sommaire - l'esprit canut

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2. DU TARIF AU SALAIRE, MÊME COMBAT 3. L’HÔTEL-DIEU AU PURGATOIRE 4. RUPTURE DE CHAÎNE AU MUSÉE 5. LES MAÇONS LIMOUSINS RUE DE LA RÉ 6. LOISIRS DES CANUTS EN 1840 7. LOUIS ANDRIEUX 8. THÉÂTRE DU 4 BIENVENUE AU NOUVEAU DIRECTEUR N Printemps / été 2011—n° 17 Notre dernière édition portait un regard critique sur le musée Gadagne. C’est ici le musée des Tissus qui fait l’objet de toute notre attention. Posons-nous la question : comment est-il possible de mettre à la disposition du public «l’une des plus riches collections textiles du monde» sans présenter en même temps les tech- niques et les savoir-faire des tisseurs dans le contexte de leur production ? On le sait, la beauté et la perfection de ces délicates étoffes sont issues d’un travail long et complexe ; si celui-ci n’est pas montré, «Le visiteur peut sortir ébloui par l’élégance for- melle du musée, par les astuces architecturales et la profu- sion des objets, mais aussi ignorant qu’il y était entré, confor- té dans ses préjugés au lieu d’en être débarrassé»*…. Une collection, même prestigieuse, ne peut plus être la seule raison d’être d’un musée. Elle doit encore donner à voir et à penser, montrer ce qu’elle signifie d’une part d’aventure hu- maine. Concevoir aujourd’hui un musée implique, de la part de ceux qui en ont la charge, d’être attentif aux vœux du pu- blic, des professionnels et des associations concernées. Le «pôle de la soie et des canuts», instance mise en place par la municipalité à la demande des intéressés, dont nous sommes, nous paraît être un lieu approprié pour présenter des propositions concrètes d’amélioration. D’ici là nous vous invitons le mercredi 18 mai à 20h30 au Cinéma Saint-Denis à notre prochaine conférence « Lyon, la rose, la soie » . A très bientôt ! * « le musée du quai Branly ou l’histoire oubliée » C. Coquery-Vidrovitch (article) B. Warin 16, rue Célu - 4 e sommaire Association l’Esprit Canut - Maison des Associations - 28, rue D. Rochereau - 4 e 04 27 44 81 68 - http://lespricanut.free.fr Directeur de la publication : B. Warin Issn n° 1959413 - Impression : Atelier Recto Verso DES TISSUS, DES METIERS, DES HOMMES...

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Page 1: sommaire - L'Esprit Canut

2. DU TARIF AU SALAIRE, MÊME COMBAT 3. L’HÔTEL-DIEU AU PURGATOIRE 4. RUPTURE DE CHAÎNE AU MUSÉE 5. LES MAÇONS LIMOUSINS RUE DE LA RÉ 6. LOISIRS DES CANUTS EN 1840 7. LOUIS ANDRIEUX 8. THÉÂTRE DU 4 BIENVENUE AU NOUVEAU DIRECTEUR

N

Printemps / été 2011—n° 17

Notre dernière édition portait un regard critique

sur le musée Gadagne. C’est ici le musée des Tissus qui fait l’objet de toute notre attention. Posons-nous la question : comment est-il possible de mettre à la disposition du public «l’une des plus riches collections textiles du monde» sans présenter en même temps les tech-niques et les savoir-faire des tisseurs dans le contexte de leur production ?

On le sait, la beauté et la perfection de ces délicates étoffes sont issues d’un travail long et complexe ; si celui-ci n’est pas montré, «Le visiteur peut sortir ébloui par l’élégance for-melle du musée, par les astuces architecturales et la profu-sion des objets, mais aussi ignorant qu’il y était entré, confor-té dans ses préjugés au lieu d’en être débarrassé»*….

Une collection, même prestigieuse, ne peut plus être la seule raison d’être d’un musée. Elle doit encore donner à voir et à penser, montrer ce qu’elle signifie d’une part d’aventure hu-maine.

Concevoir aujourd’hui un musée implique, de la part de ceux qui en ont la charge, d’être attentif aux vœux du pu-blic, des professionnels et des associations concernées.

Le «pôle de la soie et des canuts», instance mise en place par la municipalité à la demande des intéressés, dont nous sommes, nous paraît être un lieu approprié pour présenter des propositions concrètes d’amélioration.

D’ici là nous vous invitons le mercredi 18 mai à 20h30 au Cinéma Saint-Denis à notre prochaine conférence « Lyon, la rose, la soie » . A très bientôt ! * « le musée du quai Branly ou l’histoire oubliée » C. Coquery-Vidrovitch (article) B. Warin

16, rue Célu - 4e

sommaire

Association l’Esprit Canut - Maison des Associations - 28, rue D. Rochereau - 4e

� 04 27 44 81 68 - http://lespricanut.free.fr

Directeur de la publication : B. Warin

Issn n° 1959413 - Impression : Atelier Recto Verso

DES TISSUS,

DES METIERS,

DES HOMMES...

Page 2: sommaire - L'Esprit Canut

O On a largement décrit les révoltes des canuts ; les ouvrages cités en référence en témoignent comme en témoignera aussi le prochain « Novembre des canuts » lors du 180ème anni-versaire de l’émeute insurrectionnelle de 1831. Bien sûr, nous en serons comme vous en serez. Mais au-delà de l’événement, l’histoire des ca-nuts est-elle une matière vivante ? Y-a-t-il encore quelque chose à apprendre d’eux ? En quoi ces ouvriers sont-ils exemplaires ? La haute conscience qu’ils eurent de la valeur de leur travail, du prix auquel ils devaient être payés, comme du rôle de la puissance publi-que comme arbitre-régulateur des abus des employeurs sont, de notre point de vue, les as-pects essentiels que nous retenons. Car depuis l’origine de l’activité de la soierie, les ouvriers canuts n’eurent qu’une cons-tante : la reconnaissance de leur travail au travers de son prix dans la cadre d’une garantie minimum du salaire, qu’ils appelèrent LE TARIF.

