responsabili-tés du conflit. Il faut aller vers une reconnais-sance de sa singularité et de sa multiplicité,de tous ses aspects, qu’ils soient glorieux ounon. Il faut aussi voir que l’indépendance n’apas fait cesser le rapport de domination. LaFrance s’est libérée du statut de puissancecoloniale. Mais elle a accouché d’un monstrenéocolonial sur son territoire avec l’immigra-tion algérienne et reproduit à son égard lesrapports coloniaux. Vos médiateurs dans lescités et vos élus municipaux beurs évoquentpour moi les bachagas de l’époque colonia-le. Côté algérien, la visite du président

Chirac m’a rappelé mon enfance, lorsqu’onnous distribuait de petits drapeaux françaisà agiter sur le passage des officiels. Sans l’im-pensé de l’Algérie française, pareil accueilaurait été impossible.

Concevez-vous une réconciliation fran-co-algérienne sur le modèle franco-alle-mand ?

On peut l’imaginer sur le long terme, àcondition que les Algériens acceptent unevision plus complexe de leur histoire, et queles Français se libèrent de l’hypothèque de lacolonisation. Tant qu’à Alger la fracturealgéro-algérienne qu’a creusée, aussi, la guer-re ne sera pas assumée, nous courrons le ris-que de la voir resurgir. Nous en avons fait lacruelle expérience dans les années 1990.Quant aux Français, ils doivent se libérer dela peur que nous leur inspirons en tant quemusulmans. Même sans être un prosélytemusulman, on se sent heurté par cette stig-matisation si lourde de souvenirs. Mais lejour où les Algériens comprendront, parexemple, qu’en 1962 les juifs de ce pays ontété expatriés et non rapatriés, le jour oùles Français cesseront de nous percevoir com-me des colonisés héréditaires, il sera possiblede transmettre autre chose que de la haine.

Propos recueillis par Ph. Be.

Abdelmadjid merdaci, enseignant à l’université de constantine, revient sur la « béance mémorielle » dans son pays,le monopole politique sur l’histoire et la possibilité de bâtir, des deux côtés de la méditerranée, un récit commun

ABDELMADJID MERDACI, 59 ans, docteuren sociologie et diplômé en histoire,enseigne à l’université Mentouride Constantine. Editorialiste au quotidienLa Tribune, il est un spécialiste de l’histoiredu mouvement national algérien etde la musique contemporaine.Son dernier essai est consacré à l’évolutionde la fonction présidentielle.

a « Histoire-géographie, classe de 3e », de Vincent Adoumié (Hachette).Les manuels français insèrent l’Algérie dans le thème de la « décolonisation ».

« Il faut aujourd’hui reconstruire l’identité algérienne surune connaissance du passé et non plus sur sa mystification »

« L’histoireest devenue unediscipline prochede l’instructioncivique »

« J’enseigne que la guerre n’a pas opposé les bons aux méchants »

A L G É R I EP A S S A G E S

Enquête sur l’enseignement de l’histoire en Algériedéçus par des manuels scolaires longtemps stéréotypés, les jeunes vont chercher l’information « ailleurs : dans la presse,à la télévision ou chez les islamistes ». Mais, mirage ou réalité, la volonté d’aggiornamento s’exprime désormais partout

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LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004/XVII

EN Algérie, l’histoire de la « guer-re de libération nationale »n’est pas seulement cantonnée

aux programmes d’histoire. Dans lescours d’arabe et de français, les élè-ves algériens étudient des textesd’auteurs qui témoignent de la pério-de coloniale. D’Albert Camus àAbdelhamid Ben Badis et MouloudFeraoun, la palette est large. Lesauteurs étudiés ont eu certes chacundes visions sensiblement différentesde ce que fut la guerre d’Algérie,mais les textes choisis pour lesmanuels scolaires ne contredisentjamais la version officielle de l’histoi-re de la guerre de décolonisation.Pourtant, c’est à travers la littératureque les élèves algériens ont le plus dechances de pouvoir développer unsens critique.

De tous les auteurs algériens étu-diés, Mohammed Dib figure en bon-ne place, entre autres parce que satrilogie sur l’Algérie en pleine fièvrenationaliste à la fin des années 1940a été adaptée en feuilleton, El-Har-rik (L’Incendie) qui a eu beaucoup

de succès et qui continue, près detrente ans après sa réalisation, à êtrerediffusé.

Prendre le risque de contredire cequi est écrit dans les manuels scolai-res pour ne pas mentir à ses élèves,tel était le dilemme de M. Hassan,l'instituteur du petit Omar dans leroman de Mohammed Dib La Gran-de Maison (édité en 1952) – et dufeuilleton à succès. Un passageimportant que tous les enseignantset lycéens algériens connaissent parcœur se déroule en 1939 dans uneécole algérienne, pendant une leçonde morale consacrée à la patrie :« Ce n'est pas vrai si on vous dit que laFrance est votre patrie, finit par lâcherM. Hassan à ses élèves, d'une voix bas-se, où perçait une violence qui intri-guait. »

Aujourd’hui à Alger, quelques

enseignants profiteraient, entreautres exemples, de ce chapitre apriori « politiquement correct » puis-qu’il légitime la guerre de décolonisa-

tion, pour aborder en filigrane dessujets qui le sont beaucoup moins : laliberté de conscience, et dans cer-tains cas la nécessité de désobéissan-ce. Cet exemple édifiant a été rappor-té par des jeunes rappeurs d’Alger.Nourris par les chants patriotiques àl’école, marqués par les musiquesurbaines du monde, dont le rap amé-ricain, certains de ces jeunes rap-peurs n’hésitent pas à contester l’his-toire officielle algérienne. Le groupeHamma a été le premier à oser sam-pler un poème du très officiel MoufdiZakaria (auteur de l’hymne nationalalgérien), pour raconter dans L’Algé-rie, le conte de fées toutes les promes-ses trahies de la guerre d’indépendan-ce. Le groupe Intik lui a emboîté lepas avec Soldat, un rap sans conces-sion avec « ceux qui ont profité de lamort des martyrs de la guerre ».Aujourd’hui, Lotfi, le rappeur d’Anna-ba, continue en Algérie à alimenterce rap contestataire qui refuse unelecture simpliste de l’histoire.

Tewfik Hakem

presse, à la télévision et chez les isla-mistes », témoigne Fouad Soufi, uni-versitaire et conservateur en chefaux Archives nationales d’Algérie.

Aujourd’hui, moins d’un tiers descandidats au baccalauréat choisis-sent le sujet sur la « guerre de libéra-tion nationale » immanquablementproposé parmi deux questions auchoix. « Seuls les élèves les plus faibleschoisissent ce sujet car ils pensent s’ensortir en glorifiant la révolution, témoi-gne Saïd Abidi, professeur au lycéeBouamama (ex-Descartes) d’Alger.La plupart l’évitent car ils ont peur dedéplaire au correcteur. Ils sèchent lescours en avril, au moment où la guerreest abordée et font l’impasse à l’exa-men. » Pour eux, le réveil a dû êtredifficile en juin dernier : pour la pre-mière fois depuis l’indépendance,aucun sujet sur la « guerre de libéra-tion » n’a été proposé aux candi-dats au bac littéraire.

Un signe des temps, car l’heureest au grand ménage de l’histoiredans l’Algérie, qui se réveille sonnéeaprès une décennie de terrorisme.Avec l’avènement du multipartismeet de la presse indépendante, la findes années 1980 avait déjà fait sortirquelques cadavres des oubliettes etdélié les langues. Tandis que la plu-part des professeurs, peu formés,s’en tiennent à la lettre des manuelset ne dialoguent pas avec les élèves,d’autres prennent des libertés avecles programmes pour éviter d’êtrediscrédités.

La multiplication des témoignagesd’anciens militants indépendantis-tes, la floraison d’ouvrages d’histo-riens publiés en France et autrefoisinterdits et la généralisation des para-boles ont fendillé la langue de bois.Nombre d’observateurs évoquenten outre la « catharsis » provoquéepar la décennie islamiste. « La jeunes-se bouillonne, n’éprouve aucune haineà l’égard des Français et exige la véri-té. Elle a vécu trop de drames et veutcomprendre. Les autorités n’ont plus lechoix », témoigne un professeurd’histoire.

Dans le cadre d’une réforme globa-le du système éducatif, une Commis-sion nationale des programmes,composée d’inspecteurs et d’universi-taires, a été chargée par le ministèrede réformer les contenus d’enseigne-ment, dont ceux d’histoire. Ouvertu-re sur le monde, remise en perspecti-ve, brassage des identités avec lareconnaissance de la « berbérité » etpacification des esprits en sont lesmaîtres mots. Mais le monopole del’Etat sur l’écriture et l’édition desmanuels d’histoire ne semble pasremis en cause. « Nous allons versune histoire plus authentique et plusvivante des événements, pour expli-quer que 1954 n’est pas tombé du ciel,déclare Farid Adel, le président de lacommission. Nous élaborons un nou-

veau dosage entre identité et ouvertu-re, mais nous devons veiller à ce quel’histoire soit rassembleuse et ne créepas de cassures nouvelles. »

L’omniprésence de la violencedans les manuels – tous édités parl’Etat – se trouve aussi remise en cau-se. Nombre d’historiens imputent eneffet une part de responsabilité à l’en-seignement dans le recours réitéré àla violence pour régler les problèmespolitiques. « 7,5 millions d’élèvesreçoivent de manière répétitive un dis-cours où la figure de l’homme enarmes l’emporte toujours sur le poli-tique », déplore Daho Djerbal. « Il nefaut plus que chaque générationtransmette ses traumatismes et sesfantasmes aux suivantes. Il faut laisserle temps aux jeunes de réinterpréter lepassé de façon critique », ajouteHassan Remaoun, membre de lacommission, pour qui le « drame del’école algérienne est d’avoir enseignéla haine ».

Le responsable de la réforme desprogrammes assure que l’école doitaider à « refermer doucement lesplaies ». Il pense d’abord aux enfantsqui, dans la période de terrorismerécente, « ont vu des camarades égor-

gés sous leurs yeux ». « Il faut faireentrer le sourire dans les classes,oublier cette période en attendantqu’elle entre dans l’histoire, prône-t-il.La décennie 1990 a exacerbé la dicho-tomie entre l’Algérie et l’Occident,dont la France en particulier. Cetteblessure-là aussi, l’école doit aider à lacicatriser. »

A propos de la guerre de1954-1962, concernée par la réformeà partir de la rentrée 2006, M. Adelpense qu’à terme il faudra arriver àune histoire méditerranéenne, com-mune aux Français et aux Algériens.« Le colonisateur a remis en cause sonpropre rôle, explique-t-il, le citoyenfrançais d’aujourd’hui doit être perçuautrement que comme un tortionnai-re. » Mais une telle vision, dans unpays où les traumatismes physiqueset psychologiques de la « guerre delibération » restent très présents,ajoute-t-il, « ne peut être obtenuesans consensus ». Ainsi, parler desharkis en classe ne semble guèreenvisageable. « Sans doute fau-dra-t-il dire que leurs enfants ne sontpas eux », admet cependant M. Adel.

Le nombre de « martyrs » de la

guerre – 1,5 million – inscrit lui aussiau panthéon du nationalisme algé-rien ne devrait pas non plus êtreébranlé en dépit de sa réfutation parles historiens. D’ailleurs, le pouvoira-t-il réellement la volonté de favori-ser les débats sur un passé si lourd etsi présent ? De recoller les morceauxdu récit national, source première del’identité en s’ouvrant à la pensée cri-tique, en un mot, de « libérer l’histoi-re » ? La plupart des historiens fran-cophones veulent y croire, vibrantaux propos ouverts d’AbdelazizBouteflika. « Le président sait qu’àl’heure de l’ouverture sur l’Europe, cet-te vision tronquée de l’histoire n’a pluscours, commente Fouad Soufi, queles jeunes ne considèrent plus la Fran-ce comme une ennemie. »

Nettement plus sceptique, DahoDjerbal assimile le mouvement encours à un ravalement de façade,« parce que la société n’a pas encoreles moyens de s’exprimer pour accéderau statut de nation, parce que l’espritdu parti unique est encore là ». Ilentrevoit des changements « non pla-nifiés, sous la forme de crise entre l’of-fre de contenus historiques et lademande de savoir » et une résistan-ce des enseignants « arabistes »,dont une moitié « au mieux » seule-ment est moderniste, d’après lui.« Quand il s’agira de parler de la pla-ce dans l’histoire des laïcs, des commu-nistes, des juifs et des chrétiens, il yaura blocage », pronostique-t-il.

Mirage ou réalité, affichage ounécessité, la volonté d’engager l’ag-giornamento historique s’exprimede toutes parts. Reste à ne pasrecreuser dans l’histoire récente lefossé que l’on prétend combler pourla guerre d’indépendance. A cetégard, la manière dont les dernièreséditions des manuels officiels trai-tent les événements qui ont secouél’Algérie des années 1990 peut inquié-ter. Les élèves apprennent bien quele président Chadli Bendjedid adémissionné en 1992, « laissant unvide constitutionnel », mais leur livre« oublie » de leur dire que les élec-tions législatives remportées par leFIS – dont le nom n’est jamais cité –avaient été auparavant annulées parles militaires qui avaient obligé le pré-sident à quitter la scène politique,alors que nul ne l’ignore en Algérie.« L’enseignement de l’histoire seradigne de ce nom lorsqu’il ne fera pasl’impasse sur ce que les autorités consi-dèrent comme mauvais », commenteun historien. D’autres demandent« un peu de temps » pour que l’Algé-rie affronte, enfin, « son réel ». Enattendant qu’un jour, peut-être,Amel, Hamane et Naïma puissentraconter à leurs petits-enfants uneHistoire qui ressemble à leursmanuels scolaires.

Ph. Be. et T. H.

EUPHÉMISATION en France, glorification en Algé-rie : le vocabulaire utilisé pour désigner le conflit de1954-1962 a connu une évolution qui reflète la percep-tion que les autorités ont cherché à en véhiculer.

En Algérie.– « Révolution » : le mot désigne à la fois la guerre

contre le colonialisme français et la naissance du régi-me algérien après l’indépendance, singulièrementaprès le coup d’Etat militaire de Houari Boumediène,en 1965, et l’arrestation d’Ahmed Ben Bella. Adoptantalors des orientations socialistes et une structure depouvoir autoritaire, la « République algérienne démo-cratique et populaire » est alors dirigée par un Conseilde la révolution qui concentre tous les pouvoirs.

– « Guerre d’indépendance » et « guerre de libéra-tion nationale » sont les expressions courantesaujourd’hui pour désigner cette époque. La secondeest directement calquée sur le nom du principal arti-san de l’indépendance, le Front de libération nationa-le (FLN) et son Armée de libération nationale (ALN).

En France.– « Opérations de maintien de l’ordre », « événe-

ments » : ce sont les euphémismes utilisés par l’admi-nistration française et les politiques dès 1954 et que

l’envoi du contingent, en 1955, ne modifiera pas.– « Opérations effectuées en Afrique du Nord » : l’ex-

pression est contenue dans le code des pensions mili-taires jusqu’en 1999.

– « Guerre d’Algérie » : courante depuis l’époquedans le langage courant, l’expression n’a été recon-nue officiellement que par le vote de la loi du 18 octo-bre 1999, fruit d’une proposition de loi du député (PS)Jacques Floch. Le texte substitue l’expression « laguerre d’Algérie et les combats en Tunisie et au Maroc »à la tournure « les opérations effectuées en Afrique duNord » et reconnaît la qualité d’anciens combattantsaux appelés de la guerre d’Algérie.

Dans les manuels scolaires actuels.– En Algérie, les livres utilisés dans les classes, dont

l’Etat a le monopole de la conception, de l’édition etde la diffusion, parlent de la « Révolution », des « sol-dats de l’occupation » et de « libération nationale ».

– Les manuels français traitent de la « guerre d’Algé-rie », voire de « guerre de décolonisation ». Ils évo-quent la « cause nationaliste » algérienne, l’envoi du« contingent » et l’accession à « l’indépendance ».

Ph. Be.

SUR le papier, tout est clair oupresque. S’offusquer, comme ilest de bon ton de le faire, de ce

que la guerre d’Algérie serait oubliéedans les programmes et les manuelsscolaires relève de l’erreur de fait oudu discours rebattu sur l’amnésie.« La décolonisation » figure dans lesinstructions officielles pour la classede troisième et les manuels consa-crent au drame algérien un chapitresuccinct mais non négligeable. Il enest de même a fortiori en terminale,dont le programme publié en 2002prévoit l’analyse de « l’émancipationdes peuples dominés », illustrée, dansles livres scolaires, par un court récitet des documents assez abondants.

Ainsi, chez Hachette (coll. « Lam-bin »), quatre pages denses consa-crées à la période 1958-1962 sedemandent « Que faire en Algé-rie ? », tandis que chez Nathan (coll.« Marseille »), le thème « Les Fran-çais et la guerre d’Algérie » et la ques-tion de « la place importante et dou-loureuse » de cette guerre « dans lamémoire des Français » occupentaussi quatre pages.

Pourtant, la guerre d’Algérie n’oc-cupe pas une place clairement identi-fiée ni dans les programmes ni dansles manuels. Son traitement, néces-sairement succinct, apparaît insuffi-sant en comparaison de l’importan-ce accordée aux réalités de la coloni-sation (aspects curieusement exclusdu programme des séries ES et L).Surtout, le conflit algérien n’est pasétudié en soi. En terminale, son trai-tement se trouve écartelé entre levaste chapitre « Colonisation et indé-pendance », où il n’occupe pas plusde place que l’indépendance de l’In-de ou du Congo belge, et le chapitreinstitutionnel sur « La France de1945 à nos jours », où il apparaît prin-

cipalement pour expliquer la chutede la IVe République. Ce statut ambi-gu amène bon nombre d’ouvrages àtraiter de la guerre de 1954-1962 nonpas dans le cours lui-même maisdans des pages « documents », où lerécit fait la place aux textes et auxillustrations, notamment pour évo-quer le recours à la torture.

Cette dispersion des éléments d’in-formation sur une guerre déjà éloi-gnée jette un doute sur la compré-hension que peuvent en retirer desélèves unanimement décrits comme« très demandeurs » sur cette pério-de, et rend d’autant plus détermi-nant le rôle de l’enseignant, astreintà aborder la guerre d’Algérie en uneheure maximum (beaucoup moinsen lycée professionnel, où 14 heuresannuelles doivent couvrir la périodeallant de 1939 à nos jours).

« »« 85 % des professeurs se sentent un

peu paniqués par la pression des élè-ves et craignent d’être débordés, de nepas être à la hauteur. Leur cours n’estjamais faux, jamais enflammé nonplus : ils collent au manuel pour nepas prendre de risques, constate Jean-Pierre Rioux, inspecteur générald’histoire honoraire de l’éducationnationale et spécialiste de la période.Les 15 % restants ‘‘y vont” sereinementmais carrément. Il y a un décalage trèsfort entre la vision très planifiée, bana-lisée des premiers, et l’activisme de lamémoire des seconds. »

Pourtant, selon l’historien, l’idéeselon laquelle un cours sur la guerred’Algérie peut facilement mettre lefeu à une classe relève du « fantas-me ». « C’est devenu un chapitre rela-tivement plan-plan, témoigne-t-il,sans commune mesure avec ce quipeut se passer lorsqu’on aborde l’islam

ou la question du Proche-Orient. »« La guerre d’Algérie, pour la plupartdes élèves, c’est comme la guerre de1914-1918 », confirme Eric Till, pro-fesseur à Paris (XXe) dans le numéroque vient de consacrer la revue Histo-riens et géographes à l’enseignementde la guerre d’Algérie.

