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Page 1: Social en mouvements - danielbensaid.orgdanielbensaid.org/IMG/pdf/-23.pdf · Alain Touraine, de deux sociologies qui s’oppo - sent, mais de deux théories, ... Alain Bertho (ibid.)

mouvement social, sans projet, sans utopie,sans acteur central, non politique, hétérogèneet sans expression propre 4/… » Grèves et manifestations sont ainsi réduites à de bana -les « conduites de crise ». Même ton, même approche, même verdict chez Michel Wie-viorka : la lutte « a-t-elle exprimé un mouve-ment social au sens précis, sociologique del’expression, c’est-à-dire une contestation dehaut niveau de projet portée par un acteuridentifiable mettant en cause les principalesorientations de la vie collective? N’a-t-elle pasplutôt été avant tout une conduite de crise 5/… »

Décidément, le tribunal parle d’une seulevoix.

Déficit de projet, déficit d’utopie, pas assez« haut niveau ».

Le mouvement de décembre 1995 est recaléà l’unanimité du jury à l’examen de passagedes mouvements sociaux. Certains objecterontsans doute avec bon sens qu’à requérir autantde critères, autant de conscience, à exiger delui un tel niveau, à lui réclamer d’emblée unprojet « sociétal » alternatif, le « mouvementsocial » risque fort de devenir un objet « socio-logiquement introuvable ». Il est rare en effetque la conscience précède l’action, qu’un mou-vement naisse d’un modèle ou d’une idée, etnon pas d’une lutte, d’un conflit d’intérêts. Laconscience vient en marchant. N’importe quelpromeneur le sait.

D’autres verront là une futile querelle demots.

Relevons seulement au passage que, pourTouraine, l’affaire au contraire est sérieuse,révélatrice d’une implacable bataille d’écoles :« En fait, deux sociologies s’opposent ici : cellequi croit à l’existence d’une logique implacabledes systèmes sociaux et qui déchiffre les con -duites des acteurs comme des signes de la logi -que de domination qui s’y exerce et, de l’autre

universitaire. Elle s’est propagée dans la pressecomme dans la parole des acteurs eux-mêmesà proportion que déclinait l’usage du vocable« mouvement ouvrier ».

Simple substitution de mots et d’image?Ou plus importante substitution de sens?Curieusement, les « sociologues de l’action »

se sont empressés de contester le terme de« mouvement social » sous prétexte que la réa-lité n’était pas conforme au concept par euxdûment déposé 1/.

« S’agissait-il d’un mouvement social ? »,s’interroge ainsi Alain Touraine.

Réponse : « Cette grève a-t-elle favorisél’expression de revendications qui mettent encause, au-delà d’intérêts particuliers, si impor-tants soient-ils, l’orientation de la société toutentière, non pas pour défendre une contre-culture utopique, mais au contraire pour enappeler, contre un adversaire, à des orienta-tions culturelles considérées comme essen-tielles par l’ensemble de la société ? Un mou-vement social ainsi défini combine un conflitsocial et un projet de gestion sociétale. Laquestion étant ainsi précisée, je suis obligéde lui apporter une réponse négative. Non, lagrève de novembre-décembre, si importantequ’elle ait été, n’était pas un mouvement social. »

Ce fut donc, simplement, « un grand refus »,ou encore « l’ombre d’un mouvement » 2/. Ladémarche, furieusement normative, consisteà convoquer le réel devant le « tribunal socio-logique » : « Ma définition du mouvement socialme conduit à ne pas en reconnaître la présencedans un conflit qui a dénoncé une politique etqui n’est pas allé au-delà du rejet des initia-tives gouvernementales 3/. »

Même son de cloche, plus péremptoireencore, chez Fahrad Khoroskavar : « Pour résumer, on peut dire qu’il s’est agi d’un non-

Daniel Bensaïd

Social en mouvements

Après les grandes turbulences des annéessoixante et soixante-dix, les années quatre-vingt, celles de la contre-réforme libérale, ontété marquées par une négation de « la questionsociale ». L’heure était à l’économie (de mar-ché) triomphante et à la démocratie (institu-tionnelle) conquérante.

Depuis trois ans, changement de décor, chan-gement de discours.

Retour du social ? Renaissance des mouve-ments sociaux ?

Les grandes grèves de novembre-décembre1995 ont ainsi donné lieu à une furieuse batailled’interprétation sociologique et politique. Ilest pourtant difficile de déchiffrer le sens d’unévénement sans l’inscrire dans la durée d’unemémoire collective, sans l’éclairer par les anté-cédents – lointains, comme la grève généralede Mai 68 ou, plus proches, comme les grèvesde 1986 – et par ses effets.

Le sens n’est pas donné dans l’instant. Il sedévoile après coup, en fonction des possibilitésretenues et de celles qui auront été abandon-nées. Ce choix n’est pas écrit d’avance. Il faitprécisément l’objet d’une lutte, dont les inter-prétations contraires sont partie prenante.

Mouvement social ou pas ?

Un fait de langage retient l’attention. La notionde « mouvement social » est sortie, ces der-nières années, du vocabulaire de la sociologie

1

1/ Voir, le Grand Refus, réflexions sur la grève de décembre 1995,

Alain Touraine, François Dubet, Didier Lapeyronnie, Fahrad Khos-

rokhavar, Michel Wieviorka, Paris, Fayard 1996.

2/ Alain Touraine, op. cit., p. 47.

3/ Alain Touraine, op. cit., p. 49.

4/ Fahrad Khoroskavar, op. cit., p. 204.

5/ Michel Wieviorka, op. cit., p. 247.

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Singulier ou pluriel ?

On parle tantôt du mouvement social, tantôtdes mouvements sociaux.

Le débat entre singulier et pluriel est large-ment un faux débat. Il y a bien, d’un côté, unphénomène général de remobilisation limitée,inégale et combinée, autour d’enjeux sociaux.

D’autre part, cette remobilisation demeurefragmentée, diversifiée, difficile à unifier, pourdes raisons profondes tenant à la nature mêmede la crise.

