suicide au japon

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René Duchac Suicide au Japon, suicide à la japonaise In: Revue française de sociologie. 1964, 5-4. pp. 402-415. Citer ce document / Cite this document : Duchac René. Suicide au Japon, suicide à la japonaise. In: Revue française de sociologie. 1964, 5-4. pp. 402-415. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1964_num_5_4_6387

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Page 1: suicide au japon

René Duchac

Suicide au Japon, suicide à la japonaiseIn: Revue française de sociologie. 1964, 5-4. pp. 402-415.

Citer ce document / Cite this document :

Duchac René. Suicide au Japon, suicide à la japonaise. In: Revue française de sociologie. 1964, 5-4. pp. 402-415.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1964_num_5_4_6387

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ZusammenfassungRené Duchac : Selbstmord in Japan, Selbstmord auf japanische Art.Statistische Erhebungen zeigen, dass die neuerdings ausserordentlich hohe Anzahl der Selbstmorde inJapan vor allem auf Selbstmorde bei Jugendlichen und Frauen zurückzufuhren ist. GewisseBesonderheiten dieser Erscheinung lassen sich erst durch Motivierungsuntersuchungen verstehen,deren Interpretierung die Kenntniss einiger traditionellen Elemente des japanischen nationalenCarakters benotigt. Der geringen Anzahl von untersuchten Fällen wegen sieht sich aber der Verfasserveranlasst seine Schlussfolgerungen nur als Arbeitshypotbesen anzusehen.

ResumenRené Duchac : Suicidio en Japon, suicidio a la Japonesa.Los datos estadisticos indican que el número excepcionalmente elevado de los suicidios en Japon,fenómeno reciente, es sobre todo attribuible a suicidios de jóvenes y mu j ères. Por otra parte, ciertaspeculiaridades de aquel fenómeno no se explican sino cuando se procede a estudios de lasmotivaciones, ilustradas por el conocimiento del carácter nacionál japonés en algunos de sus aspectostradicionales. Sin embargo, el número reducido de los casos estudiados permite sólo al autor presentarsus conclusiones como hipótesis de estudio.

AbstractRené Duchac : Suicide in Japan, suicide Japanese style.Statistical data show that the unusual high rate of suicide in Japan, a recent phenomenon, is mainly dueto the suicide of youths and women. But certain particularities of this phenomenon can be explainedonly through motivation studies, in the light of the national Japanese character in some of its traditionalaspects. However, the small number of cases studied allows the author to present his conclusions onlyas working hypothesis.

резюмеРоны Дюшак: Самоубийство в Японии, самоубийство по-японски.Статистические данные указывают, что исключительно высокий процент самоубийства в Японии,новое явление, особенно приписывается самоубийствам молодёжи и женщин. С другой стороны,некоторые особенности этого явления объясняются только тогда, когда изучают мотивировки,освещенные знанием национального характера японцев в некоторых традиционных видах.Однако, незначительное количество этих изученных фактов разрешает автору представить своивыводы только как гипотез своего труда.

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R. franc. Sociol., V, 1964, 402-415

Suicide au Japon,

suicide à la japonaise*

par René Duchac

Pendant longtemps, le Japon a été considéré en Occident comme le pays des holocaustes spectaculaires, auxquels, du harakiri traditionnel au sacrifice des kamikaze (les pilotes d'avions-suicide de la dernière guerre) s'attachait le prestige de l'héroïsme.

Vint la défaite, et l'époque où les vertus héroïques se retrouvèrent sans emploi. Peu après, les taux des suicides commencèrent à monter, pour at

teindre, quelques années plus tard, des chiffres exceptionnellement élevés. A ce phénomène, dans un pays où les moyens de communication de masse sont particulièrement efficients, l'opinion publique fut vite sensibilisée. Elle l'est encore. On est assez porté, au Japon, à considérer le suicide comme une menace endémique partout présente et diffuse. Le pays du suicide, tel est le titre d'un récent ouvrage d'un démographe renommé [a]. Un sondage auprès d'étudiants et de collégiens a révélé que plus de la moitié de ces jeunes gens avaient, à un moment quelconque, songé au suicide comme solution de leurs problèmes personnels [b]. De fait, il y a au Japon une recrudescence saisonnière des suicides à l'époque des examens universitaires : occasion de longs éditoriaux pour les principaux quotidiens. Sociologues, psychologues, psychiatres accumulent des enquêtes locales, ou vont chercher des réponses à l'étranger, aussi bien chez Durkheim qu'auprès du « Suicide Prevention Center » de Los Angeles.

Sans doute, dans cette angoisse du suicide, y a-t-il une part d'exagération soigneusement entretenue par quelques littérateurs et journalistes. Les chiffres les plus récents laissent penser que le mal, s'il est loin d'être enrayé, commence cependant à perdre de sa virulence. Mais ces chiffres ne sont connus que de quelques spécialistes. L'information du public, comme il est fréquent en matière de phénomènes sociaux en mouvement, est en retard sur le mouvement du phénomène. Le retard, ici, équivaut peut-être à méconnaître le sens même du mouvement. De sorte que, si nous écrivions pour un public japonais, il serait plus salutaire de « démythologiser » le problème du suicide que de le dramatiser. Mais nous n'avons à faire ni ceci ni cela. Notre rôle n'est ici que de décrire une situation : la malinformation du public, et la persistance de son angoisse, en font aussi partie.

* Les chiffres entre parenthèses se réfèrent aux notes en bas de page. Les lettres entre crochets carrés renvoient aux notes bibliographiques rejetées en fin d'article.

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Suicide au Japon, suicide à la japonaise

II nous a semblé, en analysant les statistiques, mais aussi en réfléchissant sur divers cas de suicide dont nous avons eu connaissance, depuis un an que nous vivons au Japon, que l'importance du problème, en ce pays, n'était pas seulement quantitative. Lorsque, de l'étude des taux, on passe à celle des motivations, on découvre que nombre de cas, aujourd'hui encore, ne s'expliquent pas entièrement par des facteurs psycho-sociaux dont on puisse trouver l'équivalent dans des sociétés comparables, mais deviennent beaucoup plus intelligibles par référence à certaines motivations proprement nationales, auxquelles seules l'histoire et les valeurs traditionnelles sont susceptibles de donner un sens. En d'autres termes, le suicide au Japon est encore bien souvent un suicide à la japonaise. Il s'y découvre des caractéristiques spécifiques, ne renvoyant qu'à la société japonaise seule, et ne pouvant être convenablement interprétées que par une connaissance suffisante du caractère national. Nous sommes, hélas, bien loin d'être parvenu à ce stade de connaissance. Aussi ne pouvons-nous offrir qu'à l'état brut, en quelque sorte, les informations que nous avons pu recueillir.

