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  • SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

  • MAX WEBER

    SOCIOLOGIEDE LA RELIGION

    (Économie et société)

    Traduction de l’allemand, introduction et notespar

    Isabelle Kalinowski

    Ouvrage traduit avec le concours du Centre national du Livre

    Flammarion

  • Flammarion, 2006.ISBN : 978-2-0808-0141-8978-2-08-125685-9

  • INTRODUCTION

    I. LA RELIGION DANS LES LIMITESDE LA SIMPLE MAGIE

    Lorsque la sociologie de la religion commence às’institutionnaliser, au début du XXe siècle, elle n’estpas seulement la discipline ethnocentrique qui réserveà des « primitifs » les pesanteurs de la cohésion socialepour accorder aux « civilisés » les joies plus délicatesde l’individualisation. Il existe aussi des sociologues,tel Max Weber (1864-1920), qui récusent les schémasévolutionnistes et traquent autant que possible leursomniprésentes résurgences, en refusant, par exemple,d’admettre que l’histoire des religions va du simple aucomplexe, de la représentation d’un divin imper-sonnel à celle de dieux personnels, des stéréotypes dela tradition aux innovations de la modernité, du rite àla foi intime, des ténèbres aux lumières, etc. Le réflexede la schématisation évolutionniste est si insistant quecette Sociologie de la religion, composée autour de1913, ne réussit pas toujours à le contrer ; mais il estfrappant de voir avec quelle ténacité son auteur tented’y parvenir : ses affirmations parfois péremptoires,lorsqu’il déclare, par exemple, que rien ne permet depostuler l’antériorité régulière de tel phénomène surtel autre, procèdent moins d’une certitude empiriqueque de la conviction qu’il serait salutaire de ne rienprésupposer, de ne pas hiérarchiser par avance les

  • ordres de la réalité. Pour prendre la mesure de l’écartqui sépare cette pensée de toutes celles qui ne sontprêtes à faire la sociologie que des « autres » – « pri-mitifs », « traditionnels », « archaïques », engoncésdans leurs « règles » et leurs régularités –, on dirad’emblée que pour Weber, la religion traditionnelleet patriarcale par excellence, la plus brutale à l’égarddes femmes aussi, n’était pas celle des sauvagesd’Australie, ni celle de Mahomet, mais la sienne, cellede son propre pays, de sa propre époque et de sapropre famille, le protestantisme luthérien 1.

    La grande découverte de la sociologie des religionsde Max Weber est à n’en pas douter celle-ci : les

    1. Weber met par exemple l’accent, dans L’Éthique protestanteet l’esprit du capitalisme, sur les « relents patriarcaux que l’on per-çoit encore très nettement chez nous [dans l’Allemagne luthé-rienne, par opposition aux pays à passé puritain, I.K.] dans cer-taines attitudes rétrogrades, jusque dans les cercles de l’aristo-cratie intellectuelle ». Il fait contraster cette tradition avec l’apportd’une secte puritaine telle que le baptisme, qui « a apporté sacontribution à l’émancipation de la femme » : selon lui, « la pro-tection de sa liberté de conscience et l’extension de l’idée de “sacer-doce universel” aux femmes furent une première brèche dans lesystème patriarcal » [EP, p. 260, note]. Bien entendu, le luthéra-nisme, pour Weber, n’a pas le monopole des « relents patriar-caux » ; la question du regard porté par les différentes religionssur les femmes, entendue comme un indicateur de leur configu-ration sociologique, est abordée dans le texte qui va suivre, surun mode comparatiste. « À l’évidence, observe-t-il, l’existence deprêtresses, la vénération de femmes oracles ou de magiciennes,en un mot la dévotion extrême dont font l’objet des femmes indi-viduelles auxquelles sont attribués des pouvoirs et des charismessurnaturels n’impliquent aucunement que soit reconnue, en tantque telle, l’égalité des femmes dans le culte. Inversement, l’égalitéde principe dans la relation au divin que l’on rencontre dans lechristianisme, dans le judaïsme et, sous une forme moins consé-quente, dans l’islam et le bouddhisme officiel, peut coexister avecune monopolisation absolue, au profit des hommes – seulshabilités à suivre la formation professionnelle spécialisée, ou à sevoir reconnaître la qualification nécessaire – de la fonction deprêtre et du droit de participer activement aux prises de décisionconcernant les affaires de la communauté. » [infra, p. 245].

