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1 « Matériaux pour une théorie des modes sociopolitiques de subjectivation : problèmes théoriques et questions de méthode » 1 Guillaume Sibertin-Blanc Les réflexions proposées ici sont à la fois synthétiques et programmatiques. Elles prennent fond sur des hypothèses de travail formulées cette année dans le séminaire du réseau OFFRES concernant ce que j’appellerai désormais des modes de subjectivation d’institutions de justice 2 , hypothèses dont on commencera par rappeler brièvement les grandes lignes avant de les replacer dans une mise en question plus large des instruments théoriques dont nous disposons, ou dont nous devrions disposer, pour analyser les formes de subjectivité produites dans des contextes sociaux, institutionnellement et historiquement déterminés. Dans cette perspective, j’avancerai quelques propositions plaidant en faveur d’une élaboration plus systématique du champ d’analyse correspondant à ce type d’objet, propositions qui concernent les conditions de complexité des problèmes soulevés par ce programme, certains de ses réquisits méthodologiques et de ses enjeux pour la théorie sociale. 1/ Qu’entendre, en premier lieu, par l’expression « modes de subjectivation d’institutions de justice » ? Partons de cette idée simple et générale : les champs socioculturels produisent, sécrètent pour ainsi dire, des formes de subjectivité, c’est-à- dire des manières pour les individus sociaux de se rapporter à eux-mêmes, à leurs représentations et à leurs discours, à leurs conduites et à leurs champs relationnels, comme ce dont ils se reconnaissent être cause par soi et comme ce à quoi s’attache(nt) pour eux leur(s) identité(s) – reconnaissance et identification constituant ici les deux genres généralissimes d’un tel rapport à soi, où s’entrecroisent des facteurs tant symboliques qu’imaginaires. On peut alors envisager un même type général de questions concernant des manières historiquement et culturellement variables d’être constitué en sujet d’une langue, en sujet d’une sexualité, en sujet d’une activité de travail, en sujet d’une résidence ou d’une appartenance territoriale, etc. (Je reviendrai sur les problèmes que pose cette pluralité même de procès de subjectivation, dont on peut d’emblée suspecter qu’elle se réduise à une simple multiplicité de juxtaposition). De même, on peut distinguer des manières différentes de se rapporter à soi dans et par les systèmes collectifs complexes de pratiques et d’énoncés, de normes et de signes, de rituels matériels et de constructions symboliques qui déterminent dans une formation sociale donnée les représentations théoriques et pratiques de « la justice » – autrement dit : des manières de la définir, de la réclamer et de la rendre, de l’administrer et de l’enfreindre, de s’en représenter et d’en éprouver le manque ou la rupture, et corrélativement des manières variables de se reconnaître soi-même et de s’identifier comme sujet de justice ou d’injustice. Par cette dernière expression, on vise ainsi quelque chose de sensiblement différent du concept classique de « sujet juridique » (leur 1 Ce texte est tiré d’une communication prononcée dans le cadre du séminaire « Normes, valeurs, rationalités » du réseau OFFRES, qui s’est déroulé à l’Université Sts. Cyrille et Methode de Skopje les 9, 10 et 11 juin 2008. Il est à paraître dans les actes du séminaire sous la direction d’A. Dimiskovska, revue ARCHES, Cluj/Bucarest, 2009. 2 Cf. « Quérulence et mélancolie : le temps de la justice à la lumière d’un cas psychopathologique », Filozofija i Drustvo (Philosophie et société), Institut za Filozofiju i Drustvenu Teoriju, Belgrade, 2008-1, n° 35, p. 21-41 ; « La malédiction du justicier, le bouc et le prophète : éléments pour une théorie des modalités théologico-politiques de subjectivation », à paraître in Filozofija i Drustvo, 2009.

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« Matériaux pour une théorie des modes sociopolitiques de subjectivation :problèmes théoriques et questions de méthode »1

Guillaume Sibertin-Blanc

Les réflexions proposées ici sont à la fois synthétiques et programmatiques.Elles prennent fond sur des hypothèses de travail formulées cette année dans leséminaire du réseau OFFRES concernant ce que j’appellerai désormais des modes desubjectivation d’institutions de justice2, hypothèses dont on commencera par rappelerbrièvement les grandes lignes avant de les replacer dans une mise en question plus largedes instruments théoriques dont nous disposons, ou dont nous devrions disposer, pouranalyser les formes de subjectivité produites dans des contextes sociaux,institutionnellement et historiquement déterminés. Dans cette perspective, j’avanceraiquelques propositions plaidant en faveur d’une élaboration plus systématique du champd’analyse correspondant à ce type d’objet, propositions qui concernent les conditions decomplexité des problèmes soulevés par ce programme, certains de ses réquisitsméthodologiques et de ses enjeux pour la théorie sociale.