Taux comparés du suicide au Japon et à Vétranger

II n'est pas sûr que le Japon détienne, aujourd'hui encore, le record mondial du suicide. Pour nombre de pays, les statistiques connues datent de quatre ou cinq ans; or, depuis deux ans environ, le taux japonais, qui depuis la guerre n'avait cessé de monter régulièrement, dépassant de beaucoup les taux d'avant-guerre, semble avoir atteint un palier. Il est encore trop tôt pour dire si nous assistons là à une simple halte, ou à l'amorce d'un renversement de la tendance.

Ce record mondial, en tout cas, le Japon l'a assez longtemps conservé pour que l'on ait pu en parler comme d'une constante de la vie nationale. Un anthropologue japonais s'est même demandé — pour répondre, d'ailleurs, par la négative — si la propension au suicide méritait d'être considérée comme une caractéristique ethnique du peuple japonais.

Gardons-nous, cependant, des conclusions trop rapides : en fait, le taux élevé du suicide au Japon, par comparaison avec les normes internationales, est un phénomène à la fois récent et limité (i). A la veille de la première guerre mondiale, nombre de pays européens distançaient largement l'Empire nippon. En 1913 par exemple, le Japon avec un taux de 20,2 (pour 100.000 habitants), se situait derrière l'Autriche (20,9), la Hongrie (21,4), l'Allemagne (23,2) et la France de la « belle époque », à qui un taux de 26 assurait un confortable premier rang. Un quart de siècle plus tard, le taux japonais n'avait quasiment pas varié (1937 : 20,1) ; le maximum pour cette période ne lui avait fait atteindre, en 1932, que le taux de 22,2. Aux approches de la deuxième guerre, une tendance très nette à la diminution semblait amorcée : 1938 : 16,9; 1939 : 14,8. Ce dernier taux, pour la même date, était voisin de celui des Etats-Unis (14,1) et inférieur à celui d'un pays comme la Belgique (16,9).

C'est donc seulement depuis la fin de la dernière guerre que l'élévation anormalement rapide du taux de suicide a pu mériter d'alerter les divers spécialistes des problèmes de population. Pendant la guerre, ce taux, comme il est

(1) J. Stoetzel, Jeunesse sans chrysanthème ni sabre, Paris, Plon-UNESCO, 1952, p. 82, formulait des réserves justifiées à l'égard de la réalité de cette recrudescence des' suicides de l'après-guerre. Ses réserves étaient fondées sur les statistiques des vingt années précédentes. En fait, c'est après 1952 que l'épidémie de suicides connaît son plus grand développement.

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fréquent, avait connu une forte baisse. Celui de 1943 (12,1) était le plus bas depuis 1899. En 1945, année de la défaite, nous trouvons un taux assez moyen de 15,3 (France : 12,3). Mais alors, la montée est rapide : 20,9 en 1946; 23,4 en 1954; 25,2 en 1955. Pourtant, des rémissions momentanées, mais remarquables (1946-1947 : baisse de 20,9 à 15,7) semblaient indiquer que la poussée de fièvre était due plus aux traumatismes de l'immédiat après- guerre qu'à des constantes sociologiques irréversibles.

Il n'en reste pas moins que cette augmentation de l'après-guerre, tout explicable qu'elle pût être, avait ceci d'inquiétant qu'elle donnait au Japon non seulement le taux mondial le plus élevé, mais aussi un taux d'accroissement plus rapide que dans tout autre pays. Sur une base de 100 en 1947, nous trouvions par exemple en 1955 les variations suivantes :

En baisse : Suisse : 85; U.S.A. : 88; Belgique : 94. En hausse : Royaume-Uni : 107; Italie : 115; France : 125; Japon : 160. En 1957 encore, le Japon continuait d'être en tête des statistiques inter

nationales. Nous relevons [c] les taux suivants : Japon : 23,9 (22.136 suicides); Danemark : 22,1; Finlande : 21,9; Suisse :

20,9; Suède : 19,9; Allemagne occidentale : 18,4; France : 16,5 (soit 7.268 suicides, pour une population à peu près deux fois moindre qu'au Japon) ; Belgique : 14,8; Australie : 12,1.

C'était l'époque où, à Tokyo, de jeunes romanciers — dont un diplomate japonais a pu écrire [d] qu'ils suivaient à rebours, en fonçant droit vers l'absurde, l'itinéraire d'Albert Camus — gagnaient la gloire et la fortune en proposant, à un public en majorité jeune lui aussi, une véritable littérature du suicide [e]. Apologie désespérée de l'évasion dans le néant, cette littérature était considérée, par ses lecteurs, avec d'autant plus de sérieux qu'elle ne s'achevait pas seulement par le suicide du héros de roman, mais parfois aussi par celui du romancier (le suicide d'Osamu Dazaï est demeuré célèbre dans les annales littéraires de cette époque). Si nous insistons, à propos de cette littérature, sur l'extrême jeunesse de son public et de ses auteurs, c'est parce qu'en fait, comme les statistiques vont maintenant nous le montrer, l'épidémie de suicides de l'après-guerre semble avoir affecté principalement une classe d'âge bien déterminée : celle qui, grandie pendant la guerre, était devenue adulte avec la défaite ou peu après.

ha répartition des suicides au Japon

Les statistiques du suicide au Japon, et leur ventilation en fonction de variables géographiques, démographiques ou socio-économiques, nous sont connues avec précision depuis 1899 (2). Nous insisterons surtout ici sur les variations dues à l'âge et au sexe, facteurs qui se révèlent, à l'analyse, être les plus importants.