Si la période 1954-1962 peine àtrouver sa place dans l’enseigne-ment, c’est non seulement à causedes mémoires conflictuelles quicoexistent à son sujet dans les clas-ses, mais surtout parce que, estimeClaude Manceron, historien et res-ponsable à la Ligue des droits del’homme, « l’école et les institutionsfrançaises n’ont pas de vision claire dufait colonial ». « Quand ils font courssur la révolution française ou le nazis-me, les enseignants transmettent uncertain nombre de valeurs, analyseM. Manceron. Sur la guerre d’Algérie,ils sont un peu gênés. »

Attaché à cantonner l’enseigne-ment de l’histoire « dans le camp dusavoir » en le protégeant des assautsdu « devoir de mémoire » et de l’em-brigadement des élèves « dans lechamp clos de la culpabilité », Jean-Pierre Rioux reconnaît néanmoinsque le lien entre la guerre d’Algérieet l’apprentissage de la citoyennetéest « une question non réglée ». Maisil constate aussi que les jeunes ensei-gnants s’intéressent à la guerre d’Al-gérie moins en référence aux valeursrépublicaines que pour son lien avecdes sujets actuels comme le terroris-me, l’islamisme et même l’« absurdi-té camusienne des choses ». Ainsi, laguerre d’Algérie n’échapperait pasau principe selon lequel chaque géné-ration cherche dans l’histoire lesréponses à ses propres questions.

Philippe Bernard

Pendant trente ans,de grandes figuresdu nationalismeont disparu desmanuels d’histoire

a Lemartyrologeest centraldansl’éducationalgérienne.Ici, le manuelunique deCM1 (enfantsde 9 ans).Titre : « Lecolonialismefrançaistorture ettue ».Cadre gris :« L’ennemi asenti que lescoups portésquotidienne-ment par lessoldats del’Armée delibérationnationalefaisaient quela révolutiongagnait jouraprès jour. Ila donc optépour desmoyensinfernauxpourl’étouffer :arrestations,tortures,assassinats. »

Les mots pour dire ou ne pas dire « la guerre »

A L G É R I EP A S S A G E S

En France, un conflit enseignémais perdu dans le programme« C’est devenu un chapitre assez plan-plan, sans commune mesureavec ce qui peut se passer avec l’islam ou le Proche-Orient »

Des chants patriotiques au rapcontre le « politiquement correct », des groupes contestentaujourd’hui « ceux qui ont profité de la mort des martyrs »

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XVIII/LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004

PETITS paysans analphabètes,ils se sont engagés, plus oumoins forcés, auprès des trou-

pes françaises, avant d’être abandon-nés. Les harkis l’ont chèrementpayé, mais ont souvent préféré se tai-re. Aujourd’hui, des filles prennentla plume. Trois femmes, qui ontessayé de s’approprier cette histoirepour mieux comprendre leur père.

D’abord il y eut le silence. Celuidu déshonneur qui a anéanti leurspères, considérés comme traîtres àleur peuple et oubliés par une Fran-ce qu’ils avaient servie. Ils se sontalors murés : trop douloureux, tropde drames derrière la fuite. Les paro-les venaient des mères et des grands-mères, racontant les familles de har-kis massacrées, quand les militairesfrançais les ont désarmées, en 1962,ou la survie, due à un officier compa-tissant. Les mots disant cette « chan-ce inouïe », Fatima Besnaci-Lancoules a entendus.

Cette directrice d’une petite mai-son d’édition médicale se souvientde sa mère, chuchotant dans la caser-ne où des dizaines de réfugiésétaient entassés. « A travers une cloi-son, elle racontait à une voisine berbè-re ce qui nous était arrivé », rela-te-t-elle. L’assassinat du grand-père,le supplice de l’oncle et la tante, lamise en sécurité du père à la caser-ne, puis la fuite… Tout s’est éclairéalors : « J’ai compris pourquoi cer-tains membres de ma famille étaientdevenus harkis », explique cette fem-me de 49 ans, d’une voix douce.

« Le jour, les familles du village

étaient harcelées par les militaires. Lanuit, les maquisards venaient se servirdans nos vivres. Un matin, mon grand-père, mon père et mon oncle ont étéarrêtés par les Français, et relâchéstrois jours plus tard. Soupçonnésd’avoir parlé, ils ont été condamnés àmort par les fellagas. Il a fallu fuir etrejoindre la harka. » Quand le prési-dent algérien Abdelaziz Bouteflikaest venu en France et a traité ceshommes de « collabos », Mme Besna-ci-Lancou s’est sentie « anéantie » :« Je l’ai vécu comme un deuxièmeabandon. Alors, j’ai voulu montrercomment une famille pouvait bascu-ler du côté du colonisateur. »

C’est par sa mère et ses frères et

sœurs que Dalila Kerchouche a« appris ». Elle n’avait qu’un an etdemi quand la famille (onzeenfants) est arrivée au camp de Bias(Lot-et-Garonne). Sauvés grâce à uncolonel qui avait combattu avec songrand-oncle durant la seconde guer-re mondiale et a désobéi aux ordres,emmenant avec lui les Kerchouche.Les camps à Rivesaltes et Bias luiont été rapportés. Des bribes quiracontent le froid en arrivant d’uneterre de soleil, quand on n’a qu’unerobe légère et des sandales en plasti-que ; le couvre-feu, l’électricité cou-pée, les douches collectives une foispar semaine ; le regroupement sépa-ré des « asociaux », ces célibatairesdevenus fous ou invalides, assom-més de calmants après les massa-cres ; l’école à 80 enfants sous un

hangar ; les adolescents remuants,arrachés aux parents et placés enfoyer de redressement…

La famille est sorti de cet universen achetant une maison à crédit,avec les allocations familiales et quel-ques économies. A l’école, lesenfants rattraperont leurs quatreans de retard scolaire grâce à un cou-ple d’instituteurs. « Voilà dix ans quej’ai mûri mon envie de raconter monpère. J’ai cherché à comprendre pour-quoi j’étais fille de harki », expliquecette jeune journaliste à L’Express. Al’adolescence, elle fut pleine d’amer-tume de ne pas avoir un père hérosde l’indépendance, comme ses copi-nes. Les insultes – « fille de traî-tre » –, les graffitis « sale Arabe »

griffonnés sur sa table, au lycée deVilleneuve-sur-Lot, l’avaient laisséepleine de rage. « Je lui en ai tellementvoulu de subir les conséquences de cequ’il avait fait... »

Le père ne se livrera qu’en 2003.S’installant chez lui, sa fille le « har-cèle » : « Avec les témoignages que jerecueillais, je l’ai amené à se lâcher. »Le petit paysan de la région del’Ouarsenis, devenu policier parceque la terre ne nourrissait plus aprèsdeux ans de famine, découvre laguerre lorsqu’il est envoyé enKabylie. « Il a été complètementbrisé d’être rejeté par les Algérienset méprisé par les Français. Il avaitun tel respect de la France qu’iln’imaginait pas les années de misère

et de brimades qui allaient suivre. »Hadjila Kemoum, elle, a dû « s’ap-

proprier » ce passé sans les parolesdu père. Elle a toujours « su » qu’ilavait été harki. Elle se souvient enco-re douloureusement des insultes, aucollège et au lycée : « Je subissais leracisme des Algériens, car je ressem-blais à une Française, et des Françaisparce que je m’appelais Malika », ditcette grande femme blonde, qui tra-vaille dans la télécommunication.« Mon père est arrivé à 19 ans : il aété de suite embauché hors du camp,à la SNCF. » Ses souvenirs se résu-ment à l’alcoolisme du père, isolédans un petit village de l’Ain, à ladépression de sa mère, au place-ment des huit enfants dans un foyer.Mme Kemoum ne sait toujours pasdans quelles conditions ses parentsse sont embarqués avec un bébé detrois mois. Elle a préféré la fiction,pour laisser cette pudeur demeurer.Aujourd’hui, « devenue fille de harkià 40 ans », elle emmène sa fille dansles réunions de son association,Harkis et droits de l’homme. Pourqu’elle sache d’où elle vient.

Sylvia Zappi

e Fille de harki, de Fatima Besnaci-Lancou, éditions de l’Atelier, 2003.Mon père, ce harki, de Dalila Ker-chouche, éditions du Seuil, 2003.Mohand, le harki, de HadjilaKemoum, éditions Anne Carrière,2003.Lire aussi, p. XXIII, le compte-rendudu livre de Zahia Rahmani, Moze.

CONTRAIREMENT à une idéereçue, le cinéma français n’apas ignoré la guerre d’Algérie.

On en a l’impression parce que l’onrecherche systématiquement la com-paraison avec les films américainssur la guerre du Vietnam. Or, le ciné-ma français a fréquemment évoquécelle d’Algérie, mais pas de la mêmemanière. Les bibliographies consa-crées au sujet – France-Algérie, ima-ges d’une guerre, ouvrage collectifsous la direction de MouloudMimouni (Cahiers de Ciné-Ima n˚ 1,1992) et La Guerre d’Algérie à l’écran,ouvrage collectif sous la direction deGuy Hennebelle, avec Mouny Ber-rah et Benjamin Stora (Cinémactionn˚ 85, 1997) – attestent du nombrede titres, documentaires et fictions.Mais la très grande majorité de cesfilms ne sont pas des films de guerre.

Ce sont des films le plus souventsitués en métropole, qui réfractent lamanière dont celle-ci a majoritaire-ment perçu la « guerre sans nom » :pas comme une guerre, justement,mais comme un ensemble d’événe-ments inquiétants, mettant en périldes personnes, des intérêts, un cer-tain mode de vie, une éthique de l’ac-tion, des illusions issues de l’après-guerre. C’est cela qu’évoquera sur-tout le cinéma français d’alors.

Encore faut-il remarquer – commele fait Benjamin Stora dans l’ouvragele plus approfondi consacré à cette

question, qu’il vient de republiersous le titre Imaginaires de guerre, lesimages des guerres d’Algérie et du Viet-nam (La Découverte, 2004) –qu’aucun film concernant la guerred’Algérie ne sera un succès public.

Il y eut, bien sûr, les films mili-tants, engagés aux côtés des combat-tants algériens. Ceux-là furent impi-toyablement censurés – d’autantplus efficacement que, longtemps,l’indépendance algérienne ne dispo-sa pas de soutiens puissants en Fran-ce, notamment de la part du Particommuniste et des syndicats. AussiUne nation, l’Algérie, de René Vautier– film disparu –, Algérie en flammes,du même, Les Réfugiés, de Cécile deCujis – monteuse des premiers filmsde la Nouvelle Vague avant d’êtreemprisonnée pour son soutien auFLN –, Réfugiés, de Pierre Clément,58-2/B, de Guy Chalon ou Secteurpostal 89098, de Philippe Durand(première fiction), ne connurent-ilsqu’une diffusion ultraconfidentielle.

Ce sera aussi le destin du montagede documents tournés durant le mas-sacre commis par la police parisien-ne le 17 octobre 1961, Octobre àParis. A l’époque, l’événement qui« fait image », c’est la répression(sanglante, mais de bien moindreproportion), au métro Charonne, dela manifestation organisée par lePCF et les syndicats, l’année suivan-te, pour protester contre les atten-

tats de l’OAS. Interdit encore, ce filmextraordinaire à bien des égards,date dans l’histoire du cinéma, LePetit Soldat, tourné en 1960 par Jean-Luc Godard, et qui dérogeait à tou-tes les habitudes du « cinéma politi-que ». Si le lieutenant Le Pen appe-lait contre cet « étranger » les fou-dres de la justice, la gauche dénonçacette œuvre exceptionnelle, quiappelait à réfléchir quand il n’étaitconvenu que de s’engager, qui posaitla question de regarder en face la tor-ture, et demandait avec quel regardcela était possible, quand, à l’omertaimposée par l’armée et l’Etat et à l’in-différence collective, répondait unedénonciation minoritaire, à la foisnécessaire et insuffisante.

Si la guerre d’Algérie, c’est-à-direce qu’en perçoivent la majorité desFrançais, l’envoi de l’autre côté de laMéditerranée des appelés, constituel’horizon ou le ressort dramatiqueplutôt que le sujet de films impor-tants de l’époque, comme Cléo de 5à 7, d’Agnès Varda (1961), Les Para-pluies de Cherbourg, de JacquesDemy (1963) ou Adieu Philippine, deJacques Rozier (1963), si la situationhistorique est au centre des deux pre-miers films d’Alain Cavalier, Le Com-bat dans l’île (1962) et L’Insoumis(1964), et bien sûr de l’œuvre majeu-re quoique mal connue de Chris Mar-ker, Le Joli Mai (1963), parmi biend’autres tournés entre 1962 et la fin

de la décennie 1960, c’est clairementMuriel, d’Alain Resnais (1963), quidésigne la place du conflit dans l’ima-ginaire collectif : celle d’un secretque chacun, pour des motifs diffé-rents, préfère ou accepte de ne paslaisser remonter à la lumière.

Le film de fiction met égalementen question le statut des imagesdocumentaires, ces plans de tortureramenés par le soldat traumatisé etque hante douloureusement un pas-

sé qui passera d’autant moins qu’ilne trouve pas à être partagé. C’est ceblocage, cette forclusion minoritaire,chez ceux qui « y sont allés », quemettra en scène le beau documentai-re de Bertrand Tavernier et PatrickRotman La Guerre sans nom (1991).

Au début des années 1970 – aprèsMai 1968 puis le départ du généralde Gaulle – Elise ou la vraie vie, deMichel Drach (1970), Avoir 20 ansdans les Aurès, de René Vautier(1971), RAS, d’Yves Boisset (1973)évoqueront, sur le mode de la fic-tion, une histoire devenue légendesans avoir jamais pu se charger dedimension mythologique. Là est ladifférence avec Hollywood. Il n’y apas de films américains sur le Viet-nam, il y a plein de films américainssur l’Amérique telle que l’idée qu’elles’est faite d’elle-même s’est joué auVietnam. « L’idée de la France »,quoi qu’en pensent ceux dont l’exis-tence a été tragiquement marquéepar les événements de 1954-1962, nes’est pas jouée en Algérie. Le cinémafrançais, qui a fait de la mythologieavec la Résistance, n’a jamais eumatière à faire quoi que ce soit decomparable avec les djebels.

Depuis les années 1970, quelquesbonnes volontés et quelques nostal-gies alimentent la production, detemps en temps, d’un nouveau film,qui ne changera rien à cet état defait : du tranchant L’Honneur d’uncapitaine, de Pierre Schoendorffer,au magnifique Liberté la nuit, de Phi-lippe Garrel, ou à l’opiniâtre Cherfrangin, de Gérard Mordillat, en pas-sant par le rageur La Question, deLaurent Heynemann, sans oublier

Les Frères des frères, le beau docu-ment de Richard Copans sur leréseau Jeanson, la guerre d’Algérieressemble toujours à une page fantô-me de l’histoire de France.

Côté « européen », il faut enfinmentionner un ensemble de filmsconsacrés moins à la guerre d’Algé-rie qu’à ce qu’a été, pour les pieds-noirs, la vie là-bas. Depuis le magnifi-que Les Oliviers de la justice, de JamesBlue (1963), jusqu’au très fin Certai-nes nouvelles, de Jacques Davila(1979), et à Outremer (1990), de Brigit-te Roüan, plusieurs films ont évoquésans manichéisme, mais non sansmélancolie, un mode de vie qui auraégalement eu droit à son chantrespectaculaire et anecdotique, Alexan-dre Arcady (Le Coup de sirocco, 1978,Le Grand Carnaval, 1983, Là-bas…mon pays, 2000).

Côté algérien, la situation est diffé-

rente, mais moins antinomiquequ’on aurait pu croire : si la guerred’indépendance, événement fonda-teur de la collectivité, joue naturelle-ment un rôle mythologique, le faitqu’il s’agisse, en ce qui concerne lecinéma (et la télévision), de produc-tions soigneusement encadrées parl’Etat, qui en définit les formes et lesvisées politiques, limite la puissanceémotionnelle et esthétique des films.Le FLN se dote, dès 1957, d’un servi-ce cinéma, qui réalise des documentsconsacrés à différents aspects de lalutte sur le terrain, lesquels forme-ront l’ossature du programmatiqueDjazaïrouna (Notre Algérie) en 1961.Le Taleb (1962), court métrage d’Ab-delhalkim Nacef, offre à l’Algérieson premier film de fiction. Après l’in-dépendance, une importante produc-tion de documentaires précise la ver-sion que le régime entend donner dela lutte et affiche ses objectifs.

Mais le premier grand film de l’Al-gérie indépendante est incontestable-ment Le Vent des Aurès, de Moha-med Lakhdar Hamina (1966), récitde la longue quête d’une paysannecherchant son fils arrêté par les Fran-çais, où on perçoit, pour le meilleur,l’influence du cinéma soviétique clas-sique et du néoréalisme italien. Lemême Hamina offrira à l’Algérie lareconnaissance internationale avecla Palme d’or en 1975, pour sa Chroni-que des années de braise, fresque auxaccents lyriques qui témoigne que, àla différence d’en France, la guerreest bien matière à mythologie.

Hormis L’Opium et le Bâton, d’Ah-med Rachedi (1969), les autres tenta-tives en ce sens (comme le film collec-tif L’Enfer à dix ans, ou La Voie deMohammed Slim Riad, Décembre,de Lakhdar Hamina, Sueur noire, deSidi Ali Mazif) ne donneront pasgrand-chose. Il faut en revanchementionner les beaux films deMohammed Zinet (Tahia Ya Didou,1971) et de Mohammed Bouamari(Le Charbonnier, 1972), précurseursd’une veine désenchantée, sinon criti-que, qu’illustrera plus tard Omar Gat-lato, de Merzak Allouache.

Enfin, le cinéma algérien aura étéinhabituellement tôt capable de pro-duire des comédies sur ce thème dra-matique, avec la série des HassanTerro, à partir de 1968. Bien plustard, des cinéastes reviendront avecun solide sens critique sur le sort desAlgériens des bidonvilles françaisd’alors, Okacha Touita avec Les Sacri-fiés (1982) ou Boualem Guerdjouavec Vivre au paradis (1998).

Jean-Michel Frodon

LE 28 janvier 1983, à 65 ans,mourait Slimane Azem, queles Kabyles désignent

comme leur « plus grand poètedu XXe siècle ». Né à AgouniGueghrane, village de Grande

Kabylie, il est enterré à Moissac (Tarn-et-Garon-ne), où il aura fini sa vie avec son épouse Lucien-ne, dite Malika.

A sa mort, la communauté kabyle de Francepleure « le chantre de la chanson de l’exil ». A Bar-bès, le quartier parisien de la diaspora algérienne,tous les artistes arabophones et berbérophones luirendent hommage. En Algérie, l’émotion est lamême. Mais la Kabylie retient ses larmes : dansson pays, Slimane Azem est banni des ondes etinterdit de séjour. Ses disques, ramenés par les tra-vailleurs immigrés, circulent sous le manteau.Aucune raison officielle n’a jamais été formuléepour expliquer cette interdiction, mais chacun saitque le chanteur populaire est fortement suspectéd’avoir été un « traître » pendant la guerre.

Ecouté clandestinement en Kabylie, Azem seproduisait en France. Ses deux derniers Olympia,les 30 et 31 janvier 1982, affichaient complet. Enjuin 1970, « Dda Slimane », comme on l’appelait

respectueusement, est le premier artiste algérienDisque d’or. Dans la réception organisée à l’occa-sion par Pathé Marconi, il y avait un représentantde l’ambassade d’Algérie et un autre de la très offi-cielle Amicale des Algériens, se souvient l’ethnomu-sicologue Mehenna Mahfoufi, auteur d’une enquê-te fouillée, Chants kabyles de la guerre d’indépen-dance. Algérie 1954/1962, éditée en novembre 2002(Séguier éd.). « Même les Kabyles qui travaillaientpour l’Etat algérien appréciaient en privé SlimaneAzem. Certains ont tout fait pour tenter une média-tion entre le chanteur banni et Alger, dit-il. PourtantAzem avait été un des premiers chanteurs à deman-der l’indépendance du pays. »

En 1955, Azem compose, à Paris, deux chansonscrypto-nationalistes : Le croissant de lune apparaîtet, surtout, Criquets, quittez mon pays : « Criquets,vous avez abusé du pays, je me demandepourquoi/vous en avez rongé le cœur et dilapidé l’hé-ritage de nos pères/Même si vous devenez perdrix, iln’y aura plus de concorde entre nous (…) Criquets,retournez d’où vous venez. » Quand, en février1956, il propose ces deux titres à Pathé Marconi,Ahmed Hachelaf, qui s’occupe du catalogue arabeet kabyle, mesure les risques. « C’était la guerre, per-sonne ne pouvait y échapper ! » se souvient l’auteur-

compositeur Kamel Hamadi. Pour se protéger,Hachelaf lance un défi à Azem : si Radio Paris (sta-tion dirigée par les officiers des affaires musulma-nes) accepte la diffusion des deux titres, il s’engageà les presser. Ce qui fut fait trois mois plus tard.Quand les responsables français se rendent comp-te des propos subversifs des chansons, le program-mateur, A. Nessakh, a déjà rejoint la clandestinité.

