silvia_rosado une expérience éthique dans l'art contemporain

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Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado de Sílvia Rosado Correia Patricio Avril 09 This text belongs to the theses series of sans papier, a collection of electronic pre-prints in French and Francophone Studies at Cornell University. Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 ©2009 by Sílvia Rosado Correia Patricio

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Page 1: Silvia_Rosado Une expérience éthique dans l'art contemporain

Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado

de

Sílvia Rosado Correia Patricio

Avril 09

This text belongs to the theses series of sans papier, a collection of electronic pre-prints in French and Francophone Studies at Cornell University.

Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09

©2009 by Sílvia Rosado Correia Patricio

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09

Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado

de

Sílvia Rosado Correia Patricio

Résumé

Ce travail a son lieu de naissance dans l’inquiétude qui se loge dans l’obscurité d’une peinture de Helena Almeida (peintre portugaise) et d’une photographie de Sebastião Salgado (photographe brésilien). Nous avons cherché à pénétrer cette obscurité à partir de l’expérience de l’éthique. Pour cela, il a fallu comprendre le mot expérience sous la condition de ex-periri (du latin) et qui signifie la traversée d’un danger. Lors de cette traversée, nous avons cherché à saisir ce que nous pouvions ressentir de la peinture et d’une photographie dans une relation esthétique. L'expérience éthique inscrite dans les œuvres de ces deux artistes contemporains et dans ces liens à l'esthétique renouvelle la question ontologique propre aux œuvres d'art et crée une image éthique au-delà du visuel et même autre visuel.

Sur l’auteur

Sílvia Rosado Correia Patricio est Professeur Associada, d' Esthétique et Philosophie de L'art à L'école Supérieure de Design -IADE, Lisbonne. Depuis 2003, elle est chercheur associé du Centre de Recherche en Design- Unidcom- Iade, Lisbonne, et depuis 2006, responsable du Master Théorie de la Culture Visuelle ESD-IADE, Lisbonne.

Contact Courriels : [email protected], [email protected]

Source Cette thèse a été soutenue en 2000 à l'université Paris 8 pour l'obtention du Doctorat en Esthétique, avec Christine Buci Glucksmann pour directeur.

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Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado

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“(...) elles sécrètent ainsi une matière poétique qui s’adresse à elles-mêmes, à leur

prochain ou à l’univers, matière vigoureuse ou exsangue, éternelle ou éphémère.

(…)”1

1 “À une heure incertaine”, Primo Levi, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, Gallimard, Paris, 1997.

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Introduction

À propos de l’éthique

Dans ma mémoire, la chose la plus ancienne dont je me souviens est la

lumière de la mer et l’ensemble des couleurs et des formes, il en avait un bonheur

indéniable, d’une nudité sainte et sauve. Il n’y avait rien de fantastique ou

d’imaginaire: “c’était la présence du réel que je découvrais”.2 Plus tard, les œuvres

d’arts ont assuré l’objectivité de mon propre regard. Avec Pessoa, j’ai retrouvé ce

bonheur. Celui d’une nudité saine et sauve qui porte la splendeur de la présence des

choses. De la même façon, intense, attentif, et allumé je l’ai trouvé, dans la peinture.

Dire que l’œuvre d’art fait partie de la culture est probablement une chose un

peu scolaire et artificielle. L’œuvre d’art appartient au réel, elle est le destin, la

réalisation, le salut et la vie.

La peinture a toujours été pour moi la poursuite du réel. Elle s’est toujours

présentée comme un cercle autour d’une chose. Un cercle où l’oiseau du réel est

emprisonné. J’ai voulu écrire sur la présence du réel dans des œuvres qui me

fascinent. Je l’ai tenté sur deux œuvres.3 Deux itinéraires où l’espace et la lumière se

comportent différemment. Ces itinéraires, à leur façon, évoluent dans une recherche

attentive, celle de la poursuite du réel.

2 Lors d’une conférence de Sophia de Mello Breyner Andresen sur la poésie à l’occasion du Grand Prix de Poésie qui lui a été attribué en 1964. 3 Ce mot dans ce travail est compris comme le résultat sensible d´une action ou d´une série d´actions orientées vers une fin: des objets esthétiques.

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Nous pensons que celui qui voit la splendeur du monde est également

conduit à voir l’épouvantable souffrance du monde. Celui qui voit le phénomène

veut le voir dans toute sa grandeur. C’est une question d’attention, de séquence et de

rigueur. Voila pourquoi je crois que l’art se donne souvent par une expérience, celle

de l’éthique. Une éthique qui s’incorpore à l’équilibre des choses. Elle se mélange à

un amour, une passion et, selon Dante, fait remuer le soleil et les astres.

Ce mot si ancien s’est mélangé à ma confiance en l’évolution de l’homme. Il

s’est mélangé ainsi à ma foi en l’univers. Et si devant la splendeur du monde, je me

réjouis avec passion, devant la souffrance du monde, je m’oppose aussi avec passion.

Ceci comporte une logique intime, intérieure, conséquente d’elle-même, nécessaire et

fidèle à elle-même.

L’expérience que nous avons de l’éthique comme une approche de l’art dans

ce travail de recherche, ne dépend d’aucun code, d’aucune loi, d’aucun programme

qui soit extérieur à l’art. Elle évolue dans une réalité vécue qui s’intègre dans un

temps vécu, celui de l’œuvre d’art.

Dès lors, l’époque vécue est le temps d’une profonde conscience, la nôtre.

Après tant de péchés bourgeois, nous voyons notre époque renoncer à l’héritage du

péché organisé. Nous n’acceptons pas la fatalité du mal. En nous, le désir de rigueur

et de vérité est intrinsèque à l’intime structure créée par les œuvres d’art. Elles

n’acceptent pas un faux ordre. Par une conscience commune, les artistes influencent

à travers leurs œuvres, la vie et le destin des autres, les nôtres.

Les œuvres sélectionnées pour ce travail appartiennent au photographe

Sebastião Salgado et au peintre Helena Almeida. L’une nous présente une femme qui

s’enfuit avec tous ses biens sur elle, l’autre “Noir aigu” une femme perdue dans le

noir d’un corps de peinture. Leurs œuvres nous disent par des secrets intimes que

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nous ne sommes pas uniquement des animaux à la recherche de leur seule

survivance. Nous sommes, par droit naturel, héritiers de la liberté et de la dignité de

l’être.

Aussi l’éthique fera une approche d’un double mouvement, celui de son

élucidation théorique et celui des parcours des œuvres. Car il s’agit dans ces

expériences frontières de dégager les structures de ce que nous avons appelée une

“image éthique ”. D’où le choix de deux œuvres et non d’un corpus d’œuvres afin de

privilégier ce qui les rapproche: une errance loin de l’être.

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Première partie:

le pouvoir de toucher avec les yeux

“Être à la hauteur de ce que l’on voit”4

4 Gilles Deleuze

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Chapitre un: ce que l’on regarde, ce que l’on sent…

1.1- Interroger l’art à partir de l’éthique

Ce travail a son lieu de naissance dans l’inquiétude qui se loge dans

l’obscurité d’une peinture et d’une photographie. Nous avons cherché à pénétrer

cette obscurité à partir de l’expérience de l’éthique. Pour cela, il a fallu comprendre

le mot expérience sous la condition de ex-periri (du latin) et qui signifie la traversée

d’un danger.5 Lors de cette traversée, nous avons cherché à saisir ce que nous

pouvions ressentir de la peinture et d’une photographie dans une relation

esthétique.

Dans un premier moment de cette recherche, ce qui émerge n’est pas le

voisinage des concepts employés mais c’est le site lui-même où ils voisinent. Le site

où ils voisinent apparaît à la frontière des territoires des œuvres en tant que vertige,

espèce d’apocalypse, catastrophe qui affecte tout le corps des deux œuvres. Ce site

comporte un espace temporel qui correspond à une intersection de la frontière

physique des deux œuvres avec une frontière conceptuelle instaurée par la pensée.

5 Je renvoie ici à Philippe Lacoue-Labarthe “La poesie comme expérience”, Christian Bourgois, Paris,1986, p. 30. Il propose d’appeler ce mot sous la condition d’entendre strictement l’ex-periri latin, la traversée d’un danger “ Roger Munier (réponse à une enquête sur l’expérience, in Mise en page, n°1, mai 1972): il y a d’abord l’étymologie. Expérience vient du latin experiri, éprouver. Le radical est periri, que l’on retrouve dans periculum, péril, danger. La racine indo-européenne est PER à laquelle se rattachent l’idée de traversée et, secondairement, celle d’épreuve. En grec, les dérivés sont nombreux qui marquent la traversée le passage: peirô, traverser; pera, au-delà; peraô, passer à travers; perainô, aller jusqu’au bout; peras, terme, limite. Pour les langues germaniques on a, en ancien haut allemand, faran, d’où sont issus fahren, transporter et führen, conduire. Faut-il y ajouter justement Erfahrung, expérience, ou le mot est-il rapporter au second sens de PER: épreuve, en ancien haut allemand fara, danger, qui a donné Gefahr, danger et gefährden, mettre en danger? Les confins entre un sens et l’autre sont imprécis. De même qu’en latin periri, tenter et periculum, qui veut d’abord dire épreuve, puis risque, danger. L’idée d’expérience comme traverssée se sépare mal, au niveau étymologique et sémantique, de celle de risque. L’expérience est au départ, et fondamentalement sans doute, une mise en danger.”

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Cet espace temporel se juxtapose à son tours dans le non-lieu du langage. Il se

déploie et s’ouvre dans la traversée de ce danger.

Il esquive non seulement la plus discrète mais ainsi la plus insistante des

nécessités. Il ne fait que jaillir le temps d’un éclair, d’une rencontre mystérieuse:

l’éthique. Un entendement qui soustrait l’emplacement, le sol muet où les œuvres

peuvent se juxtaposer.

Tout au long du travail, nous avons proposé le mot éthique au plus près d’une

intimité avec l’œuvre. Ainsi les œuvres choisies pour cette réflexion ont été posées,

disposées dans une très grande proximité du sentir. À tel point qu’il nous a paru, à

certains moments de la recherche, impossible de trouver un espace d’accueil du

langage pour le définir.

Par la suite, nous avons dû réduire le propos historique du mot éthique. Nous

avons arrêté ce mot éthique sur lui-même. Nous avons résisté, depuis sa racine, à

toute possibilité de bien et de mal, d’une loi universelle au sens de Kant ou d’une

législation universelle selon l’humanisme. Pour nous, ce mot éthique vise une

singularité.

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Sur le mot éthique

Ce mot créé par les philosophes grecs6 pour désigner la réflexion sur les

fondements ultimes du partage entre les conduites humaines acceptées comme

«bonnes” et celles qui sont rejetées comme «mauvaises” a été historiquement

appliqué à la morale sous toutes ses formes, soit comme science, soit comme art de

diriger la conduite. Menant une existence confinée dans certains milieux

académiques, ce mot vénérable est aujourd'hui le souci de plusieurs groupes, des

financiers aux militaires en passant par les journalistes ou les bouchers.

Lorsque nous parlons habituellement d’éthique, nous évoquons toujours, en

définitive, un certain type de phrases qui énonce des jugements de valeur: “ceci est

bien”, “ceci est mal”, “bon ou mauvais”, “correct ou incorrect”. L’usage courant a

attribué à chacun de ces mots un sens relatif aux fins que nous nous proposons et

aux moyens dont nous disposons. Lorsqu’ils sont appelés à exprimer un jugement

éthique, nous attribuons à ces mêmes qualificatifs (bien, mal, bon, mauvais,

correct,…) un sens inhabituel, une signification absolue. Nous substantivons

l’adjectif et nous usons de la majuscule pour y inscrire la marque de la majesté.

Cela devient un étrange jeu de langage. D’un côté, il nous semble qu’il prend

sens et efficacité quand nous supposons l’existence d’un “juge absolu” doué d’un

pouvoir coercitif sans limites. Un juge introuvable en notre monde. L’éthique

apparaît donc serrée entre des énoncés que nous disons éthiques: un ensemble de

jugements sur le monde centré sur une instance judiciaire suprême toute-puissante,

6 L’histoire du mot éthique a du avoir un sens primitivement restreint chez Aristote, voir “Ethique à Nicomaque” début du livre II, et V. Plus tard, les philosophes spéculatifs allemands qui suivent Kant ont une tendance à séparer éthique et morale, et à mettre la première au-dessus de l’autre (ct. Shelling et Hegel).

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laquelle ne serait pas de ce monde.

Ce besoin d’un jugement fondé sur l’absolu, cette propension à franchir les

limites du monde pour nous prononcer sur lui d’un point de vue extérieur, n’ont

rien de risible ou de dérisoire.7 Il concerne une expérience dont chaque être humain

éprouve l’inquiétante étrangeté dans les instants rares et intenses de sa vie où il en

vient immanquablement “à s’étonner de l’existence du monde”.

Ce besoin, concerne souvent les œuvres d’arts. Il nous demande un

entendement que nous pensons avoir conçu d’après une expérience de l’éthique.

Une expérience instaurée par une forme d’absolu.8

L’expérience éthique dans l’art contemporain s’est inscrite dans notre

indéracinable propension, en tant qu’être doué de langage, à s’évader de ce monde.

Donc à s’étendre contre les limites du langage. L’éthique n’est pas, ni ne saurait être,

dans ce travail une discipline scientifique. De cette façon, elle se comporte comme un

endroit qui vit à la marge de la philosophie. Nous l’avons étudiée à partir d’une

perception sensible et, une sorte de sentiment qui lui est immanente et la situe dans

le territoire de l’art. Nous l’avons engagée, à vrai dire, dans le style même de la

pensée artistique.

Vu que cette dernière ne peut jamais tenir pour réglée la question de l’être au

monde. Un paradoxe de l’éthique se dessine donc ainsi. Son énoncé prescriptif nous

7 Comme le souligne Ludwig Wittgenstein dans “tractacus logico-philosophicus” et “Philosophical investigations” traduit en portugais par M. S. Lourenço, “ Tratado Lógico- filosófico * Investigações Filosóficas”, pp143,485; Fundação Calouste Gulbenkian; Lisbonne, 1987. 8 Au sens fort du mot, l’absolu est, comme l’indique l’étymologie, ce qui ne relève d’aucune condition, ce dont tout dépend et ce qui ne dépend de rien, le complet en soi, celui qui peut dire: “ Je suis celui qui suis”. Peut- être ce mot a-t-il toujours souffert d’une certaine ambiguïté: dans un sens littéral et étymologique “ détaché de…, sans connexions, indépendant” comme dans son sens métaphorique “fini, complet”. AAVV Aalto/Althusser, Enciclopedia Universalis, vol 1, éditeur à Paris, p52/53 Absolu et humanisme, et Sens et existence. Étant donné qu’absolu signifie ce qui est par soi, indépendamment de toute autre chose, cette forme d’absolu est pour le sujet sentant un problème de liberté illusoire : “erguer a alma acima de tudo quanto é estreito, acima dos instintos, das preocupações morais ou imorais” p 53, dans le livre de Fernando Pessoa, Paginas de Estética e de Teoria e crítica literária, Ática, Lisbonne, 1994.

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a renvoyé, en définitive, à une pensée située hors du monde réel, rationnel.

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L’éthique en tant que singularité

La pensée philosophique dans son histoire engage l’éthique. Elle nous a

toujours renvoyé dans ses énoncés à un juge hors du monde. Les philosophes du

XVIIIe siècle ont remis les questions de l’éthique dans le cadre d’une réflexion sur les

rapports de l’état et de l’individu. Le mot de bonheur est ainsi celui qui signe l’allure

propre des doctrines qu’ils ont élaborées pour associer éthique et politique.

A l’invocation d’un grand Législateur vient alors se substituer pour finir, dans

les pays anglo-saxons, la référence à l’individu supposé par nature calculateur de ses

intérêts, selon la vulgate utilitariste qui triomphera au tournant du XIXe siècle. Les

philosophes français de leur côté, voient ce bonheur comme le fruit de la marche des

lumières. Avant de s’en remettre à un ordre social réputé rationnel et fondé sur la

“nature humaine”. Elle tend à diviniser la Raison. D’Allemagne provient la seule

doctrine éthique qui ait pu faire front à l’utilitarisme naissant tout en récusant la

conception purement politique de la morale: celle de Kant. Sa force incomparable

tient à ce qu’elle assume, dans ses thèses essentielles, le paradoxe moderne de

l’éthique. Pour fonder la morale, il faut supposer que la nature humaine participe à

deux mondes distincts. Par son corps, l’individu appartient au monde physique régi

par des lois newtoniennes; être pensant, il est membre d’un monde suprasensible

soumis aux lois morales, lesquelles se révèlent à la conscience par notre capacité à

résister aux entraînements du plaisir. Mais l’existence et l’universalité de la loi

morale, Kant se trouve obligé de l’affirmer comme un fait, ce qui n’est guère

satisfaisant, même à ses propres yeux.

La philosophie occidentale n’a trouvé à ce jour que deux voies, d’ailleurs en

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apparence opposées pour résoudre la difficulté. La première a été ouverte par la

critique hégélienne de Kant, qui revient à assimiler le Juge suprême au monde lui-

même considéré par son ordre, et à imputer le sens de la vie humaine à son

développement, soit en la divinisant soit en la naturalisant.

Nietzsche s’est avancé sur la deuxième voie, en refusant expressément la

première. L’auteur de la Généalogie de la Morale identifie, lui aussi, fort bien les

ressorts du paradoxe moderne. C’est à Dieu qu’il s’en prend, dont il proclame la

mort, mais au kantisme aussi avec d’autant plus de virulence qu’il n’est, à ces yeux,

que pure hypocrisie. Kant vise-t-il en définitive une autre fin, lorsqu’il évoque la

Raison, que de revigorer, les forces coercitives insidieuses parce qu’intériorisées

dans la “conscience morale”, qui s’imposaient au nom de la fiction divine.

Nietzsche qui s’insurge au nom des forces de la vie. Dans la perspective

affirmée du “surhomme”, il s’en prend aux “derniers hommes” humains, trop

humains.

Pourtant Nietzsche redouble le paradoxe moderne de l’éthique, et le referme

sur lui-même. En se plaçant dans la perspective du surhomme, ne propose-t-il pas,

en effet, à son tour de porter sur lui un regard extérieur, pour juger le monde.

Comment alors ne pas ressusciter le Dieu omnipotent? D’avoir déplacé le siège du

Juge suprême en le transférant de l’origine du cosmos à l’horizon de l’histoire ne

permet pas de surmonter la difficulté. Ce philosophe affirme ainsi avec tout autant

de vigueur l’immanence de son principe de jugement: on l’entend alors parler au

nom de la vie contre toutes les forces réactives du nihilisme européen qui

l’amoindrissent. Mais ne se rallie-t-il pas ipso facto, qu’il le veuille ou non, à quelque

naturalisme?

La pureté de la loi morale, qui nous annoncerait le règne des fins, comment

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l’invoquer en effet sans rire ou sans frémir dans un monde où sa rigueur hautement

professée n’a pas empêché les pires atrocités, dans un monde où ce discours a pu

justifier et couvrir bien des infamies quotidiennes.

Ne représente-t-elle pas (en effet) ce qui en son corps est caractéristique de

l’être humain? Ce qui lui donne prise sur le monde, ce qui permet à chaque individu

d’élargir le champ de son “moi”?

Si l’éthique kantienne s’avère impuissante face aux horreurs de ce monde,

c’est qu’elle s’adresse à la fiction d’un homme qui n’aurait pas de “mains”. Peut-être

même, puisque sauf accident, tout homme a deux mains, le défaut de cette morale

est-il d’enjoindre à l’homme de n’avoir de mains que dans le concept, par négation

de tout ce qui de son corps se trouve engagé dans les différents modes de la pensée.9

Par conséquent les questions que l’art soulève aujourd’hui, nous obligent à

redécouvrir une vérité enfouie au plus profond de la pensée occidentale: qu’au-delà

de la main, l’éthique a toujours eu essentiellement à voir avec la singularité liée à un

corps. Soit un corps d’un être vivant, soit un objet particulier, comme celui de l’art.

9 Je renvoie à cet ouvrage “Une même éthique pour tous? ”, H. Atlan, C. J. Cela-Conde, M. Delmas-Marty, O. de Dinechin S.J., F.Dubet, A. Fagot-Largeault, L.Ferry, F. Héritier, J. Mehler, A. Mérad, F. Ramus, L. Sève, Sous la direction de Jean Pierre Changeux, Comité Consultatif National d’Éthique, Odile Jacob, Paris,1997

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1.2- L’expérience éthique comme justification et singularité

Souvent l’éthique est considérée et liée à des valeurs ultimes. Dans ce corpus,

nous l’avons pensée et circonscrite à une expérience liée à une existence qui se fait

sentir dans une peinture et dans une photographie. En effet, nous l’avons cernée par

une pensée qui a toujours ou qui a presque toujours voulu rester dans les lisières de

ce qui peut être dit sur les œuvres. Ce qui veut dire un discours construit dans

l’obscurité d’une compréhension obsessive de lisibilité. L’obscurité de cette

compréhension nous a fait pénétrer souvent dans un non-vouloir être ou fuir du

monde de la communicabilité en art.

Pour cela nous avons créé un parcours essentiel à la démonstration de

l’expérience. Celui-là est établi à l’intérieur des passages dans le travail

photographique de Sebastião Salgado et dans la peinture d’Helena Almeida.

C’est un itinéraire qui, pour plusieurs raisons, nous a répondu et nous a rendu

plus clair ce qui résiste à la clarté dans cette expérience. Cette résistance s’abrite dans

les projets photographiques de Salgado et dans la recherche picturale d’Helena

Almeida. Non pas avec une opacité mais avec une transparence insaisissable qui est

engendrée par le regard photographique et par le regard pictural. De cette façon,

nous avons décrit l’expérience de l’éthique par des singularités liées au corps des

œuvres.

La notion d’éthique dans ce travail se déroule à travers un processus

individualisé et singulier. Défini à travers le corps des œuvres, ce processus

constitue dans l’espace des œuvres des sortes de singularités mobiles à l’existence

permanente. De cette façon, la notion d’éthique comporte un caractère rare et

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exceptionnel qui se distingue d’autres expériences que nous pouvons avoir de ces

mêmes œuvres.

Le corps de l’œuvre dans cet itinéraire photographique et artistique est mis en

place par un système d’échanges qui s’opère à travers le sujet sentant. Le sujet qui

sent cette expérience singulière se trouve toujours corps et âme au-delà de lui-même

tout au long de l’expérience. Il trouve ce que sa place de témoin10 devant les deux

travaux lui a assigné: être devant “soi”. Ce qui veut dire que le moi de chaque sujet

sentant est en dépit d’être simplement devant. En se regardant soi-même, sans

vouloir une ontologie, le soi appartient à l’œuvre et nous mène à une expérience

profonde et dense.

Pour nous en tenir à cette expérience de l’œuvre, nous avons considéré l’être

humain comme sujet sentant. Ce qui veut dire un être qui éprouve une expérience

par le sentir et non avec des sensations à prédominance affectives.

À certains moments, le sujet sentant éprouve avec l’œuvre des allusions

discrètes. Ce qui crée le désarroi d’être soi, quand le sujet est devant l’œuvre. Cette

expérience rejette ce sujet à ses risques et périls.

Cette expérience a été inscrite dans les œuvres de deux artistes

contemporains. Elle s’est construite et structurée dans les œuvres: “Femmes en fuites ”

de S. Salgado et “Noir aigu” d’Helena Almeida. Ces deux œuvres ont instauré la

10 Ce terme, témoin, invoque l’exactitude du sentir par son existence devant l’œuvre. Une définition qui touche la définition de témoin de Gilles Deleuze dans son ouvrage “Francis Bacon Logique de la Sensation” I, La Différence, p 51:”Mais du coup, cette même fonction-témoin peut renvoyer figuralement à un tout autre personnage. Le témoin au second sens ne sera pas le même que le témoin au premier sens. Bien plus, le témoin plus profond,au second sens, sera non pas celui qui observe ou qui voit, mais au contraire celui que voit le témoin superficiel au premier sens: il y aura donc eu un véritable échange de la fonction-témoin dans le triptyque. Et le témoin plus profond, le témoin figural, ce sera celui qui ne voit pas, qui n’est pas en situation de voir. Il se définira comme témoin par un tout autre caractère: son horizontalité, son niveau presque constant. En effet, c’est l’horizontale qui définit un rythme rétrograble en lui-même, donc sans croissance ni décroissance, sans augmentation ni diminution: c’est le rythme-témoin, tandis que les deux autres, verticaux, ne sont rétrogrables que l’un par rapport à l’autre, chacun étant la rétrogradation de l’autre.”.

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possibilité de créer un pont entre la pensée et le travail artistique et photographique.

L’expérience de l’éthique est vue à travers des passages en conflit avec

l’histoire dans le travail de S. Salgado, des morphologies d’instinct dans l’œuvre

d’Helena Almeida. Ces conflits et morphologies sont inscrits dans les frontières et les

limites que ces œuvres nous proposent.

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“ Femmes en Fuite” de Sebastião Salgado

Dans l’œuvre de S. Salgado, nous avons fondé l’expérience de l’éthique sur un

rapport profond entre le soi et l’histoire de l’humain.11 L’expérience de l’éthique a

été comprise selon deux confrontation, une avec l’histoire et l’autre entre l’instinct et

l’humain. Nous l’avons développée entre des frontières qui se situent dans une

errance loin de l’être et des incertitudes du réel humain. L’histoire s’est créée

uniquement par la lumière qui touche les êtres humains dans toute leur dignité.

L’histoire est celle d’une rencontre avec le regard du photographe qui aide à définir

le sujet qui sent. L’image a été perçue dans sa réalité et vécue dans une “lucidez””12

qui n’a pas de vérité.

11 Le rapport profond entre le soi et l’histoire de l’humain est fait à travers une rencontre qui abrite quelques domaines et problèmes particuliers de l’homme dans le monde.L’histoire “en train de se faire” dans ce corpus (voir AAVV Memória-História, Enciclopédia Einaudi, vol. 1, INCM, Lisbonne, 1984, p. 240, A história hoje) est la rencontre et le contact du regard avec une réalité. 12 Ce terme “lucidez” est écrit en portugais, parce qu’il n’a pas d’équivalent en français. Il pourraît se traduire littéralment par “le lucide”,”la lucidité” ou “l’étant lucide” . C’est un terme du latin lucidu , quelque chose qui brille, qui a de la lumière, qui est transparent, qui pénètre avec profondeur; ce qui est profond. Il s’agit d’une notion qui existe dans notre conscience quand elle se penche sur elle même. La “lucidez” survient ainsi, à travers la douleur qui existe dans le renfermement du moi. Elle prend forme à travers les sens dès que le sujet sentant touche, approfondi et pénètre la réalité. Le sujet sentant lucide vit dans l’instant d’une sensation. Il la saisit à la façon d’Alvaro de Campos, un des hétéronymes de Fernando Pessoa. La “lucidez” reste isolée dans son âme et devient consciente de son irréalité historique. Sa conscience se retire de l’histoire et la réalité s’abîme dans sa propre opacité. Elle devient Esteves, le Patron du bureau de Tabac. Pour placer “lucidez” nous l’avons reporté dans la poésie d’Alvaro de Campos: “ (…) Sempre uma coisa defronte da outra, Sempre uma coisa tão inútil como a outra, Sempre o impossível tão estúpido como o real, Sempre o mistério do fundo tão certo como o sono de mistério da superfície, Sempre isto ou sempre outra coisa ou nem uma coisa nem outra. Mas um homem entrou na Tabacaria (para comprar tabaco?), E a realidade plausível cai de repente em cima de mim. Semiergo-me enérgico, convencido, humano, E vou tencionar escrever estes versos em que digo o contrário. (…)” “Tabacaria” de Alvaro de Campos

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 19

Pour élaborer des chemins compréhensibles interne à la lecture de cette

œuvre, nous avons traversé les frontières de l’œuvre par des parcours nomades. Ces

parcours nous ont proposé une déambulation sur la face de ce que l’on voit. Ils nous

ont rendu possible une autre topographie du regard.13

Une topographie s’est définie par d’autres coordonnées que celles que l’on

connaît: le temps et l’espace deviennent une matière esthétique, une lumière qui

touche. Ainsi une topographie se trouve à l’aube d’une métamorphose qui évolue

vers une liberté. Cette liberté se trouve dans des mouvements indéterminés et

illimités qui se transforment continuellement dans l’œuvre.

13 La topographie du regard est constiuée à travers la configuration de l’œuvre. Elle enchaîne différents points de vues et un entrelacement de parcours du regard. Elle constitue ainsi un tissu visuel trés détaillé qui permet au sujet sentant de déambuler sur la surface.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 20

“Noir Aigu” d’Helena Almeida

Dans le travail d’Helena Almeida l’expérience s’installe à l’intérieur de son

espace pictural, qui vit entre le réel, le virtuel et l’imaginaire. Son espace pictural se

cherche et s’imagine en lui-même, entre une existence poétique et l’étranglement de

la langue picturale. Une logique créée par cette artiste va se concilier à une anatomie

sans muscles et ossements. Il s’agit d’un corps revêtu d’une peau qui se repend dans

un labyrinthe qui se tient à l’écart des identités. Il ne contient pas de référent stable et

absolu. Il s’agit d’un corps pictural somnambule sans poids, en lévitation.

Elle nous raconte l’histoire interne du propre acte pictural. La traversée se

débat entre des limites possibles, en tant qu’apprentissage, sacrifice d’individualité,

incarnation de l’éphémère. L’expérience dans son travail invoque une certaine

impossibilité de peindre. Une impossibilité dressée par la mort et le rêve en solitude.

Sa peinture se présente endormie dans des photographies: le rêve pictural d’une

peinture endormie. Helena Ameida soulève un diagramme visuel d’une structure

métaphysique errante qui se tisse loin de l’ancienne dualité du bien et du mal.

Les parcours inscrivent dans les frontières de son œuvre son parcours

nomade. Ils immobilisent le moi par l’inexistence d’un autoportrait et par la présence

d’un centre errant du temps. Ils renvoient le moi dans des jeux de miroirs qui finit

par absorber Helena Almeida. Et ce qui apparaît ce n’est pas l’autoportrait d’Helena

Almeida, c’est un essai sismique de la vision. Il se produit par des yeux qui

construisent une géographie visuelle. Cette géographie fuit nos yeux. Elle fuit par

des fragments, des variations et multiplicités d’un temps et d’un espace qui s’obstine

à être abstraits, dans des matières sans temps et sans espace.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 21

Dans ces deux œuvres, l’expérience de l’éthique apparaît dans des dimensions

enregistrées par les corps représentés et par celui qui voit. Elle se présente en des

moments qui s’inscrivent dans un temps et un espace uniques. Son dépliement reste

fidèle à une perception de vérité, à une “lucidez” .

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 22

Chapitre II: Une blessure singulière

Ces œuvres nous ont permis de revoir ce qui apparaît depuis toujours à travers

l’art: l’homme en tant qu’un être sur la terre, continuant à croire à la possibilité de la

construction d’un projet esthétique. Un projet qui exacerbe le réel pour faire sentir

l’invisible et ce qui se cache à l’intérieur du lisible.

“À l’origine de la beauté, il y a uniquement la blessure singulière, différente

pour chacun, cachée ou visible, que tous les hommes gardent en eux, préservée, et

où ils se réfugient en prétendant échanger le monde par une solitude temporaire

mais profonde. Loin des misérabilismes. (…) vouloir révéler cette blessure secrète

des êtres et des choses, pour qu’elle nous illumine”14.

Les deux itinéraires établis par le choix de Sebastião Salgado et Helena

Almeida, sont liés à une existence, à des espaces et des temps totalement refondus,

recréés et recomposés. Dans leur œuvre, l’expérience est construite selon un

mouvement spatial de l’être qui n’a plus de points de fuites, ni de perspective. Le

sujet sentant se replie sur son abscisse et son ordonnée. Ce même traitement est

appliqué au temps des œuvres. Celui-ci est non-chronologique et même

“déchronologique”, étalé et sans un nœud de jonction. Il nous permet de changer la

perception de la surface des œuvres et accompagne les passages perceptifs d’un état

à un autre état. En conséquence, les questions de l’espace photographique et pictural

de ces œuvres deviennent mobiles.

Dans la photographie de Sebastião Salgado, photographe brésilien, c’est une

femme et un enfant qui courent. Ils sont pris en position de fuite, coupés à mi-corps

14 Jean Genet, “L’Atelier d’Albert Giacometti”,Paris

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 23

par le cadre, contre un paysage qui s’efface par le mouvement de S. Salgado. Elle

porte tous ses biens sur elle. Un enfant, son enfant probablement, la suit. Elle guette

les avions qui essaient d’empêcher sa fuite vers le Soudan. La photo focalise la

femme qui regarde et focalise son visage, son expression. Vont-ils quitter la lumière

de la photo d’où ils nous viennent et entrer dans l’ombre? Courir jusqu’à s’effacer du

paysage. C’est une photographie du réel, vécue par S. Salgado. Il témoigne, donne

un sens à l’événement, il nous montre réellement la vie des hommes oubliés par

l’histoire.

Ce premier élan d’enthousiasme ne doit pas nous faire oublier que nous

n’avons pas sous les yeux le réel, mais une photographie du réel. En arrière de

l’objectif, il y a le regard de l’artiste qui, en rapprochant ou en éloignant les différents

éléments de l’image, oriente d’emblée les choix des lectures possibles. Mais le plus

important est de savoir que s’il y a pas négation de sens, il y a une nouvelle

production d’effets de sens, et c’est ce qui nous intéresse en premier lieu dans cette

photographie de la fuite. D’où vient donc l’effet de fascination ressenti de façon

confuse? D’une part, de l’opposition entre deux espaces imbriqués l’un dans l’autre,

le premier une fuite blanche et lumineuse, le second qui s’efface en gris et sombre. Le

premier plan en total évidence se compose de deux personnages découpés par des

lignes tranchantes de lumière et d’ombre qui délimitent le premier espace de la

photographie. Les plis se rident autour du corps de la première figure, qui est coiffée

d’une casserole. Sa tête, son bras et la casserole dessinent la force de sa fuite,

accentuée par l’expression de son visage, de sa bouche ouverte et de ses yeux qui

regardent le ciel. La deuxième figure est celle d’un enfant qui se met en fuite,

regardant par terre. Son corps découpe une direction de mouvement qui se lie à celle

de la première figure. Sa main, avec les doigts ouverts pousse. Elle donne une

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 24

puissance à ce mouvement qui l’accompagne par son profil dirigé. Le cadrage des

corps n’est pas affaire de mise en scène dans la perspective d’un simple témoignage

ethnographique. Il témoigne de la complexité prise par la profondeur de quelqu’un

qui fuit quelque chose de terrible. Le paysage en deuxième plan est très flou, à peine

arrivons-nous à distinguer la branche d’un arbre. Ce qui nous oblige à poser les yeux

sur ces deux personnes qui dessinent une lumière en fuite. Une lumière découpée au

second plan, qui se couvre sous un drap avec des yeux et une bouche.

La deuxième œuvre appartient à un peintre, Helena Almeida de nationalité

portugaise. Son travail se présente par une tache de peinture noire où il y a le profil

et les bras ouverts d’Helena Almeida. Son profil et ses bras fusionnent et se perdent

dans le noir et le blanc de la représentation. Il s’agit pour Helena Almeida de mettre

en scène les limites de la peinture, de sa représentation. Elle nous donne une forme

d’exorcisme, une célébration de la peinture où l’artiste se livre, traverse et s’expose.

Elle habite sa propre peinture. Une peinture errante, photographique. Son corps se

transforme en figure. Une figure qui devient une forme plastique. La tache noire de

peinture est le prolongement symbolique de son corps. Il crée un espace, un

matériau plastique. Un matériau lent dans le sens d’Eduardo Chillida.15 Il s’agit

d’une représentation liée à l’étonnement de sa propre représentation. Helena

Almeida cherche à travers un rêve l’absence et les différentes variations d’un corps.

Ainsi elle inscrit le sien dans sa peinture. Ce corps est retenu dans une idée. Il

renferme une puissance qui veut se transformer en réalité. Une “lucidez” qui se

transforme en paupière.

Le corps d’Helena Almeida lévite dans l’atelier céleste du Noir. Ce corps est un

corps en papier. Un corps vu comme un puits sombre. Cette représentation est la

15 Voir l’article publié dans le journal espagnol “El Mundo”, lundi 21 mars 1994, lors d’un discours à la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 25

matérialisation de la force d’une pensée. Une pensée qui est représentée par la liberté

obéissante d’un corps, celui d’Helena Almeida.16

C’est une figure qui prend consistance d’une entité invisible. Une entité qui est

l’image de notre pensée. Dans sa représentation figurée, son corps connaît les

limites, il les désire. Helena Almeida sait que la pensée se perd. Elle lance son corps

dans le noir où il est dévoré, aspiré, léché par la bouche du noir. Ce corps étendu

avec les bras allongés se laisse absorbé par le noir. Elle ne veut pas que son travail

soit un autoportrait. Elle veut qu’il soit une image habitée.17 Une image qui nous

raconte l’histoire du vocabulaire enregistré dans les gestes absorbés par le noir

profond.

16 Artur Rosa ne participe pas à l’imagination et à la conception des œuvre d’Helena Almeida. Cependant, au moment où Helena ne peut plus bouger, obéissant à ce qu’elle a imaginé, Artur Rosa règle ce qui n’est pas à l’endroit préci. Il est le témoin qui réalise son travail de photographe. 17 Voir le texte d’Helena Almeida dans le catalogue de l’exposition internationaler Kunstmark de la Galerie Módulo, Lisbonne, 1978.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 26

Ces deux œuvres nous engagent en des formes particulières qui comprennent

des frontières18. Nous avons saisi ces frontières par un lien ombilical d’avant le

langage et d’avant la séparation de l’espace et du temps, que ces œuvres

comprennent. Les frontières sont un espace-temps qui devient une sorte de surface

de peau “in situ”. Une sorte de paysage de ride et de pores qui appartient au

photographique et au pictural. Les frontières des œuvres sont perçues lors des

palpitations de la chair des œuvres.

Ces deux œuvres impliquent deux itinéraires qui partagent des états extrêmes

du corps. Des états en présence de nombreux blocs d’ombres et de nombreux corps

lumineux de poussière. Comme celle de la photographie de Salgado prise en courant

et la peinture d’Helena Almeida prise en photographie.

Une similitude a été considérée comme point de complicité entre les deux

œuvres: la singularité. Elle s’est dressée dans l’errance et l’obscurité du parcours

photographique et artistique de ces deux artistes. La singularité est définie en tant

qu’une partie du monde extrême où l’épurement esthétique se dispute à la noirceur

métaphysique.

En même temps, nous avons essayé de chercher un trajet et une écriture, qui

puissent être en conformité avec la définition de singularité.

L’écriture de leurs pensées plastiques dresse des singularités immanentes à

l’œuvre. Il est inutile de vouloir chercher un sens à la photographie ou à la peinture

dans leurs œuvres, parce que dans l’extrême dénuement il y en a pas. L’écriture

photographique et plastique de chaque itinéraire faite par ces artistes se traduit par

leurs témoignages en silence où l’existence d’une apocalypse sans définition a

apparemment commencé.

18 La frontière s’écoule dans un immense possible, elle nie tout ce qui peut limiter le possible.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 27

L’expérience de l’éthique rencontrée dans une singularité compose un mystère

hanté par la nature. Cette expérience implique une relation avec notre conscience

esthétique. Il s’agit d’une relation où la conscience esthétique se dilate par la

“lucidez”. La nature de cette relation entre l’expérience éthique et la conscience

esthétique existe seulement en elle-même. Elle est capable de toucher au plus

profond de l’œuvre, sans détruire la matière même de ce qu’elle laisse voir.

Dans un premier instant de cette relation, nous proposons une expérience

limite dans une œuvre de ces deux artistes: Sebastião Salgado et Helena Almeida.

Une limite où les œuvres, “Femmes en fuite” et “Noir aigu” se déplient dans un

retrait des vibrionnages du monde et une mise à disposition de ce qui va advenir.

Notre regard sur ces œuvres se lave, par l’esprit libre et attentif de nos yeux. L’œil à

son tour ne se laisse pas tenir par aucun discours historiciste19 . Il ne cherche à faire

passer aucun message. Le regard se laisse noyer dans un monde de sensations,

transformant la relation en un matériau épais et palpable que les yeux touchent.

D’une part, cette relation recueille le corps meurtri de la photographie et de la

peinture, où la vie lentement, s’en échappe. De l’autre, elle nous offre des présences,

où rien n’existe plus que la douceur et la violence à l’état brut. Comme celle de la

part animale en l’homme.

La part animale en l’homme survit jusqu’à l’acceptable dans cette expérience

limite de leurs œuvres. Elle survit à l’intérieur des œuvres. Elle vise en même temps,

l’efflorescence et l’épanouissement de l’être qui confine dans l’ombre. De cette façon,

des confrontations dans l’œuvre de S. Salgado et des morphologies dans l’œuvre

d’Helena Almeida apparaissent dans des limites de l’œuvre, que le sujet sent. Cela

19 L’œil ne s’en tient pas à un discours selon lequel toute la vérité évoluerait avec un relativisme historique. L’œil garde ainsi un regard tranquille sur les énigmes de l’univers. Il est dans des variations de la limite mais sans les mettre en cause, il n’a que des regards lucides qui sont ternes et peuvent receler quelque vérité. Il parvient à l’affirmation du grotesque, parce qu’il est dans l’attente d’un épilogue auquel il n’arrive pas.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 28

implique une question qui nous semble importante. Elle consiste à savoir à quel

moment la part animale de l’homme risque-t-elle de basculer vers le côté sombre?

Au-delà de quelles bornes devient- elle intolérable?

Pour le comprendre, nous avons concentré notre attention sur ce qui existe

dans le paradoxe d’un point aveugle de l’expérience éthique. Ce point aveugle est

très difficile à éclairer parce qu’il absorbe la lumière. Il se nourrit de ces clartés dont

il fait des zones d’ombres, toujours plus épaisses et selon des logiques de la

réflexion, toujours plus obscures. L’appétence de ces questions est donc tension,

mouvement vers, ou dans la direction de.

Ce point de l’expérience est un endroit habité par de nombreuses voix

marginales. En cet endroit, la représentation de l’œuvre exclut toute historicité,

position ou situation. Nous y découvrirons des présences qui offrent de multiples

formes de décalages par rapport à une identité collective qui voudrait faire un

stéréotype de l’œuvre, un modèle universel de bien-être.

En tout cas, dans ces présences, il existe des espaces-temps de la représentation.

Elles ressemblent à des essences, invisibles, et comme elles, inapparentes. Pour cela,

un langage plastique est adopté sur la peinture et la photographie. Celui-ci est un

langage complaisant de la vue. Il exprime l’ordre de la coexistence de l’éthique et

celle d’une expérience étalée dans des espaces-temps photographiques et picturaux

qui nous démentent et trahissent en même temps la perception d’une succession

temporelle.

Le temps des œuvres de S. Salgado et H. Almeida a été considéré dans une

liaison avec le temps du sujet sentant. Nous n’avons pas confondu le temps avec les

compteurs du temps, avec le cadran de l’horloge, qui est un petit morceau d’espace

circulaire. Nous ne l’avons pas confondu avec des mouvements dans le temps, ou

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 29

avec la vitesse de ces mouvements. Nous le mélangeons avec les transformations

organiques qui constituent le vieillissement et qui délimitent les œuvres.

Le temps dans ces œuvres est ainsi à l’infini. Il désigne obliquement et d’une

manière indéterminée, un lieu anonyme dans l’espace des œuvres auxquelles il nous

renvoie, le sujet sentant. La temporalité progresse ainsi aveuglément dans le

crépuscule de la succession. Elle devient une chose naturellement nocturne. Il

suspend au-dessus de la conscience une sorte de brume qui noie les contours de la

représentation dans l’œuvre et qui est une des vérités de l’âme.

De cette façon, nous allons avoir un souci constant des situations concrètes, que

ces œuvres nous proposent par les différentes questions de limites et de frontières.

Une attention aussi constante des situations concrètes nous a été demandée par une

vigilance aussi soutenue et aussi patiente portée au réel. Le temps vaste lui aussi, est

devenu consacré à une recherche agissante auprès d’une réalité et d’une vérité la

plus diverse, et plus éloignée.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 30

2.1- Une pensée à la recherche de critère

L’hypothèse proposée a essayé de démontrer la narration d’un phénomène

étranger au temps. Ce phénomène a élargi et approfondi le sens du mot

contemporain.20 Dans un premier moment, il nous a semblé important de définir ce

terme d’art contemporain. Dès lors, nous avons remarqué que ce terme marque des

débats en deux temporalités: une factuelle, à base chronologique et l’autre, une

temporalité normative, à base esthétique. Ainsi, pour mieux le situer, nous avons

décidé de le définir de façon purement factuelle et descriptive. Ce qui correspondra à

une réalité esthétique qui contient des propriétés artistiques de la photographie et de

la peinture “en train de se faire”.

Dans un deuxième moment, le propos de ce travail a tenté d’exprimer un

projet qui se déploie le long d’un parcours vers le lieu d’une parole perdue. Ce qui

veut dire, une vie avant le temps des œuvres. Un lieu, où nous avons considéré,

“l’intact” de l’œuvre, comme la mesure exacte du monde de la peinture et de la

photographie. Nous y sommes rentrés dans “l’intact” de l’œuvre pour réaliser cette

recherche. Celle où nous pouvons nous y soustraire, au risque d’y perdre notre être.

À partir de ces deux moments d’ouverture, le déroulement de l’analyse des

œuvres est constitué par une narration qui n’est ni sémiologique, ni

phénoménologique, ni iconographique. Nous avons souhaité rester dans l’attente de

critère de l’œuvre. Afin que ce soit possible, nous avons pris l’œuvre d’art dans une

perspective qualitative. D’une manière spécifique, ce qui par sa nature même, ne

peut être traduit en termes quantitatifs ni en rapport défini et intelligible. De ce fait,

20 Voir a propos du mot contemporain “Le triple jeu de l’art contemporain”, de Nathalie Heinich, Les Éditions de Minuit, p. 11, Paris, 1998. Nous avons inséré ces œuvres dans ce vocabulaire déterminé.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 31

l’œuvre d’art a été, simplement, éprouvée par un sujet sentant: nous.

Nous avons voulu rester dans la suspension prudente du jugement par

rapport aux œuvres d’arts et, de cette façon, la conscience esthétique a été introduite

comme une qualité sensitive. Ce qui veut dire une “âme sensitive”, formée de

sensations et de données qui sont presque impossibles à saisir dans leur pureté, mais

dont on s’approche comme d’une limite. Un état brut et immédiat. La conscience

esthétique serait ainsi ce qui resterait d’une perception actuelle, si l’on en retirait tout

ce qu’y ajoutent la mémoire, l’habitude, l’entendement, la raison, et si l’on y

rétablissait tout ce que l’abstraction en écarte.

Étant donné que la question de l’expérience éthique d’une œuvre est la

semence de ce corpus, nous l’avons pensé dans la proximité intime d’une surface

proposée par l’œuvre et par une interpénétration profonde du sens. Ce qui nous a

permis, à travers le sujet sentant, de pénétrer en profondeur dans l’épaisseur du

mouvement qu’ elle implique.

Tout au long de ce travail, nous avons témoigné que les œuvres d’art

contemporaines sont des phénomènes essentiellement libres et lucides. Elles sont

dépositaires par nature de toutes les vérités fondamentales, et capables de les

manifester ou de les actualiser par la divination et l’envol de l’imagination. Et

contrairement aux autres formes de connaissances, elles sont d’autant plus parfaites

que le degré d’obscurité auquel elles nous conduisent est profond. Ainsi pour écrire

ce travail d’une façon claire et cohérente, nous avons sauvegardé une essence

unique, en mettant l’expérience de l’insoluble au-dessus de la réflexion sur le temps-

espace chronologique.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 32

Une écriture de l’ouverture

Notre questionnement à propos de l’éthique est structuré par un entretien

dialectique avec l’histoire événementielle des œuvres “Femmes en fuites” de S.

Salgado et les morphologies d’un lieu pictural en “Noir Aigu” d’Helena Almeida. À

cette fin, nous avons énoncé et établi quelques points de réflexion qui ont rapproché

l’expérience de l’éthique de l’art contemporain.

Ces points de réflexions sur les œuvres mentionnées sont les espaces-temps qui

ont été créés à partir d’une perspective esthétique. Ils visent à préserver un mode de

vision intégré à une pratique des arts selon le corpus des œuvres des artistes.

À partir de cela, les espaces-temps se sont développés en liaison avec nos

inquiétudes interceptées dans des instants oniriques et des images intimement

rattachées à un “réel” qui les expérimente. Dès lors ces espaces-temps s’instaurent

par le biais de plusieurs procédés simultanés d’affirmation des promesses

d’impondérabilité propre à ces œuvres d’arts. Est instaurée aussi une capacité

d’affirmation et de promesse innée à une expérience qui est celle de l’éthique. C’est

probablement ainsi, que nous arriverons à définir un regard saisissant de ces

œuvres. Dans son infinie complexité, elles nous demandent un certain savoir dans

les regards envisagés en tant que lieu d’intensités variables traversées par la

possibilité ou l’illusion des formes de complexité.

Approcher la singularité de ces œuvres à une époque où l’art n’a plus aucun

rapport avec des règles formelles ou thématique, ni souvent avec une quelconque

matérialité de l’objet artistique, a déclenché en nous une inquiétude. Une inquiétude

liée à un refus d’une essence propre au concept d’œuvre d’art. Dans ce refus, nous

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 33

avons considéré que ces œuvres n’opèrent plus par des catégories matérielles, mais

par une expérience au sein de laquelle des déplacements se dressent.

Dans ces déplacements, nous avons saisi qu’il s’agissait d’errer sur les lieux que

l’œuvre nous offre et de nous accrocher en continu par-delà toutes les ratiocinations

de notre conscience. Puisque notre vision n’éclaire que des fragments de réalité

rassemblés sous le mensonge des identités.

De cette façon, une difficulté d’adaptation et une désobéissance faite à partir

d’anciens concepts, est apparue dans l’élaboration de la notion d’expérience que

nous avons voulu développer et présenter tout au long de ce travail. Cette notion

d’expérience a réclamé constamment notre perception de tous les paradoxes et de

tous les contraires, jusqu’à l’excès et jusqu’à l’ouverture des possibilités que ces

œuvres nous offrent. Un abîme s’est creusé entre les œuvres et nous. À corps perdu,

seule l’intuition a pu appréhender l’expérience de l’éthique. Nous l’avons ainsi

capturé à chaque pas et pour chaque tentative risquée de l’immanence de l’œuvre.

Ce qui nous a mené de cette façon le plus loin possible.

C’est uniquement par une absence de pensée purement rationnelle que l’enjeu

de l’expérience éthique a pu devenir clair et s’illuminer à fond dans nos yeux. Cet

enjeu s’est placé comme un défi à l’égard de la mort et des prétentions du savoir. Il

s’est installé par le vertige du silence que les œuvres souvent nous imposent et une

voie au-delà du discours que nous pouvons avoir à propos de l’œuvre. Par

conséquent, est apparue une écriture de l’ouverture. Une écriture qui nous a ouvert

sur des mots et des images dans chacune de ces œuvres que nous avons choisit pour

notre corpus.

De cette façon, les êtres et le monde où ces œuvres s’inscrivent ont été le lieu de leur

propre mise en jeu. Dans cette écriture, l’être tend à se cacher dans quelque chose qui

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 34

se meut par lui-même et il y va seul, il va et vient sans se faire remarquer. Il se sert

de son regard et de son ouïe, il se dédouble et quand il s’oriente enfin, il s’ouvre sans

sortir delui.

C’est un vol vertical acompagné par la vision des œuvres21. Cela veut dire que

ces œuvres ont été mises dans un va-et-vient permanent, ou plutôt une fusion de la

pensée et de la vie, au-delà et en dehors d’un raisonnement scientifique.

21 Cette vision s’offre simplement dans une lumière qui purifie la réalité du corps des œuvres et de leur vision corporelle. Elle s’éteindra par elle même et elle s’effacera, laissant dans l’air et dans l’esprit sa géométrie visible.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 35

La pensée visuelle comme expérience éthique

L’énoncé de ce travail de recherche construit selon l’interpénétration d’un

corpus visuel, constitué par deux œuvres des artistes, Sebastião Salgado et Helena

Almeida, a créé un deuxième corpus. Celui d’une réflexion théorique dans laquelle

une pensée visuelle a essayé de se construire par l’expérience de l’éthique.

Les deux corpus se sont pénétrés réciproquement. Il y a eu des endroits dans

chacune de ces œuvres où des incertitudes ontologiques se sont déployées. Dans ces

endroits, nous avons trouvé l’existence d’une éthique complètement détachée d’une

morale et d’une conduite. Nous avons ressenti qu’il s’agissait d’une éthique revêtue

d’un pouvoir et d’une allure qui repose sur les œuvres et ayant une valeur évocatrice

et magique.