C’est pourquoi il importe de considérer cesmouvements dans leur potentialité et leur dynamique, plutôt que de s’ériger en juges.C’est pourtant ce que fait quotidiennement lediscours libéral lorsqu’il dénonce le corpora-tisme des cheminots en 1995, des routiers en1996, voire des médecins en 1997. Dans le Figaro du 1er décembre 1995, Franz-OlivierGiesbert dénonçait ainsi « les corporatismeset les archaïsmes qui ankylosent le pays ».Dans les mêmes colonnes, le 11 décembre, Daniel Cohn-Bendit opposait le « mouvementde modernisation de 1968 » au mouvementconservateur de 1995, résumé par le slogan« touchez pas à nos acquis ». Dès 1982, Fran-çois de Closets, appelant à briser le « gros tabou des droits acquis » avait sonné la chargecontre les « privilèges » 9/. Le « privilège » deve -nait ainsi, comme le dit Philippe Corcuff, « l’iné-galité immorale de la société libérale idéale »face à l’inégalité morale, naturelle, produitepar le marché et la concurrence 10/. Ce « prêt-à-penser anticorporatiste » visait en réalité àremplacer la représentation du conflit entermes de classes par une représentation entermes de catégories.

Ce qui nourrit les réflexes de défense caté-goriels et peut aboutir à des replis corpora-tistes au sens péjoratif du terme, ce sont pré-cisément les politiques libérales qui défont les

dernier, lorsque le prolétariat industriel estdevenu la composante centrale du prolétariatet l’ouvrier d’usine (mineur, cheminot, métal-lurgiste) sa figure emblématique. Avec le recul,depuis le début des années quatre-vingt, enpourcentage et en effectifs absolus, de ce pro-létariat industriel, celui-ci ne constitue plusle point de repère, visible de tous, d’une iden-tité collective. De vastes secteurs salariés etexploités ne se vivent pas comme « ouvriers ».

2. Ensuite, un changement de contexte éco-nomique et social. La crise, la montée du chô-mage et de la précarité, la sous-traitance etla déconcentration des grandes entreprises,les métamorphoses mêmes du travail, l’impor-tance des réseaux, la crise urbaine et scolaire,entraînent un redéploiement de la résistancesociale aux offensives libérales, dans et horsde l’entreprise, sur les terrains du logement,de la santé, de l’école, de l’exclusion. Soulignéepar de nombreux observateurs, la massivitédes manifestations de rue (la combinaisongrève/manifestation), dans les villes moyennesnotamment, en novembre-décembre 1995, tra-duit aussi cette tendance à la socialisation duconflit qui déborde les lieux de productionpour embrasser tous les domaines de la repro-duction sociale 8/.

3. Enfin, un changement de rapport entreles luttes sociales et la représentation poli-tique. Alors que, dans les années soixante-dix,grèves et manifestations s’inscrivaient dansune relation explicite aux partis de gauche(Une seule solution, le programme commun !),la notion de mouvement social souligne aucontraire une distance et une méfiance enversla sphère politique. Les frustrations du doubleseptennat mitterrandien, et plus généralementl’impuissance de la représentation politique àmaîtriser la mondialisation marchande, sontpassées par là.

côté, celui où je me place, celle qui croit auxacteurs et les définit par leurs orientationsculturelles et, plus profondément, par la repré-sentation d’eux-mêmes comme sujets autantque par les conflits et les rapports sociaux oùils sont placés 6/. »

Soit donc une « sociologie [tourainienne] dela liberté » contre une « sociologie [marxienneou bourdieusienne?] de la nécessité » : « L’idéemême de mouvement social n’est-elle pas entréedans la sociologie avec celle des acteurs sociaux,en s’opposant au concept de lutte de classeassocié à celui de contradictions sociales 7/. »

Voici enfin le mot de l’énigme, le pot auxroses dévoilé !

L’acharnement à définir le mouvement social, à lui imposer des normes inaccessibles,vise tout simplement à empêcher que sa réa-lité et sa dynamique ne soient lisibles selonles catégories de contradictions et de classessociales. Il ne s’agit pas alors, comme le ditAlain Touraine, de deux sociologies qui s’oppo -sent, mais de deux théories, de deux stratégieset de deux politiques.

Si nous constatons au contraire, sans apriori méthodologique, l’usage croissant del’expression « mouvement social » (dont la sociologie de l’inaction n’a pas le monopole),il exprime plusieurs phénomènes combinés :

1. Tout d’abord, un changement de paysagesociologique. La notion de mouvement ouvriers’est imposée à une époque précise, celle de lagrande industrialisation de la fin du siècle

2

6/ Alain Touraine, op. cit., p. 52.

7/ Ibid.

8/ Nicolas Le Strat dans Futur Antérieur n° 33-34) parle à ce propos

de « reterritorialisation politique » ou de réinvention de la « territorialité

politique ». Alain Bertho (ibid.) souligne la redécouverte d’une « identité

locale », des notions de « solidarité publique » et d’« intérêt général ».

9/ François de Closets, Toujours plus, Paris, Grasset, 1982.

10/ Philippe Corcuff, « La France malade de ses corporatismes, un

prêt-à-penser libéral pour les élites de droite et de gauche », in la

Pensée confisquée, Club Merleau-Ponty, Paris, La Découverte, 1997.

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restruc turations : fermetures d’usines, cassagede la sidérurgie, de la construction navale.Ceux qui ont disparu n’ont pas vraiment étéremplacés, malgré les luttes massives des em-ployés de banques dans les années soixante-dix, des instituteurs-institutrices ou des infir -mières en 1988. Ce n’est pas par hasard si lescheminots, participant encore de cette cultureouvrière d’hier, ont pu constituer un puissantcatalyseur en décembre 1995. La dignité d’uneappartenance se construit principalementdans la lutte. Bien des enquêtes ont ainsi sou-ligné la fierté retrouvée de se dire « cheminot »– mot chargé de tradition et porteur d’un mé-tier – plutôt que simplement « agent de laSNCF ». De même, les grandes grèves de 1988ont forgé une image populaire de l’infirmièreen tant que salariée.