1/ Qu’entendre, en premier lieu, par l’expression « modes de subjectivationd’institutions de justice » ? Partons de cette idée simple et générale : les champssocioculturels produisent, sécrètent pour ainsi dire, des formes de subjectivité, c’est-à-dire des manières pour les individus sociaux de se rapporter à eux-mêmes, à leursreprésentations et à leurs discours, à leurs conduites et à leurs champs relationnels,comme ce dont ils se reconnaissent être cause par soi et comme ce à quoi s’attache(nt)pour eux leur(s) identité(s) – reconnaissance et identification constituant ici les deuxgenres généralissimes d’un tel rapport à soi, où s’entrecroisent des facteurs tantsymboliques qu’imaginaires. On peut alors envisager un même type général dequestions concernant des manières historiquement et culturellement variables d’êtreconstitué en sujet d’une langue, en sujet d’une sexualité, en sujet d’une activité detravail, en sujet d’une résidence ou d’une appartenance territoriale, etc. (Je reviendraisur les problèmes que pose cette pluralité même de procès de subjectivation, dont onpeut d’emblée suspecter qu’elle se réduise à une simple multiplicité de juxtaposition).De même, on peut distinguer des manières différentes de se rapporter à soi dans et parles systèmes collectifs complexes de pratiques et d’énoncés, de normes et de signes, derituels matériels et de constructions symboliques qui déterminent dans une formationsociale donnée les représentations théoriques et pratiques de « la justice » – autrementdit : des manières de la définir, de la réclamer et de la rendre, de l’administrer et del’enfreindre, de s’en représenter et d’en éprouver le manque ou la rupture, etcorrélativement des manières variables de se reconnaître soi-même et de s’identifiercomme sujet de justice ou d’injustice. Par cette dernière expression, on vise ainsiquelque chose de sensiblement différent du concept classique de « sujet juridique » (leur 1 Ce texte est tiré d’une communication prononcée dans le cadre du séminaire « Normes,valeurs, rationalités » du réseau OFFRES, qui s’est déroulé à l’Université Sts. Cyrille etMethode de Skopje les 9, 10 et 11 juin 2008. Il est à paraître dans les actes du séminaire sous ladirection d’A. Dimiskovska, revue ARCHES, Cluj/Bucarest, 2009.2 Cf. « Quérulence et mélancolie : le temps de la justice à la lumière d’un caspsychopathologique », Filozofija i Drustvo (Philosophie et société), Institut za Filozofiju iDrustvenu Teoriju, Belgrade, 2008-1, n° 35, p. 21-41 ; « La malédiction du justicier, le bouc etle prophète : éléments pour une théorie des modalités théologico-politiques de subjectivation »,à paraître in Filozofija i Drustvo, 2009.

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distinction posant bien sûr, en retour, la question de leur rapport), c’est-à-dire d’unindividu auquel des droits sont octroyés, reconnus, garantis par des institutionsobjectives de nature juridico-politique. Sous la catégorie de sujet juridique, un telindividu est conçu comme support ou porteur de rapports de droits. La représentationd’un tel support est bien sûr elle-même codifiée juridiquement. Elle doit a minimasignifier l’individu comme sujet de volonté, donc apte au contrat, capable d’obéir et derépondre d’actes qui lui sont imputés, légitimé à faire valoir des droits suivant desprocédures déterminées. Elle peut également codifier de façon plus complexe le supportqu’elle signifie, par exemple dans un système juridique fortement socialisé où lesénoncés du droit intègrent d’autres codes énonciatifs – des catégorisationssociologiques, des critères professionnels et économiques, des savoirs psychologiques etdes caractérisations psychopathologiques –, en vertu desquels un individu devient sujetjuridique ou support de rapports de droit en tant que résident national ou résidentétranger, en tant que salarié, employeur ou chômeur, en tant qu’époux, mère ou père defamille etc. Mais c’est bien autre chose encore de demander comment un individu (ouun groupe) s’identifie et se reconnaît comme sujet par les droits qu’il a, et aussi bien,par les droits qu’il n’a pas et dont il appréhende alors l’absence comme un manque, un« moindre être », ou au contraire (pour ne rien exclure a priori) comme un marqueurd’exception valorisée, voire d’élection, en tout cas d’identification positive (songeonsaux formes diverses de culture de la marginalité parfois prompte à héroïser les minoritéssociales et les « sans-droits »). Tout le problème reste alors bien de comprendrecomment les droits peuvent en venir à fonctionner comme des marqueurs dereconnaissance et d’identité, dans quelles proportions et dans quels rapports avecd’autres marqueurs identitaires.