    8 SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

  • primitifs n’existent pas. Les hiérarchies que tissent,inlassablement, les représentations sociales quiopposent l’ancien et le nouveau, l’extérieur et l’inté-rieur, le paysan et le citadin, l’inculte et le lettré,doivent faire l’objet de l’analyse du sociologue, maisnon représenter son point d’aboutissement.

    Pour Max Weber, l’analyse scientifique, en défini-tive, est beaucoup moins un travail de résistance àl’inertie des visions que le chercheur partage avectout un chacun, comme le prétendent si souvent lesépistémologues, qu’un apprentissage de la ruptureavec un « sens commun » qui est celui des savants.Le « primitif », précisément, est une figure tout droitsortie de l’imagination de ces derniers. Le regard quiinstitue le primitif est d’abord un regard d’intellec-tuel, et c’est de cette perspective que Weber chercheà se défaire ; ou, tout au moins, de l’exclusivité d’unetelle perspective. Lorsqu’il écrit que le scientifiquedoit trouver le « point d’Archimède » à partir duquelil peut faire basculer les automatismes de son propreregard 1, Weber n’a pas seulement recours à cettemétaphore pour désigner des aventures hardies de lapensée, inaccessibles au profane. Cette « méthode »,si l’on veut, engage davantage : une tentative pourmettre à distance ses évidences d’intellectuel, enempruntant une autre voie que celle d’une nouvellethéorisation. Le point d’écart maximal que Weberput éprouver comme son « point d’Archimède » desavant fut une expérience non pas spéculative mais

    1. Dans la présente étude, Weber applique la métaphore du« point d’Archimède » aux intellectuels « prolétaroïdes » : « Lescouches situées à l’extérieur de la hiérarchie sociale ou à sonextrémité inférieure se placent en un certain sens au point d’Archi-mède vis-à-vis des conventions sociales, aussi bien en ce quiconcerne l’ordre extérieur que les opinions communes. Par suite,elles sont capables d’adopter à l’égard du “sens” du cosmos despositions originales, qui ne sont pas soumises à ces conventions,et de développer un puissant pathos éthique et religieux qui n’estpas freiné par des considérations matérielles. » [infra, p. 277].

    9INTRODUCTION

  • pratique : celle d’une privation provisoire de sonprincipal outil, le livre et l’écrit. Ce fut là une de sesdécouvertes les plus décisives. Il ne la fit que « paraccident », lorsque, au tournant du siècle, il traversaune grave crise psychique qui devait l’éloigner del’université pour près de deux décennies. Il fauttenter d’imaginer les effets que produisirent sur ceboulimique de savoir la privation de livres, lorsqu’ils’effondra au point de n’être « plus capable de lire nid’écrire, ni de parler, ni de marcher, ni de dormir 1 » :une expérience de sevrage brutal, que ce grand« dépendant », comme on dit aujourd’hui, subit sansdoute dans toute sa violence, mais vécut égalementcomme une révélation positive, puisqu’il tentaensuite constamment de la reproduire. Dans lesannées qui suivirent la dépression la plus aiguë,Weber s’imposa en effet, à titre d’ « hygiène », desséjours réguliers loin des villes universitaires alle-mandes et de leurs bibliothèques, au cours desquelsil s’abstenait de toute lecture et de toute autre formed’écriture que celle de sa correspondance. D’abordforcées, ces coupures ponctuelles avec le monde del’écrit devinrent ensuite pour lui une mesure théra-peutique, une voie de guérison, qu’il conjugua avecdes tentatives pour se désaccoutumer des somnifèreset des médications 2.