En Algérie, Slimane Azem subit les pressions desmilitants du FLN, qui lui demandent une bonnepartie de ses recettes, et celles des Français. A-t-ilréellement enregistré pour l’émission « La Voix dubled » l’Hymne des harkis, comme cela lui serareproché ? Des artistes pro-FLN comme KamelHamadi et Akli Yahyaten l’ont toujours défendu.« Il était MNA plutôt que FLN, mais il a toujours éténationaliste », juge Hamadi.

Deux frères de Slimane Azem étaient harkis, untroisième, député à l’Assemblée, partisan de l’Algé-rie française. En 1962, la famille s’exile en France.Tous les artistes contestataires kabyles, de LounisAit-Menguelet à Maatoub Lounès, ont rendu hom-mage, en chansons et en allant lui rendre visite, à« Dda Slimane », le « fabuleux fabuliste »...

Tewfik Hakem

b Population. Ces musulmans pro-français, nommés tous improprement harkis,sont estimés à 265 000 hommes, soit, avec leur famille, près d’un millionde personnes. Outre les appelés et les engagés musulmans, l’armée françaisea aussi recruté des « supplétifs », les harkis. On dénombrait 60 000 harkis,qui auront des fonctions diverses : militaires de carrière, élus, fonctionnaires,anciens combattants et éléments de police ou de sécurité (moghaznisou groupes mobiles de protection des villages).b Massacres. Alors que les accords d’Evian prévoient que « nul ne peut êtreinquiété (…) en raison d’actes commis en relation avec les événements politiquessurvenus en Algérie », le 25 mai 1962, Louis Joxe, ministre des affairesalgériennes, signe une circulaire secrète menaçant de sanctions les militairesdébarquant des supplétifs en métropole. Le nombre de supplétifs massacréspar le FLN varie entre 30 000 et 100 000, selon les estimations.b Rapatriés. Grâce à l’aide de rares officiers désobéissant aux ordres, quelque20 000 harkis ont trouvé refuge en France en 1962, rejoints par leurs familles.La plupart ont longtemps été parqués dans des camps isolés. Avec leursdescendants, leur nombre atteint aujourd’hui 400 000 « Français musulmans ».

Ils sont aujourd’hui 400 000

Slimane Azem, chantre exilé des sacrifiés de la guerre

A L G É R I EP A S S A G E S

Le cinéma et la guerre, très loin de l’épopéeles films français sont radicalement différents de ceux d’hollywood sur le vietnam. les productions algériennes,encadrées par l’état, qui en définit les formes et les visées politiques, ont une connotation plus mythologique

a « Muriel »,d’AlainResnais(1963),exprimela placedu conflitalgériendansl’imaginairecollectiffrançais :celled’un secrettoujoursdissimulé.

Harkis : 40 ans pour que les filles racontent les parents« étrangères » pour les français, enfants de « traîtres » pour les immigrés, trois femmes témoignent

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LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004/XIX

LE Front islamique du salut (FIS),parti légalisé en 1989 avec l’avè-nement du multipartisme en

Algérie et interdit trois ans plus tardaprès avoir remporté le premiertour des législatives, est-il « le fils duFLN », comme certains analystesl’ont écrit ? Pour les anciens mili-tants indépendantistes du camp laïc(nationalistes, panarabistes, berbé-ristes et communistes), la questionest, en elle-même, diffamatoire. Iln’y a absolument aucun lien à éta-

blir, disent-ils, entre une « guerre delibération », d’essence « progressis-te », et une « guerre contre lescivils », obscurantiste. Pourtant,dans le conflit qui va plonger l’Algé-rie des années 1990 dans le chaos, laréférence à novembre 1954 est sou-vent brandie par les acteurs de lanouvelle tragédie algérienne. En voi-ci trois exemples.

Ali Benhadj. Quand, au débutdes années 1990, le FIS commence àfaire le plein des diverses voixcontestataires d’un pays en crise, lerégime, qui tient sa légitimité de la« guerre de libération », fait circulerle bruit, largement repris par la pres-se, qu’Ali Benhadj, le numéro deuxdu FIS, n’est « même pas algérien ».Comme par hasard, au mêmemoment, les premiers « terroristes »arrêtés sont aussi pour une bonnepartie des « fils de harkis ».

En mai 1991, Benhadj, dans sa der-nière conférence de presse avantson arrestation, exhibe une vieillephotographie d’un homme portantun fusil : « Ce moudjahid, c’est monpère », clame-t-il. Et il ajoute, mena-çant : « Si je dois prendre les armespour défendre nos droits comme a faitmon père contre le colonialisme, je leferai ! » Prédicateur radical, Ali Ben-hadj jouissait auprès de la jeunesseislamiste d’une grande popularité.Mais le FIS a préféré mettre à la têtede son parti Abassi Madani, quiavait l’avantage, lui, d’avoir la « légi-timité historique ».

Abassi Madani. Nationaliste dèsla fin des années 1940, celui-ci futeffectivement un activiste FLN de lapremière heure. Arrêté le 17 novem-bre 1954 par les autorités françaisespour avoir participé à un attentatcontre Radio-Alger, il passera lessept années de la guerre d’indépen-dance en prison. Arrêté le 30 juin1991 avec Benhadj, Abassi Madaniaccuse le régime algérien de « sabor-der toute entreprise d’édification del’Etat algérien tel que stipulé dans l’ap-pel du 1er Novembre 1954 ». Contactépar Le Monde au Qatar, où il est exilé

depuis sa sortie de prison en 2003, ilrefuse, lui aussi, mais pour d’autresraisons, de comparer l’Algérie enguerre de 1954 à celle de l’insurrec-tion islamiste récente. « En 1954, lesprotagonistes avançaient à visagedécouvert. Le conflit s’est terminé pardes accords qui ont été respectés parles deux parties. Le général de Gaulleet Benyoussef Benkhedda [chef dugouvernement provisoire algérien]avaient, tous deux, un vrai courage etle sens des responsabilités que n’ontpas ceux qui, aujourd’hui, détiennentle pouvoir en Algérie », dit-il.

Néanmoins, dans son livre-inter-view Le Fis du peuple, Madani pointe« la similitude frappante » entre cesdeux incarcérations. Dans les deuxcas, il s’agissait, dit-il, de « défendrele droit du peuple algérien à la libertéet à la souveraineté, à une vie honora-ble et décente et à édifier le projet civi-lisationnel qui lui a été ravi ».

Mohammedi Saïd. Les premiersgrands massacres punitifs attribuésaux GIA dans les villages algériensdès 1992 ont tout de suite été compa-rés aux massacres d’Algériens perpé-trés par d’autres Algériensentre 1954 et 1962. Ainsi le massacrede Melouza (lire page XV), 300 villa-geois assassinés en 1957 par le FLN,aurait été exécuté par le lieutenantAbdelkader Bariki, dit Sahnoun, agis-sant sous les ordres de MohammediSaïd, colonel de la wilaya 3. Lemême homme sera, trois décenniesplus tard, l’un des fondateurs duFIS.

Dans la nuit du 22 au 23 septem-bre 1997, à Bentalha, 400 personnessont assassinées dans des conditionsaussi barbares qu’à Melouza en1957. Les massacres sont attribuésaux GIA par le régime. Abassi Mada-ni, comme certains observateurs,récuse la version officielle et induitl’idée du complot ourdi par le pou-voir militaire pour discréditer les isla-mistes. Comme cela se faisait aussipendant la guerre d’Algérie…

T. H.

Algerde notre envoyé spécial

En Algérie, la « guerre de libéra-tion nationale » est une sorte d’héri-tage sacré. Y avoir participé est unpasseport qui ouvre les portes de lafortune aux audacieux. Etre le fils(ou la fille) d’un de ceux qui sont« tombés au champ d’honneur » estun atout tout aussi important – etmonnayable. Pour qui sait en jouer,il peut déboucher sur un emploi,l’octroi d’un logement, d’un prêtbancaire… Comme le disait un colo-nel – aujourd’hui décédé –, ancienmaquisard : « J’ai fait la révolutionpour moi et pour ma famille. »

Une institution représente cesorphelins de la guerre : l’Organisa-tion nationale des enfants de chou-hada (ONEC). Installée dans unimmeuble du front de mer, à Alger,elle revendique actuellement plusde 800 000 adhérents (dont une bro-chette de parlementaires) : unbureau dans chaque préfecture, uneprésence dans des milliers de com-munes et d’entreprises publiques…

Dotée du statut d’organisationnon gouvernementale, « l’ONECn’est pas financée par l’Etat mais,pour l’essentiel, par les cotisations deses membres, même si elle est placée

sous la tutelle du ministère desanciens combattants », assure sonsecrétaire général actuel, TayebEl-Houari. Ce n’est pas tout à faitexact : par le biais de dizaines de rap-ports commandés à l’ONEC, le gou-vernement subventionne bel et bienl’association. L’un des plus récentsconcernait « la solidarité familialecomme facteur de réussite de la cohé-sion de la famille algérienne »…

L’aide gouvernementale récom-pense une organisation qui n’a pasménagé sa peine pour venir ausecours du pouvoir, lorsque celui-ciétait chancelant. Créée en 1989alors que le pays s’enfonçait dans laguerre civile, l’ONEC a été un instru-ment de combat dans la lutte contreles islamistes. « On était en premièreligne. Les institutions publiquesétaient aux abonnés absents. Il y avaitun vide à combler. Nous avons prisnos responsabilités », explique celuiqui en fut le premier secrétaire géné-ral, Tahar Benbaibèche.

L’ONEC va partir en croisadecontre le Front islamique du salut(FIS) puis contre les groupes terro-ristes. Elle le fait les armes à la main.Ses membres forment les premiersGroupes de légitime défense (GLD)nés dans les villes et les campagnes

des carences des forces de l’ordre.Les « patriotes » en paient le prix entermes de morts.

Lorsque le président LaimineZeroual, méfiant vis-à-vis d’un FLNdevenu difficile à contrôler, décidede créer un parti malléable, le Ras-semblement national démocratique(RND), ce sont encore les cadres del’ONEC qui en forment l’ossature.« Les trois quarts des fondateurs duRND sont des enfants de chouhada »,confirme M. Benbaibèche, qui untemps cumula le poste de secrétairegénéral et du RND et de l’ONEC.

Depuis sa création, cette dernièrea toujours soutenu le pouvoir enplace à Alger. Elle était aux côtés dugénéral Zeroual au plus fort de laguerre contre les groupes islamis-tes. Elle soutiendra AbdelazizBouteflika lorsqu’il briguera la suc-cession en 1999, puis en 2004.

Les responsables politiques ontsu récompenser l’appui sans faillede l’ONEC aux heures sombres. Enavril 1999, quelques jours avant dequitter le pouvoir, Liamine Zeroualfait adopter une loi taillée sur me-sure pour les enfants de chouhada(et les anciens combattants). Elleleur garantit « une priorité dans laformation, l’emploi et la promotion »,

une retraite anticipée, des facilitésbancaires ; et elle interdit, de facto,le licenciement d’un enfant de chou-hada. La loi était peut-être trop bel-le : les décrets d’application n’ontjamais été publiés et exceptionnel-les sont les entreprises qui appli-quent la nouvelle législation sans yêtre contraints.

Il n’empêche qu’avoir sa carte del’ONEC procure des avantages maté-riels. « Ça aide pour trouver dutravail et un logement. On règle beau-coup de problèmes, concède M. Ben-baibèche. De mon temps, on était unlobby puissant. » Il le reste. Lameilleure preuve en est l’augmenta-tion continue du nombre d’adhé-rents malgré les années qui passent.D’ailleurs, l’ONEC n’entend pas dis-paraître avec la fin de la générationdes enfants de chouhada.

« On changera de nom et de sigles’il le faut, mais nous allons resterpour perpétuer les idéaux de novem-bre 1954 et combattre la culturede l’oubli, dit l’actuel patron del’ONEC. Il y a bien des associationsqui cultivent le souvenir d’Hiroshima.Pourquoi pas celui du 1er Novem-bre ? »

Jean-Pierre Tuquoi

ALGERde notre envoyé spécial

« Aujourd’hui, les Algériens peu-vent s’exprimer en français sansavoir l’impression de commettre uncrime », résume Mustapha Had-dab, professeur de sociologie àAlger et parfait bilingue, comme laplupart des universitaires algé-riens. Quinquagénaire, il a fait tou-tes ses études en français. Dans lesannées 1970, enseignant à l’univer-sité des sciences humaines, il s’estadapté, comme ses congénères, àl’arabisation menée par les gouver-nements successifs du FLN.

Voulue par Ben Bella, lancée parBoumediène et parachevée parChadli, les trois premiers prési-dents, cette politique volontaristeva scinder en deux camps distincts– « arabisants » et « bilingues » –les premières élites formées aprèsl’indépendance. Pour les premiers,le français constitue le dernier ves-tige colonial, dont il faut se débar-rasser ; pour les seconds, il est « unbutin de guerre » – la formule estde l’écrivain Kateb Yacine – à pré-server au nom de l’ouverture et duprogrès.

A partir des années 1980, les ara-bisants sont nettement majoritai-res sur le marché du travail, maisles débouchés sont maigres : ilsont le choix entre l’administration,l’éducation ou la justice. Les autressecteurs préfèrent encore recruterdans la minorité bilingue. La criseéconomique de 1986 va accentuerles rancœurs. Les élites se déchi-rent. Pour les francophones, lesarabisants sont coupables de tous

les maux dont souffre l’Algérie :montée de l’intégrisme, échec del’école, fuite des cerveaux, persis-tance du système clanique et duparti unique… De leur côté, les éli-tes arabophones stigmatisent « lasecte des néo-colonisés », qui empê-che la nation de « se reconstruiresur la base de ses constantes », etune « élite occidentalisée », accu-sée tout à la fois d’être « hizb fran-

ça », le « parti de la France », et un« suppôt du pouvoir ».

Le cinéaste Mohamed Latrèche,33 ans, se souvient de la schizo-phrénie de ces années 1980. Il étaitalors lycéen à Sidi-Bel-Abbès : « Lefrançais ne devait pas sortir desmurs du lycée. Parler français dansla rue, c’était comme renoncer à savirilité. Pour une fille c’était toléré,en revanche, un garçon était traitéd’efféminé. »

« L’arabisation a fait autant demal à la langue arabe qu’à la lan-

gue française, si ce n’est plus », esti-me Khaoula Taleb Ibrahimi, profes-seur de littérature arabe à lafaculté d’Alger et auteur d’un essaiintitulé Les Algériens et leur(s)langue(s) (éd. ENAG). « La consé-quence, dit-elle, est que pour unemajorité de mes étudiants l’arabeest associé à un devoir, à des sujetscomme la religion, la morale, l’His-toire. Le français l’est au développe-ment technologique, à un plaisird’évasion porteur de plus de liberté,aux relations amoureuses… »

Décembre 1996, sous la présiden-ce du général Zeroual, une assem-blée désignée (le Conseil nationalde transition) vote une loi sur la« généralisation de l’utilisation de lalangue arabe ». Elle stipule qu’àpartir du 5 juillet 1998 (et en 2000pour l’enseignement supérieur)« les administrations publiques, lesinstitutions, les entreprises et lesassociations, quelle que soit leurnature, sont tenues d’utiliser la seulelangue arabe dans l’ensemble deleurs activités ».

Voté à l’unanimité, le texte seveut résolument répressif : « L’utili-sation de toute langue étrangèredans les délibérations et débats desréunions officielles est interdite. » Laloi a fait couler beaucoup d’encredans la presse tant francophonequ’arabophone, nourri quelquesdiscussions passionnées dans lescafés universitaires… sans jamaisêtre scrupuleusement appliquée.

En 2004, le français revient d’unemanière ostentatoire dans lesgrands centres urbains. L’écono-mie de marché à l’algérienne a ren-

du caduque la loi sur l’arabisation :sur les murs de la capitale, les pan-neaux publicitaires vantent – enfrançais – les mérites d’une bois-son américaine, d’une voiture japo-naise ou d’un yaourt hexagonal.Pour tourner la page du terroris-me, attirer les investisseurs étran-gers et rêver de concurrencer sesvoisins maghrébins dans le touris-me, l’Algérie de Bouteflika semble,s’être réconciliée avec le français.Signes inimaginables il y a dix ans :à la télévision, le président de laRépublique et ses ministres n’hési-tent plus à discourir dans la languede l’ancien colonisateur.

Enfin, première mesure de laréforme de l’éducation décidée parAbdelaziz Bouteflika et appliquéecette année à la rentrée scolaire, lefrançais est enseigné à partir de ladeuxième année du primaire. « Je

ne suis pas certaine que cette franci-sation à rebours réglera les problè-mes de l’Algérie », note KhaoulaTaleb Ibrahimi, membre de la com-mission de réforme de l’éducation.« La commission a failli éclater àdeux reprises. Il n’y a pas eu deconsensus à propos du français. Ledébat idéologique l’a emporté sur ledébat de fond », ajoute-t-elle. Offi-ciellement, l’Algérie, le pays le plusfrancophone d’Afrique, ne parti-cipe pas au Sommet de la franco-phonie. Mais cette année le minis-tre des affaires étrangères, Abdela-ziz Belkhadem, a brisé le tabou, enévoquant un éventuel changementd’attitude.

« J’insiste pour que mes romanssoient traduits en français, déclarel’écrivain Tahar Ouettar, qui lesrédige en arabe. Je ne suis contreaucune langue. Mais quand notre

ministre des affaires étrangères s’ex-prime en français, à l’occasion del’ouverture de l’Année de l’Algérieen France, je maintiens que c’esthonteux, et que le colonialisme per-dure. C’est une atteinte à ma digni-té, à notre indépendance, à lamémoire de nos martyrs. »

Moins radical, mais tout aussi cri-tique, l’ancien secrétaire généraldu FLN, Abdelhamid Mehri, citeFrantz Fanon : « Le Noir a ten-dance à croire qu’il devient blancquand il parle la langue desBlancs. » Artisan de l’arabisation,M. Mehri a été secrétaire généraldu ministère de l’éducation de1965 à 1976 : « L’arabisation pardécret a été une politique nuisible,admet-il, mais on oublie que c’étaitune profonde revendication des Algé-riens. On oublie aussi que le premierdécret d’arabisation en Algérie a étévoulu par le général de Gaulle, quil’a cosigné avec Michel Debré en1961. De Gaulle a senti que les Algé-riens voulaient se réapproprier leurlangue. A l’indépendance, on a faitce qu’on pouvait avec les moyensqu’on avait… »

En disgrâce, M. Mehri ne détientaujourd’hui aucune fonction politi-que. Cela n’empêche pas cetancien ambassadeur de son paysen France (1984-1988) d’exprimerses désaccords avec le régime, ycompris dans sa récente réhabilita-tion du français : « Les accordsd’Evian stipulaient que les deux payss’engageaient chacun à enseigner lalangue et la civilisation de l’autre.Malgré tout ce qu’on a dit sur l’ara-bisation, on a tenu nos engage-ments : le français a fait des progrèsconsidérables en Algérie. Sanscontrepartie : l’enseignement del’arabe a périclité en France », affir-me-t-il.

