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Vergara, A. (2009) “Stratégies de l'apprentissage d'une deuxième langue chez les analphabètes” en Segundas Lenguas e Inmigración en red, 3 pp. 82-112 82 Stratégies de l'apprentissage d'une deuxième langue chez les analphabètes Alejandra Vergara López Université Lumière Lyon 2 [email protected] Cet article aborde, sur la base d’entretiens semi-directifs, la problématique de l’apprentissage d’une deuxième langue chez les analphabètes. L’analyse des entretiens indique que l’absence de l’écriture comme outil pédagogique développe des mécanismes d’apprentissage très variés. Les découvrir permet de mieux comprendre leurs besoins et motivations. Le processus cognitif mis à contribution par les anal- phabètes pour devenir bilingues est -du point de vue didactique- un atout à prendre en compte pour envi- sager un enseignement de la deuxième langue respectueux de leurs histoires de vie. ESTRATEGIAS DE APRENDIZAJE DE UNA SEGUNDA LENGUA POR ANALFABETOS El presente artículo aborda, a través de entrevistas semi-directivas, la problemática del aprendizaje de una segunda lengua en analfabetos. El análisis de estas entrevistas indica que la ausencia de la escritura como herramienta pedagógica desarrolla variados mecanismos de aprendizaje. Descubrirlos permite compren- der mejor sus necesidades y motivaciones. El proceso cognitivo puesto en juego por los analfabetos para ser bilingües es -desde el punto de vista didáctico- una fortaleza a tomar en cuenta para contemplar una ense-ñanza de la segunda lengua respetuosa de sus historias de vida. Ayant constaté les difficultés vécues en divers domaines par des individus anal- phabètes dans notre société actuelle, nous voulions connaître et comprendre qu’elles étaient leurs expériences en langues étrangères. Le fait de trouver parmi les analphabètes et illettrés des personnes capables de communiquer en plusieurs langues est une réalité non exploitée ni par des linguistes ni par des chercheurs en didactique. Dans le domaine de la pédagogie il est possible de trouver une infor- mation sur l’alphabétisation en L2. Pourtant, l’alphabétisation est-elle un but pour tout le monde? Notre recherche envisage de présenter les stratégies d’apprentissage d’une langue étrangère chez les personnes qui ne savent ni lire ni écrire. Toutefois définis comme des analphabètes, nous utiliserons ce terme pour décrire leur principale

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Vergara, A. (2009) “Stratégies de l'apprentissage d'une deuxième langue chez les analphabètes” en Segundas Lenguas e Inmigración en red, 3 pp. 82-112

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Stratégies de l'apprentissage d'une deuxième langue chez les analphabètes

Alejandra Vergara López Université Lumière Lyon 2 [email protected]

Cet article aborde, sur la base d’entretiens semi-directifs, la problématique de l’apprentissage d’une deuxième langue chez les analphabètes. L’analyse des entretiens indique que l’absence de l’écriture comme outil pédagogique développe des mécanismes d’apprentissage très variés. Les découvrir permet de mieux comprendre leurs besoins et motivations. Le processus cognitif mis à contribution par les anal-phabètes pour devenir bilingues est -du point de vue didactique- un atout à prendre en compte pour envi-sager un enseignement de la deuxième langue respectueux de leurs histoires de vie.

ESTRATEGIAS DE APRENDIZAJE DE UNA SEGUNDA LENGUA POR ANALFABETOS

El presente artículo aborda, a través de entrevistas semi-directivas, la problemática del aprendizaje de una segunda lengua en analfabetos. El análisis de estas entrevistas indica que la ausencia de la escritura como herramienta pedagógica desarrolla variados mecanismos de aprendizaje. Descubrirlos permite compren-der mejor sus necesidades y motivaciones. El proceso cognitivo puesto en juego por los analfabetos para ser bilingües es -desde el punto de vista didáctico- una fortaleza a tomar en cuenta para contemplar una ense-ñanza de la segunda lengua respetuosa de sus historias de vida.

Ayant constaté les difficultés vécues en divers domaines par des individus anal-phabètes dans notre société actuelle, nous voulions connaître et comprendre qu’elles étaient leurs expériences en langues étrangères. Le fait de trouver parmi les analphabètes et illettrés des personnes capables de communiquer en plusieurs langues est une réalité non exploitée ni par des linguistes ni par des chercheurs en didactique. Dans le domaine de la pédagogie il est possible de trouver une infor-mation sur l’alphabétisation en L2. Pourtant, l’alphabétisation est-elle un but pour tout le monde?

Notre recherche envisage de présenter les stratégies d’apprentissage d’une langue étrangère chez les personnes qui ne savent ni lire ni écrire. Toutefois définis comme des analphabètes, nous utiliserons ce terme pour décrire leur principale

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caractéristique: l’absence de connaissances de lecture et d’écriture. Malgré cela, il faut redécouvrir et surligner la capacité de communiquer oralement, même en plusieurs langues, comme c’est le cas de notre public: analphabètes et bilingues.

Même si cela semble évident, les analphabètes sont de prime abord des communi-cants oraux, compétents et expérimentés. Le problème ne se pose pas au niveau de l’oralité mais plutôt dans la vision sociale que nous avons de ceux qui sont pri-vés d’éducation: des individus dominés, démunis et socialement dévalorisés. Connaissant cette opinion, il est important de défendre l’accès à l’enseignement pour tout le monde, en vue d’une meilleure qualité de vie. Cependant, il est néces-saire que le domaine de la didactique des langues s’intéresse à cette tranche de population et s’interroge sur les capacités cognitives que les analphabètes déve-loppent, au-delà des difficultés déjà connues de tous.

La plupart d’entre eux n’a aucune connaissance en lecture et écriture, car ils ne sont jamais allés à l’école. Par contre, ils ne vont pas en être exclus et savent que grâce à la langue ils auront la possibilité d’être acceptés. Surtout dans le cas de personnes immigrantes qui ont appris une langue étrangère dans le pays d’accueil. Parler la langue n’est pas seulement acquérir une connaissance linguistique mais il s’agit de se sentir bien dans le nouveau milieu social pour s'engager activement dans un parcours de réussite.

La difficulté est grande pour la plupart des professeurs de langues étrangères de se retrouver avec un public analphabète, comme souligne Miquel-López (1995): "Elproblema no es de los inmigrantes analfabetos, sino que es nuestro, de los profe-sores, que no sabemos enseñar sin recurrir a la lectura y a la escritura, que no sabemos cómo proceder en clase sin recurrir a esos útiles"1.

Ce problème d’alphabétisation en L2 provoque tout un questionnement. Comme concevoir une méthode pour adultes à double fonction: enseigner une langue étrangère et initier à l’écriture et à la lecture ? Le problème central de l’alphabétisation en langue étrangère apparaît dans l’accès aux signifiants. Lire et écrire consiste à convertir des signes en signification et vice-versa. Nous pouvons seulement coder et décoder des signifiants que nous possédions auparavant.

Notre objectif nous pousse vers un questionnement ouvert. Quelles sont les straté-gies utilisées par les analphabètes pour apprendre une langue étrangère ? Com-ment peut-on repérer les différences d’acquisition qui les distinguent des techni-ques des alphabétisés? Leurs processus cognitifs sont-ils radicalement différents de ceux des lettrés?

1 « Le problème ne vient pas des immigrants analphabètes mais de nous, professeurs, qui ne savons pas enseigner sans recourir à la lecture et à l’écriture, nous ignorons comment procéder en classe sans ces outils ». MIQUEL-LÓPEZ, Lourdes (1995) “Reflexiones previas sobre la enseñanza de ELE a inmigrantes y refugiados”. Revue “Didáctica” numéro 7

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L’hypothèse la plus vraisemblable est que nous avons beaucoup à apprendre des expériences d’acquisition des analphabètes, ignorées jusqu’à présent car peu valo-risantes. L’enseignement des langues devrait prendre exemple sur eux et utiliser d’avantage l’oralité. Finalement, je pense que ces techniques sont applicables dans un milieu lettré pour améliorer la production et la compréhension de l’oral. On peut imaginer des cours plus vivants et surtout plus efficaces mettant en œuvre des stratégies d’apprentissage du langage qui nous sont naturelles, mais que nous avons sous-exploitées du fait de l’existence d’un support écrit.

1 Procédures et critères

Lorsqu’on étudie un groupe de bilingues, il est nécessaire déterminer les dimen-sions du phénomène du bilinguisme chez eux. Pour décrire les variables, nous utilisons les critères de Hamers et Blanc (1983)2 :

La relation entre langage et pensée (composée ou coordonnée) ; la compétence atteinte dans les deux langues (équilibrée ou dominante)

L’âge d’acquisition (précoce simultanée ou précoce consécutive, adolescence et âge adulte)

Le rapport des statuts socioculturels des deux langues (additive ou soustractive)

Le rapport à l’appartenance et à l’identité culturelle (biculturelle, mono-culturelle en L1, acculturée à L2 ou acculturé anomique).

1.1 Participants à l’enquête

Cette enquête a été réalisée auprès de à six bilingues analphabètes d’âge adulte, cinq femmes et un homme. La variable « âge » des informateurs est assez difficile à annoncer. Même si statistiquement l’âge moyen du groupe approche 50 ans, il existe deux groupes bien définis: ceux qui sont dans la tranche de soix-ante/soixante-dix ans et l’autre de gens plus jeunes qui sont dans la trentaine. Les informateurs plus âgés appartiennent aux migrations des années cinquante en France. Les plus jeunes viennent de s’installer soit en France soit en Espagne il n’y a que quelques années.