    Penser à partir de la magie

    C’estparallèlementàces expériences « initiatiques »que Weber ouvrit son grand chantier de sociologie

    1. Marianne Weber, Max Weber. Ein Lebensbild, Tübingen,Mohr, 1926, p. 255.

    2. « L’été, recommandait Weber à son jeune collègue RobertMichels, partez vous reposer de longues semaines sans livres (sansaucun livre) dans la solitude de la forêt allemande. » [Lettre àRobert Michels, 12 mai 1909, MWG II/5, p. 124].

    10 SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

  • des religions, et lui consacra désormais l’essentiel deson travail scientifique. Il commença à s’intéresseraux religions du monde, aux religions dans toute leurdiversité, à partir du moment où une rupture danssa biographie le conduisit à faire le deuil de l’évi-dence de son rapport à l’écrit, au savoir érudit. Weberne découvrit pas les « cultures orales » au cours d’uneexpédition en casque colonial, ni depuis une biblio-thèque, même si, à intervalles réguliers, il prenaitaussi connaissance de toute la production anthropo-logique et ethnologique disponible en son temps ; lechemin qui l’entraîna vers ces autres mondes futd’abord un chemin plus intime, et, par là, d’uneimportance vraiment vitale, celui où il tâtonna encherchant sa propre survie et en se mettant, pour lapremière fois de son existence sans doute, à l’écouted’un corps qu’il éprouva d’abord comme souffrant.Sans doute est-ce là ce qui donne sa force singulièreà la démarche de sa sociologie religieuse : la crise durapport au livre, au savoir, à la « civilisation », pourlui, est première, il n’entre dans l’étude des religionsqu’une fois devenu « primitif », une fois passé sur« l’autre rive 1 ». Ce n’est pas un éblouissement intel-lectuel qui l’attire vers les mondes religieux lointains.C’est d’abord l’expérience physique d’un démantè-lement de son propre habitus 2 d’homme cultivé 3, de

    1. C’est ainsi que Weber désignait le territoire de sa « folie » :« Il est évidemment douloureux – davantage que je ne l’attendais– de ressentir aussi crûment les limites de mes propres capacités.Mais ce n’est pas nouveau, et je connais bien “l’autre rive” et cettesorte de solitude qui sépare de tous les êtres en bonne santé, mêmede ceux dont on est le plus proche. » [Lettre à Mina Tobler, 15 juin1918, citée in MWG I/17, p. 16].

    2. Sur la notion d’habitus, voir infra, p. 65-66, note 1.3. Ce démantèlement demeura bien entendu très relatif. Weber

    ne perdit que provisoirement la maîtrise de son métier intellec-tuel ; dès son retour à l’écriture, qui se confondit avec son entréedans la sociologie des religions (à partir de 1904 surtout, avecL’Éthique protestante), il ne cessa de fournir la preuve de sa capacitéà traiter un matériau colossal, à construire des démonstrations

    11INTRODUCTION

  • toutes les évidences inscrites dans un geste aussimachinal que celui de prendre en main un livre. Le« sens commun » intellectuel dont il secoue alorsl’emprise est celui dont il résume la teneur dans uncurieux concept de la Sociologie de la religion, Antiba-nausentum, le « mépris affiché pour l’inculture », lesentiment d’être séparé de la « masse » par la posses-sion d’une culture 1.

    Le moment fondateur de cette étude des religionsse présente, à l’inverse, comme une perception vive

    dont la tension ne faiblissait pas sur plusieurs centaines de pages,à brasser des univers savants entiers. Ces exhibitions de puissanceintellectuelle donnent à la lecture de ses textes un caractère deperformance que ses interprètes mêmes ne cessent jamaisd’éprouver comme tel. L’histoire des éditions de cette Sociologiede la religion en fournit un témoignage parmi tant d’autres : lapremière édition, posthume, comprenait plusieurs dizaines desous-titres ajoutés dans le texte de l’œuvre pour en « freiner », enquelque sorte, l’irrésistible et harassante progression. La premièretraduction française ne reprit pas ces sous-titres mais introduisit(sans les signaler) un nombre très élevé d’alinéas. La présentetraduction reprend les premiers sous-titres et ajoute des alinéas(signalés par le symbole []). Ces interventions sur le texte, dontla pertinence est évidemment discutable (l’édition critique alle-mande parue en 2001 ne comprend ni sous-titres ni ajoutsd’alinéas), traduisent en tout cas une réaction de « défense » devantl’extraordinaire quantité de force intellectuelle déployée dans laSociologie de la religion.