La généalogie d’un tel questionnement reste à faire. Conjecturons simplementque, sur la période de l’histoire moderne et contemporaine, une place d’importance ydevrait être réservée à la période de la Révolution française, et plus spécifiquement auxvirulentes critiques adressées par les contre-révolutionnaires aux mesures desuppression des corps intermédiaires dans le nouvel espace sociopolitique etidéologique, et à la « métaphysique politique » dont la pensée révolutionnaire (celleimputée à Rousseau, Mably ou Sieyès) soutient ces mesures. On retrouve chez unEdmund Burke ou un Louis de Bonald, cette hostilité à ce que rend possible, et mêmeinévitable, la dissolution des états et des métiers, des corps de l’Église et descommunes : la projection de rapports de droits sur des atomes individuels abstraits,c’est-à-dire déracinés de tous les rapports sociaux effectifs qui constituaient le tissutraditionnel des appartenances, des identités et des solidarités. Ce démantèlement descorps intermédiaires fait apparaître a contrario ce qu’il prétend éliminer, à savoirl’articulation entre les droits et les modalités de l’attachement social dans la constitutionsociale des sujets. Quoi qu’il en soit, d’un point de vue non plus généalogique maisdiagnostic, l’analyse des procès de subjectivation situés au niveau de cette articulationaurait pour objectif d’interroger la manière dont le rapport à soi qui s’instaure au droit, àsa possession, à sa revendication, à son manque ou à sa conquête, enchevêtre desformations discursives et des chaînes signifiantes hétérogènes. Par exemple, suivantl’une des situations évoquées précédemment, un énoncé du type : « mon manque dedroit est mon injustice », peut renvoyer à une codification juridique des énoncés relatifsau juste et à l’injuste, mais également, simultanément, à des chaînes signifiantesmorales, sociales (« mon injustice est le signe d’un désordre social, la révélation d’unétat de la société qui m’assigne la position d’une subjectivité prophétique »), historiques(« notre injustice fait de nous les bannis de l’histoire », ou au contraire, ou pour cetteraison même, fait de nous « le moteur de l’histoire »), cosmiques – tel est, comme on l’amontré ailleurs, le signe d’Hamlet, missionné par le spectre du roi assassiné à lui rendre

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justice, et plus profondément encore, voué par un sort maudit à résoudre la corruption etla pourriture du monde. En ce dernier cas comme en tout autre, on ne s’empressera pasd’opposer à la ferme rationalité du droit positif un élément vague, pénétréd’irrationalité, du fantasme et du délire. Car le problème demeure de toute façon decomprendre comment les institutions objectives du droit peuvent faire l’objetd’investissements subjectifs, individuels ou collectifs, révélés dans les types dedemandes auxquelles ces institutions donnent lieu, demandes toujours multiples,souvent contradictoires, parfois exorbitantes3. Autre exemple , autre énoncé : « monmanque de droit est mon exclusion », ce qu’une privation de droit peut êtreeffectivement, du point de vue d’une objectivité sociale et politique ; il reste pourtantqu’un tel point de vue ne nous renseigne pas assez (car il n’y a pas de causalitémécanique de l’un à l’autre) sur les facteurs qui conduisent à se vivre et à se rapporter àsoi-même sous la modalité identificatoire d’« être un exclu ». Bien plus, nul a priorianthropologique, nul invariant transhistorique ne permettent ici de préjuger de la naturede tels facteurs, ni de la façon dont ils peuvent jouer. Il faut au contraire tenir compte dela variabilité des registres psychiques et affectifs variables où l’exclusion peut s’inscrirecomme expérience (« mon manque de droit est une souffrance, une blessure, unedépossession de moi-même, une promesse », etc.), variabilité qui renvoie elle-mêmeaux pratiques symboliques et matérielles par lesquelles les sociétés codent l’exclusion,et en font le terme d’une expérience possible. Or ce codage peut bien comporter dessegments juridiques, mais toujours entrecroisés avec des segments, conduites et énoncéspolitiques, moraux, esthétiques, religieux, économiques, qui font qu’il n’est jamaissimplement juridique pour lui-même. Ce qui n’est qu’une autre manière de direfinalement que la façon dont « la justice » se signifie dans les expériences subjectives nedécoule jamais simplement, mécaniquement, des formes objectives du droit(institutions, énoncés, normes théoriques et pratiques) : le caractère complexe,équivoque, parfois contradictoire, de ce qui est signifié comme « justice » ou« injustice » pour des sujets, exprime au contraire le fait que les investissements dont lesinstitutions du droit font l’objet (investissements intellectuels mais aussi affectifs,conscients mais aussi inconscients, fantasmatiques, oniriques, ou même délirants,comme dans ce que la psychiatrie identifie comme « délire de revendication ») sonttoujours surdéterminés par des complexes symboliques et imaginaires qui ne sont pasjuridiques pour eux-mêmes.