En commençant cette recherche, la première idée a été de rechercher des partici-pants dans les centres d’alphabétisation en L2. À partir de cette démarche, un rapport de stage s’est intéressé au phénomène de l’apprentissage de la lecture et

2 HAMERS, Josiane F. et BLANC, Michel (1983) «Bilingualité et bilinguisme ». Éditorial Pierre Mardaga

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de l’écriture en langue étrangère dans le CEPA (centre d’éducation pour adultes) « Agustina de Aragón » à Móstoles en Espagne.

Cette expérience a été pleine de découvertes et de bonnes rencontres, mais il fut impossible d’effectuer des entretiens avec la plupart du public pour deux raisons. La première était en relation avec leur niveau d’alphabétisation. Deux personnes plurilingues, malgré leurs difficultés à lire et à écrire connaissaient déjà l’écriture et se servaient déjà de l’alphabet pour codifier de petits textes. Il s’agissait de per-sonnes bilingues illettrées qui pouvaient reconnaître les graphèmes. De coup, ils étaient capables d’apprendre de nouveaux éléments linguistiques en lisant un dic-tionnaire par exemple.

La deuxième raison est en relation avec le bilinguisme. S’il existait bien dans le groupe une dizaine de femmes analphabètes bilingues, elles parlaient l’arabe et le berbère, leurs connaissances de l’espagnol n’étaient pas assez suffisantes pour maintenir une conversation. Dans l’impossibilité de pouvoir parler en arabe avec elles, le public à interviewer s’est réduit à deux personnes. Une femme marocaine qui parle l’arabe, le berbère et l’espagnol couramment et une femme de Côte d’Ivoire qui parle cinq langues, l’espagnol compris. Toutes les deux étaient en pro-cessus d’alphabétisation depuis quelques mois. À l’époque, leurs connaissances de la langue écrite ne permettaient pas encore de servir de support dans leurs pro-cessus d’apprentissage comme c’était le cas pour les autres apprenants.

Sans doute y a-t-il des analphabètes bilingues un peu partout, dans la rue, en cen-tre ville, au marché, au parc… Mais comment les reconnaître et les aborder ? Il est un peu délicat d’intercepter quelqu’un, susceptible extérieurement d’être un candi-dat possible, et de lui demander «Seriez-vous bilingue? Dans ce cas, seriez-vous aussi analphabète?». S’il acquiesçait comment être encore plus indiscrète en po-sant toutes les questions préparées : date d’arrivée dans le pays d’accueil, langues, identité culturelle, vies en somme.

Après cette expérience initiale un peu infructueuse, la recherche a pris une nou-velle direction vers le milieu associatif, auprès d’mais d’associations qui travaillent avec des analphabètes dans d’autres domaines qu’éducatifs. Nous avons contacté la CIMADE. Cet organisme travaille juridiquement pour des personnes immigrées et dans quelques secteurs de la population tzigane des bidonvilles autour de Lyon. Il faut signaler encore une fois, que si bien nous retrouvons chez quelques popula-tions immigrantes des taux importants d’analphabétisme il ne faut pas avoir de préjugées ni faire des généralisations. L’expérience nous dit que le fait d’être anal-phabète n’est pas synonyme d’être démuni. Surtout quand statistiquement entre les six personnes interviewées chacune avait gagné honnêtement sa vie.

L’association nous a mis en contact avec une femme tzigane d’origine yougoslave. Après plusieurs essais, elle a accepté de répondre aux questions par téléphone. Même si elle savait qu’il s’agissait d’une recherche universitaire, elle refusait tout rendez-vous physique avec quelqu’un d’inconnu. Sa méfiance est compréhensible

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quand on parle à des personnes menacées par des problèmes administratifs de migration. Néanmoins, les données récoltées ont permis de remplir normalement le questionnaire comme dans un entretien personnel.

Finalement et après avoir essayé deux autres contacts avec une autre association, la réponse était similaire. Les informateurs, soit avaient peur de répondre à une enquête, soit ils étaient convaincus de ne pas pouvoir donner de « bonnes » ré-ponses. Malgré les explications données aux possibles informateurs, cette mission a échouée. La dernière étape des entretiens des bilingues analphabètes a été la plus facile, car il s’agissait des personnes que nous connaissions déjà. Nous savions qu’ils octroieraient l’entretien avant même de commencer la recherche.

1.2 Les rencontres

En effet, une de ces personnes est l’inspiratrice de cette étude. Il s’agit d’une da-me d’origine espagnole, rencontrée par hasard par cause des amis communs. Elle est arrivée en 1958 en France à l’âge de 17 ans, tout en échappant de la dictature franquiste, sans savoir lire ni écrire et sans parler un mot en français. La connais-sant depuis quelques mois, nous ne nous doutions pas qu’elle était analphabète. Son niveau de production et de compréhension de l’oral en français est tout à fait semblable à celui des bilingues lettrés issus de la même migration espagnole des années cinquante. Du coup, ce fut une vraie découverte le jour où on lui demandé d’écrire une adresse. Elle répondit qu’elle n’avait pas besoin de l’écrire, car elle se souviendrait. Elle a demandé si c’était loin du métro et a combien d’arrêts de chez elle. En nommant le quartier, elle a dit qu’il n’y avait aucun problème car elle se souvenait, puisqu’elle s’était mariée il y a quarante ans dans le secteur. Effective-ment elle a retenu les coordonnées et a pu arriver sans problèmes à l’adresse indi-quée. Tout en admettant sa condition d’analphabète, cette femme a fait preuve d’un excellent contrôle dans une situation qui pouvait être embarrassante. Devant son incapacité à pouvoir écrire, elle utilise son extraordinaire mémoire et ses expé-riences personnelles dans une manœuvre compensatoire précise.

À la même époque nous avons rencontré à Lyon une deuxième femme analpha-bète qui travaillait au ménage dans une institution d’enseignement supérieur à Lyon. Cette dame d’origine marocaine vivait sa condition d’analphabète avec beau-coup plus de mésaventures que les autres informateurs. Pour elle, sa condition lui faisait honte, car elle se sentait vulnérable et selon ses propres mots: « elle se sentait bête ». Son auto-estime était très en baisse en termes généraux. Par contre le fait d’être bilingue était une position qui lui faisait plaisir, même si elle n’avait pas réfléchi à ce phénomène auquel elle donnait corps. En quelque sorte elle n’avait pas mis en valeur son bilinguisme et ses capacités linguistiques. Elle était plutôt concentrée sur son échec dans la société à cause de son analphabé-tisme. Néanmoins, avant la possibilité de participer à un cours d’alphabétisation en

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France, elle a refusé systématiquement parce qu’elle pensait ne pas en être capa-ble.

Notre dernier informateur est un homme de soixante-neuf ans, d’origine italienne, né en Tunisie et de nationalité française, retraité et patriarche d’une grande fa-mille. On l’a rencontré par des amis qui travaillent dans une association catholique à Pont-de-Chéruy. Il se dépensa comme bénévole dans un centre d’accueil pour immigrants et refugiés politiques. Son statut est celui de moniteur de langue orale pour les analphabètes qui ne parlent pas français. Grâce à sa propre expérience et à ses capacités en arabe, sicilien, italien et un peu d’hébreu, il est de grande utilité pour les nouveaux arrivants et pour les autres bénévoles de l’établissement. Son travail consiste à parler en français avec les apprenants, la plupart d’entre eux sont des arabophones. Il répond aux questions, traduit les phrases et explique des si-gnificats en arabe quand il le faut. Nous reparlerons de cette étonnante expérience éducative dans la fiche individuelle qui correspond au participant.

2 Analyse des données

Le questionnaire sert de déclencheur à l’entretien. Dès que l’informateur a compris la dynamique des questions, la conversation déroule de manière très fluide. Sans le vouloir, les expériences linguistiques et d’apprentissage se présentent rapide-ment. Dans tous les cas, les informateurs racontent des anecdotes sur la langue étrangère et leur réflexion à son propos, car une conscience très précise existe par rapport à l’acquisition des deuxièmes langues. Le formulaire est divisé en trois parties. La première concerne les données personnelles, la deuxième pose des questions se référant à la L2 et la troisième s’ouvre aux réflexions par rapport aux stratégies de la langue étrangère. Les informations sont ainsi recueillies étape par étape, suivant le même schéma pour tous.

2.1 Les données personnelles du public interrogé

Le questionnaire est composé de seize questions qui cherchent à connaître principalement deux choses: leur niveau de scolarisation et la connaissance d’autres langues étrangères. Selon les données nous sommes en face d’un groupe très hétérogène, par leur âge, leurs origines et leurs langues maternelles. Leur point commun réside dans le fait que le groupe complet a vécu le phénomène de l’immigration pendant leur jeunesse. (Voir Annexe. Document 2)

2.2 Âge du public interrogé

Deux classes d’âge se distinguent clairement: des adultes jeunes d’une trentaine d’années et un groupe d’adultes qui sont déjà à la retraite ou proche à le faire. La plupart des informateurs sont mariés. Tous ont des enfants.

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2.3 Activités du public interrogé

Nos informateurs ont toujours travaillé, dans des postes très divers. L’emploi de femme de ménage est un des emplois le plus courant, soit comme aide-ménagère auprès de familles, soit comme employée salariée dans des entreprises de nettoyage industriel. Dans ce bref échantillon, nous trouvons, trois femmes de ménage, une femme au foyer et une personne qui travaille comme aide-cuisinière. Par contre, le seul homme interviewé a travaillé toute sa vie dans un atelier international de mécanique, concernant des camions. Il est devenu le chef de cet atelier quelques années plus tard. En effet, son travail en Tunisie l’avait incité à quitter son pays natal pour venir travailler et s’installer en France.