Nous avons eu recours à un questionnement intime de l’œuvre. Un

questionnement fait par les yeux sur la surface de l’œuvre. Nous avons été renvoyés

à des réponses discrètes et dénombrables. Ce qui nous a suggéré et offert plusieurs

solutions de discontinuité par rapport à une définition de l’expérience de l’éthique

dans l’art contemporain. De cette façon, nous avons produit le classement et

l’attribution de catégories à différents processus plastiques qui marquent le travail

de ces artistes. La photographie et la peinture - considerées selon les œuvres des

artistes, Sebastião Salgado et Helena Almeida.

Les questions nous ont fourni un sens susceptible de réduire l’incertitude

quant à la place que nous pouvons attribuer au sujet pensant. Nous avons placé le

sujet sentant à l’intérieur des critères photographiques et plastiques, et des éléments

du vocabulaire photographique et artistique de ces artistes. La structure de ce

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 36

questionnement s’est érigée après avoir considéré la transgression, les ruptures et la

confrontation du singulier que ces œuvres impliquent.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 37

Deuxième partie: Parcours de l’expérience éthique

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Chapitre I : Entre l’esthéthique et l’éthique

Dans cette deuxième partie du travail nous avons impliqué l’expérience de

l’éthique dans un parcours entre l’esthétique et l’éthique. L’enjeu de ces deux notions

a été établi à travers le regard des lieux de passages perçus dans les œuvres. Il recrée

des dimensions, en autorisant des abstractions et une sorte de poétique ou de poésie

dans l’espace des image22. Cela nous a rendu possible des trajets mobiles où le voir

du sujet sentant s’est intensifié.

L’éthique prise par cette expérience dans le corpus de ces œuvres, a touché à

plusieurs reprises l’esthétique. Une esthétique formée de sensations, presque

impossibles à saisir dans sa pureté, mais dont nous avons pu nous approcher comme

d’une limite, un état brut et immédiat des sensations. Un glissement entre les deux

notions s’est opéré selon divers vocables qui ont intensifié le contact du voir. Nous

les avons définis par les frontières, les parcours nomades, les instants limites, les

modes de visions, les ouvertures; ce qui a défini cette expérience comme une

élévation et une grandeur qui se décollent de nous. Ces vocables ont aussi été des

points de repères où notre regard s’est arrêté, où il est resté pris dans une espèce de

torpeur.

22 Lire à ce propos Gilles Deleuze dans son ouvrage “Francis Bacon Logique de la Sensation” I, La Différence, les chapitres VII et XVII, “L’hystérie” p.33 et “L’œil la main”, p.99. Quand l’image libère l’œil de son caractère d’organe fixe et ainsi crée des itinéraires sur les limites mobiles du corps.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 39

1.1- Préalable terminologique, une définition de l’expérience éthique

Pour définir l’expérience éthique, nous avons précisé le caractère de cette

notion dansdes pratiques.

Les pratiques ont été étudiées à partir de la définition de frontières en art. Nous

avons adopté un découpage marqué entre ce qui peut être considéré comme un

dedans et un dehors de l’œuvre. De cette façon, ceci a instauré une discontinuité

ontologique par rapport à notre recherche et des sauts mobiles dans la nature des

objets en analyse.

Les frontières des œuvres choisies ne se sont pas présentées selon une simple

question de circonstance. Elles nous ont posé des questions qui comportent des

principes fondamentaux. Ces principes se situent dans des qualités substantielles de

définition intrinsèque et dans des critères internes de l’œuvre.

Par les documents théoriques et les interviews du photographe S. Salgado et

l’artiste H. Almeida nous avons vérifié que l’autonomie esthétique des enjeux

artistiques et photographique, la systématisation des mouvements et la

normalisation de la singularité ont été les grandes ruptures par lesquelles leurs

œuvres se sont installées dans une série de transgressions. Placer les frontières dans

la succession des transgressions commises par leurs œuvres nous a permis de

repérer qu’il y a des ruptures particulièrement radicales qui opèrent et qui ébranlent

non seulement le socle perceptif de la peinture et de la photographie, mais aussi le

socle conceptuel de la peinture et de la photographie.

Puisque nous sommes passés d’une ontologie de l’objet à une pragmatique des

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 40

usages de l’objet,23 les frontières de ces œuvres se présentent discontinues. Elles sont

soumises à des variations continues, selon leurs contextes et leurs usages,

lorsqu’elles font l’objet d’une description détachée d’un projet normatif.

Ainsi les frontières dans l’œuvre ont pu être perçues comme des surfaces

opaques et transparentes, destinées à masquer les parties des surfaces de l’œuvre,

lors d’une opération effectuée sur cette surface: un lieu secret propre à se cacher.

L’expérience des frontières de ces œuvres nous a fait sortir d’une expérience

ordinaire et d’une fonction utilitaire de l’œuvre, pour nous faire entrer dans les

différents échanges que le regard peut avoir avec les œuvres.

23 Ce passage est dévellopé dans le dernier chapitre du livre “Qu’est-ce que l’esthétique?”, de Marc Jimenez, Gallimard, Paris, 1997; et dans son autre ouvrage “ La critique crise de l’art ou consensus culturel ”, Klincksieck, Paris, 1995.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 41

Les frontières

Cette expérience nous a dépossédé de toutes nos coutumes de perceptions des

objets d’art. Elle nous a mis à nu dans les affres de l’angoisse visuelle et dans la

tension sauvage de l’impossible visuel qui est à l'extrême des limites de l’abnégation

et qui a été parfois, celui de croire à un œil nu arraché de sa peau et de son lieu.

Pour cela, une pratique de la perception visuelle nous a dirigé vers

d’innombrables célébrations de la mémoire visuelle des deux œuvres. Nous nous

sommes placés loin des normes intemporelles de l’esthétique pour aiguiser le

pouvoir terrible des images. Ce qui veut dire l’endroit où les artistes polarisent le

contact cruel du voir, du dire et du faire, parce qu’il s’agit d’une question exigente

qui sera probablement la nôtre ou celle de l’humain. Cette pratique se présente aux

yeux du sujet sentant par une exigence continuelle et répétée de la transparence, du

désir de tout dire, de tout voir. Ce qui est dicible est déterminé par l’indicible et le

visible se détermine par l’invisible. Tout est dit dans une exubérance de

l’innombrable et de l’innommable visuel. Le langage se libère pour se fondre dans la

parole plastique. C’est une pratique où tout peu être des beautés les plus convenues

aux horreurs les plus insoutenables.

Dans un autre sens, il s’agit d’une pratique où un jeu complexe permet une

autonomie d’interactions, d’échanges et de réversibilités entre l’Histoire, le Monde et

le Corps. Ce que l’on a pu concevoir comme limite pour le regard a été dépassé par

une confrontation entre l’animalité et l’humanité dans le travail de S. Salgado, un

discours qui est dénoncé comme tragique et non-fataliste dans “Negro Agudo” de H.

Almeida. À ce moment-là il a fallu faire voler en éclats les axiomes séparatistes.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 42

Nous avons eu besoin de nous affranchir du régionalisme de la pensée, des regards

asservis et de l’hégémonie de l’ordre conceptuel qui est au-delà de la “culture”.

Ces travaux visent à une totalité et à une unité, qui revient toujours à

l'expérience et à l’inexprimé du réel. Pour cela, il suffit que cette pratique de

l’expérience de l’éthique nous apparaisse comme l’inconnu secret qui se poursuit à

l’intérieur d’un combat visuel entre nous et les objets d’arts que nous avons choisis.

Comme une sorte de quête sauvage qui prend une autonomie. Une autonomie qui

devient ivre et sphérique, qui nous échappe toujours et qui ne veut pas être

renfermée par le langage ou déterminé dans le langage. L’inachèvement de cette

pratique va demeurer comme l’unique rédemption d’une obstination qui se tient

entre l’œil et le regard.

Nous avons situé le champ de cette pratique dans une contemporanéité qui

déborde l’ancien champ esthétique. Nous avons intégré la création artistique de ces

artistes dans la recherche d’une “histoire universelle”. Dans toute cette infinie

complexité, c’est l’esprit d’ouverture qui a réclamé l’abandon salutaire de certaines

dichotomies. Surtout le dépassement des contradictions et des considérations

esthétiques pour accéder éventuellement à des vérités sans réalité, ou alors d’une

façon plus extrême, celui du lucide sans vérité et sans réalité. Cependant, l’infinie

complexité de cette pratique nous a imposé la pertinence des mises en questions qui

nous inquiète dans nos rencontres avec l’art “en train de se faire”. Elle a fécondé

notre pensée sous une autre approche des objets d’arts qui pourrait s’identifier

uniquement à une expérience de l’éthique.

Ressentir l’expérience de l’éthique à travers ces œuvres nous a introduit très

près des endroits qui commencent à prendre chair et à s’enraciner à certains états

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 43

limites de notre relation avec les œuvres. Cela veut dire l’endroit où la part d’un

“non-savoir” a un lieu dans ces œuvres. Il s’agit d’un lieu qui se trouble à chaque

approche réflexive de notre part. Des œuvres en “train de se faire” dans un même

temps-espace que nous, s’incarnent et incarnent le “non-savoir” de l’angoisse et de

l’extase du sujet sentant. Parce que, les œuvres de ces artistes portent l’intensité du

désir et de la cruauté sous les habits de la forme du désir. C’est cette pratique de

l’expérience, avec l’œuvre, qui renvoie le sujet sentant à l’excès et à l’immédiat

quand tout semble être suspendu par la présence perdue ou impossible d’une

éthique à définir. Cette présence perdue ou impossible de l’éthique est celle qui

maintient l’œuvre de ces artistes dans l’immanence du réel et dans les sortilèges de

son secret.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 44

Les parcours nomades

Nous avons caractérisé les parcours nomades par l’existence d’une activité

volontaire de l’objet et du sujet sentant qui se modifient avec tout ce qui les entoure.

Ce qui implique des déplacements continuels du regard du sujet sentant qui se

trouve à la suite des milieux fluides de l’objet. Ces déplacements continuels et les

milieux fluides de l’objet comprennent un pouvoir rotatoire naturel. Ils se montrent

sous une mobilisation qui est différente selon les conditions d’observation et

l’épaisseur du corps de l’objet.

Comme suite à cela, nous trouvons dans les parcours nomades des

transgressions qui se situent par exemple dans les codes de figurations de l’œuvre,

dans les normes d’objectivité de l’objet et dans une valeur humaniste qui se présente

à nos yeux.

La mobilité qu’impliquent les parcours nomades inscrit des ruptures comme

un phénomène qui se déplace de la transparence à l’opacité du signe. De cette façon,

une autonomisation de notre perception esthétique est créée et s’installe avec une

certaine audace sensuelle/sensorielle.

Dans ces parcours nomades, le sujet sentant trouve un repliement sur lui-

même, où chaque pli a pour effet la multiplication des passages qui s’opère dans

l’œuvre. Ces passages engendrant une perception accélérée de ce qui est instable par

la proximité d’un regard corporel du sujet sentant. La règle, qui est l’absence de

règle, nous inflige des déplacements qui se distinguent des autres déplacements. Elle

se distingue par des traits individuels de la proximité du sujet sentant avec l’œuvre.

L’expérience des parcours nomades a été établie par une compréhension qui ne

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 45

se fonde pas sur une étude iconographique. C’est une pratique comprise comme une

liberté. Une liberté qui nous à conduits dans les trajets d’une pensée violente qui

agite la volonté du regard. Nous avons abordé l’expérience éthique dans les

parcours nomades de l’œuvre en tant que forme de connaissance. Celle-ci nous a

apporté un savoir relatif à plusieurs formes d’approche du monde. De cette façon,

cela nous a aidé à définir cette pratique de l’expérience comme matière qui se montre

dans la totalité du réel de l’œuvre. Ainsi, elle a pu se présenter à notre recherche en

tant que matière errante des discours fétichistes ou historicistes sur l’art. Ceci nous a

permis une lecture désublimée de la culture où peuvent être inscrites ces mêmes

œuvres. Par conséquent, ces œuvres ne se renferment plus dans aucune définition.

Elles élargissent les catégories esthétiques pour se situer ainsi dans une vision

trandisciplinaire et totalisante où se croisent des histoires, la philosophie, la poésie…

Dès lors, il nous restera toujours la conscience d’une nécessité et d’une

interdépendance des savoirs de ces œuvres et de leurs réels. Nous avons admis

l’usage illimité de circulation et la diffusion d’échanges entre nous et les œuvres, par

des captations, qui se situent loin d’une contemplation. Les parcours nomades ont

inauguré le règne des échanges possibles. Ce qui a permis de cette façon aux œuvres

de ne pas s’adresser seulement à l’intelligence ou à l’imagination mais à l’être total

dont la multiplicité infinie des possibles pourra être révélée.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 46

Les instants limites

Poursuivant les instants limites qui marquent la souveraineté toujours

périlleuse et immanente dans les œuvres, nous avons introduit des regards qui se

focalisent sur des moments précis des œuvres. Ces moments sont devenus des trajets

et des parcours d’une pensée “violente” qui engendrent un regard élargi. Elle fait

pénétrer dans le sujet sentant un œil lui aussi nomade. De cette façon, les œuvres ont

été “décapitées” de la culture où elles s’inscrivent. Faisant ainsi de l’histoire de ces

œuvres une histoire tragique, probablement le lieu même d’une simulation.

Pour cela, nous avons commencé par des tissus associatifs et non par une

historicité où il y aurait des preuves, des caractères et de l’authenticité. Étant donné

que nous n’avons pas créé un lieu défini et des certitudes dans les œuvres de S.

Salgado et H. Almeida, nous sommes restés dans les marges des œuvres où ces

tissus associatifs et ces mouvements nomades de la mémoire résident. Nous avons

vérifié par le descriptif et les artistes, des témoignages de “lucidez” persistants. Celui

où des corps logent des matières, des durées et des “monstres” habités par des

choses avec d’autres temps et d’autres espaces. Ces parcours nomades ont constitué

des tissus et des mouvements de la pensée photographique et plastique. Ils ont

engendré l'entrelacement du réel propre avec l’œuvre. Celui qui n’arrive jamais à

exister dans les réalités contactables.

Dans ces parcours qui se traduisent par des témoignages sincères d’artistes, la

frontière est traversée par une ““lucidez” ” sans vérité et sans réel. Nous avons

uniquement observé qu’il existait des existences sans réalité. Pour cela, nous avons

été invités à nous situer “in situ” avec et dans les œuvres, et non à les contempler

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 47

comme des objets d’arts qui appartiennent à une contemporanéité. De cette façon,

l’invitation nous a mis dans les marges pour être proche des limites immanentes de

ces œuvres. Sous tous les rapports avec les œuvres, cela nous a introduit à

l’expérience nomade des limites. Une instabilité s’est liée aux œuvres. Elle s’est

introduite par des captations qui nous invitent à nous situer et à interagir avec le site

des œuvres elles-même. Tout ce qui est perçu se dérobe en permanence, sans aucun

regard, et va jusqu'où l’inquiétude peut aller, comme dans une sorte de perte.

Dans cette approche de ses œuvres par l’expérience de l’éthique, quelques

concepts et hypothèses relatifs à l’expérience frontière et aux parcours nomades ont

été élaborés à partir des réflexions du photographe et du peintre. C’est pourquoi une

pensée plastique a pu être élaborée à partir d’un mélange de photographie et

peinture pensés et de la pensée de la photographie et de la peinture. Par la suite, le

recueil d’une pratique plastique du “penser” avec ces mêmes artistes nous a conduit

à un questionnement éthique interne aux œuvres. Voila pourquoi l’expérience de

l’éthique s’est installée comme l’irrécusable dans l’horizon de l’existence de ces

œuvres.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 48

Les modes de vision

La définition de l’éthique comporte en soi une catégorie qui s’ouvre à nos yeux

comme un mode de vision. Elle s’installe ainsi comme la perception visuelle d’une

réalité qui se démontre comme témoignage. Ce témoignage s’impose comme

contingence et possibilité de toute détermination d’un sujet sentant qui se présente

épanoui quand l’objet est perçu.

Cette catégorie de l’expérience éthique implique ainsi une façon d’être affirmée

par le sujet sentant à propos de l’œuvre. Le sujet sentant considérera par son esprit

des impressions élémentaires produites par des mouvements rapides et des

structures très fines de la perception qui n’arrivent pas a être perçus comme tels

dans une rencontre uniquement perceptive avec l’œuvre. C’est une catégorie qui

s’ouvre aux yeux par une perception visuelle qui comporte en soi une réalité

évocatrice et magique.

Nous avons remarqué qu’une certaine polémique récente dans l’art

contemporain, sans nécessité ni avenir, veut infliger ce moment des analyses comme

une sorte de miroir maléfique. Nous n’avons pas voulu suivre ce débat et, nous

avons continué notre recherche sur des événements plastiques du présent et leurs

situations plastiques, sans penser à ce “miroir maléfique”.24

Dès lors, le choix des œuvres “Femmes en fuite” de S. Salgado et “Noir aigu”

de H. Almeida a eu sa propre vérité, son propre crime, et aussi sa propre faillite.

Dans ces œuvres choisies, il y a des vérités qui sont propres à leurs auteurs. Elles se

sont présentées en tant que principe lié à la vie des choses et aux artistes, (voir les

24 Voir à ce propos le livre de Philippe Dagen “La haine de l’art”, Grasset, Paris,1997.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 49

phrase et images ci-jointes à la fin du travail). Des vérités qui ne sont ni relatives ni

allégoriques. Ce sont à peine des actes multiples et inépuisables pris à l’intérieur

d’un paradis sans forme comme un voyage en réalité et en puissance.

Pour cela, il a fallu nous reporter à différents modes de présentation des

domaines de l’art. Telle que la photographie avec Sebastião Salgado25 et la peinture

d’Helena Almeida. Par ces deux types d’art nous avons pu ouvrir des chemins qui

renforcent des lieux de réflexions sur l’art “en train de se faire”, et développer

l’existence de questions qui traversent leurs formes créant des images écrites. La

création d’images doubles26 lisibles à partir de leurs œuvres.

Les chemins se sont déployées en des relations tactiles de l’œil qui apprend la

cause de sa vision, des volatilisations selon les différents types d’art et des

complicités visuelles qui existent entre ces artistes. En même temps, ces mêmes

catégories nous ont permis d’observer les œuvres d’après des approximations

transversales faites par une pensée réflexive sur leurs propres supports physiques

déposés devant nos yeux, dans des expositions et des catalogues.

Cette approximation transversale des œuvres se cherche par la définition d’une

induction qui se mélange à une relativité du lieu, du temps, du contexte culturel et

de nos sensibilités individuelles. L’induction se répand par le cours des idées qui se

situent dans et entre l’expérience de ces objets d’art et celle d’une expérience liée à

25 Sebastião Salgado dit souvent dans ses interview qu’il n’est pas un artiste, qu’il s’agit uniquement de photographies de presse. Ainsi, nous avons défini son travail photographique comme un objet esthétique, parce qu’à part son message social, il touche le beau. Sa photographie est susceptible de constituer pour le sujet sentant une relation de beauté, elle séduit. La notion de beau inscrite dans ses images est une notion très spécifique, quelque chose qui n’est pas habituel. Tous les êtres humains qu’il photographie sont en équilibre dans la beauté qu’ils créent à travers la lumière qui les envellope. 26 Les images doubles vont dans le sens de G. Deleuze, dans “L’Épuisé” un texte qui suit “Quad et autres pièces pour la télévision” de Samuel Beckett, éd. Minuit, Paris, 1992; Une sorte d’énergie dissipative, immanente à l’image : “On n’inventera pas une identité qui serait l’Art, capable de faire durer l’image: l’image dure le temps furtif de notre plaisir, de notre regard .(…) L’Énergie de l’image est dissipative. L’image finit vite et se dissipe, parce qu’elle est elle-même le moyen d’en finir; Elle capte tout le possible pour le faire sauter.”

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 50

une conscience esthétique. En conséquence, il n’y a pas de position absolue ou

universelle dans les modes de visions. L’expérience se fait par une approximation

transversale qui se laisse lier à une conscience esthétique et devient elle-même une

extrême limite, où la “beauté” est désormais sans forme.

Il nous reste, dans tout cela, le registre dialectique qui tranche l’histoire de

l’imagination, qui cubulte dans le réel et fonctionne comme un jeu de miroirs, qui

nous renvoie d’un thème à l’autre si bien qu’à la fin, les termes s’effacent devant le

mécanisme de leurs transformations. En effet, la transformation dialectique de la

lecture de cette notion d’expérience éthique des œuvres nous semble toujours liée à

une conscience esthétique de ces mêmes œuvres. Des modes de visions existent sans

cesse dans ce parcours plein de lignes instables, d’observations visuelles et de

trajectoires visibles et lisibles dans leurs significations existentielles, qui rendent

possible de ramener à la surface l’analyse des relations tactiles, des volatilisations,

des métaphores, des complicités, des approximations transversales et des vestiges27

rituels de la transparence, de l’opacité, de la profondeur, de la superficie et de

l’horizontalité et verticalité.

Rien n’est accidentel dans ces corrélations internes à l’expérience des œuvres,

par le seul fait que le langage plastique comporte en soi la confession d’une pensée

qui est aussi “en train de se faire”. Ce qui peut rendre en même temps une réflexion

abstraite et une création fictive de la pensée des œuvres.

27 Le vestige, “vestigium”, est une trace et présente un caracter indiciel, voir le chapitre “Notes sur l’index”p 63, du livre “L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernerniste”, Rosalind Krauss, Macula, Paris, 1993.

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Les ouvertures

Le concept d’éthique dans ce corpus s’est édifié selon deux ouvertures: la

première est une élévation qui est liée au sujet sentant, la deuxième s’édifie selon une

approche de l’œuvre d’art.

Ces deux ouvertures développent une valeur spirituelle. Cette valeur est

constituée par une infinité d’événements et contient un sens de durabilité. Ce qui

veut dire que la question de la valeur ne relève pas de la délimitation du domaine

artistique mais de l’analyse de la relation qui la lie au sujet sentant.

La lecture du mot éthique a été historiquement appliquée à la morale sous

toutes ses formes, soit comme science, soit comme art de diriger la conduite.

Cependant l’usage de ce mot dans ce travail a exercé une résistance à la morale. Il

implique une allure chez celui qui l’utilise. Une allure pleine de liberté qui est

rendue par la proximité du sentir dans l’œuvre. Pour cette raison, nous l’avons

souvent mélangée à différents domaines de la pensée. Soit à la pensée des artistes,

soit à la pensée ouverte et connexe dans l’espace des œuvres.

De cette façon, le mot éthique a été abordé à un niveau où nous avons fait

appel à un type propre de discours. Nous avons voulu que ce discours signale une

essence liée à la liberté où des attitudes naturelles ce sont débarrassées de l’ancienne

association du bien et du mal et sont ainsi livrées d’une certaine façon au “bien et au

mal” en même temps. Ce sont des attitudes qui s’y accomplissent dans toute leur

essence. Elles nous signalent dans le sujet sentant une épaisseur de sens: la révélation

d’un caractère d’être. À ce caractère d’être, à ce mode d’être ne rendent justice ni la

théorie morale, ni la théorie politique. Celles-ci en effet ne rendant raison de l’activité

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 52

libre que si elle est reprise dans un sens susceptible d’être récapitulé dans un savoir.

Il s’agit d’une fuite en avant vers le sens. Une autre dimension du sens se creuse, où

la métaphore de l’épaisseur ou de la profondeur indiquent celle du fond ou du

fondement. C’est précisément l’expérience d’une action libre qui creuse, mieux que

celle de la perception ou de la connaissance. C’est l’action libre qui révèle quelque

chose de l’être comme acte. Le sujet sentant ne se contente plus d’être

immédiatement ce qu’il est, mais il devient ce qu’il devient. Le vertige 28 de la liberté

qui est important pour la définition du mot éthique existe donc.

28 Le vertige chez le sujet sentant assure la violence d’une rupture qui garantit l’accès à un espace dans lequel le sujet sentant ne peut plus revenir. Il l’entraîne vers un espace d’une absolue limpidité, dont le dessein et les mouvements sont nets comme est claire l’immense visualité des œuvres. Le vertige crée ainsi chez le sujet sentant un incessant sentiment de lévitation, une gravité verticalle, en suspens.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 53

Élévation et grandeur

Nous avons placé l’analyse de ce sujet dans le domaine d’une matière plastique

avec un mouvement qui lui est propre. Ce domaine se développe le long d’une

trajectoire entre le visible et le lisible. Il embrasse un trajet visuel parmi une séquence

d’images de deux artistes: Helena Almeida et Sebastião Salgado. Dans cette

séquence, il n’y a pas de vérité conceptuelle mais une exactitude et une pertinence

prises par la“lucidez” que le regard contient. Cette “lucidez” se présente et se

développe en dehors des solutions, des jugements, des mesures d’appréciations et

des expressions de la critique d’art. C’est quelque chose qui ne s’installe pas, mais

qui constate le rapport entre une expérience “à la hauteur de ce que l’on voit” et la

réponse qu’elle reçoit. La vérité de cette notion, si nous la cherchons, devra s’installer

comme une forme particulière et altérée de l’exactitude et de la pertinence plastique.

Ici, toute relation avec les objets plastiques choisis et leurs auteurs est médiatisée par

une passion: celle des mœurs qui cherchent la part animale en l’homme jusqu’à

l’acceptable. Ainsi l’analyse poursuit une métaphore “bestiale”, celle des créatures

qui tuent, qui boivent le sang et se nourrissent de la vie des autres. L’homme y est

pris comme un animal frappeur, un animal qui s’y connaît et qui fait violence à sa

violence pour faire ainsi émerger une force qui habite le réel des œuvres.

Toutes les questions de l’analyse résident dans la détermination des limites: à

partir de quel moment les puissances risquent-elles de basculer du côté sombre? Au-

delà de quelles bornes sont-elles intolérables?

Nous pensons qu’il y a quelque chose qui peut permettre d’entrevoir une

réponse possible. C’est une réponse qui se situe entre les êtres et laisse circuler des

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 54

signes, des traits presque imperceptibles sur un visage, une esquisse de sourire, un

regard soutenu et qui fouille un silence appuyé, une rigidité dans les corps, une

souplesse dans l’âme, un filet métallique dans la voix, finalement mille autres

passions transformées en informations.

Ainsi d’autres questions adviennent: “qu’est ce qui reste de l’animal en

l’homme malgré des siècles de domestication morale? Un reste insécable, gisant au

fond de l’homme, impossible à éradiquer? Ou une mémoire ou une trace dont notre

espèce procède? Tout ce qui lui résiste doit périr, se volatiliser, s’anéantir ou, plus

subtilement, s’intégrer, se digérer, ou s’assimiler?”

Ce sont des questions prises comme des puissances dotées d’une propension à

l’expansion aveugle. Elles sont comme des flux qui emportent tout sur leur passage

prenant, le triomphe du moi sur le réel. Mais alors, que faire de cette forme informe,

qui est la beauté dans l’extrême limite de l’immanence?

Dans toutes ces questions nous avons été pris dans des tourbillons. Ils sont nés

d’un besoin spécifique de nous justifier. Par la saisie d’un instant de vie ou de

mémoire devant ces œuvres d’arts, ces questions nous ont fait croire à une

intemporalité absolue. Celle qui sécrète une matière et un bruit qui s’adressent à elle-

même, “une matière vigoureuse ou exsangue, éternelle ou éphémère” comme l’a

écrit Primo Levi dans son livre, “À une heure incertaine”, qui questionne “l’infra-

humain” auquel l’éthique doit se confronter,

L’intemporalité absolue a alors enveloppé l’éthique dans ce travail. Elle a été

ainsi transportée tout au long de l’analyse. L’éthique n’a pas été réfléchie ni

considèrée d’après l’”éthos” grec , ni comme le devoir universel de Kant, ni comme

une transgression d’après Bataille. Cette vision de l’éthique a subsisté dans la liberté

du désir de lumière et dans la nuit profonde de notre expérience de l’œuvre. Au lieu

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de la relier à des catégories abstraites comme le Droit ou l’Autre, nous l’avons

rapportée à des situations créée par l’approche intime de l’œuvre. Une approche

réalisée dans un corps à corps avec l’œuvre. Est-ce à dire qu’elle se transfigure et se

fait l’instrument d’une dialectique par lequel on dépasse ce qui ne saurait suffire? La

définition de l’éthique est devenue dans ce travail volonté de conversion. Une

définition qui a voulu un autre lieu, plus loin des anciennes définitions. Nous avons

mis l’éthique plus près d’un ciel déserté par les dieux. Celui où il y a une élévation

qui se dresse.

Le principe d’éthique comme approche s’est imposé à nous comme une

grandeur qui décolle et se dresse dans les airs et qui en même temps définit moins la

grandeur que ce qui y conduit. Un mouvement d’élévation est donc coexistant à la

dialectique ascendante de l’éthique. De ce fait, le temps se confond et la durée

permet une intensité de vibration visuelle de très forte puissance. Elle produit un

arrachement de notre instance. Un combat contre l’enracinement. Cet arrachement

qualifie un mouvement/passage vers un autre degré, le passage à un autre couloir. Il

devient ainsi révélateur d’une façon de procéder pour entreprendre et réaliser des

métamorphoses.

C’est un procès “alchimiste” que celui de l’expérience éthique, car il lutte

contre des violences visuelles enracinées en nous pour en faire des forces. Elle se

permet de transformer l’incohérence des flux qui emporte tout sur son passage pour

les transformer en parcours d’énergie entre les corps. En soi, l’éthique comporte une

existence étendue et perçue dans les limites et les frontières de l’expérience des

œuvres. Elle advient par un acte qui décolle et se dresse dans les airs, lorsqu’elle

infléchit de quelques degrés que ce soit une histoire universelle où la singularité

informe son propre temps.

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Chapitre II: L’expérience de l’éthique

2.1- Le corpus photographique

Le corpus des œuvres sur lequel nous allons nous pencher est constitué par le

travail “Noir Aigu” du peintre Helena Almeida et par une photographie de presse

sur les réfugiés du Sahel de Sebastião Salgado, que nous avons pris la liberté

d’intituler “Femmes en fuites”.

Le choix s’est opéré sur un critère purement subjectif, ce que nous avons

éprouvé à la vue de ces images. Ces images nous ont touché. C’est dire que nulle

part il ne sera question d’en donner une description objective, elle sont quelque

chose de vu par nous, une “image” au sens de Gilles Deleuze: “Ce quelque chose de

vu, ou d’entendu ,s’appelle Image, visuelle ou sonore, à condition de la libérer des

chaînes où les deux autres langues la mantenaient. Il ne s’agit plus d’imaginer un

tout de la série avec la langue I (imagination combinatoire “entachée de raison”), ni

d’inventer des histoires ou d’inventorier des souvenirs avec la langue II (imagination

entachée de mémoire), bien de cruauté des voix ne cesse de nous transpercer de

souvenir insupportables, d’histoires absurdes ou de compagnie indésirables. Il est

très difficile de déchirer toutes ces adhérences de l’image pour atteindre au point

“Imagination Morte Imaginez”. Il est très difficile de faire une image pure, non

atachée, rien qu’une image, en atteignant au point où elle surgit dans toute sa

singularité sans rien garder de personnel, pas plus que de rationnel, et en accédant à

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l’infini comme à l’état céleste”.29

29 Extrait d’un texte de Gille Deleuze “L’épuisé” p. 71 du livre “Quad” de Samuel Beckett, éd. Minuit, Paris, 1992.

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Sebastião Salgado “ Femmes en fuite”

“Qu’est-ce qu’une photographie?

C’est l’expression de la vision du monde d’un photographe. Je suis sûr que

vous ne vous intéressez pas à mes photos prises individuellement. Ce qui vous

intéresse, c’est ma conception de la vie, la façon dont j’interviens dans la réalité pour

faire mes photos. L’expérience personnelle du photographe se retrouve dans son

œuvre. Mes études en sciences économiques ont joué un rôle très important dans

mon travail de création. Elles m’ont permis de mieux comprendre la vie de mes

sujets. Mes études sur les relations économiques internationales ainsi que mes études

de sociologie et d’anthropologie ont sans doute développé mon esprit d’analyse.

Quand je me suis lancé dans la photo, toutes ces années d’études ont beaucoup

influencé mon travail. Je m’efforce par mes photos de soulever des questions, de

provoquer un débat afin de pouvoir discuter avec les autres pour éventuellement

trouver des solutions. Je ne crois pas en une solution rapide aux problèmes qui se

posent à l’humanité, mais il nous faut penser à l’échelle planétaire, car les problèmes

auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui concernent toute l’espèce humaine.

Certes, il ne faut pas se torturer la conscience sous prétexte que l’on vit bien- j’ai une

belle voiture, une belle maison, mes enfants vont à l’école, j’aime manger, ce n’est

pas un crime. Mais nous devons également nous préoccuper des autres. Nous

devons nous sauver, tous, en tant qu’espèce. Nous sommes en grand péril. Mais

nous pouvons changer les choses. Vous me direz peut-être que je parle en idéaliste-

mais je crois en l’idéalisme. Rester assis à ne rien faire ne conduit nulle part.”30

30 Texte de Sebastião Salgado dans “Images du XX ème siècle: vingt photographes regardent leur temps”, Mark Edward Harris, Abbeville Press, Paris,1998, p. 159.

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“Après une longue nuit de marche, au petit matin les réfugiés se cachent sous

les arbres pour échapper à la surveillance des Migs éthiopiens. Portant tous leurs

biens sur elles, les femmes guettent les avions. Ils ont déjà mitraillé des colonnes qui

avaient l’imprudence de voyager de jour”31

31 “100 photos pour défendre la liberté de la presse. Photographies de Sebastião Salgado”, Reporters sans frontières, Paris, 1996.

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Helena Almeida “Noir Aigu”

“ Pendant l’exécution de mes travaux antérieurs (80/81) j’ai fait une

“expérience du noir” avec des sensations imprévues.

Pour cela, et maintenant, j’ai voulu “faire le noir” avec mon corps- pour voir.

Vivre le noir a été une expérience d’expansion dans un espace incontrôlable et

vivant. C’était comme si mon intérieur fuyait vers les extrémités de mon corps et

sans autre refuge, sortait, en se ramifiant et en s’étalant vers un extérieur

indéterminé.

Ce sont des sensations d’inconsistance, d’impuissance et en même temps de

plénitude, qui m’ont fait donner cette espèce d’espace de lévitation/chute. Qu’ils

m’ont fait immédiatement fabriquer des points d’appui, des cachettes (comme celui

qui ouvre des tranchés), stratégie inutile, faite d’ouvertures.

Les images intérieures me sont apparues toujours si directes et débordantes

que c’était comme si j’étais tournée à l’envers et qu’elles se répandaient comme une

tache d’encre dans l’eau, la raréfiant- sans que je puisse éviter que ces images soient

l’intérieur de ces images, que ces traveaux soient l’intimité de ces traveaux”.32

“Mais aujourd’hui il n’y a plus cette sortie délicate et presque rituelle “aux

bout de mes doigts”. Dans ces traveaux, j’ai voulu faire sentir par l’intermédiaire de

mon corps, le parcours et les marques de sortie effacée d’un être mixte, mi-corps, mi-

chose noire, voyageant et se confinant avec l’espace, espace lui-même et donc

n’utilisant pas la Forme. Cheminement d’un passager sans physionomie, fendu et

ouvert par une coupe noire, en attente et libre dans sa sortie-entrée, variable, dans

32 Texte d’Helena Almeida 1982, dans “Helena Almeida” publié par la Fondation Calouste Gulbenkian;1982; Lisbonne.

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une harmonie avec l’espace divergeant. J’ai voulu l’enregistrer en train d’émerger

d’une ombre, son ancienne habitation qu’il abandonne, se mélangeant avec joie dans

le noir, formant un tout sans Forme, vibrant et offensive, un espace qui est. Il se meut

déplaçant l’espace avec lui dans une alchimie secrète, avec un plaisir presque sonore,

laissant dans son sillage une symphonie aiguë de deux espaces. Fossile

soudainement réveillé et surpris dans sa forme se dilue lentement dans son

atmosphère dense, et par sa bouche silencieuse et entrouverte, fente noire elle-même,

met le verbe sortir en mouvement.”33

33 Catalogue de l’exposition d’Helena Almeida, “ Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”, Fondation Serralves, du 23 Novembre - 28 janvier 1996, Porto, p. 56.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 62

“(…) J’ai souvent l’envie de me transformer en autre chose. Quand je le fais en

peinture, je suis la toile et c’est elle qui me permet de dépasser la limite du corps, de

travailler ma solitude heureuse(…)

- Pourquoi n’utilises-tu pas habituellement la video comme suport final, comme

une œuvre?

Parce que c’est la position statique qui m’intéresse. C’est moi qui choisit les

images, je domine davantage mon travail avec la photographie. J’oblige ainsi le

spectateur à voir ce que je veux. Celui qui voit interprète le moin possible.

- Tu utilises fréquemment des expressions comme “sortir”, “passer de l’autre

côté”, d’ailleurs tes titres sont paradigmatique - Entrée Noire, Sortie Bleue, Point de

Fuite; Cela m’évoque toujours Lewis Carroll et Alice au pays des Merveilles, ce

passer de l’autre côté du miroir…

En effet, c’est cela le passage. Mais aussi dépasser les limites du corps. Nous

regardons le corps et le corps finit soudain aux pieds, aux mains. Il finit là. Il n’y a

plus rien devant, on dirait une falaise sur la mer. Soudain, il prend fin. Pourquoi je

finis là et je commence ici, pourquoi suis-je restreinte à cette forme, pourquoi ai-je

cette solitude et la solitude des autres corps? La mort est quelque chose qui m’a

toujours beaucoup perturbé, ça finit tout à coup- je ne vais pas entrer dans des

détails intimes, justement parce qu’ils sont de l’ordre du “non dit”- mais beaucoup

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 63

d’œuvres ont été provoquées par l’annonce d’une mort de quelqu’un de proche.”34

34 Une interview d’Isabel Carlos dans le livre “Helena Almeida”; publié par L’institut d’Art Contemporain et le Ministère de la Culture Portugaise, Lisbonne, janvier, 1996.

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2.2- L’éthique comme approche des œuvres

Le choix de ces deux artistes nous a fait approcher plusieurs situations de

l’homme en face de l’art et de la vie des autres Hommes. Nous les avons retrouvées

dans la photographie de S. Salgado et dans la peinture d’Helena Almeida. Ces

situations nous ont amené à poser des questions qui concernent le compromis

humain35 devant un devoir36 temporel dans le travail de S. Salgado et un devoir

spatial dans celui d’H. Almeida.

Ce devoir temporel dans l’œuvre de S. Salgado est montré par la lumière qui

touche le phénomène qui évolue devant son regard. Sebastião Salgado reçoit dans sa

photographie cette même lumière transfigurée en phénomène photographique. “ Il

n’existe pas de moment décisif. Le photographe doit évoluer dans le phénomène

photographique, il doit appréhender tous les moments, participer pour recevoir la

photographie. Il ne doit pas être le grand réalisateur de la photographie”.37

35 Cela suscite, une sorte de pudeur et de silence qui nous interdit toute approximation critique (au fond, une extrême radicalité de l’expérience humaine se permet, elle-même, d’être un geste, que Bataille dirait souverain, et surgit devant nous à la limite de l’incriticable). 36 Il faut comprendre ce mot comme une préparation à un respect et non comme une obligation morale considérée en elle-même et indépendamment de son application particulière. Ce devoir nous conduit nécessairement à quelque chose par un sentiment qui porte une considération admirative, en raison de la valeur qu’on lui reconnaît avec réserve et retenue. 37 Sebastião Salgado, revue “Diàrio de Noticias”, n° 103, Lisbonne, 14 novembre1998, p. 19.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 65

Il existe un compromis éthique de S. Salgado en face d’un événement saisi. Il

l’explore comme un ensemble complexe de signes qu’il renvoie aux codes

photographiques. Il construit une grammaire, une grille de lecture du monde. Il nous

révèle et souligne qu’il faut prendre conscience et accepter une certaine image du

temps qui est plutôt faite de saisons que de dates.

Dans l’œuvre d’Helena Almeida la question touche de très près à un aspect

essentiel de la peinture: “je peins la peinture et je dessine le dessin”38 . Le devoir

spatial s’interpose entre le corps de la peinture et le corps de l’artiste. Ces deux corps

ne font plus qu’un. Au-delà de l’allégorie fantasque et audacieuse tissée autour du

créateur et de sa créature, au-delà du rappel dichotomique des caractères, sacrés ou

profanes, de l’art. Par ce devoir, Helena Almeida nous donne un message celui d’une

prise de position théorique sur la finalité de la production artistique: l’art du peintre

ne doit pas se réduire à l’étude de sa technicité ni à l’énonciation narcissique du

processus créateur. L’un et l’autre aboutissent à une clôture, à un repli, à un

enfermement sur soi. Pour en sortir, Helena Almeida a créé un espace partagé. Un

espace où l’autre, le sujet sentant, peut se connaître et se reconnaître. Un partage qui

passe par la citation des questions fondamentales qui nous agitent.

L’homme artiste et photographe comme le lien entre passé et avenir, entre le

monde réel et l’univers métaphysique dans le travail de ses deux artistes, nous porte

un regard senti sur les extrémités du travail du photographe et du peintre. Les

extrémités sont les points limites où des passages intimes enregistrent les

complexités de notre perception. C’est l’apparition et la disparition cycliques qui

structurent un champ imaginaire et fusionnel entre ce qui se passe dans les deux

œuvres. Il existe des passages intimes qui enregistrent les complexités de la

38 Helena Almeida, catalogue de l’exposition “Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”, Fondation de Serralves, Porto, 1996.

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perception, comme celle d’une image en suspens. Une image prise entre deux

écrans(celui de l’œil et celui du support photographique et de la peinture) qui

exprime le sens de la métamorphose du temps et de l’espace. Un compromis humain

est pris entre les extrémités que S. Salgado et H. Almeida nous présentent. Un

compromis se présente par un exercice de transcription, de redéfinition incessante de

l’image qui se renouvelle, se ressource à chaque instant en elle-même.

L’expérience de l’éthique comprise intuitivement à travers ces deux œuvres a

eu besoin d’espaces, de temps et d’une conscience propre au sujet sentant. Ces trois

entités sont nouées à ce sujet sentant pour établir des enjeux compréhensibles pour la

perception et à l’expérimentation de ces œuvres. Nous avons intuitivement décidé

que l’éthique serait entraînée par l’expérience. Elle nous a semblé la plus permanente

et la plus résistante à l’espace, le temps et la conscience présentés dans le parcours

artistique de ces deux artistes. L’éthique s’est montrée comme un code intime ou une

écriture secrète39de la photographie et de la peinture, cachée dans l’irrationnel qui

est en chacun de nous.

Nous avons eu besoin de recréer des modes de visions et de compréhension

plastiques pour accompagner le parcours de ces deux œuvres contemporaines. Le

parcours de ces œuvres nous a emmenés jusqu’au bout de certaines limites du

regard et de certaines frontières du mouvement du regard en nous-même. C’est une

expérience qui nous a obligés à être à tous les moments à la hauteur de ce que l’on

voit. Et sans aucun repos, elle nous a fait vivre dans son épaisseur.

Ainsi, à travers les deux itinéraires, ceux de la photographie de Sebastião

39 Cette écriture secrète est une écriture implicite aux œuvres. Elle se définit par des paroles plastiques dans le silence des œuvres. Il s’agit d’une écriture qui nous rammene à la réflexion sur le langage et la parole dans le sens de Maria Zambrano: “ S’il en est ainsi, la Parole n’a pas besoin d’être enveloppée dans une relation, son habitude est au contraire de toujours la rompre pour créer des domaines illimités, des horizons imprévisibles.”, dans “De l’Aurore”, Maria Zambrano, éd. de l’Éclat, Paris, 1989, p. 103.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 67

Salgado et de la peinture d’Helena Almeida, l’expérience de l’éthique a pu se

développer dans la mobilité et l’instabilité du regardable en photographie et en art.

Ce qui veut dire deux modes de vision, où le temps l’espace et la lumière se

présentent par des comportements différents avec des interrogations en commun.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 68

2.3- Les interrogations communes aux deux itinéraires artistiques

Le corps du sujet sentant enregistre cette “grandeur qui décolle”,40 car elle est

le facteur de décomposition de notre conscience esthétique qui se fond avec le

monde, ou, pour l’exprimer autrement, qui ne fonctionne plus comme extérieure à

l’objet qu’elle appréhende. Cette grandeur étendue va se confondre avec ce qu’elle

pénètre, par la pratique d’une suppression, d’une conservation et d’un dépassement

de la chose regardée. En même temps, elle suppose une sorte d’effet de retour, qui va

modifier l’être qui l’éprouve: ce sujet qui sent. L’être, en l’éprouvant, deviendra lui

aussi une grandeur qui décolle et qui s’expérimente comme telle. On peut

l’expérimenter sur le mode d’un mouvement d’arrêt parce que ses lieux sont dans

l’être, dans une intensité, dans une profondeur et dans une densité.

Cette existence en abîme nous apparaît sous la forme d’une fragmentation

perceptive qui comporte en soi une connaissance radicale qui va être induite selon

une conversion chez l’être. Le corps de l’être deviendra sans aucun doute le lieu de

ce traumatisme. Le lieu d’une blessure pathétique en vertu de laquelle le réel est

modifié.

Cette notion d’éthique, qui est une expérience immanente à l’approche du sujet

sentant et un passage des limites et des frontières dans les œuvres, va nous

permettre de préciser les rapports entre le singulier et le pluriel qui se passent dans

le sujet sentant. Ce qui varie en fonction de la valeur accordée à une verticalité

intime que le sujet sentant donne à l’œuvre. Elle va s’y identifier à travers une

intériorité profonde, une horizontalité secrète qui plane, entre les événements que

40 À partir du sens kantien cette “grandeur qui décolle” est ce qui révèle la nature suprasensible de l’homme en l’arrachant à sa condition matérielle et phénoménale.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 69

ces œuvres nous présentent et la conscience esthétique.41 Pour cela il s’agit d’un

parcours “in situ” ou probablement une carte géographique dessinée par les dieux

où l’aventure métaphysique se trouve confrontée aux blessures concrètes de l’ordre

physique de l’histoire, qui se réferent aux bases fondamentales de notre

entendement possible et nous demeurent inconnues. Dès lors dans la notion

d’éthique chacun ne peut éviter en même temps, d’être un point dans la géographie

d’autrui, ce qui veut dire, être dans la géographie des œuvres. Nous sommes placés

dans les cercles de celle-ci, plus ou moins proches, plus ou moins lointains où les

interactions se font en permanence. Percevoir ainsi les œuvres demande une

“lucidez” , une éthique.42

Ce passage qui se fait dans la géographie des œuvres est celui d’un pouvoir

pressenti comme la sincérité musculaire d’un corps. Ce qui veut dire que la pensée

n’a pas le temps d’agir. C’est une sincérité qui comporte un pouvoir anticipant sur

un réel et qui s’articule comme un instinct. Ce pouvoir implique un entendement

compris dans les niveaux de conscience prétendument “prélogique”, d’une pensée

plus rationnelle, ou même dans la “pensée sauvage” de Lévi-Strauss. Il se differencie

donc de la pensée “domestiquée”, qui s’explique de manière plus élégante et

pertinente, comme un passage de l’oral aux différents stades d’alphabétisme.

41 Il s’agit d’une articulation qui pénètre par des associations libres, créant ainsi une intensité qui engage une acuité, sans hiérarchies ni ruptures, juste une clarté intime entre cette verticalité et cette horizontalité, établissant entre eux un entendement clair et imaginaire. 42 Cette approche est liée à la notion d’éthique qui a eut son commencement avec Platon, un commencement qui pourra s’inscrire dans un passage de l’oral à l’écrit. C’est entre 720 et 700 av.J-C. que les Grecs élaborèrent les bases de l’alphabet, mais il fallut attendre l’époque de Platon pour qu’il soit utilisé largement par le peuple. Son usage offrit des possibilités conceptuelles et cognitives encore jamais envisagées et donna naissance à une nouvelle mentalité, aux conséquences socioculturelles révolutionaires. L’existence de l’éthique découle de l’écriture. Sans alphabétisme, les traveaux philosophiques de Platon, y compris sa définition de l’éthique, n’auraient pas vu le jour. Ce nouveau moyen de communication rendait en effet possible la notion de “concept”, et des abstrations telles que la “justice” devenaient réalité, car l’existence de l’éthique et de la philosophie découle en général de l’écriture.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 70

Sans oublier que dans l’événement d’art, un alphabet visuel est transmis par un

autre alphabet. Celui de l’espace-temps plastique qui fait descendre la pensée sur un

autre terrain. Celui d’une immense expérience d’espace-temps au cours d’un

passage. Ce passage se fait par une inquiétude, qui assiste, persiste et existe dans les

lieux déterminés des œuvres. Ce passage se traduit par une tentative d’échapper à la

contemplation pour s’introduire dans les captations des espaces-temps d’art qui

traversent toutes les tonalités affectives, où les êtres, les réalités et les existences

essayent de franchir les clôtures qui séparent l’extérieur et l’intérieur, détruisant

toutes les oppositions entre le sujet et l’objet.

Ainsi l’expérience frontière dans l’œuvre de S. Salgado est liée à des ruptures

qui se situent dans une errance loin de l’être et dans les incertitudes du réel. Son

histoire est celle d’une histoire qui se donne en images, où la vérité vit par une

“lucidez” qui n’a pas de réalité dans notre vie confortable. La “lucidez” sans réalité est

celui d’un point charnière des expériences frontière dans ses œuvres.

Les parcours nomades dans ces travaux se retrouvent à l’aube d’une

métamorphose qui évolue vers une liberté. Cette liberté se cherche dans des

mouvements indéterminés et illimités, qui se transforment continuellement par la

lumière en tant que matière d’un regard. Ils déambulent sur la face du monde pour

créer une autre topographie visuelle. Elle est définie par d’autres coordonnées que

celle que l’on connaît. Ils créent un temps perpendiculaire et un espace horizontal

qui deviennent matière/matériaux esthétiques.

D’une autre façon, le peintre Helena Almeida nous mène à une même

expérience frontière, à travers les trois moments de son espace pictural: le réel, le

virtuel et l’imaginaire. Son espace pictural se cherche, se parcourt et s’imagine en lui-

même, entre une existence poétique et l’étranglement de la langue picturale. Par

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 71

cette logique propre à une anatomie sans muscles ni ossements, les corps sont

revêtus d’une peau qui se répand dans un labyrinthe visuel et qui se tient à l’écart

des identités. Nous ne trouvons pas de référent stable et absolu, parce que ces corps

sont des somnambules sans poids, en lévitation.

Son histoire est celle de la révélation de l’histoire interne du propre acte

pictural. La traversée est de se mouvoir à la fin des limites possibles de la peinture.

La fin de ces limites est pour le peintre un apprentissage, un sacrifice d’individualité

et une incarnation de l'éphémère. Elle s’institue dans une poétique de la fugacité

existentielle, des superficies convulsives et des lieux de visions.43

L’expérience frontière dans ces œuvres met en scène une certaine

impossibilité de peindre. Elle nous est présentée par une mort et un rêve fait dans la

solitude: sa peinture dort dans une photo, qui nous présente le rêve pictural de la

peinture qui dort. Par un rêve, les photographies nous laissent voir le

sommeil/repos de sa peinture. La photographie est une technique hors de la portée

des mécanismes réflexifs du corps, hors de l’enfermement de la gestualité picturale

liée à l’espace du dedans. Usant des artifices de la mise en scène et du cadrage,

lesquels ne relèvent que de l’intelligence et de la subtilité de l’esprit qui les conçoit,

la photographie est par essence l’espace du dehors44 ouvert sur le partage. La

photographie libère le peintre des tâches besogneuses de la réduction à l’identique,

puis de lui-même, de ses tics manuels qui poussent le corps comme autant de gestes

répétitifs brimant l’imaginaire et mettant la création en danger de mort. En faisant

s’entrechoquer le réel et le virtuel, le présent et l’absence, la mémoire et l’innovation,

43 Helena Almeida le dit à propos de son travail dans le livre “ Helena Almeida” publié par la fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982. 44 L’espace du dehors est une expérience du dehors au sens de Michel Foucault “ La pensée du dehors”, Fata Morgana, Fondfroide-le-Haut, 1986. “Cette pensée qui se tient hors de toute subjectivité pour en faire surgir comme de l’extérieur les limites” , Ch. 2.

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la photographie décuple les possibilités d’inventions d’espaces “qu’on ne saurait

voir avec les yeux”. Ceci nous porte vers une problématique, celle d’une peinture

qui se dévoile par l’impossibilité de peindre et un paradoxe qui nous demande une

attention physique liée à la violence du Noir. Helena Almeida nous introduit ainsi

dans le diagramme visuel d’une structure métaphysique errante, qui est tissée dans

les problèmes de représentation en peinture.