2/ Ces considérations, dont je reconnais l’excessive généralité, je souhaiteraismaintenant les inscrire dans le cadre théorique à l’intérieur duquel le genre d’analysequ’elles appellent devrait prendre tout son sens, à la condition d’être élargi à d’autresmodalités de subjectivation, appelant donc des enquêtes régionales à mener sur d’autresensembles pratiques que ceux articulés dans les énoncés et les pratiques de justice.J’indiquerai dans un instant pourquoi de telles enquêtes, tout à fait indispensables, nepeuvent toutefois se suffire à elles-mêmes. Reprenons tout d’abord l’énumérationallusivement faite précédemment des différents types de procès de subjectivation :comment est-on constitué comme sujet d’une langue, comme sujet de sexualité, sujet detravail, ou encore sujet d’un sol résidentiel ou d’une territorialité ? Cette énumérationn’était pas complètement hasardeuse car, de fait, sur le plan de l’histoire des idées, c’estd’abord dans les trois domaines de l’étude des langues, de la sexualité, et du travailproductif qu’ont eu lieu, dans la philosophie française des années 1950-1970, lespremiers efforts pour préciser les implications conceptuelles d’une telle analyse des

3 Cf. « Quérulence et mélancolie : le temps de la justice à la lumière d’un caspsychopathologique », art. cité.

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procès de subjectivation. De la psychanalyse d’une part, de la linguistique post-saussurienne d’autre part, enfin des problèmes légués par le matérialisme historiqueconcernant le fonctionnement de l’idéologie dans les rapports de productionéconomique (et dans la reproduction de ces rapports), s’est dégagée cette leçon que lasubjectivité – entendons : les manières hétérogènes de s’identifier et de se reconnaîtrecomme sujet, ne se font pas « toutes seules » mais mobilisent des dispositifsinstitutionnels spécifiques, historiquement et politiquement circonstanciés qui enréalisent la reproduction et la transformation dans des conditions plus ou moins stables,rarement exempt de tensions et de conflits internes.

Le cas de la langue, pour étayer ces remarques, est significatif à un double titre.D’abord les recherches en linguistique et en sémiologie de cette séquence historiqueoffrent une tentative emblématique de cerner la spécificité d’un problème desubjectivation dans le langage, par rapport à l’analyse des structures des languesnaturelles. Ensuite, ce domaine montre exemplairement le type de difficultés quesoulève une approche strictement régionale de tels procès de subjectivation (etcorrélativement, des jeux de transfert conceptuel que des philosophes comme Althusser,Foucault, ou Deleuze et Guattari, ont été amenés à opérer pour préciser les conditionsd’analyse concrète de ces procès). Reportons-nous aux travaux menés par ÉmileBenveniste à partir du milieu des années 1950 à l’appui d’une thèse qu’il formule dansun article de 1958 intitulé « De la subjectivité dans le langage » : « C’est dans et par lelangage que l’homme se constitue comme sujet », la subjectivité s’identifiant alorsprécisément à « la capacité du locuteur à se poser comme “sujet” »4. Le point important,non seulement chez Benveniste lui-même, mais pour les prolongements qu’il ouvre,tient à ce que ce rapport subjectif à soi fondé dans le langage impose le discernementd’un plan d’analyse nouveau que la linguistique de filiation saussurienne a négligé, etqu’elle a été obligée de négliger en raison de la distinction méthodologique sur laquelleelle a fondé son épistémologie : la distinction entre « langue » et « parole », où l’onentend par « langue » le code (structure phonétique et syntaxique) théoriquementreconstruit par le linguiste et permettant idéellement de construire des unitéssignificatives discrètes, et par « parole » le fait ou l’instanciation empirique de ce codedans un énoncé singulier. Or le rapport subjectif mis au jour par Benveniste ne peut êtreni conçu dans le seul code de la langue, ni identifié dans le seul fait empiriqueindividuel de la « parole ». Il requiert un niveau d’analyse pour ainsi dire intermédiaireet médiateur entre langue et parole, celui de l’activité même de produire un énoncé,niveau dit de « l’instance du discours » ou de l’ « énonciation » dont la spécificités’avère précisément dans les marqueurs de personne et de temps, et en premier lieu dansles marqueurs de la première personne (dont Benveniste dit qu’ils ne font défaut dansaucune langue). Ces éléments linguistiques ont en effet ceci de spécifiques d’être destermes désignants ou déictiques qui ne renvoient ni à un concept ou entité lexicale, ni àun individu particulier auquel pourrait se rapporter une pluralité d’énonciationsdistinctes, mais qui ne sont référables qu’à l’acte même de l’énonciation : « À quoi doncje se réfère-t-il ? À quelque chose de très singulier, qui est exclusivement linguistique :je se réfère à l’acte de discours individuel où il est prononcé, et il en désigne lelocuteur » au moment précisément où ce locuteur dit effectivement « je »5. C’est un

4 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, t. I, p. 260.5 « [La subjectivité] se définit, non par le sentiment que chacun éprouve d’être lui-même, […]mais comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elleassemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette “subjectivité”,qu’on la pose en phénoménologie ou en psychologie, comme on voudra, n’est que l’émergencedans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est “ego” celui qui dit “ego”. Nous