2.4 Niveau de scolarisation du public interrogé

Le niveau de scolarisation reste très similaire pour les uns et autres. Le plus instruit est le seul homme de l’échantillon avec un an d’études primaires. Trois femmes n’ont pas approché au système scolaire. Cependant deux d’entre elles ont commencé il y a quelques mois leur processus d’alphabétisation. Par contre, tous connaissent et sont capables d’écrire et de codifier les chiffres d’un à neuf, même dans le cas des femmes sans scolarisation, grâce à l’utilisation du téléphone portable.

2.5 Langues maternelles du public interrogé

La langue maternelle des nos informateurs est aussi variée que les origines de chacun. Il est important aussi signaler que quatre des six informateurs reconnaissent avoir deux langues maternelles. C’est le cas des locuteurs sicilien/français, berbère/arabe, tzigane/serbo-croate et jula/guayara, qui répondent avoir vécu dans un milieu territorial bilingue. Les autres ont comme langue maternelle l’espagnol et l’arabe respectivement.

2.6 Langues étrangères du public interrogé

Un seul informateur signale avoir deux langues étrangères au même niveau de compétence. C’est le cas de la femme ivoirienne qui affirme avoir appris le baoulé et le français lorsqu’elle était petite, mais pas dans son milieu familial direct, plutôt dans son environnement extérieur. Probablement cette femme a développé une bilingualité précoce simultanée avec le jula et le guayara et une bilingualité précoce consécutive avec le baoulé et le français. Par contre, les autres informateurs assurent avoir appris la langue officielle soit du pays d’origine, soit du pays où ils ont immigré. L’âge moyen d’apprentissage de la L2 est de 19 ans, nous pouvons parler d’une bilingualité d’âge adulte pour la plupart des cas. Deux sur six informateurs signalent maîtriser avec la même aisance une langue étrangère autre

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que la langue maternelle et la L2. L’un a appris l’italien à 20 ans et l’autre l’espagnol à l’âge de 30 ans. Ces deux cas appartiennent à une bilingualité d’âge adulte.

2.7 Langues parlées selon le milieu du public interrogé

Dans le milieu familial proche, la plupart parlent deux langues couramment. Les informateurs gardent des échanges dans leur langue maternelle avec une partie de sa famille. Pour les deux femmes marocaines, l’arabe a une place très importante. Dans un cas, l’arabe est utilisé avec son mari, mais pas avec ses fils qui refusent d’employer la langue maternelle des parents en favorisant la place du pays où ils habitent. L’autre femme parle berbère avec sa famille au Maroc et arabe avec l’autre partie de sa famille qui habite en Espagne. Pourtant la langue maternelle n’est pas la seule langue parlée dans la plupart des foyers bilingues. Par exemple, la femme d’origine tzigane yougoslave a choisi d’éviter de parler tzigane avec ses enfants pour privilégier le français à la maison.

Sauf le cas des deux femmes marocaines, les informateurs parlent la langue du pays où ils habitent. Ils maintiennent sans difficultés des amitiés et des relations avec des personnes qui ne parlent pas leurs langues maternelles. Par contre, dans le cas des femmes arabophones interviewées la tendance est de maintenir des rapports amicaux avec les personnes de la même langue maternelle.

Finalement, la langue parlée au travail est très révélatrice de leur bilingualité et de leurs processus d’adaptation au pays. La totalité parle au moins une L2 dans le contexte du travail. Pour le seul cas de la femme qui ne travaille pas hors de sa maison, le centre de formation a été désigné comme son lieu de travail, car il s’agit du seul endroit où elle s’exprime en espagnol à l’extérieur de son milieu familial assez fermé. Les formations et des centres d’accueil jouent un rôle important pour soutenir les personnes que n’ont pas un contexte de travail ou un entourage accueillant pour acquérir la langue du pays. D’autre part, notre informateur, d’origine sicilienne né au Tunisie, travaille comme bénévole dans un centre du « Secours Catholique ». Il a appris l’arabe en raison de son travail comme mécanicien en Tunisie, et une fois en France, il a continué de le parler pour mieux communiquer avec les employés d’origine arabophone. En ce moment, il est retraité et moniteur du centre d’accueil où il parle l’arabe en apprenant le français aux migrants.

2.8 Données à compléter par rapport à la L2

La deuxième partie du questionnaire tente d’aborder les questions concernant les connaissances et la perception par rapport à la L2. Les questions permettent de connaître le nombre d’années passées à parler la langue-cible, la motivation qu’ils ont eue pour l’apprendre, les moyens qu’ils ont utilisés pour arriver à parler cette

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nouvelle langue et finalement une brève auto-appréciation des capacités pour ré-fléchir sur leurs compétences en la L2.

2.9 Temps d’apprentissage

Dans notre public, quatre personnes sur six parlent la langue-cible depuis plus de quatre ans. Pourtant, deux sur six n’ont commencé à parler que moins de quatre ans auparavant. On utilise le terme « parler » depuis la première approche de la langue-cible jusqu’aux premières productions orales de l’individu. Aucune personne de ce groupe n’apprend la langue depuis moins de deux ans.

2.10 Motivation des personnes interrogés

Tous ont répondu qu’ils ont appris la langue pour obtenir un travail ou pour amé-liorer leur situation socio-économique. Cinq personnes sur six déclarent qu’ils ont appris, car ils se trouvaient dans un pays où se parlait la L2. L’une a affirmé n’avoir commencé à parler, que par la pression des collègues du travail qui parlaient la L2. Aucun interviewé n’a exprimé qui s’agissait d’une obligation familiale ou d’une pression de la part de leur patron.

2.11 Moyens mis en œuvre par les personnes interrogées

Tous les informateurs signalent qu’ils ont appris la langue par immersion au jour le jour. En même temps, tous affirment avoir eu le support de locuteurs (natifs ou non) de la langue-cible dans le pays d’accueil. Pour quatre personnes sur six, l’utilisation de la radio et de la télévision a apporté une aide très importante dans la connaissance de la langue. La radio et la télévision a été considérée comme des outils nécessaires pour se maintenir informé de l’actualité (les informations). Les feuilletons aussi sont très appréciés de notre public pour apprendre la prononcia-tion, la syntaxe et le vocabulaire d’une L2: Ceci reflète l’opinion généralisée de nos informateurs. Ce type de série permet d’entendre de vrais dialogues et de voir des situations réelles, même s’ils reconnaissent qu’il s’agit de contextes fictifs.

2.12 Auto-appréciation des capacités du public interrogé

Cette partie est composée de neuf énoncés. L’informateur doit répondre par « oui » ou par « non » aux affirmations telles que: Pourriez-vous exprimer orale-ment et parler de votre vie ? Pourriez-vous décrire votre maison, votre famille, maintenir une conversation sur des sujets d’intérêt personnel? (Voir annexe, do-cument 3). La totalité des informateurs a répondu affirmativement à toutes les énonciations. D'ailleurs, quelques uns ont ajouté des informations surprenantes comme le fait d’avoir obtenu le permis de conduire après avoir appris par cœur les indications du code de la route que sa femme lui lisait. Le fait de reconnaître leurs

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solides capacités linguistiques leur donne une grande fierté et une certaine autosa-tisfaction que confirmeront les analyses personnelles.

2.13 Données par rapport aux stratégies développées par le public inter-rogé

La troisième partie du questionnaire est destinée à découvrir les mécanismes utili-sés par notre public dans son processus d’apprentissage d’une langue étrangère. À cette partie rédigée sous forme d’énoncés, l’informateur doit répondre par « oui » ou par « non » aux affirmations. Nous tenterons d’observer la présence de straté-gies telles que: stratégies de mémorisations, stratégies cognitives, stratégies com-pensatoires, stratégies métacognitives, stratégies affectives et stratégies sociales. À fin de finaliser le questionnaire, nous avons ajouté deux problématiques pour compléter les informations données. La première: Utilisent-ils des mécanismes de traduction entre la langue maternelle et la langue étrangère? La deuxième: Quels types d’apprentissage utilisent-ils dans leur processus? Si oui, comment peut-on les classifier?

2.14 Stratégies de mémorisation

Tous les informateurs affirment mettre en rapport les nouveaux éléments linguisti-ques avec ceux qu’ils connaissent déjà, en faisant des catégories et en les grou-pant selon des thèmes. Dans leur processus d’apprentissage, nous pouvons ob-server aussi une association des nouveaux éléments avec leurs connaissances an-térieures, soit dans leur langue maternelle soit par ajout à leurs connaissances en L2 (mémoire associative).

La mémoire photographique est exploitée par cinq des six informateurs. Ils signa-lent se souvenir de nouveaux préceptes en les associant à l’endroit ou à la per-sonne avec laquelle ils les ont entendu pour la première fois.

Un dictionnaire « mental » de mots entre la LM et la L2 est élaboré comme méca-nisme d’apprentissage par quatre personnes. Par contre, pour trois d’entre elles, la traduction s’effectue seulement entre la langue maternelle et la langue qu’ils ont apprise à l’âge adulte et non avec celle apprise dans l’enfance. Par exemple, pour l’informateur mécanicien les mots « voiture », « automobile » et « bagnole » sont semblables, mais il a demandé autour de lui quel était le plus correct et le plus courant afin de les hiérarchiser.

L’exécution d’un dessin qui représente la nouvelle information est un autre méca-nisme utilisé par la moitié du groupe. Par exemple, un informateur a créé son pro-pre système de codes pour distinguer les différents fils électriques d’un moteur en utilisant des cercles et des croix, les seules symboles qu’il reconnaissait. Une autre personne, aidée par les dessins du livre de ses enfants, fait des exercices de répé-tition de mots en regardant les dessins.