(2) La question de l'origine et de la validité des sources statistiques japonaises est traitée par A. Okasaki (op. cit. [f] n° 74, pp. sss). Nous ne pouvons donner ici que quelques brèves indications. Jusqďen 1898, les seuls chiffres connus proviennent des constats de suicides établis par la Police. S'y ajoutent, à partir de 1899, les statistiques émanant du Cabinet du Premier Ministre. Depuis la guerre, la statistique des causes de décès est établie par le ministère de la Santé Publique. A ces statistiques d'ensemble s'ajoutent, bien entendu, les statistiques partielles, relatives à certaines catégories de population (ainsi les résultats d'enquêtes menées par des psychiatres). A. Okasaki constate que les deux séries de statistiques d'ensemble ne coïncident pas dans leurs résultats. Ce qui, dit-il, n'est pas particulier au Japon : en tout pays, les familles de suicidés dissimuleront à la police ce qu'elles avoueront au médecin, ou réciproquement. Une certaine marge d'incertitude est inévitable en matière de constat de suicide.

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Suicide au Japon, suicide à la japonaise

I. Variations en fonction de l'âge. — Cette variation a été calculée, pour la période 1920-1955, par Ayanori Okasaki [f]. Les résultats sont particulièrement caractéristiques de la sensibilisation plus grande des jeunes au danger de suicide depuis la fin de la guerre. Si l'on donne, pour toutes les classes d'âge, l'indice 100 aux taux de 1920, on constate en 1955, pour la population masculine :

— Un abaissement, parfois très marqué, du taux pour toutes les classes d'âge de 35 à 79 ans, à une exception près. L'abaissement le plus considé-

> « Hommes •- — — -• Fem mes

75 «S/m 2O 25 JO JS 40 hS SO S5 60 70 в0 г. 19 ens 2Ь 29 .5+ 39 Ы* Ь9 Sb S9 69 79 ~~

Graphique. — Variation des taux de suicides en fonction de l'âge (taux de 1955 comparés aux taux de 1920 égaux à 100)

rable appartient à la classe des 40-44 ans, dant le taux passe de 100 à 78,9. L'exception concerne la classe des 45-49 ans, dont le taux augmente très légèrement (de 100 à 101,3).

— Une augmentation moyenne (de l'ordre de 10 à 20 %) pour les classes d'âge 30-34 ans (116,1) et 80 < ans (114,3).

— Des augmentations beaucoup plus considérables (de 50 % à plus de 100%) pour toutes les classes de 15 à 29 ans (3). Soit : de 100 à 153,4 pour les 25-29 ans, à 207,7 Pour les I5"I9 ans> et à 226,7 P°ur les 20-24 ans.

(3) Les suicides d'enfants de moins de 15 ans mériteraient d'être considérés à part, leurs motivations étant très différentes de celles des suicides d'adolescents ou d'adultes. Au Japon, les suicides d'enfants sont en nette régression de 1920 à 1955 (de 2,0 à 1,1 pour les garçons, et de 1,6 à 0,7 pour les filles). Les taux de 1955 sont cependant supérieurs à ceux de la période 1940-1950.

4OS

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Chez les femmes, les taux : — Ont baissé pour les classes d'âge 35-39 ans (93) et 40-44 ans (91,4)- — Us se sont maintenus à peu près stables pour les classes 80 ^ (100,7),

55-59 (102,3) et 45-49 ans (105,7). — Une augmentation de l'ordre de 10 à 20 % se rencontre pour les classes

15-19 ans (110,0), 50-54 (111,4), 70-79 (116,9), 60-69 ("7,2) et 30-34 ans 121,6).

— Les augmentations les plus importantes affectent les 25-29 ans (143,6) et 20-24 ans (174,8).

Une comparaison des deux courbes de variations les montre donc assez parallèles. On peut simplement remarquer que les taux féminins, comparés aux masculins, sont en baisse notable pour les jeunes filles et jeunes femmes jusqu'à 30 ans, en légère augmentation pour les femmes de plus de 30 ans. Рош l'un et Vautre sexe, en tout cas, il est à souligner que c'est la classe d'âge des 20*24 ans qui supporte le plus lourd accroissement du taux de suicide.

Si l'on compare maintenant les courbes des taux de suicide selon les classes d'âge au Japon et dans d'autres pays, on découvre que ce taux très élevé des suicides de jeunes — non pas seulement les 20-24, mais aussi les deux classes voisines 15-19 et 25-29 — est bien une particularité japonaise. Pour la plupart des nations dont on possède les statistiques, les suicides de jeunes sont très rares, puis croissent progressivement avec l'âge. Dans la majorité des cas la courbe monte de façon régulière jusqu'au taux de la classe 50-59 ans, connaît une chute chez les sexagénaires, puis remonte brusquement après 70 ans. Le suicide apparaît ainsi comme un mal de l'âge mûr et de la vieillesse. Au Japon, au contraire, le taux des 15-19 ans est déjà supérieur à celui des 30-39 et 40-49 ans. Le taux des 20-24 ne sera rejoint qu'aux alentours de 70 ans. Certes la vieillesse, au Japon, est affectée d'un taux de suicide très élevé, plus élevé que dans la plupart des pays étrangers. Mais le faible pourcentage de vieillards dans la pyramide des âges rend ce phénomène des suicides séniles quantitativement beaucoup moins important que celui des suicides juvéniles. On peut donc affirmer que le suicide, au Japon, est avant tout un phénomène de désadaptation sociale qui affecte la jeunesse et que c'est l'augmentation du taux des suicides de jeunes qui a donné au Japon, après la deuxième guerre mondiale, le premier rang dans les statistiques internationales relatives à ce phénomène. Tableau I. —

Pays

Japon U.S.A France Roy. Uni . .

Japon U.S.A France Roy. Uni . .

Taux comparés du suicide au Japon et

Période

1952-54 1951-5З 1952-54 1952-54

1952-54 1951-5З 1952-54 1952-54

15-19

26,1 3,9 4,4 2,9

18,7 1,6 2,4 I.I

20-24

60,0 9,5 7,4 6,0

35,5 2,8 3,4 1,9

25-29

42,0 12,2 n,5 7,9

22,4 4,3 3,6 3,9

30-39

23,8 15,0 16,9 10,1

16,3 5,5 4,6 5,2

dans quelques

40-49

23,8 23,8 34,9 I7,i

15,8 7,7 8,5 9,8

50-59

36,8 32,3 52,8 26,9

20,9 8,8

14,0 i5,i

jutres Pays (4).