Toujours revendiquée, y compris face aux marchands-fabricants-banquiers tout puis-sants soutenus par des pouvoirs politi-ques autoritaires soumis totalement au libéralisme économique, cette garantie, toujours promise ne fut jamais obtenue. Qu’il s’agisse des monarchies (absolues ou constitutionnelles), des révolutions (1789, 1830, 1848), des républiques ou des empires, la bataille du TARIF, menée au prix du sang, ne s’éteignit point. Les canuts nous apprirent que la bataille du prix du travail n’est jamais terminée.

Aussi, la Croix-Rousse fit-elle avancer le monde lorsqu’en se soulevant elle cria « Vivre en travaillant ou mourir en com-battant ». Dans leurs émeutes, insurrec-tions, les ouvriers en soie inventèrent le salaire minimum garanti, ont comparé le salaire à l’évolution des prix, interpelé l’Etat dans son rôle de régulateur. Ces géants ont placé la valeur travail au centre de l’activité humaine comme ils ont remis en cause la forme inégalitaire du monde, où tout est centré sur le coût du travail humain, tandis que certains « s’enrichissent même en dormant ». Et leur monde est, toutes proportions gardées, tou-jours le nôtre. Voilà pourquoi il est bon de célé-brer les canuts, ces visionnaires. 1- De l’artisanat à la forme capitaliste du tis-sage des soies Tout commence lorsque Charles VIII (1436) autorise « tout artisan à travailler la soie en bou-tique sans y être empêché », puis que François 1er (1536) invite « les italiens à s’installer à Lyon » permettant les transferts de technologie

et de capitaux nécessaires, la constitution de

grandes fortunes. C’est pourquoi, cent ans plus tard (1619), les « financiers appelés aussi mar-chands » sont exclus de la « Fabrique » qui redevient alors artisanale à la très grande satis-faction des artisans-tisseurs et de leurs ouvriers.

Toutefois, sous les pressions des marchands-financiers, ces derniers seront réintégrés dans la fabrique en 1667, et, malgré les émeutes d’ou-vriers à Lyon et dans les faubourgs voisins (Croix-Rousse, Vaise), l’Ordonnance Consulaire (1731) leur octroie définitivement la maîtrise totale du tissage des soies : coûts et organisa-tion de la production, des prix de vente, des sa-laires. L’échec des émeutes de 1745 consacrera la forme capitaliste de l’organisation colber-

tiste de l’industrie de la soie.

Désormais, la question du salaire ne cessera de se poser ! �1779 et 1786 un tarif régulateur minimum est ébauché qui ne sera jamais appliqué. �1789, Révolution. Rien de nouveau. Pire, la loi Le Chapelier (1791) interdit « toute association entre gens du même métier et toute coalition, base du libéralisme économique ». C’est une catastrophe sociale et politique. A Lyon les émeutes se succèdent, durement réprimées ; les clubs révolutionnaires fleurissent, y compris chez les femmes ! Des comparaisons entre hausse des prix et pouvoir d’achat �1793 (janvier), le Comité de Salut Public de Lyon convoque une commission mixte fabri-cants-artisans fixant une augmentation de 30% pour l’aune tissée, avec un blocage des prix des produits de première nécessitée car « le mar-

chand a un pied sur la gorge de l’ouvrier et lui dit pense comme moi, veux un roi ou meurs de faim ». �L’échec de l’insurrection royaliste lyonnaise fin 1793 sera l’occasion d’annuler la mesure sala-riale. Répression féroce. Denis Monnet et Fran-çois-Joseph L’Ange sont condamnés à mort pour n’avoir pas démissionné de leurs fonctions électi-ves municipales pendant le siège royaliste de Lyon.

Le Premier Empire : une sorte d’âge d'or 1804, affluence de commandes pour les demeu-res impériales sous l’impulsion de Joséphine de Beauharnais qui introduit le motif des roses. Création des Prud’homme.

Les conséquences terribles de la crise économique 1826, la grande crise économique pendant la Restauration (Charles X), cause la ferme-ture de 11000 métiers sur plus de 40000. Par rapport à 1812 le salaire s’effondre de plus de 50% suite à « une concurrence infernale ». 1830, l’ouvrier ne gagne pas le tiers de ce qu’il gagnait en 1810, ni la moitié de ce qu’il gagnait en 1824 . La journée dure de quinze à dix-huit heures, même pour les enfants de 11 ans. Le canut est décrit comme « une des races les plus chétives d’Europe ». Or le canut est un artiste. Chaque ouvrier, aidé de sa famille, possède sa « patte identi-fiable » au fini de la soie tissée. Avec le métier à bras tout travail commencé par l’un doit obligatoirement être fini par ce dernier. Mais son art est nié pour mieux en justifier le sous-paiement. Aussi le canut est-il décrit comme un être « chétif, malingre, patibu-laire, repoussant ». Ses conditions de vie sont très difficiles, le salaire est toujours insuffisant, la misère règne. Mais le canut est fier. Sa prise de conscience sociale ira de pair avec celle de son art. La pire des

situations étant celle de l’Edit Somptuaire qui contraint au chômage... 2- Un « grand Lyon » d’ouvriers majoritaire-ment précaires en 1830.

Si Lyon compte alors 133000 habitants, avec les villes des faubourgs de La Guillotière (21000), de la Croix-Rousse (16000), de Vaise (5000), de Caluire (5000), le « Grand Lyon » c’est 180000 personnes (104400 ouvriers dont 52000 pour la soie). Au sommet 600 négociants-fabricants « ne fabriquent rien », au milieu 7000 à 8000 maîtres-ouvriers possèdent les métiers dans leurs ate-liers, et, (en intérim avant la lettre), 40000 ou-vriers canuts (83% de la profession et près de 30% de la population) travaillent à la tâche pour un ouvrage défini, puis sont débauchés à sa fin.

S’ils retrouvent de l’ouvrage, ce sera forcément moins payé compte tenu des délocalisations,

De leur tarif à nos salaires, le même combat !