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La création de rimes ou de jeux de mots est utilisée comme stratégie par trois personnes. Notamment les plus jeunes, font des rimes et reconnaissent apprendre parfois avec des chansons qu’ils entendent à la radio, avec la publicité ou avec des jeux d’enfants. Par exemple, la femme ivoirienne a appris le verbe irrégulier «te-ner » (avoir), à la première personne du singulier, grâce à la chanson populaire « tengo la camisa negra, porque negra tengo el alma… ».

La répétition en haute voix est une technique employée par la totalité des inter-viewés. Ils avouent répéter plusieurs fois les éléments les plus difficiles à retenir par cœur jusqu’à les rappeler complètement. Un exemple est l’apprentissage de codes numériques ou de numéros de téléphone, de cartes bancaires, de sécurité sociale ou de passeport qu’ils connaissent presque viscéralement.

Une autre stratégie adoptée est la réalisation de déplacements ou de mouvement physiques qui représentent l’action du savoir à retenir. La moitié de notre public assure utiliser des moyens kinesthésiques dans cet apprentissage. Par exemple, les verbes monter et descendre vont toujours accompagner les mouvements respec-tifs. Comme ouvrir/fermer, dessous/dessus et autres dichotomies qui peuvent être représentées par des mouvements simples dans l’espace.

2.15 Stratégies cognitives

La recherche des ressemblances et des différences entre la langue maternelle (ou langues maternelles) et les langues étrangères est un mécanisme utilisé par la moitié des interviewés. Par contre, réfléchir sur les relations entre deux langues n’apparaît que dans le cas de bilingues ayant appris la L2 après 17 ans. Le niveau de maturité intellectuelle permet à ceux-ci de réfléchir à leur processus d’acquisition. Par exemple, la femme ivoirienne établissait des relations linguisti-ques entre le français et l’espagnol, pour améliorer cette dernière langue.

Trois questions du questionnaire abordent le contact volontaire et la perception de la langue étrangère. Le bilan est très positif quant au rapport entre motivation et production de la langue. Cinq sur six profitent de toutes les occasions pour enten-dre, comprendre et s’exprimer en la L2. Également, cinq sur six personnes main-tiennent un contact permanent avec des locuteurs de la langue étrangère. « C’est la seule façon d’apprendre ». Seule une femme préfère communiquer dans sa lan-gue maternelle, car son environnement familial et amical parle cette langue.

La totalité de nos informateurs affirme diviser en partie les éléments linguistiques qu’ils ne comprennent pas, afin d’en trouver le sens. Ils adoptent la technique de la subdivision, soit des phrases soit des mots qu’ils décomposent au fur-et-à-mesure pour en comprendre la signification. Par exemple, des mots composés comme «re-venir », « pré-avis », « inter-phone », « porte-clés ». Si cette techni-que ne donne pas de résultats par rapport à leurs connaissances, la plupart préfère demander à quelqu’un pour dissiper les doutes.

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“Stratégies de l'apprentissage d'une deuxième langue chez les analphabètes”

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2.16 Stratégies compensatoires

Sans doute, les stratégies compensatoires sont-elles un point fort dans l’apprentissage global chez les analphabètes. Tous utilisent des techniques pour compenser leur manque de connaissances dans un domaine avec des savoirs anté-rieurs. Lorsqu’ils méconnaissent le sens d’un mot, ils essaient de les deviner grâce au contexte. Également, la totalité emploie des gestes lorsque le mot leur échappe ou utilise un mot équivalent en sens. Par exemple, le mécanicien pour expliquer le mot « dévisser » fait un geste avec ses mains le mimant.

Par contre, seulement la moitié anticipe les réponses des interlocuteurs avant qu’ils n’aient à y répondre. Cette méthode prévient les possibles contraintes de la com-munication et du questionnaire.

Finalement, tout le public interrogé affirme demander de l’aide lorsque ils ont des doutes, des lacunes ou ignorent une information. S’ils ne se souviennent pas d’un mot ou d’un élément précis, ils demandent à un ami où à quelqu’un qui puisse les aider. Comme le signale un informateur: « ne pas avoir honte de ne pas savoir, car il est mieux de demander que dire ou faire une bêtise. Si nous demandons, nous apprenons ».

2.17 Stratégies métacognitives

La totalité des informateurs signalent réfléchir à propos de leurs apprentissages, ce qu’ils savent et ce qu’ils ne maîtrisent pas. Ils assurent être conscients de leur pro-cessus, de leurs faiblesses et de leurs forces. « J’essaye, mais je fait toujours des fautes ».

Par contre, seulement la moitié est capable de se proposer des objectifs clairs par rapport à leur apprentissage. Par exemple, un informateur reconnaît son problème avec les chiffres quarante, soixante, soixante-dix, quatre-vingt, quatre-vingt-dix et leurs combinaisons en français et nous explique que son but est de connaître par cœur les différences et d’effacer ses doutes prochainement. Malheureusement ce n’est pas le cas de tous les informateurs.

Néanmoins, malgré la carence d’objectifs clairement définis, tous affirment être conscients des erreurs qu’ils font et que les aspects les plus difficiles de la langue étrangère leur échappent. Les analphabètes comprennent qu’il faut ordonner les mots pour que ceux-ci prennent sens. Une de nos informatrices, nous offre un clair exemple. Pour elle des phrases telles que: « le séjour de la salle » par « la salle de séjour », « les photos à la maman » par « la maman sur les photos » entre autres, pose encore des problèmes de syntaxe. Ils comprennent aussi qu’un verbe signale une action, mais l’emploi d’une conjugaison leur demande beaucoup d’application et de mémorisation. Certains emploient des expressions bancales qui se sont fi-gées. Par exemple, la femme espagnole emploie toujours « à les » pour « aux »,

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« sa » pour « leur », et d’autres interférences de vocabulaire entre l’espagnol et le français, par exemple « bien seguro » pour « bien sûr ». Les faux-amis entrainent des nombreuses petites erreurs: « después » pour « depuis »…

2.18 Stratégies affectives

Cinq personnes sur six signalent que malgré une certaine anxiété pour se faire comprendre, ils essaient de se détendre pour mieux communiquer. Lorsqu’ils pen-sent avoir bien réussi et aussi fait des progrès dans la langue étrangère, ils en retirent une légitime fierté à leur point de vue. Leur motivation en sort renforcée. « J’aime bien quand je parle en arabe avec les personnes dans le foyer et les mo-niteurs ou même les professeurs qui ne parlent pas arabe me demandent traduire du français à l’arabe ou de l’arabe au français. Je me sens utile et quand je ne suis pas là, parfois ils (les moniteurs) m’appellent chez moi pour les aider ».

La totalité des interviewés est d’accord sur le fait que le plus important est de communiquer. Bien qu’ils aient peur de se tromper quand parlent, ils essaient de profiter de toutes les occasions de parler.

2.19 Stratégies sociales

Sans doute, arrivons-nous à observer des tactiques très développées chez les an-alphabètes bilingues. Même ceux qui semblent « timides » ont des stratégies so-ciales très étendues. La totalité des interviewés a signalé les utiliser. La femme ivoirienne commente « j’ai eu même un petit-ami espagnol, avec lui je parlais seu-lement l’espagnol parce que lui ne connaissait rien d’autre, nous nous sommes bien entendu parce qu’il avait des autres amis qui comme moi ne parlaient pas très bien ».

Tous ont besoin de parler à haute-voix et de réfléchir en solitaire pour apprendre (même s’ils sont aidés). Ils affirment que lorsqu’ils ne comprennent pas quelqu’un ils lui demandent de répéter ou de parler moins vite. « Quand je travaillais à l’atelier je demandais toujours si j’avais des doutes, après on peut avoir des pro-blèmes pour pas avoir bien compris ».

Ils apprennent aussi avec un partenaire ou avec d’autres personnes en petits groupes. Par exemple en regardant la télévision, il est plus facile de demander aux autres des explications ponctuelles. L’aide d’autres personnes les soutient et les incite à interagir. L’informateur franco-tunisien explique « je n’aime pas travailler seul, surtout maintenant que je suis à la retraite je n’aime pas être seul, si je suis à la maison et je regarde la télé j’aime bien que ma femme m’explique des choses ».

Tous admettent demander aux amis ou à d’autres interlocuteurs de corriger leurs erreurs. Selon un interviewé, c’est la seule manière d’apprendre car il se souvient ensuite de la situation, de la correction et de la personne qui l’a faite.

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Personne n’a signalé une préférence pour ne parler qu’avec des personnes ayant le même niveau de langue qu’eux, soit parce qu’ils sont déclaré ne pas connaître leur « niveau », soit parce qu’ils pensent que dans la vie parler est nécessaire pour communiquer. Quelqu’un qui a besoin de s’exprimer fera tout son possible pour arriver à son but. De coup il est possible de parler avec n’importe qui si la per-sonne veut parler.

Tous avouent que demander des explications linguistiques à des personnes qui savent est le moyen le plus efficace pour apprendre de nouvelles données. La curiosité est signalée comme un grand soutien. C’est grâce à leur intérêt pour ap-prendre et leurs envies de s’améliorer que chaque jour ils peuvent acquérir de nouvelles connaissances au niveau oral. L’informatrice d’origine espagnole signale: « Je demande toujours, je peux passer pour « preguntona»3, mais j’aime bien apprendre de nouvelles choses ».

2.20 Mécanismes de traduction entre langue maternelle et deuxième langue

Deux sur six, signalent que lorsqu’ils parlent en L2, ils pensent toujours dans leur langue maternelle et traduisent ensuite. Les personnes qui le déclarent se référent à des langues apprises à l’âge adulte. C’est le cas d’une femme marocaine qui par-le l’arabe et le berbère, mais la L2 qu’elle traduit est l’espagnol. D’autre part, notre informateur qui parle sicilien, italien et français fait la traduction de l’arabe comme L2 au français qui est déjà une L2 apprise pendant la petite enfance.