60-69

58,1 42,1 55,6 38,8

34,6 8,9

16,6 17,4

70 <

96,4 5i,5 78,5 42,8

65,9 7,3

16,8 14,3

(4) Source : A. Okasaki, op. cit. [f].

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Suicide au Japon, suicide à la japonaise

II. La répartition par sexes. — Un peu partout dans le monde, les hommes sont plus nombreux que les femmes à mettre fin à leurs jours. Le rapport des taux masculin et féminin accuse, selon les pays et les dates, des variations trop complexes pour qu'une explication ayant valeur de règle fixe puisse être proposée ici. Pour nous en tenir à des repères simples, disons que le rapport H-F est en général de l'ordre de 3 ou 4 à 1, et que l'on y remarque, sur de longues périodes, une assez forte stabilité pour chaque pays considéré. En d'autres termes, il y a une proportionnalité constante des suicides masculins et féminins : un pays où le taux masculin est considérable connaît aussi un taux féminin élevé.

Le Japon n'échappe pas à ces constantes. En particulier, la stabilité du rapport H-F y est une des plus grandes du monde, sinon la plus grande. Ce qui est assez remarquable, si l'on songe que la répartition des suicides féminins par classe d'âge a connu de grandes variations depuis la fin de la guerre, en particulier pour des raisons liées au bouleversement des rapports familiaux (5).

Un autre loi statistique commune au Japon et aux autres pays industrialisés est la tendance, encore lente mais désormais permanente, des taux féminins à rattraper les taux masculins. Au Japon, cette tendance est moins accusée qu'ailleurs, encore qu'elle se soit assez sensiblement précipitée depuis quelques années. Mais ce qu'il importe de souligner, c'est que l'écart entre les taux masculins et féminins est, depuis longtemps déjà, beaucoup plus faible au Japon que dans la plupart des autres pays. Alors qu'en France et aux Etats-Unis, par exemple, les suicides féminins représentent 25 à 30% des suicides masculins, ce pourcentage est, au Japon, de l'ordre de 60 % : le Japon, dans le monde, vient à cet égard immédiatement après les Pays-Bas. Le Japon est donc un pays ой le taux des suicides féminins, et en particulier des suicides de jeunes femmes est, par rapport aux normes mondiales , extrê~ mentent élevé.

III. La répartition régionale. — II ne peut être question, dans le cadre de cet article, de nous attarder à une analyse détaillée des taux de suicide dans les quarante-six préfectures japonaises. Disons seulement qu'en général ces taux sont, par rapport à la moyenne nationale, élevés dans le centre du Japon, bas dans les régions excentriques, au nord (Hokkaido) aussi bien qu'au sud (Kyushu). Comme ces régions sont en même temps les moins industrialisées, et du même coup celles où les modes de vie traditionnels (en particulier en matière de relations familiales et sociales) se sont le mieux conservés, il n'est pas interdit d'avancer ici l'hypothèse de motivations économico- culturelles prépondérantes.

Le Japon central ,en revanche, est, autour de Tokyo comme autour de la Mer Intérieure, le Japon industrialisé. Mais il est à remarquer que les deux plus grandes villes, Tokyo (dix millions d'habitants) et Osaka (trois millions) ont des taux de suicide moyens. Des taux très élevés se rencontrent au contraire, à quarante kilomètres d'Osaka, pour les deux anciennes capitales, Kyoto et Nara, villes de palais, de temples et de fêtes traditionnelles, demeurées toutes deux à l'abri de l'industrialisation, comme Versailles dans l'agglomération parisienne, villes vouées au tourisme et aux pèlerinages. De fait, le grand nombre de suicidés y vient en partie des suicides de voyageurs, seuls ou par couples. Le choix de ces lieux prestigieux pour les actes de désespoir

(5) On est allé jusqu'à écrire qu'un des effets de l'instauration de la démocratie au Japon après la guerre, était que les belles-mères s'y suicidaient désormais davantage que les belles-filles.

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doit sans doute, là encore, être considéré comme un indice de l'importance, dans les motivations des suicides japonais, des facteurs culturels liés aux traditions nationales. Nous aurons plus loin l'occasion d'insister sur ce point.

Signalons encore une autre particularité de la répartition régionale : la très faible amplitude du rapport ville-campagne. En Europe occidentale, les taux urbains sont, en général, notablement plus élevés que les taux ruraux; il en est de même pour le rapport ville-banlieue : là encore, la ville l'emporte. Au Japon, au contraire, les différences de taux ville-campagne et ville-banlieue sont beaucoup plus faibles. En 1950, pour l'ensemble du Japon, le taux des suicides urbains était de 19,7 et celui des suicides ruraux de 17,9. Le rapport ville-banlieue variait selon les préfectures. Le taux des villes était plus élevé dans 26 préfectures, celui des banlieues dans 19. Quant à la préfecture de Tokyo, les taux ville et banlieue y étaient égaux. Ce qui semble indiquer que l'urbanisation influe sur le taux de suicide non pas tant par l'étendue ou le chiffre de population d'une ville, que par les contrastes culturels qu'elle constitue avec son environnement suburbain. La banlieue de Tokyo n'est qu'une suite indéfinie de la capitale, sans que la frontière soit nulle part évidente. Dans la préfecture de Nara, au contraire, où, par-delà la forêt semée de temples qui borde la ville, la campagne est demeurée vierge de toute urbanisation, le taux des suicides ruraux était, pour la même année, le plus élevé du Japon, alors que la ville même de Nara ne venait qu'au treizième rang des suicides urbains.

A. Okasaki attribue le taux élevé des suicides urbains en Europe à la perte des traditions et à l'isolement psychologique des individus, qui sont le lot des grandes cités. L'explication ne manque pas de justesse, mais n'est peut-être valable que pour les seuls pays occidentaux. Car, à propos de son pays, le même auteur rend responsables du taux relativement élevé des suicides ruraux et suburbains la persistance de l'ancien régime familial et la lourdeur des pressions sociales. Il serait donc intéressant d'observer comment ont évolué ces taux depuis 1950, tandis que s'accéléraient l'exode des campagnes vers les villes et la désagrégation des anciennes structures familiales. Malheureusement, nous n'avons pu nous procurer en temps voulu des chiffres plus récents.