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Page 3: sommaire - L'Esprit Canut

L L’Esprit Canut était présent lors de la communication

du groupe Eiffage, de l’architecte Didier Reppelin et

du maire de Lyon sur l’avenir de l’hôtel-Dieu, le 15

février dernier à l’Hôtel-de-Ville. Malgré l’entreprise

de séduction à laquelle ces derniers se sont livrés

dans le salon Justin Godart, nous n’avons pas été

convaincus et l’avons fait savoir. La solution « hôtel

de luxe », en effet, malgré la présence-alibi d’un discret musée de la médecine, ne nous semble pas correspondre à ce que ce

bâtiment prestigieux incarne dans la mémoire et dans le cœur des Lyonnais. Et nous avons dénoncé tout autant le manque

d’imagination que le mauvais goût qui a présidé à un tel choix.

On nous a fait comprendre que la ville avait justement besoin d’un lieu de prestige pour accueillir ses hôtes de marque ! Et

que la rénovation du quartier la Duchère compensait en termes d’action sociale ce que celle de l’Hôtel-Dieu pouvait avoir à

nos yeux de choquant !

La décision étant prise en amont depuis fort longtemps, nous nous sommes interrogés sur l’opportunité d’organiser ce type de

réunion où la contestation n’est visiblement pas la bienvenue. Le tout-communication et le tout-luxe, face au respect qu’on

doit au patrimoine et à la communauté, auraient pourtant dû y trouver leurs limites.

Mais hélas, il n’en fut rien. Roland Thévenet

L’HÔTEL-DIEU AU PURGATOIRE !

des usines-pensionnats, du recrutement de nou-veaux canuts dans les campagnes environnan-tes, de l’emploi des femmes et des enfants, avi-des hélas de travailler, à n’importe quel prix !

Et pendant que les négociants invoquent les « concurrences suisses et anglaises », le préfet du Rhône affirme que « les fabricants supportent avec courage les pertes que les entreprises de commerce éprouvent de la crise commerciale », et les ouvriers chargés de famille sont dans l’im-possibilité de subvenir à leurs besoins. Aussi, victimes des prêteurs et des usuriers, ils sont emprisonnés pour dettes, et le bureau de bienfai-sance est dans l’obligation de leur tendre des secours en nature, et chaque jour « on trouve 5 enfants abandonnés dont 2 par leur mère à la naissance ». Aussi 1831 et 1834 voient des émeutes succes-sives pour obtenir « un tarif minimum à l’aune tissée », suivies des sanglantes répressions du pouvoir politique (plus de 150 morts et 1500 arrestations). Et l’échec des tentatives d’inter-ventions originales du préfet et des élus lo-caux pour concilier les intérêts entre finan-ciers-marchands et ouvriers, toutes désa-vouées par le pouvoir central partisan du libéralisme pur et dur, entraîneront encore de nouvelles émeutes pour LE TARIF en 1848, et en 1885.

Rien de changé en un siècle puisqu’en 1786, dans son mémoire sur les « Fabriques de Lyon » Mayet écrivait déjà « Personne n’ignore que c’est principalement au bas prix de la main-d’œuvre que Les Fabriques de Lyon doivent leur éton-nante prospérité. Il est donc important de ne jamais oublier que le bas prix de la main d’œuvre rend l’ouvrier plus laborieux, plus réglé dans ses

mœurs, plus soumis à la volonté du fabricant et moins suspect de fomenter des ligues». 3- Rien de nouveau sous le soleil : la question du travail et de son prix reste la question

Il y eut donc dix émeutes historiquement connues pendant la période 1667-1885, soit une tous les vingt ans en moyenne. Et la question du TARIF, toujours posée, n’a jamais été solution-née, toujours été repoussée, vaincue dans le sang. Et toujours elle se pose, encore et encore. Lorsque le gouvernement de Louis-Philippe an-nule le tarif négocié à Lyon le 26 novembre 1831, le Journal des Débats (monarchiste) écrit le 8 décembre « la société moderne périra par ses prolétaires, si elle n’en fait pas des propriétai-res », et n’entend-on pas dire aujourd’hui « il faut une France de propriétaires… et d’auto-entrepreneurs » ?

Lorsque l’Echo de la Fabrique écrit « Tant que l’ouvrier ne gagnera à Lyon que 1fr15 à 1fr25 par jour, il ne pourra vivre. Il faut préserver d’un anéantissement total une branche du commerce, qui, à elle seule, fait vivre 200000 individus », on dit encore aujourd’hui « le prix du travail trop élevé en France fait fuir les investisseurs. Il faut travailler plus pour gagner plus ». Imperturbables les marchands-fabricants exter-nalisent la Fabrique dans les agglomérations autour de Lyon. Les tonnages de tissus de soie passent de 661 tonnes en 1832, à 718 en 1833, et la question des salaires reste toujours posée. Les patrons d’aujourd’hui délocalisent toujours, c’est seulement plus loin au-delà des frontières et des mers…

Ne sont-ce pas à 180 ans d’intervalle les mêmes mots, sur les mêmes sujets ? 4- Mais qu’est-ce donc que le travail ?

L’être humain n’est-il pas le seul être apte à créer, inventer, fabriquer, travailler, transformer la nature ? Mais pourquoi donc la société, telle qu’elle est, réduit-elle le travail, essence de l’homme, au seul salaire, moyen de vie, voire de survie ?

Pourquoi le travail, œuvre de création pure, est-il ravalé à une marchandise à envisager unique-ment comme un « coût » à réduire continuelle-ment ? Les canuts, entre autres, sont l’expres-sion du refus de cette perversion criminelle quand ils refusent que l’art de tisser devienne un bagne. Hier comme aujourd’hui, on meurt de travailler comme de ne pas travailler. Ne dit-on pas que la pire des punitions est d’empêcher l’être humain de travailler ?

Allez, soyez fiers de votre bataille du TARIF, canuts. Elle n’est pas terminée. D’ailleurs, le sera-t-elle jour ?

Jean Paul Prévost Cet article se réfère aux ouvrages : « Les Canuts, Vivre en travaillant ou mourir en combattant » de Mau-rice Moissonnier (Ed. Sociales/Messidor (1988), « Les révoltes des canuts 1831-1834 » de Fernand Rude (Ed. La Découverte), « Les canuts ou la démocratie turbulente » de Ludovic Frobert (Ed. Tallandier) et aux discours de Justin Godart.