Cinq sur six parlent la L2 en pensant toujours en L2. L’informateur qui a déclaré antérieurement parler quatre langues ne traduit que l’arabe en français. Ainsi, il pense et parle les autres langues, directement sans passer par la traduction.

En relation aux possibles mélanges de codes de la langue maternelle avec la L2, seule une personne a indiqué qu’elle se sert de sa langue maternelle lorsqu’elle méconnait un mot en L2. Par contre, elle explique qu’il s’agit d’un contexte spécifi-que, comme par exemple lorsqu’elle parle avec ses enfants qui sont également bilingues et qui comprennent tout de suite son idée. Curieusement il s’agit de la même et unique personne qui admet que l’usage de la langue maternelle peut provoquer des erreurs en L2, de même lorsqu’elle traduit de façon littérale des structures ou des mots qui n’existent pas en L2. Cette réflexion autour de la lan-gue est très intéressante, car il existe un raisonnement grammatical malgré l’absence de connaissances dans le domaine. Elle est consciente de ses erreurs, de ses mélanges linguistiques, nonobstant elle persiste à les employer parce qu’elle est comprise et a fossilisé ses fautes. Malgré cela nous ne pouvons pas penser que le fait de faire des erreurs dans sa deuxième langue est le produit de sa condition d’analphabète, car il est bien entendu que même les lettrés dans leur langue ma-

3 Très demandeuse.

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ternelle n’arrivent pas, parfois, à utiliser le mot exact ou l’expression qu’il faut pour être précis et clair.

La moitié des informateurs déclarent qu’il est plus facile d’apprendre une structure nouvelle s’ils la comparent avec celle de leur langue maternelle. Il s’agit notam-ment des bilingues de langues latines: espagnol/français, français/italien et fran-çais/espagnol. Ce dernier cas concerne quelqu’un qui a appris le français pendant l’enfance, sans être cependant sa langue maternelle. Les autres informateurs ne trouvent pas beaucoup de similitudes entre leur langue maternelle et la nouvelle langue trop différente: par exemple la femme ivoirienne qui parle le jula et le fran-çais, entre autres.

2.21 Les différents types d’apprentissage

Pour classer les types d’apprentissage chez les analphabètes bilingues distinguons quatre modèles: Analytique, Global, Auditif et Kinesthésique.

Comme son nom l’indique, le modèle analytique donne la priorité à la décomposi-tion de la langue. Le locuteur aime pratiquer la prononciation, analyser et connaî-tre les règles. Il se décide à parler lorsqu’il se sent sûr qu’il ne fera pas de fautes. Quatre personnes sur six ont indiqué être d’accord avec cette affirmation, bien qu’ils sachent qu’il n’est pas possible de parler sans faire de erreurs. Du coup, ils proposent que l’énoncé devrait être « j’essaie ne faire pas de faute» (sic).

Le modèle global s’oriente vers une compréhension plus complète et plus géné-rale. Le locuteur préfère voir la télévision, écouter la radio et parler la L2, car il est plus important de communiquer que de commettre des erreurs. Avant cette défini-tion, tous les informateurs déclaraient faire partie du type d’apprentissage global, « parfois je ne comprends pas tout, par exemple pour les appels téléphoniques, mais j’essaye quand même arriver à me faire comprendre et dire ce que je veux et ce que je ne veux pas ».

Le modèle auditif, logiquement, se retrouve dans la totalité de notre public. Ce type d’apprentissage convient à ce public qui acquiert des nouveaux éléments lin-guistiques en écoutant. Le locuteur utilise beaucoup l’oreille car il comprend et enregistre facilement. L’oreille compense l’absence de lecture. Une informatrice signale « j’aime écouter la télé, parfois je la regarde pas, par exemple pendant que je suis à la cuisine ou en nettoyant la maison j’imagine les images et après je la regarde pour voir si c’est la chose que j’imaginais » (sic).

Le modèle kinesthésique utilise bien sûr le mouvement. Le locuteur a besoin de saisir des objets, de se déplacer, de réaliser des efforts physiques pour se faire comprendre et pour apprendre de nouveaux éléments. Ce type d’apprentissage est utilisé par deux sur six des personnes interviewées, notamment par les deux fem-mes moins âgées qui ont un travail physique. Elles associent probablement les

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mouvements qu’elles font dans le contexte du travail aux nouveaux apprentissages linguistiques. « Quand j’ai besoin de savoir si quelque chose est dessous ou des-sus, je signale avec la main si est en bas ou en haut », « j’ai appris le mot soulever quand j’ai déménagé ».

3 Synthèse des résultats

Le public analphabète interviewé a appris une seconde langue en reconnaissant ses erreurs et en faisant des essais. L’acquisition de la seconde langue a été faite grâce au désir de communiquer. L’immersion dans un milieu bilingue a clairement facilité l’apprentissage, car l’utilisation des deux langues (ou plus) a été non seu-lement nécessaire mais aussi valorisée. La pratique d’une langue dans leur envi-ronnement leur permit d’en internaliser la grammaire au fur-et-à-mesure, sur des années. L’exposition répétée à des dialogues oraux induit des connaissances qui leur ont permit de faire des encodages implicites des règles grammaticales de la deuxième langue.

Selon le type de bilinguisme, relativement au langage et à la pensée (composée ou coordonnée) il reste difficile de réaliser une analyse accomplie et minutieuse. Par contre, les personnes interviewées ont signalé pouvoir distinguer clairement leur langue maternelle de la L2, car ils identifient deux systèmes linguistiques parallè-les. La compétence est avérée dans les deux langues. Il ne s’agit pas de personnes qui se « débrouillent » avec des codes linguistiques différents, mais qui maîtrisent réellement deux langues.

Il faut préciser que l’âge joue un rôle très important sur le plan cognitif et socio-culturel, mais aussi le contexte d’acquisition et l’utilisation des deux langues. Les bilingues analphabètes avec lesquels on a travaillé appartiennent à un groupe as-sez hétérogène. On a trouvé des personnes qui ont appris enfant une L2 (de façon précoce), d’une façon simultanée et d’autres de manière consécutive. Certains ont appris d’autres langues dans leur adolescence ou encore à l’âge adulte. Il n’est pas possible de réunir tous ces cas dans un même type de bilingualité. La dimension d’acquisition selon l’âge offre des données très intéressantes pour mieux compren-dre le phénomène de la bilingualité quand les supports écrits n’existent pas à l’âge adulte.

Notre public développe naturellement une bilingualité additive. Ils mettent en avant le fait d’être bilingue. Peu importe le manque de reconnaissance envers les langues peu valorisées par le reste de la société. Pour les interviewés ce qui compte est la possibilité de pouvoir s’exprimer avec aisance dans leur vie quoti-dienne, malgré leur situation d’analphabètes. Ils ont adopté une deuxième ou troisième langue pour faire partie des nouveaux codes linguistiques et culturels, tout en restant en lien avec leur langue maternelle et leurs relations familiales. Les analphabètes voient le bilinguisme comme un ensemble positif et la condition de

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bilingue synonyme de réussite et de fierté. Une anecdote racontée pour une de nos informatrices montre comme sa condition d’analphabète bilingue est valori-sante pour elle et sa famille. La maîtresse de son petit-fils lui a dit qu’il faut ap-prendre à lire et à écrire pour connaître et apprendre. Leur petit-fils a répondu à l’institutrice que ce n’était pas vrai, car sa grand-mère savait parler l’espagnol et le français sans savoir ni lire ni écrire.

Nous pouvons distinguer l’appartenance et l’identité culturelle présente dans le groupe. En général, il existe une double appartenance très forte entre la langue 1 et la langue 2. Dans la plupart des cas, nous pourrions parler d’une bilingualité biculturelle. Pour des raisons pratiques, dans le cas de locuteurs de plus de trois langues, nous parlons exclusivement de leur relation et appartenance culturelle entre la L1 et la L2.

Ainsi nous sommes en position de formuler des affirmations telles que:

On peut rejeter l’assertion qui dit qu’un analphabète est limité dans ses actions, son cadre de vie et sa réflexion. Nous sommes témoins d’un ap-prentissage basé sur l’auto-formation continue à l’oral. Le but n’est pas d’évaluer leurs fonctions cognitives d’apprentissage en comparaison aux lettrés, mais plutôt de découvrir les différents chemins qui les amènent à une connaissance linguistique.

Le processus d’apprentissage d’une seconde langue pour un analphabète demande beaucoup de temps, d’effort et de discipline. Il est nécessaire d’écouter, de répéter, de faire plusieurs tentatives et de se tromper consi-dérablement. Il s’agit d’un véritable développement des stratégies directes et indirectes. L’immersion linguistique est un atout, mais en même temps un défi.

Par rapport à l’enseignement des langues dans un milieu lettré il semble important de revaloriser l’aspect oral à partir du jeu, des répétitions, des chansons et des documents authentiques qui ne se trouvent que dans le registre oral. De façon à ce que l’expression orale soit faite d’une façon na-turelle et ne revienne pas à la lecture d’un texte écrit. Diverses activités basées sur le principe de l’improvisation et de la mise en scène peuvent donner aux apprenants une invitation à s’exprimer en L2, dans une am-biance détendue et ouverte qui permette aux apprenants à se tromper et à faire des fautes en cherchant des formules valides.