De la statistique à la motivation

Le suicide, acte individuel en même temps que phénomène social, représente par excellence le type de conduite à propos de quoi le sociologue ne saurait être satisfait d'un simple recensement statistique. Sans doute, abordant le problème non plus au niveau des populations, mais à celui des cas individuels, le psychologue et le psychiatre apportent-ils, sur l'étiologie des suicides, des renseignements précieux, en matière préventive ou thérapeutique principalement. Ces deux ordres de recherches, statistiques et psychologiques, nous les avons trouvées en abondance au Japon. Mais on peut regretter que n'aient pas été davantage développées des études qu'inspireraient les méthodes de l'anthropologie culturelle et qui tenteraient de définir quelles relations peuvent exister entre les motivations explicites et avouées des suicides, motivations toujours personnelles, et certaines motivations implicites, informulées parce que la plupart du temps inconnues du sujet lui-même, mais qui n'en sont pas moins profondément agissantes parce que leur pression est celle de représentations collectives inspirées par tout un faisceau de valeurs nationales traditionnelles. Ruth Benedict [g], que guidait la sûreté de son

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Suicide au Japon, suicide à la japonaise

intuition tout autant que son information, avait fait quelques pas dans cette direction encore non défrichée. Mais qui pourrait mieux y progresser que les chercheurs japonais eux-mêmes ? Il semble, cependant, qu'en face de ces problèmes d'interprétation, sociologues et psychologues soient saisis d'un scrupule de modestie qui les fait s'effacer derrière leurs chiffres. Ce scrupule fait lui aussi partie des valeurs nationales.

Pour notre part notre expérience du Japon est vraiment trop limitée pour que nous puissions prétendre à aucune réponse neuve. Mais nous voudrions faire état de questions que nous avons été amenés à nous poser, en face de certains décalages que nous avons cru constater, entre les motivations officielles des suicides, statistiquement recensées, et les motivations réelles de quelques cas récents.

I. Réserves sur la valeur des études de motivations. — Au Japon comme ailleurs, les motivations des suicides ne sont guère aisées à circonscrire. Ou plus exactement, s'il est relativement aisé, pour un sociologue, de déceler dans une société donnée les facteurs d'isolement ou de contrainte qui peuvent à l'occasion pousser des individus au découragement et au dégoût de la vie, en revanche il est toujours délicat, en présence d'un recensement des suicidés, d'en différencier les conduites en catégories motivantes strictement définies. En face d'un cas particulier, il est bien hasardeux d'affirmer que ce qui est en cause a été, en face du sujet, une faillite de la société, ou, en lui, une déroute de l'esprit et du cœur.

Les statistiques de motivations, au surplus, accroissent souvent l'incertitude plus qu'elles ne la rassurent. D'abord, parce que les suicidés qui laissent derrière eux l'explication motivée de leur acte ne sont qu'une minorité (de l'ordre de 20% au Japon). Et cette explication, d'ailleurs, n'indique peut- être pas tant la causalité réelle du suicide que la figure de lui-même que le suicidé a voulu laisser. Le plus souvent, les motifs sont inférés par les enquêteurs, à partir des commentaires de la famille ou du voisinage. En matière de motivations, on recueille donc davantage d'informations directes à propos des tentatives de suicides que des suicides accomplis. La comparaison des deux séries de données est significative de leur marge d'inexactitude. Dans les statistiques japonaises de 1955, par exemple, on relève les disparités suivantes entre les pourcentages de motivations des deux séries :

Motivations

Maladie Conflits familiaux Conflits sentimentaux Pessimisme

Tentatives

20,4% 7% 4%

20%

Suicides

7,i% 14% 13% 28%

Les disparités ne sont pas moins grandes selon l'organisme d'où émanent les statistiques : ainsi, au Japon, entre les statistiques de la Police et celles des Services de Santé. Enfin, l'étude des motivations sur de longues périodes nous révèle pour certains motifs des éclipses, pour d'autres des ascensions rapides, qui expriment peut-être beaucoup plus les variations de l'opinion publique à l'égard de ces motifs que leur variation réelle dans l'étiologie des suicides. Par exemple de 1895 à 1955, l'indice des suicides dus à la « pauvreté » passe de 13 % à 2 %. Ce qui certes est très possible, compte tenu

409

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Tableau IL — Statistiques de motivations.

Motifs Statistiques de Police

Suicides Tentatives

Enquête Dr Ohara

Intentions Tentatives

Pessimisme , Dégoût de soi Maladie Divers Démence Inquiétude de l'avenir Anxiété Conflits familiaux Réprimandes Amour Pauvreté Difficultés en affaires Difficultés pour trouver un

emploi Remords Débauche Grossesse illégitime Echecs scolaires Motifs idéologiques

20,8 %

20,4 18 12 7,6

7,2

4,6 2,7 2,2

1,8 1,1 O,7 o,5

28,3 %

7,1 8,4 6,4

10,9

14,4

13,1 3 2,6

2,4 2,1 1,2 0,1

32% 5,6 9,6

20,1 8,i 3,6 5,6

21 l6 9

17 13 4 8

1,7

8,4 5,3

du développement économique du pays. On comprend plus mal, en revanche, la diminution des suicides par « démence » dans une proportion de 54 '% à 12% : variation qui, en tout état de cause, ne correspond absolument pas à la courbe des maladies mentales. Et il semble plus raisonnable d'admettre que les Services de Police, seuls fournisseurs de statistiques en 1895, rangeaient alors sous la catégorie démentielle nombre de suicides qu'une analyse plus discriminatoire fait aujourd'hui considérer tout différemment. Réciproquement, le « pessimisme », qui pour la même période est passé de 0,2 % au chiffre considérable de 20,8%, pourrait bien être, même en tenant compte de la désorganisation sociale et morale de l'après-guerre, une de ces explications passe-partout, significative sans doute d'une attitude répandue dans l'opinion à l'égard de l'existence, mais qui aurait cependant besoin d'être démontée en ses éléments constituants. A considérer l'ensemble des motivations recensées, peut-être ne resterait-il que les motifs stables qui puissent fournir des indications non suspectes : ainsi la grossesse illégitime, dont la très faible incidence (0,7 %) parmi les causes de suicide est significative, pour cette période de soixante années, des attitudes familiales et sociales japonaises envers la maternité sous toutes ses circonstances... ou envers l'avortement.