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Page 4: sommaire - L'Esprit Canut

A Après s'être invité au musée Gadagne (voir gazette No 16), l'Esprit Canut a visité le musée des tissus. Conservatoire d'une des plus presti-gieuses collections de textiles au monde: 4000 ans d'histoire des tissus de l'Antiquité à nos jours, de l'Extrême -Orient à Lyon, en passant par l'Orient, l'Italie, l'Espagne.... L'orgueil légitime de la Chambre de Com-merce et de l'Industrie, niché au coeur de la splendide résidence du duc de Villeroy, gouverneur de Lyon au XVIIIème siècle.

Dans cet ensemble foisonnant de richesse et de beauté, nous nous sommes plus particulièrement intéressés aux soieries lyonnaises du XVIème au XXème siècle dans les collections permanentes, et à l'expo-sition temporaire « Quand Lyon dominait le monde ». Les pièces exposées dans les collections permanentes, classées par siècles, suscitent admiration, incrédulité, sidération parfois. Tant de beauté ! Comment est-ce possible ? Tant de beauté en rouge et or dans ce "Velours pour tenture" du garde-meuble du roi-soleil ! Tant de finesse et de richesse de coloris dans ce "voile de calice à motifs de fleurs et de fruits" du XVIIIème siècle ! Une telle harmonie dans cette "Couverture de siège à décor pompéien", de la maison Tassinari et Chatel vers 1880 !

Et, plus près de nous, que dire des "Lampions accrochés à des branches fleuries", don des héritiers de C.J. Bonnet ? L'oeil se rapproche, veut reconnaître la matière ou la technique. Velours ciselé, fond taffetas ou fond satin? Lampas broché ou damassé ? On essaie de s'y retrouver à l'aide du carton de présentation; on s'y perd un peu; mais qu'importe? C'est si beau ! Et puis ces costumes de rêve ! Comme autant de chefs-d'oeuvre du luxe et de l'élégance aris-tocratiques ! Ces extraordinaires broderies aux multiples usages, jusqu'à ces tableaux brodés d'un réalisme et d'une finesse époustouflants !

Les oeuvres de l'exposition temporaire "Quand Lyon dominait le monde" sont tout aussi remarquables. Elles cou-vrent le XIXème siècle en suivant les Soyeux lyonnais dans leurs expo-sitions nationales puis universelles de 1819 à 1900. Quelle oeuvre pri-mer dans cette galerie des merveilles ? Ce "Lampas aux paysages", d'un bleu profond, de Chouard et Cie (1819) ? Ce satin broché: "Roses et insectes", de Bérard et Ferrand (1889)? Les célèbres "Hirondelles" De Bachelard et Cie (voir dessin), sur un ciel dégradé de rose et de violet, qui semblent annoncer un nouveau printemps de la soierie ? Les fascinants portraits de velours ciselé des Napoléon I et III, ou le menu tissé offert au président Carnot en 1894 qui nous prouvent que l'art du tisseur peut rivaliser avec celui du photographe ? Le visiteur s’extasie, s’étonne ; iI repart, les yeux gavés de beauté, mais parfois aussi avec un sentiment bizarre d’inachevé qui jette un voile d’opacité sur la bril-lance des étoffes de soie... "Que je suis las des fleurs, de la beauté des fleurs !" écrit Stefan George dans "Mélancolie de juillet" à l'aube de la "Belle époque". Ce poète allemand et notre visiteur du Musée des tissus ne sont pas totale-ment conquis par cette forme de beauté qui se drape dans un silence orgueilleux. Une oeuvre ne doit-elle pas interroger, poser des ques-tions sur le contexte de sa conception, les étapes de sa réalisa-tion, les conditions de sa commercialisation ? Le Musée des tissus est né au milieu du XIXème siècle de la volonté de

la Chambre de commerce de créer un lieu réunissant l'art et l'indus-

trie pour promouvoir la soierie lyonnaise. Il s'agissait donc bien, à l'ori-gine, pour ce "musée industriel", de valoriser les arts, appliqués à l'acti-vité du tissage, d'encourager les inventeurs et de mettre en lumière toute la chaîne de production textile à Lyon. Si "Le beau c'est l'équité absolue", comme l'affirme le sculpteur Cons-tantin Brancusi, alors il faut reconnaître que le Musée des tissus ne remplit peut-être pas totalement sa mission, en célébrant les mérites et la gloire des seuls soyeux marchands-fabricants au détriment des au-tres métiers, du dévideur à l'ennoblisseur, tout aussi essentiels à la réussite de la Fabrique.

Bien sûr, l'on trouve çà et là quelques notes sur tel inventeur ou tel des-sinateur, mais les tisseurs sont les grands absents du Musée des tissus. Cet anonymat peut être compris comme un héritage du passé où le respect dû au travail n'avait pas besoin d'être mis en lumière. On peut citer ce proverbe tiré de "La plaisante sagesse lyonnaise": "Quand

même qu'il est sur son trône, le Roi n'en est pas moins assis sur ses fesses, tout comme le Canut sur sa banquette."

On peut aussi penser que l'hommage unanime rendu aux soyeux englobe im-plicitement toute la chaîne humaine du tissage et que les signatures prestigieu-ses: "Camille Pernon", "Chuard et Cie", "Grand frères", "Mathevon et Bouvard"… réunissent toutes les "petites mains" qui ont permis la réalisation des oeuvres primées. N'empêche, les visiteurs restent sur leur faim. On les entend parfois mur-murer leurs interrogations sur les condi-tions d'élaboration des oeuvres. Etapes et durée de la réalisation ? Lieux de tra-vail et nombre d'intervenants sur une pièce ? Prix de revient et prix de vente ? Les concepteurs du musée n'ont pas lu cette pensée de l'écrivain D.H. La-

wrence: "Quand la passion pour l'humain est absente ou morte, alors le grand coup que donne la beauté est incompréhensible et même un peu méprisable."