4 Analyses individuelles

Dès la première rencontre, les personnes bilingues analphabètes s’intéressaient au but de la recherche et de ses objectifs. Vives étaient leurs conversations et exi-geantes leur curiosités. Une analyse de donnés nous ramène à des chiffres bien

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éloignées de la réalité humaine de ces voix. Par « informateur », nous voyons cha-que personne qui raconte ses expériences de vie et sa culture: Ce n’est pas une simple réponse pour établir une statistique. C’est pourquoi nous présentons ici une brève analyse individuelle, pour cerner les dimensions de la bilingualité et les stra-tégies de chacun. Les anecdotes donnent vie à ces situations d’apprentissage et dresse des portraits attachants au delà des définitions et des informations recher-chées. Si l’anonymat leur est assuré, chacun offre un profil particulier avec son histoire et ses commentaires.

Parmi les six personnes qui ont accepté les entretiens, nous avons choisi d’en pré-senter quatre, les plus représentatifs, pour éviter les redondances et mieux souli-gner les données qui éclairent notre propos.

4.1 L’inspiratrice: «Je suis analphabète, pas bête »

Elle est analphabète. Cette situation est loin d’être une condition handicapante. Selon elle, c’est une caractéristique de sa personnalité. Elle a un charisme extraor-dinaire et une mémoire exceptionnelle. Elle est capable de connaître par cœur des recettes, des histoires, des dates et des numéros, ses comptes en banque, les généalogies familiales.

Elle est bilingue espagnol/français. Selon les dimensions de la bilingualité nous observons qu’elle possède une compétence équilibrée dans les deux langues. Elle a acquis le français à l’âge adulte. Par son rapport socioculturel avec la L2, elle pré-sente une bilingualité additive. Après toute une vie en France où elle a formé une famille avec des enfants et des petits-enfants français, elle déclare appartenir à la culture française autant qu’à l’espagnole en démontrant ainsi une bilingualité bi-culturelle évidente.

Cette dame appartient à la migration espagnole des années cinquante, pendant la dictature espagnole du Général Franco. Sa famille habitait à la campagne aux envi-rons de Salamanca. Lorsque elle était petite, elle travaillait aux travaux des champs et dans son rôle de fille aînée devait s’occuper de ses frères et sœurs plus petits. Du coup, elle n’a jamais fréquenté l’école en Espagne. À l’âge de 19 ans, elle et sa famille ont immigré en France. Sans savoir parler le français, elle a commencé à travailler dans une usine à Lyon. Au long de sa vie, elle a eu de multiples possibili-tés d’apprendre à lire et écrire. Systématiquement elle a refusé, car son but était apprendre à lire et à écrire par nécessité quand son fils serait au service militaire et qu’elle aurait dû lui écrire des lettres, comme l’avait fait sa mère. Par contre, l’apparition et l’utilisation massive du téléphone a facilité la communication. À ce moment-là elle a refusé de s’alphabétiser, car elle n’en voyait pas l’utilité ni la mo-tivation affective qui l’aurait satisfaite au début de cette démarche.

Les techniques qu’elle a le plus utilisées dans son apprentissage sont des stratégies compensatoires. Par exemple elle s’exprimait en faisant des mimiques pour

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d’expliquer le sens d’un mot méconnu. Elle reconnaît des sigles ou des logotypes qui accompagnent des écrits ou de la publicité. Les stratégies sociales et affectives, ont été peu à peu très développées. Elle assure que ce sont les envies et la curiosi-té qui rendent l’apprentissage possible. Selon elle, il faut maintenir un maximum de contact avec les personnes qui parlent la L2. Ne jamais s’enfermer dans la timi-dité est une règle importante pour toute personne désirant être bilingue.

Selon les grilles de l’analphabétisme, le cas de cette femme la classerait dans la case des « défavorisés ». Or, elle est fière pour plusieurs raisons: fière de parler deux langues avec aisance, fière d’avoir réussi sa vie par rapport à ses schémas. Son parcours lui prouve les valeurs de ses capacités cognitives, autre que la lec-ture et l’écriture. Sa réflexion et sa vision du monde lui permettent d’être en dé-saccord avec les émissions de télévision qui montraient les analphabètes comme des incapables par rapport aux personnes lettrés. L’idée communément répandue est de penser les analphabètes comme des personnes démunies et arriérées habi-tant au fin fond de la campagne. Or les personnes analphabètes, capables de tenir une conversation intéressante est peut-être plus répandue que ce qu’on pourrait croire. Tout est dans la vision du monde que nous, comme lettrés et professeurs, avons des personnes qui savent communiquer et s’exprimer exclusivement à l’oral. Lorsqu’elle nous explique que «analphabète n’est pas synonyme de bête ou igno-rant». Nous comprenons et ajoutons que quelqu’un lettré n’est pas synonyme d’érudit ni de savant non plus.

4.2 Un sicilien multiculturel: «Il ne faut pas avoir honte de ce que nous sommes»

Notre informateur est le seul homme du groupe. Il nous semble important présen-ter son expérience, car généralement l’analphabétisme est plutôt un phénomène très lié au genre féminin. Cet homme bilingue a été employé dans une importante entreprise de camions et embauché comme chef d’atelier. Sa plus grande fierté était de n’avoir pas besoin de savoir ni lire ni écrire car il y avait une secrétaire qui s’occupait de toutes les démarches administratives de l’atelier et aussi de ses pa-piers. Fier aussi du fait d’avoir passé son permis de conduire à l’oral, après avoir appris par cœur le code de la route et les modalités de l’examen. Lorsqu’il devait savoir connaître quelque chose pour son travail, sa femme le lui lisait à voix haute et le lui enregistrait. Il le répétait ensuite.

Son parcours de vie est tout simplement étonnant. Issu d’une famille sicilienne, il est né en 1940 en Tunisie. Sa famille avait migré pour des raisons économiques dans l’ancienne colonie française. Sa langue maternelle a été le sicilien par ses parents, mais le français a été présent depuis sa petite enfance dans son environ-nement immédiat. Contrairement aux autres personnes interviewées, il a été scola-risé dans une école primaire francophone. Mais il n’a pas réussi à apprendre à lire ou à écrire à cause de dyslexie et autres complications qui n’ont pas été traitées à

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l’époque où il aurait pu apprendre. Devant ce problème psychopédagogique qui a semblé très compliqué ses parents ont décidé de lui faire apprendre un métier et l’ont retiré de l’école. Il a travaillé dans un atelier de mécanique avec son père. À l’âge de seize ans, il signale avoir commencé à apprendre l’arabe par nécessité, puisque dans son travail il y avait des monolingues arabophones qui ne compre-naient pas très bien le français. Après avoir travaillé en Tunisie il a été nommé chef d’atelier en France dans la même boîte qui travaillait. À l’âge de vingt ans avec sa femme ils ont commencé à apprendre l’italien en utilisant les émissions de télévision comme outil d’apprentissage. Ils ont déménagés en France où ils ont fondé leur famille.

Par rapport aux dimensions du bilinguisme, nous pouvons observer que le français a pris une importance plus grande que le sicilien au cours de leur vie, car une fois ses parents décédés il n’a plus parlé sicilien. Le français reste la seule langue ma-ternelle et l’italien comme L2. Quant aux compétences la langue dominante est sans doute le français, car le patois sicilien devient de moins en moins utilisé. Il a appris le sicilien et le français d’une façon précoce et simultanée, l’arabe à l’âge adolescent et l’italien à l’âge adulte. Par rapport aux statuts socioculturels des lan-gues, nous pensons que l’arabe et l’italien ont été adoptés avec une bilingualité additive, car tous les deux langues sont était apprises volontairement par sa propre motivation. Son appartenance culturelle est selon sa propre définition: multicultu-relle. Son expérience de vie l’a amené à aimer les différentes langues avec leurs différentes cultures. Il utilise le même exemple pour nous indiquer qu’il a quelques notions d’hébreu car il était invité par ses amis au jour du « Grand pardon ». Il pense que chaque fois qu’il parle une langue, cela lui permet de transmettre un sentiment. Il avoue qu’il adopte des personnalités différentes lorsqu’il parle l’arabe ou l’italien, car il s’agit de langues qui s’entendent différemment.

Les stratégies utilisées sont nombreuses, mais surtout au niveau métacognitif et social. Quant aux techniques de mémorisation il n’utilise pas la technique des ri-mes. Par contre lorsqu’il faut grouper des mots dans une catégorie, il supprime l’information superflue. C’est-à-dire, quand il apprend un mot nouveau ou une expression qui est plus utilisée que celles enregistrées précédemment, il supprime l’ancienne formule et ne laisse dans son schéma mental que la plus utilisée. Quant aux stratégies cognitives, il cherche toujours à comprendre le sens global de l’information. S’il lui est impossible de comprendre ou s’il existe des difficultés, il divise en parties le mot ou la phrase pour trouver le sens. Finalement, lorsqu’il explique ses capacités à parler plusieurs langues, une grande fierté et une forte motivation l’incitent à continuer d’apprendre. Ainsi, une fois à la retraite, il a conti-nué à travailler comme bénévole dans une association comme moniteur de français pour des arabophones primo-arrivants.

Pour lui, le fait d’apprendre à lire et à écrire n’était pas un bout en soi. Seulement, maintenant à l’âge de 69 ans il en comprend l’utilité il a commencé il y a quelques semaines à prendre des cours de français avec une bénévole du centre d’accueil.

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Pour lui, deux choses sont très claires: «Jamais est tard pour apprendre et jamais il faut avoir honte de ce que nous sommes».