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déictique dit « embrayeur sui-référentiel » puisqu’il ne peut être rempli que dansl’instance de discours ou dans le procès énonciatif au sein duquel ce locuteur s’énoncecomme sujet, c’est-à-dire se rapporte au « je » énoncé comme ce qu’il est lui-même entant que sujet d’énonciation. On reconnaît à cet effet d’identification purementspéculaire le signe d’un véritable cogito linguistique : je dis « je » donc je suis ; qu’est-ce donc que je suis ? un sujet d’énonciation, soit un sujet qui se reconnaît comme causepar soi de « ses » énoncés et comme « celui qui » peut en répondre. Un individu parlantne fait pas encore un sujet, mais il devient sujet par le truchement des éléments quiréfléchissent le procès d’énonciation dans les énoncés produits – directement par lepronom de la première personne (ou les éléments linguistiques qui s’y rapportent), defaçon dérivée par les pronoms personnels de la deuxième personne, enfin, par tous lesindicateurs démonstratifs, adverbiaux et adjectivaux qui organisent les relationsspatiales et temporelles autour du « sujet » pris comme repère : « ceci, ici, maintenant »,et leurs nombreuses corrélations « cela, hier, l’an dernier, demain », etc., qui « ont encommun ce trait de se définir seulement par rapport à l’instance de discours où ils sontproduits, c’est-à-dire sous la dépendance du je qui s’y énonce »6.

Il est clair cependant que la démonstration de Benveniste, qu’il entend d’ailleursmettre au service d’une refonte sémiologique de l’anthropologie au sens classique dumot, une théorie de la nature humaine, ne nous donne qu’une détermination formelle dela subjectivité. Comme il le dit lui-même, l’analyse des fonctions formelles del’énonciation, qui sont présentes dans toutes les langues, ne fonde que « la possibilité dela subjectivité »7. Elle reste de ce fait indifférente aux contextes historiques,sociologiques, politiques et psychiques qui informent les procès d’énonciation dans unchamp social déterminé, et qui, partant, commandent la distribution variable desmarqueurs subjectifs dans les formations discursives propres à ce champ. On peut direen un sens que ce à quoi se sont employés, à partir d’objectifs théoriques différents, desphilosophes comme Althusser, Deleuze, et Foucault, c’est précisément de chercher unnouveau paramétrage des ensembles énonciatifs, permettant de les inscrire dans descoordonnées qui ne les rapporteraient plus seulement au code de la langue tel que leconstruit théoriquement la linguistique interne, mais aux codes sociaux, économiques,politiques, historiques qui, bien qu’ils ne soient pas linguistiques pour leur compte,déterminent cependant intérieurement les procès énonciatifs. Loin des vulgatesstructuralistes et anti-structuralistes obsédées par la prétendue « mort du sujet », ils’agissait pour eux de reposer ainsi la question de l’analyse des modes de subjectivation– donc de son armature épistémologique – en conférant notamment à la notion dedéictique ou d’embrayeur sui-référentiel une nouvelle extension (irréductible aux seulspronoms personnels), une extension qui tiendrait compte du fait que les procèsd’énonciation sont d’abord collectifs, que toute énonciation n’est pas nécessairementsubjective, et qu’il y a des distributions de sujets toujours fluctuantes dans lesformations discursives8. De là ces questions : Pourquoi certaines productionsénonciatives ont-elles besoin de cette fonction de subjectivation ? Comment lamobilisent-elles ? Quels types de subjectivité en résulte-t-il, variables dans chaque cas ?Comment rendre compte du fait que dans tel champ sociohistorique, certains énoncés trouvons là le fondement de la “subjectivité”, qui se détermine par le statut linguistique de la“personne” » (ibid., p. 260-261).6 Ibid., p. 262.7 Idid., p. 263.8 Nous avons commencé de préciser certains attendus de cette thèse dans « Agencementscollectifs d’énonciation, modes de production énonciative et subjectivation : Deleuze et Guattariavec Althusser », Quaderni Materialisti : « Le transindividuel », n° coordonné par E. Balibar etV. Morfino, à paraître printemps 2009.