Tewfik HakemComment vivez-vous le fait d’être unécrivain algérien écrivant en français ?

Pour moi, la langue française n’est niun butin de guerre ni une assimilation. Je l’aime, unpoint, c’est tout. Elle m’a fourni l’essentiel de ce que jepossède et m’a enseigné tout ce que je sais. Elle reste,pour moi, d’abord d’une grande générosité. Je suis filsdu Sahara. Je sais dire les choses comme je les ressens,pas comme il sied aux débats ambiants.

A partir de cette année, le français sera enseignédès la deuxième année du primaire, qu’en pensez-vous ?

C’est une excellente chose, une initiative que je loueet cautionne pleinement. Il est grand temps d’arrêterde renifler nos aisselles, comme on dit chez nous, etde relever la tête pour aller de l’avant. Le retour de lalangue française dans l’éducation nationale n’estqu’un retour aux sources, naturel et longtemps atten-du. Celui qui y voit le retour du joug colonial est unimbécile. Le Prophète ne nous recommandait-il pasavec insistance de nous ouvrir à la langue des autres ?Alors, où est le problème ?

Pour de nombreux Algériens, le français reste lalangue de la colonisation et de la déculturation…

Des écrivains arabophones s’étaient félicités lors-que Malek Haddad avait renoncé à son génie, simple-ment parce qu’il écrivait dans la « langue de l’enne-mi ». De prime abord, on croit assister à une guerrefroide dressant l’arabité contre les influences sulfureu-ses de la culture occidentale. Mais la vérité est ailleurs.Il y a, chez les écrivains et intellectuels algériens, aussibien chez les arabisants que chez les francisants, unehaine implacable envers celui qui, parmi eux, parvientà se faire un nom quelque part. Rappelez-vous lamanière avec laquelle Kateb Yacine était traité parceux-là même qui, aujourd’hui, parce qu’on enterremieux les vivants en honorant les morts, lui rendenthommage à chaque coin de rue. Essayez de compren-dre pourquoi Mohammed Dib préférait se calfeutrerdans son coin plutôt que de se frotter à ses congénè-res. La France – comme sa langue – m’a appris unechose fondamentale : être seul est, parfois, la meil-leure façon de rester lucide… et digne. Aussi, cettehistoire de conflit arabophono-francophobien ne mestimule pas plus qu’un attouchement dans le sens dupoil. Par conséquent, je renonce à y tomber.

Propos recueillis par T. H.

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a A Alger, en 2004, cette publicitévante en arabe la boissonà la framboise Sultan. Mais, afind’attirer les investisseurs étrangerset les touristes, le françaisrevient en force sur les produitsde grande consommation.

Le FIS se présente commele « vrai » héritier du FLNle pouvoir, lui, l’accuse de regrouper les « fils de harkis »

Depuis la rentréescolaire de cetteannée, le françaisest enseignéà partir de ladeuxième annéedu primaire

A L G É R I EH É R I T I E R S A L G É R I E N S

Etre « enfant de martyrs », ça aide...Lobby fidèle a tous les pouvoirs, l’onec, puissante organisation, est en première ligne

Parler arabe ou français ?Un débat « schizophrénique »L’arabisation des élites à marche forcée a été un succès.elle a engendré autant de problèmes qu’elle en a résolu

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XX/LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004

BOUFARIKde notre envoyé spécial

Toumia Laribi, une des premièresinfirmières à rejoindre les maquisdu FLN en 1956, devait avoir suffi-samment de caractère pour y sur-monter sa double singularité : êtrefemme, et être noire. Dès son arri-vée, à 19 ans, dans le djebel de Pales-tro, « les frères », comme elle dit tou-jours, lui donnent son nom de guer-re : Baya El-Kahla, « Baya la Noi-re ». « Je n’ai jamais eu de complexevis-à-vis de la couleur de ma peau »,dit-elle. Encore aujourd’hui, à Bou-farik, à 35 kilomètres au sud d’Al-ger, où elle vit, Toumia n’est connueque sous son pseudonyme.

Quand la jeune « moudjahida »fait son apparition au maquis, les« frères du Front » sont troublés.D’abord Baya est une très jolieNoire venue d’Alger la Blanche.C’est aussi une fille de famille relati-vement aisée, installée dans unecoquette maison du quartier Fontai-ne-Fraîche, majoritairement euro-péen, de la capitale. Une citadinequi n’a jamais connu la misère desmontagnes ; une lettrée, qui plusest, formée au métier d’infirmièrepar les Sœurs de la Croix-Rouge.

Dans « les maquis de misère »,Baya El-Kahla intrigue les combat-tants et effraie les paysans : « La pre-mière fois que je me suis présentéedans un village en tant que nouvellemaquisarde qui soigne les blessés et

tous les villageois qui le désirent, tousont pris peur. » Son chef, le comman-dant Ali Khodja, lui aurait rétorquéen riant : « Espèce de Noire, tu leuras foutu la frousse ; ils sont persuadésqu’un contingent de soldats sénéga-lais est arrivé... »

Arrêtée, renvoyée à Alger, violéepuis relâchée, son éclatante beautélui a plutôt facilité sa vie de « moud-jahida » recherchée. Quand il a fallu

fuir clandestinement l’Algérie, ellen’a eu aucun mal à passer en Franceavec de faux papiers la faisant pas-ser pour sénégalaise. Le FLN lacache. Elle rencontre, enfin, quel-qu’un d’aussi « différent » qu’elle.« Mon contact était un jeune Kabylebarbu aux cheveux longs et blonds, unétudiant que ses copains appelaientJésus, se souvient-elle. J’adorais allerdanser la biguine, le cha-cha-cha ou

le mambo avec Jésus. Je passais pourune Antillaise, lui pour un Français.Personne, dans les boîtes de nuit pari-siennes, ne pouvait se douter de quinous étions. »

Baya El-Kahla rentre à l’indépen-dance. Les rues algéroises sont enliesse, mais la jeune héroïne préfèrerester chez elle, volets clos : « Pouréviter de mentir aux voisins qui medemandaient des nouvelles de leurs

proches, dont je savais qu’ils étaientmorts au combat ou au maquis. » Sasœur, Mama, précise : « Pour seremettre aussi des traumatismes. »Car, de cette guerre, Baya a toutconnu : la prison, la torture, le viol.

En juillet 1962, à 26 ans, elle estmarquée. L’Algérie, chantre du tiers-mondisme et du panafricanisme,déroule le tapis rouge à MyriamMakéba, reçoit les Black Panthersaméricains. Elle aurait pu faire d’elleune icône vivante des décolonisa-

tions africaines et de la révolutionalgérienne. Mais Baya n’est pas dugenre à se formater au discours sansnuances des nouveaux chefs d’Al-ger. La guerre ? « Je ne regrette rien,mais c’était horrible, et il faut tournerla page », martèle-t-elle. Elle se ran-ge, devient sage-femme.

Tourner la page, « sans oublier »que la France, pays des droits del’homme, pouvait envoyer « desescadrons de la mort liquider des acti-vistes du FLN blessés ». Sans oublierce « salaud de Graziani ». Le capitai-

ne français « m’a violée dans un com-missariat d’Alger. “Tu es noire, qu’as-tu à voir avec l’Algérie ?”, me disait-ilpour m’humilier, entre deux séancesde torture. » Sans oublier « la violen-ce sadique des goumiers, plus cruelsque les troufions français ».

A ce discours, Baya El-Kahla enajoute un autre, moins commun :« Les maquis avaient perdu la guerre.Nous ne pouvions rien contre la puis-sance militaire de la France. L’indé-pendance est une victoire politique. »Ce n’est pas la version officielle. Lejour de l’indépendance ? « Pourmoi, c’était un jour de profondemélancolie. La joie a été gâchée parla perte des amis. Ceux morts aumaquis, ceux qui ont quitté l’Algé-rie… » Elle cite les noms des voisinsfrançais, maltais, juifs et espagnols,partis « du jour au lendemain ». Sur-tout, insiste-t-elle, la famille Blange-nois. « Ces voisins français savaientque j’étais une activiste. Jamais ils nem’ont dénoncée. Au contraire, grâceà eux mon père, arrêté par ma faute,a échappé aux représailles. »

Depuis cet été 1962, plus de nou-velles de ces anciens voisins. Pasplus de Magali Lopez, « ma meilleu-re amie d’enfance. Je pensais naïve-ment qu’à l’indépendance les mé-chants allaient partir et que les autresallaient rester avec nous pourconstruire l’Algérie », regrette-t-elle.

Tewfik Hakem

HOURIA H. avait 16 ansquand les soldats françaisl’ont violée devant les gens

de son village. C’était en 1959,dans la région de Jijel. « Les soldatsavaient trouvé des armes, près dechez elle, dans une cache. CommeHouria était l’aînée des enfants, ilsont décidé de la punir », raconteKhadidja Belgendour, anciennemaquisarde. Brisée, l’adolescentene sortira plus jamais du cercle dela tragédie : « Le village l’a rejetée,ses parents l’ont reniée et elle a dûs’enfuir. C’est comme ça que je l’airencontrée : quand elle est arrivéeau maquis, après je ne sais combiende jours et de nuits d’errance, nousl’avons prise en charge », expliquel’ancienne « moudjahida » de laWilaya II. Dans son malheur, la jeu-ne villageoise a eu, si l’on peutdire, de la chance : après l’indépen-dance, Khadidja Belgendour ne l’apas laissée tomber, bataillant pourla faire suivre médicalement àAlger, lui trouver un travail et unlogement – une chambre de bon-ne, où elle habite encore.

L’histoire de Houria H., petitemain anonyme de la révolutionalgérienne, victime de la soldates-que coloniale, n’est pourtant men-tionnée dans aucun registre offi-

ciel. La place des femmes dans laguerre d’Algérie, les discrimina-tions et les supplices qu’elles ontsubis, mais aussi le rôle actif qu’el-les y ont joué, comme maquisar-des, agents de liaison (chargées detransporter du courrier, des médi-caments ou des armes), offranthébergement, soins, nourriture,vêtements parfois, aux « frères »de l’Armée de libération nationale(ALN), mais aussi comme poseu-ses de bombes, cette place resteencore, cinquante ans après le1er novembre 1954, largementméconnue ou occultée.

Le seul ouvrage de référence àce jour – Les Femmes algériennesdans la guerre, de Djamila Amrane(Plon, préface de Pierre Vidal-Naquet) – a été édité en 1991.Quant au premier documentairedonnant la parole à des moudjahi-dates, Barberousse, mes sœurs,d’Hassan Bouabdellah, il fut diffu-sé à la télévision d’Etat algériennele 1er novembre 1985. « Pendantdes décennies, le discours officiel avoulu qu’on raconte l’histoire algé-rienne sans citer aucun nom – saufcelui des condamnées à mort ou desmartyres “officielles”, comme Hassi-ba Ben Bouali – et, surtout, sansjamais livrer aucun témoignage per-

sonnel. Il a fallu attendre la fin desannées 1980 pour que les chosescommencent à changer », expliqueMalika El Korso, chargée de confé-rences à l’Institut d’histoire de Bou-zaréah, chercheur au Centre natio-nal d’études et de recherches sur lemouvement national. Elle avaitorganisé à l’université d’Oran, enjuin 1988, l’une des premièrestables rondes sur ces questions, enprésence de moudjahidates.

Ignorées, marginalisées, ren-voyées « aux fourneaux » dès leslendemains de l’indépendance, lescombattantes algériennes n’ont, ilest vrai, pas été très nombreuses àparticiper à la guerre, du moins sil’on s’en tient aux chiffres du minis-tère des moudjahidins – cités parDjamila Amrane : sur quelque336 748 militants recensés en 1974,on ne trouve que 10 949 femmes,« soit 3,10 % du total ». Ce pourcen-tage, dont sont exclues un trèsgrand nombre de militantes, tou-tes n’ayant pas eu l’audace ou lesmoyens de se faire enregistrer com-me telles, n’est pourtant pas négli-geable, compte tenu de ce qu’étaitl’Algérie des années 1950.

« Que des femmes, souvent adoles-centes, s’engagent, militent ou déci-dent de partir au maquis, qu’elles

imposent ce choix à leur père,c’était, pour l’époque, une petiterévolution », souligne la psychana-lyste Alice Cherki. « Elles étaientdes femmes de leur temps : elles nese projetaient pas dans un destinpolitique personnel, elles pensaientqu’à l’indépendance les “frères”s’occuperaient de tout – y comprisde leurs droits », ajoute CarolineBrac de la Perrière, membre du col-

lectif Maghreb-égalité et auteur deDerrière les héros, une étude sur les« employées de maison en servicechez les Européens à Alger durant laguerre d’Algérie (1954-1962) »(L’Harmattan, 1987).

Jusqu’en 1989, année de l’ouver-ture démocratique – vite réfrénée,montée de l’islamisme et guerrecivile obligent –, langue de bois etautocensure ont prévalu, sacrali-sant la lutte d’indépendance et

interdisant tout regard individuelou critique. L’émergence d’un fortmouvement féministe, soutenupar une partie des moudjahidates,puis, paradoxalement, la médiatisa-tion des atrocités commises,durant les années 1990, à l’encon-tre des femmes ont contribué auréveil des mémoires.

Le viol, sujet tabou entre tous,apparaît dans les discours publics.A l’été 2000, Louisette Ighilariz,ancienne « moudjahida », révèleavoir subi, en 1957, la torture duviol (lire page VIII). Un an plustard, en 2001, une journée dedébats sur les violences contre lesfemmes est organisé à Alger parl’Institut national de santé publi-que, avec la participation nonseulement d’associations de fem-mes, mais aussi de représentantsde la justice, de la police et ducorps médical.

Mais ces premiers pas sont timi-des. « Au lendemain des révélationsde Louisette, on a cru qu’il y auraitun déclic, que les langues allaient sedélier. Mais rien. Silence total. Il y aeu des comptes rendus sympathi-ques dans la presse et puis la portes’est refermée », explique DalilaDjerbal, sociologue et membre duréseau féministe Wassila, seule

structure collective à avoir apportéun soutien public à Mme Ighilarizaprès la sortie de son livre, Algérien-ne (Fayard-Calmann-Lévy, 2001).

La question du viol, difficile àaborder quand elle met en causedes étrangers, en l’occurrence dessoldats français, l’est plus encorequand il s’agit de compatriotes. Leseul à l’avoir fait est un romancieralgérien, Azzedine Bounemeur,ancien maquisard. Dans son der-nier roman, La Pacification (L’Har-mattan, 1999), il raconte l’histoired’une jeune militante, partie aumaquis et violée par l’un de sescamarades de combat. Le livred’Azzedine Bounemeur n’a jamaisété diffusé en Algérie.

Bien d’autres questions mérite-raient d’être étudiées. Quel a été lepoids de l’islam (et de la coutume)dans les relations hommes-fem-mes, durant la guerre de libéra-tion ? Quel rôle ont joué les Algé-riennes de la fédération de Fran-ce ? Quelles étaient les sensibilitéspolitiques dominantes parmi lesmilitantes du FLN ? Autant dechantiers sur lesquels la recherchealgérienne a commencé, discrète-ment, à se pencher.

Catherine Simon

Vous aviez 21 ans àl’indépendance de l’Al-gérie. Vous êtesaujourd’hui très criti-que sur nombre de sesévolutions. L’avez-vousété immédiatement ?

Au contraire : je suislongtemps restée insérée dans la grandenébuleuse de la « révolution algérienne »,des « années de fraternité » du « socialismespécifique » algérien. Presque tout le mondel’a été. Ferhat Abbas et Aït Ahmed, quand ilsentrent en opposition, ne rompent pas avecle régime : ils se présentent comme « pluslégitimes » que ceux qui sont au pouvoir. En1962, j’adhère au FFS d’Aït Ahmed parcequ’il est le seul à avoir prononcé à l’Assem-blée un discours sur le respect des droits del’homme. Je viens d’une grande famille pro-priétaire terrienne, qui faisait partie d’une éli-te occidentalisée, opposée au nationalismepopuliste islamique de Messali Hadj, mêmesi mon père avait été membre du PPA. Unefamille qui a compté de très nombreux res-ponsables dans la résistance. Le 10 mai 1964,Ben Bella s’en prend nominalement à ma

famille, symbole du « capitalisme internatio-nal ». L’ennemi n’est plus le colonialiste,mais le capitaliste intérieur. Je me retrouvestigmatisée. Là s’ouvre la première faille.

Vous dites : « C’est aussi la France quinous a fait progressistes. » Qu’entendez-vous par là ?

Les Français ont été les maîtres de la valiseà deux poches. La question du legs de l’hérita-ge colonial est très difficile pour nous, parcequ’il est double. Une poche est douloureuse,sanglante. Nous avons été colonisés en pro-fondeur, dépersonnalisés, déculturés. Il y aeu une destruction physique de l’identité,basée sur une approche raciale. On oublie enFrance que la loi de l’indigénat fut la premiè-re loi moderne d’apartheid. Tout un appareilscientifique avait formalisé le racisme colo-nial. Par exemple, les règlements militairesstipulaient qu’un conscrit algérien a besoind’un cubage d’air inférieur à un Européen.C’était écrit : l’indigène avait besoin de moinsd’oxygène pour respirer. Les chambrées deNord-Africains pouvaient être donc plusnombreuses que celles des Français. La pre-mière poche du colonialisme, c’est ça : « L’in-digène n’est pas un homme comme nous. »

La seconde poche, c’est ce que le colonialis-me apporte, à son corps défendant, par l’éco-le : l’idée de progrès, d’émancipation. Unepartie des élites indépendantistes algérien-nes récupèrent du colonialisme français lesLumières : liberté, égalité, fraternité. Elles ontété rejointes par une partie des élites françai-ses, qui ont été vers l’anticolonialisme. Cesont les introductions de Sartre aux livresd’Albert Memmi et de Frantz Fanon qui nousont aidés à penser individuellement.

Pourquoi reconnaître ce double hérita-ge est-il si difficile ?

Parce qu’il est très dur de reconnaître ensoi l’héritage de l’autre, lorsque cet autre aété si destructeur. Notre pensée est bridéepar le passé de destruction. Il nous empêchede penser en liberté. Le grand enjeu actuel del’Algérie est de sortir du carcan de la libéra-tion, pour accéder à la liberté. La libérationinduit l’affirmation de sa différence vis-à-visde l’autre, avec la haine qui l’accompagne.Elle entretient l’esprit tribal, communautaire.Fanon disait : « Dans le regard de l’autre, onest un. » Dans la libération, l’individu s’inscritobligatoirement dans un tout collectif uni-que. La liberté, elle, permet de reconnaître la

part de l’autre en soi. Kateb Yacine disait :« La langue française est mon butin de guer-re. » Dans la guerre d’Algérie, l’Occident aété délégitimé en tant que civilisation par sesexactions. Mais la « libération » va jeter lebébé avec l’eau du bain. Or le bébé, c’étaitnous, les femmes, et aussi les intellectuels.

Vous êtes aussi une militante féministe.Le féminisme vous a permis de passer dela libération à la liberté ?

J’ai, dès le départ, défendu les droits desfemmes, mais je me suis d’abord inscritedans l’Algérie révolutionnaire. Or, on a tousété tétanisés par le martyrologe, lorsque lemort saisit le vif. Ma génération a considéréque le féminisme était une idée « gauchiste »– donc occidentale. L’Union des femmes algé-riennes était une courroie de transmission dupouvoir. Elle pensait surtout à ne pas remet-tre en cause les « grands frères » et prônaitl’amélioration de la situation des femmes parpetits pas. Nous avions deux âmes : l’une ducôté des femmes, l’autre au service d’un pou-voir qui promouvait progressivement l’islam.Juriste, je suis entrée à la direction de la légis-lation du ministère de la justice, où se concoc-taient les projets de loi, en 1966. J’ai vu évo-

luer le statut de la femme dans le sens des reli-gieux, jusqu’à son adoption en 1984. Pendantvingt ans, les femmes algériennes ont étémanipulées. La loi s’était rangée sous la ban-nière de l’islam, et le discours des mosquéesdevenu agressivement féminicide. Durant lesmanifestations de 1988-1989, les jeunes fillesscandaient « Laissez-nous vivre ». Ensuite estvenue une guerre entre un pouvoir islamisécontrôlant l’armée et l’économie et des isla-mistes que ce pouvoir avait laissés maîtres del’opinion. Le problème de l’Algérie, commedes autres pays musulmans, au-delà des cliva-ges politiques, est celui du « parti de la mas-culinité », qui domine tout. On retrouve dansla lutte des femmes en Algérie non pas unetrace, ni une influence du colonialisme, maisune confluence avec les idées d’émancipa-tion que la présence française a apportées.