4.3 L’interprète : «Les espagnols ne parlent que l’espagnol»

Mon troisième exemple est celui d’une femme immigrante de Côte d’Ivoire. Vivant en Espagne depuis quelques mois, cette femme analphabète se débrouille assez bien pour communiquer en espagnol. Elle parle couramment le français en plus de trois langues vernaculaires ivoiriennes. Mais elle a énormément de difficulté pour lire et pour écrire. Cette femme ne devrait pas être capable de vivre et de travailler en Europe. Cependant, elle a échappé à la guerre civile de son pays et a vécu dans plusieurs pays entre l’Afrique et l’Europe en travaillant comme femme de ménage, serveuse ou assistante en restauration. Pour des raisons politiques et économi-ques, elle ne peut pas rentrer dans son pays. Son plus grave problème est de de-voir expliquer en espagnol à l’administration qu’elle n’a aucun papier d’identité de son pays, car pendant la guerre elle a perdu tous ses certificats.

Elle prend actuellement des cours d’alphabétisation dans un centre d’éducation pour adultes en Espagne (voir Rapport de stage. Vergara, 2008) où elle a appris quelques notions de lecture. Mais pas suffisamment, car elle a eu de graves pro-blèmes de santé. Pourtant elle arrive à raconter ses expériences à l’hôpital et nous dire sa fierté d’être bilingue. Lorsqu’elle était dans la salle d’attente à cause de sa maladie, elle a servi d’interprète entre une infirmière espagnole et une patiente française qui avait eu un accident. L’aide soignante n’était pas convaincue que la même femme qui n’avait pas pu remplir la feuille de données personnelles pour cause d’analphabétisme pouvait être une interprète prolixe franco-espagnol quel-ques minutes plus tard.

Cette femme parle cinq langues. Distinguer les dimensions de sa bilingualité s’avère assez difficile et délicat car sa relation avec les langues est assez complexe. Il n’empêche qu’elle a pu étendre ses capacités linguistiques vers une nouvelle langue: l’espagnol. Elle signale avoir deux langues maternelles: le jula (LA) et le guayara (LB). D’autre part, le baoulé et le français a été appris lorsqu’elle était pe-tite, mais pas dans un contexte familiale, mais régional et gouvernemental respec-tivement. Sa cinquième langue est l’espagnol qu’elle a commencé à parler il y a deux ans seulement. Par contre, l’espagnol est la langue qu’elle parle couramment pour son travail et son milieu social. Malgré cela, elle reconnaît que le français reste plus dominant pour elle que l’espagnol et encore elle a des interférences entre ces deux langues latines.

Quant à l’âge d’acquisition de la bilingualité, nous observons quatre langues acqui-ses de manière précoce. Le jula et le guayara d’une façon précoce simultanée et le baoulé et le français en acquisition précoce consécutive. L’espagnol a été acquis à l’âge adulte.

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Dans sa relation socioculturelle avec la L2 elle présente visiblement une bilingualité additive avec l’espagnol. Depuis qu’elle habite en Espagne elle précise qu’elle n’a plus des relations avec des personnes de Côte d’Ivoire, mis à part les contacts téléphoniques avec sa mère et son fils qui habitent en Afrique. Elle nous explique que le fait d’être toute seule dans un milieu hispanophone lui a permis d’apprendre l’espagnol par nécessité, très rapidement. Elle assure que « les espagnols ne par-lent que l’espagnol » et que cette contrainte a était un atout pour elle, car elle doit s’efforcer tous les jours de s’améliorer. Quant à son appartenance culturelle, il est compliqué de placer cette femme dans un contexte. Sa situation administrative et familiale reste très compliquée. Elle est sans-papier et habite toute seule à Madrid, la seule relation qu’elle garde avec sa culture et sa langue maternelle sont de rares contacts téléphoniques avec sa mère et son fils. En Espagne, elle ne parle pas sa langue maternelle non plus, car elle ne connaît pas d’ivoiriens de sa région à Ma-drid. Lorsqu’elle rencontre quelqu’un qui parle français elle est ravie, car elle se sent à l’aise avec cette langue, mais le français reste la langue administrative de son pays et non pas la langue affective comme celles de sa famille et sa région. Malgré ses efforts à bien parler pour faire partie de la société espagnole elle reste-ra toujours une immigrante d’origine africaine. Nous pouvons penser qu’il s’agit d’une appartenance acculturée anomique, par des raisons ethno-physiques et cul-turelles assez marquées qui empêchent cette femme d’exprimer son appartenance à la culture hispanique.

Les mécanismes d’apprentissage utilisés par cette femme sont fondamentalement des stratégies de mémorisation. Elle dit organiser de vrais dictionnaires mentaux pour se rappeler de nouveaux éléments linguistiques. En même temps, elle utilise des stratégies cognitives, en avouant chercher des ressemblances entre la langue espagnole et les langues antérieurement apprises. Les stratégies compensatoires soulignent aussi sa motivation pour se faire comprendre. Elle signale que lors-qu’elle ne peut pas se faire comprendre, elle produit des bruits ou des sons ono-matopéiques. Même si ça semble ridicule, elle affirme qu’il est pire d’avoir peur et de ne pas arriver à communiquer ses idées. Elle a profondément réfléchi à son apprentissage et elle se fixe des objectifs clairs. Cette femme veut apprendre à écrire et à lire l’espagnol. En même temps, un de ses prochains projets est d’apprendre à parler l’anglais. Elle rêve d’être interprète en plusieurs langues. L’expérience de l’hôpital à été une formidable situation où elle a fait fonctionner ses connaissances en langues pour aider les autres à communiquer.

4.4 Du tzigane au français: «Une nouvelle langue, une nouvelle vie »

Cette femme a refusé avoir un rendez-vous physique. Car sa condition de sans-papiers la rend très vulnérable. Son expérience est très curieuse, car il s’agit d’une femme d’origine tzigane qui a coupé toute relation avec son peuple. Après avoir été une femme battue pendant des années, elle s’est retrouvée seule avec quatre

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enfants et elle à décidé de commencer une nouvelle vie, d’apprendre le français et de vivre en France.

Ainsi, l’entretien a été téléphonique et n’a duré qu’une demi-heure. Malgré cette difficulté, on a pu récupérer rapidement des informations à propos de ses straté-gies d’apprentissage. Arrivée en France depuis la Yougoslavie il y a huit ans, elle parle couramment le tzigane, le serbo-croate et le français. Il est nécessaire de signaler qu’elle compte sur le soutien du personnel d’associations qui travaillent avec les immigrants sans-papiers. C’est grâce à la Directrice du centre qu’on a pu établir le contact.

Malgré son rejet pour sa langue maternelle, le tzigane reste sa langue dominant dans la pensée. Le serbo-croate a été acquis pendant l’enfance, d’une manière précoce consécutive. Le français a été appris à l’âge adulte il y a quelques années. Quant aux statuts socioculturels, il est délicat et compliqué de donner un avis. Apparemment, l’acquisition du français se déroule dans une bilingualité additive, car elle a exprimé explicitement ses envies d’apprendre le français volontairement. Par contre, son appartenance culturelle reste plus difficile à définir, car il s’agit d’une personne qui est en train de vivre un processus personnel très délicat. Elle veut supprimer tout type de relation avec la culture tzigane en commençant par la langue, en interdisant à ses enfants de parler tzigane et en privilégiant le français. Nous pourrions être vis-à-vis encore une fois d’un cas d’appartenance acculturé anomique.

Parmi les stratégies plus utilisées par cette dame nous trouvons la mémorisation. Elle utilise des matériels didactiques destinés à ses enfants pour apprendre de nouveaux éléments linguistiques. Une autre technique est la lecture assistée par ses enfants. Pendant qu’ils lui lisent des livres d’enfant, elle associe les mots avec les images en le leur demandant. Elle affirme aussi apprendre grâce aux chansons que ses enfants ont apprises à l’école. La mélodie est un élément très important pour cette femme qui construit ses propres rimes pour se rappeler d’informations nouvelles.

Au niveau cognitif elle ne réalise pas de démarches telles que la recherche de res-semblances ou de différences entre la langue maternelle et la L2. Par contre, elle utilise spécialement des stratégies compensatoires et sociales qui permettent de maintenir des conversations en L2 ou de se faire comprendre lorsqu’elle en a be-soin. Les stratégies plus affectives sont le plus fragiles à cause d’un passé difficile qu’elle a quitté et par le manque de confiance en elle-même. Par contre, l’aide des ses enfants compensent cette faiblesse. Il lui est encore difficile de parler sans traduire entre la langue maternelle et la langue étrangère. C’est un point important dans ses démarches métacognitives. Elle apporte beaucoup de conscience et de sérieux à son apprentissage. Ce qui permet d’être optimiste quand à sa manière d’apprendre et à ses progrès.

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5 Discussion

Au long des entretiens, tous les informateurs ont fait preuve d’une profonde ré-flexion par rapport à leur emploi des langues, soit maternelle soit étrangère. Comme nous avons pu le constater il ne s’agit pas d’une simple acquisition de se-conde langue, mais plutôt d’un véritable processus d’apprentissage. Le locuteur analphabète construit ses propres concepts, découvre des nouvelles structures et s’approprie des données pour lui-même. La construction des connaissances se réalise en forme autonome et naturelle. L’évaluation des résultats des expériences présentées soulève plusieurs observa-tions:

1) Modèle constructiviste: Lorsqu’on étudie un groupe de bilingues analphabètes qu’ont acquis la langue étrangère exclusivement à l’oral nous ne pouvons pas ignorer le fait d’associer leur apprentissage lin-guistique au modèle constructiviste. Les axiomes de la théorie cons-tructiviste offre des aspects très semblables à ceux de l’apprentissage d’une deuxième langue chez les analphabètes. Par exemple lorsque l’individu se trouve face à un déséquilibre cognitif, il résout ses pro-blèmes avec des propres moyens personnels. L’interaction sociale se transforme en processus mentaux individuels et en développements cognitifs. Il existe une relation entre le développement social et le dé-veloppement émotionnel. Les tâches communicatives exécutées par les locuteurs se déroulent dans un contexte de réalité. Celui-ci permet aux apprenants d’être motivés pour apprendre non seulement un sa-voir, mais aussi de s’inscrire davantage dans le milieu.