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fassent l’objet d’un investissement subjectif qui ne préexistait pas ? Par exemple,suivant un questionnement foucaldien, comment expliquer qu’au milieu du XIXe siècle,des énoncés sur l’enfance se voient effectivement envahis par des marqueurs sui-référentiels, non pas en vertu d’une propriété formelle de l’énonciation qui doubleraitl’universalité de la « langue », mais en fonction d’agencements d’énonciation précis,psychiatrique, pédagogique, criminologique, organisant de nouveaux découpagesconceptuels et thématiques de l’expérience, et définissant simultanément de nouveauxsujets d’énoncés ou de nouvelles positions subjectives (rapports au corps sexué,rapports intrafamiliaux, rapports aux souvenirs…), et ce, en fonction de la formation dece nouvel objet discursif qu’est la « sexualité » comme embrayeur d’interpellation desindividus en sujets ? Autre exemple, suivant le questionnement d’Althusser lorsqu’iltente de redéfinir l’idéologie par son effet dans la reproduction des rapports sociaux deproduction : comment et dans quels contextes des énoncés de moralisation du travailsont-ils assumés subjectivement par ceux-là mêmes qui travaillent et qui, dans et parcette assomption, ne sont justement plus de simples individus travaillant mais bien dessujets de travail ? – entendons : des individus qui se rapportent à la place fonctionnelleanonyme objectivement prédéterminée par la division sociotechnique du travail commeà une fonction à assumer subjectivement, à reconnaître comme une tâche et uneresponsabilité personnelle, et ce, en se reconnaissant soi-même comme la cause libre oul’agent responsable de cette fonction. Rendant superflue la surveillance d’uncontremaître derrière chaque établi, le souci du travail bien fait, la conscienceprofessionnelle, le sens de la coopération et de la hiérarchie sont autant d’embrayeurssui-référentiels faisant de l’individu travaillant le sujet responsable d’un travail devenuune « valeur » en soi (ce qui présente concrètement l’utilité de faire que chacun retourneau travail chaque matin, généralement d’attiser la concurrence entre les travailleurs, àl’occasion de casser une grève ou d’en inhiber les effets)9.

3) De là, il faut tirer une seconde remarque générale. Dès lors que l’on quitte leplan de généralité de la sémiologie benvenistienne pour entrer dans le domaine desensembles pratiques historiques ou concrets, il convient de tenir compte du fait que« nous » sommes toujours pris dans une multiplicité de procès de subjectivationcoexistants, qui se chevauchent, se recoupent partiellement mais qui ne sont pascongruents, peuvent aussi entrer en tension et s’affronter à tous les étages du systèmesocial où circulent des sujets inévitablement contradictoires, sinon morcelés. Ainsi, nousne sommes pas subjectivés de la même manière, littéralement nous ne sommes pas toutà fait le même sujet la journée au travail et le soir en famille ou devant le poste detélévision, en assemblée syndicale ou la nuit dans quelque fragment de rêve. On a doncnécessairement besoin d’une conception pluridimensionnelle des formationssubjectives, qui ne présuppose pas l’unité de l’identité qu’elles agencent chaque fois,autrement dit, qui soit ouverte sur le caractère problématique d’une telle unité –j’entends par là une unité problématique in re ou pour ainsi dire dans la chose même 9 L. Althusser, « Trois notes sur la théorie du discours » (1966), in Ecrits sur la psychanalyse ,Paris, Imec/Stock, p. 131-139 ; et « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat (Notes pour unerecherche) » (1970), rééd. Sur la reproduction, Paris, PUF, 1995. Suggérons simplement qu’unquestionnement analogue anime la « géophilosophie » deleuzienne, où sont mises en questionles modalités de rapports à soi produits dans les énoncés ou « régimes collectifs de signes »relatifs à la terre, aux territoires, à l’habitation et à l’occupation de l’espace, comme modes de« territorialisation » des champs relationnels. Nous avons développé ce point ailleurs, dans« Penser en milieux, vivre en cartographe, agir en territoires : la spatialité géographique commeanalyseur des formes de subjectivité selon Gilles Deleuze », L’Espace géographique, numérospécial coordonné par Jean-Marc Besse : « L’espace des philosophes », 2009.

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(bien qu’il ne s’agisse pas d’une chose mais d’une identité subjective comme structurecomplexe), et par conséquent aussi, une unité problématique pour la théorie. À cetégard, et de façon programmatique, l’élaboration épistémologique du problème meparaît devoir s’atteler à préciser les points suivants.