    1. Dans plusieurs de ses ouvrages, Weber révèle toute l’impor-tance qu’il attachait à la mise au jour de cet « impensé » desporteurs de culture en ayant recours, pour en décrire la teneur, àdes procédés stylistiques particuliers comme le discours indirectlibre. Celui-ci signale à quel point cette représentation est « pré-sente » à l’esprit du scientifique sans qu’il en ait conscience. Enfaisant usage de verbes au présent dans des passages écrits dansdes temps du passé, Weber suggère combien ce discours ne cessede parler tout seul à l’insu même de ceux qui en sont les porteurs :« Comment le paysan, le forgeron, le chaudronnier pourraient-ilsposséder la “sagesse” à laquelle ne peut donner accès que le loisirde réfléchir et de se consacrer à l’étude ? » [infra, p. 279] ; « Lesgens incultes peuvent-ils aspirer à autre chose qu’au bien-êtrematériel, et l’assistance matérielle n’est-elle pas le meilleur moyende maintenir le calme et l’ordre ? » [H&B, p. 256].

    12 SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

  • et sans doute au premier abord douloureuse de cequi échoue à séparer du commun, de ce qui heurtele plus « l’honneur social » de l’intellectuel et rattachele possesseur d’une culture raffinée au « senscommun » tout court : la peur de la mort, le désird’obtenir la santé, « l’honneur, la puissance, la pos-session et la jouissance ». Il ne s’agit pas alors d’unede ces volte-face saisonnières qui conduisent lesintellectuels à « réenchanter » ce qu’ils jugent le pluséloigné d’eux, paysan 1, ouvrier, fou, sauvage de toutpoil, et à trouver dans le fantasme d’une identifica-tion à l’une de ces figures l’instrument d’une distinc-tion supplémentaire. Weber en arrive bien plutôt auconstat, modeste et si simple en apparence, que, sanscesser d’être ce qu’il est, un intellectuel bourgeois, ilest également mû par des désirs qui ne sont pas seu-lement des désirs de savoir. Il lui faut passer parl’expérience d’une phobie du contact avec tout livrepour éprouver ce qu’il y a de vraiment neuf dans lasaisie de cette trop grande évidence. Le détour par« l’autre rive » est le préalable nécessaire à cette révé-lation de son ancrage à la rive commune.

    En un mot, c’est la découverte de la « magie » quiinaugure l’intérêt de Weber pour les religions. Il voitd’abord à l’œuvre chez lui-même la pensée magique,c’est-à-dire, en premier lieu, la recherche, pour sonpropre compte, de moyens de guérison dont l’effica-cité prime sur l’intelligibilité logique. Cette « effica-cité » est pour lui « l’aspect le plus décisif de toute

    1. On trouvera par exemple dans la Sociologie de la religion,comme dans L’Éthique protestante, une analyse du mythe dupaysan « authentique » et de ses solides valeurs, qui ne sont qu’unecréation d’intellectuels modernes : « C’est un phénomène tout àfait moderne que la valorisation du paysan comme type spécifiquede l’homme pieux et agréable à Dieu – si on laisse de côté lezoroastrisme et les exemples isolés de littérateurs hostiles à laculture urbaine et à ses conséquences, liés le plus souvent à destraits de patriarcalisme féodal ou, à l’inverse, de mal du siècleintellectualiste. » [infra, p. 211]

    13INTRODUCTION

  • action religieuse » ou magique ; en Inde, Brahma, ledieu suprême, « seigneur de la prière », est le dieu del’efficacité 1.