Les parcours nomades immobilisent le moi d’H. Almeida. Ils se traduisent

dans son travail par l’inexistence du sujet45 et par la présence de centres errants du

temps. Ils renvoient le moi dans des jeux de miroirs, qui finissent par absorber H.

Almeida. Cette expérience est une expérience sismique de la vision qui se produit

par des “ moi-yeux ”. Ce peintre nous renvoie à une géographie visuelle qui fuit par

des fragments, des variations et les multiplicités d’un temps et d’un espace qui

s’obstinent à être abstraits, dans des matières sans temps et sans espace.

Les parcours d’Helena Almeida laissent une lecture/chemin que l’on ne peut

comprendre qu’à travers le mystère d’un langage jamais épuisé, celui de

l’immanence des sensations. Dans ces parcours, il existe une mémoire qui déclenche

une lecture picturale des éléments mis en page: une recherche d’indices

d’identification du corps, et celui d’une trace, une éventuelle preuve matérielle

d’existence ou de virtualité des espaces du corps et de la trace.

45 Ce qui veut dire “ le hors soi ”, je renvoie à Michel Foucault “ La pensée du dehors”, ed. Fata Morgana, Fondfroide-le-Haut, 1986.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 73

Troisième partie: La rencontre de l’expérience éthique dans un mouvement qui

appartient à l’être

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 74

Chapitre V: “stare ” et “sedere ” une expérience de l’éthique dans les œuvres

Dans cette troisième partie du travail, nous avons considérés que cette

expérience s’émet à partir de deux actions implicites du verbe être. Cette expérience

de l’éthique dans le corpus des œuvres peut d’une certaine façon décrire l’expérience

de l’être dans l’être, d’une façon plus précise qui pourrait être “stare” et “sedere”.46

Ces deux actions comprennent en elles-même, l’acte de vivre du sentir et l’autre

l’acte d’exister du sentir à travers les œuvres. Nous l’avons saisi à partir des endroits

profonds parcourus par le sentir.

Le travail de Sebastião Salgado implique que cette expérience s’arrête, qu’elle

reste sur un lieu. “Être à un moment donné”, exister “stare “ à travers sa

photographie.

Le travail “Noir aigu” d’Helena Almeida comprendrait l’existence dans une

solitude qui pourrait “être éprouvée intimement dans l’être”. Se prolonger, traîner

dans l’être, “sedere” .

Comme une finitude infinie, cet engagement et cette rencontre de l’expérience

éthique conçus dans l’être permet d’envisager les confrontations dans le travail de

Sebastião Salgado et les morphologies dans celui d’Helena Almeida. Ainsi avons-

nous analisé cette expérience à travers des tensions et des torsions vers sa propre

énigme.

46 Le verbe être peut être traduit par deux verbes portuguais, estar (du latin, stare) et ser (du latin sedere). Par un raccourcis linguistique, le premier signifierait "être à un moment donné", "exister" (ser num dado momento, encontrar-se em certo estado ou condição, permanecer), le second exprimerait l'existence absolue, l'essence (assentar, ter a qualidade ou modo de existir indicado pelo abjectivo que determina o verbo; estar ; existir ; ter a natureza de. Existência; realidade; ente).

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 75

1.1- Les confrontations: l’expérience éthique dans l’œuvre de Sebastião Salgado

Quand une image photographique se donne a voir et quand un intense sentir

s’unit à elle, l’image s’élève et devient une icône forgée par l’amour, par la haine,

surtout lorsque l’image renferme la finalité. Même quand la photo touche ou

approche des thèmes fortement articulés par la réalité, on retrouve souvent en

dessous de toute conduite, une attitude spécifique, moins réaliste que réelle: une

conduite testimoniale. Avant tout c’est voir ce que le photographe a touché avec le

maximum de souci du réel et le minimum souci de la réalité. Après, c'est à nous de le

voir, ce pouvoir qui nous est donné, cette pénétration de la réalité par le réel. Il nous

soustrait à la réalité avec beaucoup de réels non construits, ni pensés, ni imaginés.

Cette photographie de Salgado nous a suggéré la possibilité d’être.

Cette expérience de l’éthique dans la photographie de Salgado ne nie pas un

lieu, un espace où l'on peut entrer où à l'intérieur duquel il y a quelqu'un ou quelque

chose. Elle n’est pas un point qui n'a rien en dedans ni ne peut loger rien. Elle nous

suggère la possibilité de vivre par le regard dans un autre lieu. Elle nous révèle un

mode dans lequel l’image se dilate dans sa durée, les deux personnes sont en fuites

pour ne pas être mort. En même temps que nous savons cela, quelque chose prolifère

en nous pour vivre sans quantité ni mesure. Une envie s'élève au-dessus de toutes

catégories qui soutiennent et qui entourent l’image. L’image ne peut plus se contenir,

elle se délivre par son déclin qui emmène avec soi tout le devenir.

En nous, le point fixe de l’image qui se traduit par la fuite, se déplace lui-

même. Il se détache du plan entier sans que ce déplacement engendre aucune ligne

ni ne signale l'avènement d'aucun autre plan. Il se délivre dans sa solitude, il se

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 76

libère et survient en même temps que cette même solitude. Il est hors de l'espace

sans pour autant être vide, sans être un espace creux. C'est quelque chose qui

n'appartient ni au temps ni à l'espace mais qui, avec la solitude, les unifie et les

distingue, faisant de l'espace une infinitude et du temps une concrétion.

L’impossibilité d’agir devient un point absolu de cette expérience, elle est

ainsi le simple point de référence qui soutient la vie au-dessus de l'impossibilité de

l'être. L'être à son tour, reste étendu. Il devient comme une ligne perpendiculaire

entre le temps de cette image et son temps. Cette croisée ouvre en nous une tyrannie

à soi seule, qui est discontinue et qui s'élève d'une manière exaspérée. Dans cette

expérience de l’éthique une âme animale se loge dans ce qui est humain. L'être

humain à son tour l'identifie dans son moi et s'abîme en elle, dans sa condition

charnelle. Un moi qui pour se défendre, s'attarde dans son abîme. Le vertige assaille

le moi, cette espèce d'identité qui, à travers la conscience, s'est emparée de la

condition humaine entière. Dans l'abîme de la chair, un procesus de désincarnation

se crée où l'immédiateté des sens et de la sensibilité est comme enterrée; il s'agit

d'une sensibilité sans maître qui nécessite d'être embrassée (mais non -pas par un

amour qui l'embrase), de nouveau enveloppée, abritée. Car le fait de ne pas se

montrer est propre au charnel. Se recueillir, entrer dans soi-même, se replier, comme

un tapis ou même comme un voile, dans les secrètes chambres des entrailles. La

secrète grotte des viscères.

Les fragments sont soudés par des sujets-regard du métadiscours sur le regard,

qui se regarde en regardant les choses. Un regard qui englobe tout, soi-même et les

choses regardées. Il y a en effet un tout qui se situe sur le plan de l'existence

préverbale. L'envie de renoncer à un temps et à un espace, et même à celui du

présent pour pouvoir ainsi réaliser un instant sans profondeur. Une métamorphose

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 77

du soi-même et le refus d'un devenir autre qui équivaut à une destruction du soi,

voire du propre sentir.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 78

L’histoire

Et si tout cela était lié? Et si Dieu était un faux et calme manipulateur qui aurait

multiplié nos apparences parce que notre enveloppe mortelle est fragile et que l’on

s’épuise peu à peu?

Et si la mort était un vol extrême, si l’âme avait des yeux? Et si Dieu nous avait

faits comme cela, pareils les uns aux autres, juste pour que l’on puisse apprendre

avec les erreurs des uns des autres?

Qui peut aujourd’hui penser sans les épreuves terribles que l’histoire a infligé à

notre siècle? Après Auschwitz,47 il est impossible de penser comme avant: regardant

l’homme, nous ne voyons plus la même personne que jadis.

Avant Auschwitz, l’homme se présentait dans les limites conscientes de son “je

pense”, dans l’écart de son âme déchirée entre la misère et la grandeur, dans son

pêché même. Mais qu’impliquait ce pêché sinon sa responsabilité et donc sa

puissance?

Toujours, quelques dignités le faisaient apparaître au-dessus de la nature et

consacrait sa souveraineté de droit. Depuis Auschwitz, nous savons que l’homme est

aussi celui que l’on peut réduire à un matériau, une denrée, une fumée et même à

rien.48

47 Voir p. 76 “ La poésie comme expérience ”, Plilippe Lacoue-Labarthe, Christian Bougois, Paris 1986. 48 Il s’agit “ d’une zone grise ” ou d’un “sujet en tant que reste” je cite Giorgio Agamben dans son livre “ Ce qui reste d’Auschwitz ” , Payot & Rivages, Paris, 1999.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 79

Que l’on puisse le nier jusqu’à lui refuser l’honneur d’une mort individuelle, et

le détruire industriellement, le traitant comme un magma, en tas, ainsi que l’on

brûle un stère de bois.

La même épreuve nous a instruit d’une seconde “vérité”, jadis masquée par les

disciplines sévères de nos religions: le nombre des victimes excède infiniment celui

des bourreaux. Familiarisé maintenant avec les mécanismes des états totalitaires,

nous savons que pour opprimer beaucoup d’hommes peu d’oppresseurs suffisent.

Paradoxalement, le crime abominable fait retentir la clameur immense des innocents.

Toute réflexion sur l’homme considérant le grand nombre voient refluer vers soi

l’interminable cortège des souffrants.

Le malheur historique a ainsi introduit une nouvelle image de l’homme, saisi

d’abord dans sa faiblesse.49 Qu’y a-t-il de changé par rapport à l’ancienne méditation

des poètes qui comparaient l’homme à une feuille emportée par le vent ?

L’homme est mortel, mais chez les Grecs, sa précarité ne se dégageait que par

référence à l’éternité d’un divin invisible. Au sein des vivants, il gardait ses outils, sa

pensée et ses œuvres. Aujourd’hui, la perspective s’est renversée: l’homme est perçu

dans son risque politique, comme la victime potentielle de l’homme. Il n’est plus

fragile dans son rapport idéal avec les dieux. Il l’est, réellement, à cause de ses

semblables.

L’effondrement des idéologies n’a pas vu renaître les croyances religieuses qui

s’étaient affaiblies depuis longtemps: la mort de Dieu avait entraîné la mort de

l’homme, ou tout au mois la disparition du sujet. Entre les idées haïssables, les idées

49 Je renvoie à Giorgio Agamben “ Ce qui reste d’Auschwitz ” ,Payot & Rivages, Paris, 1999, p. 24 “ Et, sans que nous sachions pourquoi, nous sentons que cet en-deçà a bien plus d’importance que tous les au-delà, que le sous-homme a bien plus à nous dire surhomme. Cette zone infâme d’irresponsabilité constitue notre premier cercle, d’où nul mea-culpa ne fera sortir, et où, de minute en minute, se grave la leçon de “ la terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal” (Arendt, 1, p. 408).”

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 80

défuntes, il restait au moins l’homme qui avait dit “rien”, et la matérialité de son

corps.

Dans son doute, Saint Thomas exprimait une croyance admirable, puisqu’il ne

tenait pas pour “rien” la chair qu’il voyait et touchait. En touchant nous-mêmes

l’homme physique, nous avons conscience de mettre la main sur une vérité, moins

réfutable que trop d’idées oublieuses de la contingence humaine: l’homme réel

mérite respect et attention. L’attention portée au corps redouble, et en bouleverse les

images. L’homme était pensé dans sa force, son autonomie, et non dans ses états

d'amoindrissement ou de genèse. Il y a une ample mutation: aujourd'hui sous

l’influence des progrès accomplis, la biologie donne une nouvelle extension à la

notion de personne qui commence bien avant la conscience de soi, dès l’embryon.

Elle se perd aussi dans les éclipses de la raison, chez le dément, dans les états

comateux et les phases ultimes de l’agonie.

Dans cette confrontation, un conflit nouveau surgit, celui de l’humain et

l’inhumain. Exposé, fragile, dépendant, tel apparaît l’humain dans l’œuvre de

Salgado. Faible par nature, puisque mortel, faible historiquement, puisque livré aux

moyens démesurés de la destruction; faible religieusement, puisque dépouillé de ses

croyances; faible biologiquement, puisque longtemps soumis à l’inconscience et à la

dépendance. L’expérience de l’éthique se confronte par son travail photographique à

l’histoire. Dans son travail, elle apparaît comme une interruption dans l’espace et le

temps. L’expérience de l’éthique essaye de se définir dans un combat violent qui

nous pousse à l’extrême du possible. Ce qui veut dire hors limites, hors frontière.

Cette interruption vivante crée un dérangement dans la mémoire du monde. Il s’agit

d’une mémoire qui a vécu en détruisant. Dans ce travail de S. Salgado, elle ne visera

à rien d’autre qu’à être le lieu où s’effondre un non-lieu: l’abîme de l’expérience de

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 81

l’éthique avec l’art.

Dans cette confrontation, la lumière transgresse l’humain dans le temps et dans

l’espace. La lumière découpe l’homme de l’humain. Elle entraîne l’homme dans un

événement, où il ne lui reste plus qu’à savoir que l’exister ne sera plus jamais la

même chose qu’être.

Il existe dans cette photographie où nous ne savons pas qui sont ces deux

personnages, la femme et l’enfant, une expérience du photographe avec le réel. Cette

expérience avec le réel50 confronte l’instinct et l’humain mais elle ne s’exprime pas.

Elle devient un combat profond de l’Homme avec lui même. Sebastião Salgado nous

dit qu’il s’agit d’un acte d’amour. Un acte, un combat où existera toujours la hantise

de la vérité, dans cette absence de monde poussée à son tour à l’extrême du possible.

Nous avons choisi ce photographe parce que c’est un observateur du monde

et de l’homme et parce qu’il nous présente l’homme comme un corps d’ésincarné. À

travers son œil, il intègre, gomme et transforme l’homme et le monde dans un regard

suspendu. Ce regard en suspens dans sa relation avec le monde replace le sujet dans

une relation établie à partir du sentir. Celle-ci n’est pas une simple constatation des

faits que l’image représente et évoque. Elle est le point de départ qui plonge le sujet

dans une expérience profonde avec un objet concret où l’éthique apparaît suspendue

aux yeux du sujet sentant.

Cette photographie de Sebastião Salgado est prise au Sahel qui est un

domaine de transition entre le Sahara et le Soudan. Frappé depuis 1967 par des

sécheresses aux conséquences dramatiques, le Sahel a suscité un mouvement

d’intérêt humanitaire et scientifique. “Les Sahariens sont les grands nomades. Ils se

50 Cette expérience du réel entre l’instinct et l’humain parvient d’un acte d’amour qui s’exerce par la possibilité de voir et de raconter. Voir un entretien publié dans “Le Monde” daté du samedi 18 octobre 1986 à l’occasion de l’exposition de Sebastião Salgado “Autres Amériques”.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 82

répartissent de l’ouest à l’est en trois grands groupes séparés les uns des autres, au

désert, par les étendues désolées du Tanezrouft et du Ténéré (…). Leurs

déplacements, qui ne sont fixes ni dans le temps ni dans l’espace, sont commandés

par l’impérieuse nécessité de trouver de l’eau et de l’herbe”.51

Cette photographie fait partie d’un travail réalisé avec les volontaires de

Médecins sans Frontières qui a commencé en 1985. Sebastião Salgado était parti avec

eux pour témoigner de la sécheresse et de la famine de cette partie de l’Afrique:

“L’évidence était là: la forme des images de Sebastião Salgado relevait d’une autre

approche, qui imposait respect et dignité. Au-delà de leur simple force plastique,

elles interrogeaient notre manière trop rapide de voir, notre volonté de glisser sur les

faits. Leur précision, leur beauté même nous dérangeait, parce qu’elles s’opposaient

aux clichés environnants et nous obligeaient à regarder”.52

“Elles interrogeaient notre manière trop rapide de voir, notre volonté de

glisser sur les faits. Leur précision, leur beauté même nous dérangeait (…) nous

obligeait à regarder”. Cela nous a permis de rentrer en dialogue avec cette image et

de la faire dialoguer à travers une expérience. Le travail photographique de

Sebastião Salgado est en général exclu du champ de l’artistique parce qu’il ne se pose

pas comme “création”. Nous pensons qu’au-delà de son témoignage, il questionne la

photographie dans deux directions. Quelle est la fonction de l’intentionalité de

l’auteur et quel est le contrôle réel du sens au moment de la prise de vue? Ces deux

directions qui font partie de son travail vivent dans une étrange période de l’histoire.

C’est un moment où l’humanité vit environnée en permanence d’images qui flattent

par leur fausse apparence. Il y a un besoin de séduction, mais qui est incapable de

51 AAVV Universalis pp. 487,488, dans deux articles: “Les activités humaines”; “l’avenir du Sahel”. 52 Sebastião Salgado”, Centre National de la photographie,Collection Photo Poche, Paris, 1993, un texte d’introduction “ À la lumière de l’histoire” de Christian Caujolle .

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 83

restituer le réel et qui en devient l’accès immédiat de plus en plus difficile.

Roland Barthes nous a appris combien la lecture de l’image est personnelle,

émotive et culturelle et comment elle engendre des secrets profonds qui enveloppent

celui qui regarde: le sujet sentant. Les secrets dans cette photographie se présentent

comme décalés et flottants entre le temps et l'absence, entre l'exil et l'anachronisme

des yeux qui voyagent dans les images. En même temps que les yeux voyagent dans

l’image du monde, ils apportent au sujet sentant un débat qui le met en

confrontation avec certaines notions, celle de l’homme dans l’histoire de l’humanité

et celle de l’instinct dans l’humain. Ce débat est vécu dans le sujet sentant pendant

qu’il a une relation avec l’image. Ce débat a en soi une vérité avec un génie propre

qui se conduit sans se trahir. Il plonge le sujet sentant avec les yeux fermés, dans la

transparence et dans l'opacité d’une expérience: celle de l’éthique. “ La

multiplication des imageries désigne une place à la photographie. Une place qui a sa

noblesse et ses limites. L’avenir de l’homme se joue dans le réel, dans la relation au

réel immédiat, palpable, physique. La photographie et l’image peuvent jouer leur

rôle dans cet avenir. À condition qu’elles ne soient plus acceptées comme piège

séduisant mais comme enjeu de sens. À condition que nous ne cessions de répéter,

avec Godard, que “ ce n’est pas une image juste, mais juste une image”.53

Sebastião Salgado est un photographe qui dévoile le côté caché du monde. Il

aborde ce côté caché en profondeur et exprime la complexité qui existe dans des faits

vécus loin des séjours pressés, des clichés-choc et du sensationnel que nous voyons

tous les jours à la télévision. “Pour photographier la faim dans le désert du Sahel, il

travailla sur place pendant quinze mois. Pour réunir quelques photos sur l’Amérique

53 “ Éthique, Esthéthique, Politique” un texte de Christian Caujolle “ À la mémoire de Serge Daney, l’ami, le passeur”, p. 15 dans Actes Sud Rencontres Internationales de la photo, Arles, 1997.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 84

Latine, il voyagea sept ans”.54

Du noir au blanc à travers l’infinité de luminosités des tons de gris, il montre

la vulnérabilité des êtres humains et la cruauté des situations que l’histoire oublie.

Celles-ci sont des images qui s'occupent des Hommes de notre époque (celle où l'on

vit) et qui les concernent. “Je crois que le principe de l’instant décisif qui consiste à

frôler un sujet, à être le témoin extérieur de ce qui arrive sans être vraiment plongé

dans une situation et la vivre intensément, n’était possible qu’à une époque. (…)

aujourd'hui (…) il ne vient plus pour découvrir la réalité afin de la montrer comme

elle est, mais pour confirmer son idée de départ. Aujourd'hui on juge d’avance, on se

rend sur place pour récolter des images, (…) même il me semble que c’est l’instant

décisif qui est à l’origine de cette façon de faire”.55

La photographie sélectionnée “Femmes en fuite” est présentée selon une

expérience que le sujet sentant peut avoir de l’éthique. Le premier moment de cette

approche apparaît avec une confrontation interne au rapport entre le sujet sentant et

l’image expérimentée. Cette confrontation a lieu parce qu’elle met en présence

l’homme avec l’histoire “en train de se faire” et en “train de se vivre”. La notion

d’homme est conçue dans cette expérience comme l’espace du corps du sujet sentant.

Cette notion est ainsi le lieu où l’expérience de l’éthique est éprouvée et peut être

connue.

Cette photographie est la présence du réel de la fuite d’une femme et d’un

enfant. Elle a la fuite dans cette présence du réel. Ils guettent les avions qui essaient

de les empêcher de fuir vers le Soudan, pendant la sécheresse au Sahel. Pour

54 “ Salgado, mesure à 17 temps” un texte d’Eduardo Galeano dans le catalogue “Une certaine grace”, Nathan Image, Paris, 1990. 55 Sebastião SALGADO, "Un humaniste engagé", entretien publié dans le journal "Le Monde", 18 Octobre 1986.

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poursuivre l’approche de l’éthique nous n’avons pu oublier trois choses importantes.

La première est celle qui nous avertit que la douleur de vivre et la tragédie de mourir

cachent en elles une magie puissante et un lumineux mystère qui absout l’aventure

humaine sur terre. Avec la deuxième chose, il faut croire que cette photographie ne

viole pas l’âme humaine. Qu’il ne s'agit pas d'une présentation macabre et obscène

de la misère. Mais qu’il y a ici une poésie qui comporte un langage dépouillé mis à

l’abri de la rhétorique et de la truculence. La troisième chose est de savoir que cette

photographie ne fait pas appel à notre compassion face aux duretés des conditions

humaines forgées. Elle nous demande simplement de la voir et si possible de la

constater. D’être capables de dévoiler ce qu’elle comporte de beauté.

Dans cette photographie, nous avons aussi considéré l’expérience de l’éthique

comme présence de l’être ou comme médiation vers l’être. Pour cela, nous avons

admis la possibilité d’une approche nihiliste qui voit dans cette image l'expression

d’un non-être ou d’un rien. Nous avons pris la réalité apparente de l’image qui vient,

du fait, de son irréalité intrinsèque. Celui où son effet de réel vient de sa libération à

l’égard de tout modèle transcendantal. L’image a été placée dans une sorte d’entre-

deux, de clair-obscur, qui laisse en suspens la question même de l’être. Ce sont deux

approches littéralement antinomiques qui ne sont pas si éloignées, parce qu’elles ont

deux inscriptions.

La première est une inscription qui apparaît comme mode de présentation

sensible et qui ne se confond pas avec l’expérience immédiate du réel. Cette

présentation sensible attire, retient l’attention et trouve une place dans le monde en

question. Cette place est accompagnée d’un mode de présence particulière, propre à

une intériorité mentale ou localisée dans une extériorité.

La deuxième inscription se dérobe à toute appropriation, à toute inspection,

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 86

parce qu’il n’existe aucun vrai face à face. Cest-à-dire, ce sont des inscriptions dans

une rotation indéfinie qui ne coïncide jamais avec une manifestation dernière.

Le monde dans lequel s’inscrivent ces deux personnes n’est plus objectivé. Il

est placé comme une manifestation phénoménale, qui donne au sujet une présence à

sentir (ressentir), mais qui ne se réduit jamais à une présentification.56 Ce qui se

manifeste à travers une présence à sentir indique en même temps une absence, une

profondeur inaccessible qui suspend toute objectivation.

Elle devient, en tant que phénomène, pour le sujet sentant, une avancée de

l’Être. Son occultation est un mouvement de présence-absence. En elle, son

comportement est celui d’une manifestation sensible où s’entrecroisent immanence

et verticalité. La vérité de cette inscription dans le monde parvient à suspendre la

dualité objectivante du sujet sentant et de la présence du réel. Elle se laisse ainsi

pénétrer par l’expérience de l’éthique où le regard et la chose vue finissent par

perdre leurs positions d’extériorité réciproque. À partir de ce croisement perceptif,

où se croisent le dedans et le dehors, les contenus sensibles de l’image

photographique apparaissent à la fois comme dotés d’une chair qui leur confère une

présence vivante. Cette photographie est ainsi la présence réelle du passage de ces

deux personnages. Au premier plan, la femme et l’enfant semblent suspendus. Rien

ne nous dit qu’ils sont en train de fuir de quelque chose. L’enfant cours en regarde

par terre et la femme, dans un autre mouvement, regarde le ciel. Le deuxième plan

est flou, il y a des successions, des apparitions, des disparitions et des événements

que la lumière mélange. À l’intérieur, il y a les vacillements qui laissent apparaître

une profondeur en abîme. Cette profondeur est l'appartenance de l’image à un

surmonde qui n’est pourtant donné qu’à l’horizon de la vue. En ce sens, le visible

56 Il s’agit d’une action par laquelle on rend quelqu'un ou quelque chose présent.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 87

présenté est ce en quoi ce manifeste un invisible qui porte la marque de l’être. Il

donne une verticalité à toutes les déterminations particulières, sans que pour autant

n’apparaisse rien d’autre que ce qui apparaît sur le mode des formes sensibles.

Le sujet sentant “accepte et refuse à la fois de relativiser ce qui paraît absolu

(…)”57 et l’image, “La réalité parle un langage de symboles. Chaque partie est une

métaphore du tout: “Sur les photographies de Salgado, les symboles se manifestent

de l’intérieur vers l’extérieur. L’artiste n’extrait pas les symboles de sa propre tête

pour les offrir généreusement à la réalité et l’obliger à les utiliser. Il y a un instant où

la réalité choisit pour être dite avec perfection: le regard de Salgado se dénude,

s’arrache au temps et se fait image, et l’image se fait symbole, symbole de notre

temps et de notre monde”.58

Dans une premiere approche de ce travail l’expérience de l’éthique prend

forme à travers une sorte de perturbation qui s’installe dans le sentir du sujet

sentant. Elle est comprise dans deux confrontations, l’une avec l’histoire et l’autre

entre l’instinct et l’humain. Dans la première confrontation, il y a des notions qui se

détachent et deviennent floues. Ces notions sont celles de l’homme et celles du

temps. La notion de l’homme est perturbée, parce qu’elle intercepte l’homme dans sa

singularité et elle commence à éprouver l’expérience de l’éthique par des structures

de fuites et de pertes de l’homme dans sa propre singularité. Ce qui est important

parce que l’homme est l’espace du corps du sujet sentant dans l’expérience de

l’éthique. Il est l’espace extérieur du sujet sentant que le dehors de l’image “Femmes

en fuite” touche. Le sujet sentant, pendant qu’il regarde l’image, traverse un danger

57 Yves Bonnefoy,”Entretiens sur la poésie”, Mercure de France, Paris, 1990, p. 252. 58 “ Salgado, mesure à 17 temps” un texte d’Eduardo Galeano dans le catalogue “Une certaine grace”, Nathan Image, Paris, 1990.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 88

parce qu’il accompagne le déplacement du Moi qui se fait dans cet espace extérieur

et dehors. Dans ce déplacement, il y a continuellement l’histoire en train de se faire,

une histoire sans progrès temporel. Elle est comprise et racontée comme une

présence: la présence du réel qui a une réalité qui n’est pas trahie. Toucher cela, c’est

toucher un vestige qui n'est autre chose que le propre tracé et le propre espacement

de l’expérience de l’éthique. Un tracé qui n’est pas une compréhension de schémas

ni l'idée d'une grande forme qui "confinerait intentionnellement à la cosmologie de

son temps".

Dans cette première confrontation avec l’histoire, la relation à l’image s’inscrit

dans le temps. Il est tout d’abord rendu présent à travers la légende qui suit l’image:

“pendant la sécheresse au Sahel les femmes essayent de s’enfuir vers le Soudan avec

tous leurs biens”, les yeux voient une casserole enfilée sur la tête d’une femme qui

cour et un enfant derrière elle qui court en regardent par terre. Cette information de

l’image place le sujet sentant dans un temps qui le remet dans la vérité de l’image.

Cette vérité le place en présence du réel comme d’un point qui réfléchit sur sa propre

présence devant cela. Sans oublier que, pour Sebastião Salgado, le temps a un rôle

primordial dans ses photographies. Il le laisse passer en toute sérénité devant son

regard photographique. Il donne ce qui est propre à la présence du réel. Celle qui est

sous ses yeux. C’est ainsi que la réalité qui est présentée n’est pas trahie dans cette

image.

Cette confrontation avec l’histoire établit des parcours nomades à travers

l’homme et le temps dans l’expérience éthique. Ces parcours sont des trajets

construits dans les mouvements du sentir du sujet. Ils établissent les points de

l’expérience éthique qui touche l’espace du corps du sujet sentant et la présence du

réel. Ils tissent un plan où ces confrontations circulent librement, en dehors de

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 89

trajectoires prédéterminées.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 90

L’homme et l’image de l’histoire

Sans jugement, Sebastião Salgado présente une sincérité du sentir qui peut

parfois sembler presque mystique. Parce que ses travaux se sont déroulés pendant

des années, il assiste à un déroulement du temps où la vitesse est dense et lente. Il

marque ainsi le passage subtil de ce à quoi il assiste. Pour cela, il commence par

prendre la décision de plonger au plus concret de l’univers de l’homme, de le

ramener à des situations qui lui sont limites. Il fréquente l’universalité de l’homme

qui nous est à côté.

“Mon ami Conception, plus connu à San Lucas de Los Saraguros sous le nom

de Supo, est une des personnes profondes que j’ai connues, la personnification de

l’intégrité morale. À San Lucas, tous adorent s’absenter de ce monde de souffrances

pendant les jours de congé en empruntant l’alcool comme moyen de transport

collectif. Sauf Supo qui assure la sauvegarde de l’église locale, faisant resplendir les

grands tableaux sacrés et les images de la sacristie. Presque tous les dimanches, il

profite des enseignements des Écritures pendant les lectures que fait la sœur Octavia

Ramirez, supérieure des religieuses de Nôtre-Dame de Lorette, dans la région de

Loja.

Dans ses délires mystiques, Supo avait l’habitude de me dire, très sur de lui,

que les jours de l’humanité étaient comptés, que tout le peuple Saraguro était

aveugle et qu’il n’arrivait pas à lire, dans les émanations de lumière du ciel,

l’annonce de la fin des temps.

Une fois, alors que nous retournions en une longue marche d’un village situé

dans les parages, Supo profita de notre isolement et du noir de la nuit, pour me faire

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 91

une demande expresse. Il fallait que je communique à ceux du ciel, là-haut, son

comportement dans cette vallée des larmes. Il était absolument convaincu que j’étais

un émissaire des divinités, envoyé là-bas pour donner à voir et raconter”.59

Ce texte, ainsi que la photographie, a de très beaux traits de lumière. Dans ces

traits, il y a de l’inquiétude et du désordre parce qu’ils présentent le beau sous

forme de variations et de fuites qui redant au sublime. Aussi ce beau dans le vertige

remet-il en cause l’oposition classique d’un Burke et de Kant entre le beau et le

sublime.60 Car c’est très occulte un ordre qui est parfois absent. “De même qu’il ne

confortait pas notre bonne conscience en nous émouvant facilement sur la condition

des enfants du Sahel, Salgado n’en appelle jamais à notre compassion face aux

duretés de la condition du travailleur. Il nous demande simplement de la voir, de

constater, et d’être capable d’y déceler ce qu’elle comporte de beauté”.61 Le beau

dans cette image est présenté sous le visage déchirant de la femme comme un

mystère qui creuse et angoisse le sujet sentant. Il enflamme en même temps la

présence de l’éthique qui est quelque part dans cette image.

Ces traits conduisent ainsi des ambiguïtés et des errances aux raisons très

profondes qui touchent l’homme, l’espace du corps du sujet sentant et tout ce qui se

passe sur cette image. Sur cette photographie, les traits de lumière qui constituent la

matière visible des deux personnes dressent la confrontation. Il s’agit d’une

confrontation qui inscrit la visibilité interne que la présence du réel porte en soi.

Ainsi liés à l’homme dans l’histoire, ces traits lancent le sujet sentant dans un danger

59 Texte de Sebastião Salgado dans le catalogue “Autres Amériques”, Contrejours, Paris, 1986. 60 Voir “ Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau”, E. Burke, ed. Vrin, Paris, 1990 et “Crítica da faculdade do juízo”, E. Kant, Imprensa Nacional Casa da Moeda, Lisbonne, 1992. 61 Sebastião Salgado”, Centre National de la photographie, Collection Photo Poche, Paris, 1993.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 92

qui le fait basculer. Parce que ce danger touche à des extrémités où le moment

achevé ou suspendu par la photographie vient s'arrêter et se figer dans la présence

paradoxale de son propre abîme, de sa nuit ou de son absence.

Le contour de ce danger exige la notion d’éthique. Cette notion apparaît

comme un fond que le sujet voit dans l’image sans arriver à le toucher. Son

expérience s'abrite ainsi dans la relation du sujet et de l’image. Cette relation se

présente à travers des moments ambigus, des ambivalences et des obscurités qui se

meuvent pour devenir impénétrables aux jugements du sujet sentant. Elle agit dans

un instinct, lequel est quelque chose que le sujet sent chaque fois qu’il agit en

regardant la photographie. L’instinct ne situe pas le sujet sentant dans des décisions

ou des jugements moraux vis-à-vis de la situation photographiée. Puisqu’il sait que

les conséquences de tout acte sont infinies et peuvent se ramifier dans l'avenir, et, à

la longue, s'égaliser ou se complèter. Il lui donne la liberté d’agir à travers un

mouvement qui sort de soi pour être soi. Ce mouvement est un mouvement qui se

retire du sujet sentant en tant qu'ombres ou apparitions.

L'expérience de l’éthique se retire quand l'image est l' “image de”. Parce que

la notion d’éthique s'efface en tant que simulacre, visage de l'être ou en tant

qu'empreinte d'une expression d'un inimaginable.

L’instinct dans l’expérience de l’éthique agit par le regard. Elle traverse le

regard à travers des proliférations de vues où le visible et le sensible engendrent des

éclats multiples. Les vues ne voient rien parce qu’elles se transforment en vues sans

vision. À l’extrémité de la notion de l’homme dans cette confrontation avec l’histoire,

l’instinct est un vestige62 sans Dieu.

62 Cet instinct qui est un vestige sans Dieu s’approche de ce que Maria Zambrano écrit dans le livre “O Homem e o Divino”: “ (…) a absoluta mudez que corresponde à ignorância e ao esquecimento da condição humana; ser livre, activado, mas padecendo. O projecto de ser, de viver em acto puro (…)”,Relógio d’Água, Lisbonne, 1995.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 93

Cette manière de faire surgir le vestige de l’image ouvre un passage à travers

la superficie la plus dissimulée de la matière imagée. Ce passage est fait dans l'ordre

du plat et de l'aplat, de l'étendue horizontale de la photographie. Il n’établit aucun

rapport avec une verticalité tendue qui pourrait conduire le sujet à des jugements

moraux. De cette façon, le vestige comporte l’éthique, il devient sa propre touche et

son accomplissement. Il fait part de l’expérience qui n’est pas faite de décisions ou de

jugements moraux sur l’homme. Il constitue une trame perceptive qui appartient au

sujet sentant devant la présence du réel dans cette photographie. Cette trame se

dresse d'une façon insaisissable, pendant que le reste de l’œil du sujet sentant n'a pas

eu d’image du monde. Car l'œil lui-même ne consiste qu'en son propre vestige.

Dans ce travail, l'éthique est dans un passage qui s'appelle aussi exister. Cela

fait partie du sujet sentant et de l’objet regardé: l’image. Elle comporte des ruptures

qui se passent dans l’errance, loin de l’être. Elle se dépose dans la fin des certitudes

de l’existence, pour ainsi passer à l’incertitude du réel du monde. Celui de notre réel

humain qui se laisse effacer, peut-être juste par moments, pour faire place à la

transformation des lieux où le sujet s’efface, lui aussi, pour devenir le corps, le

matériau de ses deux yeux.

Le sujet sentant assiste de cette façon à l’effacement du monde qui l’entoure et

ainsi rentre dans une relation intime et proche avec l’image. Cet effacement se fait

par des ruptures de ce qu’est l’homme et par toute relation espace-temps, où la

compréhension des passages de l’un à l’autre lui deviennent opaques, perplexes et

incertaines.

Dans les catalogues de son travail photographique, il y a des textes où le

paradigme de la complexité de la nature de l’homme se présente à travers l'aléatoire,

l’incertain et le complexe. En tout cas, son travail ouvre à une compréhension des

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 94

mutations produites à partir de la nature humaine qui demeure insoumise dans

l’adversité. Cette espèce d’ouverture peut être vue à travers différentes approches.

Une de ces approches consiste dans la restructuration décisive d’une pensée qui se

bat et insiste contre l’idée d’une vérité au-delà des phénomènes.63

La photographie de S. Salgado constitue ainsi un langage visuel parallèle au

monde. Ce langage apparaît par le biais d'un nombre de questions esthétiques et

éthiques. Le sujet sentant se rend compte qu’il est inutile de créer une nouvelle

forme de métareprésentation de l’homme à chaque approche de l’image car l’homme

se situe dans l’esprit du sujet sentant sans le faire transiter par les sens. La nature et

l’identité de ce langage qui est visuel sont semi-concrètes et semi-abstraites. Un

langage construit par une réalité tissée de sensible et d'intelligible où la réalité de

l’homme se présente non seulement comme une image, mais comme une trace, un

calque du réel, telle une empreinte ou tel un masque mortuaire.

Dans l’image, avec l’enregistrement de ce que voient les yeux, l’âme et toutes

les visions polymorphes, l’homme vient s’insérer comme un vestige matériel du

sujet sentant. Ce vestige fait apparaître et permet d'apercevoir le statut primitif que

cette image peut comprendre. Il fait partie de la présence de l’extérieur et de

l’intérieur du Soi dans le spectacle du monde. Il en est à la fois l’extension et le

moyen puissant d’acquérir et de rendre les visions de la pensée sur l’homme en

question.

La réalité de l’homme dans cette image en tant que telle est redéfinie. Elle

63 Lire le texte de José Saramago dans le catalogue “Terra”, p9, “Si, toutefois, le Dieu en question, faisant fi des recommandations et des conseils, persistait dans sa résolution de venir jusqu’ici, il finirait sans nul doute par reconnaître combien finalement être un Dieu représente bien peu de chose, quand, en dépit des fameux attributs d’omniscience et de toute-puissance, mille fois exaltés dans toutes les langues et dans tous les dialectes, furent commises, dans le projet de création de l’humanité, des erreurs de prévision si nombreuses et si grossières, telle celle, absolument impardonnable, de doter les gens de glandes sudoripares pour ensuite leur refuser le travail qui les ferait fonctionner- les glandes et les gens”, La Martinière, Paris 1997.

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devient un article d’exposition, un enregistrement destiné à l’étude ou à la cible

d’une surveillance par le sujet sentant. Dans cette réalité photographiée, une valeur

esthétique est conférée à l’homme. Cette valeur est, d’une certaine façon, définie par

une écriture visuelle secrète. Elle procède par des cartes du réel humain toujours

plus détaillées. Elle comporte une genèse mécanique et des pouvoirs qui fondent un

nouveau rapport entre l’image de l’humanité et la réalité de l’homme. Cette valeur

crée un rapport primitif, celle d’une identité partielle de l’image et de l’objet.

En tout cas dans cette approche l’image possède les qualités réelles des

hommes. Sans oublier que l’image de l’homme a des qualités de la réalité, mais elle

n’est pas la réalité même. “L’image, et avant tout spécialement la photo, cet

instantané arraché au flux du mouvement permanent, cet échantillon représentatif

d’une réalité disparue, est l’analogue, l’analogon, de ce qu’est devenu notre passé.

Un rapport de discontinuité, fait d’un mélange de distance et de rapprochement,

d’éloignement radical et de troublant face-à-face, un miroir qui nous renvoie une

image dans laquelle nous nous reconnaissons sans nous reconnaître, qui est à la fois

un autre et nous même”.64

La confrontation avec l’histoire refuse la présence de ces deux êtres réels

réfugiés derrière ces apparences. Ce qu’elle demande est une expérience éthique qui

intervient entre la vérité et la réalité, où la “lucidez” est une valeur qui erre. “Les

images récoltées que l'on ramène en Europe et où on regarde le monde avec les yeux

d’ici, tournés vers là-bas”.65 Elle invite le sujet sentant à ne pas vouloir se limiter à la

sincérité facile de ce qui est dissimulation (ce qui est feint). De cette façon, ces deux

personnes emprisonnent la réalité que le sujet sentant reçoit comme un secret

64 “ Éthique, Esthéthique, Politique” un texte de Christian Caujolle “ À la mémoire de Serge Daney, l’ami, le passeur”, p. 15 dans Actes Sud Rencontres Internationales de la photo, Arles, 1997. 65 S. Salgado,"Un humaniste engagé", entretien publié dans le journal "Le Monde", 18 Octobre 1986.

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impossible à saisir. En eux, la réalité se tient tranquille. Elle donne au sujet sentant

l’accès au réel lointain, où le sujet recrée une autre distance. Il s'agit d'expérimenter

l’irréalité et éloignement du réel. Elle se présente comme un morceau évident d’une

biographie ou d’une histoire en cours (de quelqu’un). Ce réel permet aussi d'exercer

une action sur le présent, comme une sorte de témoignage. Il offre une participation

à la vie d’autrui, mais une participation à distance, car la possibilité de participer est

ici inséparable du sentiment d’aliénation.

Parce que le sujet sentant est ici et non pas là-bas, dans la fuite de ces deux

personnes, la fuite est un événement converti en images, en visions. C’est quelque

chose qui se passe dans un monde réel, mais qui n’est pas la réalité du sujet sentant.

Il s’agit alors d’une vérité sans réalité pour le sujet sentant. Une réalité sincère qui

traverse une frontière, vers une “lucidez” sans vérité et sans réel. Dans un texte de

Sebastião Salgado, on peut comprendre un peu ce passage: “Là-bas, il est réellement

difficile de savoir si nous sommes partie intégrante de ce monde ou d’un autre, car la

mort est la sœur inséparable du quotidien”.66

Ce qui est inscrit matériellement dans l’image, indépendant de cette

confrontation, est une écriture de lumière. Parce qu’elle est inscrite sur un papier

intimement lié à la façon discontinue du regard du sujet sentant. Le sujet sentant

arrête ses yeux dans un instant de lumière et d’ombre, où l’image acquiert une

portée quasiment biblique. “J’ai l'impression que les réalités les plus insoutenables

doivent être approchées de la façon la plus douce, avec la meilleure composition, la

lumière la plus belle, de manière à entraîner les gens dans l’image pour qu’ils

comprennent que ces êtres qu’ils regardent et qui souffrent sont en fait des gens

comme eux. (…). Lorsque je quittais le Tigré pour le Soudan afin de suivre les

66 S.Salgado, "Un humaniste engagé", entretien publié dans le journal "Le Monde", 18 Octobre 1986.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 97

réfugiés, il y avait des instants très drôles, on riait, les enfants jouaient, oui, même en

mourant de faim, jai vu des enfants qui continuaient de jouer. Il y avait une scène

d’amour incroyable entre un couple sur le point de mourir, il y avait une intensité de

regard et de gestes, et la lumière était aussi belle que le paysage environnant. (…)

mais on a développé un concept terrible qui est celui de l’immédiat, et avec la

télévision celui de l’hyper immédiat lorsque l'on parle de famine ou de la mort, on

montre la mort instantanée, et je ne crois pas que l’on en ait le droit”.67

Dans ce texte de Sebastião Salgado, il convient de respecter la pluralité

empirique de l’image. Respecter son hétérogénéité et sa singularité. Il laisse au sujet

sentant la liberté de créer une dialectique de l'unité et de la multiplicité de l’objet en

question. Ce qui implique une réflexion qui entraîne un va-et-vient entre l’idéal et le

réel, entre le discours et le vécu, au risque d’en faire une approche sans fin. Cette

impression d’inachèvement ne tient pas seulement à la méthode adoptée, à la fois

spéculative et descriptive, mais aussi aux ramifications, infinies, que l’image

comprend.

L’image constitue une histoire ouverte que le sujet sentant ne peut pas

enserrer dans des limites définies par sa propre immanence. Elle a ainsi des

caractéristiques fuyantes et insaisissables. Ce sont des caractéristiques avec une

instance ou une entité irremplaçable qui permettent au sujet sentant de poser des

questions sur son début et sur sa fin en tant qu’histoire événementielle expérimentée

éthiquement. “C’est en effet à ce moment-là que, dans une conception élargie de

l’histoire - celle de la “nouvelle histoire” -, l’archive visuelle a commencé de prendre

le pas sur l’archive écrite. En témoignerait, notamment, le passage même de

l’expression d’” archives” à la notion de “trace”; Il correspond à un large et profond

67 S.Salgado, "Un humaniste engagé", entretien publié dans le journal "Le Monde", 18 Octobre 1986.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 98

déplacement des curiosités historiques. Ainsi, l’analyse des économies s’est-elle mise

à se prolonger, et même à s’épanouir, dans l’étude des cultures matérielles. La vie

politique, autre exemple emprunté à la tradition la plus classique de l’histoire

scientifique, a élargi son horizon jusqu’aux signes les plus symboliques du pouvoir,

autrefois sceptres, couronnes, parures, aujourd’hui protocoles, uniformes ou buste

de Marianne (comme l’a fait Maurice Agulhon). C’est le non-écrit qui est venu

dilater le domaine de l’histoire, comme si la perception du passé s’était archéologie,

objectivée, matérialisée”.68

Dans cette expérience de l’image, l’histoire a une conscience et une affectivité

qui deviennent inséparables des médiations imagées. Leurs propriétés, qui sont

diverses et forment des trames et des visions internes à la pensée, permettent de

discerner au plus près la nature première de cette image: la présence du réel. Isoler

dans la pensée cette présence place le mouvement de ces deux personnes et leur

visage au cœur de l’esprit du sujet sentant. Ce qui est un moyen pour comprendre,

parce que ce mouvement et ces visages offrent un retrait, une distance, qui devient

l'espace de la pensée du sujet sentant. Cet espace transporte en lui des visions qui

fascinent et qui rendent en même temps le sujet inquiet. Parce que ce qui apparaît de

plus extérieur au sujet sentant peut se convertir en ce qu’il y a de plus intérieur.

Cependant l’homme, qui est un référent dans cette approche parce qu’il est

l’espace du corps du sujet sentant, prend progressivement des dimensions diverses .

Dans ces dimensions, l’homme apparaît avec sa singularité pleine d’espoir. Il suit

une métaphysique des choses qui n’est pas qu’apparences. L’intimité de l’espace de

ce corps assiste à un déroulement, à une vitesse lente et dense, qui marque le passage

d'un flux temporel. L’espace du corps du sujet sentant se déplace dans l’épaisseur

68 “ Éthique, Esthéthique, Politique” un texte de Christian Caujolle “ À la mémoire de Serge Daney, l’ami, le passeur”, p. 15 dans Actes Sud Rencontres Internationales de la photo, Arles, 1997.

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horizontale du monde de l’image. Cette épaisseur a d’autres histoires d’hommes.

Face à cela, le sujet sentant doit prendre conscience de l'existence de la profondeur

en surface. Cette surface n’est pas celle d’une surface où il y auraît des

communications qui mettent fin à la frontière entre le public et le privé, comme le

font certaines images instantanées sur n’importe quel sujet à la télévision ou dans les

revues. C’est une surface où il y a des êtres humains qui sont incorporés à un

paysage. Ce sont des êtres placés à la limite de leur nature, qui vivent dans l’image

par une progression abstraite, intemporelle et délivrée de la pesanteur. Sans oublier

que ces êtres sont décrits dans leur vérité et qu’ils suivent une dynamique proche de

celle d’un récit raconté uniquement par des yeux. L’histoire d’une visibilité qui est

entre le “voir et le devoir”.69

Il y a ainsi quelque chose qui dérobe le réel de sa réalité et qui le brûle. Ce

monde prend l’apparence d’une fable de la réalité où il devient méconnaissable, sans

durée interne. En lui, il a une circularité qui lie le réel et la fiction. Il y a des

mélanges, des intrications entre ces deux univers.

Une sorte de flux universel parcourt la réalité de cette femme et de cet enfant.

L’image est l’empreinte appliquée, par la réalité - sur le support sensible et magique

de Sebastião Salgado. Elle est donnée au sujet sentant par la lumière. Elle est faite de

lumière, que le réel utilise dans sa matérialité, pour imprégner le papier et y laisser

son empreinte. Ces deux êtres, dans leur propre matérialité spatio-temporelle,

deviennent leur propre représentation.

La proximité de l’homme qui est l’espace du corps du sujet sentant, crée une

identification où le mot éthique se situe dans ce qui résiste à toute analyse et à tout

raisonnement accessible à l'entendement par le biais du regard.

69 Titre d’un article publié par Pierre Nora dans“ Éthique, Esthéthique, Politique”, Actes Sud Rencontres Internationales de la photo, Arles, 1997, p47.

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Il renvoie le sujet sentant à un mode incertain d’existence. Il est assimilé à une

apparence illusoire. Une sorte d’avancée d'irréel, où la lumière révèle des pauses et

des regards, qui renvoient le sujet sentant à une iconographie qui n’est pas celle de

l’humanitaire, ni celle du religieux. C’est une iconographie qui ne peut pas résumer

la complexité de la situation de l’homme.

Après de longues périodes sur le terrain, Sebastião Salgado rend à l’Histoire

un essai par images où le réel humain est saisi comme un ensemble complexe de

signes qui sont renvoyés à des histoires et à des mémoires.

Dans ce fragment photographique, il y a la narration d’une situation faite de

tourments et d’angoisse. À travers la fuite de ces deux personnes, Sebastião Salgado

offre au sujet sentant une liberté intenable. Elle est intenable dans la mesure où ce

sujet n'arrive plus à rien faire de cette liberté, parce qu’elle est donnée comme une

figure du vide, qui fuit devant son destin et sa finitude. De cette façon cette liberté

est dans son propre délabrement et sa ruine pour ne pas rester prisonnière de sa

totale incapacité d'accepter son existence dans le monde. Le sujet sentant ne peut pas

agir directement sur ces deux personnes.

C’est dans une éclipse des certitudes que le sujet sentant est pris et par

laquelle il est placé dans l’entre-deux70 des espaces que l’image présente: l’espace du

corps du sujet sentant et l’espace de la photographie. Entre des dogmes figés,

évanouis, et le doute d’un absolu, le sujet sentant est livré à l’ivresse des

constructions mobiles et aux itinéraires des vérités présentées à ses yeux.

À l’intérieur du deuxième plan de cette image, il existe un espace flou

70 L’entre-deux est un espace qui fait partie d’un espace qui appartient à l’espace des deux corps (celui du sujet et celui de l’objet) il est une jonction faite dans l’intouchable. Cela s’inscrit dans ce que Merleau-Ponty dans ces notes définit “toucher-se toucher, voir-se voir; le corps, la chair comme soi . Ils ne coîncident pas dans le corps: le touchant n’est jamais exactement le touché. (…), “Le visible et l’invisible”, M. Merleau-Ponty, Gallimard, Paris, 1991.

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confronté à un désordre intrinsèque de l’image même. Il est montré à travers des

formes instables prises en mouvement, des configurations mobiles vouées au flux

accéléré des personnages du premier plan. Les personnages du premier plan nous

suggèrent une évasion sans boussole et sans repères. C’est une évasion qui pénètre la

réalité incertaine et voilée et qui se retrouve en même temps dans l’ordre et dans le

désordre, à travers le paradigme de la complexité de la vie humaine.

Le visage tourné de la femme montre ce qui l’enveloppe et l'entoure. Dans ce

regard, il y a une autre réalité qui n’est pas celle du sujet sentant. Elle devient ainsi

accessible au sujet sentant à travers un champ de possibles dont le sujet sentant ne

peut avoir qu’une connaissance fragmentaire. Elle nous montre un réel

contemporain incertain, voilé et conjectural, qui permet donc aux choses d’avoir des

essences ambiguës.

Le sujet sentant qui est dans l’homme devient libre face au vide de valeurs, à

l'absence de fondements et à l’épuisement du sens. Devant la souffrance du monde,

il lui reste la nostalgie de l’être et de l’absolu. L’apparition des limitations, des

pouvoirs de la raison et de la disparition des fondements, permettent de frayer des

voies et d'infinis chemins de recherche (il se questionne en profondeur sur la nature

du vivant et sur celle de l’homme en particulier; et aussi sur la possibilité d’agir sur

la nature humaine et sur les conséquences éthiques qui en adviennent et dont nous

ne saisissons que la préface et les notions préliminaires).

Sebastião Salgado nous livre les espaces difformes, solitaires, autodestructifs

de notre siècle tantôt arrachés à l’absolu tantôt pénétrés du sens des limites, mais

toujours riches de concepts et de paradigmes inédits. Car ces espaces installent le

sujet sentant dans une incertitude absolue où pour conquérir des notions rationnelles

généralement imprégnées de relativisme, il renonce à certaines ambitions excessives

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 102

de la raison.71

La continuité et la totalité de l’histoire s’effacent. Dans cette histoire, il n’y a

plus l’Homme universel, sur lequel les événements se fonderaient, rétrospectivement

enchaînés selon un sens. Il n'y a que des histoires discontinues emmêlées, sans

marche totalisante, sans sujet central absolu et fondateur.