À l’encontre des accusations de corporatisme,ce qui est frappant, dans les luttes de 1995 etles suivantes, c’est plutôt le mouvement logiquequi va du particulier au général. On est passéainsi de la défense du statut de la fonctionpublique à celle du service public. Alors quel’élargissement du mouvement s’était avéréproblématique en 1986 et 1988, y compris entreroulants et non-roulants chez les cheminots,entre infirmières et aides-soignantes dans leshôpitaux, le fameux « Tous ensemble » estdevenu le mot de passe de décembre 1995. Alorsque certains reprochaient aux grévistes leurinsouciance du lendemain et leur indifférenceaux générations futures, les traminots de Mar-seille, en menant une lutte acharnée contre ledouble statut, s’opposaient à une dégradationdes conditions d’emploi et de salaire pour lesnouveaux embauchés. Dans la foulée, les rou-tiers en grève de 1996 ne se battaient plus,comme en 1992, aux côtés de leurs patronscontre les taxes, mais contre leurs patrons, endéfense de leurs propres conditions de travail.

ble : elle entretient ainsi les réactions corpo-ratistes qu’elle critique 12/. »

La représentation et l’énoncé de « l’intérêtgénéral » ne sont pas une donnée naturelle etspontanée parmi les opprimés et les exploités.Ils supposent que soient surmontés l’aliéna-tion quotidienne et le fait que les salariéssoient d’abord des marchandises rivales, oppo -sées les unes aux autres, par la loi de l’offreet de la demande sur le marché du travail.L’obstacle n’est pas mince. Seule l’expériencerépétée des luttes, leur mémoire collective,l’organisation collective de résistance quoti-dienne permettent de le franchir. La notionde l’intérêt général n’est donc pas un point dedépart inné, mais un aboutissement, le résul-tat d’une construction, qui s’impose malgré latendance récurrente à la division.

Si l’on veut bien admettre que cette notion,vue par « ceux d’en bas », ait quelque chose àvoir avec ce qu’on appelait, hier encore, uneconscience de classe, il faut donc soulignerque cette conscience, fruit d’une expériencesociale et historique, est le contraire d’uneconscience abstraite octroyée. Elle se déve-loppe à travers le conflit même et, préciseDenis Segrestin, « elle ne se développe qu’àpartir de la cons cience d’appartenance à desgroupes concrets 13/ ». La trajectoire du syn-dicalisme confédéré est ainsi le résultat d’unlong processus d’organisation autour de mé-tiers, de branches ou d’entreprises, qui consti-tuent à une époque donnée le noyau identi-taire unificateur du mouvement. L’intérêtgénéral se coagule ainsi autour de groupesmoteurs et de figures symboliques, dont le mi-neur de Zola, le cheminot de Renoir, le métallode Carné ou de Visconti ont pu constituer tourà tour l’image emblématique.

Ces noyaux ont précisément été dissousou durement malmenés par la crise et les

solidarités et déchaînent la compétition detous contre tous au détriment des réponsescollectives. Les mêmes qui font volontiersl’apologie de ces politiques ne manquent pasde culot lorsqu’ils viennent reprocher aux vic-times de défendre ce à quoi elles peuvent encore s’accrocher.

Dès le début de la campagne idéologiquecontre la « syndicratie », la « privilégiature »,et les corporatismes, Suzanne de Bruhhoff enavait fort justement démonté la fonction, enrappelant simplement que « les corporatismessont aujourd’hui avant tout une des formesprises par la concurrence de crise entre ouvrierslorsque fait défaut une issue collective 11/ ».On place les travailleurs en situation d’indi-vidualisation et de concurrence accrue sur lemarché du travail, et on leur demande en outreune « conscience de classe » et une solidaritéenvers les plus vulnérables, faute de quoi ilsseront culpabilisés pour cause de corpora-tisme égoïste ! « On peut, conclut de Brunhoff,inverser la critique de l’État-providence faiteau nom de la régulation par le marché, et mon-trer que c’est la pression de la concurrence quiengendre des réactions “corporatistes”. Elletend à faire de chaque travailleur un individuéconomique responsable des risques et desgains liés à son emploi. S’il touche moins qued’autres pour le même travail, ou s’il est licen-cié, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Isolé,il ne peut rien. La critique actuelle du corpo-ratisme des syndicats vise le principe mêmede l’organisation d’un mouvement ouvrier dedéfense des travailleurs pris dans leur ensem-

3

11/ Suzanne de Brunhoff, l’Heure du marché, Critique du libéralisme,

Paris, Paris, Puf, 1986, p. 76.

12/ Ibid., p. 78.

13/ Voir Denis Segrestin, « Du syndicalisme de métier au syndica-

lisme de classe, pour une sociologie de la CGT », in Sociologie du tra-

vail, vol. 17, avril-juin 1975.

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tation permet au sociologue de l’action, dedémasquer la mystification du « tous ensem -ble » de décembre, tendant à accréditer unerenaissance des solidarités de classe : « Le“tous ensemble” des manifestations voilaitune mosaïque d’intérêts disparates, de diffé-rences de “rang” et de dignité qui forment lastructure des organisations publiques fort iné-galitaires. La protection partagée n’est pasl’égalité de traitement, et cette “lutte desclasses” fut aussi une lutte des rangs, despetits avantages et des petits concours contreles grands. L’autre lutte des classes, la “vraie”[sic !], a regardé passer les défilés 16/. » Des intérêts disparates et des différences de rang,on en retrouve dans tous les mouvements mas-sifs, à commencer par la grève générale de 1968.Ce qui distingue 1995 par rapport aux luttesprécédentes, c’est au contraire la recherched’une unité, où Dubet voit pourtant essentiel-lement une mystification et une diversion : onne trompe pas le nez d’un sociologue !