Il faut tenir compte d’abord – et cela rejoint la remarque précédente concernantla nécessité mais aussi les limites des études régionales des procès de subjectivation –de la diversité des ensembles pratiques (langue, sexualité, activité économique, droit,territorialité…), et, de surcroît, de la diversité interne à chacun de ces niveaux. Ainsi parexemple, d’un point de vue strictement psychique, un peu plus d’un siècle depsychanalyse nous a familiarisé avec l’idée que l’assomption subjective d’une sexualitéest quelque chose de très compliqué, qui passe par l’édification des rapports psychiquesau corps propre et par l’articulation de la subjectivité dans des signifiants de lagénéalogie et de la filiation, et que cette assomption est d’autant plus délicate qu’elle sedécide, dans des conditions plus ou moins difficiles, au sein d’une multiplicité desexualités ou de dispositifs pulsionnels coexistants dans la vie psychique(polymorphisme du désir). De même, d’un point de vue linguistique, et en laissant ici decôté les situations obvies de bilinguisme ou de multilinguisme, on peut considérerqu’une langue n’est jamais une réalité aussi unifiée et homogène que celle que le savoirlinguistique se représente lorsqu’il en construit l’objet théorique. Car une langue ne seréduit pas à un code commun disponible à l’usage qu’en font les individus, locuteurssouvent réduits par la linguistique à de purs atomes linguistiques idéaux. Elle ne reçoitsa détermination complète qu’en s’adjoignant des formations énonciatives, par quoinous entendons, à la suite de Foucault et de Guattari-Deleuze, des systèmes de pratiquesdiscursives qui ne se réduisent ni au code linguistique ni aux données contextuelles dela parole individuelle, mais qui définissent dans un milieu sociohistorique des fonctionsd’existence ou d’actualisation relativement hétérogènes, voire concurrentes, de cettemême langue, dont elles affectent les valeurs sémantiques et pragmatiques, et même lesrègles syntaxiques et phonétiques10. Différenciant autant de langages dans une mêmelangue, de telles fonctions énonciatives tendent à faire du multilinguisme la situationnormale du sujet et non l’exception, et à faire de la traduction, même au sein d’unemême « langue » considérée dans sa généralité abstraite, une opération plusfondamentale que la communication, qui en vérité la présuppose. Prenons encore untroisième exemple où la multiplicité interne des champs de référence des procès desubjectivation paraîtra plus évidente encore, celui de la territorialité. Loin que celle-ciconstitue pour les individus et les groupes un pôle monolithique et univoque deréférence et d’appartenance, les constructions identitaires et les facteurs dereconnaissance symbolique procèdent toujours à des territorialisations différentielles dela subjectivité. Nous nous y rapportons tantôt comme sujet d’un territoire privé, tantôtcomme sujet d’un territoire professionnel, ou encore d’un territoire familial,linguistique, religieux ou politique. Cette énumération n’est d’ailleurs rien de plusqu’indicative, puisque c’est en chaque cas, pour chaque situation, que l’on pourradéterminer ces différenciations entre modes coexistants d’appartenance ou d’identitéterritoriale : le territoire professionnel peut être immédiatement appréhendé comme unterritoire politique (ainsi dans l’anarcho-syndicalisme), le territoire familial n’est pasforcément vécu comme un espace privé (ainsi dans les systèmes de parenté des sociétés

10 Sur ce point, voir G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux , Paris, Minuit , 1980 : plateau« Postulats de la linguistique » ; et notre première tentative d’explication dans « "Pour unelittérature mineure" : un cas d’analyse pour théorie des normes chez Deleuze », in P. Macherey,La philosophie au sens large, 3ème série, 2002-2003, Lille III, p. 188-216 (site en ligne del’UMR « Savoirs, textes et langage »).

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lignagères), le territoire politique peut être rabattu sur les territoires linguistiques ouethniques, pour les homogénéiser et se les subordonner (on sait que c’est de fait l’un desprincipaux procédés historiques de construction des identités nationales). C’est dire queces territorialités ne s’emboîtent pas selon une acception empiriste du contigu et dulointain, qui ferait que nous serions à la fois et successivement sujet d’un territoirefamilial, sujet d’un territoire résidentiel, sujet d’un territoire national. Les règles ducontinu et du lointain, ici, ne sont pas des données préalables, mais au contraire deseffets de montages sociohistoriques qui organisent entre ces niveaux des rapportsvariables : d’étayage d’un niveau sur l’autre, de hiérarchisation et de dépendance,d’unifications partielles entre les différents niveaux ou les différentes dimensions d’uneformation subjective qui demeure toujours, en tout cas, une structure complexe, c’est-à-dire une multiplicité irréductible.

Or je crois qu’une élucidation de telles conditions de complexité des formationssubjectives, tenant compte à la fois de la multiplicité interne des champs desubjectivation et des modes d’articulation, de dépendance et d’interaction de ces champsentre eux (langue, sexualité, travail, territorialité…), apporterait un complémentépistémologique non négligeable à l’analyse politique, en l’espèce de ce que l’on peutappeler les politiques de la subjectivité, par quoi j’entends les manières dont cesconditions de complexité des formations subjectives entrent dans la détermination desrapports de forces sociaux, et dans les calculs ou les rationalités stratégiques desgroupes qui sont pris dans ces rapports comme agents et patients. Reportons-nous parexemple à une situation qui a déjà fait l’objet d’études d’historiens rigoureux, et dontnous pouvons donc retenir simplement la valeur heuristique pour notre proposprogrammatique : le « nationalisme » français, dans la figure typique qu’il prit dans lapériode de l’entre-deux-guerres, ne fut pas seulement une idéologie exprimant-déformant-mystifiant les représentations de la société française d’alors (crise ducapitalisme concurrentiel et de ses États au stade impérialiste, discrédit duparlementarisme et des partis traditionnels, etc.). Il fut une tactique pour faire coïnciderle sujet de travail et le sujet national, pièce maîtresse d’une politique subjectivestratégiquement orientée contre les aspirations internationalistes des mouvementsouvriers qui s’efforçaient de construire (ou du moins le prétendaient et en faisaient peserla menace) un système de construction identitaire transnational sanctionnant ladiscordance croissante entre l’internationalisation de la division du travail (donc de laforce de travail) et les structures étatiques astreintes à négocier tant bien que mal lareproduction des rapports sociaux de production11. Dans cette conjoncture de pénurie demain d’œuvre et de politique d’immigration économique massive, la lutte contre lesalliances de classes des ouvriers nationaux et des ouvriers immigrés fut le lieu decristallisation de nouvelles positions subjectives (et de nouvelles contradictions intra-subjectives dans les classes populaires elles-mêmes) corrélatives de nouveaux régimesd’énoncés, autour de la « préférence nationale », du « vol du travail » par les résidentsimmigrés et autres rapports farfelus entre chômage et immigration – positionssubjectives et énoncés qui seront réinvestis dans d’autres situations de crise de l’Étatnational (pendant la guerre d’Algérie, et depuis les années 1970-1980 à nos jours).