Finalement, c'est bien la conception même du musée qui se trouve interpelée. L'approche, essentiellement esthétique, délaisse l'aspect économique et social consubstantiel à toute production. Les oeuvres, soustraites aux contingences du temps et de l'espace humains, risquent alors de s'ossifier. Elles procurent une jouissance raffinée aux esthètes mais perdent leur pouvoir d'élucidation et de compréhension du réel. Ainsi la "Tenture pour la chambre de Marie-Amélie aux Tuileries" aux fins bouquets de fleurs des champs sur fond satin, présentée par Grand frères à l'exposition de 1834, nous laisse-t-elle songeurs ! Comment a-t-elle pu être réalisée dans une ville à feu et à sang, où les métiers se sont arrêtés de battre et où gronde la révolte des ouvriers-tisseurs ?

Entrer au Musée des tissus, c'est un peu comme entrer dans une église: rompre avec le monde extérieur, laisser le temps s'arrêter pour retrouver des valeurs stables et sacrées, un ordre où rien n'est cahoti-que. C'est accepter de se laisser éblouir par la beauté de l'Oeuvre-symbole, pour croire encore au miracle de la création. Lucien Bergery

RUPTURE DE CHAÎNE AU MUSEE DES TISSUS

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Page 5: sommaire - L'Esprit Canut

N Nous connaissons tous l expression maçon de la Creuse . Elle fait

partie des images d Épinal, tout comme le ramoneur savoyard ou le

bougnat auvergnat . Mais nous connaissons beaucoup moins la réali-

té qui se cache derrière. Une réalité qui correspond à une époque où

une partie de la paysannerie française était obligée de quitter ses terres

pour gagner un complément de salaire dans les zones urbaines afin

d échapper à la misère.

En 1830 les migrants saisonniers venus du Limousin et de la Creuse, des

plateaux de Millevaches et Combrailles représentent entre 80 à 85% des

maçons de Lyon. Le trajet était fait à pied (de 4 à 6 jours), le départ au

printemps et le retour en novembre. La marche de l exploitation était

assurée par les femmes, les enfants, les anciens. Au retour c était une

période de fêtes et de noces (les mariages se faisaient en hiver).

A Lyon les maçons s installent dans le quartier de l Hôtel Dieu, quartier

pauvre à l époque. Ils vivent dans des garnis et dorment à deux dans le

même lit. La population de Lyon observe une méfiance envers ces li-

mousins qui parlent patois et qui ne sont pas intégrés dans les réseaux

locaux de solidarité. Le migrant est une figure moderne du barbare

et est une menace de révolte.

Pour alimenter cette idée il faut savoir que les maçons participeront à la

révolte des canuts de 1831. Les statistiques de l époque révèlent que

40% des blessés ou morts ne sont pas canuts et que parmi ces 40% on

trouve 8 maçons.

Leur participation est dénoncée dans l Echo de la Fabrique et une

méfiance s installe envers ces maçons qui ont débordé le mouvement

de novembre car ils n ont pas la culture politique des canuts, leur ré-

volte s inspire plus des révoltes paysannes.

Au printemps 1832 ils feront l objet d une surveillance spéciale : ils

devront faire remplir un livret régulier pour contrôler leur mobilité. Le

préfet de police refusera leurs demandes de fêtes, ils avaient en effet

coutume de se réunir et d organiser des bals au son de la vièle.

Ces maçons vont participer à la rénovation du centre de Lyon, la cons-

truction de la rue Impériale, l actuelle rue de la République (1 km de

long 22m de large) et des immeubles. Elle nécessitera l emploi de 10000

ouvriers limousins. Les entrepreneurs sont également limousins.

Comme ils rénovent le quartier où ils logeaient, ils vont devoir aller

vivre dans les faubourgs de Vaise, de la Croix-Rousse et de la

Guillotière. Ce dernier accueillera les limousins et au fil des années verra

passer les communautés italienne, algérienne, arménienne. C est une

nouvelle classe ouvrière qui va prendre le relais de la Fabrique.

Le travail est difficile, onze heures par jour et pas de mécanisation. La

seule aide est la chèvre sorte de palan pour monter les pièces lour-

des. Le mortier, les moellons, la terre pour les constructions en pisé se

portent à dos d homme. Pour cela les man uvres utilisent l oiseau ,

une auge en bois qu ils posent sur leurs épaules dans un équilibre pré-

caire. Ce travail est très dangereux et on constate beaucoup de décès

parmi les hommes jeunes à qui cette tâche est confiée.

Le pisé est utilisé pour les constructions car il est peu cher, incombusti-

ble mais très sensible à l humidité. Il sera interdit en 1856 après une

crue du Rhône qui envahit la Guillotière ; il sera remplacé par le pisé de

mâchefer à partir de 1860. Ce matériau constitue une véritable particu-

larité des constructions de la région lyonnaise et stéphanoise.

On compte trente à quarante morts par an sur les chantiers, la hauteur

des immeubles lyonnais en est certainement la cause .

A partir de l année 1880 on voit apparaitre un autre phénomène : les

migrations saisonnières se transforment en exode rural et les familles

limousines viennent s installer à Lyon.

Le syndicalisme dans le bâtiment va commencer à apparaitre. Le premier

syndicat de maçons est fondé en 1877.

En 1897, première grande grève, qui durera trois mois et débouchera

sur des augmentations de salaires.

En 1910 on assiste à une autre grande grève qui durera quatre mois.

Elle est dirigée par un jeune maçon corrézien, Antoine Charial. Cette

grève est une réussite et verra l émergence d une nouvelle génération

de militants. Antoine Charial deviendra secrétaire du syndicat des ma-

çons de Lyon.

Dorénavant on ne travaille plus si on n a pas sa carte syndicale à jour et

les délégués de chantier sont chargés de la surveillance.

Avec l invention du béton armé à la fin du 19è siècle, le métier se trans-

forme et ils deviennent cimentiers, briqueteurs fumistes.

C est la naissance de grands entrepreneurs comme Eugène Pitance.

Citer le nom de tous les ouvrages construits à Lyon par les maçons li-

mousins est impossible, tant ils sont nombreux. Retenons l hôtel des

Postes, l hôpital Desgenettes, la faculté de médecine, le quartier des

Etats-Unis, les gratte-ciel de Villeurbanne, la Bourse du Travail, Notre-

Dame de Fourvière, les quais du Rhône Souvent nous ne retenons que

le nom de l architecte qui a droit à tous les honneurs, sans penser à

tous ces gens

modestes et

anonymes qui,

dans des condi-

tions difficiles

et, parfois au

péril de leur vie,

ont construit

notre cadre de

vie de tous les

jours..