Encore plus explicite, Michel Wievorkas’empresse de faire ses adieux, non seulementau prolétariat, mais encore au conflit de classeen général : « Tout ceci est terminé. Le conflitde classe s’est déstructuré et les luttes ouvriè -res, si légitimes qu’elles soient, ne peuventplus prétendre incarner un principe universel.À la place de l’ancien conflit de classe, à côtéde ses débris plus ou moins catégoriels ou cor-poratisme [il y a au moins ici de la suite dansles idées !], ou de ses expressions désormaisinstitutionnalisées, s’élargit la béance de ceque l’on désigne en France par deux expres-sions plus complémentaires que concurrentes :l’exclusion, la fracture sociale 17/. » Exit doncle conflit de classe. Place aux nouvelles fron-tières (aux nouveaux fronts) de l’exclusion etde la fracture sociale, passible, comme sonnom l’indique, d’un traitement médicalisé,

lutte des classes. Chez Touraine, la polarisa-tion de l’antagonisme de classe se dissoutainsi dans la croissance envahissante de laclasse moyenne : le nouveau clivage ne passeplus alors entre exploiteurs et exploités maisentre classe moyenne (plus ou moins nantieet privilégiée) et underclass des exclus. Cetteclasse moyenne devient du même coup le moteur exclusif de la modernisation possibleou au contraire de la régression corporativedu salariat : « La France est-elle capable deréussir la mutation d’une classe moyenne dépendant de l’État en un réseau d’innova-teurs, de chercheurs, d’entrepreneurs, de négo -ciateurs et de critiques ? Est-elle capable desubstituer, en son cœur même, l’esprit dechangement au corporatisme, le service de lasociété à celui de l’État, et le goût de la diver-sité à l’application de la règle, la compréhen-sion de la diversité à la rationalisation? 14/ ».Toute la conflictualité devrait dès lors être interprétée à travers cette grille opposant leréseau à la centralisation, la modernité socié-tale à l’étatisme républicain, les intellectuelssaint-simoniens tempérés aux démagogues inconditionnels du mouvement social, la sociologie tourainienne de la liberté à la sociologie bourdivienne de la nécessité ensomme.

Pour soutenir une telle thèse, il faut unethéorie ad hoc. Ainsi, les classes, si elles jouentencore un rôle, ne sont plus déterminées parleur place dans les rapports de production etde reproduction d’ensemble de la société, maisde manière privilégiée « par rapport au mar-ché », autrement dit à la consommation. Celapermet d’identifier le « noyau central des salariés des entreprises plutôt à une classemoyenne vaguement définie par un niveau derevenu et un genre de vie 15/ ». Très vaguement,en effet ! Mieux encore, cette grille d’interpré-

Où est le corporatisme dans tout cela ? La dé-fense de revendications catégorielles, oui, biensûr, mais elles ont souvent été le point de dé-part d’un rapide travail de conscience et d’unélargissement de l’horizon.

Quant à la tentative d’opposer les nantisdu secteur public au monde des « exclus » etdes « sans » en tous genres, elle a égalementfait long feu. Les différences existent certes.Elles sont même profondes. Lors de l’arrivéeà Amsterdam de la marche européenne deschômeurs, en juin 1997, on a vu les marcheursrejeter l’idée d’une tête de manifestation com-mune avec une délégation des futurs chômeursde Vilvorde. Ils défileraient les uns à la suitedes autres et non pas mélangés. C’est parfai-tement compréhensible : leur marche, pour lesexclus, est aussi une manière d’exister. Mais,par-delà ces réalités, il faut constater que lesmouvements se sont plutôt nourris les uns desautres, que l’appel des « sans » dit de Beaubourgest né dans le sillage des grèves de décem-bre 1995, que dans les grandes occasions (ma-nifestations de décembre, mobilisations contreles lois Debré et pour les sans-papiers, soutienà Vilvorde, marches contre le chômage) on agénéralement retrouvé côte à côte une partiedu mouvement syndical (FSU, Sud, CFDT-en-luttes, CGT parfois) et la nébuleuse des mou-vements associatifs (Dal, AC !, APEIS, Droitsdevant, Cadac, Ras l’Front, Act-Up…).

Mouvements sociaux et luttes

des classes

Pour bien des commentateurs hâtifs, la florai-son des mouvements sociaux serait le signed’un dépérissement ou de la disparition de la

4

14/ Alain Touraine, op. cit., p. 31.

15/ Ibid. p. 64.

16/ François Dubet, op. cit., p. 115

17/ Michel Wievorka, op. cit., p. 252.

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conflits tournent autour de cette question,qu’il s’agisse du système des retraites, de laréduction du temps de travail, de la flexibilité,de l’aménagement des horaires, etc.), les gainsde productivité réalisés dans les secteurs deproduction industrielle ne sont pas directe-ment convertibles – à conditions de rentabilitécapitaliste équivalentes – en emplois dans lesservices : on peut diviser par dix le temps deproduction d’une automobile ou d’un ordina-teur ; on ne divisera pas par dix le tempsnécessaire à une infirmière pour soigner unpatient ou à une institutrice pour éduquer desenfants.

Tant que les règles restent ce qu’elles sont,l’emploi doit être considéré comme un droit etun dû qui commande d’autres droits à l’exis-tence 20/. On peut imaginer que les modalitésévoluent avec les techniques et l’organisationsociale, que se multiplient les « intermittentsdu travail » comme il y a des intermittents duspectacle, à condition bien sûr d’en définir lestatut et les garanties. On peut imaginer denouvelles combinaisons et interpénétrationsentre le temps de travail et le temps dit libre,étant entendu toutefois qu’un loisir libéré estdifficilement imaginable à côté d’un travail res-tant aliéné : À travail aliéné, loisir aliéné ! Àtravailleur assujetti, meutes sportives et bou-chons dominicaux sur l’autoroute! À exploita-tion dans le travail, inégalité dans le loisir !