Un tel programme d’analyse des politiques de la subjectivité, intégrant l’étudedes modes de subjectivation au décryptage des contradictions qui travaillent lesstructures sociales, ne peut à coup sûr pas contourner le problème des normes théorico-pratiques qu’elle ne peut éviter de mettre en jeu, fût-ce implicitement. Pourtant, penserles formations subjectives comme des structures complexes elles-mêmes surdéterminées

11 Voir G. Noiriel, Etat, nation et immigration , Paris, Gallimard, « Folio-Histoire », 2001,p. 117-120.

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par les structures sociales historiques, implique d’admettre qu’il n’existe pas de modèlegénéral de la subjectivité ou de la construction identitaire, et qu’aucune norme desubjectivation transcendante ne peut venir justifier axiologiquement l’interventionpolitique. En revanche, compte tenu de ces conditions de complexité dont on a tentéd’ébaucher le repérage, on peut considérer deux pôles extrêmes entre lesquels s’opèrentde telles constructions identitaires12. Le premier pôle peut être caractérisé de la façonsuivante. Si toute identité est multiple, si les formations subjectives socialement ethistoriquement déterminées ne sont pas à analyser à partir du présupposé d’une unité apriori mais au contraire à partir du concept d’une structure complexe dont l’unitérelative résulte, comme effet, de ses rapports internes, alors un premier cas limite peutêtre défini par le morcellement de ces différents niveaux, c’est-à-dire la rupture des liensentre les différentes dimensions d’une formation subjective, soumettant les individusqui y sont pris à une sorte de morcellement de soi, et pouvant entraîner toutes sortes deréactions psychiques à l’échelle individuelle et collective, du sentiment d’impuissance àla panique émotionnelle prédisposant les individus à se raccrocher à la premièreconstruction idéologique venue pour tenter de reconstruire une identité éclatée. Lesecond pôle extrême, inverse en un sens bien qu’il puisse sans aucun doutecommuniquer avec le premier, désignerait alors la réduction de complexité,l’écrasement des multiples dimensions d’une formation subjective sur une seule d’entreelles, inscrivant les individus dans un seul et unique système de construction identitairemonolithique, et dont les répercussions sur le plan psychosocial conduiraient àréenvisager le fonctionnement des fantasmatiques collectives, des crispationsidentitaires et des phénomènes d’angoisse relatifs à l’altérité en général perçue commemenace de destruction du soi. Or dans les déplacements variables des formationssubjectives entre ces deux pôles, prend place non seulement un nouveau concept de lasubjectivité, qui doit être pensée moins dans la forme d’un « pour soi », commeréflexion d’une identité, que comme une « puissance » ou une aptitude à passer d’unniveau d’identité à un autre (disons autrement, en détournant quelque peu de son usagestrict cette notion psychanalytique, que la subjectivité est toujours déjà transférentielle),mais également un critère d’appréciation évaluatrice des initiatives politiques. Si cesvariations entre les deux pôles susmentionnés empêchent l’élection d’une normeabsolue de subjectivation, elles rendent possibles un diagnostic de la manière dont cesinitiatives, tant par leurs traductions institutionnelles que par les types de luttes ou derevendications sociales qui les animent, inclinent vers un pôle ou vers l’autre, lamanière dont elles réduisent ou augmentent les possibilités de variation subjective ou decirculation entre identités hétérogènes, la façon en somme dont elles négocient, ourépriment, les multiplicités ou les ambiguïtés identitaires comme condition positive desmodes de subjectivation.

12 Je rejoins ici des perspectives de travail ouvertes par Étienne Balibar, auquel j’empruntel’essentiel des remarques qui suivent : cf. Droit de cité, rééd. Paris, PUF, 1998, rééd. 2002,« Quadrige », p. 114-124 ; (avec I. Wallerstein) Race, nation, classe. Les identités ambiguës,rééd. Paris, La Découverte, p. 130-143.