Propos recueillis par Sylvain Cypel

juriste et féministe, wassila tamzali vit entre alger et paris. critique du pouvoir, elle analyse la grande difficultéde ses compatriotes à accepter « l’héritage de l’autre en eux ». l’autre, c’est le colonialiste qui a, aussi, apporté les lumières

WASSILA TAMZALI, née à Bejaïa (Bougie),avocate, a été longtemps haut fonctionnaireinternationale à l'Unesco, chargée desquestions des femmes dans le tiers-monde.

a ToumiaLaribi,dite BayaEl-Kahla,« Baya laNoire »,ici écolière,en 1950-51,au collègeGambettad’Alger.Seule Noire,elle en a déjàl’habitude.Elle figureau deuxièmerang,deuxièmeà partir dela gauche.

« L’enjeu est de sortir de la libération pour accéder à la liberté »

Baya El-Kahla, peau noire, blouse blanche, bilan mitigéelle aimait le cha cha et le mambo. infirmière au maquis, elle a connu la prison, la torture. et une indépendance douloureuse

« Je ne regretterien, mais c’étaithorrible, il fauttourner la page »

Renvoyées« aux fourneaux »dès les lendemainsde l’indépendance.

A L G É R I EH É R I T I E R S A L G É R I E N S

Les « moudjahidates » sortent lentement de l’oublila guerre est affaire d’hommes... EN algérie, ils l’ont fait savoir et sentir aux militantes dès l’indépendance. les femmes ontété exclues de l’histoire officielle. aujourd’hui, sociologues et romanciers commencent à évoquer ce que fut leur réalité

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LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004/XXI

ALGERde notre envoyée spéciale

L’un habite la haute Casbah, dansune maison à étages finissant en ter-rasse. Il n’en sort pas beaucoup.L’autre ne quitte guère son apparte-ment de la rue Bouzrina, ex-rue dela Lyre. Moustapha Ben Debbagh,98 ans, et Mohamed Abdelhaoui,78 ans, sont de vieux enfants de laCasbah, où ils sont nés et ont vieillisans jamais se rencontrer. L’un enhaut, l’autre en bas.

Le premier, artiste peintre réputépour ses tableaux miniaturistes, serappelle le temps où la vieille Cas-bah, bijou hérité de l’époque otto-mane, était encore si propre« qu’on pouvait, sans crainte de sesalir, faire sa prière dans la rue ». Ilparle avec nostalgie des « vrais cita-dins » d’autrefois. Et avec dépit des« blédards » [venus du « bled », dela campagne] arrivés à Alger au len-demain de l’indépendance et à quinombre de propriétaires ont louéleurs maisons. « Chaque locatairefaisant venir une ou deux famillesavec lui, c’était la ruine assurée ! »

soupire le vieil artiste, qui évoque,l’œil aigu, ses amis disparus – lespeintres Mohamed Temmam etAbderrahmane Sahouli, ou lefameux poète Himoud Brahimi, sur-nommé Momo de la Casbah. Murseffondrés, maisons croulantes,cafés et boutiques évanouis : de laCasbah lumière chantée par ce der-nier (Joëlle Losfeld, 1993, présenta-tion de Marie-Odile Delacour etJean-René Huleu), il ne reste quedes miettes.

« »C’est rue du Sphinx, aujourd’hui

envahie par les monceaux d’ordu-res, qu’est né Mohamed Abdel-haoui, petit-fils de montagnardskabyles. Lui, ce qu’il se rappelle,c’est le tournage de Pépé le Moko etla silhouette de Jean Gabin – « unmalabar aux cheveux blancs » – entrain de dévaler les venelles du quar-tier. Plus tard, à la fin des années1940, le jeune Abdelhaoui rencon-tre Ali la Pointe, l’un des futurs« martyrs » de la bataille d’Alger,au Croissant Club algérois, un club

de boxe. La guerre est encore loin.« La Casbah, avant novembre 1954,c’était vivant, cosmopolite. Il y avaitdes cafés, des bains maures, des arti-sans du tissu, des épiciers, des bijou-tiers… Les gens étaient mélangés. Il yavait beaucoup de juifs. Des Arabesjuifs – des gens très bien, insiste-t-il.En plus des Algériens, il y avait desEspagnols, des Italiens… »

L’appartement qu’occupe lafamille Abdelhaoui était d’ailleurscelui d’un juif algérien, un certainAlim Aboukaïa. « Lui et les siens ontpris la fuite, en 1962 », indique-t-ilen passant. La faute à l’OAS ? Passeulement. Devenu un militant actifdu FLN, Mohamed Abdelhaoui,arrêté en janvier 1957 par les sol-dats français, garde dans sa pochela photo de son frère Omar, « mortau maquis en 1959 ». Derrière, il estjuste noté : « Pour que vive l’Algérielibre et musulmane ». Quarante-cinq ans plus tard, ce vœu s’est(presque) réalisé. « Maintenant,remarque le vieil homme, tous leslieux de culte sont des mosquées. »

C’est l’un des fils de l’ancien mou-

djahid qui nous emmène, à traversle dédale des ruelles, jusqu’à la ruedes Abderames, où furent tués, le8 octobre 1957, Hassiba Ben Boualiet Ali la Pointe (de son vrai nom,Omar Ali), ainsi que deux jeunes dela Casbah, Mahmoud Ben Hamediet Yacef Omar, dit « petit Omar »,âgé de 12 ans. L’endroit est sale, gar-dé par un fonctionnaire en civil, entee-shirt crasseux, dont l’haleineempeste la bière. Quelques phraseselliptiques, gravées sur une plaquede marbre, évoquent, en arabe, l’ex-plosion meurtrière qui a causé lamort des quatre « nobles martyrs ».

D’autres hauts lieux de la lutteanticoloniale, comme cette cave,qui fut l’un des premiers refuges duFLN et où survint, en 1955, le pre-mier accrochage entre un « fidaï »[volontaire pour mourir] et des poli-ciers français à l’intérieur de la Cas-bah, sont carrément gommés dupaysage. « Aucun signe permanentde reconnaissance ni aucune mani-festation ponctuelle n’évoquent [leur]souvenir », constate le sociologue eturbaniste Djaffar Lesbet, dans « La

Casbah, une cité en reste », articled’une minutie terrible publié dansl’ouvrage collectif La Ville dans tousses états (Casbah éditions, 1998).

« La saleté des rues, ajoute-t-il, estproportionnelle à la méconnaissancedu lieu, dont l’histoire ne se transmetplus. » Tout aussi féroce, son confrè-re Rachid Sidi-Boumedine, qui tra-vailla, dès 1971, au premier plan desauvegarde de la Casbah, fustigel’« effacement des mémoires » et la« folklorisation des cultures » à l’œu-vre depuis des décennies, signe du« mépris » persistant à l’encontredes quartiers populaires.

Plus radicale qu’à la Casbah, la

mue du quartier de Bab El-Oued aquelque chose d’hallucinant : ici,l’amnésie est totale. Vidé, enjuin 1962, de sa population pied-noir et juive, l’ancien faubourg del’époque coloniale a été aussitôtrempli par une nouvelle vagued’occupants, surgis souvent desbidonvilles ou des campagnesmiséreuses de l’Algérois.

Aujourd’hui, les Européens de BabEl-Oued se comptent sur les doigtsde la main. Mme X (elle veut garderl’anonymat), une Française de80 ans, femme de ménage à laretraite, passe encore parfoisdevant les trois horloges, cœur del’ancien quartier pied-noir. « Ceshorloges, c’est notre musée », rit-elle bravement.

A la librairie Chihab, située àdeux pas de l’ancien cinéma Mari-gnan, on ne trouve aucun livre quidise le passé du quartier. Sur l’ex-avenue de la Bouzaréa (rebaptiséeColonel-Lotfi), il n’y a que la Gran-de Brasserie, autrefois tenue parun Espagnol, qui soit intacte : salleà manger années 1940 et paella cha-que semaine. L’actuel patron estun Algérien de Biskra, marié à uneBretonne. Un peu plus loin, l’an-cien café-restaurant Au roi du bar-bouche (couscous juif algérois, par-fumé avec une plante appelée bar-bouche) a eu moins de chance : ilest devenu un fast-food-pizzeria...

Catherine Simon

HASSI-MESSAOUDde notre envoyé spécial

C’est une stèle banale que flanqueun trépan de forage. Gravées dans lemarbre, quelques lignes en araberappellent qu’ici, à près de 900 kilo-mètres au sud de la capitale, le18 juin 1971, au milieu de ces bara-quements rustiques où logent despétroliers, le « président du conseilde la révolution », Houari Boumediè-ne, inaugurait la « base du 24 février1971 » – jusqu’alors baptisée Mai-son-Verte.

L’événement peut paraîtremineur. Il était alors hautement sym-bolique, car il renvoyait à une déci-sion spectaculaire prise quatre moisauparavant : la nationalisation dessociétés pétrolières françaises. Deuxsurtout étaient touchées : Elf-Erap,qui, par le biais de filiales locales,extrayait près de 40 % du pétrolealgérien, et la Compagnie françaisedes pétroles (CFP, l’ancêtre deTotal), qui en produisait environ lequart, via la CFP-A. Le solde étaitentre les mains de la Sonatrach, lacompagnie nationale.

A Hassi-Messaoud, le cœur de l’Al-gérie pétrolière, la visite du prési-dent Boumediène fut l’occasion defestivités variées : méchoui géant,pièce de théâtre… – et de quelquesphrases bien senties du chef del’Etat contre les tentatives du « colo-

nialisme français », pendant la« guerre de libération », pour « sépa-rer le Sahara algérien et l’Algérie ». Ilfut aussi question de la « bataille dupétrole » remportée sur la France.Invité à Hassi-Messaoud au mêmetitre qu’une soixantaine de diploma-tes étrangers venus d’Alger, l’ambas-sadeur de France, M. Basdevant, nesouffla mot.

La nationalisation – « un coup deforce », titrait Combat ; une « métho-de de force », selon Le Figaro – avaitpris de court Paris, surpris l’opinionpublique française et assommé lescompagnies pétrolières. Brutale, ellene pouvait être vécue que commeune spoliation. Car, comme l’écrivaitLe Monde le lendemain, « la décou-verte et l’exploitation des hydrocarbu-res du Sahara ont été sans aucun dou-te l’aventure technique, industrielle, etsimplement humaine, la plus spectacu-laire menée par la France après la der-nière guerre. Cette entreprise (…) apermis notamment la constitution dugroupe pétrolier à capitaux publics Elf-Erap, qui est l’une des toutes premiè-res sociétés françaises ».

Hassi-Messaoud symbolisait cetteaventure tricolore dans le Sahara. Legisement avait été découvert en1956 – l’année où les chefs de la résis-tance algérienne tenaient clandesti-nement, en Kabylie, leur premiercongrès. Ce n’était pas le premier

champ découvert, mais c’était – deloin – le plus gros.

Pur hasard, les deux compagniesqui ont « inventé » Hassi-Mes-saoud, comme disent les pétroliers,se partagaient à égalité le gisement.Le nord est exploité à partir de 1961par la CFP-A et le sud par laS.N.Repal.

Les deux firmes ont des culturesopposées et elles s’ignorent superbe-ment. L’une loge son personnel àMaison-Verte, l’autre à Maison-Blanche. Elles utilisent des techni-ques de forage incompatibles entreelles. Et chacune a construit son ter-rain d’aviation – mais les pistes sontparallèles. « Résultat, quand il y avaitun vent de sable, les deux étaient fer-més », se souvient André Salaber,un ingénieur de Schlumberger qui, àl’époque, travaillait pour les deuxsœurs ennemies. Extrait d’une cin-quantaine de puits, le brut est ache-miné par camions-citernes à Tog-gourt, 160 kilomètres plus au nord,puis vers le port de Skidda par che-min de fer. En 1964, un premier pipe-line transsaharien sera posé.

La guerre d’Algérie ne s’est pasfait sentir au Sahara. Les troupes dela légion étrangère campent nonloin du gisement, dont les têtes depuits sont parfois protégées par unblindage. Avec le personnel algérien,pas davantage de problème. De cet-

te époque qui court jusqu’à la natio-nalisation de 1971 subsistent destémoignages. Le puits MD1, le pre-mier foré à Hassi-Messaoud, aprèsun demi-siècle de bons et loyauxservices, continue à cracher ses8 mètres cubes/heure d’un brut siléger que l’on pourrait presque l’utili-ser tel quel dans un moteur. Restent

aussi des dizaines de baraquementsaustères où logent désormais dessalariés de la Sonatrach. Et, pour lesplus anciens de la compagnie algé-rienne, le souvenir d’une vie d’aven-turiers, où l’on travaillait dur enéchange d’un bon salaire.

A Hassi-Messaoud-Nord, la natio-nalisation n’a pas fait sentir ses

effets immédiatement, mais un peuplus tard, le 1er mai. Ce jour-là, tousles Français de la CFP-A ont quittéles lieux. « Ils avaient reçu de leurdirection l’ordre d’évacuer. Ils étaientaussi surpris que nous. Certains pleu-raient », raconte Larbi Sakhri, alorsjeune opérateur de puits. La raisonde cet exode soudain ? L’échec desnégociations sur l’indemnisation desintérêts français en Algérie. « Onétait une vingtaine de techniciens,dont douze Français. Du jour au len-demain, il a fallu tout prendre enmain. Mais on était motivés et fiers.Nos responsables nous encou-rageaient : “La presse internationalea les yeux braqués sur vous”,disaient-ils. »

En fin de compte, non sansaccrocs, la relève a été assurée. Plusd’un millier de puits supplémentai-res ont été forés à ce jour. Certainsdonnent du pétrole. D’autres ser-vent à l’injection d’eau ou de gazdans le sous-sol pour « pousser » lebrut vers la surface. Des complexesindustriels ont surgi au milieu dusable, que la Sonatrach exploite sansaide étrangère. Des centaines de kilo-mètres de canalisations courent par-mi les dunes.

Après un net fléchissement à la findes années 1980, faute d’investisse-ments, la production de Hassi-Messaoud s’est redressée. Elle avoisi-nne actuellement 400 000 barils/jour(bls/j) et devrait doubler d’ici unedizaine d’années, moyennant delourds investissements. La taille dugisement le justifie. A lui seul, Hassi-Messaoud représente 60 % des réser-ves pétrolières prouvées du pays.« En 2060, on produira encore dupétrole », assure le directeur de laproduction, Lakhdar Bechina.

Le trésor est bien protégé. Person-ne ne peut débarquer à l’aéroport (ledeuxième du pays par le trafic) s’iln’est muni d’un laissez-passer. Et,comme naguère, l’armée veille surles installations, protégées par unetriple enceinte d’acier et de bétonbourrée d’électronique. Quant auxfirmes étrangères qui travaillentavec la Sonatrach, elles ont été auto-risées à avoir des vigiles armés à l’in-térieur de leurs bases.

Dans ce bastion de l’« Algérie uti-le » où l’on mélange l’anglais et lefrançais, les islamistes ne sont pasen odeur de sainteté. « Du temps duFIS [Front islamique du salut], il y aeu quelques arrêts de travail, mais iso-lés. Les meneurs ont été licenciés. Laproduction n’a jamais été interrom-pue. Le seul parti admis à Hassi-Mes-saoud, c’est le parti de la Sonatrach »,martèle le directeur technique,Kacem Khatara, syndiqué à l’UGTA,le syndicat unique, comme la quasi-totalité des salariés de la Sonatrach.

La Sonatrach est un parti quichoie ses adhérents. Salaires plus éle-vés qu’au nord, couverture médicalegratuite, logement garanti, congés àrallonge… Mieux vaut être salarié dela Sonatrach que fonctionnaire com-munal. La contrepartie, c’est dedevoir vivre dans une ville artificiel-le, poussée trop vite. Malgré ses quel-que 50 000 habitants, Hassi-Mes-saoud est une agglomération sansgrâce, où l’on s’ennuie ferme. Elle ades cybercafés mais pas de cinéma,des cités ouvrières, mais aucun espa-ce vert. Il n’y a rien à faire d’autreque travailler. Même les serpentsqui fourmillaient dans la région ontquitté Hassi-Messaoud.

J.-P. T.

C’est en 1954, l’année même où commença l’insurrection algérienne,qu’une société française découvrait les premiers indices d’hydrocarbures enAlgérie. Il s’agissait d’un gisement de gaz naturel, à Berga, dans le sud duSahara, mais difficile à exploiter en raison des distances.

Deux années plus tard, les pétroliers français, dans des conditions maté-rielles épouvantables pour l’époque, décelaient les premiers gisementsexploitables de grandes dimensions : le gaz d’Hassi-R’Mel, au sud du Mzab,et le pétrole d’Hassi-Messaoud, dans le centre, deux noms qui allaient deve-nir familiers à l’opinion publique française.

Un demi-siècle plus tard, l’Algérie fait figure de pays pétrolier promet-teur. Les réserves prouvées sont évaluées à 11 milliards de barils mais lesréserves récupérables pourraient être multipliées par quatre, de l’avis desexperts.

Depuis une dizaine d’années, l’Algérie s’est lancée dans une politiqued’ouverture – contrôlée – qui commence à porter des fruits. La productionde pétrole brut, d’une qualité excellente, devrait passer de 1,2 million debarils/jour à 1,5 million en 2005 et à 2 millions à la fin de la décennie. Pour laseule année de 2004, huit découvertes de pétrole ont été faites dont troisavec le concours de compagnies étrangères, désormais courtisées. L’essen-tiel de la production est exporté en Europe (Italie, Allemagne, France).

Grâce à Hassi-R’Mel, l’Algérie est un pays gazier plutôt que pétrolier. C’estvrai par le montant des réserves qui l’ont hissée parmi les dix premiers paysau monde. Et par ses exportations, qui se font par gazoduc ou par bateauxspécialisés. L’Algérie fournit ainsi le cinquième du gaz consommé en Europe.

Conséquence de la montée régulière des exportations d’hydrocarbures etde la hausse des cours internationaux, l’Algérie engrange des dollarscomme jamais : 24 milliards de dollars de recettes pétrolières et gazières en2003 ; sans doute 30 milliards en 2004.

J.-P. T.