Devant la transformation de l’organisationet de la division du travail est apparue l’idéed’une dissociation du revenu et de l’emploi.Au niveau de tous ceux et celles qui souffrentde l’exclusion, la revendication d’un revenude citoyenneté ou d’une allocation universellepeut en effet apparaître comme une réponsede bon sens : si la société n’est plus capable degarantir un emploi, qu’elle assure au moinsun revenu permettant de (sur)vivre sans tra-

être prise beaucoup plus tôt 19/. » Le travail,c’est donc désormais ringard, anti-moderne.

D’un point de vue anthropologique, si l’onconsidère le travail comme un processus his-torique d’échange organique entre la natureet la société humaine, de conversion d’énergie,de transformation réciproque, l’argument està l’évidence absurde. A fortiori si l’on consi-dère que les besoins individuels et sociaux nesont pas donnés une fois pour toutes, maiseux-mêmes historiques, évolutifs, et que leurdéveloppement et leur diversification, grâceà l’accumulation d’un surproduit social, peu-vent être considérés comme des critères deprogrès authentique. La transformation desbesoins appelle sans doute des métamorphosesdu travail, non sa disparition.

Le déplacement de la question de l’emploià celle du travail en général contribue en réa-lité à masquer un problème et une crise plusspécifiques : ceux du travail salarié, exploité,contraint et aliéné ; ceux du temps de travailcomme mesure universelle du lien social, del’échange des richesses et des rapports des individus entre eux ; ceux de la réduction parle marché du travail concret, composé, com-plexe, au travail abstrait, simple, « sans qua-lité ». Plus le travail, précisément, est élaboré,plus il incorpore de savoirs accumulés, plus ils’individualise, plus cette commune mesuredevient « misérable » et irrationnelle, ainsique Marx l’avait prévu. C’est bien là le fin motde l’énigme, le secret dévoilé des paradoxesd’une économie qui, produisant davantage derichesses en moins de temps, ne parvient plusà garantir ce qu’elle garantissait hier, produitde l’exclusion au lieu de promettre du tempslibre ou de satisfaire de nouveaux besoins.

Parce que le temps de travail abstrait, con -vertible en plus-value et en profit, reste, mal-gré tout, la mesure universelle (la plupart des

d’une thérapie de réduction des fractures parla potion de l’équité à la mode Alain Minc.Comme le disent fort pertinemment ChristianBaudelot et Stéphane Israël, « la fausse oppo-sition “exclus”/classes moyennes sert le con -servatisme social le plus strict ; de même quel’humanitaire ne saurait faire office de poli-tique étrangère, l’abbé Pierre, si fondé que soitson combat, ne saurait incarner à lui seul laquestion sociale 18/ ».

Cette thèse du dépérissement du conflit declasse se complète et se renforce parfois dudiscours sur la disparition ou la fin du travail,dont la fonction idéologique est tout aussi lim-pide. L’une et l’autre sont pourtant plus quecontestables.

Adieu au travail ?

Crise du travail, disparition du travail ?Comme le dit avec quelque soulagement Ber-nard Perret dans sa contribution aux dossiersde la revue Esprit sur le sujet, « la questiondu travail est en train d’émerger derrière l’obsession de l’emploi ». Après les adieux auprolétariat, ceux au conflit de classe, voici doncles adieux à l’emploi. L’enchaînement ne man -que d’ailleurs pas de logique. Oublions doncl’emploi, puisqu’il n’y en aura plus, et songeonsplutôt à jouir intelligemment du temps libreainsi que nous y invite Olivier Mongin : « Laconscience que le plein-emploi, loin d’être larègle, correspondait à une période exception-nelle, à une parenthèse historique aurait dû

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18/ Le Monde, 28 décembre 1995.

19/ Le Travail, quel avenir ?, ouvrage collectif, présentation d’Olivier

Mongin, Paris, Folio-actuel, 1997.

20/ La discussion concrète (et chiffrée) sur les différentes formules

de revenu de citoyenneté ou de revenu universel inconditionnel, plai-

dées par Jean-Marc Ferry ou Philippe Van Parijs, mettrait en évi-

dence les effets perversement démobilisateurs d’une utopie sociale

d’apparence radicale. Il en va souvent ainsi, hélas, des rêves libéraux

à double tranchant.

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projet Delta et chercheur au CNRS, FrançoisBourguignon propose de prendre pour base decalcul du revenu de citoyenneté le RMI, soit30000 F par an et par adulte, soit une masseà financer de 1200000 dont il faudrait retran-cher 250 milliards de prestations actuelles(action sociale, aide à l’emploi, allégements decharges). Il resterait donc environ 900 mil-liards à financer, soit 30 % du revenu net desménages, ce qui exigerait un impôt propor-tionnel supplémentaire de 30 % sur les reve-nus : « difficile à imaginer à court terme »,mais « défendable », conclut le chercheur. Tel-lement difficile pourtant qu’il envisage unesolution alternative d’un revenu non plus égalau RMI, mais de 15000 F par an (soit 1 250 Fpar mois !). Cela « pose un sérieux problème »,admet-il : cette allocation « permet-elle deremotiver ceux qui touchent déjà le RMI etdont certains sont difficiles à réintégrer dansle marché du travail 23/ ? ». « Par ailleurs,conclut-il, tout dépend de l’analyse que l’onfait du phénomène du chômage ». En effet !

Dans le même numéro du Monde, YolandBresson, économiste enseignant à Paris XII,se livre à un exercice parallèle de chiffrage durevenu d’existence. Pour un revenu de 1600 Fmensuels, il faudrait trouver 1 100 milliards.Il propose pour cela un grand emprunt et lasuppression pure et simple des allocationsfamiliales, du minimum vieillesse et du RMI !Le « revenu d’existence » ferait éclater ainsitoutes les rigidités et les protections dont seplaint le patronat. Il offrirait une armée demain-d’œuvre de réserve en haillons, corvéa-ble à merci.