Une autre vision du réel se dresse. Elle devient un champ anonyme, sans

individualité personnelle, en conséquence du besoin de fracturer, de briser la

fameuse identité du sujet. L'homme dans l’histoire assiste à une réhabilitation du

champ anonyme des individuations impersonnelles. L’existence n’est pas quelque

chose de personnel. C’est un principe à démanteler, où le “je” est un univers

indéfini, sans identité. Ce champ d’individuations impersonnelles est celui des

désirs, des singularités qui étreignent la vie et qui la produisent.

De cette façon, la forme du sujet sentant tend à s’épuiser. Elle se décentre par

rapport à une pensée inaccessible et fermée sur elle-même. La volonté d'entrer dans

un principe d'intercompréhension et dans un modèle aux rapports transparents le

fait rentrer dans cette expérience. Ce sujet sentant n'habite pas dans la pensée ou

dans une pensée, il habite l’expérience. Une expérience qui est la traversée d’un

danger, parce qu’elle traverse l’éthique dans un milieu opaque: celui de l’histoire.

L’universel de la matière humaine présenté par ces deux personnages est le

témoignage du silence de cette matière même.

Une autre attitude en présence de cette photographie a été celle d’une

recherche qui met toutes ses formes en relation avec des non-formes, au bord de la

catastrophe. Il témoigne par des plis et des plissements de lumière qui se mouvent

71 Lire, “O fim da história e o último homem”, (La fin de L’histoire et le dernier homme) de Francis Fukuyama, Gradiva,Lisbonne 1992, le chapitre I, p. 27 sur notre pessimisme historique, pour nous redire à nous-mêmes que l’histoire est un ordre intelligible pour la vaste connaissance des événements humains.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 103

selon une absolue sincérité. Même s'il était théoriquement possible que toutes les

images prises à partir de ces deux personnages ne soient au fond que la même

image, participant ainsi de la répétition pure et simple. "Avec la photographie

apparaît la possibilité inquiète d'une absence de différentiation qualitative, qui serait

remplacée par une simple palette de différences quantitatives, comme c'est le cas

dans la série. La possibilité d'une différence esthétique s'effondre de l'intérieur et

avec elle s'effondre l'originalité qui dépend précisément de la notion de différence".72

Ce qui nous est resté, est ce qui résiste le plus au témoignage du silence de la

matière humaine: des coïncidences ontologiques qui se répandent tout au long de

l’expérience éthique.

Cela nous a permis de parler d'essence, parce qu’elle nous a laissé son propre

vestige. Dans ce vestige,73 nous avons rencontré l’engagement d’une question, la

question de l’être. Avec cette question, nous n’avons pas pu recevoir ni comprendre

l’être sous les schèmes qui furent les siens. Ainsi l’être qui s’impose est celui d’une

démarche pénible, qui va vers sa propre essence et qui est devenue à son tour un

mystère. Un mystère qui se manifeste selon son propre vestige. L'être est sous ses

tensions et ses torsions, qui le renvoient vers son propre mystère. Il y a dans ce

mouvement de l’être non pas un progrès, mais un passage, une succession, une

apparition, une disparition ou un événement. C’est, à chaque fois, un autre

questionnement ontologique radical celui de l’être comme évènement qui répond à

un autre monde, à une autre polis. En même temps, il est à chaque fois tout ce qu'il

est, tel qu'en lui-même. Comme une finitude infinie, il a des gestes ambigus dont les

raisons sont très profondes. Dans une de ses vérités, nous le suspendons en une

72 Lire Photographie et simulacre, p. 215, du livre “Le photographique. Pour une théorie des écarts” de Rosalind Krauss, Macula, Paris, 1996. 73 Ce vestige est ce qui reste du sentir . Quelque chose qui serait la trace ou le reste du sentir.

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forme, dans l'instantané d'un geste, par la syncope d'une apparition et d'une

disparition. Comme le rythme d’une répétition. Ce rythme, pose des questions sur la

suprême beauté, et ses éclats de vérité dans ces deux personnages qui font partie de

la matière humaine. En eux, nous savons qu’il existe le sens sensible du sens absolu.

Parce que la beauté les habite, la photographie les porte à aller au delà d’eux-mêmes.

Une telle beauté tend au sublime à travers le terrible, le grotesque, dans l'implosion

de l'ironie, l'entropie générale des formes ou dans la position de fuite pure et simple

de ces deux humains.

Quoi qu’il en soit, l’étant n’est pas le “dévoilement de l’être” dans cette

présence du réel. Sebastião Salgado produit du sens plus qu’il ne recherche une

quelconque vérité, au nom d’une foi fondamentale en l’homme. Cette image contient

un ensemble qui révèle d'immenses interrogations sur les liens entre conscience

esthétique et expérience éthique. Car cette image se tient dans le sujet sentant comme

une image-parole qui s’expose à autrui par un appel qui passe à travers les choses

comme un processus anonyme de l’être. Sans porteur, sans sujet, elle a un trop

d’elle-même, trop d’existence qui sort de soi. Une existence qui perçoit et enregistre,

dans une virtualité corporelle du sujet sentant, le fond de notre humanité, celle qui a

été expulsée de l’humain.

L’histoire dans l’image se déroule, se déplie et s’enroule sur elle-même. Elle

montre un lieu recouvert de multiples spectacles qui est un lieu et peut-être pas un

monde. Sebastião Salgado nous invite à découvrir et à pénétrer à travers la densité

sinueuse de ses tissus photographiés. Ce lieu prend corps par le mouvement du

regard propre au sujet sentant parce qu’il prend corps en lui jusqu’à ce qu’une

perception advienne. Une perception qui n’est ni celle d’un monde perçu ni celle

d’un sujet percevant mais bien celle d’un rapport, d’un intervalle, d’une distance et

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d’une proximité celle d’un lieu à un corps.

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Le temps comme métamorphose et allégorie

Le temps dans cette photographie est une petite partie d’une histoire

événementielle où il existe un temps en suspens. Ce temps révèle au sujet sentant le

foisonnement des événements souvent divergents ou contradictoires qui

appartiennent et décrivent un monde où la présence du réel est donnée. Cette

histoire se présente dans la mesure où elle aide à découvrir et à déchiffrer une espèce

de point réflexif qui détermine une chaîne d'événements qui aboutissent à constuire

l’idée dans un temps de passage, un temps de crise, un temps opaque, perplexe et

incertain.

Ainsi le déroulement temporel dans cette “histoire événementielle” ne se

mesure pas rétroactivement. Il ne présuppose pas un remplissage verbal ou gestuel

censé retarder à chaque instant le spectre immobile de la mort dans l’homme (plus

spécifiquement, dans d’autres photographies (voir les images) que ce photographe a

faites au Sahel). Ce déroulement va s’inscrire au cœur de la chose où il a lieu. Il est

immédiatement éprouvé dans cette espèce de création continue qui expose le temps

tel qu’il est, dans sa nature. Ce déroulement prend le temps existant et lui laisse le

temps d’être naturellement ce qu’il est: un milieu indéfini où paraissent se dérouler

irréversiblement les existences et les événements dans leur succession. Il est délié de

toutes références: ces deux personnages courent sans avoir aucune référence

d’espace ou d’atmosphère; il est lui-même dans cette image. Il est rétabli dans une

virginité et dans une dimension mythique qui le rend perceptible et perceptuel. Le

temps devient ainsi un objet esthétique: une image-temps.74

74 Une image-temps dans le sens de Gilles Deleuze, une image crystal: “ Le crystal révèle une image-temps directe, et non plus une image indirecte du temps qui découlerait du mouvement. Il n’abstrait pas le temps, il fait mieux, il en renverse la subordination par rapport au mouvement.”, “L’image-temps”, Minuit, Paris, 1985. p. 129.

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L’image de ces deux personnes est soustraite au temps et garde dans un

espace inaccessible où elles s'abandonnent à un flux et sécrètent leur propre flux. Les

personnages sont en suspens par le biais de la lumière. Ils sont figés en nature morte.

Il s’agit d’un instant fugace où son mouvement se prolonge dans un simulacre

d’immortalité. D’une autre façon, le deuxième plan est réservé et parvient presque à

immuniser ce que l'on voit contre le passage du temps. À la limite, cette présence du

réel photographiée devient une image où le temps devient une absence présente et

l’espace une présence absente. Dans ce mouvement, le temps et l’espace deviennent

des objets esthétiques, l’endroit où les absences et les présences se croisent.

L’expérience de l’éthique apparaît dans le sujet sentant par une haleine hors de

l’espace expérimenté. Elle se présente sans style, sans vie, sans mort et sans fin.75

Le travail photographique de Sebastião Salgado se borne à raconter le temps

qu’il montre. Pour cela, il dispose d’un temps unique, celui de la photographie qui

renvoie à lui-même. Il y a une durée qui correspond à la présence en devenir d’un

travail. Cela dure des années, dix, s’il faut. Il s'agit d'aller le plus loin possible avec la

lenteur inhérente au temps naturel. Le réel est représenté par ses images où il

devient plus réel que le réel. Ce qui provoque le ralentissement du voir. Ce qui a

pour principale vertu d’aiguiser la perception, de faire apparaître quelque chose

dont l’œil nu, sans la caméra, est incapable de distinguer. Pour Sebastião Salgado,

c’est la lenteur qui donne et permet de voir les passages de l’espace visuel.

Cette lenteur opère comme une loupe qui agrandit et décompose. Elle brise

l’illusion d’une continuité entre les diverses parties du mouvement regardé. La

lenteur montre des gestes en train de se faire et non pas des gestes déjà accomplis: le

présent du présent et non pas le passé du présent. Elle efface l’intrusion du sujet et

75 Peinture et sculpture aux États-Unis, Armand Colin, Paris, 1973.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 108

émiette la succession de ses mouvements. En faisant de l’instant une chose qui se

rapproche et se gonfle dans un présent qui concentre à lui seul tout le temps. Il s’agit

d’un continuum temporel qui devient par là un présent perpétuel, mettant en faillite

la chronologie, et mettant en valeur la durée de leur mouvement de fuite.

Une métamorphose se crée entre le sujet sentant et la photographie où la

notion de présence, en tant que telle, soustrait le temps du mouvement de ces deux

personnes. La métamorphose coupe la propre temporalité du sujet sentant et de la

photographie. Elle survit dans l’expérience de l’éthique parce qu’elle est un moment

qui persiste dans l’immobilité de soi-même.

Diverses durées se combinent et se croisent dans cette métamorphose. Elles

désignent le témoignage de l’évidence où émerge cette image d’une mémoire sans

Histoire. Une mémoire où la tragédie de cette fuite fait revivre une pluralité de

mondes niés en tant que tels.

Le temps s’aplatit ainsi en un espace absent et temporel. La lenteur est une

longueur où la durée du mouvement de ces deux personnages accède à leur

véritable essence. Le présent photographié est celui d’un temps plat, étendu

horizontalement. Il est envisagé comme l'unique critère capable de retenir cette

entité visuelle intemporelle.

La présence très forte de ces deux personnes se manifeste au sujet sentant et

persiste dans un présent pur de vérité. La présence renvoie à l’intériorité du sujet

sentant. Plutôt que de reproduire le réel, la présence récupère l’intériorité sous une

forme qui dépasse les distinctions habituelles entre le beau et le laid, le vrai et le

faux, l’inutile et l'utile et qui autorise leurs confrontations. Dans cette confrontation,

il y a une qualité profonde qui est dite en confidence au sujet sentant. C’est un intérêt

qui ne retient pas les critères précédents parce qu’elle comporte une logique intime,

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 109

intérieure, conséquente avec elle-même. Nécessaire et fidèle à elle-même.

Dans la contingence et cet instant saisi tout peut tenir lieu d'évaluation, de

prise de décision, de prophétie. Ce qui est mis sur la dimension temporelle d’un

regard conjugue la présence et le passé. L’expérience est transmise et met au présent

deux moments séparés du temps. Elle arrache le sujet sentant à sa quotidienneté

personnelle et la plonge dans un autre temps. Il s'agit d'une fracture du temps plutôt

que d'une absence du présent. Il y a l’éblouissement dans d’autres existences. Cette

fracture sans codes ni masques renvoie directement à un arrêt de l’interprétation de

l’image. Elle se situe en deçà de la représentation. Ainsi le sujet sentant est face à face

avec l’homme ou avec des hommes et ainsi il les rend présents, hors de toute forme.

Ce qui veut dire qu’il y a une suspension de la singularité de l’homme, et qu’elle

parcourt horizontalement l’épaisseur du monde.

À l’intérieur de l’expérience éthique, il existe des allégories qui sont comme

une métaphore du tout. Ces allégories sont à la superficie de l’image, elles sont sa

peau. Elles sont visibles dans des métamorphoses qui se présentent comme les traits

d’une sur liberté. Une liberté qui oscille pour trouver un alphabet qui se fonde sur

des approximations, des évocations et des vibrations intimes de l’espace de l’image

qui communiquent entre elles.

Cela définit des parcours libres, sans trajets visibles, déterminés par l’espace

de l’image. Le sujet sentant à son tour cherche dans les mouvements du Soi au Soi,

du Je au Je et du Moi au Moi une liaison à travers des parcours qui sont libres. Ces

mouvements indéterminés et illimités se transforment continuellement et

transforment en même temps le sujet sentant. Ils ne sont saisis que dans le regard qui

plane sur la superficie de l’image.

Par ce regard du sujet sentant qui plane, l’expérience de l’éthique s’inscrit

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 110

dans le corps du sujet sentant. Elle se réfléchit sur la profondeur de la superficie de

ce travail. Ainsi le sujet sentant repose sur l’errance de son regard par rapport à la

présence du réel sur cette image ce que cela implique pour lui, une errance loin de

l’être, de son être.

L'errance loin de l'être76 est ainsi un infrangible substrat du temps dans

l’expérience de l’éthique. Elle est un site incertain pendant un certain temps où le

temps n’est connu que par intuition. Le temps de ce fait se détache de ses formes

plus habituelles. Il se détache de sa fonction, celle de donner un sens à une action. Il

n’oppose plus de résistance. Ainsi l'errance est réduite à s'incarner dans le pur

passage où elle advient, le mouvement de ces deux personnes qui est en suspens

entre deux plans. Elle ne sera ni accélérée ni lacunaire. Elle devient avec cette

expérience tout simplement autonome, lente. Une lenteur qui lui appartient en

propre.

L’échantillon du temps dans ces deux personnages saisis par sa fluidité est

livré par l’image excessive de la vision du mouvement. Dans sa déambulation

naturelle l’œil refuse cette temporalité, car cette fragmentation photographique de la

propagation de la lumière, qui soutient un transport d'aspects et un rythme

irrégulier du mouvement de ces deux personnes, produit un scintillement égarée qui

s'écoule dans les apparences d'un monde. L'effet de la distance n'est pas perçu. Elle

établit un régime de proximité par le biais d'une multiplicité d'aspects de

substitution de l'objet par son image, suivant une subtile confusion entre les deux

76 L’Errance loin de l’être est créée dans un espace où il y a le vide et le beau. Elle est définie comme “ Un espaço onde ao ser terrestre não é possível instalar-se, mas que o convida a sair de si, que leva a sair de si o ser escondido, alma acompanhada pelos sentidos; que arrasta consigo o existir corporal e o envolve; unifica-o” ,Maria Zambrano, “Clareiras do Bosque”, Relógio d’Água, Lisbonne, 1995, p. 56.

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personnes et leur effigie.77 Par l'entremise de l'association entre une impression

présente et la représentation d'une continuité et d'une causalité, le sujet sentant

assiste à la formation d'une matérialité présente qui rapproche la corporalité absente

de ces deux personnes. Le sujet sentant croit à une transparence et à un écran qui se

transforment en opacité, en une peau où son excessive proximité de la platitude de

tous les jours est un obstacle épistémologique à certaines questions.

77 Cette effigie s’approche de ce que Gilles Deleuze dans le chapitre “ L’image affection: visage et gros plan” nous dit a propos du visage en gros plan et de son expression “ (.…) il abstrait de toutes coordonnées spatio- temporelles, c’est-à-dire il l’élève à l’état d’entité”. “L’image-mouvement”, ed. de Minuit, Paris, 1983, p. 136.

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Les parcours nomades

Les parcours nomades de l’expérience éthique se présentent à partir de

l’errance du regard du sujet sentant. Ils apparaîssent dans le mouvement en suspens

entre les deux plans de l’image. Le sujet sentant fige un contre mouvement par son

regard. Il attrape ce mouvement de l’image, qui se fait de la gauche vers la droite de

l’image. À partir de ce nœud, ce mouvement se dissipe et se propage en plusieurs

parcours.

Le début des parcours nomades sur cette image se fait par des regards

verticaux qui foncent dans la face d'un monde caché à nos yeux. La verticalité

traverse la face de ce monde suivant des lignes qui perforent et qui voilent. Cette

verticalité crée une topographie de la surface à travers des mouvements qui se

déploient en suivant une cadence. Cette cadence porte en elle un présent interne et

un moi immobilisé, perdue dans les survenances des centres errants du temps et de

la subjectivité humaine. Ces parcours nomades rétablissent aussi un espace-temps de

solitude pour le sujet sentant. Il prend le retour sur soi, à travers la transparente

sérénité et la densité de sa réflexion. Les parcours nomades de l’œil du sujet sentant

attachent le désir d’une épaisseur éclairée par l’obscurité profonde de l’expérience

éthique. Sans cette obscurité préalable, l’expérience éthique n’aurait aucune réalité

pour le sujet sentant

Les parcours nomades dans cette photographie font partie de l’inexorable

mouvement qui dévaste l’espace du corps photographique. Jusqu'à trouver une

limite à ce mouvement, il y a un défi lancé par la persistance de l'image. Dans la

superficie du monde, la temporalité différée par la propagation de la lumière est très

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difficile à expérimenter par le sujet sentant. Ses yeux l’installent dans la commode

illusion de l’instantané. La lumière cesse d’être si terriblement prompte et fait croire

au sujet sentant à ces moments, toujours coïncidants d’arrivée et de départ. Et pour

que la lumière ait perdu sa ponctualité à ces yeux, et pour qu’il ait pu la recevoir

vieillie, il a fallu l'interposition de distances qui lui sont pénibles ou même

impossibles à imaginer. Dans ces parcours nomades, le sujet sentant demande quels

sont les rapports avec la perception, la nature, la substance, l'essence et la conscience

de cette présence du réel.

Il sait qu’il existe des visions, des optiques, des manières fondamentales de

saisir l'espace-temps, lesquelles consistent aussi en des taux qui sont singuliers pour

chaque individu. Une réponse peut se défendre par l'ouverture-fermeture, la

souplesse-rigidité, la compacité-porosité, la continuité-discontinuité le volume-

glissement, l'enveloppement-juxtaposition des inflexions qui existe dans ce travail si

engagé dans l’homme. Cela apparaît au sujet sentant par des nappes d'ombre et de

lumière, de plein et de vide, ou encore par les disparités paradoxales de dénotations

et de connotations qui se présentent sur cette photographie. Ce qui oblige l'œil à des

courbures en dégageant des taux généraux d'ouverture-fermeture, compacité-

porosité, expansion-contraction.

En même temps, ces parcours nomades démontrent qu'il n'y a ni substance, ni

essence, ni genre, ni espèce stable, ni individualité rayonnante, ni atomes de

comportement qui puissent établir une relation uniquement de contemplation avec

la photographie. Il n’existe pas de vraie situation, c'est-à-dire des ensembles

d'événements réductibles à un sens global articulé. Dans ce travail , il n'y a pas de

criminels, ni de saints, ni de fous, ni de sages, ni, plus généralement, de vérité des

êtres, d'authenticité.. Il n'y a pas de grands systèmes, dont le reste ne serait que des

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sous-systèmes ouverts, locaux et transitoires qui se compatibilisent tant bien que mal

et ne maintiennent le temps qu'en fonction de ces compatibilités.

Il n'y a que des actions, des signes et des indices en dissémination, en

“lucidez”. Lors de ses parcours, il y a une implication réciproque de l'objet pris et de

l'instrument par laquelle Sebastião Salgado dénie toute objectivation pure. Même si

celle-là n'est envisagée que comme une fin lointaine et idéale. Les parcours imposent

une idée irreductible à non-savoir rigoureux. Il s’agit d’une problématique, qui se bat

avec le réel et avec des réels inconfortables, et non pas avec une réalité.

Dans ces parcours, il y a la conscience esthétique du sujet sentant. Elle fige

toute l’expérience comme un cristal introduit dans une solution qui la fait se

cristalliser d’un coup. Des ruptures dans cette conscience esthétique se présentent

par des brisements, des déchirures et des changements dans le registre de l’image.

Ces ruptures annoncent la présence de liens spatiaux et temporels qui peuvent être

considérés séparément ou à travers une interpénétration qui se détache de toute une

pensée structurée par des valeurs anciennes. Ce qui permet au regard du sujet

sentant de s'installer, de chercher et de parcourir des temps sans espace et des

espaces sans temps tout au long de la photographie.

Il existe des points de repos dans ces parcours nomades. Ces points de repos

contiennent une vérité qui se fragmente et ne donne pas d’identité à ces deux

figures. En cela, il s'agit de questionner un éclairement par le biais de l’image et de

mettre en lumière le dévoilement de l’expérience éthique qui semble lié à la

conscience esthétique de l’image. Cela demande au sujet sentant de poursuivre, avec

une exigence obstinée et obsessionnelle, la lisibilité visible de la nature de cette

liaison propre à cette photographie.

Cette photographie, ainsi que la plupart du travail de Sebastião Salgado

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semble avoir une sorte de code éthique et esthétique concernant sa grande évidence.

Il poétise l’image par sa lumière où il dit le vrai par l’ombre cachée de l’homme mais

en même temps cela tourne, s’épaissit et se condense entre la vérité de l’ombre du

monde et l’ombre de la vérité du sujet sentant. Le beau s’abrite dans l’image, il la

touche par une intime subtilité. La conscience esthétique implique donc une

expérience éthique immanente à l’image.

L’expérience de l’éthique dans cette photographie fait appel à des notions

importantes, celles du réel et de la réalité dont la définition pose problème. Ce

problème se révèle à travers un conflit interne, quand l’écriture de cette expérience

devient écriture de lumière.

Tout d’abord, le regard du sujet sentant participe à un champ visuel qui devient un

fragment d’espace et un morceau de temps sans véritable inscription physique, un

pur reflet de surface. Il s’agit ainsi d’une surface sur laquelle le sujet ne peut mettre

la main pour agir. Ce fragment s’apparente, au monde des fantômes et des ombres.

La problématique des deux notions réside dans la vérité. Il s'agit d'une vérité

apparente qui fait oublier que le corps d’origine de ces deux personnes lui a perdu

son épaisseur et son volume. C’est la dématérialisation opérée sur cette surface qui

donne une impression de présence immédiate. La vérité se présente de cette façon

comme un modèle qui est invisible, car, sans intermédiaire. Le conflit cherche, par

l’objectivation de ce qui enfouit dans l’intériorité de l’âme, un œil qui aurait besoin

de se regarder soi-même.

Il existe, en effet, dans cette expérience de l’éthique une verbalisation qui peut

être seulement qu’en termes d’être. Ce qui peut rejoindre d’une certaine façon la

pensée de Walter Benjamin, pour qui l’œuvre d’art se laisse reconnaître à son aura .

Ce rayon de présence qui émane de l’œuvre et qui signale qu’elle est bien venue au

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visible et au dicible d’un être suprasensible. “[S] entir l’aura d’une chose, c’est lui

conférer le pouvoir de faire lever les yeux”.

Par conséquent, la perte de l’aura accompagne la production d’images

industrielles de masse, comme celle que nous voyons tous les jours à la télévision sur

des événements horribles qui se passent dans le monde. Au-delà de son contenu, la

photographie de Sebastião Salgado libère un détail, le “punctum”,78 qui empêche

l’image de rester enfermée en elle-même. Le détail de cette photographie est un

détail qui cherche à découvrir ce qui se cache dans le hors cadre. Même s’il nous

renvoie à un passé réel, empreint de mélancolie et de mort, il apparaît comme

émanation passé du réel. Il nous promet de rester dans cette présence du réel. Ainsi,

même si la dimension ontologique se base sur une incompréhension, elle ne cesse de

poursuivre une pensée postmétaphysique.

Les parcours nomades introduisent un étrange rapport du sujet sentant avec

l'apparence du monde. Ils découpent dans le visible de l’image une entaille

inattendue dans le temps. Ils deviennent ainsi le temps de l’acte de l’expérience

éthique du regard du sujet sentant. Cet acte a besoin d'une distance spatiale par

rapport à son objet et institue une séparation radicale, dans l’être du temps, entre son

objet et son aspect photographique. En même temps, cet acte ne cesse d’approfondir

cette distance, comme une espèce de plaie qui ne se guérit jamais.

La dimension physique et métaphorique de la lumière présentée sur cette

photographie de Sebastião Salgado correspond à un mouvement nomade de

matérialisation, de condensation et de précipitation des corps impondérables de la

lumière. Ce mouvement nomade ne retient de la présence du réel que ces deux

78 Voir pages 47 et 73 “ car punctum, c’est aussi: piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure (…) Le punctum d’une photo c’est ce hasard qui, en elle, me point ( mais aussi me meurtrit, me poigne)”. “La chambre claire, note sur la photographie”, Roland Barthes,cahiers du Cinéma, Gallimard Seuil, Paris, 1980.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 117

personnes avec leurs squelettes lumineux. Ce mouvement émane ainsi du sentir

comme une émanation fluide dans le mystère d’une autre lumière. Celle qui est

invisible à l'œil nu. Mais qui, par un mystère, trahit lourdement dans

l’indétermination de la non-coïncidence le sujet sentant. Celui du spectre lumineux

où passent des radiations chimiques actives et des radiations optiques visibles. Les

mouvements du sentir permettent des mouvements sans parcours et une distance

sans séparation dans cet espace photographique. Le contact par une distance ou

lumière du sentir79 existe et est intrinsèque et invisible. Il est écrit dans le sujet

sentant à travers les parcours nomades de l’œil dans cet espace photographique.

Même si la photo pouvait toucher ou approcher le thème fortement articulé

par la réalité, le sujet sentant retrouverait souvent tout un sentir, comme attitude

spécifique moins realiste que réelle. Le sentir conduirait et verrait ce qui a été touché

avec le maximum de souci du réel et le minimum de souci de la réalité. Après, c'est

au sujet sentant de le voir, par un pouvoir qui lui est donné, sous cette pénétration

de la réalité par le réel. Ainsi, le sujet sentant est de cette façon soustrait à la réalité

avec beaucoup de réels non construits, ni pensés, ni imaginés.

79 La lumière du sentir est une lumière qui touche à travers les sens, qui arrive comme une flamme dans le sens de Maria Zambrano: “ A chama que purifica simultaneamenta a realidade corpórea e a visão corporal também, iluminando, vivificando, erguendo sem ocupar por isso todo o horizonte disponível daquele que olha.(…) E,entretanto, dura a chama, a visão do vivente, daquele que se acende por si mesmo. E depois, por si mesmo também, apaga-se e extingue-se, deixando no ar e na mente a sua geometria visível”, “Clareiras do Bosque”, Relógio d’Água, Lisbonne, 1995, p. 55.

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Entre l’instinct et l’humain

Dans l’œuvre de S. Salgado, il existe une confrontation entre l’instinct et

l’humain qui résident dans des domaines successifs du réel. Ces domaines se situent

dans des espaces-temps que le photographe enregistre par des voyages de longue

durée, parfois des années (voir les images), où il se présente comme un voyageur qui

raconte des histoires80, à l’écart de l’Histoire.

Dans cette confrontation, la lumière est un secret qui est voilé dans l’instinct et

dans l’humain. Elle donne un sens éblouissant à la composition. À travers la lumière,

Salgado découpe et met en relief les petits détails. Ces détails sont le vestige de ce

qui reste entre l’instinct et l’humain. Lorsque l’image se forme dans le bain de

révélateur, et que la lumière se détache à jamais de l’ombre, un instant unique s’isole

dans temps pour se transformer en éternité. Entre l’instinct et l’humain, cette lumière

acquiert quasiment une portée biblique. Nous ne savons pas si la lumière tombe du

ciel ou si elle monte de nous?

Nous savons aussi que la photographie survivra à ses protagonistes et à son

auteur. Cette lumière qui témoigne de la nudité du monde et son éclat caché,

imprime la “lucidez”, qui se trouve radicalisé en ce réel. La confrontation qui réside

entre les deux notions devient de plus en plus profonde.

80 Sebastião Salgado, in “Diário de Noticias”, n° 103, Lisbonne, novembre, 1998.

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Elle tranche l’esprit pour le placer face à des réalités sans vérités et dans la

“lucidez” sans réalité et sans vérités. Ce paradoxe devient un endroit humain. À cet

endroit, l’esprit cherche par l’instinct à retrouver la lumière à travers une

métaphysique de l’espace et du temps.

Dans une première instance l’homme, est le point central de cette confrontation

dans le travail de Salgado. Il est un corps matériel, dont l’esprit dépend de sa

faiblesse et de sa chair vulnérable. En ce sens l’homme, appartient à un règne

turbulent, où il faut se soustraire à la violence élémentaire et structurale de la

matière vivante. Tout en l’homme devient exactitude et pertinence de son corps. Par

cette d’éthique “matérielle” (si nous pouvons l’exprimer ainsi), ce photographe

donne à voir ce même corps de l’homme et lui restitue ses assises spirituelles.

Cependant dans “l’humain”, nous continuons à accepter l’éthique en tant que

recherche d’une bonne manière d’être selon la sagesse d’une action. L’actuel retour

du mot éthique prend un sens flou au milieu de cette humanité. Il désigne

aujourd’hui un principe lié à ce qui se passe, et à des situations qui ne sont pas

reperables par des catégories abstraites, par exemple l’Autre, l’Homme, le Droit.

Sans vouloir engendrer de la pitié pour les victimes ou de la bonne conscience

conservatrice, Sebastião Salgado prend la notion d’éthique à travers son travail

comme sagesse d’un acte. Cette notion éprouvée au long des espaces-temps qui se

prolonge sur des années, est confrontée à une bestialité dure comme à une tolérance

passive. Dans ce travail, il s’agit d’un combat violent en présence de la fragilité de

l’homme. L’éthique devient ainsi un point essentiel dans le déroulement de notre

relation aux œuvres. Étant donné que l’expérience de l’éthique est sècrète et

profonde dans l’approche des œuvres en question, cette confrontation infligée en

présence de l’œuvre se répand par le contact que le regard porte sur l’œuvre.

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Sebastião Salgado en témoigne, il laisse l’éthique dans cette obscurité préalable à

notre conscience esthétique. Pour atteindre ainsi la sagesse d’un acte, probablement

le nôtre, celui d’un sujet qui sent. Dans cette confrontation à partir de l’humanité et

de l’instinct, la situation de l’homme en tant que borne d’un parcours qui s’établit

entre lui et les choses81 nous semble pertinente.

Pour cette raison, l’Homme82 dans son travail est l’essence d’une question qui

reste pour nous plonger dans l’embarras.

La confrontation entre l’instinct et l’humanité en présence de l’expérience

éthique transforme l’homme en une bête résistante, non-pas par son corps fragile,

mais par son obstination à demeurer ce qu’il est. Autre chose qu’une victime, autre

chose qu’un être voué à la mort, autre chose qu’un mortel. Il est un multiple sans

Dieu83 qui a une seule loi: être. Le seul point d’arrêt de cette “loi” est le vide. Entre

l’homme comme support possible d’aléa des vérités, ou l’Homme comme un être

voué à la mort, l’humanité dans l’œuvre de Salgado doit choisir. Ce choix devient

celui qui opère entre le courage des vérités et un sentiment nihiliste. De ce fait, au

81 La chose en tant que borne d’un parcours qui s’établit entre l’homme ne s’appartient pas à elle-même, elle peut être possédée. Il s’agit d’une définition d’André Lalande, chose Éthique, “Vocabulaire technique et critique de la philosophie”, vol. 1, PUF, Paris. 82 Énonçant que l’Homme, conçu comme sujet, était un concept historique et construit, appartenant à un certain régime du discours, et non une évidence intemporelle capable de fonder des droits ou une éthique universelle, Michel Foucault annonçait la fin de la pertinence de ce concept. Aussi Althusser énonçait que l’histoire est un processus rationnel réglé, qu’il nommait un procès sans sujet, et auquel n’avait accès qu’une science particulière, le matérialisme historique. L’éthique abstraite n’était que des constructions imaginaires, des idéologies. Ce qui était ainsi contesté était l’idée d’une identité, naturelle ou spirituelle, de l’Homme, et par conséquent le fondement même d’une doctrine éthique au sens où on l’entend aujourd’hui: législation consensuelle concernant les hommes en général, leurs besoins, leur vie et leur mort. Ou encore: délimitation évidente et universelle de ce qui est mal, de ce qui ne convient pas à l’essence humaine. Par conséquent, nous sommes restés dans une question qui nous a lancés dans une confrontation. Celle où l’homme est un animal vivant, ou une singularité immortelle? Ceci est devenu une demande et la supposition d’un sujet humain universel qui est capable d’ordonner l’éthique aux droits de l’homme et aux actions humanitaires. C’est pourquoi l’homme s’assimile à sa substructure animale, à sa pure et simple identité de vivant. Et, l’humanité devient à son tour une espèce animale sans oublier qu’elle est mortelle et prédatrice. 83 Cette notion veut dire que l’Homme est profondément enraciné dans l’univers de l’Être. Il a la possibilité de se développer vers une finalité spécifique qui permet la connaissance du monde par les sens et à la pensée de devenir tactile ou sensible. Il est renvoyé ainsi à lui-même.

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cours de ce choix, l’homme se pose d’autres questions, qui dérivent et s’écartent à

l’infini. Par exemple, celles de la compréhension d’une vérité au sein de l’expérience

éthique propre à cette femme qui fuit avec tous ses biens.

Nous savons que l’infini est peut-être la banalité de toute cette situation, et non

le prédicat d’une transcendance. Ce qui placera l’homme à l’infini sous la forme la

plus générale de l’être multiple. En fait, toute confrontation entre l’animalité et

l’humanité en présence de l’expérience éthique sera un multiple composé d’une

infinité d’éléments, dont chacun sera lui même un multiple. Ce qui veut dire que

l’altérité infinie est tout simplement ce qu’il a. N’importe qu’elle expérience

deviendra le déploiement à l’infini des différences infinies.

Dans cette confrontation de l’expérience éthique entre l’humain et l’instinct,

l’humain est considéré comme une matière qui est expulsée de l’homme. Il est

considéré ainsi parce qu’il n’a pas une essence qui puisse le définir dans une

singularité. L’humain n’est pas compris comme la nature de l’homme où il

représentrait un caractère qui définirait l’être. Dans cette photographie, il est une

matière corporelle qui a une chair de lumière. La photographie fait connaître au sujet

sentant l’homme dans sa singularité sans “essence”. Cela se présente à travers la

présence du réel arrachée à son être immédiat. L’homme est saisi de façon différente

parce qu’il devient une espèce de valeur qui ne cesse d’être là, non-pas en lui-même,

mais par la présence de ce qui est photographié. Ce qui est mystérieusement

sensible dans la présence de la fuite de ces deux personnes.

En cela, il existe une inscription à partir du moment où plusieurs éléments et

affinités qualitatifs et symbolique du regard du sujet sentant sont dégagés. Ce

mystère est la nature intime de ce qui est présenté dans cette photographie. Il est

l’obscurité de la présence du réel, mais qui ne se confond pas avec le réel en tant que

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matérialité du monde. Il devient ainsi la transformation de l’existence de ces deux

personnages en signe d'existence, sans congédier le réel, sans s'éloigner de l’image

photographiée et sans la transformer.

La lumière est une matière dans cette transformation, elle se cache sous ce que

l’image raconte au sujet sentant. La lumière se détache à jamais de l’ombre et dans

un instant unique elle se sépare du temps pour se transformer en éternité. La

présence du réel de ces deux personnes survit à travers cette lumière. Elle se détache

dans le bain du révélateur pour témoigner la vraie nudité du monde et son éclat qui

est souvent caché au sujet sentant.

L’appareil photographique de Sebastião Salgado se meut ainsi dans une

obscurité violente pour chercher la lumière qui déambule. La lumière tombe de

quelque part et elle se dresse à partir de ce qui est photographié. Cet instant de

lumière captive, ce scintillement, révèle ce qui ne se voit pas, ou ce que le sujet

sentant verrait: Une présence inattendue et une puissante absence: l’instinct dans

l’homme. L’instinct qui agit dans l’ombre et qui atteint sa limite dans le noir.

Ainsi la confrontation entre l’instinct et l’humain se dévellope à travers

l’opacité et la transparence. L’opacité est la condition du visible et la transparence

est dans l’incertitude du réel.84

La confrontation entre l’instinct et l’humain dans l’expérience éthique est un

point à l’infini qui se situe dans une même fuite, que celle d’un point à la fin du

visible (ce qui est dans le champ de la perception de cette image). La fin du visible

est ainsi dans le noir et dans le blanc qui se structurent à travers les modulations de

ses limites, les gris. Les gris replient le temps sur celui qui regarde, ils comportent

l'intemporalité. Cette intemporalité est dans la narration du regard du sujet sentant.

84 La transparence dans l’art du XX siècle, Musée des Beaux-Arts André Malraux, Le Havre, 1995, p. 100.

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C’est dans une nuance infinitésimale de noir ou de blanc que le sujet sentant le

perçoit, dans la promesse toujours fugace, toujours douteuse, toujours naissante,

d’une pointe de lumière, le dernier vestige de clarté. “Par où la récompense de cet

instant intemporel est réservée à ceux qui ont suffisamment la foi pour supporter son

éternelle durée”.85

Le sujet sentant ne perçoit qu’en étant lui-même perçu dans cet espace de

l’image. Il perçoit les fragments de sensations brutes, intensifiés qui sont des

mémorables par la température, la densité, la luminosité et les qualités spatiales que

l’image présente en elle même à travers son épaisseur. Le sujet sentant rentre de cette

façon dans un espace qui est celui de l’épaisseur.

L’instinct qui agit dans l’ombre est un objet-écran et un réceptacle de la réalité

extérieure, qui n’est pas représenté dans toute sa netteté ni dans toute sa définition.

Cette opacité touche à des perceptions locales et situées qui admettent une densité

comme un principe d’engagement visuel et de liberté de la part du sujet sentant. Elle

devient ainsi une résistance à l’ubiquité d’une perception qui se dissout dans des

impressions renfermées en elle-même. Elle est aussi résistance à la vitesse de

diffusion et de circulation de l’immanence quasi originelle de la matière du monde

où le sujet sentant vit. De cette façon, le lieu de la perception se reconstruit par un

attribut et par un trait du visible. Une reconstruction qui crée, à nouveau, une action

et une indétermination en acte.

Cette confrontation met ainsi le sujet sentant en face de deux corps humains,

comme d’une matière qui se confronte entre son instinct et sa condition humaine. Le

rapport qui se fait à travers le noir (une qualité de la lumière) et le corps (une qualité

de la matière humaine) propage le noir dans l’ombre et définit les formes. Le noir est

85 Art Press,Hors série numéro 16, 1995, “Où est passée la peinture?”, p. 22.

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ainsi suivi par l’instinct du sujet sentant et l’humain est perçu par le sujet sentant

dans les corps des personnages.

Dans la photographie, comme dans la réalité, l'ombre et la lumière n’existent

pas l’une sans l’autre. Elles existent l’une par rapport à l’autre. Dans la réalité, c’est la

lumière qui, bien qu’impalpable, est matérielle. Elle est matérielle à travers sa

vitesse. Son intensité se mesure tandis que l’ombre n’est qu’absence de lumière. La

négativité absolue de la lumière.

Dans la photographie, c’est le contraire: l’ombre ne peut y exister sans la

lumière. Dans l’image faite, c’est elle qui la constitue d’abord, qui est première et

définit les formes. Le mouvement profond de la photographie et du photographique

est de reconnaître l'intériorité ontologique de l’ombre dans l’image86 qui crée des

formes avec le noir. L’image trouve son corps et sa chair dans le noir de l’ombre.

Seul ce noir possède l’intime vibration qui est le propre de toute chair. C’est une

vibration qui ne peut avoir lieu sans le voisinage et l’intrusion de la lumière. Le noir

détient la profondeur et la masse de la chair, même si celles-ci ne peuvent se réveiller

que sous la caresse de la lumière.

La photographie a mis le sujet sentant en face de ces deux corps comme

volume87. Ce n’est pas un volume comme les autres parce qu’il enrobe l’image. Il est

ainsi en même temps lui-même et au-delà de lui-même. Il est en continuité avec

86 L'intériorité ontologique de l’ombre est une profondeur dans l’image. Une profondeur dans le sens de Merleau-Ponty “La profondeur est le moyen qu’ont les choses de rester nettes, de rester choses, tout en n’étant pas ce que je regarde actuellement. C’est la dimension par exellence du simultané. Sans elle, il n’y aurait pas un monde ou de l’Être, il n’y aurait qu’une zone mobile de netteté qui ne pourrait se porter ici sans quitter tout le reste”, “Le visible et l’invisible”, Gallimard, Paris, 1991. 87

Lire a ce propos J.-C. Lemagny, “L’ombre et le temps, essais sur la photographie comme art ”, Nathan, collection Essais & Recherches, 1992, p. 261. “Pour nous, ses volumes sont à la fois eux-mêmes et au-delà d’eux-mêmes, tant la relation que nous y avons est, et d’une façon incontournable, particulière. (…) La photographie est une étrange invention qui ne nous a pas soumis au monde, mais qui a redoublé, à nos yeux, son altérité celle et du monde - la possibilité de choisir entre un réel qui nous dépasse et un réel qui s’adapterait aux grandes ou petites idées que nous nous en faisons.”

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l’esprit et le corps qui ne sont pas pour le sujet sentant une étendue ordinaire.

“Il y a quelque chose d'aveugle et d'impénétrable dans l’intériorité de l’image

qui rattache à elle-même toute sensation. D’un autre côté, la sensation est

accompagnée d'une espèce de vision qui est comme la métalangue de tout sentir.

L'ouïe, le toucher, le goût et l'odorat dans le sujet sentant voient. Réciproquement,

l’œil du sujet sentant entend, savoure, touche et caresse... Mais il ne sera pas facile de

prétendre que l'ouïe touche ou que le toucher entende: plus on s'éloigne de la vue,

plus les métaphorisations entre les sens deviennent difficiles”.88

L’ombre dans l’image se place à l’intérieur de ce que le sujet sentant voit. La

vision de l’image a une espèce de propriété d’omniclairvoyance où toute perception

s’épuise dans la limite des choses. Aucun mouvement n'a de sens puisque le point de

vue est absolu, en lui-même. Cela signifie qu'aucune vision ne s’arrête ni ne se

retient aux limites du visible. Les bords des deux corps perçus propagent dans

l’espace environnant leur propre texture spatiale. Dans l’infini mouvement virtuel,

ce qui est perçu sur l’image a une stabilité perceptive qui implique que le paysage vu

derrière les deux personnages ne soit qu’une ombre. Une ombre par absence de ce

que le sujet sentant devrait voir. Cette ombre a des espaces qui se meuvent à travers

un noyau obscur. Ces espaces internes ne peuvent pas être pénétrés par le regard

parce qu’ils demeurent dans le visible et libèrent leurs ombres sur toute l’image. La

vision demeure au seuil de l’ouvert, où chaque élément s’offre à la lumière mais tout

88 José Gil, A imagem-nua e as pequenas percepções; estética e metafenomenologia, Relógio d’Água, Lisbonne, 1996, p. 223. "Há qualquer coisa de cego e de impenetrável que prende a si própria toda a sensação. Por outro lado, seja auditiva, olfactiva, gustativa, a sensação é acompanhada por uma espécie de visão que é como a metalíngua de todo o sensorium. O ouvido, o tacto, o gosto, o olfacto veêm. Reciprocamente, o olho escuta, saboreia, toca, acaricia… Mas não será fácil pretender que o ouvido toque ou que o tacto ouça: quanto mais nos afastamos da vista, mais as metaforizações entre os sentidos se tornam difíceis”.

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en gardant en elle-même sa part d’obscurité. Le paysage et les deux personnes

photographiées ont une existence double: à l’endroit où elles sont et dans les corps

qui les reflètent. De l’endroit au reflet, il y a une ombre qui se déploie. “Entre le sujet

et l'objet, il y a quelque chose de vide (perceptif) et, en même temps, de plein

(matière/image) qui les relie”.89

L’ombre n’a pas un contour ni un lieu très précis. Elle n’est ni une trace ni un

néant dans cette superficie déterminée. Elle couvre et habite infiniment tout le

visible. Ce qui n’est pas accessible à la vision se cache, comme le font les corps qui

agissent comme des trous noirs dans un univers où l’obscurité n’est pas visible. Cette

ombre que les corps projettent se prolonge à tout. Elle crible tout d’incertitude et de

doutes, parce qu’elle porte l’inconnu dans l’évidence. Elle affecte un indice de cécité

qui ne cesse pas de faire voir une superficie ostensible.

L’instinct atteint sa limite dans le noir. Le noir dans l’image est celui de

l’inscription de l’inconnu. Il est la perception où toute pensée pourra se plier dans

toute ombre insoupçonnable. L’illimité s'installe dans l’espace du visible, que le sujet

sentant voit contre un fond d’absence. L’invisible fuit de la vision du sujet sentant.

Son regard fait corps avec les deux personnes vues, il les intègre dans son

atmosphère. Cela constitue un transfert d’espaces, une topologie spécifique, propre

qui correspond à la transformation de l’objectif photographiée en un espace

esthétique.

Le néant qui existe dans l’image conduit le regard du sujet sentant par des

parcours précis. Il fait voir une présence éloignée, une forme d’absence. Cette forme

provoque une autre forme de présence, celle d’une ambiguïté. Une ambiguïté que,

par le biais de ses signes extérieurs, s’enveloppe d’une atmosphère unique et

89 José Gil, “A imagem-nua e as pequenas percepções; estética e metafenomenologia”, le chapitre “ A sombra branca e o movimento transcendental. Esgueire e equívoco”, Relógio d’Água, Lisbonne, 1996, p. 225.

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singulière. Sa forme est une autre, elle se montre, et incarne dans les expressions, les

indices et les mouvements, des deux personnages. La condition pour les voir est au

sein de l'acte de voiler.

L’humain dans cette image est une matière corporelle qui a une chair de

lumière. L’acte imperceptible de la lumière est un cérémonial qui se projette sur les

éléments de l’image. Lorsque cette chair de lumière voile les deux personnes, elle les

transforme en des superficies qui s'exhibent et se reflètent sur le sujet sentant. Ce

reflet ouvre l’espace à cette lumière qui est un territoire de passage entre deux plans:

le passage d’un soi à un autre soi. Il ne s’agit ni de plans ni d’espaces

psychologiques. Il s’agit d’une matière corporelle qui a une chair de lumière. De

cette matière corporelle, l’humain se détourne pour se montrer extérieurement

tandis que le sujet sentant vit une expérience directe, contre un fond absolu et obscur

d'intériorité. L’humain est potentiellement dans un abîme fractalisé et infiniment

inclus, parce qu’il est incessamment prolifique, toujours en train de se diviser, de se

multiplier en d’autres pour renaître et revenir toujours. À partir de ce moment-là, il

peut devenir un corps spatial ou un espace du corps. C’est un corps qui peut

disparaître ou se dissoudre, dans la pure tension qui va du blanc au noir ou vice-

versa. Il a la propriété de se multiplier, et celle de soutenir, dans un même espace-

temps, un arrière-fond en expansion avec des figures qui se dessinent dans un

espace unique. Il est en même temps absolument mobile et immobile parce qu’il se

transforme en un écart absolu. Ainsi le sujet sentant se place face à des espaces et à

des temps relatifs.

La photographie de S. Salgado fait osciller dans son intérieur, pour faire

apparaître à travers elle, des formes qui vont s'instaurer dans une vision plus

profonde. L’ombre devient le moyen où le blanc, le noir et les gris gagnent leur éclat

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et les formes surgissent dans un espace et dans un temps originels. Ceci est un

espace qui se dénude. Le mouvement à travers les passages en gris est celui des

mouvements internes aux formes qu’elles présentent au sujet sentant. Ces formes se

composent parmi les mouvements transcendantaux que le sujet sentant ressent par

l’expérience de l’éthique. Des formes se créent dans l’intimité sans voiles. La

superficie de ces formes se dresse par un espace éclairé, que le temps maintient en

suspens dans le regard du sujet sentant.

Une vérité qui appartient aux images s'installe dans le lever de ses voiles.

Cette superficie, qui s’étale sur tout le visible, est à l’intérieur de l’espace interne du

corps de l’image. Il s’agit d’un intérieur qui se rabat sur l’extérieur, à travers une

transparence qui se retire lentement. Elle ouvre le passage du dedans vers le dehors

et toutes les articulations des espaces internes et externes de l’image au sujet sentant.

Dans cette confrontation, entre l’instinct et l’humain, le sujet sentant touche

un combat qui le remet en face de lui-même et qui, par là, lui restitue la vérité de sa

condition: d’être-là, celui qui regarde. La présence de la fuite dans ces deux

personnages lui demande la présence insistante de son regard et l’épaisseur

rugueuse de la profondeur obscure de sa nature. Dans cette présence, il existe un

noyau d’illisibilité qui ne dévoile pas l’épaisseur infinie du vrai. Dans cette fuite, ce

vrai déborde et résiste. Il engage le sujet sentant à des nouvelles formes de

sensibilités qui transpercent tout l’espace du corps de l’image.

Cette photographie ouvre l’épaisseur mystérieuse du réel et renvoie l’écho de

cette idée de vérité sur le sujet sentant. Elle le jette sur la surface glacée du monde.

Une surface où le sujet sentant sait que rien n’est plus profond que la peau de ce

qu’il voit.

Sur cette image du monde, Sebastião Salgado, maintient l’intégrité visuelle

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des personnes et de la surface de ce qui les entoure. La plénitude des volumes est

restituée par des dégradés d’ombre et de lumière. L’infinie variété des textures est

honorée, et la peau de ce qui est représenté est scrupuleusement respectée.

La fuite de ces deux personnes connaît à la fois la limite et le privilège d’être

réduite à l’unique et à l’instant. Elle est recueillie, suspendue dans sa pure présence

et sa pure visibilité. La distance entre l’instant et la contemplation s’ouvre. Ce que le

sujet sentant voit est la fuite telle qu’elle fut à un instant déterminé. Non seulement

la fuite qui est peut-être finie, mais un court moment de cette présence au monde.

Un moment tel que celui qui a pu vivre celui qui la regardait pendant cette fraction

de seconde. Elle est un point temporel qui peut, par ailleurs, se prolonger à travers la

ligne infinie qui se situe entre le sujet sentant et l’image. Le réel de la fuite de ces

deux personnages laisse sa trace, avec toute la subtilité des textures, de leurs peaux

et de leurs habits, mais aussi avec la lumière préservée d’un point unique dans le

temps. L’écart temporel traversé par cette photographie rappelle au sujet sentant que

même la chose la plus stable, la plus immobile ou la plus solide, ne cesse de vieillir,

de changer, de s’effacer. Il s'agit de la pure constatation de l’existence des êtres dans

un espace isolé, préservé du flux du monde. Ils reposent ainsi en eux-mêmes, fermés

sur leurs secrets et hantés d’une présence mystérieuse. Celui d’un mysticisme sans

Dieu où la nature humaine demeure insoumise dans l’adversité.

Entre l’instinct et l’humain, il existe un lieu qui survit au regard. Ce lieu

comporte des dimensions qui sont comprises selon une liaison avec tous les

filaments qui peuvent exister entre la présence du réel et le réel photographié. Dans

ces dimensions, il existe une pensée imageante, sous l'effet de tensions qui se

confrontent sur l’image présentée. La première est la tension du réel qui n’arrive pas

à exister parce qu’il vit dans la marge et dans les bouts de l’Histoire, de l’histoire du

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monde. Ce bout est une limite que le photographe démontre sans pourtant la

représenter. L’autre tension est celle d'une existence qui n’a pas de réalité tangible

parce que sa chair est une chair de lumière et d’ombre, où les gris s'installent dans

une conformité qui n'appartient pas au monde. Ce monde qui est celui d’un monde

quotidien, formé de réalités qui prennent contact pour joindre et pour toucher, à

travers les doigts et à travers le voir, des concepts qui nous semblent complexes.