Notes prises par

René Clocher et

Jacques Aliquès

Quand les maçons limousins bâtissaient la rue de la Ré (conférence de Jean-Luc de Ochandiano : « les maçons limousins au cœur des transformations urbaines de Lyon 1830/1914 »

présentée par l’association « la Croix-Rousse n’est pas vendre » )

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D Loisirs des canuts sous la Monarchie de Juillet (1830/1848)

De quoi rêvaient les canuts quand leur pen-sée s'évadait au rythme monotone du tis-sage des étoffes unies ? Que faisaient-ils de leurs loisirs, souvent plus longs qu'ils ne l'auraient souhaité quand les crises de la soierie plongeaient les ateliers dans le si-lence ? Que peut-on savoir au juste de la mentalité des canuts, de leurs goûts, de leurs idées, de leur croyances, de leur culture ?

L'historien ne peut apporter à ces questions que des réponses indirectes. L'étude des réjouissances publiques est l'un des biais par lesquels on peut atteindre, sinon l'esprit canut, du moins le paysage culturel avec lequel il était en contact. Ces réjouissances, du moins ce que nous en livrent les archives départementales, sont, pendant la Monar-chie de Juillet au nombre de trois: les bals populaires, les cafés chantants, et les théâ-tres de société.

Les bals populaires Des bals masqués du Grand Théâtre où se retrouve l'aristocratie lyonnaise, jusqu'aux arrière-salles des cafés interlopes, on danse partout. Lieu des rencontres et des séduc-tions, le bal est l'expression même de la sociabilité. Celle-ci culmine en été, avec les bals champêtres des Brotteaux, et surtout en hiver, pendant le Carnaval, où le nombre de bals croix-roussiens, par exemple, est multiplié par trois. En temps normal, il y a une vingtaine de bals populaires dans l'ag-glomération lyonnaise. Or, cinq d'entre eux se tiennent à la Croix-Rousse, un sur les pentes (Montée de la Grande Côte) et qua-tre sur le plateau. Si la majorité des bals publics a lieu à la Croix-Rousse et à La Guillotière, c'est aussi parce qu'il y a de l'espace disponible et parce que cet espace hors les murs est dé-taxé. Le vin consommé dans les faubourgs ne paie pas les droits d'octroi perçus aux portes de Lyon, et cela explique suffisam-ment, plus que l'alcoolisme supposé de la classe ouvrière, la densité des débits de boisson. L'été, les Lyonnais vont danser aux Brot-teaux, dans ces bals de plein air qui se sont répandus de part et d'autre du cours Vitton, et ils peuplent les cafés de la Croix-Rousse pendant les mois d'hiver.

Les cafés dansants de la Croix-Rousse sont donc bien, plus que partout ailleurs, des bals populaires. La salle la plus fréquentée, sur la Grande place de la Croix-Rousse, est tenue par Pétrus Tonda, le patron du café de la Perle, que nous retrouverons plus loin. Chaque dimanche après midi, une soixan-taine de personnes en moyenne vient dan-ser jusqu'à dix heures du soir, dans chacun des quatre bals de la Croix-Rousse. Les hommes paient 50 centimes l'entrée et les femmes entrent gratuitement. Cette gratuité, qui s'est perpétuée ici et là jusqu'à nos jours, montre bien que les hommes viennent

y chercher fortune. C'est d'ailleurs peu dire, car il semble bien que deux des quatre ca-fés dansants soient des "lieux de tolérance" pour les filles à soldats. Car il ne faut pas oublier que la Croix-Rousse n'est pas seule-ment le quartier des canuts. C'est aussi un quartier de garnison: tout le long des énor-mes remparts qui deviendront trente ans plus tard le Boulevard de la Croix-Rousse, s'échelonnent bastions et casernes. Il est donc loisible de penser que la misère des filles de fabrique mène une partie d'entre elles à la prostitution, pour laquelle existe, près des casernements, une clientèle toute trouvée.

Les canuts, quant à eux, vont aussi danser, en été, sur les prés du Lac (entre le cours Vitton et la Part-Dieu) et de la Tête d'Or, auxquels le pont Morand donne accès faci-lement à la population croix-roussienne. A l'occasion, renouant pour quelques temps encore avec une tradition ancestrale, ils vont aussi s'y battre, lorsque les deux com

pagnonnages rivaux de la Fabrique de soie, celui des Renégats et celui des Ferrandi-niers organisent au mois d'août, leur bal annuel.

Les cafés chantants Plus encore que des bals populaires, la Croix-Rousse est, sous la Monarchie de Juillet, le quartier des cafés chantants. On en dénombre six dans la commune, contre huit à Lyon et deux dans la commune de La Guillotière. En réalité, deux quartiers seule-ment concentrent la plupart de ces établis-sements: celui des Jacobins-Célestins d'une part, qui est le foyer central de la vie noc-turne avec ses deux théâtres (l'Argue et les Célestins), ses trois bals publics, ses deux théâtres de marionnettes et ses sept cafés chantants; celui de la Croix-Rousse d'autre part, dont les cafés chantants sont regrou-pés au centre de la commune, à l'exception du Café Gillet, qui se trouve au bord du Rhône, au 12 Cours d'Herbouville. Trois d'entre eux sont sur la Grande Place de la Croix-Rousse, un quatrième rue des Fossés (actuelle rue d'Austerlitz) et le dernier, le Café du Rideau rouge, se situe à l'angle de la rue du Chapeau Rouge (rue Belfort) et de la rue des Gloriettes (rue Joséphin Soulary). En semaine, ces cafés sont peu fréquentés. Le dimanche, par contre, les salles sont pleines à craquer. Le chant n'y est pas tou-jours la seule attraction. Ainsi en 1843, un des cafés de la place de la Croix -Rousse accueille aussi un "physicien", c'est à dire un prestidigitateur, et des "marionnettes à la Guignol".