20 % de l’approvisionnement européen en gaz

A la Casbah et à Bab El-Oued, la mue et l’amnésieces quartiers d’Alger sont entrés dans l’histoire. désormais, « la saleté y est proprotionnelle à la méconnaissance des lieux »

« La productionn’a jamais étéinterrompue.Le seul parti admisà Hassi-Messaoud,c’est le partide la Sonatrach » ,

Hassi R'Mel

Oran

Fès

Constantine

Arzew

Touggourt

Laghouat La Skhirra

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Gabès

El Goléa

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Raffinerieà l'arrêtdepuis 1986

M e r M é d i t e r ra n é e

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Vers l'Europe

Versl'Euro

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Versl'Euro

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en construction

4,3

32,1

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en barils jour(1 baril/jour = 50 tonnes par an)

Source : IFP

Source : IFP

197371 1983 1993 03

1962 1970 1980 1990 00 03

74,580

2 000

1 500

1 000

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0

70

60

40

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20

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0

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1 857

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1 0401 230

835

La production de pétrole

en millions de tonnes d'équivalentpétrole

La production de gaz

ExploitationP

G

Oléoducs

Exploitation

Gisements

Gazoducs en construction

Raffineries Terminaux

Centres de liquéfaction

en construction

Gisements

Sources:M

inistèrede

l'énergieet

desmines

(Algérie),Sonatrach,IFP

LES RESSOURCES ÉNERGÉTIQUES DE L'ALGÉRIE ET LEURS VOIES DE SORTIE

100 km

A L G É R I EL I E U X

Ici, il n’y a toujours rien d’autre à faire que travaillerlieu mythique, les gisements de hassi messaoud ont fait le bonheur des sociétés françaises, avant d’être nationalisés en 1971.hyperprotégés, ils ont fonctionné normalement durant toute la guerre récente entre le pouvoir et les islamistes

Page 22: Sup Algerie 041027

XXII/LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004

ALGER,de notre envoyée spéciale

Au commencement était le nom.Ou plutôt le prénom. Le sien n’estpas particulièrement léger à porter.Une Algérienne qui s’appelle Marie-France ? Elle en rit parfois. « On m’ademandé si je ne voulais pas changer.Mais ce prénom, mes parents l’ontchoisi, pourquoi devrais-je l’effacer ?s’exclame-t-elle, le regard clair et cal-me. Chacun s’inscrit dans sa proprehistoire, avec le pire et le meilleur.C’est ça, l’identité. » L’assimile-t-on àune pied-noir ? Elle sourit. « Aprèstout, pourquoi pas ? Cela veut direqu’il y a une suite, une filiation. Il fautassumer son passé, même colonial. »De toute façon, personne, à Alger,ne l’appelle ainsi.

Quand ils parlent de Marie-Fran-ce et de son époux Jean-Paul, leursamis algériens disent simplement« les Grangaud ». Une espèce àpart. Comme ils disent « les Chau-let », « les Martinez » ou « les Bracde la Périère ». Une espèce en voied’extinction : les Européens d’Algé-rie (d’origine française surtout, espa-gnole parfois), restés dans leur paysnatal après l’indépendance, malgréles vents contraires et la récentemontée de l’islamisme, ne sont plusqu’une poignée, et leurs enfants,dans la majorité des cas, n’ont pasfait souche en Algérie.

Certains sont les descendants denotables « libéraux », comme feuJacques Chevallier (lire page III), mai-re d’Alger dans les années 1950, quifut accusé par les ultras de l’Algériefrançaise d’« accointances » avec leFLN. D’autres, issus de familles dechrétiens de gauche, ont fait, trèstôt, le choix du combat anticolonial,ralliant le camp des « fellaghas ». Achaque famille son histoire et, selonl’expression de Jean-Paul Grangaud,

ses « curieux tournants ». C’est à cau-se de son grand-père paternel, ungendarme « arrivé en Algérie aumoment de la conquête » et à qui l’ad-ministration française avait offert« en guise de solde finale » un boutde terre dans la région de Relizane,que Marie-France Grangaud a passésa petite enfance à la campagne.« On était dans une ferme isolée. Pasd’eau, pas d’électricité. Le courrierarrivait à cheval. »

Dans cette Algérie coloniale desannées 1940, « colons » et « indigè-nes » ne faisaient que se côtoyer.« Les Algériens ? » Marie-Francehésite : « ils étaient loin. » Plus tard,à Alger, elle aura ce même senti-ment d’étrangeté. « On vivait dansce que Pierre Claverie [évêqued’Oran, tué dans un attentat le1er août 1996] appelait la “bulle colo-niale”. Pour nous, les Algériens repré-sentaient un monde ailleurs », remar-que Jean-Paul Grangaud.

« »« Moi aussi, j’ai vécu dans cette

“bulle” – mais elle était percée de par-tout ! », réplique Christiane Chaulet-Achour, installée en France depuisjanvier 1994, qui se rappelle, amère,comment sa famille, de par ses posi-tions politiques, était devenue lacible des tenants de l’Algérie françai-se. « A la maison, on a essuyé troisplasticages. C’est un miracle quel’appartement n’ait pas sauté », notecette universitaire, âgée à l’époqued’une dizaine d’années.

A l’école, ses condisciples s’amu-saient à lui glisser des bouts de pâteà modeler, le mot « plastic » écritdessus, « pour bien [lui] faire sentirque, chez les Chaulet, on était des“traîtres”, des amis des Arabes, etqu’il fallait faire attention ».

Quand Jean-Paul Grangaud com-

mence ses études de médecine, en1956, les attentats se multiplient.Issu, comme Marie-France, d’unefamille protestante très croyante,l’étudiant est « tout retourné » à lavue d’un gamin, blessé par la « bom-be du Milk Bar », mais il le sera toutautant, un soir de garde, quand ildevra soigner deux petits bergers deTiaret, touchés, eux aussi, par deséclats de bombe. « Avec les infirmiè-res algériennes, on évitait de parlerdes choses qui fâchent », dit-il simple-ment.

A la maison aussi. « La politiqueétait une chose dont toute ma familleavait une sainte horreur », préci-se-t-il dans Grangaud, d’Alger àEl-Djazaïr, livre d’entretiens avecAbderrahmane Djelfaoui (Casbahéd. 2000). Son militantisme à lui, ce

sont les scouts protestants et le foot.« On a vécu la guerre et ses violences,sans mettre de mots dessus, préciseson épouse. C’est par des “petites cho-ses”, des actes discrets, que nosparents disaient leur refus du méprisdes Algériens, de la torture, et leur sou-ci des démunis. »

1962, synonyme, pour la quasitotalité des pieds-noirs, de tragédieet d’exode, sonne au contraire poureux comme une libération. « C’estseulement à ce moment-là qu’on adécouvert l’Algérie et les Algériens. J’aitrouvé ça extraordinaire, ahurissantqu’on ait pu vivre à côté et l’igno-rer ! », se souvient Marie-France,âgée alors de 19 ans. « Pour moi,1962, ça a été la délivrance ! », confir-me, de son côté, Christiane Chaulet-Achour.

Les parents de Marie-France et deJean-Paul n’éprouvent pas, loin delà, le même enthousiasme. « Pourmon père, c’était simple : il ne s’imagi-nait pas pouvoir vivre dans une Algé-rie qui ne serait pas française », expli-que Marie-France. « D’un autre côté,il était plutôt content qu’on reste : çamaintenait des liens. » Question degénération ? Jean-Paul Grangaud aeu l’intuition, dès novembre 1954,que « l’indépendance de l’Algérieétait la pente naturelle ». Mais,contrairement à son père, il n’a« jamais pensé que ça pouvait êtrecontradictoire avec l’idée que l’Algé-rie était [son] pays » et qu’il « le reste-rait ». Cinquante ans plus tard, lecouple Grangaud ne regrette rien.

« On n’a jamais fantasmé sur uneAlgérie idéale, on a toujours travaillé

avec l’Algérie réelle… », expliqueJean-Paul Grangaud, dont l’équipe adéveloppé, au milieu des années1970, dans la banlieue d’Alger, unsystème intégré de santé de proximi-té. « On n’est pas resté en Algériepour jouer les bons samaritains, souli-gne Marie-France, mais parce qu’ons’y sent bien et que c’est là qu’on est lemieux pour vivre. » Certes, ils recon-naissent avoir ici un statut singulier.« On est des citoyens marginaux,avance Marie-France. Non, pas mar-ginaux, se reprend-elle aussitôt, onn’est pas en rupture. Disons qu’onest… des Algériens pas comme tout lemonde. » La preuve : leurs cinqenfants se prénomment Isabelle,Pierre-Yves, Malik, Naïma et Selim...

Catherine Simon

MARSEILLEde notre correspondant régional

Le Mémorial national de la France d’outre-mer(MOM) devrait ouvrir ses 3 500 mètres carrés d’ex-positions permanente et temporaire au début de2007, à Marseille. Ce sera, selon l’historien Jean-Jac-ques Jordi, qui en dirige la mission de préfigura-tion, « la première fois qu’un pays osera regarder sacolonisation et sa décolonisation en face ». Pour arri-ver à ce moment où « sans diaboliser, ni glorifier, onarrive à parler scientifiquement de cette présencefrançaise outre-mer », puisque telle est l’ambitionde ce mémorial dont on parle depuis au moins1983, il aura fallu attendre longtemps, et manœu-vrer pas mal.

Attendre d’abord que les historiens abordent cesquestions hors des a priori partisans qui, long-temps, ont largement pollué les débats. Commen-cer à comprendre et à établir, par exemple, quel’histoire de la colonisation algérienne ne pouvaits’écrire en noir et blanc, colonisateurs d’un côté,exploités de l’autre, mais que nombre des Euro-

péens présents là-bas étaient des petits paysans oudes coiffeurs. Ou encore qu’ils n’étaient pas seule-ment des Français d’ancienne extraction, mais aus-si de pauvres Minorquins, Maltais ou Italiens pous-sés par la misère. Sans oublier les juifs, installésdepuis des siècles, qui parlaient l’arabe et n’étaientdevenus français qu’en 1871.

Plus prosaïquement, il a aussi fallu que l’installa-tion du mémorial, réclamé depuis des décenniespar les associations pieds-noirs, se fasse hors d’el-les : elles sont quatre cents, et rarement soucieusesd’objectivité historique. Le maire de Marseille,quand il a remis l’idée en route en 2000, a comprisque seul un comité scientifique dominé par des his-toriens pourrait en tracer le contenu. Un comité depilotage sur lequel il a gardé la haute main, enaccord avec l’Etat, qui mettra 5 millions d’euros surles 11,4 que coûtera sa construction, a alors étéchargé de le mettre en forme.

Le comité a rendu son rapport en septem-bre 2002 et le travail pratique – architecture etmuséographie – a pu se mettre en place. Il se dérou-

le selon des principes affirmés de séparation entremémoire et histoire : les expositions permanentesseront d’historiens, les expositions temporairespourront faire appel aux riches fonds associatifs.

Autre précaution qui a permis que le mémorialne soit pas paralysé par la dureté des débats politi-ques : l’élargissement du champ géographique ettemporel. Si l’Algérie occupe une place forte dansl’affaire et si nombre d’expositions temporaires yseront consacrées, ce mémorial sera celui de la pré-sence française dans le monde entier, et – ce qui nefut pas le plus facile à faire admettre – jusqu’àaujourd’hui. On y parlera donc des comptoirs fran-çais de l’Inde et de l’Afrique occidentale française,on y évoquera aussi la Réunion et la Guyanecontemporaines. Sur la base de faits incontestable-ment établis, mais avec un souci constant derecherche de consensus. Pour, selon l’expressionde Jean-Jacques Jordi, qu’« enfin l’histoire serve àapaiser les passions ».

M. S.

LONGTEMPS on ne les a pasentendus : rétifs aux démonstra-tions nostalgiques, à ce qu’ils

appellent parfois « le folklore cous-cous merguez », ces pieds-noirs seréfugiaient dans le silence. Le retoursur les lieux de la première enfance,d’autant plus violent qu’il est tardif,les libère du deuil caché, rouvre lablessure. Et autorise l’apaisement.

Pierre-Henri Pappalardo, 56 ans,est un industriel en semi-retraite.L’élégance discrète, il a toujoursrépondu qu’il était « de Marseille »quand on lui demandait d’où il était.Il a travaillé dur dans cette ville quil’avait mal accueilli quand il y adébarqué, en 1962, à 14 ans. Enmars 2003, pourtant… « Chirac faitun discours intelligent. » Il s’inquié-tait de l’entretien des cimetièreseuropéens d’Algérie. Et en novem-bre 2003, le président de la région,Michel Vauzelle, « reprenant la balleau bond, organise un voyage en Algé-rie sur ce thème ».

M. Pappalardo, comme s’il atten-dait l’occasion, s’y joint. Un jour, ils’échappe du groupe « pour me rap-procher de mon cimetière », là oùreposent les siens. Le voilà, troublémais encore solide, descendant l’al-lée centrale du cimetière Saint-Eugè-ne d’Alger. Il retrouve la tombe fami-liale après « quarante-deux ansd’abandon ». Il est « suffoqué, boule-versé », submergé de larmes, de dou-leur, d’il ne sait quoi encore. « Auxmiens qui reposent là, j’ai fait la pro-messe que je ne les laisserais plus et

que je leur emmènerais mamaman. » Il appelle ses deuxenfants, 32 et 28 ans, leur lance :« Tout va bien. » En quelques secon-des, il est redevenu « très serein ».Ce voyage qui lui a fait découvrirqu’il avait deux pays lui a aussi per-mis de renouer le fil de la généalo-gie, depuis l’arrière grand-père, pau-vre pêcheur napolitain débarquantsur une plage d’Algérie, fondantavec son clan le petit port de pêcheNemours, avant que ses successeursne créent la plus grosse industrie desalaison du Maghreb. Après ce voya-ge, Pierre-Henri Pappalardo a crééla Fondation France-Maghreb, quifinance la réhabilitation de huitcimetières chrétiens et juifs d’Algé-rie – dont Saint-Eugène.

Jean-Jacques Jordi, lui, n’a jamaisoublié qu’il était pied-noir : il a étéun pionnier de leur histoire. De sathèse sur les Espagnols d’Algérie– dont il descend – au récit de leurarrivée à Marseille, le responsabledu futur Mémorial de la Franced’outre-mer n’a eu de cesse de sepencher sur ce passé. « Assuré ducôté historique », il ne s’est décidéqu’en décembre 2001 à revoir Fort-de-l’Eau, où sa famille vivait des mai-gres revenus du papa coiffeur. « Sen-sation curieuse, les murs sont là, décré-pits, les trottoirs éventrés, mais les bou-tiques et leurs fonctions sont lesmêmes. » Il retrouve le salon de coif-fure et sa maison, occupée par unhomme de son âge qui s’y est instal-lé trois ans après son exode : « Sur le

coup, je n’ai pas pleuré. J’ai pris çatrès bien. »

Mais Jean-Jacques a un secret. Lejour du départ, en juin 1962, le volu-me de bagages est tellement comptéque sa mère le force à choisir entreson jeu de boules et sa petite diligen-ce. Il prend les boules mais va secrè-tement « enterrer la diligence sous unarbre ». En 2001, il découvre que l’ar-bre a été coupé, remplacé par desparpaings et de la tôle, fixés sur du

ciment : « Cela m’a fait beaucoup depeine. Si elle avait servi de jouet à unenfant, j’aurais été ravi, la vie conti-nuait. Mais cette disparition… »

L’historien se tait et revient à Mar-seille, calme. Au lendemain duretour, il se réveille dos bloqué, énor-me bouton de fièvre sur la lèvre.Consulté, le médecin lui conseilleseulement de « raconter ». Il racon-te donc l’histoire à ses filles et fonddans un torrent de larmes irrépressi-ble. « C’était ressorti comme ça, brus-quement. Maintenant, je suis apaisé.Je suis un enfant d’Algérie, pas unAlgérien. Je sais que là-bas c’est chezeux, je suis content qu’on me souhaitela bienvenue. Mais bienvenue chezeux, pas chez moi. » Ces deux quin-quagénaires auront attendu presquequarante ans pour « retourner ».Mais le flux croissant de retours simi-laires, en ce début de siècle, feraitpresque oublier qu’il y déjà eu despériodes où nombre de pieds-noirssont revenus sur leurs pas.

Paul Saadoun, né en 1949 àConstantine d’un père commis depréfecture, se souvient bien desannées 1980, où il a recommencé àfréquenter l’Algérie. La municipalitéde Gaston Defferre organisait des

voyages et ce réalisateur, devenuproducteur de cinéma, a filmé cesretrouvailles. Il est « retourné » plu-sieurs fois, jusqu’à la fin des années1980, où lui et ses équipes ont senti« le vent tourner, avec la montée inté-griste ». Vingt-huit ans après undépart qu’il n’a « absolument pascompris », Paul conservait « des ima-ges très précises des rues, de la place,de la topographie ». Pourtant iln’était pas « en pèlerinage » : « cen’est pas mon truc… » Bien accueilli,« avec ce sentiment très ambigu, celuid’être le colon qui revient, mais aussicelui qui a été vaincu, le tout dans uneextrême complicité », il n’a jamaiséprouvé le besoin d’aller revoir samaison ou le quartier juif de l’enfan-ce. Pourtant, il n’a jamais renié sesorigines : quand on lui demandaits’il était arabe – son nom pourraitl’être – il a toujours répondu :« Non, pied-noir. »

C’est à cette période, en 1984, queGuy Bedos « a fait le voyage initiati-que » sur les traces de son enfancealgérienne, escorté d’une équipe detélévision. « Je flottais dans les décorsdont j’avais rêvé la nuit, j’étais entrédans mes rêves. » Le comédien ten-tait aussi d’exorciser les fantômes

d’une enfance triste, au milieu d’unefamille déchirée, qui détestait autantles Arabes que les Juifs et qui, « sen-tant le vent », avait quitté le paysdans les années 1950. Bedos achèvede rédiger des Mémoires d’outre-mère. Il y raconte son Algérie où,enlevé à la partie de la famille qu’ilaimait et respecte encore, il a toutappris d’une « Finouche », institutri-ce mariée à un républicain espagnol,dont il ne connaît rien d’autre que cenom : « Elle m’a appris à lire, écrire,mais surtout aussi les droits de l’hom-me. » Il y dit aussi que, désormais, sa« vision autrefois compacte des pieds-noirs est devenue plus nuancée : tousn’étaient pas des colons, loin de là. »

Marité Nadal, elle, ne dit pas sifacilement qu’elle est pied-noir. Néed’un ébéniste catalan, elle n’a pasattendu longtemps pour revenir àOran, où elle a vécu jusqu’à 16 ans.Dès 1970, huit ans après l’arrivéedans une métropole dont elle neconnaissait rien, elle y allait avec soncompagnon antillais. Convertie à lagauche par Mai 68, alors qu’elleavait – « comme tout le monde » –penché vers l’Algérie française, elle aconnu une Algérie effervescente etmilitante. Durant ce premier séjour

d’un mois, elle a beaucoup parlé,écouté, et a pu comprendre son his-toire : « Je savais qu’il y avait eu desattentats meurtriers du FLN à Oran, le5 juillet 1962, alors que nous sommespartis le 8, dans un arrachement terri-ble. Mes interlocuteurs me confir-maient ces épisodes sanglants : tout semettait en place. » Elle y gagnait aus-si une vision débarrassée desmythes de l’Algérie d’antan : « Lespieds-noirs sont gonflés de dire quetout le monde vivait en harmonie. Jeme souviens que, dès le lycée, il n’yavait plus une fille arabe avec nous. »Cela aussi lui était confirmé. S’ilsl’ont rendu compréhensible, lesmots n’ont pas empêché le choc :« L’atelier de mon père était intact, ilaurait pu continuer son boulot. Maisdevant l’appartement, je pleurais telle-ment que je n’ai même pas tapé à laporte. »

Elle s’étonne que les pieds-noirsde son âge aient tellement attendupour revenir sur leurs pas. « Ilsvoient l’Algérie comme l’Atlantide, lecontinent disparu. Moi j’ai su très vitequ’elle existait après 1962… et qu’elleexiste encore. »

Michel Samson

a A la veillede l’indé-pendance,les pieds-noirsquittentle pays– ici à Alger –emmenant cequi tient dansquelquesvalises etabandonnantleur passéderrière eux.

Né dans une famille juive oranaise, André Akoun, communiste et athée, s’est bat-tu aux côtés du FLN pour la libération de son pays. Il revient en Algérie deux ansaprès l’indépendance, en 1964. Ce sont ses impressions qu’il raconte, cinquanteans plus tard, dans Né à Oran (Bouchène, 2004), un court récit désenchanté et sou-vent plein d’humour écrit à la troisième personne, qui aurait pu s’appeler, commeil le dit, « Requiem pour un impossible retour au pays natal ». L’Algérie, écrit-il, a« pris l’initiative du divorce en se proclamant musulmane », l’obligeant, de ce fait,« à accepter une citoyenneté de second rang ou à s’exclure ». André Akoun, à contre-cœur, a choisi la seconde solution. « L’Algérie indépendante qu’avaient défendue saraison politique, sa conscience morale et tout un engagement qu’il ne regrette pas,était là, sous ses yeux ; et il sentait que ce n’était pas son Algérie, que celle-ci n’exis-tait que dans des souvenirs ambigus, ceux de son enfance, de son adolescence.(…) Cette Algérie n’était ni morte ni vivante, juste le point aveugle d’un imaginaire. »

Le retour libèredu deuil caché,rouvre la blessure,et autorisel’apaisement

André Akoun, juif, Algérien... et rapatrié

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Un mémorial pour « Nous les Africains qui revenons de loin »...