De ces réserves, n'allons pas conclure à l'inutilité des statistiques de motivations. Il nous suffit d'être averti que, tout autant que les causalités réelles, ces statistiques sont susceptibles d'exprimer les attitudes de l'opinion publique à l'égard du suicide, et les limites entre lesquelles les organismes chargés des recensements ont voulu, consciemment ou inconsciemment, enfermer la série des motivations possibles.

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II. Motivations et statistiques. — Comparons donc des statistiques de motivations d'origine diverse. Le Tableau II propose cette comparaison pour quatre séries. Les deux premières, relatives à l'année 1955, émanent des Services de Police et concernent respectivement les suicides accomplis et les tentatives. Nous empruntons les deux autres séries à une enquête réalisée en i960 par un psychiatre, le Dr K. Ohara [h], auprès de jeunes de 15 à 29 ans ayant manifesté des intentions ou réalisé des tentatives de suicide. La première série recense ainsi les motivations inférées par les enquêteurs; les trois autres sont établies à partir des confessions des sujets velléitaires. Entre les différentes séries, les contradictions et les points de rencontre sont également significatifs. On remarquera, par exemple, que les indications policières de la série 1 sous-estiment le pourcentage des motifs familiaux (ce qui est fort compréhensible lorsque, comme c'est la plupart du temps le cas, les renseignements sur le suicidé sont fournis par sa famille) ou sentimentaux; surestiment, au contraire, comme nous l'avons déjà fait remarquer, les suicides par démence ou maladie. En gros, on peut dire que les statistiques officielles privilégient les explications bio-psychologiques, au détriment de celles liées à des facteurs sociaux. Elles tendent ainsi à insister sur la responsabilité du suicidé plus que de son environnement.

La comparaison des deux dernières séries avec les deux premières ne peut être entreprise terme à terme qu'avec beaucoup de prudence puisque ce ne sont, ici et là, ni la même année ni la même catégorie de population qui se trouvent recensées. Mais comme, en fait, sur cette période de cinq ans, la série de motivations ne s'est guère renouvelée, on peut mettre en évidence les motivations proprement juvéniles. On voit ainsi apparaître les motifs idéologiques, ignorés, en tant que tels, par les recensements de la Police; et les réprimandes, forme juvénile des conflits familiaux. On voit disparaître, en revanche : démence, pauvreté, remords, débauche et grossesse. Qu'aucun des quatre derniers de ces motifs ne soit pour les jeunes une invitation au suicide, ce sont autant de signes de santé que l'on peut porter au bénéfice des sujets éudiés par le Dr Ohara. Les conflits sentimentaux, eux aussi — et ceci mériterait de longues explications — semblent affecter moins gravement les jeunes que l'ensemble des candidats au suicide. Enfin, on peut constater l'importance quasi obsessionnelle que prend, chez les adolescents, le spectre des examens universitaires, dont la sévérité compétitive a souvent été dénoncée : 7% des tentatives de suicides, et 8,4% des intentions pour ce seul motif sont, en effet, des chiffres qui donnent à réfléchir.

Mais surtout, une mention toute particulière doit être réservée au motif défini tantôt comme « pessimisme », tantôt comme « dégoût de soi », et qui apparaît partout très fortement majoritaire. Nous avions pu penser tout à l'heure que les 20,8% de cas recensés par la police ne représentaient qu'une étiquette commode. Quoi qu'il en soit de la valeur explicative de l'appellation, il nous faut bien constater qu'elle est confirmée, et même renforcée, par les déclarations des sujets : dans la série des intentions de suicide, cette motivation est énoncée par les jeunes dans 32 % des cas ! Si l'on ajoute à ce motif celui, très voisin, désigné comme « inquiétude de l'avenir » dans les statistiques de la Police, et comme « anxiété » dans celles du Dr Ohara, on arrive à des pourcentages de 39,2% et, pour les jeunes, de 52,1 %, exprimant des désirs ou tentatives de suicide pour des motifs qui ne renvoient qu'à l'état psycho-moral du sujet, indépendamment de circonstances extérieures précises.

Quel que soit le vague de ces motifs, ils n'en expriment donc pas moins, particulièrement chez la jeunesse, une inquiétude réelle, qui a souvent été

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décrite, aussi bien par les auteurs japonais que par les observateurs étrangers, comme le résultat des traumatismes moraux et du désordre social de l'après- guerre. Ainsi, Okasaki met en cause « les changements de mentalité, la liberté personnelle, l'égalité sociale, la libération du poids de l'ancien régime familial sans une prise de conscience corrélative de la responsabilité individuelle, d'où partent des frictions sociales, une démoralisation générale » [a] . Sans doute serait-il très éclairant d'étudier comment, dans le Japon de l'après-guerre, la notion de liberté personnelle s'est développée selon une dialectique aspiration à la liberté/peur de la liberté. Mais une telle étude, nous ne pourrions la concevoir qu'au niveau d'une phénoménologie du suicide, qui n'entre pas dans le propos de cet article. Au surplus, d'excellentes analyses ont déjà été faites maintes fois par les romanciers japonais (6). « La liberté apporte de nouvelles douleurs », écrit encore Okasaki. Qui auget scientiam, augetque dolo- fem.

III. Motivations et traditions. — Au Japon, on entend parler de temps à autre de tels cas de suicides pour lesquels la liste de motifs proposés par les statistiques n'est que médiocrement explicative. Que l'on songe en effet à ce que la plupart de ces motivations peuvent avoir de banal et d'international. « Conflits familiaux », « difficultés sentimentales », ce sont là des invitations au suicide qui se rencontrent à New York, Paris ou Brazzaville aussi bien qu'à Tokyo. Mais les formes particulières que peuvent revêtir ces conflits au Japon ne nous sont absolument pas indiquées par les appellations impersonnelles qui tes désignent. Nous n'y lisons pas, par exemple, quelle est la fréquence des doubles suicides d'amour (7). Cette tradition du suicide à deux est cependant tellement bien établie en ce pays qu'il existe, dans la langue japonaise, un mot (shin-jû) désignant cette forme de sacrifice. Le taux, paraît- il, en a baissé le jour où une Compagnie maritime a décidé de ne plus vendre aux jeunes couples de billets d'aller simple à destination d'une certaine île, fameuse entre toutes par son volcan en activité et les possibilités qu'offrait aux désespérés un cratère fumant accessible par un chemin muletier. L'étiquette « conflits familiaux », de même, ne nous éclaire absolument pas sur le type de tensions qu'entraînait avant-guerre (et aujourd'hui encore dans beaucoup de régions rurales) la structure patriarcale et autoritaire de la famille japonaise — la situation de la bru chez ses beaux-parents etc. — ni sur les conflits nouveaux dont est responsable, depuis la guerre, la faillite des autorités traditionnelles.