La présence du réel apparaît par le biais d'une écriture secrète qui est en

même temps une écriture lucide qui n’a pas de vérité, puisque la vérité n’existe pas

dans des réalités abstraites. Ce qui existe est une proximité de la vérité intime dans

ces deux corps de lumière qui n'ont ni épaisseur ni volume. Il s’agit ainsi d’une

écriture et d’un langage de lumière. À travers cette écriture de lumière, le sujet

sentant se place dans une horizontalité qui se repose sur la verticalité de l’être.

L’horizontalité reposée sur la verticalité de l’être est comprise par une peau où il y a

des mémoires et non pas une mémoire. Cette peau qui est un espace lisse et plat a

des mémoires qui sont des paysages inhabitables. Ces paysages ne peuvent pas se

soutenir, étant donné qu’ils se replient ou progressent, apportent et emmènent avec

soi d’autres images. Elles sont celles d’une errance voilée par la lumière qui les

engendre et les met en rapport.

Ces rapports par les vibrations de la mémoire errante de la peau sont

l'événement où le plus insignifiant mouvement du regard vibre et abandonnent sa

nudité, pour être recouvert par des trames d’ombre et éclairement. La “lucidez” est

ainsi une lumière, lucere .

Dans cette confrontation, l’expérience de l’éthique passe à travers la

transparence et l’opacité. Elle définit la transparence comme une qualité qui existe

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dans ces deux corps et qui laisse passer la lumière. En faisant écran à la lumière, la

matière photographiée sur cette image se manifeste et se livre par des gris qui sont

les plans visuels successifs qui constituent l’image. Entre ces plans, la transparence

est ce qui cache et ce qui reste caché ou ce qui voile et qui demeure voilé. Cette

transparence fait glisser le sujet sentant jusqu’à la frontière qui délimite l’espace

intérieur de l’espace extérieur de l’image. Il s'agit d'une question qui le conduit à

travers un déchirement. Ce déchirement exprime des comportements significatifs

qui appartiennent au regard du sujet sentant. La traversée et le déchirement

cherchent à trouver la frontière de la transparence. Cette frontière comporte en elle

une espèce de transgression: un passage vers un autre côté, où le changement de

positionnement transforme la transparence en un espace de transport et de souci. Ce

passage est un univers avec une vérité propre. Cet univers est régi par des lois

étranges, qui pourtant lui sont propres. Il s’agit d’un univers autre, où les liens et les

affinités spatiales sont bouleversées. C’est un monde singulier qui rend possible le

fléchissement et la perturbation de la loi du reflet et de sa force de transparence.

Quand le regard pénètre dans la transparence de l’image, une perméabilité se

crée. Il rentre dans un indéfini dépourvu de toute matérialité tactile. Il voyage dans

l’espace flou de l’image. La transparence dans l’expérience éthique est un abîme

parce qu’elle est une profondeur. Une profondeur qui, comme la peau du sujet

sentant, a une transparence exacte.

D’un autre côté, lorsque l’opacité de l’image devient la condition du visible,

ces mêmes plans obtiennent une épaisseur où ce qui se présente est en même temps

ce qui fait obstacle. Ces deux corps, de la femme et de l’enfant, annoncent l’existence

d’un autre côté. Le côté que le regard du sujet sentant n'atteint pas. Pour le sujet

sentant, la lumière devient une vérité du sensible. Une vérité qui circule entre les

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interstices des plans d’opacité. L’espace créé à travers les plis du personnage central

est feuilleté et stratifié en d’innombrables couches de visibilité. C’est un espace qui

ne renvoie plus à rien ni ne se développe dans l'immédiat d’une perception qui, par

le biais de la transparence, conférait au regard et à la conscience perceptrice un

pouvoir d’ubiquité. Il est la vérité du sensible révélée “dans la cohérence d’un flux

lumineux qui était celui de la connaissance”.90

Avec l’expérience de l’éthique, la vérité ne se déploie pas devant et pour le

regard du sujet sentant. Elle pénètre dans les contours de l’image, vers le fond de ses

plis. Elle donne un avertissement, elle lui dit qu’il ne peut pas se perdre à l’infini

dans ses déambulations, pour voir la vérité du monde, de façon relative et

fragmentaire.

La visibilité du monde s’exprime par une autre visibilité. Celle du relatif et du

fragmentaire de la condition de l’homme où l’enjeu et l’acte de la perception

changent profondément de nature. Des distances sont abolies par des ubiquités

visuelles. Ces ubiquités nous arrachent à notre temps et à nos alentours, pour nous

faire accéder à l’immédiat d’une perception totale et à d’autres espaces de voisinage

que n’encombrent ni l’épaisseur ni l’opacité de la matière du monde.

Ainsi le sujet sentant devient un dieu immobile et omniscient dans une

métaphysique de la transparence et de l’opacité.

L’opacité apparaît comme une résistance au pouvoir que le sujet sentant a

acquis dans sa façon d’entendre et de voir le lieu où son corps n’est pas. Car

expérimenter est en rupture avec la métaphysique de la transparence et de l’opacité.

La finalité ne se rend plus dans l’ordre de la connaissance mais dans le champ d’un

engagement, d’un combat et d’un mouvement du côté du sujet sentant. L’acte de la

90 La transparence dans l’art du XX siècle, Musée des Beaux-Arts André Malraux, Le Havre, 1995, p. 100.

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perception bascule et expérimenter signifie aussi un questionnement dense qui

demande la convocation d’espace-temps et des conjectures qui puissent le rendre

possible.

La lisière de l’expérimentation de l’éthique se situe ainsi sous le visible et sous

l’invisible de l’acte perceptif du sujet sentant. L’invisible peut être la réalité qui n’a

pas encore rencontré les conditions de la visibilité ou alors ce qui se rend visible par

défaut. Et à ce moment, l'apparition de la structure d’un écart ou d’une dérivation

devient possible.

L’expérience de l’éthique séduit par un défilé de mots magiques: ceux de

l’éternité et de l’infinitude. Parce que ce sont des mots qui ne pourraient jamais se

soutenir par une analyse logique, l’expérience se bat dans une tension où les

réflexions agissent et diffusent sur des phénomènes de notre temps.

Dans cette image la présence du réel lutte avec la vérité du présent. Elle lutte à

l’intérieur d’elle-même, un endroit où le sujet sentant est dans un présent perpétuel,

dans une éternité. Il sait que ces deux personnes photographiées sont quelque chose

qui ne vit, qui n’apparaît qu’une fois dans toute l’histoire du monde, comme lui. Il

ressent à travers cette image de l’humain, l’expérience de l’éthique, malgré

l’incohérence du monde dans lequel il ne peut pas trouver des lois nécessaires et

universelles.

L’instant de cette expérience est invisible et imperceptible. Il cherche à

résoudre le drame de l’insoluble qui est dans l’indicible mais pas dans l'ineffable. Il

évoque au sujet sentant quelque chose d’indéfinissable ou de très difficile à définir

conceptuellement, parce qu’il est dans ce qui n’est pas localisable, qui n'est rien et

qui est tout. Cependant, il y a un alphabet et un langage qui se transmettent par des

approximations, des évocations et des suggestions.

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L’humain est enveloppé par des choses qui ne sont pas palpables, visibles,

maniables et manipulables. Cela crée chez le sujet sentant des sentiments

ambivalents et contradictoires. Ces sentiments lui font suivre l’inapaisable désir de

savoir qui guide les âmes vers les choses inexistantes.

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Le sujet sentant

“Le temps n’est pas seulement le plus insaisissable d’entre les insaisissables

puisqu’il est, en tant que devenir, le contradictoire même de l’être: à peine avons-

nous fait mine de définir le devenir, le devenir est déjà un autre que lui-même: le

devenir est essentiellement instable. Tout ce que l'on en peut dire est encore très

appuyé, trop brusquement marqué pour ne pas immobiliser le temps dans sa

détermination la plus trivialement grammaticale. Avant tout, le temps n’est pas une

chose, res, un ceci ou un cela; il ne répond pas à la question, en quoi consiste-t-il? Il

sert à comparer entre elles les durées commensurables, à les évaluer l’une par

rapport à l’autre, sur une commune échelle, mais il reste muet quant à leur nature

intrinsèque, quant à l’indéchiffrable énigme qu’elle représente”.91

Dans cette image, il y a le mystère du sentiment d'exister. Il y a le désir de

franchir les limites du relatif, de fendre le tissu des apparences, où des vibrations

intimes communiquent entre elles. Il y a une ombre mélancolique qui dérive de la

recherche ontologique, par une “lucidez” ludique. Une diversité qui existe comme

expression dramatique de l’identité.

La pensée dans cette approche de l’éthique est envisagée comme une

sensation qui poursuit, passivement (l'esprit concentré), une activité suprême, celle

du regard du sujet sentant. Elle déambule sans destin et est absorbée par le spectacle

de (l'inexorable) variété des choses. Sans l’existence du passé et du futur de ces deux

personnes, l’espace du corps appartient à tout égard à extériorité de l’image. Sans

une description individuelle de l’image, le langage renvoie à une sphère

91 V. Jankélévitc, dans “Qui suis-je” de Guy Suares, La manufacture, Paris, p. 129.

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d’abstraction où il comprend les choses avec les yeux et non pas avec la pensée. Le

sujet sentant se libère du poids des produits d'une raison millénaire: un

apprentissage à désapprendre…

Il existe une perturbation dans tout ce qui existe (et dans tout être) qui se

traduit par une illusion de l’espace et du temps. La mort successive de tous les

instants. Une absence qui perturbe et qui, parfois, tourmente dans le sens que Pessoa

donne à ces sensations: remémorer, ce n'est pas revivre, c'est juste vérifier avec

douleur que nous avons été autre chose, dont il nous est permis de récupérer la

réalité essentielle. Nous venons de l'ombre et nous allons vers l'ombre. Seul le

présent est à nous, mais qu'est-ce que le présent sinon la ligne idéale qui sépare le

passé du futur? Ainsi la vie entière est fragmentaire, la personnalité une illusion,

nous ne pouvons pas appréhender en nous une constante qui nous identifie.

Le sujet sentant est juste ce qu’il veut être, ou mieux, l'intervalle entre ce qu’il

voudrait être et ce que les autres ont fait de lui, la personnalité sociale ou le

personnage, qu’il assume par convention. Mieux encore, “la moitié de cet intervalle,

car il y a aussi de la vie.”92 Cette vie obscure qui va seule, impénétrable à

l'intelligence... L’impraticable communication avec la réalité profonde qui est faite

entre le je/moi conscient et le je/moi fluide.

Par le langage, le sujet sentant prétend ancrer, donner de la cohérence à ce

qu’il est dans le temps. Il vit le sentir (le ressentir) à travers l’imagination, en fonction

de l’image. Le sujet sentant se contemple et devient spectateur de lui-même, il

s’éloigne de lui-même pour se raconter à lui-même. À travers une sincérité, dans un

absolu, il présuppose une communication avec la réalité intime de l’image, laquelle

appréhende sa propre durée à travers une intuition. Il a l’existence d’un moi profond

92 Jacinto Prado Coelho, “Diversidade e Unidade em Fernando Pessoa”, Verbo (10ª edição), Lisbonne, p. 89.

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qui se définit par autre chose. Ce qui confond la “lucidez” et la sincérité dans ce qu’il

sent. Il reste ainsi dans une résistance qui peut être proche d’une “lucidez”. Celle qui

n’est pas liée à la sincérité humaine conventionnelle et celle qui renonce à l'austère

sincérité humaine, pour pouvoir rester dans le sentir de l’imagination.

Par l'intelligence, le sujet sentant s'éveille à une existence où l'être est un objet

de connaissance. Son usage intensif et persistant peut parfois vider les choses de leur

réalité. Il renvoie au néant comme un instrument de destruction qui suscite la

douleur de l’ignorance universelle.

C’est dans le renfermement du moi vers le soi que la “lucidez” déshumanise

l’humain, et que l’homme ne se sent plus comme un homme mais comme un sujet

qui sent. Il s'agit d'un procès qui se construit par le dédoublement du “Je” et qui a

lieu dans le “Je”.

La“lucidez” dans le sujet sentant intervient dans l’expérience de l’éthique. Elle

intervient pour détruire la pensée, qui cache un temps et un espace à l'intérieur de

l’être. La dissolution du moi se fait. Elle se fait hors des critères et des règles réelles

ou sentimentales de la vie. L’être devient isolé dans son âme, et il la mutile à travers

une recherche de l’absolu qui contrarie tout, systématiquement et avec ironie. L’être

et le moi se soumettent à la puissance de l’imagination en présence de l’expérience

éthique. L’expérience place le mystère devant le sujet sentant. Il lui injecte la peur

ancestrale de ce que l'homme ne connaît pas. Ce fait est définitif, irrémédiable parce

que le sujet sentant ne retournera plus jamais à l’endroit d’où il est parti - l’endroit

sera déjà un autre et le sujet sentant sera déjà un autre. La photographie est appuyée

sur une idée qui imprime la magie des visions et l’indécision des sentiments. Tout

cela dans une peau bidimensionnelle.

Pour ceux qui sont venus après la mort de Dieu et qui sont poursuivis par Son

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ombre, souffrant de la nostalgie du père, il n’y aura plus la distinction entre réalité et

apparence, entre vérité et mensonge. Le sujet sentant se libère et il exerce des

virtualités à intérieur des vérités qu’il ne faut pas conjuguer par la mystérieuse force

de pesanteur du seul fait d'exister. Les réalités les plus profondes se suivent et

échappent comme l’ombre d’un corps, où il faut les cueillir dans toutes les façon du

sentir.

Y a-t-il, sur cette image, une cohérence conceptuelle importante pour la

définition de l’expérience de l’éthique?

La cohérence conceptuelle dans ce travail est manifestée par l’intériorité de ce

que le sujet sentant voit. Elle est envisagée comme le lieu de la conscience de soi.

Parce que S. Salgado témoigne sur ce qu’il voit et aborde le réel en profondeur.

Photographier devient pour lui un principe de vie. Il veut vraiment montrer quelque

chose, photographier l’époque où nous vivons: “je ne prétends pas réaliser des

photos artistiques ou qui reflètent ma vie intérieure, mais des photos qui tentent de

saisir la réalité du monde dans lequel nous vivons (…) Le temps joue un rôle

primordial, il faut savoir passer, prendre et donner son temps, si l’on veut cesser de

juger”93.

Sebastião Salgado est un photographe pris par un phénomène qui se

développe et auquel il participe, suivant une courbe qui, à un moment donné, atteint

un point d’intensité. Il photographie sans trahir: il expose la présence du réel où des

hommes et des femmes y sont avec toute leur dignité. Ses images presque mystiques

transmettent sa réflexion, sa prise de conscience et son émotion. En même temps, il

évite les pièges du spectaculaire ainsi que ceux du moralisme. Il avertit le sujet

93 Une interview de Sebastão Salgado dans le Journal “Diário de Notícias”, Lisbonne, samedi 14 novembre 1998, n° 103, p14.

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sentant qu’il ne peut pas juger des images qui portent préjudice. Elles nous

apportent la dignité et non pas le misérabilisme des gens qui vit. “Les réalités les

plus insoutenables doivent être approchées de la façon la plus douce, avec la

meilleure composition, la lumière la plus belle, de manière à entraîner les gens dans

l’image pour qu’ils comprennent que ces êtres qu’ils regardent et qui souffrent sont

des gens comme eux (.…) Alors que des photos chocs sont tellement brutales que

personne ne pourrait jamais imaginer que cela puisse lui arriver”.94

Dans ses images, il y a un sens éblouissant de la composition qui ne se

contente pas d’être un témoin extérieur. Certaines d’entre elles acquièrent une portée

quasi biblique. Chaque fois qu’il a une opportunité, il insiste sur le fait qu’il s’agit de

traiter les situations atroces et les endroits sordides avec une lumière et avec une

composition qui permettent de représenter l’homme de la meilleure forme possible.

“Le drame ne se joue pas en une minute ou dans le temps d’un déclic. Il dure

pendant toute une journée, un mois et pendant des années s’il en a besoin pour

réaliser son travail. Pendant lesquelles la vie est fantastique et splendide.

Mais on a développé un concept terrible qui est celui de l’immédiat et avec la

télévision celui de l’hyper-l’immédiat lorsque l'on parle de la famine ou de la mort,

on montre la mort instantanée et je ne crois pas que l’on en ait le droit”.95

La cohérence conceptuelle importante de l’expérience de l’éthique réside dans

cette intensité du regard en noir et blanc qui confère à la réalité une dimension

visuelle et la rend presque irréelle. “Ne pas croire que la photographie prend des

images, ce sont les gens qui nous les donnent. Etre un ancien voyageur qui va de

94 Entretien publié dans “Le Monde” daté du samedi 18 octobre 1986 à l’occasion de l’exposition de Sebastião Salgado “ Autres Amériques”, dans le cadre du Mois de la Photo 1986. 95Entretien publié dans “Le Monde” daté du samedi 18 octobre 1986 à l’occasion de l’exposition de Sebastião Salgado “ Autres Amériques”, dans le cadre du Mois de la Photo 1986.

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ville en ville pour raconter, et mener d'un lieu à l'autre, des histoires du monde”.96

Dans toutes les circonstances de la vie, tout ce que nous faisons est

irréversible. Dans la vie de tous les jours, aucun instant ne ressemble à aucun autre.

Un moment diffère toujours d’un autre par un détail insignifiant. Il y a toujours un

détail qui fait qu’aucun moment ne ressemble à aucun autre. “Il existe la répétition

qui malgré tout est une surprise dans l’identique. La répétition est toujours la même

et toujours autre; c'est une répétition dans l’altérité; comme si c’était une première

qui n’est pas une première fois, mais qui est comme une première; comme une

première fois qui est aussi et en même temps une dernière fois”.97 La nostalgie n’est

pas liée au lieu ou au paysage, elle est liée au fait d’avoir été, elle est liée à la passéité

du passé. Le simple fait d’avoir été peut suffire pour que le temps offre le charme

des choses qui n’ont jamais été.

Classer le temps dans cette expérience est le classer comme quelque chose qui

est capable de connaître l’instant et le charme du présent. Il cherche une extrême

pudeur dans cette image qui est dans le désir de cacher, de ne pas exprimer

entièrement ce que le sujet sentant éprouve: un secret.

Dans ce travail, chercher une profondeur est aussi chercher un temps. Un

temps qui puisse nous réconcilier avec nous-mêmes et nous permettre de récupérer

le plaisir comme élément fondamental de la vie. Donner la permission et le droit

d’aimer ce que l'on admire. Pouvoir s’engager réellement, pas seulement en paroles,

non par des discours mais par des actions.

Dans l’expérience de l’éthique il existe un espace extérieur à l’expérience. Cet

espace est celui où l’homme se meut. Il est l’annonciateur des ruptures et des

96 V. Jankelevitch, dans “Qui suis-je” de Guy SUARES, La manufacture, Paris. 97 V. Jankélévitch, dans “Qui suis-je” de Guy SUARES, La manufacture, Paris, p. 85.

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effacements de notre temps.98

Cet espace émiette le sujet sentant, le distribue et le disperse

systématiquement. Il conteste l’identité du sujet sentant. Il le dissipe et le fait aller

d’un côté et d'autre. Il transforme le sujet sentant en un nomade, fait d’inviduations

ou de “singularités pré-individuelles”.99 Avec les technologies modernes des

ruptures s’opèrent dans cet espace extérieur à l’expérience de l’éthique. En

particulier, des mutations qui contribuent à faire progresser le savoir et la

communication. Ainsi le nomade dans cet espace extérieur crée des mutations du

temps.100

Dans cet espace extérieur à l’expérience de l’éthique, l’image devient

prolifique. Elle se multiplie en formant des multitudes de plus en plus diverses. La

somptuosité d’un univers de réseaux en expansion et davantage connectable,

véhicule les images et les messages liés. Elles doublent la réalité matérielle et

imposent une réalité toujours plus dense et plus englobante. Elles transmettent au

réel une vie en double et rendent plus confuses ses frontières et les frontières,

jusqu’alors reconnues. L'opposition des évaluations devient brutale: d’un côté,

l’affirmation d’un enrichissement, de l'autre, la dénonciation d’une perte

d'authenticité se révèle par la présence des pseudos et par le jeu des apparences.

98 Claude Levi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962. 99 Voir Gilles Deleuze dans son ouvrage “Le pli-Leibniz et le Baroque”, Minuit, Paris, 1988, Chapitre 5 “Singularité pré-individuelle et l’individu”. 100 Une cohérence s’impose: le nouveau savoir expulse la rhétorique; le technique prévaut sur le politique; l’expansion économique a la fonction d’un calmant dans la mesure où elle engendre la satisfaction consumériste. Mais l’imprévu crée la déchirure: à l’homme statistique, défini par le nombre, à l’homme déterminé par les relations de structures, d’organisation ou de système, s'oppose l’homme revendicateur de la qualité, de l’intensité, du droit à l’imagination et à la singularité. La reconnaissance des limites, au repli individualiste: la culture du narcissisme, à la valorisation de l'instant et du micro-local. Déconstruire tous les accommodements, au refus des dogmes et des affirmations de sens, nous semble aujourd’huit important . Des compensations restent recherchées comme celles des nouvelles religiosités et d’une sorte de paganisme au quotidien, de la consommation de produits culturels rapidement renouvelés. Le voyage et l’errance, de la redécouverte partiellement mythifiée, engendrant un mythe-écologie.

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Sous ce dernier aspect, l’époque est vue comme celle de la simulation, des

simulacres, d’une hyperproduction où tout s’annule. Le propre réel nous apparaît

comme un grand corps inutile. Celui-ci est le passage à la limite, un effondrement où

l’homme lui-même devient une image mouvante qui s’achemine vers le peu de

réalité qui lui reste, celle des visions du monde.

Tout bouge dans tous les sens. Faisant de ce temps celui des ruptures dans

lequelles il y a l’irruption du nouveau, des tensions des contradictions et des

incertitudes. La vérité se fragmente, la science et la technique s'idéologisent et la

figure de l’homme n’est plus qu’une image bougée, au sens photographique du

terme. Sans définition mythique, métaphysique, positive et même culturelle de large

acceptation, l’homme devient un être historique mal identifié. L’indifférence, le

mépris et la violence, à leur tour peuvent l’attaquer à frais plus réduits. Selon

Baudrillard, l’inquiétude et la peur rendent l’homme plus passif, et la puissance

technicienne le rend façonnable. La barbarie fardée deviendrait ainsi son avenir,

dans un monde où la création cède la place à l’ennui, le sacré à l’angoisse,

l’éducation à la programmation des individus. Le monde deviendrait un endroit où

la culture s’atrophie alors que la science s’hypertrophie, où le sensible dépérit et où

l’énergie de la vie trouve mal son emploi.

Des enveloppes successives creusent des individualités en l’homme. Il existe à

travers ces individualités, des fantômes et des rôles sociaux, et non point une

subjectivité pleine. Ces enveloppes restent loin d’être une création originale qui

suppose des structures traditionnelles. Elle reste dans le vouloir d’une

personnalisation éthique, où l’individu moderne est imagé de séduction, illusion

vide et particule liée à la culture de masse. Le monde qui fait part de l’espace

extérieur à l’expérience éthique est celui de la séduction, de la communication, où le

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narcissisme devient un thème central de la culture sociale et où le moi se dilate et

déborde.

Nous constatons que l’espace public du sujet sentant est vidé de sa substance

par une saturation d’informations privées d’une certaine façon de sens.101 Le moi

dans cet espace est dépourvu de forme et d’unité. Il devient ainsi un rien, un

ensemble fluide, sans repères, avec une allure de bulle d’air ou de bulle de gaz qui

fuit dans l’indifférence pure. De cette façon, le moi devient un espace flottant: c’est sa

nouvelle forme. C’est la dissolution du moi qui opère et qui permet la dévalorisation

d’une discipline austère au bénéfice du culte du désir et de son accomplissement

immédiat. Et tout se passe comme s’il sagissait de porter à son point ultime le

diagnostic de Nietzsche sur la tendance moderne à favoriser la “faiblesse de

volonté”, soit l’anarchie des impulsions ou tendances, et corrélativement, la perte

d’un centre de gravité hiérarchisant le tout102 .

Nous assistons à l'émiettement du moi, traversé de messages, étourdi et

capable de marcher en mouvement, selon une expérimentation à la fois

systématique, vertigineuse et brusque. Le moi existe virtuellement dans le sujet

sentant et lui donne une réalité fictive.

101 Voir l’article de G. BALANDIER, "Magazine Littéraire", n°239-240, mars 1987, pp. 25-26. 102 Gilles LIPOVETSKY, “L’ère du vide”, Gallimard, Paris, 1983.

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La frontière

Au cours de cette confrontation, la présence du réel suscite cette question. Est-

ce que l’expérience de l’éthique pourrait se délivrer par un langage de transcriptions,

de témoignages et d’allégories, où chaque partie serrait une métaphore du tout?

En premier, il nous semble qu’il s’agit d’un langage qui offre de l’intérieur de

l’image vers son extérieur. Dans le mouvement de ce langage, un autre mouvement

se déploie. C’est celui où l’homme s’expulse de l’humain pour se laisser voir dans sa

fragilité et dans sa faible existence qui existe en profondeur.

Il s’agit d’une frontière transpercée par l’image. Cette frontière abrite la

“lucidez”. Il s’agit d’une “lucidez” qui ne peut pas être confondue avec la sincérité. La

frontière est un instant de la matérialité du monde dénudé et arraché au temps. Un

langage témoigne pour révéler une espèce de responsabilité visuelle et susciter un

réservoir ininterrompu d’instants signifiants. Un souffle traverse l’extension de cette

frontière qui, de lieu en lieu, s'interroge sur la place de l’homme dans ce processus.

La frontière se meut dans un va-et-vient entre deux espaces, celui de son

intérieur et celui de son extérieur. Ces deux espaces contiennent une puissance. Une

puissance qui retient une profondeur abyssale d’où le sujet sentant peut extraire des

densités d’espace et de temps qui renversent les rôles face à la matérialité du monde

et change le sujet sentant en ombre.103

La frontière est une limite qui porte en elle une densité. Le lieu de cette

frontière a en lui des indications et des orientations à travers la défaite des absolus

sécurisants. En tout cas, dans ce lieu, il existe une sagesse immanente qui se définit 103 Voir SusanSontag, "La photographie, (traduit de l’américain par Gérard-Henri Durand et Guy Durand), Seuil, Paris, p. 197.

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par des exercices spirituels reliés à ce qui est présent, à tout l’univers et aux êtres qui

le forment. Cependant cette sagesse immanente se trouve dans une immanence

tragique où le réel est sans double. Un discours métaphysique la désigne dans sa

structure comme une opération de duplication du monde par laquelle se révèle un

autre réel. Un autre monde au-delà de la limite confère un autre sens et une autre

réalité à son univers individuel.

Cette frontière contient une réalité de l’image qui renferme en elle une

existence ambiguë. L’existence ambiguë se trouve à travers la présence de volumes

sous la lumière. Dans cette frontière, la lumière est la seule dimension du visible. Elle

devient l’objet paradoxal de l’expérience éthique et même un objet métaphysique par

excellence: cet être qui est là, sans être là. L’existence ambiguë perturbe tout- le

temps, l’espace, l’identité, jusqu'à la vérité même de cet endroit frontière. Elle est

quelque chose de fragile, parce qu’elle s’élabore à travers le sujet sentant.

En même temps c’est une expérience inépuisable parce qu’à chaque fois elle

renouvelle les métamorphoses de la présence du réel... “[D]ans la réalité nous

cherchons les objets à travers l’espace, qui n’est qu’intermédiaire, passage et moyen.

Dans l’œuvre d’art, les objets et les gens sont sentis comme engendrant un espace

qui est le seul véritable sujet de l’œuvre. Que voyons-nous? Quelle est notre

véritable image du monde? (Le contour d’une sphère qui se meut sans cesse en

hauteur, en largeur et en profondeur) où les choses apparaissent dans une brume

indéfinie, par les bords comme par le fond, comme dans l’extrême proximité. Nous

ne voyons pas ce que nous regardons, le monde objectif et solide, où les lignes

courbes, sur notre rétine, sont constamment redressées par les rotations incessantes

de nos yeux et par les déplacements de notre corps; où les masses floues du proche

et du lointain sont sculptées en volumes durs, lisses, évidents, par l’accommodation

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trépidante de notre cristallin”.104

Enregistrer parfois une surface plate et sans aucune profondeur, c’est

enregistrer une matière qui est aussi un espace, une épaisseur qui apparaît comme

telle, “Même si l'on n’en voit que la surface, il y a toujours l’affleurement d’une

épaisseur qui nous apprend que l’espace peut être pensé soit comme ce qui sépare

soit comme ce qui relie. Entre la vérité de ce que l’on voit, et qui n’est qu’illusion, et

la vérité du réel inaccessible nous ne sommes pas coincés sans recours. Le

mouvement même de notre quête errante y creuse notre espace de liberté”.105

La frontière est le seul point où l’expérience de l’éthique est poussée à

l’extrême du possible106 dans cette confrontation qui se passe entre l’humain et

l’instinct. Elle se place dans la présence du réel arrachée au réel. Cette frontière est

un lieu limite qui a le comportement d’un noyau duquel tout les mouvements de

l’image sortent en suivant des chemins dans des différentes directions. Les

différentes directions forment des filets qui ont une mobilité aérienne qui se tient en

suspens. Ceci est aussi un point fictif qui correspond à un temps inexprimable et

surabondant de l’histoire de l’homme et de l'affirmation d’un sujet unificateur. Dans

ce point, il y a des intervalles de réalité qui appartiennent à une carte où le réel n'est

qu'un prétexte de passage et ne sert qu'à signaler un désir imageant. Ce point a des

ruptures avec le réel. Il est saisi par des regards pénétrants et tranchants. Cela

constitue des ruptures dans l’univers de l’image, parce qu’il donne au regard et à sa

lecture une façon scintillante et fulgurante de saisir ce qui n’y existait pas.

104 Jean-Claude Lemagny, “L’ombre et le temps, essais sur la photographie comme art”, Nathan, collection Essais & Recherches, Paris, 1992, p. 160. 105 J.-C.Lemagny, “L’ombre et le temps, essais sur la photographie comme art”, Nathan, collection Essais & Recherches, Paris, 1992, p. 164. 106 Une définition prise à George Bataille dans son livre “L’expérience intérieure”, Gallimard, p.52 “par définition, l’extrême du possible est ce point où, malgré la position inintelligile pour lui qu’il a dans l’être, un homme, s’étant dépouillé de leurre et de crainte, s’avance si loin qu’on ne puisse concevoir une possibilité d’aller plus loin”.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 147

Simplement parce que ce point n'avait pas le pouvoir de se faire voir.

En regardant l’image, elle a une force où les lieux communs vacillent et

l’histoire se dérobe. Tous les morceaux abandonnés par le regard sont reconstruits en

des mémoires et insistent sur cette disparition. Il n’y a pas dans l’image des réponses

historiques efficaces puisque la mémoire est celle du blanc, du néant où les figures se

découpent réellement ou virtuellement. Il y a l'ambiguïté qui existe dans une

dissipation de l’histoire et dans une présence de l'inconnu de ces mémoires. Un

inconnu qui lui enlève son illusoire autonomie.

Une divergence se crée entre le réel et la présence du réel. Il y a une séparation

entre le réel qui s’épuise en lui-même et le dépliage de figures et de mémoires

internes à la présence du réel. Le regard du sujet sentant dans sa proximité avec

cette limite qu’est la frontière, se présente comme un éclat entre deux obscurités. Un

éclat qui se libère momentanément de l'angoisse une fois promise . Métamorphose

que la description du monde “tel qu'il est” n'accomplit pas. Il s'agit d'essayer la

description du monde “tel qu'on le désire et le craint”.107

La démultiplication créée par le représentable de ce point, sur cette

photographie s'oppose à la représentation. En effet, la photographie n’est ni associée

ni dépendante d’une perception de la réalité dont les normes sont rigides et fixes

comme le sont celles de la diachronie et de l’obéissance à des principes minimaux de

rationalité, comme celui de l’identité. Il n’y a pas une négation absolue de la

représentation dans cette frontière, mais elle la traverse de mort. Elle se met en face

de l’autre, le photographié avec une vérité relative, celle dont elle peut se servir à

107 FilomenaMolder, “O caos e a ordem”, communication lors d’un colloque à la Fundação Calouste Gulbenkian, 1994. ["Na sua proximidade com a morte, tal como os mistérios do sangue e do sexo, a obra de arte apresenta-se como um brilho entre duas escuridões, libertando-se momentaneamente da angustia, uma vez prometida. Metamorfose que a descrição do mundo como ele é não cumpre. Trata-se de tentar a descrição do mundo como se deseja e se teme."]

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 148

chaque moment photographié, sans rien n’y ajouter qui appartienne à ce moment.

Elle crée des rapports de fécondité entre ce qu’est la photographie et ce qui est

photographié. Elle rend ainsi possible la captation de l'humain en train d'être dans sa

perturbation, dans sa métamorphose et dans sa transformation.

Sur cette frontière, seul le regard peut se promener comme une métaphore. Il

ne suit jamais un tracé déterminé a priori, mais il suit par fluctuation des lignes de

force qui ne sont pas nécessairement visibles. Il s’agit d’une métaphore qui se

poursuit et se cherche dans l’atmosphère de l’image. L’œil du sujet sentant erre en

suivant les mouvements des paysages internes qu’il traverse. Il ne suit pas des lignes

visibles dans l’espace de ce qui est représenté. Il erre dans la lumière, dans l’aller-

retour de la lumière qui glisse, qui se retire, qui vacille et se casse, qui se multiplie et

recommence après une ombre ou un noir mobile. Ce mouvement n’est pas le

mouvement d’un mobile dans son champ de vision, il est lui-même le mobile, et le

champ, qui avec l’espace de la présence du réel, se diffuse, se dilate et s’étend. Le

regard devient sentant, il avale, incorpore et intègre en lui le champ de vision

comme une atmosphère parce qu’il est lui-même atmosphère. Il ne s'agit pas

seulement de recevoir des stimuli, mais de créer en lui une présurface d'inscription,

sur laquelle les stimuli photographiés s’inscrivent. Cette frontière se fait par le biais

d'une métamorphose et d'une perturbation où le sujet sentant se délie brusquement

de son espace de perception et s'installe dans un nouvel espace: l’espace de

l’imagination. Cet espace a en lui une dimension poétique. Il accueille cette

dimension d’un echo émouvant et imageant de ses pensés. Son espace de vision se

transforme en espace de regard. Il s’agit d’exister pour d’une métamorphose en

matière. Cet espace de la présence du réel est un espace intérieur qui devient espace

esthétique.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 149

Ainsi la photographie passe par un néant pour qu’elle ne devienne pas la

copie du monde mais sa métamorphose. Elle a une plasticité photographique qui

implique des creux vides dans la texture de la présence du réel. L’apparence des

volumes sur la photographie ne laisse pas voir son intérieur. Cet intérieur qui est

une plénitude dans la mesure où c’est un pli qui contient un néant particulier sans

être absence de matière. C’est à travers cette plénitude que la présence du réel

s’abrite et laisse voir.

Cette frontière cherche aussi l’intériorité de la présence du réel. Cela implique

de la trouver dans la superficie de l’image. Elle s’exprime dans tout le corps de

l’image. Elle annonce le don de l’ubiquité108 de l’esprit. Selon José Gil, l’ubiquité

dans l’image se présente par la couverture totale de l’espace par l’esprit. Elle

représente une invocation à un endroit autre qui n’est pas dans l’espace. Ceci se

retrouve incessamment signalé par l’évidence de petites perceptions. D’une autre

façon, la non-présence de l’intérieur crée l’instabilité des limites, l'indéfinition de ses

contours et l’indécision des formes.

L’image photographiée par S. Salgado nous semble un morceau arraché à

l’existence de ces personnes. Dans ce morceau, il existe une torsion entre l’intérieur

et l’extérieur de l’image qui est presque impossible à soutenir. C’est au niveau de

l’imagination du sensible que cette torsion se situe et dans les rêves de la matière qui

restent. L’ombre reste dans la trace inversée de la lumière. Cette torsion entre

l’extérieur et l’intérieur apparaît à travers un corps d’ombre presque impossible à

saisir. L’ombre se voit, sans que le sujet sentant puisse la toucher. Elle se présente au

sujet sentant sans odeur. Le sujet sentant regarde l’ombre de la chose photographiée

et signale que cette chose elle-même, dans sa matérialité, n’est pas là, qu’il ne

108 Je renvoie à José Gil dans son livre, “A imagem-nua e as pequenas percepções; estética e metafenomenologia”, Relógio d’Água, Lisbonne, 1996, dans le chapitre: “Profundidade e ubiquidade. A lentidão”.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 150

subsiste que son apparence. Cette ombre s’oppose à la matière et à la présence sans

lequelles rien n'apparaîtrait vu qu'il n’y a pas de lumière sans ombre et que l’ombre

est le relais du visuel. C’est une représentation par l'ombre qui n’est qu’illusion et

qui n’est que manque de lumière. Ce morceau arraché à l’existence est un volume

qui se révèle là où il bascule dans l’inconnu.

Dans la frontière une autre dialectique aussi profonde que celle de la lumière

se creuse. C’est celle de la vue et du toucher vis à vis du sujet sentant. Le regard du

sujet sentant qui garde ses distances, se manifeste par l'interception de la lumière. Et

c'est à travers cette distance que le regard du sujet sentant s’oppose au toucher. C’est

la présence du réel purement visuelle, qui n’a pas de mains. La distance interdit au

sujet sentant de manier la réalité, de la modeler et de la façonner. Pour la manier, il

l’inscrit dans les instants, dans les mouvements d’ombre et de lumière qui saisissent

les empreintes à distance. Les empreintes impressionnent, touchent les sens de la

vue et du voir. Elles touchent la lumière. Elles sont la réflexion intemporelle sur les

surfaces dont la vérité touche des volumes et capte des reflets. Il s’agit aussi d’une

méditation sur la durée et l’intériorité opaque des formes dans la présence du réel.

La lumière se laisse transmuer en matière, non pas pour donner des impressions, ou

pour éclairer, mais pour être de la lumière condensée sur elle-même. Les formes

dans la présence du réel sont des bulles de lumière concentrées sur elles-mêmes.

Le sujet sentant dans cette photographie touche à des extrémités où des

moments intimes s'arrêtent sur leur propre résidu pur et sombre. À cette limite qui

est aussi une frontière, il ne reste plus qu'un geste de présentation replié sur lui-

même comme une visibilité idéale sans autre contenu que celui de sa propre lumière.

Le sujet sentant veut souvent rester dans un désir ou dans une volonté de sens tout

en oubliant que les structures de l’”image éthique” ont une structure de fuite et de

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 151

perte où le sens désiré perd, peu à peu, tout son sang. De cette façon, un désir

demeure métaphysique. La présence du réel s'épuise et se consume. Elle se retire en

tant que fantôme ou fantasme de l’idée destinée à s'évanouir dans sa propre

présence idéale. Elles se retire en tant qu'“image de”, image de quelque chose ou de

quelqu'un qui ne serait pas une image. Elle s'efface comme un simulacre ou comme

un visage de l'être, une empreinte d'un modèle ou comme une expression d'un

inimaginable. Il ne s’agit pas des proliférations de vues. Il s’agit des vestiges où la

présence du vestige a son reste, a son frayage de présence. Un vestige qui ne se laisse

pas effacer sur sa propre trace ou sur son propre passage. Il est devenu un vestige

sans Dieu109. La présentation de l'idée est l’endroit qui demande au sujet sentant une

identification possible avec ce qui s'expose. Il y a la demande d’un sens dans

l’homme mais pas n'importe comment. Probablement, un vestige de l’être dans

l’homme, une recherche sensible dans laquelle ou par laquelle l'image s'efface et se

retire.

Sur cette frontière, la peau de la présence du réel qui s'expose est une face.

C’est une surface dissimulée du corps de l’“image éthique” qui s’expose. Dans

l'ordre du plat et de l'aplat, l'étendue horizontale de l’image n’a pas de référence à la

verticale tendue du sujet sentant. Elle est pour lui une touche du réel qui se

transforme. Il ne s'agit pas d'une présentation ni d'une représentation, il s'agit d'un

passage, le “s'en-aller” de toute venue à la présence.

Cette touche n'identifie pas, elle demeure dans le reste d'un passage qui

appartient à ces deux personnes. Le reste de ce passage s'appelle exister. Il est l'être

passant de l'être même. Dans la venue et dans le départ de ces deux personnages et

109 Un vestige sans Dieu est une trace où il existe une intimité entre l’humain et le divin. Voir Maria Zambrano “O Homem e o divino”, premier Chapitre: “Deus morreu” ; “O delírio do super-homem”; Relógio d’Água, Lisbonne, 1995.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 152

dans sa succession temporelle, il y a le dépassement des limites que l’espace inflige.

Celui dans l'écartement, dans le rythme et dans l'évanouissement de l'être.

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1.2- Les morphologies de l’expérience éthique dans l’œuvre d’Helena Almeida

“Ainsi à partir de 1980/81, Helena Almeida commence à utiliser le noir comme

exorcisme de la catastrofe, du deuil. Comme conquête de la liberté, de la joie- au delà

de la mort-du-corps”.110

Souvent, l'homme apparaît comme un criminel qui va à la recherche d'un

crime unique qui devrait le calmer et le réaliser dans sa nature. Il va à la recherche de

son crime, qui consistait à tuer la semence de Dieu, la parole, la lumière, son futur

infini. "Dieu est mort" est le cri né des profondeurs où le crime se crée. Un crime,

comme tout autre, qui est né des entrailles. Celui-ci ayant été pourtant né des

entrailles de la vérité ultime de la condition humaine. Une limite de la condition

humaine, probablement comprise comme un délire humain et seulement humain, est

acceptée comme le plus terrible des cauchemars nés des entrailles humaines. La

tragédie montre, sous une lumière sombre, le besoin de ce crime et celui du sacrifice.

Comme si ce dernier était la forme initiale, sacrée du crime ou un sacrifice mené ou

gardé dans les limites de l'humain, et rien d'autre.

La fatalité du crime, la manifestation de la destinée qui aveugle quand l'on

veut ne plus voir, accomplit rituellement le centre de la tragédie. La tragédie même,

est le lieu où Dieu fut mort. Tout criminel amène quelque fatalité, un résidu sacré, un

reste de sacrifice et de tragédie. Parce qu’il s’agit d’un crime qui tue le divin qui

s'offre à lui et qui lui résiste, dans une sorte de vertige, de tentative ultime pour le

submerger définitivement dans son sein. Ce crime profère un cri où il y a une mort,

110 Texte d’Ernesto de Sousa dans le catalogue “Helena Almeida Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”, Fondation Serralves, Porto, 1995. Traduit en français par Jean Pièrre Léger.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 154

pour y absorber Dieu en soi. Pour communier dans la mort de manière absolue, il

cesse d'avoir cette différence entre la vie divine et la nôtre. La mort de Dieu est ainsi,

enterrée dans nos entrailles humaines. L'être devient l’abîme et nous ne retombons

pas dans le rien mais dans l'infernal labyrinthe de nos entrailles. Car tout, dans

l'humain, peut être anéanti: la conscience, la pensée et toute idée et même sa propre

âme, cet espace médiateur vivant, peut se replier sur soi-même et donner l'illusion

d'un anéantissement total.

Le travail “Noir Aigu” d’Helena Almeida sur lequel nous avons fondé

l’expérience de l’éthique, nous a replacé à travers cette expérience dans un aspect qui

concerne l’Homme. Dans sa recherche picturale d’Helena Almeida, “Noir Aigu”,

l’obscurité palpite et nous accueille, là, où il faudra renaître. Etre dans soi-même, se

dévorer, dans un amour tourné contre soi-même. Dieu a pu mourir, nous l’avons pu

tuer, mais seulement en nous, en même temps que nous le faisons faire descendre à

notre enfer, à nos entrailles où l'amour naît.

Rêver dans cette œuvre d’Helena Almeida a été la forme la plus ténue d’un

délire. Le délire111 de devenir Dieu (la déification), de parvenir à être divin, le plus

profond. L'être pour elle, ne fut probablement jamais une question mais toujours une

réponse. Dans l'être, l'homme semble exister, il semble avoir enfin trouvé sa place.

Un lieu exact, être dans une profondeur noire. Il se dispose à vivre à partir de ce lieu

dans une solitude délimitée, où rien ne peut plus se mélanger. C’est à cet endroit que

l'esprit surgit. Ce lieu de l'être qui est humain, est une enceinte propre, exclusive,

parce qu’il est aussi le lieu où l'homme échappe au monde des entrailles. Dans ce

lieu rien n'est énigmatique, la clarté détruit l'énigmatique. Mais l’être suit sa

croissance maximale jusqu'à une limite: le divin est défié. Un horizon ultime

111 Le délire est un dieu sombre, donc un roi sans substance qui s’offre sans masque ni musicalité. Il se donne comme la spacialité se donne aux corps, la visibilité aux présences et comme l’âme de tout ce qui respire.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 155

retrouve en soi-même le garant de son existence en liberté.

Mais le dieu qui est né, est un dieu né des entrailles humaines, engendré dans

la solitude. Ainsi nous avons été enivrés en détruisant nos limites et notre définition.

Nous avons été livrés dans la tragédie de la liberté ou dans une liberté vécue

tragiquement.

Mais nous sommes des créatures du temps, qui ne peuvent pas renoncer ni ne

peuvent vouloir l'éternité. Une vie qui peut être épuisée dans un seul instant doit

continuer à se déployer dans le temps. Nous s’avons que l'innocence ne parcourt pas

des cycles, elle n'a pas d'histoire. Elle est libre de tout mais non-pas de la mémoire,

du poids de soi-même.

Ce “divin” découvert par cette expérience éthique, nous a séduit et fasciné. Il

a sacrifié l'homme face à soi-même (le divin), s'abîmant en lui. Tout l'humain a été

détruit, sauf le temps. Il n'a pu se débarrasser de la charge du temps, résistance

implacable que la vie humaine oppose à tout délire de déification.

Ainsi nous avons fait une descente dans l’être par une magie. Helena Almeida

ne montre pas un visage, elle ne se laisse pas figurer dans l'être. Elle figure dans un

paysage qui existe sous une forme volumineuse. L’existence de son corps a des

temporalités propres, aux clartés immédiates, à l'intérieur des contextes mis en

évidence. L’expérience de l’éthique est dirigée par la destinée d'un corps, là, où il

exprime sa vulnérabilité comme une force et son enfantillage comme une arme.

Il y a un récit des origines qui ne peut pas s'expliquer, l'avènement d'une

figure qui ombrage sa réalité. Il a un récit qui devient orageux. Une tempête visuelle

avec une grande frénésie garde l’œil perdu dans le noir. Le grand plan noir, intense

et fluide est le prolongement de ce corps. Un corps d’artiste qui documente une

recherche picturale qui va aux extrêmes d'un acte de peinture.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 156

Notre œil n'a pas été prisonnier d'une vision monoculaire, et pour cela il s’est

déplacé d'une manière interne et non pas mécanique. De cette vision des délires

naissent, confus, inconscients, peureux et abrutis comme celui des moribonds en état

d'hallucination. L'âme a pu se mouvoir avec un rythme qui possède des

mouvements dramatiques et qui essaye d'effacer leur piste symbolique. Elle a pu se

mouvoir avec un pouvoir symbolique, pris dans les changements de luminosité, qui

correspond au message ancien de la peinture et qui ne pourra jamais être verbal.

L'infiniment subtil de l’acte pictural a été fixé par magie sur une superficie

intemporelle.

Helena Almeida nous met en contact avec des morphologies. Elles se

présentent dans l’ouverture d’autres espaces112 : le virtuel, le réel et l’imaginaire. Le

témoignage de ces espaces déclenche une lecture picturale des ouvertures qu’Helena

Almeida nous propose. Nous chercherons les indices et l’identification des contours

de ces espaces. Ce qui permettra une éventuelle preuve matérielle de l’existence ou

de la virtualité des espaces cités par Helena.

L’artiste se couche sur le papier jusqu’à une large déchirure. La très grande

tache noire est-elle une empreinte dessinée à la surface de la feuille? Mais si cela est,

dans quel espace se projette celle qui sort, ou ressort, de la blessure ouverte du Noir?

Des questions comme: jusqu’où l’illusion peut-elle irréaliser la réalité? ou la

confusion ne proviendra-elle pas de la méconnaissance de la réalité même se sont

installées où bout de cette expérience de l’œuvre. Pour être plus clair, nous

112 Dans le catalogue publié par la Fondation Calouste Gulbenkian “Helena Almeida”, l’artiste dit “Nunca fiz as pazes com a tela, papel ou qualquer outro suporte. creio que o que me fez sair do suporte, através dos volumes, fios e de muitas outras formas, foi sempre uma grande insatisfação em relação aos problemas do espaço; Quer enfrentando-os quer negando-os eles têm sido a verda de constante de todos os meus trabalhos.(…) Creio estar perto da verdade se diser que pinto a pintura e desenho o desenho. …as imagens interiores aparecem-me sempre tão directas e transbordantes, que era como se eu estivesse virada do avesso e elas alastrassem como um borrão de tinta na água”.p. 17

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 157

montrerons que dans l’espace pictural d’Helena Almeida l’expérience de l’éthique

renvoie à trois morphologies de l’œuvre.

La première est celle d’un lieu suggéré par des vérités singulières, la deuxième est

un discours controverse qui est dénoncé comme tragique et non fataliste et la

troisième est celle d’un affect113 de vérité.

113 À partir d’une première définition d’affect dans le livre, “Qu’est-ce que l’éthique? ”,Robert Misrahi, Armand Colin, Paris, 1997, p.231, “L’affect contenu de conscience issu Désir et porté par lui, c’est-à-dire: manière intuitive et directe selon laquelle le Désir se déploie et est ressenti. Il est vécu comme “receptivité”, il exprime une affectabilité, une possibilité d’être personnellement marqué par ses propres choix et par les événements. Il est tenu traditionnellement pour être passif (émotion, joie, tristesse, colère, indignation, admiration); il est aussi tenu parfois pour être issu de l’”inconscient” (psychanalyse).Il est en réalité un choix d’attitude, motivé par les contenus actuels du Désir et par les fins qu’il poursuit (la soufrance d’autrui “affect” les uns, mais non les autres, elle produit chez les uns une souffrance sympathisante et chez les autres un plaisir sexuel: le contenu affectif dépend de la personnalité et des choix du sujet, ce contenu est actif).” Nous avons placer l’affect à partir de deux définitions, une de Gilles Deleuze et l’autre de Christine Buci-Gluksmann. Dans le livre " L'enjeu du beau Musique et Passion", de Christine Buci-Gluksmann; Galilé, Paris; 1992; pp. 163,164,: " cette réfraction esthétique d'une passion non passive, réinventée à partir des Grecs et matrice esthétique de la manière, de la mélancolie. Ni nostalgie, ni désinvestissement impossible de l'objet, ni simple sentiment ou affection, l'affect mélancolique est plutôt une condition « transcendentale« de la genèse des formes."; " (…) infinitésimal de son retrait, l'affect est ici la tonalité de l'idée, et la matière porte cet affect dans l'entre-écoute des masses. (…) Ce vocabulaire des affects se décline dans tous ses sens: mouvoir et se mouvoir, se déplacer, provoquer, s'adresser à, et émouvoir." La définition d’affect de Gilles Deleuze: “L’affect n’est pas le passage d’un état vécu à un autre, mais le devenir non humain de l’homme. (…) Ce n’est pas de la ressemblance, bien qu’il y ait de la ressemblance. Mais justement ce n’est qu’une ressemblance produite. C’est plutôt une extrême contiguïté, dans une étreinte de deux sensations sans ressemblance, ou au contraire dans l’éloignement d’une lumière qui capte les deux dans un même reflet. (…) Ce quelque chose ne peut pas être précisé autrement que comme sensation. C’est une zone d’intermination, d’intermination, d’indiscernibilité, comme si des choses, des bêtes et des personnes (Achab et Moby Dick, Penthésilée et la chienne) avaient atteint dans chaque cas ce point pourtant à l’infini qui précède immédiatement leur différenciation naturelle.” , dans “Qu’est-ce que la philosophie?” , de Gilles Deleuze et Felix Guattari, ed. de Minuit, Paris, 1991, p. 164.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 158

Le lieu

Nietzsche a montré que l’humanité préfère vouloir le rien que ne rien vouloir.

Cela est la volonté d’un néant qui est comme la doublure d’une nécessité aveugle. La

vérité sera dans son invention, la seule chose qui soit pour tous. Elle ne s'effectue

réellement que contre les opinions dominantes, lesquelles travaillent toujours pour

quelques-uns. Et ces quelques-uns disposent de leur position, de leurs instruments

médiatiques. Mais surtout ils ont la puissance inerte de la réalité et du temps, contre

ce qui n’est jamais, comme toute vérité, que l’avènement hasardeux, précaire, d’une

possibilité de l’intemporel.