A L G É R I EH É R I T I E R S F R A N Ç A I S

La « nostalgérie » pied-noir n’est pas ce que l’on croitjamais il n’y a eu autant de « pèlerinages » de rapatriés vers le lieu qui les a vus naître. certains n’ont pas attendu quarante anspour y retourner. témoignages de jeunes débarqués à marseille en 1962, et d’autres, tels guy bedos, arrivés en france auparavant

Ces « Français » qui ont choisi de devenir AlgérienschristiAne chaulet-achour, Marie-france grangaud et son époux jean-paul sont quelques-uns de ces rares pieds-noirs quiont opté pour rester vivre dans l’algérie indépendante, en 1962. ils y résident toujours, « algériens pas comme les autres »…

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LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004/XXIII

LONGTEMPS, Zahia Rahmani aentendu son père hurler la nuit.Et puis un jour, Moze s’est tu.

Définitivement.Au matin du 11 novembre 1991, il

a enfilé son manteau, salué le monu-ment aux morts, puis il a filé vers unétang où il a pénétré tout habillé.Suicide par noyade d’un hommeque son itinéraire pendant la guerred’Algérie avait depuis longtempsmuré dans la honte et condamné àla mort sociale.

Déchirant, poétique, terriblementéclairant sur la douleur de la condi-tion de harki, « qui assigne ici et inter-dit l’ailleurs », et sur le mal-être deleurs enfants, le bouleversant livrede Zahia Rahmani est aussi untémoignage sur l’un des dernierstabous de l’histoire de ces soldatsabandonnés par la France en 1962,après l’avoir servie.

Si le drame des supplétifs algé-riens « rapatriés » en France après

le cessez-le feu, parqués dans descamps militaires, isolés et mainte-nus dans un rapport de totale sujé-tion à une administration spécifique– terrible exemple de « communau-tarisme » d’Etat –, est aujourd’huisorti de l’ombre, l’histoire de ceuxqui n’ont pas pu ou pas voulu fuir etont été livrés aux représailles duFLN, elle, reste à écrire du côtéalgérien.

« »Or Moze était l’un de ceux-là.

Notable musulman sous la colonisa-tion, élu local, il s’est retrouvé « sala-rié civil » de l’armée française, avecle grade de sergent. En 1962, il a refu-sé de quitter son pays. Arrêté, il aété interné, comme tant d’autres,dans différents camps, pendant cinqannées. Son évasion, à la faveurd’une permission obtenue pour voirsa fille qu’il ne connaissait pas,conduira toute la famille à l’ambas-

sade de France, puis à Marseille.Astreint à solliciter le statut de réfu-gié dans le pays dont il a la nationali-té – la France –, il sera amené à éta-ler ses états de service « contre sesfrères » pour obtenir le droit à la sur-vie dans l’Hexagone.

Cette existence, témoigne sa fille,fut un enfer pour son entourage,mais aussi pour lui-même. Surtoutlorsque « l’Algérie lui revenait » etque le monde où il vivait lui sem-blait soudain étranger. Sa mort phy-sique a entraîné sa fille « dans unechute vertigineuse ». Zahia Rahmanivenge son père avec des mots quicognent. Et disent, dans un torrentde douleur poétique, le poids d’unehonte dont la France n’a pas finid’avoir honte.

Philippe Bernard

e Zahia Rahmani : Moze, 192 p., 16 ¤,Sabine Wespieser éditeur, 2003.

MAS-THIBERT(Bouches-du-Rhône),

de notre correspondant régionalProche du Rhône, le hameau de

Mas-Thibert est posé dans la Crauhumide, à dix-sept kilomètres d’Ar-les… dont il fait partie. Jean-MarieEgidio, petit homme sec, y occupela fonction d’adjoint spécial auprèsdu maire PCF d’Arles, Hervé Schia-vetti. Il annonce 2 300 habitants àMas-Thibert, dont 1 180 électeursinscrits. Et s’il sait qu’il y a3 000 taureaux sur les 17 000 hecta-res de terres agricoles qui consti-tuent son terroir, il rechigne àcompter combien, parmi ses man-dants, sont des harkis, et combiensont les autres.

Car ce descendant de rapatriésespagnols, en bon républicain,n’aime pas relever les origines descitoyens. Et, en homme de gauche,il dit préférer les gens qui parlentavec lui d’idées plutôt que de servi-ces. Mais, en bon élu, il rappelleque le village a eu un jeune natiftué à la guerre d’Algérie, Alain Gui-gue, dont le nom figure sur lemonument aux morts. Et il le ditfranchement : « Beaucoup de genssont fatigués qu’on ne reconnaisse levillage qu’à travers les harkis. »

Lahcene Boualem, justement, estenfant de harki, et pas n’importelequel : il est fils du Bachaga Boua-

lem, figure historique de l’arméefrançaise et ancien vice-présidentde l’Assemblée nationale, qui atrouvé refuge à Mas-Thibert en1962. Grâce à lui, autour de lui,25 000 soldats algériens de l’arméefrançaise et leurs familles ont tran-sité par un camp qui faisait face auMas Fondu, qu’il avait investi enfamille, enfants nombreux, filleulset protégés inclus. Une partie du

clan Boualem a fait souche ici, vivo-tant dans le même camp de transitdu Mazet durant des décennies. Ala mort du fils Ali, les vieux du villa-ge sont venus en délégation auMas de Beauregard, où Lahceneélève des pur-sang arabes, et luiont demandé de prendre la succes-sion.

« Il était impossible de refuser »,dit ce grand baraqué qui passe cha-que matin dans le quartier arabe

du village. Lui sait combien de har-kis, fils et petits-fils de harkis viventici : « 183 familles, soit pas loin demille personnes. » Il n’est jamais fati-gué de décrire les douleurs et bles-sures de ce qu’il appelle « ma com-munauté », et a, lui aussi, des histoi-res de plaque aux monuments auxmorts à raconter. Celle apposée surla face sud du monument de la ruedes Palmiers, qui dit que « la Répu-blique française témoigne sa recon-naissance envers les rapatriés,anciens membres des formations sup-plétives et assimilés ou victimes de lacaptivité en Algérie, pour les sacrifi-ces qu’ils ont consentis », n’a étéposée qu’en… septembre 2003.

« Quarante ans après », soupi-re-t-il. Quant à celle, plus ancienne,qui rend hommage au Bachaga, àl’entrée du cimetière, elle a étépayée par son association, l’Arapa(Association des rapatriés et dupays d’Arles), qui, après les cérémo-nies officielles, s’y rend pour unhommage privé, Marseillaise etC’est nous les Africains chantés à tue-tête dans le mistral.

Ces histoires de plaque et demémoire disent combien est gran-de la soif de reconnaissance officiel-le de ces anciens combattants. Lah-cene et ses amis énumèrent leursinnombrables revendications maté-rielles, pour répondre au chômage

de masse des jeunes ou pour queles plus anciens puissent transmet-tre un toit à leurs enfants. Mais ilssemblent plus touchés encore parles humiliations symboliques quel’ombre dans laquelle on les a par-qués leur inflige encore. Le prénomd’une jeune nièce Boualem étantmal orthographiée sur son acte denaissance, l’administration françai-se exige, pour une nouvelle carted’identité, qu’elle demande auconsulat d’Algérie une attestation.Vexation intolérable pour ceux quel’Algérie insulte encore. Emmenantle visiteur au cimetière, l’intarissa-ble Mohamed Bellebou montre lespauvres tombes recouvertes de ter-re et de galets d’enfants morts enbas âge à l’arrivée en France, quiexigent un entretien plus digne quece que les familles peuvent donner.« C’est bien de faire entretenir lescimetières en Algérie, mais on pour-rait bien nous aider pour ces118 tombes mal entretenues »….

Quant aux rapports avec les habi-tants plus anciens du hameau, ilsrestent douloureux. Selon ces mili-tants, leurs enfants ne sont pasadmis dans les activités de l’associa-tion Entre Crau et Rose (nom duRhône en provençal), qui se consa-cre « au maintien des traditions pro-vençales et du pays d’Arles ». ClaudeReboul, qui l’a longtemps présidée,proteste : « Au contraire, il y a desjeunes filles d’origine maghrébine »dans ses rangs, assure-t-il. Ilconvient finalement qu’elles sont

peu nombreuses : « Avec des genspas très stables, c’est difficile »…

Bien sur, les enfants de harkisconçoivent que leur arrivée massi-ve, en 1962, dans « ce petit villageendormi » ait provoqué un chocculturel. Bien sur, ils sont gênéspar les « bêtises » de quelques-unsde leurs cadets désœuvrés. Maisils ajoutent que, « s’il y a encoreune école, un bureau de poste, c’estquand même grâce à nous. Quantau centre social, il a été payéessentiellement avec l’argent desrapatriés ».

Momo – Mohamed Rafaï –, néau camp de Rivesaltes et arrivé ici àun an, ne nie pas les tensions, dis-crètes ou visibles, qui travaillent lehameau. Le 15 octobre, encore,quelques jeunes dits de troisièmegénération, déçus d’une journéed’action sans lendemain visible etexcités par quelques bières, ontenvahi la mairie annexe et dégradéla salle des fêtes, qu’ils ont occupéetoute la nuit. La mairie a portéplainte. Mais ce militant de gaucheajoute qu’il suffit de pas grand-cho-se pour que le village trouve la paixet s’imagine « un avenir commun ».

La preuve ? « Il n’y a jamais eu,ici, de meurtre ou de ratonnades.Juste des tensions nées de peurs réci-proques. Quand on était petits, onjouait tous ensemble. Ce n’est quedepuis une dizaine d’années que cer-tains Mas-Thibertains ont voulu reve-nir à leurs traditions. Sous le gouver-nement Balladur [1993-1995], cer-

taines associations ont fait deserreurs, en annonçant des perma-nences spéciales pour les enfants deharkis chômeurs. Cela a créé desdivisions dans le village. » Ce bat-tant, qui travaille au cabinet du pré-sident socialiste de la région,Michel Vauzelle, en tire une conclu-sion optimiste : il est persuadé quele village peut se réunifier, « etmême devenir un modèle », pourpeu que les élus sachent proposerun projet commun à tous. Il aconvaincu de nombreux harkis,qui penchent plutôt à droite.

Aux régionales de 2004, à Mas-Thibert, le socialiste Michel Vauzel-le a très largement distancé iciRenaud Muselier (UMP), qui avaitpourtant entamé sa campagne parune réunion publique dans ce ter-roir qu’il voyait conquis. Mais leprésident sortant du conseil régio-nal avait pris le fameux Momo sursa liste, alors que Muselier n’a pastenu sa promesse publique d’y fairefigurer un descendant de harki.Avec des gens si attentifs aux sym-boles politiques, cela n’a pas fait unpli : beaucoup ont changé de camp,marquant ainsi que, au-delà deleurs interminables querelles, ilspouvaient agir comme un lobbypolitique efficace.

Car, si le maire adjoint dit ne pasconnaître le nombre des électeursharkis, eux savent combien ilspèsent dans le village.

Michel Samson

A l’exception nota-ble de l’extrême droiteet de la gauche radica-le, la classe politiquefrançaise a largementocculté la mémoire dela guerre d’Algérie,qui semble peu la pré-

occuper ; le Parti socialiste tout particu-lièrement. Quelle en est la raison ?

Le PS est l’héritier de la SFIO, qui a long-temps porté à bout de bras la notion demission civilisatrice de la France dans lescolonies, avec la vision d’une émancipa-tion des peuples par le savoir, l’instruction.C’était le parti qui avait le plus pensé lesidéaux de 1789 et en avait conçu une formede nationalisme universaliste. C’est aussi lemouvement politique français le plus jaco-bin, le plus centralisateur et le plus républi-cain. Dès lors, ce n’est pas un hasard si cesont les républicains de gauche qui ontpoussé le plus l’idée coloniale, avec JulesFerry notamment. Cette réalité a été en par-tie bousculée avec la révolution russe etd’autres apports. Mais le communismefrançais a lui aussi, en partie, emprunté au

nationalisme républicain. C’est ce passé-làqui pèse encore jusqu’à aujourd’hui.

La politique conduite alors par lesocialiste Guy Mollet et auparavant parFrançois Mitterrand, classé à gauche, nepousse-t-elle pas aussi à cette « gêne »socialiste ?

On ne peut pas comprendre la politiquede Guy Mollet si l’on oublie les originesque j’évoque précédemment. Mais cetteorientation de la SFIO s’explique aussi parla clientèle politique et sociale qui était lasienne à l’époque. Il y avait, d’une part, lemonde enseignant, les « hussards noirs »de la République, et, d’autre part, l’aristo-cratie ouvrière, ceux qu’on appelait enAlgérie les « petits Blancs », présents dansl’administration française. Quand Guy Mol-let est violemment conspué, le 6 février1956 à Alger, lors de ce qu’on a appelé la« journée des tomates », c’est sa clientèlepolitique qui se trouve face à lui. Le gouver-nement socialiste français va abandonnersa politique de négociation avec le FLN,alors qu’il avait été élu en décembre 1955sur le mot d’ordre de la paix en Algérie.

La nécessité d’occulter ce passéconduirait le PS actuel à l’effacement dela mémoire ?

En effet, cette histoire a été effacée parle PS. La conception SFIO s’est heurtée aunationalisme algérien. Celui-ci a sapé l’uni-versalisme des socialistes. Il a fallu au PS

faire le deuil du socialisme national, de saconduite pendant la guerre, de la question,aussi, de la démocratie et du pluralisme,mis à mal en Algérie. Cela fait beaucoup.

La poussée de l’extrême droite, avec lerappel de ses positions durant le conflitalgérien, en particulier son rôle dansl’OAS, n’aurait-elle pas permis au PS dereconstruire un discours ?

Il y a une captation par l’extrême droitede l’histoire de l’Algérie française. Celle-civa la simplifier à outrance, en dénaturantl’approche républicaine et en lui apportantun aspect racial. D’une certaine manière,c’est grâce à la guerre d’Algérie que le PSse débarrasse de sa conception jacobine etnationaliste de la République. Après, ils’est trouvé en position de grand désarroiidéologique. De plus, les socialistesn’avaient pas été capables d’imposerd’autres interlocuteurs que le FLN, alorsqu’ils auraient bien voulu que d’autresmouvements, comme le MNA, participentaux négociations. Le fait que le PS entre encrise sur sa conception d’un nationalismeuniversaliste va expliquer la montée enpuissance, dans les années 1960, d’un cou-rant comme le Ceres, porteur de ce républi-canisme national et social.

Le PS a-t-il, depuis, rattrapé son« retard » ?

A l’élection présidentielle, en 1965, lamajorité des rapatriés vote pour le candi-

dat de l’extrême droite, Jean-Louis Tixier-Vignancour. Mais une autre partie a votépour Mitterrand par réflexe antigaulliste.Quinze ans plus tard, lors de la présidentiel-le de 1981, le Recours, principale organisa-tion de rapatriés, alors puissante, a appeléà voter pour François Mitterrand.

De leur côté, les gaullistes ne sem-blent ni vouloir ni peut-être pouvoirrevendiquer l’héritage gaullien sur cettequestion. Ils ne font pas de De Gaulle un« héros » de la paix en Algérie. Quellesen sont les raisons ?

Il y en a deux. La première, c’est quel’unité issue de la Résistance a volé enéclats sur la question algérienne. Des gaul-listes de la première heure, comme Jac-ques Soustelle ou Georges Bidault, ontrejoint les rangs des partisans de l’Algériefrançaise contre de Gaulle. La droite politi-que gaulliste s’est fracturée profondémentsur l’« autodétermination » algérienne.

La seconde est que le général de Gaulles’est heurté profondément à une partieimportante de l’armée pour imposer, à par-tir de septembre 1959, sa solution du pro-blème algérien. Cette déchirure a été pro-fonde et a débouché sur la tentative deputsch d’avril 1961. A la différence del’après-Vichy, les gaullistes ne sont pas par-venus à fabriquer du consensus nationalautour de la décolonisation. La droite, éga-lement très jacobine, est sortie affaiblie de

la guerre d’Algérie. Jusqu’à ce jour, les gaul-listes subissent la pression d’une droitenationaliste qui ne lui pardonne pas l’aban-don de l’Algérie française, dont le Frontnational représente une expression. D’oùleur volonté, eux aussi, de ne pas revendi-quer franchement ce passé.

Propos recueillis par Rémi Barroux

L’intérêt pour la guerre d’algérie et sa mémoire marquent en france l’extrême droite et la gauche radicale. Le PS et leshéritiers du général de gaulle, eux, semblent surtout soucieux d’oublier. Les explications de l’historien benjamin stora

BENJAMIN STORA, historien, enseigne àl’Inalco. Ses derniers ouvrages sont La guerred’Algérie, la fin de l’Amnésie (Robert Laffont,2004) et Algérie 1954 (L’Aube Le Monde).

Socialistes et gaullistes, « un passé qui pèse encore »

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« S’il y a encoreune école, unbureau de poste,c’est quand mêmegrâce à nous »

A L G É R I EH É R I T I E R S F R A N Ç A I S

Le destin des « supplétifs » :un témoignage déchirantDans « Moze », Zahia Rahmani évoque le suicide de son père,notable sous la colonisation et harki resté vivre en algérie

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La rancœur et les espoirs des harkis de Mas-Thibertc’est dans cette commune arlésienne que s’est installé, en 1962, le clan du bachaga boualem, figure historique des harkis.les tensions perdurent entre les « provençaux de souche » et les petits-enfants des soldats algériens de la république

a Ces anciens combattants algériens de l’armée française ont soif de reconnaissance, et demandent un travail etun toit pour leurs enfants et leurs petits-enfants.

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XXIV/LE MONDE/JEUDI 28 OCTOBRE 2004

UN écrivain, un poète : les deuxsont nés français en terre d’Al-gérie. Le premier a nom

Albert Camus (1913-1960), le secondJean Sénac (1926-1973). Ils ont donctreize ans de différence lorsqueSénac, a 21 ans, prend sa plume ets’adresse à celui qu’il vénère déjàcomme un maître.

« 16 juin 1947Albert Camus,Vous ne me connaissez pas. Je vousconnais sans vous avoir vu. Lectures,photos, conversations m’ont permis desituer l’homme par son œuvre et sa vie.Je vous connais donc »…

La correspondance va durer jus-qu’au printemps 1958 et se clore parune lettre de rupture du disciple, quia basculé dans le soutien au combatdes Algériens pour leur indépendan-ce et reproche au maître son refus dese démarquer de « la minorité euro-péenne, fascinée par son propre suici-de ». Rupture amère mais empreintede cordialité. Camus, déjà PrixNobel, a refusé d’intervenir enfaveur de l’étudiant algérois Abder-rahmane Taleb. Extraits :

« 29 avril 1958Camus,Notre frère Taleb vient d’être guilloti-né. (…) Ils se sont vengés sur le plus vul-nérable, le plus noble, le plus pur. Jesais à quel point je dois vous irriter,mais quoi ! Ne me suis-je pas juréd’être avec vous d’une insupportablefranchise ? De ceux qui voudraient fai-re de vous le Prix Nobel de la pacifica-tion, ne pouviez-vous EXIGER la grâce

de l’étudiant Taleb ? Que votre gloiren’eût servi qu’à cela, c’eût été suffisant(…) Abderrahmane Taleb était deceux qui croyaient à cette communau-té. Chaque fois qu’un étudiant de cettedensité tombe, un peu de notre espoirest en danger. C’est pourquoi vous,vous en particulier, vous deviez sauvercet homme vertueux et nous préparerainsi des jours moins terribles, demain,lorsqu’il faudra rendre des comptes etque les purs, les fraternels, ne pourrontplus être là pour témoigner contre ledésespoir et l’esprit de refus. Du moins,notre confiance demeure. (…) Peut-être aiderons-nous à aménager cetteRépublique saint-justienne que laFrance a ratée et dont je rêvais encoreil y a quelques jours avec René Char. »

Entre ces deux dates, ce sont 37 let-tres, dont plusieurs inédites, que vien-nent de publier, à Paris et à Alger,EDIF et Paris-Méditerranée. En leurcœur, une admiration partagée, unefranchise jamais démentie. Elles com-mencent, évidemment, par l’écriture.