    C’est à partir de la révélation de sa propre immer-sion dans des attentes magiques que Weber construitla perspective novatrice de son approche desreligions. Si novatrice qu’elle a jusqu’ici rarement étécomprise : on s’est empressé de faire de Max Weberun énième théoricien de la « rationalisation » (quandon ne l’a pas pris pour le chantre de cette dernière),comme pour éluder la spécificité de cette approchede la religion à partir de la magie. On n’a souventrelevé chez Weber que le schéma téléologique d’un« désenchantement du monde 2 » progressif et omistout ce qui le contredit, le travaille. Ce processus de« désenchantement du monde » existe bel et bien : ilest, pour Weber, celui qui se confond avec l’imposi-tion du capitalisme moderne. Mais toute la question,pour le sociologue, est justement de trouver des

    1. « De la même façon que les prêtres brahmaniques avaientmonopolisé la compétence de prière efficace, autrement dit decontrainte efficace des dieux, le dieu Brahma monopolise à son tourle droit de disposer de cette efficacité, autrement dit, très logique-ment, s’arroge l’aspect le plus décisif de toute action religieuse ; parlà, il devient finalement, sinon le Dieu unique, du moins le Dieusuprême. » [Cf. infra, p. 102]. Les dieux qui ne produisent aucuneffet ne demeurent pas des dieux : ils sont « abandonnés ».« Comme le magicien doit faire la preuve de son charisme, le dieudoit faire la preuve de sa puissance. Si les tentatives de l’influencerse montrent durablement inutiles, ou bien le dieu est sans pouvoir,ou bien les moyens de l’influencer sont inconnus, et il est alorsabandonné. [...] Le cas échéant, un petit nombre de déceptions cui-santes suffit à vider un temple à jamais. » [infra, p. 130-131]. Sur lanotion « d’efficacité », voir aussi la longue note de L’Éthique protes-tante dans laquelle Weber discute les objections que lui avait faitesWerner Sombart [EP, p. 98 notamment].

    2. Le terme allemand Entzauberung désigne le mouvement quiporte à « sortir » de la magie, si bien qu’on l’a parfois traduit par« dé-magification ». Remarquons cependant que cette magie-là,Zauber, est l’effet de la pratique du magicien, « l’enchantement » ;ce n’est pas le terme technique, Magie, qui est utilisé.

    14 SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

  • moyens de le regarder « de l’extérieur » ; il ne s’agit enaucun cas de chercher à en épouser le mouvement.

    L’appréhension nouvelle de la magie qui fonde lasociologie wébérienne des religions ne consiste aucu-nement, répétons-le, à renverser le mépris tradi-tionnel des intellectuels pour cette pratique et à lamythifier comme eurent à cœur de le faire, pour lapériode du début du XXe siècle, dans les mouvementsoccultistes notamment, des artistes, des écrivains etdes représentants de différentes bohêmes. Weber necessa de réaffirmer l’aversion que suscitait chez luice qu’il appelait une « brocante » para-religieuse,constituée depuis l’époque des Lumières, expli-quait-il dans la Sociologie de la religion, dans le but desatisfaire les besoins irrationnels des « couches privi-légiées » tout en leur offrant les profits symboliquesd’une « prise de distance avec les masses » et les « pro-fessions de foi traditionnelles » [infra, p. 293]. Il avaiten horreur aussi bien l’anti-intellectualisme quel’éclectisme des petites « chapelles domestiques »édifiées par tant de « littérateurs » « en guise d’er-satz » : « Jamais une nouvelle prophétie n’a vu lejour », déclarera-t-il encore des années plus tard dansla conférence sur la science (1917), « (je reprendsvolontairement ici cette image qui en a choqué plusd’un) pour la seule raison que beaucoup d’intel-lectuels modernes ressentent le besoin de meublerleur âme, pour ainsi dire, de vieilleries garantiesauthentiques, et se rappellent soudain, à cette occa-sion, que la religion qu’ils n’ont plus en a aussi faitpartie ; ni parce qu’ils s’aménagent alors, en guised’ersatz, une sorte de chapelle domestique éclecti-quement décorée de petits portraits de saints de tousles pays, ou bien se créent une compensation àtravers toutes sortes d’expériences vécues auxquellesils attribuent la dignité d’une possession mystique dela sainteté et qu’ils vont... vendre à la criée sur lemarché du livre. » [SPV, p. 55 ; voir aussi infra,p. 294]. Ni ersatz, ni ouvertures mystiques, ni