La vérité dans ce travail d’Helena Almeida se situe dans la réalité d’une fiction

picturale. Elle fait partie d’une surface où vit un petit peu d’être et beaucoup

d’ombre. La singularité de cette vérité d’Helena Almeida détache sa figure. Elle la

détache des incidents et des accidents de son existence terrestre. Ce corps, qui se

transforme en un corps pictural, lévite. Il se renferme dans un cercle où il y a

plusieurs vérités. Ces vérités sont singulières, elles nous demandent de les

expérimenter. Ce qui implique l’expérience de l’éthique, parce qu’elle se fait par

l’instinct. Nous n’avons pas besoin de la définir car il nous paraît ainsi qu’elle fait

partie de ce qui interdit toute idée, tout projet de pensée cohérente, et ne se permet

pas d’aplanir des situations impensables. C’est une expérience sentie chaque fois que

nous agissons sur l’œuvre avec notre regard.

Ce travail d’Helena Almeida se présente comme agencement d’un lieu114. Il est

114 Agencement d’un lieu à partir de ce qu’Helena Almeida dit de son espace pictural: “Sinto-me quási sempre no limiar onde esses dois espaços se encontram, esperam, hesitam e vibram.”, “História da imagem fotográfica em Portugal- 1839-1997”, António Sena, Porto Editora,Porto, 1998, p. 318.

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constitué par des vérités singulières. La première est celle d’un lieu, la deuxième est

celle d’un discours tragique, la troisième est celle d’un principe de l’histoire interne

du propre acte pictural et la quatrième celle de la spatialisation de l’imagination

corporelle. C’est quatre vérités singulières qui font partie de la première

morphologie sont en relation avec des voyages à la fin des limites possibles

qu’Helena Almeida et son corps présentent. Ces limites mettent en scène

l’impossibilité de peindre. En termes dramatiques, les limites sont donc posés et

étroitement mêlés. Ils contiennent l’urgent désir d’une respiration spatiale

personnelle et un questionnement existentiel sur la réalité des êtres et des choses

(question qui hante tous ceux qui osent penser librement).

L’artiste précise ailleurs: “la toile, le papier ou un quelconque autre support ne

m’a jamais laissée en paix. Je crois que ce qui m’a éloigné du support, à travers des

volumes, est la grande insatisfaction que m’apportent les problèmes de l’espace”.115

Les vérités singulières sont misent en œuvre sur la variation d’un corps, celui

de l’artiste. Son corps n’est pas un autoportrait. Il existe une attention férocement

physique et le contrepoint obsessionnel entre sa réalité et sa existence.

Il n’existe pas une Éthique, mais l’ “éthique de…”. Parce qu’il n’y a pas non

plus un seul Homme, mais autant d’hommes qu’il y a de vérités, et autant de types

subjectifs qu’il y a de procédures de vérités. Ce travail nous laisse entrevoir une

structure qui se donne dans des morphologies116 qui se donnent dans les espaces

115 Texte de l’artiste publié dans le catalogue “ Dramatis Persona: variações e fuga sobre um corpo” de la Fundação Serralves, Porto, 1995. 116 Morphologie est employée dans le sens de Merleau-Ponty “Le Visible et l’Invisible”, Gallimard, Paris, 1991: “ (…) ce ne sont pas de simples contenus dans une spatialité de relation (i.e. positive): ce ne sont pas des paries de l’espace, ce sont des parties totales, des découpages dans un espace englobant, topologique(…)” , p. 270.

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établis par l’artiste: “le réel, le virtuel et l’imaginaire”.117 Ces espaces contiennent des

vérités singulières. Ces vérités libèrent le peintre du devoir de la réduction à

l’identique puis de lui-même, de ces tics manuels qu’impulse le corps comme autant

de gestes répétitifs qui briment l’imaginaire et mettent la création118 en danger de

mort. Ainsi Helena Almeida entrechoque le réel et le virtuel, le présent et l’absence,

la mémoire et l’innovation. Elle découple les possibilités d’inventions d’espaces

“qu’on ne saurait voir avec les yeux”.119 Ces lieux de l’espace se sont érigés à travers

des parcours spécifiques entre Helena Almeida et la photographie. Ils nous sont

dévoilés par l’impossibilité de peindre120 et ce que cela signifie.

Ces lieux de l’espace érigés par le travail de l’artiste relèvent d’une expérience

où il peut y avoir différents types subjectifs de vérités. De cette façon, ces lieux

suggérés par des vérités singulières d’un espace coexistent avec l’œuvre. Ils ont un

rapport de synchronisme avec le moment ultime de l’avancer du temps perçu qui

déchaîne l’espace de notre regard. Cette coexistence n’est pas unificatrice, c’est

pourquoi, il ne nous semble pas possible de parler d’une Éthique, mais de l’ “éthique

de…”.

Ces morphologies selon leurs modalités onthologiques et esthétiques réel,

virtuel et imaginaire constituent la condition nécessaire pour que le sujet sentant

117 Voir “Helena Almeida e o vazio habitado”, dans Colóquio, de la Fondation Calouste Gulbenkian, février, 1977. 118 C´est ce qu´Helena Almeida dans les années 70 commence à présenter dans une perfomance déambulatoire à la manière des porteurs de publicité arpentant les rues: L´artiste porte un monochrome sur son buste, les deux bras pendant de part et d´autre de la toile, hermétiquement emmaillotés, inutiles et inutilisables. La charge est férocement ironique et dénonce l´impuissance des théoriciens bavards, la stérilité que masquent leur discours. Très vite, H. Almeida abandonna cette dénonciation, la destruction de la toile et du cadre lui apparaissant après les réelles audaces des années vingt, une provocation inutile puisque déjà intégrée à l´idéologie de la création contemporaine. Pour l´artiste, dénoncer n´est pas créer et seul lui importe de “créer des aspects qu´il ne serait pas donné de voir autrement avec les yeux”. 119 Voir “Inhabited Drawing, Inhabited Painting”, Módulo ( livre d’artiste), Lisbonne, 1979. 120 Lire le texte d’Helena Almeida de 1976 où elle dit “Nunca fiz as pazes com a tela, papel ou qualquer outro suporte”, dans le livre “Helena Almeida” , Fondation Gulbenkian, Lisbonne, 1982.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 161

puisse entrer dans cette œuvre et ainsi chercher, parcourir et trouver le lieu de

l'expérience éthique où elles sont également, le support où Helena Almeida peint et

habite sa peinture.

“Pour vivre, il faut chercher dans les ténèbres; il faut parcourir un lieu pas

plus haut que la hauteur d'une bête, et le trouver recouvert de multiples

spectacles”.121

Il faut chercher, parcourir et trouver...

121 Phrase de Maria Gabriela Llansol lors d'un prix du Roman et Nouvelle de l'Association Portugaise d' Écrivains transcrit par le journal Diario de Noticias, Lisbonne, 30 juin, 1991.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 162

La vérité singulière du lieu

Dans la recherche picturale d'Helena Almeida il existe un mouvement qui

dégage la vérité de la peinture vers un autre lieu. Ce mouvement est celui où le corps

pictural122 est pris dans la différence entre “être” estar et “y être”123 ser . Cela veut

dire que le corps pictural est dans une superficie et il est en même temps sa propre

superficie. La vérité est dans ce entre-deux où nous pouvons voir des espaces

pictoraux gris photographié. Ce lieu est distinct de ce qui l’entoure, de toute

superficie proche car la quête se fait par les doigts, par les mains, par la bouche, par

les yeux, par le cou, par la tête, par les pieds et par les bras, jusqu'à ce que le sujet

sentant arrive à définir un autre lieu. Celui d'un intérieur qui entraîne avec lui le

corps pictural lorsqu'il est déplacé.

Dans le lieu du corps pictural, il existe un intérieur perçu par le regard du

sujet sentant, et un autre corps qui est extérieur à la perception et qui impose au sujet

sentant des conséquences qui le conduisent jusqu'à des frontières-limites encore

perceptibles mais non connues. L'usage et la pratique que ces frontières-limites

impliquent permettent une expérience résiduelle du lieu où la peinture s'inscrit. Ce

122 Nous l'avons défini ainsi parce que ce corps photographié dans le noir appartient à la peinture. Il est du domaine des effets qui appartiennent exclusivement à la matière. C'est Helena qui le dit " Por isso, e agora, quis fazer o negro com o meu corpo - para ver", texte publié par la Fondation Calouste Gulbenkian, dans "Helena Almeida", 1982, Lisbonne. Nous avons enchaîné cette définition à ce qu’Étienne Souriau définit par pictural dans " Vocabulaire d'Esthétique", PUF, Paris, p.1134: " En revanche, René Passeron aborde le concept sous un autre angle. Dans son texte "Sur l'apport de la poïétique à la semiologie du pictural", il l'analyse à partir du faire, de la praxis du peintre.(…) le pictural au-delà de toutes les lectures qui peuvent être faites de l'œuvre, est "ce qui constitue la présence matérielle de cet objet singulier, le tableau, capable, par sa présence même, de déclencher dans mon regard une sorte d'éblouissement devant ce qui est". (…) loin d'être une essence, est un ordre ouvert, tributaire de l'aventure instauratrice, créatrice, de la peinture. (…) Toute peinture est aussi métapeinture, et pour véritablement comprendre le pictural, la voie d'accès la plus féconde n'est peut-être pas le discours, mais l'acte de peindre lui-même". 123 Voir note 41.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 163

lieu n'est plus mais il y est encore, ou alors, il est toujours mais il n'y est plus. Le lieu

du corps pictural est une tache absente de couleur. Il est le noir qu'Helena Almeida

ouvre dans cette œuvre. Ce lieu expérimenté par le sujet sentant se rapporte à l'acte

de connaître par le sentir des sens, pour que le sujet sentant puisse déterminer avec

exactitude la quête des lieux où Helena Almeida se place et place le sujet sentant.

En tant qu'artiste, Helena Almeida se place dans un espace réel, le sujet

sentant étant placé dans un espace virtuel.124 Il y a un échange de places entre le lieu

et le support, le sujet sentant devient, lui même, un espace imaginaire. Il y a trois

espaces et trois définitions d'espace dans son œuvre: l'espace réel (où la chose est

considèrée en elle-même et non pas les moyens qui l'expriment), c'est l'espace que

l'artiste choisit, pour y être et être dans un espace réel. Le sujet sentant est placé dans

un espace virtuel, où il existe seulement comme une faculté ou comme une

possibilité qui passe de temporalités en temporalités sans permettre au lieu de s'y

ingérer. À partir de ce mouvement qui est implicite dans ses œuvres, les différents

passages du réel, imaginaire ou virtuel, vécus par le sujet sentant essayent de

réhabiliter l'invisible selon une notion de réalité. Une notion d'apparence sensible

qui s'offre en tant que réalité.

De cette façon, l'espace imaginaire se place dans l'échange avec le support. Un

soi-même qui se transforme en espace imaginaire, qui risque une représentation,

dans une de ses dernières vérités.

Comme s'il s'agissait pour Helena Almeida de transporter une manière d'être,

124 Helena Almeida dans un de ses textes raconte comme cela se produit lors de son travail " O que aqui exponho não são as impressões ou as marcas de artista, mas sim a representação da renúncia a essa espécie de registos. Mas essa renuncia é reencontrar outro espaço e cair noutra armadilha poética. Pois ao colocar-me como artista no espaço real e ao espectador no espaço virtual, ele troca de lugar com o suporte, tornando-se ele próprio espaço imaginario. Ser uma realidade. Ser um apelo à possessão de alegrias íntimas. Ser o repouso desenhado. Viver o interior quente duma linha curva. Reencontrar a paz num desenho habitado". Texte dans le catalogue "Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo", publié par la Fondation Serralves, Porto,1995.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 164

ou une manière d'y être, dans la peinture ce lieu suggére deux vérités singulières:

“peindre la peinture, et dessiner le dessin”.125 Avec cela, Helena Almeida dénonce,

avec plus d'emphase, le caractère idéologique de l'art, l'acceptant pour mieux le nier.

Elle déchiffre la narration d'un acte de peinture qui est apportée au sujet sentant par

une histoire secrète et interne de l'acte pictural jusqu'à sa dernière possibilité ou

jusqu'à sa dernière conséquence. Son regard sur l'histoire de l'acte pictural est ainsi

celui d'un peintre lucide qui attend un épilogue sans avoir besoin de l'absolu d'une

vérité.

Elle accepte, sans hésitation, d'appartenir directement à ses peintures habitées,

tout en oubliant les incidents et les accidents terrestres du corps. Tout cela pouvant

être situé dans un passage entre l'irréalité de ce qui est quotidien et la réalité d'une

fiction, d'une fable. Le paradoxe est clair comme de l'eau de roche et il est, pour cela,

vertigineux. Helena Almeida est isolée dans son âme et elle est consciente de son

irréalité. Elle se retire de l'histoire, c'est à dire qu'elle se retire d'une opacité pour

pouvoir entrer dans une transparence qui a dilué son identité, c'est à dire, son nom.

Dans ce lieu suggéré par des vérités singulières de l'espace, il y a un

labyrinthe dans lequel la représentation d'Helena Almeida se perd. C'est, peut-être,

un monde que peu d'êtres habitent, mais où il y a beaucoup d'ombres d'êtres. Cela

signifie retrouver un autre espace ou tomber dans un autre piège poétique. Un piège

poétique qui fait la révélation de son irréalité, de la recherche de soi-même qui se

termine comme dans la poésie de Fernando Pessoa par la recherche du moi- perdu,

retrouvé, reperdu- existé pour ne pas mourir. Cette vérité singulière a une fertilité

secrète qui détruit graduellement le moi d'Helena Almeida pour enfermer le sujet

125 C'est ce qu'Helena Almeida dit a propos de son travail d'artiste "Creio estar perto da verdade se disser que pinto a pintura e desenho o desenho. Não se expõem, mas expõem, podendo assim denunciar com mais ênfase o caracter ideologico da arte, aceitando-o para melhor o negar". Texte d'Helena Almeida, de 1976, dans un livre sur l'artiste publié par la Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 165

sentant en lui-même et ainsi le condamner à vivre avec un fantôme ou comme un

fantôme dans l'irréalité dont il fait partie. Ce qui est singulier est ce qui n'a pas de

nom, ce que les mots ne peuvent pas invoquer. Pour Helena Almeida, savoir

implique un apprentissage et une connaissance , où mourir et rêver se passent,

finalement, dans la solitude.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 166

Les vérités singulières du lieu dans cette œuvre d'Helena Almeida

contiennent l'objet représenté qui se perd en lui-même selon sa propre volonté.

Le corps d'Helena Almeida plongé dans le noir fait partie de ce que Georges

Bataille définit comme une expérience intérieure, “un voyage au bout du possible de

l'homme”.126 À travers le corps d'Helena Almeida, il existe ce voyage au bout du

possible parce qu'il y a la volonté d'entrer dans une obscurité où tout bruit et tout

son se perd en lui-même. Son corps se vide, reste sans sens, pour qu'il soit seul dans

son désespoir. Un désespoir donné par le mot ou par le nom que l'expérience

implique.

Le noir qui enveloppe son corps comme un tissu en velours dans ses

photographies (voir les images ci jointes) fait en sorte que la notion d'expérience

s'articule comme un muscle dans l' intérieure de l'éthique expérimentée par le sujet

sentant. Cette expérience s'ouvre comme un œil éclos au milieu du crâne qui se

contemple dans sa nudité: “un œil s'ouvrant au sommet de ma propre tête”.127 Ce

corps reste ainsi dans le noir comme un être isolé, étranger à ce qu'il n'est pas. Il est

comme une forme par laquelle une vérité liée à son existence lui apparait sans lui

dire comment.

Sans que le sujet sentant ne se situe à un point déterminé devant l'œuvre, il

traverse vite par le regard cet être dans le noir sans substance temporelle. Une

lumière et une température circulent réciproquement entre sujet sentant et l'œuvre.

Elles créent ainsi des clartés intimes entre le sujet sentant et l'œuvre qui permettent

126 Nous avons pris dans ce contexte l'expérience intérieure dans le sens de Georges Bataille parce que sa définition est d'une très grande profondeur, elle rencontre d'une certaine façon la densité que nous voulons donné à la reflexion : "l'extrême est le seul point par où l'homme échappe à sa stupidité- mais en même temps pour y sombrer", "dans l'expérience, il n'est plus d'existence limitée. (…) lié à l'extrême, fait en même temps d'un homme une multitude, un désert", pp. 40/51, “L'expérience intérieure”, Galimard, Paris, 1992. 127 Georges Bataille, “L'expérience intérieure”, Gallimard, Paris, 1992,p. 93.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 167

d'établir entre eux un entendement clair et imaginaire.

L'expérience de l'éthique devient dans cette œuvre un des extrêmes de cette

possibilité. Elle existe ainsi à travers la morphologie des trois espaces de son œuvre:

l'espace réel où Helena Almeida n'est point, car il ne s'agit pas d'autoportraits (il

s'agit d'un réel avec un espace habité); l'espace virtuel qui est ouvert, avec un temps

qui est le temps de l'échange de places entre le support et notre lieu; l'espace

imaginaire qui notifie le soi-même et la découverte d'être seul qui n'est point la

découverte du moi ni de la pensée sur le moi, ni un problème d'identité. L'expérience

reste dans une veille attentive qui atteint de cette façon la fusion de l'objet et du

sujet.

L'absence d'existence du corps d'Helena Almeida est une limite de sa

représentation picturale. Il s'agit d'un lieu où Helena Almeida habite. Comme si cette

habitation128 était un événement biologique ou physiologique et où elle n'est point

Helena Almeida. En cela, il existe une liaison à l'extrême de l'expérience éthique

parce qu'il s'agit de faire le sujet sentant rentré dans la vérité d'un lieu. Cette vérité

du lieu est celle d'un apprentissage sensible qui induit un sentir avant qu'une

intelligence n'y soit induite. L'apprentissage donne ainsi la possibilité au sujet

sentant de pouvoir être et d'y être dans l'obscurité du mot éthique." [Il] me faut

maintenant mourir (moi même), m'accoucher moi même. (...) [N'être] que l'homme,

ne pas sortir de là; c'est l'étouffement, la lourde ignorance, l'intolérable"129 .

Helena Almeida dans un de ces textes130 nous dit: “n'étant plus face à face

avec Dieu, je suis déjà seule et irrémédiablement face à ma face, ce qui est l'unique

128 Une habitation est le lieu pictural où le corps d’Helena Almeida demeure. 129 Voir George Bataille “L'expérience intérieure”, Gallimard, Paris, 1992, p. 93. 130 Texte d'Helena Almeida dans le catalogue "Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo", publié par la Fondation Serralves, Porto,1995.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 168

chemin pour me découvrir dans les autres”. Helena Almeida est détruite dans

l'infinie possibilité de ses identités semblables et dans un voyage vers la fin du

possible. Cette vérité singulière qui fait partie des différents espaces proposés par

Helena Almeida parle au sujet sentant avec une bouche dans une autre bouche:

“l'essentiel est à l'extrême du possible où Dieu ne sait plus rien, désespère et tue”.131

Cela entraine le sujet sentant et le dilue dans l'expérience de l'éthique. Le

sujet sentant se perd dans l'objet représenté, et l'éthique se définit comme une valeur,

distinct des profondeurs existentielles. Le sujet sentant n'est plus un corps en cette

expérience avec l'œuvre. Il est juste une fluctuation de la temporalité que cette forme

traverse dans l'œuvre . Il s'approche de la forme pictural sans rien lui voler, ni

opérer une scission. Sans fuite possible, le sujet sentant aperçoit le déchirement qui

constitue sa nature et dans lequel il transcende ce qui existe.

Le moi d'Helena Almeida qui vit dans cette histoire secrète de l'acte pictural

habite parfois dans le pressentiment et dans le vertige d'une autre histoire. Cette

histoire est celle qui se laisse dater, qui a peur que tout se termine quand le corps

d'Helena Almeida lui dit qu'il est, lui-même, une finitude de quelque chose, avec

tout ce que le sujet sentant peut comprendre par le mot fin. Quand le moi d'Helena

Almeida devient extérieur pendant cette expérience, une espèce de ruine s'installe et

la forme picturale peut perdre son origine. Ainsi le sujet sentant laisse cette figure

plongée dans le noir s'installer à la place du moi, pour pouvoir voir en elle les

différents âges du temps. Pouvoir sentir que le temps est perpendiculaire et qu'il

existe en lui des lieux privilégiés par où le sujet sentant peut passer cycliquement. Et

ainsi dérober son propre défi, qui se cache jusqu'au bout même de ce qu'il était.

Le moi devient extérieur au travail d'Helena Almeida parce qu'il est (et il veut

131 Voir George Bataille “L'expérience intérieure”, Gallimard, Paris, 1992, p. 93.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 169

être) un dieu pour mourir. Il veut l'animalité d'un dieu, parce qu'elle est essentielle à

sa nature et à une volonté de vouloir être dans ce qui est en même temps sordide et

sacré. Ceci est une des vérités singulières que l'expérience de l'éthique a avec elle. Sa

morphologie est celle où le lieu de fusion du sujet sentant et de l'objet est vu avec les

yeux du dedans pour aller au bout de l'être. Se perdre et se dissoudre en se

dissolvant.

En cette œuvre la forme éveille le sentiment métaphysique.132 Elle se crée dans

le va et vient avec l'œuvre, elle sollicite le mouvement de l'invisible au visible. Un va

et vient qui recrée la vérité de ces espaces, le réel, le virtuel et l'imaginaire, dans le

corps pictural de cette œuvre qui se répand et s'étire pour pénétrer dans tout ce qu'il

a en commun avec le reste du monde. Ce qu'il parfait d'une forme atroce et

incommunicable ou ce qui pourrait être notre moi et ce qui pourrait être un sujet.

132 Dans ce sentiment métaphysique "l'homme éprouve sa présence dans le monde, suggère aussi le surgissement irrépressible du monde: (l'œuvre) évoque le fond, l'originaire. Elle donne à sentir - à pressentir - ce qui ne peut être articulé et maîtrisé par le discours: ce que Merleau-Ponty appelle l'être brut, l'au-delà- qui est aussi bien l'en deçà- de ce que que la "physique" peut dire lorsqu'elle circonscrit et définit le réel.", extrait de la notion métaphysique dans " Vocabulaire d'Esthétique", d'Etienne Souriau, PUF, Paris, 1990, p.1005.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 170

La vérité singulière de l'existence poétique

Dans cette œuvre, il existe un vertige qui arrache l'événement à sa singularité,

faisant parfois de l'expérience-éthique une expérience qui oscille dans une

profondeur épaisse et obscure. Dans le chapitre antérieur, nous avons vu que

l'événement de ce corps dans le noir en tant que tel est avalé par des vérités

singulières. Ce corps qui est seul, et veut être seul, bouscule le sujet sentant. Il le

pousse dans sa solitude où il trouve quelque chose qui est immatériel mais qui

demeure terrestre. Cela pourrait s'expliquer par quelque chose de sphérique et qui

tourne sur lui-même.

L'humain dans cette vérité est quelque chose d'étrange à l'homme, ce qui fait

de l'expérience de l'éthique une invitation à l'oubli de l'humain. Il s'agit d'un oubli

qui doit être sensible et perméable à la densité réelle de ce qui est représenté dans

cette œuvre et du monde pictural dont elle fait partie. L'expérience qui oscille est un

passage à travers quelque chose. Elle est la conduite vers un état où l'espace de

l'œuvre d'Helena Almeida est une tonalité affective où ce qui est représenté a une

réalité et une existence qui essayent de rompre les enveloppes qui les séparent de

l'intérieur et de l'extérieur. En cela, il existe une volonté de détruire en même temps

la distance entre le sujet sentant et l'œuvre. La volonté de se lancer dans un abîme.

Ce corps dans le noir a la volonté véhémente d'expulser l'homme de l'humain.

Parce que, de toute façon, l'humain n'est aucunement une catégorie éthique. Il ne

résiste à aucune catégorie de ce genre parce qu'il n'est pas une question de l'être. Il

ne pourrait jamais comprendre l'exemple de la plus secrète essence de la

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 171

catastrophe133 de se lancer dans un abîme. L'existence poétique de ce corps et son

étranglement par le noir place le sujet sentant dans une autre vérité singulière de

cette œuvre. Elle le place dans une rencontre inattendue du divers qui crée sa propre

densité virtuelle. Cette densité par une ligne unit son corps et cet autre corps dans le

noir au plaisir du monde. Cette vérité qui se fonde entre l'existence poétique du

corps, et l'étranglement du corps par le noir ne parle pas. Elle communique par des

signes qui font des fusions sujet-verbe et qui permettent de définir les actions et les

complexités de l'expérience éthique. Cela implique un moyen opérant: la proximité

qui correspond aux formes qui s'approchent. Et quand cela arrive, le sujet sentant est

pris dans la réversibilité et l’entre-deux du parcours. Ce point de confluence a aussi

une mémoire virtuelle. Le sujet sentant assiste à une multiplicité d'espaces, qui

confluent eux aussi, pouvant produire une carte géographique mobile, où la

captation permet non seulement à ce corps dans le noir de marcher sur l'espace mais

aussi dans le temps. Ainsi l'espace qui se présente dans cette œuvre n'est pas

considéré comme un référent stable et absolu, sur lequel le sujet sentant peut opérer

un effet d'expansion continuelle. Il est couvert par la naissance d'un corps qui n'est

pas le corps d'Helena Almeida. Les temps qui existent dans cette représentation

corporelle s'attirent et se superposent parce que ce corps a besoin d'une existence

d'une duré lente.

De cette façon, l'expérience éthique ne se confond pas avec la présentation et

la communication des existences figurales qui font partie de cette œuvre. Elle

s'achemine dans ce noir et elle marche contre lui pour pouvoir se convertir en

133 Voir l'article où Ernesto Sousa écrit sur le travail d'Helena Almeida, précisément sur le travail du noir:" Assim desde 1980/81, Helena Almeida passa a utilizar o negro como exorcismo da catástrofe, de luto. Como conquista da liberdade, da alegria- para além da morte-do-corpo. mas o negro é ainda exterior, imprevisto e indeterminado.(…)" livre sur l'artiste "Helena Almeida"; publié par la Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 172

nouveaux objets de recherche. Il y a en cette expérience de l'éthique, un être,

quelqu'un en train d'être.

Dans ce présent qui se prolonge, l'interpénétration de l'existence poétique du

corps avec l'étranglement de ce corps par le noir se donne voir. Cette

interpénétration ouvre des chemins, sans hiérarchies ni ruptures parce qu'elle ouvre

juste des clartés intimes entre les différents modes de vision que le sujet sentant peut

avoir. Elle permet d'établir qu'une vérité face appel à un entendement clair et

imaginaire. Quelque chose qui habite les êtres de langage, pour faire parler ce qui ne

parle ni se pressent. Le sujet sentant peut ainsi laisser le présent se transporter

uniquement par des serments de fidélité pour qu'il puisse rester uniquement avec

des rapports fidèles entre des entités présentes dans cette œuvre. En cela se trouve ce

qui appartient au monde mais qui est étranger aux êtres humains: les verbes qui ne

sont pas démontrés mais donnés et offerts par une dialectique du mystère. Les

verbes qui nous démontrent l'expériencer d'un voir, d'un ressentir et d'un entendre.

Un sentir.

En cette expérience une autre vérité qui appartient à l'existence poétique de

l'œuvre surgit à travers la question du sujet sentant: Où je suis quand je ne suis pas

dans la réalité ni dans mon imagination? Dans le virtuel?

Le virtuel dont Helena Almeida nous parle est une expérience éphémère mais

avec des caractères absolus pour le sujet sentant. Car il s'agit de la mort des identités

dans une image où la présence physique du vide demeure. Il s'agit du rien du

langage qui laisse voir au sujet sentant des immatérialités absolues: comme rêver

sans temps dans un corps qui habite l'image.

Dans cette virtualité, l'immatérialité est dans la présence absente du corps

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 173

d'Helena Almeida. Elle est le lieu extrême du possible qui transforme la valeur de

l'image en une conception idéale construite par la superposition de la réalité et de la

vérité du corps plongé dans le noir. L'éthique devient ainsi le lieu de béatitude où le

beau traîne une dimension contemplative mais qui séduit en même le sujet sentant.

Cela implique une dimension qui est l'origine d'une réalité visionnaire, d’une

lumière qui permettent le retour à la question métaphysique. Le sujet sentant épuise

le regard en des lieux de délires ou dans le déraisonnement du beau que cette image

lui présente. Dans la limite de ce délire l'épuisement de l'éthique s'accomplit.

Cet espace correspond à de mystérieuses expositions du regard du sujet

sentant, où des secrets de l'artiste correspondent à des énonciations du langage sur

cette expérience de l'éthique. Il est lié a des transfigurations, par projection

métaphysique, des situations existentielles de crépuscule et de mort.134 Il est ainsi lié

à l'idée d'un Dieu qui abandonne le monde. Une idée où l'être habite des lieux, où

Dieu est absent. Des lieux où cette réalité abstraite grandit à travers des thèmes, des

déclins cartographiques du silence, et où le sujet sentant ne trouve que des rythmes

aux vibrations ontologiques.

Entre l'existence poétique du corps et l'étranglement de ce corps par le noir, il

existe aussi une chair. Cette chair a la présence d'un verbe visuel qui comprend une

sérénité. Une sérénité qui fait la totalité de l'image. Elle permet ainsi au sujet sentant

de trouver la reconnaissance d'une nature distincte de la sienne, de la nature

humaine. Cette nature est faite par approximations de qualités sensibles du regard

134 À propos de cela lire le texte d’ Ernesto de Sousa sur le travail de l'artiste:" Poderia dizer-se que, pelo menos desde 67/68 (primeiros anos de amadeurecimento) a problematica de Helena Almeida, com rara coerência e um rigor claro, tem sido a investigação do centro. Un centro profano evidentemente: essa problematica so existe desde que a terra perdeu o centro… (…) que tantos procuram os outros no seu proprio corpo, com tudo o que isso implica. O meu corpo é o teu corpo. O teu corpo é o meu corpo. Ou ainda: não estando já face à Face de Deus, eu já estou só e irremediavelmente face-a-minha-face, que é o unico caminho para me descobrir nos outros, a Festa." dans "Helena Almeida"; publié par la Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 174

du sujet sentant, où des figures esthétiques au sens de Gilles Deleuze s'inventent

elles-mêmes135. Elle retire les dimensions pragmatiques de l'œuvre et se crée à

travers les qualités sensibles du regard des corporéités qui ne sont pas physiques

mais tactiles. Elle permet de cette façon au sujet sentant de toucher avec les yeux

l'extériorité de cette tache noire comme une limite possible.

Ce qui est visible de cette chair, à travers cette œuvre, repose en elle- même.

Le corps pictural en présence du sujet sentant est si plein qu'il semble envelopper

son être. En elle il existe une forme de catastrophe transcendante. Un tressage intime,

quasiment identificatoire, de la parole et de la visualité d'une chair comme

lumière.136

135 Je renvoie à Gilles Deleuze dans son ouvrage “Francis Bacon Logique de la sensation”,La Différence, 1994, “ Le corps sans organes” dans le chapitre VII: “L’hystérie” où il s’agit d’une figure qui comunique l’excès de présence. 136 Louis Marin dans son ouvrage "De la représentation", Gallimard, Paris, 1994, p. 306. Il nous parle d'une façon admirable de la vision de la profondeur, comme une sorte de dimension existencielle du regard: "La troisième dimension est invisible car elle n'est autre que noutre vision même. Elle ne peut être vue parce qu'elle ne se déploie pas sous notre regard pour la simple raison qu'elle est notre regard".

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 175

La vérité singulière d'un principe de l’acte pictural

Cette vérité correspond dans cette œuvre d'Helena Almeida à un

apprentissage qui nous dit que finalement mourir et rêver se passent dans la

solitude.137 Elle se présente par le sacrifice de l'individualité du corps; dans

l'incarnation dans l'éphémère de chaque instant pictural et par les superficies

convulsives de l'acte pictural qui provoque des lieux de visions.

L'histoire interne du propre acte pictural est pour ce peintre mettre en scène

l'impossibilité de peindre. Ce qui veut dire mettre en scène les limites de l'acte

pictural. Pour les donner à voir en tant que forme d'exorcisme et en même temps en

tant que condamnation à une espéce d'exil de la représentation de la peinture, le

peintre décide d'habiter la peinture et de provoquer la révélation des paradoxes qui

constituent l'histoire interne, secrète de l'acte picturale. Ce qui se présente au sujet

sentant sont des images habitées, et cette habitation est comme un événement

physiologique, biologique. Une auto représentation qui n'est pas le nom Helena

Almeida, c'est l'histoire du vocabulaire que chaque geste et chaque occultation

sécrètent.

L'immanence du corps biologique, physiologique d'Helena Almeida est

l'image perdurante et persistante qui se prive d'un sujet et d'un nom. Il s'agit ainsi

d'un objet étrange sans territoire et qui ne s'épuise pas dans sa perception sensible. Il

est une confidence voilée que le sujet sentant a du lieu imaginaire de la peinture. Ce

lieu où se cristallisent et prennent forme des contenus déterminés.

137 Dans un texte d'Helena de 1994, elle dit sur son travail que "estas cenas são feitas como se fossem a narrativa duma cintilação, aparecimento desaparecimento, contada com o silencio dos surdos.Projecções que eu quero que contenham o som do corpo profundo". in catalogue "Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo", publié par la Fondation Serralves, Porto,1995.

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L'histoire interne du propre acte pictural commence par un lieu imaginaire où

l'imagination est un lieu imaginant, qui imagine. Ce lieu serait donc une existence

“traînante entre l'extase et le sombre des saisons (…) l'existence d'une dureté

lente”138.

Dans cette histoire interne, il y a une terrible présence occupée par les affaires

de l'espace. Les lieux se déplacent avec ce corps plongé dans le noir. Le seuil précaire

des démarcations intérieur/extérieur, dehors/dedans est toujours le siège éphémère

qu'Helena Almeida privilégie pour incorporer une opération gnoséologique du voir

et du ressentir du sujet sentant. Chaque partie est une confidence enveloppée. Le

sujet sentant sent qu'il voit excessivement et il sent alors une sorte de pudeur et de

silence qui lui interdit toute approche critique.

En cela, il existe une vérité singulière, celle d'une confidence qui a une

épaisseur propre et la violence qu'un espace pictural peut possèder: l'accès par où le

sujet sentant ne rentre pas. Le sujet sentant est ainsi entraîné vers un récit pictural

d'une absolue limpidité, dont le mouvement est net et clair dans son immense

visualité et sereine dans sa marche quelque peu ritualisée. Elle est une écriture de

cette histoire interne du propre acte pictural qui implique une attention férocement

physique. Et aussi ce qui vient d'une réalité et qui devient, soudain, intégralement

identique à la pensée. Tout en vivant de soi-même comme s'il était poussé par une

inépuisable force d'attraction. Les lieux imaginaires où des contenus déterminés se

cristallisent, ou prennent forme, dans un mode de communication fulgurant et

généralisé entre tous les intervenants ou figures, sans aucun privilège pour l'humain.

Ce corps dans le noir grandi d'une façon mobile dans l'espace pictural de

l'image (voir l’image ci jointe). Il se développe dans le champ intérieur où le noir vit.

138 Herberto Helder le poème “Lugar” dans “Poésia toda”, Assirio e Alvim, Lisbonne, 1996.

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Ce corps est une présence qui a le sentiment d'appartenir à l'univers dont la forme

exige un auto respect: l'exigence inaliénable de grandir selon son autonomie. De

cette façon, cette forme se développe dans une respiration ample. Elle scrute les

circonstances opaques que l'acte pictural a en lui-même. Ce corps est le seul à

pouvoir risquer son identité dans cette représentation, parce qu'il a un lieu de risque.

Un lieu qui fascine pour devenir beau.

Le sujet sentant par le regard nomme le rapport qui naît entre ce corps et la

tache noire, il nomme ainsi ce qu'il y a entre le vif et l'inerte. Le noir a ainsi un corps

avec des mains, des pieds et un visage avec des cheveux, qui concèdent et procurent

à l'espace de l'image les moyens et la possibilité de se développer vers une fin

spécifique. Cette forme est faite de matières nobles, parce qu'elle crée avec le regard

du sujet sentant une relation intense et attractive. Une relation qui s'inscrit dans des

rapports harmoniques, significatifs et surprenants. Et c'est dans ce type de registre

entre le beau, la pensée et le vif que cette forme se meut. L'image reste présente dans

son innocence mais elle est obligée de grandir pour se perdre et se trouver de

nouveau dans l'expérience de l'éthique.

Dans ce rapport corps/noir, dans cette forme l'espace est vocatif. Ce qui veut

dire un espace où le sujet sentant trouve des formes et des graphies et sur lequelles

s'appuient, des jeux qui désirent intervenir. Ce sont des points voraces qui s'attirent

mutuellement dans l'espace de la représentation. Ce sont des points aveugles

présents sans que le sujet sentant puisse les voir à l'œil nu. Ils appartiennent au

contour de l'image. Ils sont ainsi une modalité de l'acte de voir. “(...) Il y a beaucoup

de réel qui n'arrive pas à exister et il y a beaucoup d'existence qui n'a (ni n'a jamais

eu) aucune réalité”.139

139 Maria Gabriela Llansol , une interview de João Lopes dans le journal Público - Leituras, Lisbonne, 28/01/1995, p.4.

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Dans ce rapport corps/noir, il se crée un contrepoint obsessionnel entre la

réalité et l'existence de cette forme. La réalité de cette forme, ainsi que l'existence de

cette forme, est constituée par une réunion de forces. Elles ne sont pas les mêmes

dans un cas et dans l'autre. Elles n'agissent pas non plus de la même manière. Elles

sont une force réunies dans le réel qui se présente dans l'image. L'objectif de cette

force est de trouver des passages, pour le regard du sujet sentant, sans dissoudre

l'expérience de l'éthique. “Trouver les lieux privilégiés par où l'expérience passe

cycliquement”.140

Dans cette histoire interne du propre acte pictural, il existe des lieux que la

peinture veut habiter, privée d'un sujet et d'un objet, sans jamais s'épuiser dans sa

perception du sensible. Cette inscription de l’éthique dans l’acte pictural se

différencie de la réflexivité classique ou baroque (par exemple le miroir et

l’anamorphose) mais aussi de la conception moderniste de l’autonomie et de la

pureté de l’œuvre selon Clément Greenberg. Car dans ces lieux, le regard du sujet

sentant se transforme en vision pendant que l'expérience de l'éthique se dissipe en

quelque chose d'absent: l'irreprésenté. Une sorte de spirituel où il y a une résonance

intérieure avec des mouvements intérieurs. Ce serait comme écrire un épanchement,

un lieu hémorragique où le mouvement trouve sa complète équivalence dans ce

corps et dans le regard du sujet sentant. Ce corps vole: les bras sont levés et ils

peuvent supporter avec légèreté le corps qui se penche avec l'exactitude et la

détermination d'un somnambule.

Le noir se transforme en une profondeur blanche,141 c'est-à-dire l'abîme en

140Maria Gabriela Llansol , une interview de João Lopes dans le journal Público - Leituras, Lisbonne, 28/01/1995. 141 Voir l'article écrit par Christine Buci-Gluskmann "L'ombre du blanc", dans le catalogue de l’exposition à L’abbaye du Ronceray, du 28 mai au 28 juin1998, “Carte blanche à Hélène Mugot. Le plus ardent désir”, Ville d’Angers, "S'il y a donc une opacité des "ombres portées" par les corps, il y a également une ombre du blanc, une "lumière portée", une lumière- temps quasi immatérielle"; p. 10.

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tant que repos du corps d'Helena Almeida, qui n'est plus son corps. Ce sont des

extensions de noir où son corps est amené par les démons de la peinture et leurs

acolytes. La connaissance est l'acte dramatique de mise en scène de l'impossibilité de

peindre et de vouloir habiter la peinture et ce qui est peint dans un même temps.

Le mouvement de ce corps a un sens en lui-même, non pas comme

mouvement de quelque chose dans un espace tridimensionnel, mais comme le

mouvement dans un espace autre. Le sujet sentant sent dans ce corps le désir de

tomber. Il y a tous les signes de ce désir dans les corps qui lévitent dans ses rêves,

qui planent venus du ciel, de l'atelier céleste, qui est un corps en papier, un puits

noir, un cocon irisé.

Tout le mouvement des bras d'Helena Almeida dans cette œuvre est soutenu

par le corps, mais il ne s'y rapporte pas. Ce mouvement se déplace vers un autre

espace. Un espace qui conduit vers une autre dimension. Celle qui traduit l'espace

antérieur dans un autre espace. Celui où survient alors l'absence du corps et la

présence de ses mouvements irreprésentables. Sur la toile, son corps est attiré par

son plan d’immanence.142 Une nudité se cache dans la mutité de l'image et tout ce

qui peut être dit sera dit dans un rapport oscillant avec le langage. L'acte pictural

propose ainsi des jeux de lévitation et de chute, où chaque moment est le centre et le

lieu de rencontre d'un extraordinaire nombre de perceptions. Le sujet sentant pense

avec les yeux et s'arrête sur la superficie, sur l'épiderme de cette œuvre. Il reste ainsi

en équilibre dans ce lieu. Ici chaque corps est un corps contenu dans un autre corps

qui appartient encore à un autre corps. Les présences ne sont jamais visibles mais

142 Il s’agit d’un plan d’immanence au sens de Gilles Deleuze , “un plan d’immanence puisqu’il échappe à toute transcendance du sujet comme de l’objet (…) Le plan d’immanence ne se définit par un sujet ou un objet capables de le contenir. (…) On dira de la pure immanence qu’elle est UNE VIE, et rien d’autre. Elle n’est pas immanence à la vie, mais l’immanence qui n’est en rien est elle-même une vie. Une vie est l’immanence de l’immanence, l’immanence absolue: elle est puissance, béatitude complètes.” revue trimestrielle Philosophie, n°47, Septembre, 1995, article de Gilles Deleuze “L’immanence: une vie”, p4.

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elles sont totalement manifestes. “Si la totalité dévoile au regard un infini, ce sera

parce qu'elle est en quelque sorte absente: la plupart du monde reste caché, et est

indiqué par les petites perceptions”.143

Cette forme est nourrie par la tension entre le plan d'immanence où le corps

est inscrit et le relief de la profondeur où est emprisonné le noir. Cette forme a des

vides inquiets qui agite le regard du sujet sentant. La “lucidez” s'installe dans une

intrigue figurale, où le corps d'Helena Almeida échappera à toute compréhension.

Cette “lucidez” interdit le sujet sentant d'adhérer pour le faire partir à la recherche

d'un nouveau plan d'expression. Il est dépassé par les possibilités ou par les

impossibilités du langage. Pour que le sujet sentant comprenne la négation de la

terre comme image picturale, il faut qu'il se place hors de sa surface et de son

atmosphère, qu'il la voit au-dessus de l'espace. La transposition négatrice est ici

l'arrachement à la terre et le transport du spectateur à travers un “abîme blanc”.

Sombrer dans leur caractère matériel ou abstrait, “non-rétinien”.

De cette façon l'expérience de l'éthique est vécue par le sujet sentant comme

une conscience qui se plie sur elle même. Comme si c'était quelque chose entre une

vie et une mort que le temps expulse pour pouvoir perpétuer des présents. Le corps

se montre en s'ouvrant et en se gardant dans sa présence. Une chose qui devient une

émotion inhabitée qui s'autoreflète.

La voix de ce corps a annulé la peau du corps et ce silence fait en sorte que la

peau de ce corps et le noir se touchent. Cette touche est une finitude où il arrive des

choses où il se trouve la finitude de quelque chose. Elle est le lieu où le monde et les

choses ne sont pas séparés. Ce lieu sans origine est le lieu d'où le sujet sentant peut

143 Il s'agit d'un trés beau texte de Maria Filomena Molder écrit sur l'artiste, Os sonhos da eterna insomne in Helena Almeida - Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo [catalogue de l'exposition réalisée à la Fundação de Serralves du 23 novembre 1995 au 28 Janvier 1996], Fondation de Serralves, Porto, 1995, p. 24.

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voir le principe de l'histoire interne du propre acte pictural.

Il s'agit d'un principe où il y a des contenus qui souffrent des métamorphoses

sans qu'il perde son unité historique. Il a des coordonnées internes qui lui permettent

de traduire d'autres espaces dans leurs propres dimensions. C'est un espace

absolument dynamique, traversé par des courants.

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Spatialisation de l'imagination corporelle

La tache noire dont le corps d'Helena Almeida fait partie est une espéce de

dilatation de l'espace picturale qui conserve des liaisons avec l'espace intérieur du

corps comme pur espace virtuel et indéterminé. Il s'agit d'un élément dans l'espace

visuel qui est un opérateur du mouvement qui, quoiqu'il reste immobile en lui-

même, se meut par rapport à l'espace qui l'entoure et qui ordonne. Helena Almeida

nous parle de son écriture de silence et d'un voyage par-delà le miroir,144 tout en

faisant que le sujet sentant la regarde entièrement occultée sous des taches

grandissantes qui efface son profil ou qui laissent à peine distinguer ses mains et

son visage, dans une osmose radicale entre l'intérieur et l'extérieur. Elle nous raconte

de cette façon l'histoire d'un regard qui suppose un mobile. Soit un corps qui se

déploie, qui se déplace ou se modifie, mais qui, en même temps, reste immobile en

lui-même et par rapport à lui-même. Elle nous parle de la rigueur d'une vision à

travers une figure turbulente qui se meut, éphémère. Une figure qui donne de la

consistance à l'entité que l'image de la pensée du sujet sentant peut avoir, avant

qu'elle ne se propage dans l'espace extérieur.

La spatialisation de l'imagination corporelle est une métamorphose en ombre.

Elle se fait par l'histoire secrète d'une langue dont le sujet sentant ne connaît pas

encore le verbe. Il sait à peine qu'un dieu touche à ses mots et qu'il peut se perdre

dans sa propre virtualité. L'image devient ainsi l'incarnation charnelle du monde, un

mode, une présence. L'engendrement de l'image est le corps d'Helena Almeida. Non

144 Dans une interview, Helena Almeida répond à cette question “ce passer de l’autre côté du miroir”, elle dit que son travail est le passage “ mais aussi dépasser les limites du corps. Nous regardons le corps et le corps finit soudain aux pieds, aux mains. Il finit là”, dans le catalogue “Helena Almeida”, Electra, Lisbonne, 1998, p56.

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pas son corps, avec son volume, ses contours et son poids, mais un corps-point145 qui

se déplace comme s'il n'avait pas de poids: “Ce qui m'intéresse c'est le corps-propre

qui difficilement coïncide avec le propre corps”, c'est ce que nous dit Helena

Almeida.

Un itinéraire s'inscrit sur les limites mobiles de ce corps. C'est un ensemble

de point qui a les propriétés de son corps.

Des profondeurs sont creusées dans son intérieur pour qu'il soit possible d'y

induire un sentir avant d'y induire une intelligence. C'est seulement ainsi qu'un

point résulte du devenir matière du corps propre: le point-Helena Almeida.146 Sa

présence dans l'imagination corporelle est une présence totale et en tous lieux, même

si l'image du corps en est absente. Dans le mouvement du point-corps, l'imagination

est au-delà du sujet sentant et hors du sujet sentant et de sa conscience. Le sujet

sentant s'efface pour laisser parler cet objet, pour donner l'ici avec l'immanence de la

disparition. Il reste en présence de l'image comme un équilibriste, sans avoir la

notion de sa profondeur. L'espace intérieur de cette forme est un espace en même

temps infini et limité. Il prépare la genèse des formes qui contiennent en germe

d'autres mondes. Il se constitue comme une totalité infinie prête à produire d'autres

totalités à l'image. Une prolifération en abîme. Le corps d'Helena Almeida sert de

support aux métaphores et à tous les jeux rhétoriques de l'image. L'imagination du

sujet sentant atteint naturellement, à travers les trous, les entrés et la superficie du

corps d'Helena Almeida, le millieu-élément où l'image a son origine. 145 Voir la définition corps-point de José Gil dans le livre “A imagem-nua e as pequenas percepções Estética e metafenomenologia”, Relógio d’Água, Lisbonne, 1996, p. 172, “(…) mas um corpo-ponto que se desloca como sem peso.” 146 Ce point Helena, est défini par Ernesto de Sousa dans le livre "Helena Almeida"; publié par la Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982. Il le défini par corps propre: "Helena Volta-se para o corpo-proprio.(…)Helena Almeida segue o fio dos respectivos gestos. O fio dos gestos, o traço do corpo. E repeti-mos: não um corpo qualquer nem sequer o proprio corpo, mas sim o corpo proprio. O corpo dadiva, com todas as caracteristicas proprias.(…)"

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En cela, il suggere le lieu que la peinture d'Helena Almeida veut habiter. Sans

jamais s'épuiser dans sa perception du sensible, cette image contient toute une

réalité, tout ce qu'elle veut démontrer. Elle matérialise et représente une sensation.

La sensation de ce que le sujet sentant voit est présente dans quelque chose qu'il ne

voit pas directement.

L'effet que cette image donne est créé par l'existence réelle qui est établie

entre cette forme et le rapport temporel qui lui donne la dimension du sentir.

Indépendamment des rapports suscités par leur structure dramatique. La

spatialisation de l'imagination corporelle laisse le sujet sentant seul avec le temps

pour qu'il puisse pénétrer dans l'image. Du lieu où le sujet sentant est, il voit une

Helena Almeida qui n'est point Helena Almeida dans l'image regardée. Il ne s'agit

pas non plus de ses pensées, il s'agit de l'existence même de l'image. C'est une image

qui dit au sujet sentant que cela n'est pas organique. C'est une forme picturale dans

une caméra aqueuse, dans une humeur vitreuse.

La peinture dans cette spatialisation de l'imagination corporelle est présente

en tant qu'un visible secret. Parce qu'elle est présentée sur une photographie, elle est

dénaturalisée. Elle rend ainsi la peinture dans sa nature secrète.

La peinture dans ce travail d'Helena Almeida se présente par un creux de

silence. Comme une cécité avec des mouvements qui sombrent dans l'infiniment

étrange et dans l'inassimilable, cette œuvre n'est pas une peinture classique. Elle est

une sensation et un mouvement local qui défient et désorganisent toute habitude de

l'acte de peintre. La peinture est ainsi un exercice pour rendre visible l'invisible ou

pour donner un accès à l'être. En elle existe le besoin d'approcher et en même temps

de distinguer l'expérience esthétique de l'expérience perceptive.

Dans l’acte de peindre, le corps devient présent et se superpose au visible.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 185

Entre voyant et visible, touchant et touché, entre un œil et l'autre, entre la main et la

main toute une topologie se dessine, au sens précis employé par Merleau-Ponty dans

“Le visible et l’invisible”: “car, à la difference de l’espace perspectif fait de reseaux

de droites, l’espace topologique est un milieu où se circonscrivent des applats de

voisinage d’enveloppement. Aussi cet “être” se pose t-il sur le “chiasme” du

touchant-touché, voyant-visible (…) où mon corps est une gestalt .(...) Dans ses plis et

plis, la peau de ce corps appartient au noir”.

Le noir est ainsi la texture imaginaire du “réel” du corps d'Helena Almeida

élevé à son ultime puissance. Où il est élevé par un délire qui est la propre vision: la

visibilité secrète. Il a un mode de présence et une multiplicité où le visible admet la

manifestation de différents degrés et qualités. La perception de cela est imaginaire.

L'écho de lumière et de couleur dans cette auto représentation est quasi

latente, quasi cachée. Ce sont des invisibles entre la présence perceptive et l'invisible

absolu de l'œuvre. Elles racontent au sujet sentant l'histoire d'une visibilité secrète.

Comme Helena Almeida écrit dans un de ses textes: “Cette renonciation signifie

retrouver un autre espace et tomber dans un autre piège poétique. Car en me plaçant

comme artiste dans l'espace réel et plaçant le spectateur dans l'espace virtuel, il

change de place avec le support, devenant lui-même un espace imaginaire. Etre une

irréalité. (...). Etre un repos dessiné. Vivre l'intérieur d'une ligne courbe. Retrouver la

paix dans un dessin habité”.147

Son corps est le lieu où le monde et les choses non-separées (et le monde

autour d'elles) n'ont pas d'origine. Helena Almeida se place ainsi dans un lieu d'où

elle ne peut pas voir son histoire: “Il faut que mon regard se reflète dans ton regard

pour que je me voie en lui et pour que, en même temps, j'y voie un autre regard.

147 Texte d'Helena Almeida publié dans le livre "Helena Almeida"; Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982.

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Regarder ton regard et rester dans sa superposition. Savoir que le regard ne se borne

pas à regarder, il scrute, pénètre, épouse ses mouvements. Trouver la topologie de

l'esprit, le paysage extérieur d'un intérieur”.148

Dans une réponse possible à Helena Almeida, le sujet sentant regarde le

regard d'où il reçoit une impression topologique. Il accueille cette torsion en lui. Son

corps devient un référent central non seulement parce qu'il constitue le système de

coordonnées qui oriente l'espace mais aussi parce qu'il est l'agent du rapport réel des

choses entre elles.