Ces quelques exemples nous montrent quelle distance peut exister entre la description statistique des conflits et leur physionomie réelle. Une étude qui viserait à combler cette distance devrait, pensons-nous, être poursuivie simultanément dans trois directions : un inventaire des traditions historiques relatives au suicide; une enquête d'opinion concernant les attitudes contemporaines; enfin, des analyses de cas particuliers, recensés en assez grand nombre et dûment choisis pour être significatifs. Ces cas, bien entendu, devraient être explorés dans toutes leurs dimensions psycho-sociologiques. On ne devrait pas non plus négliger de prêter attention à la manière dont sont réalisés les actes de suicide : on se suicide contre autrui tout autant que contre soi-même. Il y a un aspect spectaculaire du suicide, qui au Japon — ce pays où les gestes mêmes du suicide ont été jadis codifiés comme pour une chorégraphie — revêt, croyons-nous, une importance toute spéciale.

(6) Cf. par exemple, dans l'article de Takehiko Nishiyama déjà cité [d], l'analyse du roman de Kensaburo Ohe, L'élevage.

(7) En 1949 ces doubles suicides représentaient 5,4 % du total des cas.

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Dans aucune de ces trois directions nous ne pouvons apporter de lumières suffisantes : il y faudrait beaucoup plus de temps et de moyens que nous n'avons pu en consacrer à ce problème. En particulier nous ne pouvions absolument pas songer à réaliser un sondage d'opinion. Les quelques notions que nous allons présenter sont donc, fragmentaires et dispersées, sans valeur probante : ni réponses, ni même hypothèses conclusives, mais simples questions invitant à la poursuite d'une recherche.

Depuis Pierre Loti et Claude Farrère, le public français n'a plus le droit d'ignorer quel fut, dans la tradition japonaise, le prestige attaché au suicide accompli selon les formes prescrites. Ce prestige tenait à des raisons morales liées de plus ou moins près au code de l'honneur. Rappelons, au passage, que la condamnation chrétienne du suicide ne se retrouve nullement dans le bouddhisme. Et à vrai dire, c'est au niveau de sa signification sociale, beaucoup plus que de ses implications métaphysiques, que le suicide a toujours été considéré au Japon. De tout temps, il apparaît comme un acte réparateur, soit qu'il efface une insulte reçue, soit qu'il vienne en repentir d'une faute commise. L'histoire du Japon est pleine du bruit de ces suicides glorieux, dont le répertoire est aujourd'hui abondamment exploité par les scénaristes de films populaires.

Au xviii" siècle, le Père de Charlevoix, jésuite français qui parcourut le Japon dans des intentions apostoliques, a décrit de façon fort pertinente [g] les principales significations de ces types de suicides. En suivant sa description, nous pouvons les classer ainsi : i) le suicide par honneur guerrier : il est convenable de mettre fin à ses jours pour éviter la honte de la captivité ou de la défaite; 2) le suicide par fidélité : les vassaux d'un prince vaincu, les samouraïs de condition inférieure, mais tout aussi bien les veuves et les serviteurs d'une personne de qualité, agiront fort convenablement en ne survivant pas à leur époux ou maître (8). Cette fidélité s'est même une fois exercée à l'égard d'une œuvre d'art célèbre, consumée dans un incendie, et que son gardien rejoignit dans les flammes; 3) le suicide par expiation : il est toujours honteux de mourir de la main d'un autre; c'est donc une grâce accordée à un criminel, que de lui permettre de se fendre le ventre lui-même : « Quelque odieux que soit le crime qu'on a commis, ce genre de mort efface la honte; on ne parle plus du criminel que comme un brave, et la famille ne contracte aucune tache, ni ne peut être dépouillée de ses biens » (op. cit. vol. I, p. 121) ; 4) le suicide par vengeance, qui, à l'inverse du précédent, est d'abord accompli non par l'insulteur, mais par l'insulté; par un ricochet obligatoire, ce premier suicide en provoque normalement un second, expiatoire celui-là : « Au Japon, tout homme qui porte l'épée et qui a reçu une insulte croit devoir en laver la tache dans son propre sang, et par là même il assure sa vengeance, car si son ennemi ne se tue pas aussi lui-même, il est perdu d'honneur » (ibid., p. 87). Nous pouvons voir là l'équivalent de nos duels, à condition d'ajouter qu'il s'agit de duels à distance, et dont ne réchappe aucun survivant.

On peut dire que toutes ces formes héroïques de sacrifice de soi se sont maintenues jusqu'à la dernière guerre, à l'occasion de laquelle elles ont parfois connu des apogées grandioses. Il n'est pas sûr que le prestige attaché à ces suicides, tout au moins aux suicides réparateurs, ait entièrement disparu de l'opinion publique. De cette persistance des attitudes traditionnelles, des échos inattendus ou provoqués nous sont parfois parvenus. Un professeur

(8) En 191 1 encore, lorsque mourut l'empereur Meiji, le général Nogi, vieux soldat vainqueur des Russes et chargé d'honneurs, se suicida incontinent. Sa femme le suivit dans la mort.

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d'une université de Tokyo, converti au christianisme depuis une trentaine d'années nous disait : « Nous autres Japonais, nous comprenons mal la différence de traitement que l'Eglise accorde à Saint Pierre et à Judas. Tous deux ont trahi le Christ : Judas est damné, Pierre est le chef de l'Eglise; pourtant, Judas s'est suicidé. » Au cours d'un entretien avec plusieurs spécialistes des problèmes du suicide, et à propos des suicides familiaux (entendez : les suicides en chaîne, où les parents entraînent leurs enfants avec eux dans la mort), nos interlocuteurs sont tombés d'accord pour nous assurer que l'opinion est encore, au fond, « plutôt sympathique » à ce genre d'hécatombes. Car, nous a-t-on expliqué, « nous autres Japonais, nous avons un sentiment très fort de la solidarité familiale : l'enfant est une partie de ses parents, comme le pied ou la main. Aussi les gens pensent-ils que, si les parents sont morts, les enfants peuvent difficilement leur survivre ».