« 7 avril 1948Mon cher Sénac,(…) Quittez la confidence, vous yreviendrez quand vous serez tout à faitsûr de vos moyens. La confidence pous-

se à l’abandon. Pour le moment, vousavez à vous tenir les mains. Voila monopinion, et vous en ferez ce que vousvoudrez. Il y a en vous une naïveté(comme Schiller parlait de l’admira-ble naïveté grecque) qui est irrempla-çable. Savoir garder cette eau puredans les cuisines de la technique, c’estle principe de l’artiste digne de cenom. Mais dans l’eau pure, il n’y a quede faux poètes : la plupart de ceuxqu’on admire aujourd’hui. (…)

A vous fidèlement »Peu à peu, la correspondance se

fait plus affectueuse. Camus en estdésormais certain, il a affaire à unpoète, un grand, peut-être, et leurpassion commune pour René Charl’en convainc davantage.

« 7 novembre 1949Mon cher Sénac,(…) Ce qui est important, c’est vos poè-mes. Vous avez fait de TRES GRANDSPROGRES. (…) Continuez, continuezdans l’exigence. Refusez-vous ce quiest joli ou attendrissant. Vous avez ducœur, du reste. Il en restera toujoursassez dans ce que vous écrivez. Mais ilest dit aussi que vous avez un talentqui ne doit rien à personne, lumineuxet sain, avec une vraie bravoure. (…) »

La littérature reste au cœur, maisla guerre surgit – et donc la politique.Lentement, douloureusement, lesdeux hommes s’éloignent.

« Le 14 novembre 1956Cher Albert Camus,(…) Aujourd’hui, à propos de la Hon-grie [où les chars soviétiques ont écra-sé la révolte de la population], vousrentrez sur la place publique, tout éclai-ré de l’Exigence et de l’Honnêteté. Cer-tes, la Hongrie nous est proche, maisen Algérie, chaque jour, notre sangcoule. Le sang français, le sang arabe,qu’importe, le sang des hommes ! Touscela chez nous, Camus, chez nous.Vous savez que chaque jour des hom-mes, des femmes, des enfants – et biensouvent innocents – sont torturés, enfer-més (…). Nous tenons à votre disposi-tion une documentation. Contre cetunivers concentrationnaire, vous avezle droit, Camus, d’élever votre voix etde dresser vos barricades (…). »

Dès lors, le débat s’enflamme.Sénac argue des Justes. Camus lui ren-voie deux injustices. « Le sujet des Jus-tes est précisément ce qui nous occupeaujourd’hui et je pense toujours ce queje pensais alors. Le héros des Justesrefuse de lancer sa bombe lorsqu’il voit

qu’en plus du grand-duc qu’il a accep-té d’abattre, il risque de tuer deuxenfants (…). » Le terrorisme aveugledu FLN est accepté par l’un, au nomdu droit à l’indépendance, récusé parl’autre, au nom de la morale. Entreeux, la suspicion s’instille.

« 19 décembre 1957Quelle hâte, Sénac ! Ce beau réquisitoi-re (…). Si vous continuez à parlerd’amour et de fraternité, n’écrivez plusde poèmes à la gloire de la bombe quitue indistinctement (…). Ce poème,que j’ai encore sur le cœur, a enlevépour moi toute valeur à vos argu-ments, si peu assuré que je sois de lavaleur des miens. Bonne chance !Albert Camus »

L’aîné mourra au volant, sansavoir vu l’issue politique de la tragé-die qui le minait. L’autre restera vivredans son pays, comme citoyen algé-rien. Homosexuel, il y sera sordide-ment assassiné.

Sylvain Cypel

e Albert Camus - Jean Sénac, ou lefils rebelle, de Hamid Nacer-Hodja,préface de Guy Degas, éd. EDIF, Paris-Méditerranée, 188 p., 20 ¤.

D écembre 1959 : Le Mondepublie des extraits d’une lettreparue, dans le supplément

Témoigages et Documents de Témoi-gnage chrétien, sous le titre « Le cen-tre de tri ». Il s’agit du récit, édifiant,écrit par une femme algérienne inter-née au centre de tri militaire de BenAknoun en août 1957, de ce qui s’ypasse. Ce document a été envoyé àune vingtaine de personnalités : legénéral de Gaulle, François Mauriac,Jean-Paul Sartre, le philosophe chré-tien Maurice Clavel... « A la demandede l’auteur, précise la revue, nousavons supprimé quelques détails per-mettant de l’identifier. Son récit com-plet paraîtra en librairie dès que les cir-constances le permettront. »

Les « circonstances » attendrontquarante-sept ans. Aujourd’hui, l’in-

tégralité de cette longue et terriblelettre est en librairie. Un été en enferinclut tous les « détails » absents àl’époque dans Le Monde. Il s’agit prin-cipalement de sa première partie :les quatre jours passés par elleau centre de torture militairede l’école Sarrouy. Elle, c’estEsmeralda, pseudonyme d’une jeu-ne juive algérienne, H. G., dont lesfrères militaient alors au PC.

« C’est un matin que des jeunesgens en civil m’appréhendèrent. Le6 août j’emmenais ma fille à la garde-rie. Vers 8 heures et demie, après unbonjour au portier de l’hôpital où jetravaillais comme infirmière, je medirigeais vers le laboratoire. On m’in-terpella alors… »

La suite est le récit détaillé des hor-reurs que lui feront subir, quatre

jours durant, les officiers parachutis-tes. « L. de la DST, très grand, dans lesdeux mètres, la quarantaine, brun, lescheveux frisés », « le lieutenant Schm.,remarquable de cynisme, [qui] entrete-nait notre peur avec raffinement »,d’autres encore, « le lieutenantSirv. », un nommé « B. » et « le jeunepara blond ». Elle raconte la baignoi-re et la gégène : « Le courant s’instal-lait en maître dans mon corps, le brû-lant davantage. Je criai : “Arrêtez ! J’aisoigné R. S. !” Mais ils ne s’arrêtaientpas pour me punir d’avoir menti. »

Quatre jours d’« enfer », de foliesadique et sanguinaire, de dysente-rie, d’odeur de mort et de souffran-ces infinies. L’écriture est parfoissèche, clinique, parfois douce et poé-tique. Et ce verdict final, terrible : « Apartir de cet instant, la France fut à

jamais bannie des cœurs. » Esmeral-da fut la compagne du poète et dra-maturge algérien Kateb Yacine(1932-1989), avec qui elle eut unefille. Mais cela, Le Monde, à l’époque,ne le savait sans doute pas.

S. C.

e Un été en enfer – Barbarie à lafrançaise, témoignage sur la générali-sation de la torture, Algérie, 1957, deH. G. Esmeralda, Exils éd., 76 p., 12 ¤.

Viennent également de paraître :e Lettres d’Algérie. André Segura, laguerre d’un appelé 1958-1959, édi-tion établie par Nathalie Jungermanet Jean Segura, introduction deDaniel Lefeuvre (éd. Nicolas Philip-pe, 336 p., 21 ¤)

e Le FLN, documents et histoire,1954-1962, de Mohamed Harbi et Gil-bert Meynier (Fayard, 898 p., 35 ¤).e La bataille de France – La guerred’Algérie en métropole, de Linda Ami-ri, préface de Benjamin Stora, (éd.Robert Laffont, 238 p., 19 ¤).e La Guerre d’Algérie (1954-1962),collectif publié par l’Université detous les savoirs (éd. OdileJacob/L’Histoire, 160 p., 23 ¤).e La Guerre d’Algérie 1954-1962,recueil d’articles du Monde sélection-nés et présentés par Yves MarcAjchenbaum – (Librio, 128 p., 20 ¤).e J’ai été fellagha, officier françaiset déserteur. Du FLN à l’OAS, deRémy Madoui (Seuil, 416 p., 22 ¤).e L’Algérie, de Georges Morin(éd. Le Cavalier bleu, idées reçues,128 p.).

BIBLIOGRAPHIE ESSENTIELLE

Des milliers d’ouvrages ont été publiéssur la guerre d’Algérie. La Bibliothèquenationale de France ne dispose pasdes outils nécessaires pour les recensertous. Cette liste présente les livresessentiels à la compréhensiondu conflit. Leur prix ou la mention« indisponible » (ou « indisp. »),sont ceux indiqués sur le sitedu libraire en ligne www.amazon.fr.

L’ALGÉRIE COLONIALEHistoire de l’Algérie contemporaine.Tome I : La conquête et les débutsde la colonisation (1827-1871),de Charles-André Julien. PUF, 1964,634 p., indisponible.Tome II : De l’insurrection de 1871 audéclenchement de la guerre delibération (1954), de Charles-RobertAgeron. PUF, 1979, 644 p., 23,75 ¤.Fruits d’années de recherches, ces deuxgros volumes, dus à d’éminentsspécialistes, sont des classiques.Indispensables pour qui s’intéresse àl’avant-1954.Histoire de l’Algérie coloniale, 1830-1954,de Benjamin Stora. La Découverte,1991, 130 p., 7,55 ¤. En peu de pages,une histoire de l’Algérie française,de la conquête à l’insurrection.

LA GUERRELa Guerre d’Algérie, d’Yves Courrière.Rééd. Fayard, 2001.Tome I (1954-1957), 954 p., 30,40 ¤,tome II (1957-1962), 1 210 p., 33,25 ¤.Ces deux volumes regroupentla tétralogie d’un journaliste, témoinprivilégié : Les Fils de la Toussaint(1968), Le Temps des léopards (1969),L’Heure des colonels (1970) et Les Feuxdu désespoir (1971). Récit vivant etinformé : l’histoire immédiate plus quede l’Histoire tout court.Histoire de la guerre d’Algérie,de Bernard Droz et Evelyne Lever.Le Seuil, 1982, 382 p., 7,96 ¤.Histoire de la guerre d’Algérie,de Benjamin Stora. La Découverte,1993, 130 p., 7,55 ¤.La guerre d’Algérie. Histoired’une déchirure, d’Alain-Gérard Slama.Gallimard, 1996, 176 p., 13,06 ¤.

Ces trois ouvrages sont les plusaccessibles. Celui de Slama bénéficied’une iconographie qui restitueparfaitement l’époque.La Guerre d’Algérie sans mythes nitabous. Les Collections de L’Histoire,mars 2002, indisp. Cet hors-sérieregroupe des articles d’historiens déjàparus ou inédits de la revue L’Histoire.Pédagogique et pointu.Soldats en Algérie, de Jean-CharlesJauffret. Ed. Autrement, 2000,368 p., 21,80 ¤. Basé sur quatre centsentretiens avec d’anciens ducontingent, cet ouvrage éclaire l’étatd’esprit du million d’appelés quiparticipa de mauvaise grâce au conflit.La torture et l’armée pendant la guerred’Algérie, de Raphaëlle Branche.Gallimard, 2001, 474 p., 25,35 ¤.L’historien Pierre Vidal-Naquet qualifiede « chef d’œuvre de précision »ce livre tiré d’une thèse universitairequi fit événement.

LES FRANÇAIS ET L’ALGÉRIELa France en guerre d’Algérie,sous la direction de Laurent Gervereau,Jean-Pierre Rioux et Benjamin Stora.Edition Bibliothèque dedocumentation internationalecontemporaine, 1992, 320 p., indisp.Cet ouvrage vaut d’abord par sonexceptionnelle iconographie : affiches,fac-similés de journaux, dessins depresse, pochettes de 45 tours. Il met enrapport les « événements » etl’évolution de la société françaisependant les huit ans de guerre.La Guerre d’Algérie et les Français, sousla direction de Jean-Pierre Rioux.Fayard, 1990, 700 p., 27,36 ¤.Plus de cinquante spécialistesont collaboré à cette somme, issued’un colloque de l’Institut d’histoire dutemps présent. L’ouvrage met l’accentsur la guerre d’Algérie envisagéecomme une bataille d’opinion et uneétape clef des « trente glorieuses ».La guerre d’Algérie 1954-1962.La transition d’une France à une autre.Le passage de la IVe à la Ve République,de Hartmut Elsenhans. Publisud, 1999,1 072 p., 57,54 ¤. Publié d’abord

à Munich, en 1974, ce gros livred’un universitaire allemand analysela guerre comme un tournantde l’histoire de France, sous l’angle desa politique coloniale et néo-coloniale.Erudit et novateur, un peu daté.Chère Algérie. Comptes et mécomptesde la tutelle coloniale. 1930-1962,de Daniel Lefeuvre. Société françaised’histoire d’outre-mer,1997, 400 p., 24,70 ¤.Chiffres et dépouillement d’archivesà l’appui, ce livre, tiré d’une thèseuniversitaire, démontre à quel pointl’Algérie pesait sur les financesde la France. Il corrobore le diagnosticformulé par de Gaulle en 1961 :« L’Algérie nous coûte – c’est le moinsque l’on puisse dire – plus cher qu’ellenous rapporte. »Les Porteurs de valises, de HervéHamon et Patrick Rotman. Le Seuil,1981, 440 p., 8,08 ¤. Sous-titréLa résistance française à la guerred’Algérie, l’ouvrage retrace l’histoire duréseau français d’aide au FLN animépar Francis Jeanson et Henri Curiel.La Gangrène et l’oubli : la mémoire dela guerre d’Algérie, de Benjamin Stora :La Découverte, 1991, 378 p., 11,40 ¤.Le Transfert d’une mémoire.De l’Algérie française au racismeanti-arabe. La Découverte, 1999, 148 p.,indisp.

Ces deux ouvrages sontcomplémentaires. Le premier analyseles non-dits qui continuentde prévaloir des deux côtés tandisque le second insiste sur la spécificitédu racisme français anti-arabe,qui doit sa persistance à la colonisationet à la guerre d’Algérie.

LES NATIONALISTES ALGÉRIENSLe FLN, mirage et réalité, des originesà la prise du pouvoir (1945-1962),de Mohammed Harbi.Editions Jeune Afrique, 1980,446 p., indisp.Membre de la direction de laFédération de France du FLN, devenuhistorien, Mohammed Harbi analysedans ce livre pionnier les ressortsdu nationalisme algérien dont il éclaireles lignes de fracture et la sociologie.Histoire intérieure du FLN 1954-1962,de Gilbert Meynier. Fayard, 2002,812 p., 30,40 ¤.Historien, Gilbert Meynier a enseignétrois ans dans l’Algérie indépendante.Il a dépouillé les archives (en arabe eten français) rendues publiques par leservice historique de l’armée de terreet quantité d’autres documents, mêmes’il n’a pas eu accès aux archivesalgériennes, sur lesquelles Alger veillejalousement. Son ouvrage prolonge etcomplète les travaux de Harbi.

Le FLN, documents et histoire 1954-1962,de Mohammed Harbi et GilbertMeynier. Fayard, 2004, 912 p., 33,25 ¤.Ce livre regroupe nombre dedocuments qui éclairent l’histoire del’insurrection algérienne. Certains àl’état brut, d’autres annotés, pastoujours suffisamment.Messali Hadj 1898-1974, de BenjaminStora. Hachette, 2004, 300 p., 7,98 ¤.Cette biographie retrace le parcoursdu fondateur du nationalisme algérien,de l’Etoile nord-africaine à la luttequi opposa les « messalistes » au FLN.

LES FRANÇAIS D’ALGÉRIELes Français d’Algérie, de Pierre Nora.Julliard, 1961, 252 p., indisp.Fruit d’une observation sansconcession ni a-priori, ce livre analyseavec finesse la psychologie desFrançais d’Algérie, qui « ne veulent pasêtre défendus par la métropole, ilsveulent en être aimés ».Les Français d’Algérie de 1830à aujourd’hui, de JeannineVerdès-Leroux. Fayard, 2001,492 p., 23,75 ¤.L’ouvrage, basé sur des entretiensavec 170 Français d’Algérie, se veutune réhabilitation, retrace leur histoire,de la conquête à la tragédie finale.Pieds-noirs, mémoires d’exil, de MichèleBaussant. Stock, 2002, 468 p., 17,10 ¤.Ethnologue et fille de pieds-noirs,l’auteur explore la mémoiredouloureuse d’une communautéqui, en quittant l’Algérie, s’aperçut que« son » pays n’avait jamais été le sien.D’Elisabeth Fechner chezCalmann-Lévy : Le Pays d’où je viens(1999, 166 p., 28,96 ¤) et trois ouvragesparus en 2002 dans la série« Souvenirs de là-bas » : Alger etl’Algérois (166 p., 23,75 ¤) ; Constantineet le constantinois (144 p., 21,85 ¤) ; Oranet l’Oranie (144 p., indisp.) L’Algériedes Français en photos. Emouvant.

LES HARKISEt ils sont devenus harkis,de Mohand Hamoumou. Fayard, 1993,364 p., 18,81 ¤. Cet ouvrage retrace avecrigueur et pudeur la tragédiedes harkis, traîtres aux yeux

des Algériens et trahis par la France.Les Harkis, une mémoire enfouie,de Jean-Jacques Jordi et MohandHamoumou. Autrement, 1999,138 p. 18,05 ¤.Comment, petit à petit, les enfantsde harkis se réapproprient une histoireque leurs pères ont tue.

L’OASOAS parle. Julliard, 1964, 354 p., indisp.L’auteur « anonyme » est en réalitéRaoul Girardet, historien de l’armée,du nationalisme et de l’idée coloniale.Membre actif de l’OAS, il fit de laprison. Ce livre présente et commenteles archives, notes internes et textesde propagande de l’OAS. Puisé auxmeilleures sources pour l’époque.OAS, histoire d’une guerrefranco-française, de Rémy Kauffer.Le Seuil, 2002, 454 p., 21,38 ¤.L’ouvrage le plus récentet le plus fiable sur un équipéequi n’a pas livré tous ses secrets.Le Temps de l’OAS, d’Anne-MarieDuranton-Crabol. Ed. Complexe,1995, 320 p., 9,41 ¤.Une histoire précise et documentée quiinsiste sur les courants idéologiquesqui traversaient l’organisation.

DE GAULLEMémoires, de Charles de Gaulle.Gallimard, 2000, 1 648 p., 64,60 ¤.Discours et messages. Avec lerenouveau 1958-1962 ; Discours etmessages. Pour l’effort 1962-1965.Les deux ouvrages, Plon, 1970, 450 p.,28,97 ¤ chacun.De Gaulle dans le texte.Sa vision autant que sa versiondes événements.C’était de Gaulle, d’Alain Peyrefitte.Gallimard, 2002, 1 960 p., 28,45 ¤.Ce que de Gaulle disait offsur l’Algérie. Eclairant.De Gaulle et l’Algérie française1958-1962, de Michèle Cointet.Perrin, 1995, 316 p., 20,27 ¤.Un exposé minutieux des piècesdu dossier : de Gaulle a-t-il trompédélibérément les partisans de l’Algériefrançaise ou a-t-il changé d’opinion ?L’historienne se garde de trancher.

Bertrand Le Gendre

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a Le jour de l’indépendance, cette jeune Algérienne laisse éclater sa joie.

« A cet instant, la France fut à jamais bannie des cœurs »…Internée, torturée, esmeralda, jeune juive compagne du dramaturge kateb yacine, publie le récit de son « été en enfer », en 1957

A L G É R I El i v r e s

Albert Camus - Jean Sénac, de l’admiration à la rupturele prix nobel et le poète étaient fils d’algérie. leur correspondance (1947-1958), partiellement inédite, est aujourd’hui publiée