Le sujet sentant appréhende et ouvre une dimension infinie immanente à ce

qu'il voit. Il capte des signes intimes et invisibles qui peuplent la clarté de l'espace où

vit cette forme. Cette dimension est la nudité de cette forme. Elle est infiniment

poreuse et perméable. Elle est une nudité-passage qui ouvre la peau du corps

d'Helena Almeida vers l'intérieur d'un autre corps, celui du sujet sentant. Elle

s'ouvre vers l'invisible, pouvant s'arrêter à différents degrés de profondeur. Ces

degrés sont la modulation de la profondeur de l'âme ainsi dévoilée. Dans la nudité,

c'est la peau et ses plis, ses orifices et ses ombres qui se transforment en entier sur

cette image. “La superficie nue de la peau creuse un trou dans le paysage, elle

indique l'espace immatériel de l'âme qui attend notre regard pour se mouvoir à sa

rencontre”.149

148 Un texte d'Helena Almeida publié dans le catalogue de l'exposition "Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo", publié par Fondation de Serralves, Porto,1995. 149 HelenaAlmeida, Nunca fiz as pazes com a tela, papel ou suporte, in “Helena Almeida - Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”, catalogue de l'exposition réalisée à la Fondation de Serralves du 23 novembre 1995 au 28 Janvier 1996, Fondation de Serralves, Porto, 1995, p. 34.

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Le discours controverse du lieu qui se dénonce tragique et non fataliste

Dans le travail d’Helena Almeida, nous avons rencontré un discours nihiliste

concernant la pensée artistique.150 Dans sa conviction sous-jacente, la seule chose qui

puisse vraiment arriver à l’homme est la mort. Pour autant que l’on nie les vérités,

que l’on refuse l’immortelle disjonction qu’elle opère dans une situation quelconque.

Ainsi l’expérience de l’éthique expérimenté dans son œuvre est ici à la jointure

de deux pulsions qui ne sont qu’apparemment contradictoires. Définissant l’Homme

par le non-Mal, donc par le bonheur et la vie, elle est à la fois fascinée par la mort et

incapable de l’inscrire dans sa représentation picturale. C’est pourquoi le solde de

cette balance dans ses textes est la transformation de la mort elle-même en un

spectacle aussi discret que possible.

Expérimenter l’éthique dans son œuvre passe par un discours qui est dénoncé

comme tragique et non fataliste. C’est une disparition dont le Noir est une expansion

dans un espace incontrôlable et en même temps vivant. Son corps et le Noir géant

ont le droit d’espérer qu’elle ne dérange pas leurs habitudes, de satisfaction sans

concept. L’espace de cette expérience est un espace de lévitation et de chute. Il est

dénoncé à la fois comme tragique et résolument non fataliste. Sans opposer

l’immortel d’une résistance à cette expérience il se laissera faire avec la mort d’une

identité, celle d’Helena Almeida.

Chaque espace conçu à travers sa représentation a sa propre figure nihiliste.

Les positions de son corps changent151 (voir les images ci-jointes à la fin du travail),

150 Lir ses textes dans le livre, “Helena Almeida” , Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, Juin,1982. 151 Voir les autres œuvres d’Helena Almeida dans les années 1980/81, où elle fait l’expérience du noir avec son corps: “Noir Aigu”, “Noir Extérieur”.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 188

mais on retrouve toujours sous ces noms l’articulation d’un obscur désir de

catastrophe. C’est en affirmant ces vérités contre le désir de néant que l’artiste

s’arrache au nihilisme. C’est par la possibilité de l’impossible que toute rencontre,

toute re-fondation, toute invention et toute séquence a mis sous nos yeux une

expérience de l’éthique par quelques ouvertures qui ont été constituées comme des

points d’appui et des cachettes pour l’artiste.

Par conséquent dans ce travail, il n’y a qu’un “animal” particulier, convoqué

par des circonstances à devenir tout ce qu’il est, son corps. Les capacités de son corps

à travers le noir, se trouvent à un moment donné requises pour qu’une vérité fasse

son chemin: “Vivre le noir a été une expérience d’expansion dans un espace

incontrôlable et vivant. C’était comme si mon intérieur fuyait vers les extrémités de

mon corps et sans autre refuge, sortait, en se ramifiant et en s’étalant vers un

extérieur indéterminé.

Ce sont des sensations d’inconsistance, d’impuissance et en même temps de

plénitude, qui m’ont fait donner cette espèce d’espace de lévitation/chute. Qu’ils

m’ont fait immédiatement fabriquer des points d’appui, des cachettes (comme celui

qui ouvre des tranchés), stratégie inutile, faite d’ouvertures.”152 C’est alors que ce

corps dans cette tache noire est sommé d’être l’immortel qu’il n’est pas. Les

circonstances sont les circonstances d’une vérité. Les multiples, les différences

infinies de son intérieur fuient vers les extrémités de son corps, sans aucun refuge

son corps se répand dans un extérieur indéterminé.

152 Texte d’Helena Almeida, 1982, dans le livre “Helena Almeida” publié par la Fondation Gulbenkian, Lisbonne, 1982.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 189

Un discours tragique

Cette morphologie de l'expérience éthique dans l'œuvre d'Helena Almeida est

présentée à travers un discours controversé qui se dénonce comme tragique. Ce

discours controversé est tragique parce qu'il prend douloureusement conscience de

la fatalité qui pèse sur la nature et la condition de peindre. Ce discours tragique a des

catégories qui font parties de l'acte de peindre, du corps et de l'absence de couleur.

Ces catégories sont celles de l'intensité, du conflit et de la profondeur.

Dans ce discours tragique, la forme représentée entraine les aspects

fondamentaux de l'essence humaine que la situation tragique met en cause: une

interrogation sur soi-même. Dans cette intérrogation, Helena Almeida vit en elle-

même, dans sa chair, dans son propre mystère et l'angoisse de ne pas comprendre, le

pourquoi de notre précarité devant le néant et l'éternité. Ce qui est un aspect

fondamental de l'existence et de la condition de cette forme picturale établie par

l'articulation de deux modalités. La première est celle d'un engagement corporel qui

marque une limite. La deuxième est celle d'un présent interne qui éveille l'acte de

peindre.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 190

L'engagement corporel

“Les corps sont transportés par les anges vers leur finalité. Pourvu que les

amants soient inébranlables dans ce risque (...). S'ils émigrent vers l'espace vocatif de

l'image, ils trouveront des formes ou des graphies où s'appuyer, des points voraces

qui les attireront. Il y a des figures qui aveuglent ou qui sont présentes sans pouvoir

être vues. Pourtant, l'odorat est permanent, les corps odorisent153 la beauté qui

demeure, ils se sentent”.154

Sachant que la nudité est l'ouverture majeure du corps au regard, cette forme

picturale a une peau qui marque une frontière pour que le sujet sentant la traverse.

Elle incarne ainsi l'intérieur de cette image. En elle il existe une pudeur qui la cache

et qui la rend vulnérable, sans défenses à la capture du regard du sujet sentant.

La peau est la localisation de cette forme en elle-même. Elle est vécue comme

une localisation dans l'espace qui est immobile en elle-même et mobile dans l'espace

par rapport à elle-même. C'est une enveloppe absolument immuable et mobile.

Mobile à l'intérieur d'elle-même, dans un espace non-objectif mais dont l'espace

objectif dépend.

Dieu est mort, Dieu n'a plus de corps et le monde n'est plus l'espace de Dieu:

le monde est donc le monde du corps. C'est ainsi qu'Helena Almeida nous parle

dans un texte de notre époque du monde. Ce qui était le monde se dissout comme

un corps de mort. Dans cette disparition, toutes les entrées du corps dans ce noir

disparaissent, elles aussi, ses images, idées, vérité et interprétations. Il reste au sujet

153 Maria Gabriela Llansol une interview de João Lopes dans le journal Público - Leituras, Lisbonne, 28/01/1995. 154 "olfactisam"; "odoriser".

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 191

sentant le corps anatomique, biologique et mécanique. Et cela est un engagement

corporel qui, avec une rigueur claire, fait la recherche d'un centre. Ce qui

correspond à une tentative, d'abord ingénue puis désespérée, d'assumer la mort d'un

corps avec un ordre divin. La peau de ce corps est ainsi exposée avec une existence

qui échappe à l'humain. Elle est exposée comme une matérialité première du monde.

Une peau qui peut être divine mais qui pourrit, qui se putréfie. Dans cet engagement

corporel de la peau, l'expérience de l'éthique n'a même pas de dieux. Elle a juste des

lieux divins qui sont ouverts et par où les déités du corps échappent et sombrent,

laissant seulement la nudité d'une forme picturale, c'est-à-dire un lieu nu.155 L'image

se laisse traverser par des ambivalences qui influencent le sujet sentant sans vouloir

le guider. Une espèce de multiplication de corps. Une matière plastique de l'espace

sans forme et sans idée. Elle est la plasticité comme expansion et comme extension

où l'existence de ce corps dans le noir a lieu.

La peau de ce corps n'est pas l'image de quelque chose. Elle est l'arrivée à un

lieu de présence noir qui ne peut pas avoir un autre lieu, qui n'est pas un présent ni

une représentation. Cette morphologie de l'expérience éthique est un espace sans

lieu et sans changements de temporalités. Elle n'a pas l'intervention du lieu. Elle est

ainsi un rythme accompagné de successives naissances, morts, ouvertures,

déchirures et fermetures. Cette morphologie est ainsi la plasticité d'une présence.

155 Il s’agit d’ “ um eventual limite absoluto da pintura enquanto génoro, a un eventual limite absoluto do “corpo” enquanto meio, ao limite da fotografiacomo registo de uma ausência”, “Helena Almeida”, Electra, Lisbonne, 1998.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 192

Le présent interne

Dans cette deuxième morphologie de l'expérience éthique, le discours

tragique est construit par un présent qui est interne à l’image. Dans ce présent, le

corps d'Helena Almeida est la matière de cette forme picturale. Il est ainsi une figure

et non pas une structure. Le corps d'Helena Almeida est défait pour trouver ou faire

surgir un autre corps. Le corps est une ombre qui part et qui s'échappe comme un

autre que le sujet sentant pourrait accueillir.

La structure interne de cette forme picturale est seulement une structure

spatiale où le noir (l'absence de couleur) est la matière corporelle de la figure.

L'absence de couleur est l'état du corps. Le noir avec les bras ouvert s'affronte lui-

même localement au lieu de se composer structurellement. Ce qui est représenté sur

cette photographie est un corps, qui n'est pas représenté en tant qu'objet mais en tant

que sensation qui passe d'un domaine à un autre domaine. La sensation est un agent

qui se meut à travers le sentir du sujet sentant. Cette forme devient ainsi une

sensation coagulée.

Installé dans le drame de l'âme, le présent de cette peinture photographiée sait

que “les dieux sont morts et que le destin est muet.”156 Il est l'histoire à laquelle le

sujet sentant assiste renvoyé à un excès de sens. Une mutation du regard se produit

dans le sujet sentant. Le sujet sentant voit d'abord pour que l'âme puisse voir après.

Le sujet sentant voit à travers un regard intérieur-interne, incertain, entre une réalité

et un rêve.

Les yeux de la pensée du sujet sentant restent dans une sorte de théâtre

156 Je renvoie à la poésie de Fernando Pessoa.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 193

statique, où la forme picturale n'est rien d'autre qu'une âme sans action. Elle est ainsi

une forme nomade dans des situations d'inertie. Parce qu'elle est la voix d'une voix.

Un murmure en secret. Sans savoir séparer dans le sujet sentant un abîme s'installe

comme une géométrie. Et le sujet qui sent, voit alors l'ombre d'un corps dans l'espace

abstrait de sa pensée. Les mains sont faites d'ombre, le corps est fait d'ombre. Le

simulacre tisse le réel, envahit le corps qui est là dans l'image et le consomme par

l'absence. Ceci devient une abstraction du soi, qui perd le corps. Le sujet sentant a

devant lui une incorporéité stagnante, une inertie douloureuse qui plane en tous les

lieux de l'image. La photographie de cette peinture est ainsi un jeu d'abîmes,

d'ombre et d'altérité qui habitent le corps du peintre, le corps d'Helena Almeida.

Le langage de cette pensée, où le présent est interne, est le langage de

l'inconnu qui n'a pas de verbe. Il parle de l'intérieur d'un lui-même avec une voix

inconnue et lointaine. C'est une langue qui est distante et qui fonctionne comme une

écriture de la mémoire où le temps, avec ses déserts et ses successions d'heures

vides, désassemble le corps de la peinture. Il n'y a personne, il y a juste une voix sans

bouche. Survient la mort des mots dans ce présent interne. Le corps est alors le corps

tumulaire de la mort des mots. Un moi tautologique qui libère son être de l'être et de

sa substance par l'ombre. Un être pur, par-delà toute réflexivité, toute objectivité et

tout infini que le regard du sujet sentant contient avec toute la netteté des choses et

de la nature sans l'homme.

Entre le regard du sujet sentant comme pure présence de ce qui est et l'autre

regard qui est séparé du sujet sentant, il y a toute une graduation luisante, aux

intervalles douloureux qui avancent jusqu'au minimalisme visuel: les choses du rien.

Il s'agit d'une gamme ontologique du regard que le sujet sentant apporte. C'est un

concept d'univers qui n'est pas une interprétation, mais qui traduit dans une langue

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 194

humaine un langage écrit dans la langue des dieux.

Dans ce présent interne, il y a un mystère qui est dans la surface. Il y a, une

pensée avec les yeux où errer et sentir c'est comprendre. Le présent interne est alors

une présence sans présent où le corps d'Helena Almeida fait un vol en rase-mottes. Il

s'agit d'une purification extrême de la visualité parce qu'elle est presque charnelle, et

la pensée est réduite au sensible.

La langue de ce discours tragique, dans son apprentissage, parcours les

actions d'apprendre et de désapprendre. Elle se défait pour se refaire sans excès de

sens et de contenus. Le mysticisme survient par le biais du corps, pour pouvoir

attendre en lui un équivalent sensible du non-pensable. Etre et être dans la même

dimension, et à la hauteur de ce que le sujet sentant voit.

Etre “une chose dans une existence lente

entre l'extase et la force sombre

des saisons...

...une chose incompréhensible du moment

de mourir en avant.

... ensuite rencontré le lieu

où poser ma tête et ne plus être quelqu'un

de connu .”157

Ce présent interne présentée par une image éthiques et pictural, est

développées et confrontées. Les notions comme celles d'espace topologique,

157 Extrait du poéme "Lugar", du livre "Poesia Toda" d’Herberto Helder, Assírio & Alvim, Lisbonne, 1996, traduit par Jean Pièrre Léger.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 195

immobilité du moi et les centres errants du temps font parties de cette approche à

l'œuvre.

Espace topologique, c'est là où le moi se trouve et où il se retrouve avec un

espace, qui est celui du chaos et où tous les espaces se confondent. “[Le] vol est un

art dangereux, un défi aux lois de l'univers et des dieux” ainsi nous avertit Christine

Buci-Glucksmann dans son livre “L'œil cartographique de l’art”: “Il y a toujours

deux trajets ou deux chemins: un qui contient l'ordre, le plan et l'espace dressé par la

cartographie, et l'autre qui est nomade, c'est-à-dire, qui ne veut pas d'étapes ni ne

veut les limites humaines cosmologiques pour pouvoir pratiquer une errance dans

un espace sans dimensions.(…)

Des dessins faits dans la transgression géographique, dans une topologie

nomade, à deux dimensions dans un premier moment; les voir d'en haut comme un

tout panoramique où le détail est infime et lointain, presque irréel, presque sans

réalité. L'histoire est celle qui est faite d'atmosphères et de petites résonances.”158

La visualité dans cette œuvre est démembrée par le recul céleste du peintre,

mais elle demeure immanente sur le monde; ce qui le rend secret, donc obscur et

lointain. La connaissance par l'acte de la vision, ce qui ne touche pas, qui est distant,

perdu entre le regard et le regardé: “des dieux omnivoyants aux yeux

macroscopiques, un muscle cosmique qui capte le réel dans sa superficie.”159 Le sujet

sentant est un point terrestre aux regards panoramiques qui ouvrent des poétiques

du vol et du survoler. Il se libère de son poids, de sa verticalité.160 Le jeu entre la

158 Nous renvoyons la séquence de cette reflexion au livre " L'œil cartographique de l'art" de Christine Buci-Glucksmann, Galilée, Paris, 1996. 159 " L'œil cartographique de l'art" de Christine Buci-Glucksmann, Galilée, Paris, 1996. 160 Dans ce mouvement où Helena renvoie le regard du sujet sentant dans un mouvement d'ascension, il y a une verticalité dans l'imanence de l'œuvre, qui s'acompagne par le regard du sujet sentant : "Ce regard plongeant qui reprend et pervertti l'horizon surélevé(…) est celui du voyageur explorant les hauteurs et celui du peintre prenant un recul céleste, mais immanent, sur le monde."" L'œil cartographique de l'art" de Christine Buci-Glucksmann, Galilée, Paris, 1996, p.16.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 196

création d'un espace pur et d'un être perdu dans un espace infiniment rythmé. Un

infini ouvert vers un infini, un infini de visualités aux yeux placés à tous les lieux, à

chaque fois placés plus haut. Le corps d'Helena Almeida est une cartographie, qui

parvient à mobiliser un rapport spécifique entre le visible et le lisible de l'image et

l'invisible d'un monde existant et absent. Tout cela devient une projection ambiguë

de l'infini sur un plan, qu'entretient des scènes narratives et fictionnelles. Il existe

pourtant un référent réel, un nom qu'Helena Almeida est, et un corps

cartographique où une irrégularité s'ouvre comme un lieu isolé où un savoir

s'institue progressivement mais invisible dans sa totalité. Les lieux se

métamorphosent en d'infinis trajets, les surfaces sont planes, sans point de fuite.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 197

La morphologie comme un affect de vérité

Nous avons considéré cette morphologie dégagée des autres morphologies

antérieures de l’expérience de l’éthique, parce que c’est une expérience, dont l’objet

est et a une certaine modalité du corps. Dans cette distinction, le processus de vérité

ne se communique pas. Il est et existe dans une rencontre saisie directement par la

fidélité à l’œuvre. Il est expérimenté par le tracé d’une rupture corporelle immanente

entre nous et l’œuvre, où le plaisir devient un affect de vérité. Pourvu que le sujet

continue d’avoir une densité propre, il n’est plus protégé par les ambiguïtés de la

fiction représentative de l’œuvre. De cette façon, l’impulsion de la profondeur

épaisse de cet affect s’installe dans le sujet et persévérera dans sa consistance. À

partir de ce moment-là, toute vérité est déposée en nous à travers des savoirs

constitués qui se sont opposés à nos opinions. Car nos opinions sont devenues des

représentations sans vérité. Elles sont restées entre ce qui est le vrai et ce qui est le

faux, justement parce que leur seule instance est d’être communicable.

Dans “Noir Aigu”, l’affect de vérité dépend de sa capacité à s’effacer devant la

réalité de cette œuvre pour s’y rendre adéquate. Il consiste à voir l’œuvre telle

qu’elle serait sans nous. Ici, nous touchons à une contradiction inhérente à la

conception dogmatique de la vérité. Celle de savoir qu’il n’est de vérité que de l’être

ou en vue de l’être, qu’il n’y a de vérité que pour une conscience, la nôtre.

L’affect de vérité suppose un être autonome se séparant du réel. Sa recherche se

trouve précisément à l’intérieur d’un ajustement de l’être. Un ajustement qui ne

repose pas sur la privation du besoin d’une valeur qui soit vraie, mais sur celui qui

vise et cherche à obtenir la vérité, dans une affinité profonde avec soi même. Ce

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 198

qu’Helena Almeida nous dit dans un texte de 1982 “Pendant l’exécution de mes

traveaux antérieurs (80/81) j’ai fait une “expérience du noir” avec des sensations

imprévues. Pour cela, et maintenant, j’ai voulu “faire le noir” avec mon corps- pour

voir. (…) Les images intérieures me sont apparues toujours si directes et débordantes

que c’était comme si j’étais tournée à l’envers et qu’elles se répandaient comme une

tache d’encre dans l’eau, la raréfiant- sans que je puisse éviter que ces images soient

l’intérieur de ces images, que ces traveaux soient l’intimité de ces traveaux”.

Cependant cette recherche de la vérité au sens d’Alain Badiou deviendra claire

par un événement plus fondamental que la théorie. D’après ce philosophe, les trois

dimensions d’un processus de vérité sont: l’évènement qui fait advenir autre chose

que la situation, que les opinions et les savoirs institués. La fidélité qui est le nom du

processus d’une rupture continuée et immanente. La vérité qui est le multiple

interne, qui est ce que la fidélité regroupe et produit. Bien que la recherche théorique

soit un mode privilégié de cette relation avec l’extériorité que l’on nomme vérité, ces

trois dimensions du processus ont des caractéristiques ontologiques essentielles.

Dans un premier temps l’évenement situé et supplémentaire est détaché de les toutes

règles de la situation (un lien est le vide de la situation antérieure). Le caractère

ontologique d’un événement est d’inscrire, de nomer, le vide situé de ce par quoi il

est événement, l’événement du vide d’une situation.

Dans un deuxième temps, la fidélité par son indécidabilité demeure aléatoire.

Par contre la vérité se souligne par sa puissance, puissance de forçage des savoirs

par une vérité. Bien que l’idée d’extériorité dans ce contexte guide la recherche qui

n’est possible que comme idée d’infini, cette idée est une idée, qui ne part pas d’un

moi, ni d’un besoin dans le Moi mesurant exactement ses vides. C’est une idée qui

n’est plus “objet” d’une connaissance - ce qui la réduirait à la mesure du regard qui

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 199

contemple- mais celle par où un objet immense - l’expérience du noir avec le corps

d‘Helena Almeida- dépasse les horizons du regard. Elle se convertit en désir dans un

affect de vérité. Un désir qui mesure l’infinité de l’infini car il mesure l’impossibilité

même de mesure. Il se déroule à travers une intériorité et des séparations des vérités

et des langages, qui visent à constituer les catégories de l’idée de l’infini ou de la

métaphysique.

Cette morphologie de l'expérience éthique dans l'œuvre d'Helena Almeida

expose un affect161 de vérité. C'est une condition qui va au-delà des possibilités

apparentes de la nature du sujet sentant et de l'œuvre puisqu’elle se situe au-delà de

cette relation. Dans ce sens, affect qui dérive du terme latin afficere , et qui signifie

l'aptitude à être touché, implique une modification subie par ce qui est ainsi

“touché” par le regard du sujet sentant. L'affect n'est pas un sentiment du sujet

sentant. Parce qu'il se déplace dans tous les sens de l'œuvre, il crée une texture qui

dépasse l'ordre de la réalité déterminée dans cette œuvre.

La vérité qui fait partie de cette texture est une texture qui accueille l'infini de

cette forme noire à une tête avec ses deux bras ouverts. Elle l'accueille avec la netteté

de ce qui est fini, avec des densités mystérieuses qui restituent au tout sa singularité.

La forme acquiert un sens figuré et suspendu dans la pensée visuelle, olfactive et

auditive du sujet sentant. Elle dévoile en même temps un langage qui travaille sa

forme même, pour la purifier et la simplifier. Elle interroge des éléments à partir du

caractère charnel infime de cette forme qui n'est pas un autoportrait d'Helena

Almeida.

Cet affect de vérité a en lui la poétique sublime du détail de la forme

représentée. Il déplace cette forme vers une éthique avec toute la splendeur dérisoire

161 Voir la note 112, p.186.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 200

des choses humbles. Le détail existentiel dans cette forme surgit avec la précision de

la légèreté et de l'aérien. Cette forme devient ainsi un être en fuite parce qu'elle existe

dans sa propre dissolution. Elle est légère pour pouvoir prendre toutes les vitesses,

des plus lentes aux plus éphémères. Celles qui permettent au sujet sentant de planer.

Dans cette morphologie, le sujet sentant déréalise son propre présent. Il

trouve un stade supérieur, plus abstrait, qui ne correspond pas à une projection ni à

une identification au Soi-même, ni à des notions qui laissent intacts son moi et sa

personnalité. Ce qui entre en jeu est un pouvoir bien plus profond et radical qui

implique la fragmentation et la mutation du moi. Comme le dit Helena Almeida à

propos de sa recherche: “Pour que je puisse me transformer en deux espaces et

temps différents, il faut que je sois séparée en moi-même, il faut qu'existe une

distance de moi à moi, une distance qui garantit tout le pouvoir de la métamorphose.

(...) Il ne s'agit pas de déréaliser mon espace et mon temps, ici et maintenant, pour

me projeter dans un autre endroit; je me transforme, en moi, en un autre

radicalement différent, parce que moi-même, je ne suis pas substance, mais

rapport.(…) Pour se sentir purement soi-même, chaque être doit se sentir tous les

autres, et absolument consubstantiel avec/à tous les autres”.162

Le moi et les “moi” dans cette œuvre ne correspondent pas à Helena Almeida.

Ils correspondent à un pathos tragique existentiel qui est centré sur le moi, là où

s'ouvre une fissure ontologique de l'être divisé et séparé de soi. Ainsi, Helena

Almeida nous dit encore dans ses textes qu'il faut “se multiplier pour se sentir”, se

multiplier pour s'approfondir, proliférer dans d'autres pour se transformer en soi-

même. “Mais qu'est ce que ce soi-même, ce sujet qui advient et se multiplie,

puisqu'il n'est pas un moi? Multiples annotations du moi, incessamment examiné,

162 "Helena Almeida", Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 201

multiples figures du sujet. Je vois comme quelqu'un qui pense”.163 Il s'agit donc,

d'un rapport particulier entre l'espace extérieur et l'espace du sentir. Lesquels se

forment réciproquement de manière à former un unique espace qui aide à

l'appréhension et à la pénétration du sujet sentant de cette forme. Cela permet au

sujet sentant de se transformer en lui-même lorsqu'il atteint la maîtrise maximale des

modes de sentir.

Cette morphologie désigne ainsi une impression de profondeur où la

sensibilité du sujet sentant se dispose intimement. En elle, il y a de multiples

tensions capable de métamorphose. Une ouverture interne dépouillée des attributs

qui feraient du sujet sentant une singularité qui parcourt tous les flux intensifs qui

existent dans cette forme.

Dans cet affect de vérité, le sujet sentant ressent des états limites internes à

son expérience. Il parvient à l'absolu de la vision, sans pour autant écraser chaque

point de vue particulier et tout en évitant de créer une lacune entre l'infini et le fini.

Cet affect est un point de vue absolu qui accomplit ce qui est partout dans le visible.

C'est un point à partir duquel s'ouvre la vision du sujet sentant, mais qui met en

lumière les points aveugles de sa vision.

La vérité dans cet affect est construite selon trois caractères de l'image: le

mystère, l'immobilité et une immanence errante. Ces trois caractères soumettent cette

forme à la pensée éthique dans sa “pureté”. Il y a des modes possibles d'action

poétique dans ces trois caractères parce qu'ils ont une façon d'exister avec des

fonctions et des aspects qui ne se meuvent pas dans le temps. De cette façon

l'obscurité et l'inintelligible marquent les trois caractères de cet affect de vérité dans

cette œuvre. Ils constituent le rapport du sujet sentant à son inquiétude et à son

163 "Helena Almeida", Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 202

abîme devant cette œuvre. Ils instaurent des combats intérieurs et un bruit dans sa

conscience esthétique de l'œuvre. L'image devient une image survolante, où la

rédemption du temps se convertit en espace et les éléments internes de l'image

deviennent des vocables de réalité. Dans cette œuvre d'Helena Almeida, l'obscurité

jaillit des profondeurs de l'irrationnel, lequel a deux sens: la mort et les ténèbres.

Dans l'abîme de soi-même, qui est le lieu d'où vient la rédemption de la mort,

l'obscurité est une cécité organique des temps contemporains. Cette vision ne

disparaîtra que lorsqu'une vision extérieure de l'époque adviendra, lorsque l'époque,

l'esprit du temps et l'œuvre deviendront visibles en tant que totalité.

Dans cette obscurité, il existe une illusion transcendante de la forme inscrite

dans cette image et un rapport cruel entre le corps et le noir. Chaque extrême du

corps et du noir appartiennent l'un à l'autre, non pas par leurs qualités mais par

l'appel de leurs qualités. Cette liaison entre le noir et le corps qui n'est pas celui

d'Helena Almeida renvoie à la découverte du moi et du soi-même: “Dans la

narrative des Upanishad, deux oiseaux descendent du ciel et se posent sur la même

branche du même arbre: l'un s'appelle atman (soi-même), l'autre jevatman (moi). Le

premier mange et est constamment obligé de se soumettre à l'attention de ce qui

rassasie sa faim; l'autre oiseau observe, superpose son regard au regard que le

premier lance sur le monde. Celle-là est la forme implacable, immuable de la pensée

de celui qui vit et tue pour vivre et de celui qui observe avec un œil mortel celui qui

fait tout pour se nourrir qui est mortel, l'un à côté de l'autre, inséparables et sans

pouvoir se confondre.(…)

Les deux oiseaux descendent aussi du ciel, ils sont aussi posés à la place

d'Helena Almeida, mais ils sont comme enivrés, ensommeillés. Quoiqu'il s'agisse

toujours de regarder et de mortdité, les oiseaux encore aveugles et visionnaires,

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 203

bougent les paupières. Ils ouvrent et ferment les yeux de sommeil et de rire, ils

désirent, comme les âmes des mythes orphiques privés de leur horreur, les corps,

sans leur donner la mort (...)”.164

Dans cette reflexion de Filomena Molder sur le travail de cette artiste, la vérité

est comprise dans un état moribond lié à la connaissance, à ce que le sujet sentant a

déjà connu et ce qui a déjà été établi. Dans le soi-même, il y a la découverte d'un

autre, d'un moi, mais il s'agit d'une découverte solitaire dans une découverte de

l'être seul. Il s’agit des découvertes qui notifient le soi-même. La vérité garde ainsi un

regard tranquille sur les énigmes de l'univers. En elle, ce qui est moribond ne peut

pas comparaître devant ce qui est en train de naître. Elle a des variations de la limite

mais sans les mettre en cause et des regards lucides, ternes qui peuvent receler une

quelconque vérité. La vérité reste ainsi dans l'attente d'un épilogue auquel le sujet

sentant n'arrivera jamais. C'est une vérité qui parvient à l'affirmation du grotesque à

travers une “lucidez” moribonde du sujet sentant.

Dans cet affect de vérité, il y a toute l'opacité du monde. Il est comme une

peau qui a une transparence exacte et qui est l'exact point entre l'opaque et le

transparent. C'est une notion qui dévoile sans rien dévoiler, qui n'est jamais

extérieure parce qu'elle ne peut l'être en absolu, que lorsqu'elle est arrachée. De toute

façon, cette vérité est le seul moyen que cette forme -ce noir aigu- a pour se montrer

à la lumière en exprimant sa sensibilité à la lumière.

L'affect est dans l'obscurité comme une grande pureté qui ne se comprend

pas. L'inintelligible surgit dans le débat interne de sa propre langue picturale. Cet

164 Une réflexion trés intérressante de Filomena Molder sur le travail d'Helena Almeida dans le catalogue de L'exposition "Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo" exposition réalisée à la Fundação de Serralves, Porto, du 23 novembre 1995 au 28 Janvier, Fondation de Serralves, Porto,1996.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 204

affect n'a aucune figure. Il ne peut avoir que des gestes qui ne peuvent s'accomplir

qu'en fonction de leur profondeur infinie et c'est tout.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 205

Le mystère

La forme dans cette œuvre flotte imperceptiblement dans l'espace de l'image.

Le noir est mélangé à l'espace de voisinage créant une forme mystique sans mystère,

où l’intensité surgit du rien.

Cette forme vit ainsi dans l'altérité vide d'un lieu absent. Il existe en elle une

voix qui est inaudible. Elle crée l'intervalle du silence et du monde où elle vit. Le noir

représenté est une ombre de l'âme, une ombre du réel où le spectrale compose le

réel. Le mystère fait partie de cette morphologie comme une sorte d'allégorie

expérimentale qui creuse l'image pour lui restituer une splendeur qui est au-delà

d'une mélancolie. Ce mystère est un divin absent, propre à un monde sans mythes et

sans Dieu.

La tête en profil et les mains d'Helena Almeida dans ce noir immense sont le

lieu où flotte la sensation des choses minimes. Le regard du sujet sentant se perd en

ce petit morceau monochrome et uniforme. Le noir devient charnel, ce qui rend

possible la vision du sujet sentant. Il peut toucher cette chair avec l'œil et se

l'approprier en l'intégrant dans l'espace intérieur de son propre corps comme une

forme sentie et touchée. Dans un rapport de proximité il définit ainsi l'espace du

sentir, lequel, tout en devenant un intérieur proche du sujet sentant, se transmue en

espace de son propre corps.

Dans cette forme, il y a un corps qui recouvre une multiplicité de choses qui

montre le visible et ce qui est perçu. Avec elle, le sujet sentant obtient une forme au

contenu sensible. Elle engendre l'infini, en transformant l'espace de cette forme en

temps. Cette idée d'infini provoque chez le sujet sentant l'impression de mystère qui

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 206

naît de l'absence de limites déterminées imposées au sentir et au ressentir de la

forme. L'infini est ainsi l'espace du noir, il déplace le mouvement verticalite de cette

forme qui ne comporte pas de limites. Il est un rêve: “L'habitude de rêver m'a donné

une extraordinaire netteté de vision intérieure. Non seulement je vois, avec un

étonnant et quelques fois perturbant relief, les figures et les décors de mes rêves,

mais je vois, avec égal relief, mes idées abstraites, mes sentiments humains, ce qui

m'en reste, mes impulsions secrètes, mais attitudes psychiques face à moi-même.

J'affirme que mes propres idées abstraites, je les vois en moi, je les vois avec une

vision intérieure réelle, dans un espace interne. Et ainsi mes méandres me sont

visibles dans leur minima”.165

Ce rêve est visible parce qu'il est soumis aux transformations possibles des

modes du sentir propre au sujet sentant. Le rêve est ainsi un espace infini et abstrait,

où le centre est une âme plongée dans la profondeur d'un abîme. En tant qu'espace

situé à l'intérieur de l'intérieur et en tant qu'infinitude spatiale abstraite, l'âme est le

point d'irradiation vers l'extérieur. Elle est le point qui crée l'infini à l'intérieur même

du fini, pour pouvoir créer ou atteindre le lieu d'où doivent sortir d'infinies

multiplicités du sentir.

Il y a dans ce rêve des fluctuations qui séparent les différentes façons de sentir

les unes des autres. Le sentir circule librement sur la forme qui est disponible à tout

genre de rencontres, associations et métamorphoses. Le sentir se rapporte à quelque

chose d'abyssal, qui ne peut pas être enfermé dans le sujet sentant. Celui ci cesse

d'éxister. À sa place, il se crée un plan à la superficie de cette forme, une peau, où le

sentir se libére. Le sujet sentant est vidé de sa fausse épaisseur, il se libère de l'espace

du sentir et reçoit sa réverbération abstraite sur la superficie de son corps. Son corps

165 Helena Almeida “Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”, catalogue de l'exposition réalisée à la Fondation de Serralves du 23 novembre 1995 au 28 Janvier 1996, Fondation de Serralves, Porto, 1995.

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devient un espace de métamorphose: il devient ce qu'il sent et il se transforme à

travers le sentir.

Le mystère est ainsi associé à une transformation autour de laquelle tourne

toute une métaphysique du sentir. Le sentir condense en lui-même le plus grand

nombre de forces. Lorsque l'image confond le plan de la description et celui de

l'expression, le sentir correspond à un sens qui se dédouble et se déploie dans

l'image. Le mystère existe dans le sens qui accompagne le sujet sentant. Les points

du sentir et du sens définissent les bornes de l'expérience éthique. Parce qu'ils

s'ouvrent vers une expérience de l'existence. Cette expérience intensifie le sens et

provoque le désir extrême de sentir autrement; d'où la nécessité de la

métamorphose. C'est-à-dire, le changement de régime du sentir. “Il faut que le

monde devienne creux, que l'âme se vide, que tout mouvement s'arrête (...) pour que

se forge le plus intense des corps pleins, le corps plein du mystère proprement

poétique”.166

Le mystère est ainsi dans cet affect de vérité, l'émotion de la conscience

provoquée par la forme la plus abstraite celle qu’elle peut atteindre sans cesser

d'être. La forme la plus abstraite est la forme de toutes les formes sensibles. L'étape

ultime de l'expression poétique et le degré ultime de la richesse du sentir. En cela, il

y a le mystère de la profondeur et celui de la superficie, “le sommeil du mystère de

la superficie”. Tout se passe comme si le noir aigu et le corps d'Helena Almeida

voyageaient dans et sur cette forme exposée, sur la superficie de ce corps qui inclut,

dans un autre espace, l'intérieur et l'extérieur transformés d'une identité.

166 "Fernando Pessoa ou a metafisica das sensações", José Gil, Relógio d'Agua, Lisbonne, p.71

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 208

L'immobilité du moi

Le sujet sentant dans ce deuxième moment de l'affect de vérité, ne peut plus

voir sans se voir. Le sujet sentant existe dorénavant dans une contradiction et non

pas dans sa perte abstraite. À travers l'œuvre il devient un élément de l'intériorité

sous la forme d'extériorité.

Cela s'explique parce qu'il sera le porteur d'un langage et il sera enveloppé

par le langage visuel inhérent à l'œuvre jamais épuisée. Le sujet sentant sera toujours

repris par le langage visuel de l'œuvre, avec différentes facettes, et renvoyé à lui-

même par un jeu de contradictions. Il est dans une altérité qui révèle la vérité de son

être. Il est sa vérité, et le contraire de sa vérité. C'est lui-même et autre chose que lui-

même.

Dans cette morphologie, le sujet sentant ne subsiste qu'à partir du moment où

il s'arrache à lui-même dans l’espace libre de sa non-vérité, se constituant par là-

même comme vérité. Dans une sorte de folie, il est en même temps libre et exclut de

la liberté. Le sujet sentant ne pourra pas échapper à sa propre vérité. Il est jeté à

l'intérieur de sa propre vérité, il est entièrement confisqué. Il restera étrange aux

questions posées à l'Etre, il restera comme s'il était aliéné à ces questions. Il restera

plus neutre, car des vérités profondes seront découvertes par des formes qui

dormaient en lui mais probablement dans un état de veille permanente.

Dans ce troisième moment de l'affect de vérité, concerne l'expérience du corps

du sujet sentant. Cela présuppose des mécanismes complexes, des procédés

déterminés de captation, de contagion d'émotions, de fusion du sentir et de

dissociations. Pour que ce procès ait lieu, le sujet sentant est l'espace où le pur

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 209

intérieur et l'extérieur fusionnent et s'interpénètrent. L'extérieur se projette sur

l'intérieur. Ceci est un espace métaphorisé de façon adéquate et esthétiquement

“topologique” et poétique. C'est aussi un espace en expansion où se multiplient

infiniment les differents aspects du sentir. L'abîme du moi se creuse dans le sujet

sentant où d'infinis dedans sécrètent leurs dehors. Dans ce rapport à l’œuvre, il n'y a

plus de centre ni de demeures stables. Il y a le déplacement continu du moi parce

qu'il suit le regard. L'univers de l'œuvre se déplie et donne naissance à des

glissements d'espaces qui s'enchaînent à l'infini. À travers son regard, le sujet sentant

se déplace en continu, il vit l'expérience sismique de la vision. La perte de références

dans cette œuvre instaure la construction d'un paysage intérieur où il existe des

forces puissantes qui jaillissent. Cela ne pourra jamais être expérimenté par une règle

ou une technique parce qu'il ne s'agit que d'une expérience-limite, un état ultime.

Des états-fragments qui s'arrêtent au bord de l'innommable, du silence brusque de

l'existence de l'œuvre.

Dans “Noir Aigu”, le sujet sentant est entraîné sur le terrain mouvant où

Helena Almeida se tient dans un équilibre fragile et instable. Les réalités et les

existences d'Helena Almeida et du sujet sentant s'annulent dans cette peinture

photographiée. Il y a juste une image où toute différence entre extérieur et intérieur,

entre le sujet sentant et l'œuvre est abolie. Le corps d'Helena Almeida est le paysage

de l'image, il est une carte avec des lieux et un mouvement de choses et

d'événements.

Cette atmosphère verticale est une ambiance, une poussière de sensations

entre la veille et le sommeil qui grâce à l'inquiétude, peuvent fusionner les unes

dans les autres, esquissant des formes nouvelles et des passages nouveaux, tout en

étant une configuration invisible mais sensible.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 210

La peau du corps d'Helena Almeida se couvre de noir, elle atteint une sorte

de métamorphose. Le corps fait partie intégrante d'un paysage, tout en assumant

une immobilité naturelle, devenant végétale ou minérale, à l'imitation des éléments

qui la côtoient. Ce corps est un corps avec un rythme qui est en accord avec la

verticalité qu'Helena Almeida imprime à la composition.

L'espace de l'image, qui est l'espace extérieur du corps devenu espace

intérieur, se transforme en un milieu. Il est ainsi le milieu d'une métamorphose

d'espaces où ce corps représenté perd son intériorité pour qu'Helena Almeida puisse

absorber tout un champ de vision. L'extériorité fusionne pour que l'intériorité entière

puisse devenir la superficie de l'image. C'est donc dans la formation même de

l'espace de l'image que l'image photographique de la peinture se construit. Celui-ci

est le moment où l'intérieur et l'extérieur s'articulent réciproquement.

La disjonction entre le regard du sujet sentant et ce corps plongé dans le noir

suppose un regard du sujet sentant qui n'appartient pas à ce corps avec les bras

ouvert mais qui le remplace dans un autre espace qui suspend les fonctions du corps

et les réduit à celles du regard. L'agencement intérieur-extérieur qui articule l'espace

pictural de cette œuvre, enlève tout le sans-fond que le noyau interne de la forme

pourrait avoir. Elle déstructure les dimensions de l'espace en transférant le corps de

la situation verticale, par terre, dans un autre état hors de la force de gravité (cette

autorité de la terre). Dorénavant tout peut se développer et se mouvoir dans cette

peinture photographié, selon les fluctuations et vibrations propres du sentir qui

n'obéissent plus aux lois objectives du monde extérieur.

Cela arrache le corps d'Helena Almeida au sol terrestre. Il devient un agent et

millieu de transformation de l'intérieur en extérieur. La texture invisible de son corps

est le moyen qui couvre le visible comme une pellicule presque transparente. Elle est

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 211

la condition de possibilité de la vision. Elle combine l'espace interne et l'espace

externe. Elle est l'espace de l'image qui se traduit dans le visible, dans les espaces

multiples, mesurables et non-mesurables.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 212

La trajectoire visible de l'affect de vérité

Le parcours de l'affect de vérité dans l'expérience éthique dans cette œuvre

d'Helena Almeida est un parcours qui se ferme sur lui-même. Il est senti à travers le

mystère, qui pénètre mot après mot dans le sujet sentant. Il est comme un royaume

qu'une âme habite et garde. Il va vers un centre dans toute sa plénitude où il existe la

trace d'un être humain. La trajectoire visible est ainsi dans la signification

existentielle de la représentation de cette forme dans l'image. Elle est une empreinte

qui n'a aucun nom, parce qu'elle n'a pas de liaison à la condition humaine d'Helena

Almeida. Elle est une impression inextinguible que le sujet sentant ne peut ni ne sait

déchiffrer.

Dans cette trajectoire où il y a un mouvement vertical implicite, la liberté du

regard agit comme une arme contre tout ce qui s'y oppose. Elle est dans la

profondeur du regard que le sujet sentant peut entrevoir, être et ressentir, dans cette

forme qui s'éveille naissant ou qui s'éveillent existant. Comme la liberté dans une

respiration, le regard du sujet sentant dans cette trajectoire, est réglé selon son

propre rythme. Il est réglé par les innombrables rythmes qui animent cette forme. La

lumière que le sujet sentant ne voit pas dans ce noir, touche le sujet sentant et se

répand jusqu'à une certaine profondeur de sa pensée. L'être dans cette forme tend à

se cacher dans quelque chose sans corps et sans support, commençant aussitôt cette

existence comme une difficulté et un obstacle à la raison analytique. Il sera dans

quelque chose qui se meut par lui-même et il y va seul. Il va et vient sans se faire

remarquer. Il revient toujours, jusqu'au jour où il part définitivement, emmenant

avec lui l'être où il avait logé. Il se sert de son regard et de son ouïe, il se dédouble et

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 213

quand il s'oriente enfin, il s'ouvre sans sortir de lui-même.

C'est le vol vertical du regard du sujet sentant qui glisse à travers l'image et

qui ramène au sujet sentant ce corps endormi sur la lumière. Les muscles du corps

d'Helena Almeida s'abandonnent, se livrent. Ils ne traversent pas des portes, des

clairs-obscurs ni des ombres. Ils glissent seulement sans efforts et sans protection

dans une peinture.

Dans cette trajectoire visible de l'affect, survient un délire, un dieu sombre,

donc un roi sans substance qui s'offre sans masques ni muscles. Il se donne comme la

spatialité se donne aux corps, la visibilité aux présences et comme l'âme de tout ce

qui respire.

La vision de cette trajectoire ne surgit pas comme réalité ni comme irréalité.

Elle s'offre simplement dans la vision qui s'allume, une lumière qui purifie la réalité

du corps et la vision corporelle. Elle s'éteindra par elle-même et elle s'effacera,

laissant dans l'air et dans l'esprit du sujet sentant sa géométrie visible.

Le visible dans cette trajectoire devient ainsi un vide logé dans l'auréole de ce

corps. Peut-être parce qu'il lui appartient, c'est un espace sacré où il est inaccessible.

Un espace où l'être terrestre (Helena Almeida) ne peut pas s'installer mais qui l'invite

à sortir de lui-même. Il en fait sortir de soi l'être caché d'Helena Almeida et de la

peinture comme, une âme accompagnée par les sens qui traîne derrière elle l'exister

corporel et l'enveloppe qui l'unifie. Le visible communique avec son centre illuminé,

qui communique avec l'abîme. Quand le sujet sentant perd ce centre, une angoisse

s'installe en lui et une épave y gît pour être ensuite soulevée de manière enivrante.

Le mouvement le plus intime du regard ne peut être autre que le centre même. La

vertu de ce centre est de recueillir tout ce qui est dispersé autour de lui. Le centre de

ce qui est visible est tranquille mais il est immobile. N'importe quel acte du visible

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 214

peut se donner à une échelle ascensionnelle avec des chutes, des continuités aux

périodes décisive, des étapes et des arrêts. Son centre transmigre en installant des

quiétudes dans plusieurs endroits de l'œuvre.

Le sujet sentant qui s'emmène lui-même dans ce parcours devient un être

lointain, une pure actualité du toujours. Ce parcours qui révèle en même temps

l'instant et le maintenant comme un instant d'éternité, comme le mouvoir, comme le

naître et comme l'aimer. C'est un secret qui se cache d'autant plus qu'il se révèle.

Parce que l'obscurité de ce corps est un voile qui couvre la lumière jamais

vue, le sujet sentant ne se voit pas dans l'instant même où il se meut à travers l'affect

de vérité.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 215

1.3- les dimensions de l’expérience éthique

Les deux dimensions de l’expérience éthique que nous avons proposés pour

l’analyse de la pratique de l’expérience éthique à partir de la photographie de S.

Salgado et de la peinture de H. Almeida sont la fidèlité à l’œuvre et la sincérité du

sujet sentant. Elles ont, d’une certaine façon, déterminé un vertige qui est présent

dans les corps photographiés: celui d’Helena Almeida qui n’est pas un auto-portrait

et celui des deux personnes qui sont vraiment en fuite pris par Sebastão Salgado. Ces

corps photographiés n’ont pas une anatomie qui se compose de muscles, d’os et

d’une chair habillée par une peau. Ils ont un comportement, une existence en accord

avec le rythme de la pensée et de l’imagination du sujet sentant et de celui qui les

présentent. Ce vertige s’inscrit ainsi dans un processus qui part de l’événement et de

la fidélité de notre physiologie aux extrémités de la vie. Ces dimensions sont au sein

de la conception de S. Salgado et H. Almeida, sur les disparitions cycliques qui

structurent un champ imaginaire et fusionnel entre la naissance et la mort de

l’Homme. Ainsi elles entraînent S. Salgado et H. Almeida à s’interroger sur des

questions fondamentales d’ordre ontologique.

Pour établir ce qui peut définir ces deux dimensions, nous les avons

développées dans une structure qui les incorporent les unes aux autres, dans

l’intimité de leurs propres significations existentielles.

Le départ a été donné à partir d’une décision ancrée dans une situation

nommée fidélité. La fidélité figure à travers la représentation de la naissance et de la

mort. Elle est essentiellement fidèle à ces deux événements de la vie de l’Homme. La

fidélité bouscule le sujet sentant dans une conscience intime de son existence. Elle

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 216

pénètre dans les sensations internes167 du sujet sentant.

D’après Alain Badiou, ces dimensions font partie d’un processus de vérité.168

Elles sont l’évènement qui fait advenir autre chose que la situation des opinions et

des savoirs institués. La fidélité qui est le nom du processus deviendra celle d’une

rupture continuelle et immanente. La sincérité sera le multiple interne, qui est ce que

la fidélité regroupe et produit.

Ainsi ces deux dimensions, la fidélité et la sincérité, ont des caractéristiques

ontologiques essentielles dans les deux œuvres. Elles s’énoncent selon trois

moments:

Le premier est l’événement situé sur la surface de chaque image. Cet

événement détache toutes les règles du regard qui font partie du sujet sentant et de

la situation regardées. Il est un instant qui contient un lien. Ce lien est une sorte de

vide de la situation, réfléchie sur ce que le sujet sentant voit. Le caractère

ontologique de cet événement inscrit et nomme. Il instaure le vide situé de ce pour

quoi il est événement, l’événement du vide d’une situation. Un espace-temps où il

n’y a pas de matière.

167 Les sensation internes sont développées par José Gil dans son livre “Fernando Pessoa ou a metafísica das sensações”, Relógio d’Agua, Lisbonne. Il nous semble important de faire un passage sur cette notion et de l’appliquer dans ce contexte, de l’expérience éthique des œuvres. José Gil dévellope cette notion à partir de la poésie de Fernando Pessoa, comme s’il s’agissait d’une matière primière qui émerge ou qui se transforme par les sens. Il y a le questionnement sur le sentir, ainsi nous avons inscrit le sujet sentant dans l’instant, il vit dans l’instant. Il a conscience de la sensation parce qu’il est isolé dans son âme. “ É preciso analisar as sensações, porque desse modo é possível revelar as mais escondidas, as mais microscópicas e, portanto, as mais exacerbadas; porque é a melhor forma de as multiplicar, uma vez que cada uma delas contém uma infinidade que é preciso trazer à luz, “exteriorizar”; porque, ao serem analisadas nesse meio de semi-consciencia, segregado pelo estado experimental, as sensaçoes originárias de sentidos diferentes entrecruzam-se naturalmente, o vermelho torna-se agudo, o olfacto dota-se de visão- assim suscitam como que metáforas naturais; porque as sensações desdobram um espaço próprio que só pode ser apreendido se o espaço e o tempo normais, macroscópicos, tiverem já deixado de impor a sua dominação- ora análise, ao decompor os blocos de sensações, desestrutura o espaço euclidiano, fazendo nascer outros espaços, que acompanham as sensações minúsculas; trata-se por fim de testar os processos de abstracção das emoções, procurando criar sensações já analisadas”, pp. 19, 20. 168 Voir “L’Éthique. Essai sur la conscience du Mal”, Alain Badiou, Hatier, Paris, 1993 , le chapitre v, “le problème du Mal”, Retour sur l’événement, la fidélité, la vérité; page 60. Alain Badiou nous parle de la vérité qui est soulignée par sa puissance. Une puissance de forçage des savoirs par une vérité.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 217

Le deuxième moment est celui de la fidélité qui se définit par son

indécidabilité. Il est voilé par une sincérité qui demeurera dans l’aléatoire et

l’incertitude de la fidélité. Ce moment est dans les deux actions qui s’y

accomplissent: deux mouvements qui se présentent tournés l’un vers l’autre. Celui

des corps qui figurent dans les images et celui du corps du sujet sentant.

Le troisième moment est dans le regard lucide de ces deux représentations.

Elles attendent l’épilogue qui n’arrive pas. Cette “lucidez” est dans une transparence

exacte entre l’opacité et la transparence de l’image. Les corps en présence sont

dérobés sans rien démontrer. Ils donnent au sujet sentant le pouvoir d’une

permanence. Ce qui est rendu réel dans la représentation est une force centrifuge.

Cette force dans son fondement le plus profond ne peut être connue par aucune

extériorité.