    15INTRODUCTION

  • conversion : le rapport à la magie sur lequel Weberprit appui ne déclencha aucun phénomène tapageur ;il resta un scientifique rationaliste assumé, quiconfessait son « peu d’oreille pour la religion », àlaquelle il n’était cependant ni hostile ni étranger 1.Sa découverte n’alla pas dans le sens d’une singula-risation, de l’invention d’une forme religieuse origi-nale : elle aboutit tout au contraire à la prise encompte de ce que ses besoins 2 avaient de plus banal.

    La religion, affirme Max Weber, même lorsquetoute son histoire est celle d’une longue différencia-tion qui la sépare de la magie, ne peut jamais pré-

    1. Weber confiait à Ferdinand Tönnies, dans une lettre du19 février 1909 : « Il est certain que je n’ai absolument pas le sens“musical” de la religion et que je n’ai ni le besoin ni la capacitéd’ériger en moi de quelconques “édifices” spirituels à caractèrereligieux – ce n’est tout simplement pas possible, ou plutôt, je lerefuse. Mais, à l’examen, je ne suis précisément ni antireligieuxni irreligieux. » [MWG II/6, p. 65]. Il est probable que Weber, s’ilavait eu à se « convertir », aurait plutôt été porté à retourner versles Églises chrétiennes traditionnelles, que, tout à la fin de laconférence sur la science, il exhorte les intellectuels sensibles aureligieux à rejoindre sans hésitation : « À ceux qui ne peuventassumer virilement ce destin de notre temps, on ne peut que dire :“Retournez plutôt sans mot dire, en vous abstenant de l’habituelleréclame à laquelle se livrent publiquement les renégats, retournezen toute simplicité dans les vieilles Églises, qui vous ouvrent toutgrands les bras avec miséricorde.” » [SPV, p. 58].

    2. Weber n’hésite jamais à avoir recours à la notion de « besoin »(plusieurs dizaines de fois dans le présent texte), ce qui fait souventtiquer ses lecteurs sociologues d’aujourd’hui : ignorait-il que les« besoins » sont le produit de dispositions sociales différenciées,qu’ils ne sont pas « naturels » ? Il fut l’un des premiers à le démon-trer ; mais comme son usage du concept de « charisme », qui luia valu là encore d’être suspecté bien à tort d’avoir « naturalisé »un phénomène social [cf. SPV, p. 138 sq.], celui qu’il fait duconcept de « besoin » aurait à être réévalué : on pourrait montrerqu’il s’en sert tout spécialement pour heurter « l’honneur social »spécifique des intellectuels, comme lorsqu’il assimile le « besoinrationnel » à une constante anthropologique (et non à une préro-gative particulière des intellectuels) ou, inversement, évoque les« besoins » les plus prosaïques des classes qui se veulent « à l’abridu besoin ».