Mais cette forme d'expression de la sociabi-lité urbaine rencontre l'opposition constante des autorités. Les cafés chantants sont in-terdits une première fois en 1837 pour "cause de désordres". En 1841 l'interdiction est réitérée, et élargie à tous "les chants, représentations scéniques, parades" dans les cafés de l'agglomération. Mais rien n'y fait. A la Croix-Rousse, les cafetiers bravent l'interdiction. Il faut dire qu'ils ont parfois le soutien de la municipalité croix-roussienne qui se fait alors vertement tancer par le pré-fet. L'hostilité préfectorale est motivée par deux préoccupations: d'abord la politisation de ces réunions publiques. Les rapports de police signalent par exemple que le Café du Rideau Rouge est fréquenté par "beaucoup de communistes et de compagnons

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renégats", qu'on y chante de sept heures à onze heures du soir des chansons "souvent immorales et contraires à l'ordre, contenant des allusions que chacun comprend". En 1847, le commissaire de police qui tente d'intervenir est jeté dehors par les chanteurs et les consommateurs. Si ces établisse-ments sont néanmoins tolérés, c'est peut-être parce que la police trouve dans tel ou

tel patron un indicateur. L'autre sujet d'in-quiétude des autorités est, comme pour les bals publics, la prostitution: les chanteuses parcourent la salle pour y donner "des ren-dez-vous de débauche dans des chambres voisines". C'est pourquoi un arrêté municipal de 1846 enjoint aux chanteuses de porter "un costume de ville de la plus stricte dé-cence, de ne pas s'asseoir aux tables des

consommateurs et de n'avoir aucun contact avec eux", enfin d'être "séparées des consommateurs par une balustrade qui en-tourera l'estrade." Gérard Jolivet à suivre dans le prochain numéro : « les théâtres de société ».

C C’est sa mésentente avec le nouveau président du conseil, Gambetta, qui l’amènera à démissionner. Ce dernier, très jaloux de son autorité, avait décidé que le budget de la préfecture de police serait désormais rattaché à celui de l’état. La nouvelle de la démission du « terrible » préfet de police fut bien accueillie dans les milieux dits populaires. Ainsi, Louise Michel déclara « ne pas regretter la basse canaillerie du sieur Andrieux ». Quant au Figaro qui alors se situait nettement à gauche « nous avons perdu l’insupportable et insolent pacha qui traitait Paris en pays conquis. La question de la personne est tranchée, mais l’institution demeure : la préfec-ture de police est-elle compatible avec un régime de liberté et de responsabilité ? ».

Louis Andrieux fut remplacé par un autre lyonnais qui avait même été son secrétaire quand il était avocat : Louis Lépine. Celui-ci se montra infini-ment plus souple que son ex-patron, ce qui lui permit d’occuper le poste pendant près de 20 ans et de créer le concours qui lui perpétue sa mé-moire.

A titre de compensation, Andrieux se vit confier la charge d’ambassadeur d’Espagne, où il se signale aussitôt par son attitude peu conformiste qui devait indisposer la Cour de Madrid, à l’exception de la reine Isabelle II, qui devait par la suite abdiquer, venir séjourner en France sur la côte normande et compter Andrieux lui-même parmi ses amants. Au bout de 18 mois, le sémillant ambassadeur était de retour en France muni d’une imposante provision de cigares pour lui-même et ses amis.

Maintenant libre de tout entrave, il allait pouvoir se lancer allègrement dans la mêlée politique, au côté de Clémenceau, devenu son grand ami et avec lequel il se trouva tour à tour compromis dans le mouvement boulangiste et le scandale de Panama. Battu en 1885 dans son fief de l’Arbresle, il retrou-vait en 1887 son siège à la Chambre grâce à une élection ponctuelle dans les Basses Alpes, avec le parrainage de Clémenceau, député du départe-ment voisin, le Var. Député de cette circonscription rurale, peu peuplée et particulièrement tranquille, il devait le rester jusqu’en 1924, à l’âge de 84 ans.

Bien entendu, le plus clair de son temps, il le pas-sait à Paris, fréquentant les salons républicains, nouant de nombreuses amitiés, multipliant les articles dans la presse, intervenant maintes fois à la tribune de la Chambre. Il fut certainement, avec Clémenceau, un des premiers personnages politi-ques à avoir eu un sens aigu de la publicité. Les photos et les portraits d’Andrieux sont nombreux, et aussi ses caricatures, le représentant à tout âge.

C’est tantôt en bretteur, tantôt en chasseur qu’il est représenté. C’était en effet un redoutable champion aussi bien à l’épée qu’au pistolet, et on lui a comp-tabilisé 65 duels au cours desquels il a toujours blessé son adversaire. C’était aussi une fine gâ-chette et, dans son domaine de la Dombes, le gibier s’entassait autour de lui. C’était aussi un brillant causeur et sa voix tantôt assourdie, tantôt éclatante, subjuguait l’auditoire, en particulier féminin. Dans un article nécrologique que la presse devait lui consacrer, on pouvait lire « Homme aux aventu-res extraordinaires, à l’esprit éblouissant, à l’émo-tion chatoyante, il est cependant resté un solitaire, à l’écart des grands mouvements politiques ». Ce qui ne l’empêchait pas de mettre son grain de sel (ou de poivre) dans les différentes commissions parlementaires, intervenant pour défendre l’instruc-tion publique contre toute pression politique ou cléricale, ainsi que sur les questions coloniales et judiciaires. On le vit aussi se manifester avec pas-sion pour défendre les droits de la femme : « Le jour où les femmes seront parmi eux, les hommes n’en seront que meilleurs, et les lois que nous ferons seront plus humaines ».