Ces élucubrations – non innocentes audemeurant – ne doivent pourtant pas servirde prétexte à enterrer un vrai problème. Il esten effet possible, par-delà les fluctuations tem-poraires liées à une réorganisation de la pro-

un « droit au revenu inconditionnel et univer-sel », à un « revenu social primaire distribuéégalitairement et de façon inconditionnelle ».Une proposition aussi hardie et novatrice seheurterait selon Jean-Marc Ferry à deuxrésistances symétriques. Celle, d’une part,d’une « crispation travailliste » sur la reven-dication du plein-emploi et des droits acquis.Celle, d’autre part, de la foi moderniste dansles vertus du progrès automatique.

Au risque d’encourir l’accusation disquali-fiante de « crispation travailliste », force estde constater que l’affaire ainsi présentée com-porte deux inconvénients majeurs du point devue de l’intérêt général des salariés :

– elle tend à justifier le renoncement à lalutte pour le droit à l’emploi (au plein-emploi)et à la réduction massive du temps de travail ;Jean-Marc Ferry ne mâche d’ailleurs pas sesmots : « L’idéologie du plein-emploi salarial estle plus grand obstacle à un dénouement posi-tif de la crise actuelle 22/ » ;

– elle tend à faire sauter le verrou du smicen salariant (ou plutôt en indemnisant bienau-dessous du smic) une exclusion institution-nalisée et constitue paradoxalement du mêmecoup une machine de guerre contre le systèmede protection sociale ; en effet, le revenu socialprimaire ne serait pas financé par la Sécuritésociale, mais par des prélèvements bancairesautomatiques sur la consommation des mé-nages (une super TVA !).

L’idée d’une allocation universelle est doncbien à double tranchant. Elle oscille entre laséduisante utopie maximale d’un revenu sanstravail et la réalité prosaïque d’une charitéminimale (« du RMI et des jeux télévisés »pour la nouvelle plèbe). Malheureusement,lorsqu’on passe aux travaux pratiques et auxtentatives de chiffrage, c’est l’interprétationlibérale qui prévaut. Directeur honoraire du

vailler. Il y a en réalité des façons fort diffé-rentes d’aborder la question.

On peut dire en effet que le droit à l’exis-tence était reconnu par la Constitution de1793 et le droit à l’emploi par celle de 1945. Sice droit n’est pas respecté, tout(e) citoyen(ne)devrait, à défaut, avoir accès à un revenu per-mettant de vivre décemment. En bonne logi -que, ce revenu ne saurait être inférieur au salaire minimum. On ne vit pas à mi-tempsou à demi-revenu : un « smic-chômeur » ou un« smic-exclu » ne serait pas plus acceptablequ’un « smic-jeune ». En attendant, on peuts’appuyer sur tous les dispositifs d’amortisse-ment, tels que les allocations-chômage ou leRMI pour se battre pour leur revalorisation àla hausse, sans renoncer pour autant à unelutte d’ensemble pour le plein-emploi.

La logique des fervents défenseurs du« revenu de citoyenneté » ou de « l’allocationuniverselle » est généralement autre. Pour eux,la nécessité de l’allocation universelle seraitinséparable de l’émergence d’un « secteur qua-ternaire » non mécanisable, de « travail libre »et « d’intégration sociale par des activitéssocialisantes par excellence » : « Il existe un lienfonctionnel entre l’allocation universelle, latroisième révolution industrielle et l’essor d’unsecteur quaternaire d’activités postconvention-nelles non standardisables », qui « serait à lafois un secteur utopique dans la mesure où ilprétend honorer les anciennes utopies de tra-vail non aliéné, de travail libre et sensé, et unsecteur de bon sens 21/ ».

Le fil conducteur est alors celui d’une dis-sociation progressive entre la contrainte detravail et le droit au revenu, sanctionnée par

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21/ Jean-Marc Ferry, l’Allocation universelle, pour un revenu de

citoyenneté, Paris, Cerf, 1996.

22/ Ibid.

23/ Le Monde, du 8 avril 1997.

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riat industriel de la fin du siècle, avec celui del’Allemagne des années vingt ou de l’Amé-rique des années trente. Il n’y a aucune raisonpour que ces mutations cessent. Si le déclindu prolétariat industriel est indéniable cesvingt dernières années dans les pays capita-listes développés, il est beaucoup moins évi-dent à l’échelle internationale où la proléta-risation massive continue dans les villes etles campagnes, à tel point que Michel Agliettaconsidère « la généralisation du salariat auniveau mondial » comme un trait majeur de laphase actuelle de développement capitaliste 25/.

Au sein même des pays industrialisés, lerecul du prolétariat industriel s’accompagned’une extension du salariat (plus de 80 % dela population active), dont la majeure part estconstituée par les employés prolétarisés desservices, dont les conditions de travail, derevenu, d’exploitation sont souvent alignéessur ceux des ouvriers.

Comme l’écrit Michel Cahen en saluantl’irruption d’un nouveau prolétariat dansl’action sociale, le vocable « classe ouvrière »est « conceptuellement tout à fait impropre àdésigner ce qu’il représente ; le prolétariatouvrier n’est pas une classe sociale, il est l’undes milieux sociaux de la classe prolétarienneaux côtés d’autres milieux sociaux proléta-riens comme les employés, les infirmières, lesinstituteurs, etc. 26/ ».

Vigoureusement opposé aux thèses libé-rales et saint-simoniennes, Philippe Corcuffsoulève une objection d’un autre ordre. Ilredoute que les phénomènes partiellementnouveaux, divers et complexes, à l’œuvre dansle renouveau des mouvements sociaux nesoient hâtivement reconduits à des schémasd’interprétation simplificateurs et unilaté-raux, au détriment d’un examen attentif etouvert. L’interprétation se jouerait alors entre

ment par une obole minimale de survie, d’uncôté, et par un démantèlement accru des acquissociaux, de l’autre.