Sans doute ne convient-il pas d'accorder à ces déclarations plus de crédit que n'en doivent recevoir des opinions isolées : on en trouverait très certainement de contraires; et il conviendrait alors d'étudier les variations de ces opinions en fonction des âges et des milieux sociaux. Celles que nous citons, nous n'en faisons mention que parce qu'elle nous paraissent conformes à des types d'attitudes traditionnelles : en ce sens, elles peuvent être qualifiées d'opinions spécifiquement japonaises.

Si maintenant des opinions nous nous tournons vers les suicides eux- mêmes, il n'est pas difficile de trouver en grand nombre des cas que l'on puisse dire, aussi, spécifiquement japonais. En voici quelques exemples. Nous les tirons, au hasard, de la collection de cas que nous avons recueillis pendant plus d'un an dans la presse quotidienne : — Un chef comptable de la Croix- Rouge japonaise (44 ans) trouvé pendu dans sa maison : le professeur de son fils aîné l'avait informé que le garçon n'avait aucune chance de réussir au concours d'entrée du Collège préfectoral. — Une mère de famille (29 ans) empoisonne ses trois enfants (9, 7 et 3 ans), puis met fin à ses jours. Son mari était mort deux mois plus tôt. Sur l'autel familial, la police trouve le portrait du disparu, devant lequel brûlaient encore des bâtons d'encens. — Un chef de poste de police se tue d'un coup de revolver. Il avait été très affecté par les commentaires du quartier, lorsque cinq des agents placés sous ses ordres s'étaient laissés entraîner à une partie de plaisir par des chauffeurs de taxi. — Un écolier de douze ans se jette d'une fenêtre du troisième étage de son école : il venait d'être réprimandé devant ses camarades par l'institutrice, pour une leçon non sue. — Un fermier (60 ans) se poignarde avec un couteau de cuisine devant son poste de télévision. Sa femme et sa fille, occupées à regarder un programme qui ne l'intéressait pas, refusaient de lui laisser tourner le bouton pour en chercher un autre. Les voisins commentent : « II n'était pas assez autoritaire ; il avait trop introduit la démocratie dans sa famille. »

II serait inutile, sinon pour l'anecdote, de multiplier ces cas : on aura déjà reconnu, à travers eux, bien des types déjà identifiés (9). Dira-t-on

(9) Ainsi, le dernier cas cité nous paraît un assez bel exemple de suicide-vengeance. L'homme âgé, doublement bafoué dans son autorité d'époux et de père, ne songe pas à rétablir cette autorité par une réaction du type querelle, colère, qui constituerait une solution à la cause initiale du différend, et le supprimerait du même coup. Son acte vise à créer une situation extrême, irréversible, qui accule les coupables de l'outrage à un dilemme indépassable, de type cornélien : la mort (où les insolentes auraient dû normalement le suivre) ou le déshonneur. En fait, la veuve et l'orpheline, en ne se suicidant pas, et en laissant les voisins commenter à leur place l'événement, échappent au dilemme en en ignorant tout simplement les termes. Mais du même coup, noua sommes passés d'un Japon à un autre.

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que ces exemples n'ont pas 'de valeur en eux-mêmes, mais seulement par rapport au nombre total des cas de suicide ? Nous conviendrons sans peine que leur proportion — tout au moins pour des cas aussi « purs » — est certainement très modeste. Mais serait-elle infime, les cas cités n'en demeureraient pas moins significatifs : il suffit qu'ils soient congruents aux attitudes anciennes pour que l'on puisse affirmer une certaine persistance de ces attitudes. Sans doute, de tels exemples étonnent. Au voyageur pressé, le Japon d'au

jourd'hui, puissamment industriel, totalement scolarisé, très fortement urbanisé, offre davantage les apparences de Y American way of life que de la société close qu'il a été pendant si longtemps. Cependant, ce serait mal connaître la fidélité du peuple japonais à ses traditions, c'est-à-dire à lui-même, que de voir dans l'adoption de techniques ou d'institutions modernes un motif à l'abandon d'habitudes anciennes. Au Japon, la culture est cumulative bien plus qu'évolutive, et rien de ce qui a été n'est jamais entièrement perdu. L'étonnant serait que les attitudes à l'égard de la mort puissent se modifier plus rapidement que les autres. Le suicide est un de ces phénomènes où la puissance du passé fait craquer constamment les cadres dans lesquels les analyses contemporaines souhaiteraient l'enfermer. Mais cela même est explicable : les techniques utilisées en sciences sociales sont, en certains cas, trop universellement triviales pour une culture aussi particulière, aussi différente de toute autre, que celle du Japon.

R. Duchac. Faculté des Lettres et

Sciences humaines d'Aix-en-Provence.

Références bibliographiques

[a] Okasaki, A. Le pays du suicide. Etude socio-statistique, Tokyo, i960 (en japonais). [t>] Ohara K. « Etude sur la santé mentale de la jeunesse du point de vue du suicide »,

Seishin Igaku [Revue de Médecine mentale], 2 (2), février i960 (en japonais). [d] Sato, Y. « Sur la tendance au suicide », Jinko Mondi Kenkyu [Revue des Pro

blèmes de Population], Institute of Population Problems (71), mars 1958 (en japonais)

[d] Nishiyama, T. « La jeunesse d'aujourd'hui au Japon », Revue France-Asie, 164, novembre-décembre i960.

[e] On peut lire par exemple, en français : Dazaï, O. La déchéance d'un homme, Paris, Gallimard, 1962. Ishihara, S. La Saison du Soleil, Paris, Julliard, 1958.

[f] Okasaki, A. « Etude statistique du suicide », Jinko Mondi Kenkyu, 74, décembre 1958 et 75, mars 1959 (en japonais).

[g] Benedict, R. The chrysanthemum and the sword, Boston, 1946 et Tokyo, Ch. Tuttte éd., 1954.

[h] Ohara K. cf. [b], et aussi : « A study on the factors contributing to suicide, from the standpoint of psychiatry », Psychiatria et Neurologia Japonica, 63 (2) suppl. février 1 96 1 (en japonais, résumé en anglais).

[i] Charlevoix, P. de Histoire du Japon, Paris, 1754, 4 vol.