En 1878, à 38 ans, il avait épousé une jeune veuve de 26 ans, qui se trouvait être aussi une riche héri-tière, puisqu’en premières noces elle avait épousé un grand industriel alsacien. Elle devait lui donner 3 garçons, dont aucun ne devait faire de la politi-que. Mais c’est à un quatrième garçon, qu’il doit aujourd’hui sa relative notoriété : il était en effet le père naturel de l’immense écrivain que fut Louis Aragon. C’est un de ses anciens subordonnés de la préfec-ture de police, nommé Aragon, qui lui devait sans doute beaucoup, qui, le 3 novembre 1897, endossa la paternité de l’enfant, Andrieux se réservant le rôle de parrain. Egalement fictive était la maman, une certaine Blanche Moulin. La mère du jeune Louis Aragon se nommait en réalité Marguerite Toucas. Elle avait 23 ans quand à Forcalquier elle rencontra l’ancien préfet qui en avait 56. Au temps de leur liaison, elle tenait à Neuilly une pension de famille, se faisant passer pour la grande sœur de l’enfant. Quant au soi-disant parrain, il s’occupa toujours activement du jeune garçon, lui faisant donner des leçons d’escrime, l’emmenant au Palais Bourbon. Louis Aragon prétendra n’avoir découvert sa vérita-ble ascendance qu’au début de la guerre de 14, par ses papiers militaires. Après quoi, il nourrira

toujours pour ce père prestigieux des sentiments ambigus, sans cesser de le rencontrer. C’est même au nom de son père qu’il fera faire à Lyon, au temps de l’occupation, une fausse carte d’identi-té. En 1930, dans la collection Le Masque, il avait publié, sous le pseudonyme de Duchâteau, un « polar » ayant pour titre « l’assassinat du Cana-ri » : il était bien là le digne fils de l’ancien préfet de police ! La maman, elle aussi, s’était lancée dans les lettres, écrivant des romans à l’eau de rose pour les éditions Tallandier. Quant à Andrieux, ayant renoué au début du XXe siècle avec son terroir natal de la Dombes, il avait fait construire sur la commune de la Boisse le pres-tigieux château du Grand Casset pour y passer l’été en famille. Parvenu déjà un âge avancé, il aimait à se promener dans le village, y converser avec ses résidents (entre autres mon père) et en-tretenir sa légende. La retraite était pour lui un vain mot. Dans ses dernières années, il écrivit ses « Souvenir d’un préfét de police » (1926) et, en 1927, à 87 ans, il passa un doctorat ès-lettres sur Gassendi, le grand philosophe matérialiste du siècle de Louis XIV qu’il avait découvert à Digne dans les Basses Alpes. Ayant perdu sa femme en 1929, il s’éteignit en 1931, à 91 ans, dans son appartement parisien. Marguerite Toucas devait mourir en 1942 à Cahors, ayant fui le Paris de l’occupation. Jean Butin

Louis Andrieux, ou la république sans la Révolution (...suite et fin)

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CINEMA SAINT-DENIS

« Le cinoche des croix-roussiens »

Bulletin d’adhésion à retourner : L’Esprit Canut - Maison des associations - 28, rue D. Rochereau - 69004 Lyon (avec chèque de 15 €)

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Equipé en 3D

6 € plein tarif 5 € tarif réduit

abonnement 6 places

www.grac.asso.fr

J ean Lacornerie a fait ses classes au TNS de Strasbourg auprès de Jacques Lassalle, dont

il fut l’assistant de 1987 à 1990, et qu’il suivit ensuite à la Comé-die Française. C’était le temps où on revisitait les classiques (Marivaux, Ibsen, Racine). Il a vécu la réouverture du théâtre du Vieux Colombier, à Paris,

tout en fondant à Lyon la Cie Escuado. Depuis 2002, il a fait du théâtre de la Renaissance à Oullins un passage obligé pour tout amoureux du théâtre musical. Successeur de Philippe Faure, il s’installe à présent en ces terres croix-roussiennes qu’il connaît

bien pour avoir travaillé à la Villa Gillet. L’Esprit Canut l’a ren-contré.

Quel bilan faites-vous de vos années passées à Oullins ?

Un travail passionnant, qui s’est inscrit dans le long terme grâce aux liens tissés avec les spectateurs ! Ces liens étaient essen-tiels pour faire progresser le projet musical. Il y faut du temps. Peu à peu, le public est devenu curieux. Nous avons mélangé la discipline et le plaisir de l’invention. Neuf ans, c’est un vrai cycle qui s’achève.

Un autre débute. Quels sont vos projets pour la Croix-Rousse et ses 10 000 abonnés ? Continuer le théâtre musical, bien sûr. Se tenir à la croisée de l’opéra, de l’opérette, de la comédie musicale américaine, du mu-sic-hall, du théâtre. Et maintenir l’identité puissante de création et de diffusion qu’y a laissée Philippe Faure. La saison prochaine, on accueillera par exemple Les Misérables d’après Hugo.

Qu’est-ce qui vous donné le goût de ce théâtre musical ?

J’ai toujours été attiré par l’opéra. J’ai été stagiaire à celui de Bruxelles, un des premiers qui s’ouvrait à la mise en scène. C’est un monde où les règles de travail sont très strictes. Et je trouve que le va-et-vient entre théâtre et musique est un champ à explorer, où il y a beaucoup à faire. On y mélange des savoir-faire, ce qui apporte émotion et énergie, et relève vraiment au fond de la tradition populaire.

Philippe Faure avait tenu à rebaptiser Maison du peuple le théâ-tre de la Croix-Rousse. Ça tombe bien. L’enjeu est grand, tant la place occupée par cette scène dans la ville est vive et originale. On souhaite à Jean Lacornerie, dont la prochaine saison porte la

signature, beaucoup de réussite et de succès auprès de son nou-veau public. Roland Thévenet

Rejoignez notre association pour un musée historique des canuts à la Croix-Rousse !

Un nouveau directeur pour le théâtre

LYON, les 14 et 15 mai 2011

SALON DES EDITIONS LIBERTAIRES

Samedi 11h -19h / Dimanche 10h - 17h

Maison des associations - 28 rue D. Rochereau - 4e

Histoire d’une rose qui fait d'une ville sa capitale et Histoire d’une rose qui fait d'une ville sa capitale et Histoire d’une rose qui fait d'une ville sa capitale et Histoire d’une rose qui fait d'une ville sa capitale et tisse des liens intimes entre elle et la soie... tisse des liens intimes entre elle et la soie... tisse des liens intimes entre elle et la soie... tisse des liens intimes entre elle et la soie...