La citoyenneté dont il est souvent questionces temps-ci ne se partage pas. Elle vaut autravail comme ailleurs. D’où l’enjeu, non seu-lement économique, du débat sur la réductionradicale du temps de travail à 32 ou 30 heu -res, du passage à la semaine de quatre joursou à la demi-journée de travail. Non seule-ment elle va dans le sens de la réduction his-torique du temps de travail (4000 heures paran en 1850, entre 1600 et 2000 aujourd’hui,bien que la durée hebdomadaire légale n’aitété réduite que de 40 heures en 1936 à 39 heu -res en 1981 malgré des gains de productivitéénormes), non seulement elle constitue unélément central de réponse à la question duchômage, mais encore elle appelle une trans-formation radicale de l’organisation et de ladivision du travail. De sorte que l’utopie deMarx, de l’individu polyvalent qui pourraitêtre travailleur le matin, peintre ou pêcheurà la ligne l’après-midi, citoyen actif et philo-sophe critique le soir, puisse un jour prendrecorps 24/.

Si l’on considère la question de l’emploi etdu travail dans sa spécificité historiquecomme question du travail salarié et exploité,alors la question du conflit de classe se reposeavec force.

Adieux au prolétariat ?

À l’encontre des constats ou prédictions sursa disparition, nous serions tentés de dired’abord : la preuve des classes, c’est qu’ellesluttent. Leur composition sociologique enrevanche varie considérablement, avec lestechniques et l’organisation du travail. Le pro-létariat artisanal dont parle Marx en 1848 n’apas grand-chose à voir avec le grand proléta-

duction et à une nouvelle révolution techno-logique, qu’apparaisse durablement une nou-velle division du travail dans laquelle l’emploià durée indéterminée tendrait à diminuer auprofit d’emplois intermittents ou discontinus.

La question d’une permanence du revenumalgré l’intermittence du travail se poseraitalors (comme elle se pose déjà par exemplepour les intermittents du spectacle). Un telrevenu ne pourrait alors relever du seul con -trat salarial entre l’employeur et le salarié. Ildevrait être garanti par la collectivité, soit parl’État, soit par un fond mutualisé de répar-tition, qui reviendrait à une super-Sécuritésociale. Inutile de préciser que la conquêted’une telle garantie supposerait un rapportde force qualitativement différent entre le tra-vail et le capital. C’est d’ailleurs pourquoi lesmeilleures intentions du monde à propos durevenu de citoyenneté et de l’allocation uni-verselle, ont toutes chances, dans le monderéellement existant, de se traduire pratique-

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24/ « Supposons que nous produisions comme des êtres humains :

chacun de nous s’affirmerait doublement, dans sa production, soi-

même et l’autre. 1. Dans ma production, je réaliserais mon indivi-

dualité, ma particularité ; j’éprouverais en travaillant la jouissance

d’une manifestation individuelle de reconnaître ma personnalité

comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant

à tout doute. 2. Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit,

j’aurais la joie spirituelle de satisfaire par mon travail un besoin

humain de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un

autre l’objet de sa nécessité. 3. J’aurais conscience de servir de

médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti

par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie

nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans

ton amour. 4. J’aurais dans mes manifestations individuelles, la joie

de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire que réaliser et d’af-

firmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité

humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres

rayonneraient l’un vers l’autre. » (Karl Marx, Œuvres, Pléiade,

tome II, p. 22.)

25/ Voir Alternatives économiques, numéro hors série : 500 ans de

capitalisme.

26/ Le Monde, 7 décembre 1997, reproduit dans Mouvements sociaux

et exclusions, Cahiers de l’IRSA (Institut de recherches sociologiques

et anthropologiques), n° 1, Montpellier, mars 1997.

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la représentation en termes corporatifs (parti-culier contre universel) ou en termes nationaux(selon le clivage national/étranger). PhilippeCorcuff insiste au demeurant fréquemmentet à juste titre sur les dangers d’un glissementdu « clivage de la justice sociale » à un « cli-vage national/racial » bénéfique au Frontnational. Mais parler de « clivage de la justicesociale », entre pauvres et riches, entre ceuxd’en bas et ceux d’en haut, ne revient-il pas,dans un langage sans doute moins marqué,plus populaire et plus accessible, à retrouveret activer le clivage de classe contre le clivagenational.

C’est en tout cas notre choix. Non parce quece clivage irait de soi. Ou parce que sa cons -cience en viendrait spontanément et facilementaux manifestants et aux grévistes, mais pré-cisément parce qu’il s’agit de construire uneconscience collective antinomique aux apparte-nances exclusives et vindicatives. Walter Ben-jamin soulignait jadis que l’Allemagne nazieétait le pays où il était devenu interdit de nom-mer le prolétariat par son nom. Hannah Arendtsoulignait après lui l’importance et la signifi-cation du jargon des « masses » et des « gens »en lieu et place de la lutte des classes. Cetteguerre des mots participe précisément du tra-vail symbolique invoqué par Corcuff. C’estpourquoi nous n’entendons pas y renoncer.

L’enjeu est quotidiennement vérifiable. Cor-rélativement à l’affaissement de la référencede classe, on voit apparaître un jeu d’opposi-tions, de fausses alternatives, plus ou moinsconfuses, douteuses, ou mystificatrices : mo-dernes contre archaïques, démocrates contrerépublicains, modernes contre anciens, giron-dins contre jacobins, deuxième gauche contrepremière gauche. Périodiquement, les uns etles autres enterrent la hache de guerre, seretrouvent pour gouverner ensemble. Il est

dés non comme des “nécessités objectives”(comme chez nombre de marxistes), ni commedes “illusions idéologiques” (comme pour cer-tains libéraux), mais comme des construitssociaux, dotés d’une épaisseur historique plusou moins activée dans la vie quotidienne ; ledouble travail symbolique – la constitution dereprésentations du monde et d’un langagecommuns – et politique – à travers des porte-parole et des institutions parlant au nom dugroupe – apparaît alors central dans ce quin’est qu’une unification relative d’expérienceset d’intérêts plus ou moins disparates. »

Il semble, par-delà des traditions et des for-mations différentes, que nous puissions nousaccorder sur l’essentiel. Nous le dirions sansdoute autrement. Le rapport salarial d’exploi-tation structure un conflit de classe. Les classesne sont pas pour autant homogènes. Pas plusque le capitalisme ne se réduit à un « capita-lisme économique » : il organise et structurede manière relativement cohérente l’ensembledes rapports de production et de reproduction(y compris, la santé, l’éducation, la ville, le tra-vail domestique, le rapport entre générations).Enfin, la conscience d’appartenance (de classe),la constitution d’une mémoire collective, laproduction d’une culture politique ou syndi-cale ne sont pas des produits mécaniques dela lutte. Elles supposent une élaboration spé-cifique dans un champ spécifique de lutteidéologique et politique. Une « construction »en somme, ce que Philippe Corcuff appelle un« double travail symbolique et politique ».Nous en sommes bien d’accord.