2) Intercompréhension des langues: On a pu observer aussi que les analphabètes bilingues construisent des apprentissages linguistiques grâce à l’intercompréhension des langues: c’est le résultat des interac-tions entre leurs dispositions personnelles et l’environnement qui dans un premier temps les oblige à cette approche de la langue étrangère. Il existe un apprentissage significatif où le locuteur est le constructeur de sa propre connaissance, il met en relation des concepts à apprendre et leur donne un sens à partir des ses propres structures conceptuel-les. Il construit donc une nouvelle connaissance en langue étrangère, en la greffant sur des représentations acquises antérieurement ou sur des expériences personnelles dans sa langue maternelle. Pourtant, re-tenons que cette construction débute par la compréhension de la lan-gue étrangère à l’oral et qu’ensuite petit à petit les compétences de production orale commencent à se développer. L’acquisition n’est pas automatique elle se édifié grâce à leur motivation à leur envie d’apprendre. Apprendre une langue étrangère implique de donner des significations aux connaissances, de se construire une représentation

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mentale. Ce processus suppose une élaboration, une sélection et une organisation des informations qui parviennent par différentes voies. Pendant la sélection et l’organisation de l’information, comme aussi dans l’établissement des relations entre eux, il existe un facteur très important qui sont les connaissances préalables à l’apprentissage. C’est-à-dire, les représentations et les conceptions qui permettent d’établir des relations avec la nouvelle langue en l’intégrant à sa struc-ture cognitive première.

3) Rôle spécifique de la mémoire: Selon les variables étudiées pen-dant notre recherche, nous pouvons établir que pour les analphabètes la mémoire est un outil vital: ils ont des capacités de mémorisation remarquables. Néanmoins, il s’agit d’une mémorisation de compréhen-sion qui s’oppose aux idées de mémorisation mécanique ou répétitive. Les signifiants construits sont incorporés aux schémas des connaissan-ces, modifiés et enrichis. L’apprentissage d’une deuxième langue chez les analphabètes est lié à sa fonctionnalité. Connaître la langue leur permet d’affronter de nouvelles situations et de réaliser de nouveaux apprentissages. Lorsque les connexions entre stimulus et schémas de connaissance sont approfondies, plus grand sera leur impact sur la structure cognitive. En conséquence, les apprentissages construits peuvent se transformer en de nouvelles instructions.

4) Auto-formation permanente: Quant aux stratégies cognitives, on a pu détecter dans notre public, des capacités qui font de l’apprentissage de la deuxième langue une auto-formation permanente: des disposi-tions telles que la concentration, la motivation, l’exigence envers soi-même, l'observation et l'écoute attentives. Les attitudes et les straté-gies compensatoires se développent: intervalles de silence, répétitions ou prévoyance du message pour réfléchir et traiter l’information. Les informateurs travaillent avec des unités supérieures au mot. Ils sont capables de faire des anticipations qui fonctionnent comme des hypo-thèses, en associant les nouveaux éléments linguistiques aux connais-sances antérieures. Notre public fait des inférences entre le contexte verbal et le non verbal. Il se sert de ses connaissances personnelles pour comprendre le problème de communication qui présente des dif-ficultés de compréhension. En même temps, ils savent réorienter leurs faiblesses linguistiques en développant d’autres mécanismes comme par exemple la mimique en demandant oralement des informations aux personnes lettrées.

5) Stratégies mises en place: Nos informateurs utilisent suivant des stratégies métacognitives, ils reconnaissent leurs limites et leurs habili-tés. Ils accordent leurs fonctionnements cognitifs au type de tâche. Ils

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sont conscients de leur compréhension et de leurs erreurs. En même temps, la plupart garde la notion de ses objectifs d’apprentissage et de ses limites. Le public bilingue analphabète est capable de gérer sans problèmes des stratégies sociales et affectives : Les échanges commu-nicants s’effectuent de façon fluide en employant les termes adaptés. La plupart d’entre eux assure une attitude active, sans s’angoisser de leurs erreurs. Ils savent solliciter des explications auprès de leur inter-locuteur. Ils sont capables de demander de l’aide si des difficultés de compréhension se présentent. Cette stratégie est une de plus utilisées, malgré le préjugé qui pourrait nous faire croire, qu’en tant qu’analphabètes, ils n’aient pas suffisamment de volonté ou de per-sonnalité pour interagir.

6) Les stratégies d’apprentissage ne se limitent pas à un ensemble de mécanisme pour élargir les connaissances. En s’étendant aussi aux at-titudes et aux attentes de ce public, elles forment un ensemble très puissant. La motivation joue un rôle essentiel dans le processus d’apprentissage qui permet à l’individu de s’auto-former en langues à partir de ses connaissances orales.

Le propos central de ce travail, et nous espérons être parvenus à notre fin, était de proposer un nouveau regard sur le phénomène du bilinguisme chez les analphabè-tes, mais surtout de déceler dans notre public des méthodes d’apprentissage diffé-rentes de celles généralement utilisées, mais tout aussi valables.

Nous n'irons pas ici jusqu'à proposer une méthode pour les lettrés apprenant quel-que langue étrangère. Mais grâce à l’expérience enrichissante des bilingues anal-phabètes, nous soulignons l’importance de l’apprentissage oral d’une langue, à travers différentes stratégies:

La mise en situation réelle et quotidienne de l’apprenant. Du bain linguistique à l’immersion, l’étudiant doit entrer dans un contact étroit avec le nouveau champ linguistique et essayer de s’y identifier

Les jeux de mots, de rimes et les chansons populaires aux refrains faciles à re-prendre en chœur et à répéter jusqu’à le savoir par cœur

L’ambiance amicale et ludique permet aux apprenants détendus d’être mis en confiance pour parler sans avoir peur des fautes et des erreurs.

La motivation d’apprenants qui doivent faire face à des nécessites immé-diates de vie quotidienne: prendre le bus, chercher un rue, partir en voya-ge…

L’environnement linguistique fortifie les apprentissages acquis dans un mi-lieu éducatif: écouter de la musique ou voir des films dans la langue-cible.

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6 Conclusion

Au final, la nécessité de ce public analphabète de s’intégrer au niveau social et linguistique est d’une véritable richesse dans la mise en œuvre de stratégies. Cel-les-ci-peuvent servir de référence pour de futures recherches dans le domaine de la didactique des langues, telles que l’autoformation. Les stratégies d’apprentissage développées par les analphabètes bilingues font preuve d’une motivation extraor-dinaire, d’une capacité d’organisation très claire de leurs connaissances et d’une disposition spontanée à l’autodidaxie. Ce travail m’a permis d’appréhender d’une autre façon le phénomène de l’analphabétisme et de reconnaître chez les analpha-bètes, non seulement leurs faiblesses mais plutôt leurs expériences et leurs con-naissances, tout en valorisant leurs formidables capacités cognitives.

Pourrait-on prévoir dans l’Éducation Nationale un enseignement des langues vivan-tes qui mette en valeur les capacités des élèves soit à l’écrit, soit à l’oral? Pourrait-on prévoir deux groupes d’une même classe qui pendant un semestre pourraient apprendre l’un avec une méthode exclusivement orale, l’autre avec des supports écrits? La formation des deux groupes se ferait-elle par rapport au choix des élè-ves selon leurs motivations?

Ce premier travail est une introduction à une recherche plus approfondie et à une formalisation plus vaste dans le domaine de l’oralité et l’acquisition/apprentissage des deuxièmes langues. Peu d’informations existent sur ce thème, un long travail de terrain sera nécessaire pour poursuivre et affiner une approche académique exploitable.

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8 Annexes

DOCUMENT 1: TABLEAU 7.1: “LEARNING STRATEGIES TAUGHT IN THE COGNITIVE ACA-

DEMIC LANGUAGE LEARNING APPROACH (CALLA)”. O’MALLEY ET CHAMOT (1990)

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DOCUMENT 2 : TABLEAU DE DONNÉES

Informateurs Donnés

Inf. 1 Inf. 2 Inf. 3 Inf. 4 Inf. 5 Inf. 6

1.Âge 68 69 32 33 55 45 2.Sexe féminin masculin féminin féminin féminin féminin

3.État civil veuve marié Célibataire séparée mariée mariée 4.Nombre d’enfants 3 2 1 4 2 4

5. Nationalité franco-espagnole

franco-italienne

Ivoirienne Yougoslave (tzigane)

marocaine marocaine

6.Activité Femme de ménage et retraitée

Chefd’'ateliermécanique Retraité et bénévole

Aide-cuisinière Femme de ménage

femme de ménage

femme au foyer

7.Date d'arrivé au pays de L2

1958 1972 2006 2001 1970 2002

8.Niveau de scola-risation

0 1 an 6 mois 0 0 6 mois

9.Langue(s) Mater-nelle (s)

espagnol Sicilien français

jula, guayara (mankonó)

tziganeSerbo-croate

arabe berbère, arabe

10. Langue 2 français arabe baoulé français

français français Espagnol

11. A quel âge avez-vous appris la L2

19 ans 16 ans 3-4 ans 24 ans 17 ans 39 ans

12. Autres langues / italien espagnol / / /

13. A quel âge avez-vous appris les autres langues

/ italien:20 ans espagnol: 30 ans

/ / /

14. Langue parlée avec la famille

espagnol français et sicilien

jula français tzigane

français /arabe

berbère,arabe

15. Langue parlée avec les amis

français français espagnol français français /arabe

berbère,arabe

16. Langue parlée au travail

français arabe français

espagnol français français /arabe

espagnol