    16 SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

  • tendre s’en distinguer vraiment. Y compris lors-qu’elles disposent de constructions théologiques éla-borées et de manières subtiles d’envisager le devenirdes hommes dans l’au-delà, les religions ne cessentd’avoir pour premières finalités la satisfaction desbesoins de l’ici-bas, la santé, le bonheur et la richesse,ou, à défaut de tels biens, la légitimation de leurabsence. Leur première maxime reste le « do ut des » 1.« Dans son état originel, l’action à motivation reli-gieuse ou magique est orientée vers l’ici-bas. “Quetu ailles bien et que tu vives longtemps sur la terre” :voilà pourquoi il faut accomplir les actes qui sont lescommandements de la religion ou de la magie. »[infra, p. 80]. « Détourner le mal extérieur dans“l’ici-bas” et obtenir des avantages extérieurs dans“l’ici-bas” est le contenu de toutes les “prières”normales, même dans les religions les plus tournéesvers l’au-delà. » [infra, p. 123]. « L’action ou lapensée religieuse ou “magique” ne doit en aucun casêtre dissociée du cercle des actions à finalité quoti-dienne », écrit encore Weber avant d’ajouter, sur unton cavalier : « d’autant que ses finalités propres sontéconomiques dans la majorité des cas. » [infra, p. 80].

    Plus loin, on relève à l’inverse une diatribe contrela théorie du « reflet », « poncif du matérialisme his-torique » [infra, p. 402]. Selon Weber, les dispositifsthéologiques ne peuvent être déduits sans détour del’analyse des configurations économiques. Pourquoiconjugue-t-il, dès lors, des pointes de matérialismeavec pareilles réserves quant à la pertinence de cettedoctrine pour l’étude des phénomènes religieux ?Tout ce qui vient d’être dit sur la découverte wébé-rienne de la magie fournit un élément de réponse :ce ne sont pas seulement des outils d’analyse que lesociologue cherche chez Marx, mais aussi desformules râpeuses qu’il sait pouvoir lancer au visagedes savants – religieux ou profanes, peu importe – et

    1. En latin, « je donne pour que tu donnes ».

    17INTRODUCTION

  • qui prennent pour cible leurs dénis. En premierlieu, bien entendu, celui du rôle joué par les intérêtséconomiques et idéologiques dans l’activité des« porteurs de savoir » (Weber évoque avec beaucoupd’insistance les « prébendes » des prêtres et la fonc-tion de « domestication des masses » remplie par lesreligions) 1.

    Cette dimension polémique n’est évidemment pasabsente lorsque Weber déclare que la penséemagique n’est pas moins « rationnelle » que la penséescientifique :

    « En outre, et justement sous sa forme primitive,l’action à motivation religieuse ou magique estune action au moins relativement rationnelle :même si elle n’est pas nécessairement une actionorientée en fonction de moyens et de fins, elle seconforme en tout cas aux règles de l’expérience.De même que le frottement fait surgir l’étincelledu bois, le mime “magique” de l’initié attire lapluie qui va tomber du ciel. Et l’étincelle alluméepar le frottement est précisément un produit“magique” au même titre que la pluie née desmanipulations du faiseur de pluie. » [infra, p. 80].

    À l’encontre des « primitivistes » de son époque,qui regardaient celle-ci comme étrangère auxprincipes logiques élémentaires, tel le principe denon-contradiction, Weber n’hésite pas à affirmerque la pensée magique implique une forme de ratio-nalité qui n’est pas fondamentalement distincte decelle de la science, parce qu’elle ne cesse d’opérerelle aussi à partir d’« imputations causales » 2. Mais il

    1. Sur cette dimension de « provocation » inhérente à la réfé-rence au marxisme chez Weber, voir I. Kalinowski, Leçons wébé-riennes sur la science et la propagande (chapitre IV, « Un savant trèspolitique »), Marseille, Agone, 2005.

    2. « Ce n’est que de notre point de vue, en fonction de notrevision actuelle de la nature, que nous pouvons distinguer là, objec-tivement, des imputations causales “justes” et “fausses”, regarder

    18 SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

  • [7.12. L’intellectualisme petit-bourgeoisdans le judaïsme et le christianisme ancien] . . . . . 278

    [7.13. Intellectualisme distinguéet intellectualisme plébéien,intellectualisme paria et religiosité de secte] . . . . . 286

    [7.14. La constitution de communautés« éclairées » d’un point de vue religieuxen Europe occidentale] . . . . . . . . . . . . . . . . . 293