Reste alors à savoir, parmi les diversesconstructions possibles, dont le chantier estouvert par la lutte, laquelle choisir et laquelletravailler. Si l’on renonce, parmi les « grandesinterprétations », à celle en termes de lutte declasses, il y a de fortes chances que l’emporte

des « grands types » connus : « régression cor-poratiste, retour de la lutte des classes, ouretour de la nation ». Pour nous, il ne s’agitpas seulement d’interprétations, mais de ten-dances à l’œuvre dans le mouvement réel,sans quoi l’interprétation serait bêtementarbitraire.

Il y aurait bien des présupposés théoriquesà la discussion, sur ce que l’on entend parclasses, sur la façon de les déterminer. Nousne pouvons y revenir dans les limites de cetteintroduction. Allons donc à l’essentiel. Phi-lippe Corcuff insiste, « dans une perspectivepost-marxiste » sur l’héritage de la sociologiede Pierre Bourdieu : la diversité des champssociaux, d’espaces de relations asocialesautonomes les uns par rapport aux autres,associés à des formes de domination et decapitalisation des ressources plus ou moinsspécifiques (capitalisation économique, maisaussi culturelle, politique, technocratique, mé-diatique, etc.). Conclusion : « On n’aurait doncpas, au sein d’une société comme la nôtre, uncapitalisme économique structurant a priorile reste des rapports sociaux (comme dans lesschémas marxistes), mais bien des capita-lismes. »

Nous ne contestons pas la pertinence de cesremarques et la fécondité de la démarche àlaquelle elles invitent. Nous sommes tous ettoutes, de quelques manières, des nœuds deconflits et d’appartenances divers, d’âge, desexe, de religion, de nation, de classe, de rang.Reste à savoir si, dans une époque donnée, unfil permet de commencer (de commencer seu-lement) à démêler cette pelote embrouillée.Car les trois grandes interprétations relevéespar Philippe Corcuff sont aussi des orienta-tions. Il écrit en effet : « Dans les approchesdites constructivistes [qu’il revendique], lesclasses et les clivages sociaux sont appréhen-

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dans un monde en mutation où le politiqueperd son emprise sur le bien commun, où l’espace public est livré à la privatisation, oùles anciennes échelles de souveraineté sontdépassées sans que de nouvelles régulationscohérentes apparaissent? La perte relative decentralité du conflit capital/travail dans lasphère productive ne peut-elle produire qu’une« conflictualité ponctuelle et épisodique »,incapable d’unifier les mouvements autour degrands projets communs et de construire unemémoire collective cumulative de l’expé-rience?

Ces questions sont ouvertes. Inquiétantesà plus d’un titre.

Il est trop tôt pour y répondre. Et l’évolutionmême de leur énoncé dépend précisément desluttes engagées, de leur issue provisoire, desleçons qu’elles permettent.

1997. Extrait de l’introduction au Retour de la question sociale 27/. Il s’agitici du manuscrit original qui peut donc se distinguer en partie du texte définitif publié.

C’est pourquoi nous sommes attachés à sa« construction ».

Le mot nous convient. En revanche, endehors des trois grandes interprétations, cer-tainement simplificatrices, relevées par Phi-lippe Corcuff, une quatrième, qui se conten-terait de l’inventaire d’une conflictualité enmiettes, constituerait une digue bien fragileface à la montée des périls. La force du « cli-vage national/racial » est en effet directementproportionnelle aux reculs du clivage social,du « clivage de la justice sociale » si l’on veut,ou du clivage de classe tout court.

La véritable difficulté de l’époque résidedonc dans les obstacles et les difficultés decette construction, dans les incertitudes duprocès de déconstruction-reconstructionaujourd’hui à l’œuvre. Les nouvelles formesd’organisation du travail, les modes privatisésde consommation, l’atomisation sociale faceaux grands flux de richesses et d’informationpermettront-elles encore la formation d’uneconscience collective? La disjonction du socialet du politique peut-elle trouver une solution

d’ailleurs logique que, si la lutte de classe n’aplus de sens ni de réalité, l’opposition entrela droite et la gauche, qui est depuis un siècleson effet diffracté, n’en ait plus non plus. Etles uns et les autres s’accusent mutuellementde faire le jeu du Front national, les uns parcequ’ils flatteraient les sirènes nationalistes, lesautres parce que leur libéralisme débridé ali-menterait en retour un repli national.

Dans cet écheveau de contradictions bienréelles, le front de classe fournit du moins unfil conducteur qui est un fil d’universalité,opposé aux esprits de clocher et de chapelle.De l’autre côté de la frontière, de l’autre côtéde la foi, de l’autre côté du mur, il y a toujoursun travailleur, un autre soi-même.

Ce « principe universel », que Michel Wie-viorka déclare caduc, est à la base de l’inter-nationalisme, à l’opposé de l’escalade ethnique,nationale, ou religieuse, vers l’anéantissementd’un ennemi absolu. Il ne garantit pas la dis-parition automatique de toutes les oppressions(de sexe notamment), mais il permet du moinsde s’orienter dans les labyrinthes du monde.

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27/ Extrait rédigé par Daniel Bensaïd. Voir Christophe Aguiton, Daniel

Bensaïd, le Retour de la question sociale, Lausanne, éditions Page 2,

1997.