    VIII. Le problème de la théodicée . . . . . . . . . . 295[8.1. L’idée de Dieu du monothéisme

    et l’imperfection du monde] . . . . . . . . . . . . . . 295[8.2. Types purs de la théodicée :

    l’eschatologie messianique] . . . . . . . . . . . . . . . 297[8.3. Croyance dans l’au-delà,

    croyance dans la Providence,croyance dans la rétribution,croyance dans la prédestination] . . . . . . . . . . . . 299

    [8.4. Les différentes tentatives de résolutiondu problème de l’imperfection du monde] . . . . . . 306

    IX. Délivrance et renaissance . . . . . . . . . . . . . 309

    X. Les voies de la délivranceet leur influence sur la conduite de vie . . . . . . 315

    [10.1. Religiosité magique et ritualisme :les conséquences de la religiosité ritualistede la piété] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 316

    [10.2. La systématisation religieusede l’éthique du quotidien] . . . . . . . . . . . . . . . 319

    [10.3. Extase, orgie, euphorie et méthoderationnelle de salut religieux] . . . . . . . . . . . . . 324

    [10.4. Systématisation et rationalisation de laméthode de salut et de la conduite de vie] . . . . . . 329

    [10.5. La virtuosité religieuse] . . . . . . . . . . . . . . 331[10.6. Ascèse du refus du monde et ascèse

    intramondaine] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 334[10.7. Contemplation qui fuit le monde,

    contemplation mystique] . . . . . . . . . . . . . . . . 338[10.8. Différences entre les mystiques asiatique

    et occidentale] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351[10.9. Mythes du sauveur et sotériologies] . . . . . . . 358[10.10. La délivrance par la grâce

    sacramentelle et la grâce d’institution] . . . . . . . . 361[10.11. La délivrance par la foi] . . . . . . . . . . . . . 368[10.12. La délivrance par la grâce

    de la prédestination] . . . . . . . . . . . . . . . . . . 383

    511TABLE

  • XI. L’éthique religieuse et le « monde » . . . . . . 390[11.1. La tension entre l’éthique religieuse

    de la disposition d’esprit et le monde] . . . . . . . . 390[11.2. L’éthique de voisinage comme fondement

    de l’éthique religieuse] . . . . . . . . . . . . . . . . . 395[11.3. Le rejet religieux de l’usure] . . . . . . . . . . . 400[11.4. La tension entre la rationalisation

    de la vie par l’éthique religieuseet la rationalisation de la vie par l’économie] . . . . . 405

    [11.5. L’acosmisme de l’amour religieuxet la violence politique] . . . . . . . . . . . . . . . . . 413

    [11.6. Positions variables du christianismeà l’égard de l’État] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 422

    [11.7. L’éthique « organique » du métier] . . . . . . . . 425[11.8. Religiosité et sexualité] . . . . . . . . . . . . . . . 431[11.9. L’éthique de la fraternité et l’art] . . . . . . . . . 440

    XII. Les religions civiliséeset le « monde » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 446

    [12.1. Le judaïsme et son caractère tournévers le monde] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 446

    [12.2. Attitude des catholiques, des juifs etdes puritains à l’égard de la vie des affaires] . . . . . 454

    [12.3. Religiosité de la Loi et traditionalismedans le judaïsme] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 458

    [12.4. Juifs et puritains] . . . . . . . . . . . . . . . . . . 464[12.5. L’islam et son caractère adapté

    au monde] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467[12.6. Le bouddhisme ancien et son caractère

    de fuite du monde] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 472[12.7. Les religions civilisées et le capitalisme] . . . . . 476[12.8. Le christianisme ancien et son refus

    du monde] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 478

    Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 487Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 491

    Cet ouvrage a été composépar IGS-CP à L’Isle-d’Espagnac (16)

    No d’édition : L.01EHQNFH0141N001Dépôt légal : octobre 2006

    512 SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

    CouvertureTitreCopyrightINTRODUCTIONI. LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA SIMPLE MAGIEPenser à partir de la magie