Ces trois points d’un caractère ontologique essentiel, nous ont permis de nous

mouvoir dans ces œuvres selon l’événement où elles se déroulent. Ce qui veut dire

que l’œuvre developpe sa situation selon son propre événement. Elle remaniera de

fond en comble la manière habituelle d’habiter une situation.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 218

La fidélité

La fidélité de ces deux œuvres a été saisie par une rupture réelle

conformément à l’ordre propre où l’événement a son lieu artistique. La vérité a été à

la fois, le devenir réel d’une fidélité à un événement de la situation. Ce que cette

fidélité produit à son tour dans cette situation a crée deux intervalles qui sont

comme des endroits secrets de l’œuvre.

Ces endroits secrets de l’œuvre sont sûrs d’être dans une totale transmutation

intime. Deux modalités particulières à chaque être, où le corps lumineux veut rester,

dans son intérieur, obscur: un intérieur où il existe la naissance et la mort. Les

créatures dans leur représentation sont presque divines, soumises aux lois de la

nature, où il manque le lieu adéquat à leur condition terrestre. Cependant ce qui

reste de cette représentation est lumineux, errant, sans domicile et perdu dans sa

propre lumière. Car cette lumière s’accomplit quand elle trouve quelqu'un ou

quelque chose. Elle éclaire quelque chose d’opaque, surtout si celle-ci résiste à la

lumière, ou lorsqu’elle parvient, même furtivement, à celui (le sujet sentant) qui

l’attend pour respirer en elle.

La respiration de ces êtres, se fait dans la lumière. Cette lumière fait trembler

des mains, comme si de telles créatures, dépossédées de la pensée, concevaient en

elles ce feu qui seul nous incite à penser. Une pensée qui transforme les sens

originels, immergés par nature dans des idées toujours limitées, mais au contenu

transparent.

Une obscurité dans la présence des corps existe et conserve la continuité de ces

deux images. Cette obscurité fait penser à une aube: elle se cache pour reparaître

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 219

aussitôt, et continue à reparaître à travers l’obscurité de tant de vies qui commencent

et qui finissent.

Dans cette fidélité, il existe un intervalle qui est celui d’une expérience

condamnée à demeurer dans sa nuit: l’éthique. Elle se réitère, elle avance à chaque

apparition de ses lueurs multiples. Elle se répand, elle se retire et revient et veut

rentrer en elle même, dans ce Soi qu’elle n’a pas. Tout ce qu’elle donne est transitoire

et s’arrête. C’est une façon de transiter qui n’atteint pas une transcendance, une

infinitude offerte et refusée. C’est une expérience qui demande une continuelle

naissance. Et on demande à l’absolu de l’être, à la plénitude de la lumière de ces

deux représentations et au déploiement du temps, de ne plus jamais retomber. Nous

demandons à l’absolu que l’expérience de l’éthique entraîne, que son impénétrabilité

s’ouvre et nous submerge, à l’endroit-même où la médiation devient impossible et

perd sa nécessité.

Le point obscur de ces corps dans ce corpus visuel est l’espace invisible où peut

sortir un corps vivant. Par conséquent, la périphérie des corps cesse d’apparaître, là

où une limite disparaît dans sa fonction. Comme tout ce qui touche à la fonction

cesse d’être, l’expérience de l’éthique ne se montrera pas. Là où la mort et la

naissance n’auront rien à faire non plus.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 220

La sincérité

La sincérité de notre part est une dimension qui apparaît dans l’intervalle. Elle

est comme l’endroit secret de ces œuvres, en tant que rupture immanente occupée

par le corps de l’œuvre. Parce qu’elle procède dans une situation et pas nulle part

ailleurs. L’événement inscrit dans ces œuvres- la fuite dans la photographie de

Salgado et le corps d’Helena Almeida qui se prolonge à travers le noir- devient à son

tour une singularité irréductible où le processus fidèle de vérité est rupture

immanente, à chaque fois entièrement inventée. Ces deux images deviennent des

occurrences locales de ce processus de vérité. Parce qu’elles sont des inductions de

processus particuliers et incomparables. Leurs moyens sont ceux d’une connaissance

insolite et d’un apprentissage de l’obscur, poussés en direction de l’informe du

sens.169

L’expérience de l’éthique à travers la sincérité d’un processus de vérité devient

une question qui met en cause toute la relation qui puisse exister entre la pensée de

l’œuvre et son sentir. En cela, il s’agit d’intercepter une dimension de l’être.

Cette question donne à la fois une consistance à la présence de quelqu’un dans

la composition du sujet sentant et elle induit le processus de sincérité. Ce qui est

soumis à l’esprit par une vérité, est un être susceptible de corps. Tout ce dont il est

capable rentre dans des points de vérité, sous la supposition qu’il y a eu événement,

et rupture immanente dans la forme continue de ce processus fidèle. Ces corps sont

devenus la vision du réel, une vision embrumée et transposée, parce qu’elle se

169 L’informe du sens est ici employé comme une direction qui n’a pas pas de fin ni de limite.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 221

remémore et s’appuie sur l’autre, à l’instant du témoignage.170 La sincérité devient

un point support important pour ce processus de vérité. Car elle est simultanément

elle-même et rien d’autre qu’elle-même. Elle est le corps qui est en excès sur lui-

même. Parce que le tracé aléatoire de la fidélité passe par ce corps, transite ce corps

et l’inscrit, de l’intérieur même du temps, dans un instant d’éternité. Le corps qui

naît et le corps qui meurt dans une présence.

Le savoir d’une intériorité des corps qui sont dans ces images est entièrement

présenté dans ce qui a lieu et il n’y a rien d’autre que le référent de ce savoir. Tout

cela est pris dans la rupture immanente d’un processus de vérité qui crée une vérité

en devenir. Elle devient imperceptible et intérieurement trouée par cette vérité qui

passe au travers de l’hétérogénéité.

Cependant il existe un comportement continuel de ce qui est soumis au sujet

sentant. Une conservation qui se cherche continuellement par un Soi. Appartenir à

cette situation est le destin naturel de ceux qui le savent. Tenir à cette composition de

la vérité relève d’un tracé propre, qui est celui d’une rupture dont il est difficile de

savoir comment elle se surimpose. La singularité crée une consistance dense et

profonde où s’engagera la persévérance du Soi, qui fera de la vérité sa demeure.

Pour cela, il ne faudra pas céder sur ce que l’on ne sait pas de soi même. Ne pas

céder sur sa propre saisie par un processus de vérité, mais seulement, être fidèle à

170 Nous renvoyons cette notion centrale à Giorgio Agamben dans son livre “ Ce qui reste d’Auschwitz”, Bibliothèque Rivages, Paris, p.171: “Dans ce non-lieu de l’articulation, la déconstruction a inscrit sa “trace” et sa “ différence”, où voix et lettre, signification et présence diffèrent infiniment. La ligne, qui chez Kant constituait le seul mode de représentation possible de l’auto-affection du temps, fait place au mouvement d’une écriture où “ le regard ” ne peut “demeurer” (Derrida, p. 117). Mais cette impossibilité de faire se rejoindre le vivant et le langage, la phone et le logos, le non-humain et l’humain, loin de laisser la signification indéfiniment différée, est cela même qui autorise le témoignage. S’il n’y a pas d’articulation entre le vivant et le langage, si le je se trouve suspendu sur cet écart, alors il peut y avoir témoignage. L’intimité, qui trahit notre non-coÏncidence à nous-même, est le lieu propre du témoignage. Le témoignage a lieu dans le non-lieu de l’articulation. Ce qui se tient dans le non-lieu de la Voix n’est pas l’écriture, mais le témoin. Et justement parce que la relation (ou plutôt la non-relation) entre vivant et parlant prend la forme de la honte, de l’abandon réciproque à un inassumable, l’éthos de cet écart ne saurait être qu’un témoignage- à savoir quelque chose d’inassignable à un sujet, et qui néanmoins constitue sa seule demeure, sa seule consistance possible.”

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 222

une fidélité et saisir dans son être ce qui nous a saisi et rompu. Tout cela est un

matériel de l’hétérogénéité d’un être considéré comme le support d’une action en

photographie et en peinture. Parce qu’il se laisse modeler par une épaisseur ou une

densité de l’éthique, qui se manifestent comme un intérêt uniquement désintéressé.

L’intensité d’existence dans cet instant sera une perception prise par la pensée de ce

qui est “être deux”, dans l’excès de nous-même. La sincérité engendrera ce passage

d’une vérité, qui nous traversera et nous laissera en suspens. En tant que quelqu’un

qui continue à excéder son propre être, et essaye de se maintenir dans le temps

singulier de son être hétérogène, l’immortel qu’une vérité a fait advenir par nous

dans une composition de matière. Nous le comprendrons comme une lumière qui

arrive avant de s’étendre, et sans se répandre aucunement à cet instant pur de sa

venue, la vérité de ces œuvres se fera sentir, quand elle blessera. Elle est ce qu’il y a

d’impénétrable dans cette approche des œuvres que l’on ne saurait dire obscure.

Dès lors, nous savons assurément que la mort -qui est quelque chose

d’implicite dans ces œuvres- est une obligation de mourir (naturelle). On meurt

parce qu’on ne peut plus vivre, parce qu’un épuisement de l’être est parvenu à la

limite inviolable. On meurt tout à fait et pour toujours. Cette limite de l’être est

inviolable, tandis que la vie, même si on la voit finir constamment, suggère l’absence

de limitation parce qu’elle est étendue et inachevée. L’usure de l’être corporel est

celle d’un corps non immortel et non religieux. Le corps transformé, accompli dans

son être véritable, ressuscite, pour se retrouver au Pays des Vivants. Dans ce travail,

être et vie se sont unis sans distinction. La vie n’est plus un lieu où l’être advient et

se succède. Elle a une limite inviolable qui appartient à l’être et qui est révèlée

comme limite inviolable dans le corps. Une extrémité à l’intérieur du corps qui est

démontrée par un pli provisoire. Un pli qui est une ouverture et une possibilité déjà

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 223

en acte de traverser le temps et le lieu de l’œuvre.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 224

Conclusion et orientations: Toucher les objets avec les yeux

“Seul ce qui est léger et libéré réussit à voler, même provenant de la peur la

plus sombre, du mystère le plus profond, de la consécration la plus obscure”.171

Cette recherche nous a donné la permission de pénétrer dans l’expérience de

deux œuvres et dans leur proximité. Cette proximité s’est doublée dans l’écriture par

une recherche de l’éthique comme qualité du sentir. Une telle expérience donne

naissance à ce que nous proposons d’appeler une “image éthique”, qui a également

une porté esthétique.

“Estamos sós com tudo aquilo que amamos ”.172

171 Extrait d’un texte d’introduction de Rui Chafes dans son livre “Fragmentos de Novalis”, Assírio & Alvim, Lisbonne, Juin 1992, p. 10. Traduit en français par Jean Pièrre Léger. 172 Fragment de Novalis : “Man ist allein mit allem, was man liebt” .

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 225

1.1- Le mouvement de l’expérience éthique

Ainsi dans la première partie de ce travail, nous avons voulu présenter une

expérience où tout s’organiserait “pour” et “par” l’éthique tandis que rien ou

presque rien ne serait dit “sur” l’éthique. La réflexion a été menée à partir de la

lecture de quelques pensées sur l’éthique. D’un point de vue méthodologique, nous

avons tenté de combiner recherche théorique et vécu empirique face aux œuvres

choisies. Il nous paraissait intéressant de croiser les deux points de vue. Ainsi, en

partant des œuvres, nous renforcions d’une part notre argumentation et d’autre part

notre regard sur les œuvres se faisait plus intelligible. Nous avons reconnu que

l’expérience de l’éthique à partir des œuvres ne fait pas partie d’un monde de règles

et de normes morales qui serait au-dessus du travail de Sebastião Salgado et

d’Helena Almeida. Des normes qui permettraientt de juger leur travail du dehors, de

l’approuver ou de le condamner comme objet moral ou immoral, conforme ou non

au bien.

L’éthique dans ce travail de recherche n’est pas la morale. Elle n’est pas “au-

dehors” ni “au-dessus” du corpus visuel présenté. Nous avons aussi trouvé

important de signaler que l’éthique dans cette expérience n’est le résultat d’aucune

existence séparée ou de quelque chose liée à l’univers du jugement, aux procédures

de rationalité, au sens des valeurs, au respect des règles. Ainsi l’éthique a été exposée

en tant que chose, qui n’a pas de phrase, de raison ou d’idée qui n’est rien

d’extérieur à ces œuvres. C’est une puissance qui passe par le sentir et se présente

comme une élévation qui se dresse et grandit, et qui “décolle” du sujet sentant en

même temps que ses yeux touchent les œuvres.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 226

Nous l’avons liée à une dimension du sentir par lequel le sujet sentant

s’éprouve lui-même et reçoit l’univers des œuvres. Comprise comme une dimension

qui appartient à l’être humain, l’éthique est expérimentée à travers la photographie

de Sebastião Salgado et la recherche picturale d’Helena Almeida. Blessure singulière

responsable d’un degré supérieur dans l’être, l’expérience de l’éthique nous a permis

de rester dans une relation personnelle et singulière avec les œuvres. Elle nous a

demandé une présence et un affect individuel qui l’ont rendue directe et

intransmissible.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 227

Par conséquent, la mise en relation théorique de la notion d’éthique avec notre

attitude face à ces deux œuvres a abouti dans la deuxième partie de ce travail à un

parcours entre l’esthétique et l’éthique. Dans ce parcours, nous avons conçu deux

pratiques de l’expérience éthique, la frontière et le nomade. Ces deux pratiques qui

nous ont conduits vers des points de rencontre avec l’œuvre et nous ont permis

d’analyser le mouvement libre qui se modifie en fonction de ce qui entoure dans

l’œuvre et dans le sujet sentant. Un mouvement qui a créé l’existence d’un dialogue

limpide et clair entre la matière et l’espace. Reposant sur la rencontre entre le sujet

sentant et l’œuvre, ce parcours apparaît comme une trajectoire qui intensifie le

contact cruel du voir et du sentir. Un contact où l’œil est arraché de son corps et de

son lieu pour s’emmêler, dans un enjeu changeant et perdu avec ce que signifie

l’œuvre pour celui qui la sent en même temps qu’il la regarde.

Pendant ce parcours qui s’opère selon ces deux notions, frontière et nomade,

nous avons pu constater que dans les œuvres choisies la conscience esthétique ne

saurait récuser son inclusion au sein de l’éthique. Nous avons observé que la

conscience esthétique d’un objet esthétique implique l’expérience de l’éthique. Parce

qu’elle offre à notre comportement individuel la capacité et le don poétique de

“parler” avec le monde et l’autre. Elle nous libère de la sujétion et des buts que la

théorie et la pratique objectivent, pour installer ainsi une énigme dans notre réel. Elle

est également responsable d’un accroissement, d’un agrandissement de notre être.

C’est en ce sens que l’esthétique a été un évènement indissociable de la dimension

éthique de l’être humain, parce qu’elle a renversé notre conscience.

Dans un deuxième temps, ce parcours, qui a vécu dans un présent sans

mesure, s’est instauré dans une non-dimension du présent. Il a ainsi occupé une

place dans une dimension éthique sans avoir de mesure éthique. De là, une limite

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 228

s’est imposée comme le seuil entre des densités et des allures de l’œuvre et du sujet

sentant. Le nomade et la frontière comme pratiques de l’expérience éthique ont de

cette façon conduit la réflexion à ces questions: l’éthique dans certaines œuvres

contemporaines ne serait-elle qu’une expérience des limites? Dans cette expérience,

ne serait-elle pas le vrai protagoniste de l’espace du sentir, de même que le présent

dans l’expérience (étant lui-même une limite) ne serait il pas un protagoniste du

temps du sentir?

Fidèles à ces questions, nous avons mené cette recherche où le nomade et la

frontière se sont souvent entrecroisés et ont ainsi constitué quelques notions pour

cerner l’expérience éthique. Ces notions, que nous avons définis par les instants

limites, les modes de visions et les ouvertures, ont été les points qui ont établi la

rencontre du sujet sentant avec cette expérience si difficile à conceptualiser. Ils ont

placé des bornes possibles à cette expérience de l’éthique. Nous avons envisagé

comme instant limite dans cette expérience de l’éthique la “lucidez”, parce qu’elle

déchire le regard du sujet sentant pour imposer ainsi un regard qui pénètre les

œuvres dans leur nudité et dans leur dureté.

Le deuxième notion, les modes de visions, a été définie à travers un

comportement lié à la réalité évocatrice et magique de l’œuvre. Ils ont rammené vers

le sujet sentant une écriture secrète de l’œuvre faite de résonances affectives. Des

résonances affectives qui rentrent dans le sujet sentant par une relation tactile de

l’œil entre un objet et un sujet qui sent. En cela l’éthique implique “l’aptique” et son

toucher-voir.

Le troisième notion, celle d’une ouverture,173 a renvoyé le sujet sentant vers

173 Une ouverture dans le sens de Rilke dans les “Elégies”, “L’Ouvert, un espace aussi intact que l’intérieur d’une rose, un espace angélique”); “ Ce que Rilke, reprenant le mot de Hölderlin, qualifiera plus tard d’”ouvert’ (das Offene), l’”espace pur” , le “nulle part”, le “pur,/ l’insurveillé que l’on respire et/ infiniment sait et ne convoite pas”. Bernard Böschenstein, “Les lettres de Capri”, Europe, Paris, n°719.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 229

une épaisseur de sens. Elle a révélé un être en profondeur, où une dimension du sens

s’est creusée dans le fond et le fondement de cette expérience de l’éthique. Il a ainsi

produit une action libre qui comporte un vertige.

Dans ces trois points, nous avons conduit l’expérience de l’éthique à travers

un combat contre l’enracinement. Ce combat a affecté l’être, il l’a conduit vers des

états qui ont suspendu une morale esthétique.

Dans la troisième partie, partant du corpus photographique constitué par un

travail de Sebastião Salgado et un travail d’Helena Almeida, nous avons montré que

les œuvres se laissent appréhender à travers les concepts que l’expérience de

l’éthique propose pour l’analyse. Le choix d’un photographe de presse et d’un

peintre qui utilise la photographie comme recherche picturale, nous a permis de

confronter et de créer l’expérience de l’éthique comme approche méthodologique.

Par leurs qualités esthétiques, ces œuvres nous ont permis de pénétrer les instants

limites, les modes de visions et les ouvertures qui constituaient ce parcours. Nous

avons associé réflexion éthique, esthétique et le vécu empirique face de ces œuvres.

Nous les avons entrecroisés à travers différents points de vues, ce qui nous a permis

de montrer que la conscience esthétique des œuvres est souvent liée à l’expérience

de l’éthique que nous en avons. Dans la force de la recherche picturale d’Helena

Almeida- qui nous dévoile quelque chose d’universel à travers une contingence et

l’évenement unique de l’acte de peindre- ou dans celle d’une photographie de presse

de Sebastião Salgado- où le moment est précis, singulier et dans le moindre détail-

l’expérience de l’éthique évoque des moments précis et des lieux précis, qui nous

laissent sentir un événement, avec tout ce que cela implique d’unique et de fugace.

“En somme, si le goût a contribué à la promotion de l’éthique (comme Schiller

le prétendait ), l’art a contribué à l’intensification de notre capacité humaine à sentir,

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 230

en questionnant bien le monde, en nous perturbant bien, en nous apportant les joies

et les harmonies d’Apollon et les inquiétudes de Dionysos sur la place publique;

mais ni le Beau, ni le sinistre, le sublime ou le grotesque, je crois- et sans aucune

prétention moraliste- ne nous invitent, sous le prétexte du mot art, à jouir

agréablement- ni ne se rapprochent en rien de nos accidents humains et historiques

ou de ce que nous avait conseillé Schiller: nous nous préparons à la vie avec l’art. Il y

a une bestialité pure en nous et dans notre histoire qui, en elle-même, ne peut être

sublimée, ni ne nous permet, des années plus tard ( ou même de façon

contemporaine), de lui retirer ses attributs socio-politiques scandaleux, lequels, au

lieu de se libérer dans sa subjectivité par l’expérience esthétique, quand il sont

exposés à eux-mêmes, ne peuvent juste que dissoudre le sens fort du mot “Art” et

des pratiques artistiques”.174

Ces deux choix qui appartiennent à différent contextes nous ont montré la

présence du réel sous deux formes: se rejouir du monde avec passion et s’y opposer

avec la même passion. Tant le travail d’Helena Almeida, que le travail de Sebastião

Salgado dans leur double passion, placent le sujet sentant devant un sentiment

ontologique, dont le lieu propre est la rencontre entre nous et l’être. Devant ces deux

objets esthétiques, l’expérience éthique s’est composée à l’intérieur du sujet sentant.

À travers le sujet sentant, défini dans l’espace de notre corps, nous étions perturbés

face à nous-même et en train de questionner le monde. Nous étions seuls face à face

à nous-même et seuls dans nous-même.

Un même élément fait partie de l’expérience éthique dans ces deux travaux: le

sentir. Il est l’élément par exellence qui traverse et détermine tout notre être dans

174 Texte de Cristiana Veiga Simão, “Exigir que o que existe seja belo, bom e perfeito - é possivel ainda sentir hoje a arte como utopia?” , lors d’une conférence sur “Éducation Esthétique et Utopie Politique” , sortie in Colecção Actas & Colóquios, Colibri, Lisbonne, 1996, pp. 223-237.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 231

cette expérience de l’éthique.

Dans le travail de Sebastião Salgado, l’expérience de l’éthique analysée à

partir d’une confrontation avec l’histoire et d’une confrontation entre l’instinct et

l’humain a mis en place l’Homme. Ces deux confrontations nous ont également mis

en place. Elles nous ont placés comme quelque chose qui n’est pas uniquement un

animal poursuivi par la survivance, mais qui par droit naturel est héritier de la

liberté et de la dignité de l’être.

Son travail photographique et ses interviews abordent cette question d’une

façon décisive et urgente. Il extrait l’homme de l’humain et il renvoie l’homme en

lui-même jusqu’à sa limite. Ce passage qui est fait à travers l’humain dans le monde

ramène à la différence entre exister et être. Sa photographie nous donne l’homme

dans sa cruauté sans aucun artifice. Ce qui nous touche aussi c’est la beauté même.

Dans sa photographie, l’expérience de l’éthique est présente dans et par une

esthétique. Une esthétique de la lumière.

Dans le travail d’Helena Almeida la question est posée d’une autre manière.

C’est la conscience esthétique de l’œuvre qui implique une expérience de l’éthique.

Dans cette conscience esthétique qui implique une expérience de l’éthique, nous

avons considéré trois morphologies renvoyant à l’espace pictural d’Helena Almeida.

Parce qu’elle se bat dans les contraintes que l’espace pictural lui implique, Helena

Almeida nous place devant et dans les vérités singulières de la peinture, dans son

discours tragique et dans un affect qui rentre en nous grâce au sentir de l’œuvre.

Dans son travail, nous avons pénetré la profondeur du noir parce qu’il était le cercle

autour d’une dimension de l’être.

À travers le travail de Sebastão Salgado et celui d’Helena Almeida, nous

avons circulé librement dans un trajet, dans un va-et-vient entre la conscience

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 232

esthétique et l’expérience éthique des œuvres. Nous nous sommes rendus compte

que les paradoxes de ce trajet entre l’esthétique et l’éthique forment souvent le cadre

d’une pensée adéquate pour comprendre les objets contemporains.

Nous ne prétendons pas que cette recherche soit un travail clos sur lui-même

ou capable d’enfermer des concepts universels pour toute reception des œuvres

contemporaines. Nous avons consideré l’éthique comme une dimension de l’Être,

qui peut être expérimenté dans les œuvres. Elle a impliqué un enjeu de fidélité à

l’objet et sincérité de notre part.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 233

1.2- Un mémorandum

À partir de l’œuvre des deux artistes Sebastião Salgado et Helena Almeida,

l’expérience de l’éthique nous a été délivrée par la nudité des choses. Nous croyons

que les choses ne sont nues que par métaphore. Par exemple, quand elles sont sans

ornement: les murs nus ou les paysages nus. Les œuvres n’ont pas besoin

d’ornement quand elles s’absorbent dans l’accomplissement de la fonction pour

laquelle elles sont faites. Quand elles se subordonnent d’une façon si radicale à leur

propre finalité qu’elles y disparaissent. Mais elle disparaissent simplement sous leur

forme.

La perception des choses individuelles est le fait qu’elles ne s’y absorbent pas

entièrement. Elles ressortent par elles-mêmes, perçant, trouant leurs formes. Elles ne

se résolvent pas dans leurs relations qui les rattachent à la totalité ou à la totalité du

réel. Elles sont toujours, comme ces villes industrielles où tout s’adapte à un but de

production, mais qui, enfumées, pleines de déchets et de tristesse, existent aussi pour

elles-mêmes. Pour une chose, la nudité, c’est le surplus de l’être sur sa finalité. C’est

son absurdité, son inutilité qui n’apparaît qu’à elle-même. Un rapport à la forme sur

lequel la nudité tranche ce qui lui manque, la chose est toujours une opacité, une

résistance et une laideur. Et comme dans la conception platonicienne, où le soleil

intelligible se situe en dehors de l’œil qui voit et de l’objet qu’il éclaire, elle décrit

avec précision la précision de la perception des choses que l’on voit.

Les objets n’ont pas de lumière propre, ils reçoivent une lumière empruntée.

Cette lumière empruntée introduit dès lors une finalité nouvelle et une finalité

interne: celle de dévoiler par l’œuvre. Ainsi il est devenu essentiel de dégager les

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 234

éléments d’une signification qui dépasse la perception.

Dévoiler une chose, c’est l’éclairer par la forme, lui trouver une place dans le

tout en apercevant sa beauté. De cette façon, nous avons voulu dire que ce qui

touche permet d’être touché, que les instants passés avec l’œuvre sont des instants

privilégiés, qui contiennent une sérénité par laquelle on commence à exister parce

qu’on le désire.

Telle serait peur-être l’image éthique toujours au-delà du visuel et même

autre visuel. Aussi n’est-elle pas réglée par la mimesis ou la représentation classique.

Elle n’est sur ses bords et dans des écarts. En elle les passages comme les

morphologies sont essentiels. Puisqu’elle donne à voir et à penser la confrontation de

l’humain et du non-humain mais peut-être occupe-t-elle les frontières même de toute

image strictement esthétique: l’être humain et le noir.

Pour cette raison, l’éthique n’est elle pas de l’ordre de la moral ni même du

jugement. Dans l’art elle est cette capacité d’être à la hauteur de ce qui arrive et c’est

pourquoi elle se caractérise par la sincérité et cet “affect de vérité”, que nous avons

dégager dans notre parcours des œuvres. En ce sens, l’éthique renouvellera la

question ontologique propre aux œuvres d’arts. Car comme le disait Gilles Deleuze a

propos de Becket “au-delà du possible il y a que le noir ”.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 235

Annexe: l’éthique des œuvres

À travers les œuvres, l’éthique a été pour nous comme une forme rigoureuse

de toucher l’absolu. Elle a créé une atmosphère de la pensée, qui resserre la pensée

de ces œuvres. Par conséquent, elle a envisagé un agencement sous le vestige du

visage d'un ange tourné vers le passé et qui n'arrive plus à replier ses ailes déployées.175

Dans cette atmosphère, il y a eu des questions liées à notre rapport avec les

œuvres qui sont restées en suspens, maintenant que la technologie a modifié

l’existence de l’Homme et a métamorphosé les façons d'être. Ainsi une pensée

héritière des temps anciens et du temps des permanences sur un sol fixé et pétrifié a

servi de base à un ensemble imprégné d'images et de comportements issus du

XIXème siècle. Le nihilisme nous a paru la maladie la plus dure et la plus pénible

épreuve de notre temps parce qu’elle nous a renvoyés à l'épuisement et l'effacement

du sens. En même temps, elle nous a fait succomber aux impures séductions de

l'Absolu et de l'Être. Nous avons ainsi calomnié les sens et le sensible en promettant

le salut aux formes de vie les plus faibles et les plus malades. L'homme est en proie à

la maladie nihiliste et à la volonté de puissance qui s’est faite volonté de néant.

Ce néant a demeuré somnolent et caché de façon à ce que l'homme occidental

se débarrasse de la transcendance divine et découvre derrière les valeurs mortes, le

Néant de ce qui fut un Être. Ainsi ce sont le blanc, le vide, la vacuité, l'ouverture,

l'omission et l'oubli qui se substituent aux dieux, à l'être et aux arrières-mondes. Il

fallait le tuer ou le questionner comme dans “Faust” de Pessoa: “peut-être qu'il n'est

pas réel et qu'il existe, /peut-être existe-t-il sans être Dieu,/ou comme nous le

175 Lire “Sur le concept d’histoire”, Walter Benjamin, “Écrits Français” présentés par J.-M. Monnoyer, Gallimard, Paris, 1995, pp343, 344.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 236

pensons est-il seulement Dieu pour nous?”.176 Comme fondement réel des choses et

négation de ces valeurs supérieures, les valeurs humaines trop humaines,

remplacent les valeurs divines. “la morale remplace la religion; le progrès, l'histoire

elle-même remplace les valeurs divines”.177

L’atmosphère de ce travail de recherche qui est probablement sous le vestige

du “visage d'un ange tourné vers le passé qui n'arrive plus à replier ses ailes

déployées” dévisage le moi-même à travers le sujet sentant. Elle instaure à partir du

Moi la décomposition de l'absolu. Cette décomposition se montre dans des idéaux de

substitution ou dans des renversements qui opèrent une transmutation de toutes les

valeurs privées d'idéaux de puissance. Elle annonce l'effondrement d'une société

prise aux pièges de la sécurité et du bonheur individuel. Il s’agit ainsi d’un relevé

des dimensions hétérogènes, qui pratiquent le déplacement, le décentrement et le

déracinement comme conduite.

De cette façon, elle donne au sujet sentant la possibilité d’habiter un écart ou

un entre-deux, où l’image n’est pas une image du passé. Elle devient ainsi un lieu où

les signes ne sont pas immédiatement alourdis d'un faisceau de connotations, de

citations visuelles. Les signes de l’image ne sont plus facilement maîtrisables. Ils

laissent choisir la nudité d’une frontière sur laquelle il y a la dépossession et une

certaine innocence qui ne font pas corps avec une langue que le sujet sentant ne

puisse pas maîtriser. Elle lui donne le pouvoir de la balbutier et de l'entendre dans

son invention singulière. Elle laisse le sujet sentant l'apprécier dans sa différence et

surtout ne pas se l'approprier.

Cette atmosphère ferme les yeux du sujet sentant aux séductions. Elle essaye

176 Je renvoie à la poésie de Fernando Pessoa. 177 Gilles Deleuze, “Nietzsche et la philosophie”, PUF, Paris, p.70.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 237

de murmurer visuellement le peu qu'il y a à murmurer visuellement. Elle empêche la

petite parole usée de l'œil d'apparaître parce que tout y est et parce que, perçus de

l'extérieur sur le même plan, le vulgaire comme le sublime sont sans écho et sans

transcendance divine. Ils restent sur le plan du vulgaire, du rude et du trivial. Ce qui

veut se maintenir, c'est l'écart qui navigue toujours entre les bornes des superficies-

peaux qui s'interrogent à l'infini. Et c'est sur ce mouvement-là que l'expérience de

l'éthique peut se fonder. Parce qu’elle est le refus du repos d'une expérience qui veut

être fermée et inaccessible.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 238

Les parcours du soi

Le moi-même a et le soi-même est... Ce passage marque la compréhention de

l'expérience d'une éthique dans ce travail. Avoir un corps photographique et être un

corps photographié. Il s'agit de cette façon d'un puissant passage qui se laisse voir et

qui vit dans un monde qui n'a pas de fondements dans l’histoire de la pensée

occidentale. La possibilité de liberté se présente, malgré elle, dans le corps qui paraît

faible et insuffisant à ce monde. Le corps photographique de Sebastião Salgado et le

corps pictural d’Helena Almeida ne sont pas un dogme hérité. Il sont dans une fable,

qui a et est un espace-temps, avec des passages qui ont coupé des points de repère

absolus, pour devenir souples et mobiles et pour se faire comprendre éthiquement,

dans une suspension plate et horizontale. Cette suspension est née dans un temps où

l'espace crié a proclamé une mort. Cette voix a ouvert un couloir où se

déconstruisent178 les fondements et les supports qui soutenaient la connaissance du

monde. Cette déconstruction se trouve et se constitue à travers un effacement de

l'écriture de la pensée métaphysique, au profit d'une parole ou d'une voix qui veut

dépasser l'opposition écriture/parole, pour découvrir derrière cette opposition une

autre possibilité de proximité et de présence du réel.

En supprimant le privilège de la parole, cette pensée visuelle photographique

déconstruit la métaphysique de la photographie. Elle apparaît dans le couple

écriture-visuelle pour dépasser, d'une manière générale, l’opposition conceptuelle

rigide réalité/apparence. Il ne s’agit pas de traiter les concepts comme s'ils étaient

distincts les uns des autres ni comme si chaque catégorie ne gardait pas une trace de 178 "Déconstruire" au sens de Jacques Derrida correspondrait à "défaire une construction" et non pas à "détruire".

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 239

la catégorie opposée. Il s’agit de déconstruire et de faire surgir le mouvement de la

différence et ainsi dévoiler l'interdit et le dissimulé de la métaphysique et les

mécanismes de refoulement ou de dénigrement de l'écriture photographique qui se

trouvent dans l'œuvre.

Dans leurs travaux, les idéaux suprasensibles sont morts. Ce qui fait tout

vaciller et qui dévoile une béance fondamentale. L'absolu se voit mis à distance et le

monde se voit désenchanté, privé de puissances sacrées et d'idoles.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 240

Le soi entre intériorité et extériorité

Dans plusieurs discours sur l’éthique, nous entendons qu’elle est

essentiellement individuelle, qu’elle est un art du bien vivre par lequel la culture du

soi restaure et remplace les interdits d’une morale répressive. Elle est inscrite dans

une époque où l’homme vit un temps où Dieu a été tué, et est probablement déjà

mort. La morale n’est plus fondée sur la religion, elle devient en quelque sorte

analogue à celle des Grecs et des Romains. Elle apparaît liée au souci de soi. Le souci

qui a été dans le monde gréco-romain, le mode dans lequel la liberté individuelle ou

la liberté civique, jusque un certain point, s’est réfléchi comme éthique.179

Dans cette liberté individuelle l’éthique fait prendre soin de l’âme. Elle invite

l’homme à façonner sa propre vie pour lui donner une belle forme, la plus belle

forme possible, le plus beau à ses yeux et aux yeux de la postérité. Il s'agit d'un

processus, d'une opération de l’existence par laquelle chacun devient un artisan de

soi. Sans supposer l’arrachement ou le renoncement à soi.

Le soi, et le souci de soi, est une des catégories à mettre en place pour penser

l’expérience éthique. L’homme assiste au développement d’une culture qui cultive le

soi et qui est caractérisée par le fait que l’existence s’y trouve dominée par le principe

qu’il faut prendre soin de soi-même. Il y a les méditations, les lectures, les notes que

l'on prend sur les livres, la remémoration des vérités que l'on sait déjà, mais qu’il

faut s’approprier mieux encore.180 Le souci désigne ainsi une pratique sociale. Une

pratique sociale où l’activité consacrée à soi-même constitue, non pas un exercice de

179 Michel Foucault, “Le souci de soi”, chapitre II: “La culture de soi”, Gallimard, Paris,1984,pp 57-62. 180 "Magazine Littéraire" ,"le souci", n° 345, juillet- Août 1996, .p. 23 (p. 66 ).

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la solitude, mais une véritable pratique sociale.181 Il sait se défaire de tout ce qui n’est

pas soi et d’être à soi. L’oscillation permanente entre l’histoire de l’art et l’actualité

de l’art font de l’expérience dans l’art contemporain une errance, qui ne peut pas

s'installer dans une ambiguïté qui comporte des doubles sens.

L’errance du soi182 est une relation avec autrui. Le souci de soi peut être en

lui-même une expérience de l’éthique, car il implique des rapports complexes avec

les autres dans la mesure où une description des coutumes et des conduites

humaines peut être faite en toute liberté.

Comme le souci, la responsabilité décrit un rapport vis-à-vis de soi-même et

des autres; c’est une articulation qui pourra être pensée dans et par un objet d’art

contemporain, dans et par l’expérience d’une éthique en art contemporain. Selon une

certaine évolution, la notion de responsabilité est devenue amorale, elle est devenue

le moyen d’éviter d’être responsable (comme si cela était une affaire qui

appartiendrait aux autres), de permettre à tous et à chacun de n'être jamais

responsable. Cela peut vouloir dire qu’un objet d’art peut être responsable, mais non

pas coupable. Redonner un sens à cela, et une autre chair à la notion de

responsabilité. Le soi est lié à la responsabilité sans culpabilisation d’une intention

artistique qui crée des objets d’art (comme usinage, fabrication,

technique/technologie des œuvres d’art).

181 "Magazine Littéraire" ,"le souci", n° 345, juillet- Août 1996, .p. 23 (p. 67). 182 Voir comment Foucault développe l'idée du souci comme catégorie d’une expérience, “Dits et écrits”, T. IV, 1980-1988,( édition sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, avec la collaboration de Jacques Lagrange), Gallimard, Paris, p712.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 242

Le moi

Dans ces travaux, le moi, dans l’expérience de l’éthique, agit entre un dedans

et un dehors. L’identité du moi n’est pas le résultat d’un savoir quelconque: “je me

retrouve sans me chercher. Vous êtes vous et moi, je suis moi: cela ne se réduit pas

au fait que nous différons par notre corps ou par la couleur de nos cheveux ou par la

place que nous occupons dans l’espace. Ne trouvez-vous pas que l'on ne s’étonne

pas assez de cette identité distincte de a est a”.183

Le moi dans cette expérience est une altérité qui se bat contre les identités. Il

se situe hors d’un nom. Il est indéterminé et illimité; il est devenu impossible de lui

accorder une valeur éminente (ce qui définit une autre liberté, celle où les valeurs ne

comportent pas d’adjectifs admirables, brillants, merveilleux, parfaits, supérieurs,

puissants et essentiels). Le moi n’est pas un tout définitif, il est instable, il se

transforme continuellement, il devient insaisissable (et non pas inaccessible). Il se

dissout dans tout ce que l’individu peut sentir, voir, entendre et toucher. C’est un

moi qui peut se fragmenter et s’éparpiller par l’hédonisme et par le dilettantisme.

Trahir le réel quand celui-ci, dans sa configuration scientifique, se dérobe

continuellement à l’appréhension (compréhension) de l’esprit. Qui suis-je? Que suis-

je? Qu’est-ce que le moi? Ce sont des questions qui planent dans l'irrationalité de la

profondeur et de la superficie de l’espace du corps du sujet sentant. Ce sont des

questions qui se situent dans la simplicité de l’abîme vu par les yeux qui se

débattent de façon interne pour susciter une compréhension nouvelle du regard.

183 “Emmanuel Levinas, Qui êtes-vous?”, François Poirié, La Manufacture, Paris, 1987, p. 97.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 243

Le “je”

Le “je” évoque une exigence fondée sur la nature de l’homme dans cette

recherche, qui ne vise aucunement à comprendre une réalité comme exposée

exclusivement à des débats physiques ou physiologiques. Le “je” persuade tout un

chacun de s’occuper passionnément de son âme. Il nous invite à avoir un bien qui lui

est propre et intime, le bien qu’il est à lui même. Les dispositions et les normes

inscrites dans la nature de l’homme ne pourront jamais se développer que dans la

dimension de l’existence humaine, conçue comme une pratique, un agir dont

l’homme est l’auteur. Il y a une fin qui consiste non pas dans le fait de devoir

accomplir telle ou telle chose, mais plutôt dans le fait d’avoir instauré dans son âme

l’ordre qui lui est propre. Un mouvement qui s’inscrit dans des réalités en délire

dans des corps qui comportent des âmes et qui veulent être sages. Être sage dans une

quiétude héritée d’une nostalgie du passé où un sublime existait dans le visage

bouleversé d’un beau en vertige.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 244

Autres images d’Helena Almeida et de Sebastião Salgado

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 245

“Mais aujourd’hui il n’y a plus cette sortie délicate et presque rituelle “aux

bout de mes doigts”. Dans ces traveaux, j’ai voulu faire sentir par l’intermédiaire de

mon corps, le parcours et les marques de sortie effacée d’un être mixte, mi-corps, mi-

chose noire, voyageant et se confinant avec l’espace, espace lui-même et donc

n’utilisant pas la Forme. Cheminement d’un passager sans physionomie, fendu et

ouvert par une coupe noire, en attente et libre dans sa sortie-entrée, variable, dans

une harmonie avec l’espace divergeant. J’ai voulu l’enregistrer en train d’émerger

d’une ombre, son ancienne habitation qu’il abandonne, se mélangeant avec joie dans

le noir, formant un tout sans Forme, vibrant et offensive, un espace qui est. Il se meut

déplaçant l’espace avec lui dans une alchimie secrète, avec un plaisir presque sonore,

laissant dans son sillage une symphonie aiguë de deux espaces. Fossile

soudainement réveillé et surpris dans sa forme se dilue lentement dans son

atmosphère dense, et par sa bouche silencieuse et entrouverte, fente noire elle-même,

met le verbe sortir en mouvement.”184

184 Catalogue de l’exposition d’Helena Almeida, “ Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”; Fondation Serralves; de 23 Novembre - 28 janvier 1996; Porto; p. 56.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 246

“Noir aigu”, (détail)

(série de quatre photographies, présentées verticalement),

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 247

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 248

“Noir aigu” , (serie de quatre photographies présentées horizontalement),

64,5X53cm chacune, 1980.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 249

“Noir aigu”, (détail)

(série de quatre photographies, présentées verticalement), 82 x 72 cm chacune,

1983.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 250

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“Noir aigu”,

(série de quatre photographies présentées horizontalement)

1981.

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“J’ai vu des scènes incroyables au Zaïre en 1994. Il y avait jusqu’à 5000 morts

par jour. Il y en avait tant que l’on ne pouvait pas enterrer les morts. On faisait des

piles de morts, un tracteur ouvrait une fosse, puis avec sa benne en prenait

cinquante, soixante-dix corps en une seule fois et les jetait dans le trou. Une situation

de fin du monde, de fin de tout. Je me rappelle que j’étais près d’une de ces

montagnes de cadavres et j’ai vu venir un homme avec son fils dans les bras. Il

conversait avec un ami, il est arrivé face à la pile et a jeté l’enfant. Il ne l’a pas placé,

il l’a jeté, il s’est retourné et est parti, conversant, sautant par dessus les morts. Là j’ai

compris que l’on s’adapte à n’importe quel processus. (…)

J’ai toujours imaginé que l’adaptation était dans le sens d’une solution

passive. Mais ce jour j’ai compris que, on s’engage en direction de l’extermination de

l’expèce, nous allons nous adapter, nous allons vivre jusqu’au bout, tuer le dernier

être humain et nous suicider ensuite, adaptés à la logique du crime et de la violence.

Il est possible que cette logique soit l’essence de l’espèce humaine. Que nous soyons

trompés à propos de “s’aimer les uns les autres comme Je vous ai aimé”. Je n’ai plus

la certitude que nous allons survivre en temps qu’espèce. Notre histoire, que nous

appelons civilisation, est en fin de compte la vie en communauté- et aujourd’hui je

me demande si nous ne cheminons pas vers la désintégration de notre vie

communautaire.”185

185 Une interview à Sebastão Salgado dans le Journal “Público”, Portugal, samedi 14 novembre 1998, n° 103, p14.

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“Ici, avant 1973, s’étendait le grand lac Faguibin. Les sables ont bu le lac et il

faudrait, pour trouver de l’eau, creuser à soixante mètres de profondeur. Ces terres

étaient les plus fertiles du Mali. 1985.” Sebastião Salgado

“Sebastião Salgado 100 Photos pour defendre la liberté de la presse”, Reporters sans

frontières, Paris, 1996

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BIBLIOGRAPHIE:

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• “Fernando Pessoa e a metafísica das sensações ”, José Gil, Relógio d’Água Editores,

Lisbonne.

• “A imagem nua e as pequenas percepções Estética e Metafenomenologia”, José Gil,

Relógio d’Água Editores, Lisbonne, 1996

• "Poesia Toda", Herberto Helder, Assírio & Alvim, Lisbonne, 1996.

• “Le triple jeu de l’art contemporain ”, Nathalie Heinich, Les Éditions de Minuit,

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• “Qu’est-ce que l’esthétique?”, de Marc Jimenez, Gallimard, Paris, 1997.

• “La critique crise de l’art ou consensus culturel ”, de Marc Jimenez, Klincksieck,

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• “Le photographique. Pour une théorie des écats ”, Rosalind Krauss, Macula, Paris,

1990

• “L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernerniste”, Rosalind Krauss,

Macula, Paris 1993.

• “Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie ”,André Lalande, P.U.F, Paris,

1980

• “L’ombre et le temps essais sur la photographie comme art ”, de Jean-Claude Lemagny,

Nathan, Paris,1992.

• “À une heure incertaine”, Primo Levi, traduit de l’italien par Louis Bonalumi,

Gallimard, Paris, 1997.

• “La poésie comme expérience” ,Philippe Lacoue-Labarthe, Christian Bourgois, Paris,

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 258

1986.

• “L’ère du vide ”, Gilles Lipovetsky, Gallimard, Paris, 1983.

• “La pensée sauvage ”, Lévi-Strauss, Plon, 1962.

• “De la représentation ”, Louis Marin, Gallimard, Paris, 1994.

• “Le visible et l’invisible ”, M.Merleau-Ponty, Gallimard, Paris, 1991.

• “Páginas de estética e de teoria e crítica literária”, Fernando Pessoa, Ática, Lisbonne,

1994.

• “Diversidade e Unidade em Fernando Pessoa ”, Jacinto Prado Coelho, Verbo,

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• “Emmanuel Levinas, Qui êtes-vous?”, François Poirié, La Manufacture, Paris, 1987.

• “V. Jankelevitch, qui suis-je”, de Guy Suares, La manufacture, Paris.

• “La photographie ”, Susan Sontag , Seuil, traduit de l’américain par Gerard-Henri

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• “Vocabulaire d’Esthétique ”, Etienne Souriau, Paris, P.U.F, 1990.

• “De l’Aurore ”, Maria Zambrano, l’Éclat, Cahors, 1989.

• “O Homem e o divino ”, Maria Zambrano, Relógio d’Água, Lisbonne, 1995

• “A Metáfora do coração e outros escritos ”, Maria Zambrano, Assírio e Alvim,

Lisbonne, 1993.

• “Clareiras do Bosque ”,Maria Zambrano, Relógio d’Água, Lisbonne, 1994.

• “Os sonhos e o tempo ”,Maria Zambrano, Relógio d’Água, Lisbonne, 1994.

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• “Alto/Althusser”, Encyclopédie Universalis, Vol 1.

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• “La transparence dans l’art du XX siècle ”, Musée des Beaux-Arts André Malraux,

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• “Où est passée la peinture?”, Art Press, Hors série numéro 16, 1995.

• "Magazine Littéraire”, n°239-240, mars 1987.

• “L’immanence: une vie”, revue trimestrielle Philosophie, n°47, Septembre,1995.

• “Rilke 70 anos depois”, ouvrage collectif, Colibri, Departamento de Estudos

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• “Éducation Esthétique et Utopie Politique”, ouvrage collectif, Colibri, Departamento

de Estudos Germanísticos da Faculdade de Letras de Lisboa, Lisbonne, 1996.

Spécifique et théorique des œuvres et des artistes:

Helena Almeida

• “Helena Almeida e o vazio habitado ”, Ernesto de Sousa, in Coloquio Artes,

Fondation Calouste Gulbenkian, lisbonne, Fev. 1997.

• “Helena Almeida ”, Fundação Calouste Gulbenkien, Junho de 1982.

• “Helena Almeida ”, Coloquio Artes, Fondation Calouste Gulbenkian, lisbonne,

1988.

• “ 100 Pintores Portugueses do sec. XX ”, Alfa, Lisbonne, 1989.

• “Helena Almeida ”, Isabel Carlos et Barbara Vanderlinden, Electa et Instituto de

arte Contemporânea, Lisbonne, 1998

• “Os envolvimentos e os limites móveis do corpo ”, Fondation Calouste Gulbenkian,

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 260

Colóquio Artes, Lisbonne, 1988

• “Helena Almeida e o vazio habitado ”, Fondation Calouste Gulbenkian, Colóquio

Artes,n° 31, Lisbonne, 1977

• “Helena Almeida ”, Anne Dagbert, Art Press, n°49, 1981

• “Helena Almeida ”, Anne Dagbert, Art Press, n°156, 1991

• “ Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”, Catallogue de la Fondation

Serralves; de 23 Novembre - 28 janvier 1996, Fondation Serralves, Porto,1996.

Sebastião Salgado

• “Sebastião Salgado 100 Photos pour defendre la liberté de la presse”, Reporters sans

frontières, 1996.

• “Écoutez voir: Neuf entretiens avec des photographes 1984-1989”, auteur collectif, Paris

Audovisuel, 1989.

• “Sahel: L’homme en détresse”, Centre National de la photographie,Paris, 1986.

• “Une certaine grâce”, Eduardo Galeano, Fred Ritchin, Nathan Image, Paris, 1990.

• “Sebastião Salgado”, introduction Christian Caujolle, Centre National de la

Photographie, Collec. Photo Poche, Paris, 1993.

• “La photographie: de Salgado à Levi-Strauss” (volume 1), Martine Bernard,

Université Catholique de Louvain Belgique , 1996.

• “Images du XXème siècle: vingt photographes regardent leur temps”, ouvrage collectif,

Abbeville Press, New York, 1998.

• “Visages secrets, regards discrets Parcours Photographique dans la D.G.A”, Contrejour/

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• Médecins sans frontières”, Galerie Municipale du Chateau d’Eau, Toulouse,1986.

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• “Mestre sem discipulos”, article dans le Journal Díario de Notícias, Lisbonne,

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 262

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• “Les leçons Américaines ”, Italo Calvino, Gallimard, Paris, 1989

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• “ La valse des éthiques ”, Alain Etchegoyen, François Bourin, Paris, 1991

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• “Les mots et les choses ”, M. Foucault, Gallimard, Paris,

• “O espaço interior ”, José Gil, Editorial Presença, Lisboa, 1993.

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• “Art et culture ”, Clement Greenberg, Macula, Paris, 1992

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• “ Éthique et infini ”, Emmanuel Lévinas, Arthème Fayard et Radio-France, 1982

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• “ L’art et le temps ”, Jan Patocka, ed Agora Presses Pocket, 1992

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• “Ética para um jovem ”, Fernando Savater, Editorial Presença, Lisbonne, 1997

• “Réelle Présences les arts du sens ”, George Steiner, Gallimard,Paris, 1991.

• “Philosophie de la photographie ”, Henry Van Lier, Les Cahiers de la Photographie,

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• “La forme et l’intelligible ”, Robert Klein, Gallimard, Paris, 1970

Ouvrages collectif de référence directe:

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 264

• “Roland Barthes et la photo: le pire des signes ”,les cahiers de la photographie,

Contrejour, 1990

• “Une même éthique pour tous? ”, H. Atlan, C. J. Cela-Conde, M. delmas-Marty, O.

de Dinechin S.J., F.Dubet, A. Fagot-Largeault, L.ferry, F. Héritier, J. Mehler, A.

Mérad, F. Ramus, L. Sève, Sous la direction de Jean Pierre Changeux, Comité

Consultatif National d’Éthique, Odile Jacob, 1997

• “L’art contemporain en question ”, conférences & colloques; éd.

Jeu de Paume, Paris, automme 1992- hiver 1993

• “Pour la photographie De la fiction” colloque de Venise/ Université Paris VIII 1984

• “L’éhique corps et âme ”, dirigé par Minou Azoulai et Pierre Jouannet, revue

Autrement, n° 93, Octobre, 1987.

• “ Esthéthique plurielle ”, un ouvrage collectif, Presse Universitaire de Vincennes,

1996.

• “ L’esthétique des philosophes ”, ouvrage collectif, Place Publique et Dis Voir, Paris,

1995.

• “Le cinema et le mal ”, textes réunis et présentés par Marc Buffat, Marcel Rodriguez

et Bernard Sichère, Actes du Colloque organisé dans le cadre de L’école doctorale

de l’Université Paris 7 Denis-Diderot, ed Textuel, n°31, Paris, 1997.

• “Le théatre ”, Artpress spécial, hors série n°10, Paris.

• “La part de l’œil. Dossier arts plastiques: question du langage”, ouvrage colectif, publié

avec le concours du Ministère de la communauté Française Presse de l’Académie

Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, revue annuelle, n°3, 1987.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 265

Bibliographie générale

• “Entre le cristal et la fumée ”, Henri Atlan , Point sciences- Seuil, Paris, 1979.

• “Éthique à Nicomaque ”, Aristote, Le Livre de Poche, 1992.

• “Supériorité de l’éthique”, Paul Audi, PUF, Paris. 1999.

• “Le désordre ”, George Balandier, Fayard, 1989.

• “Les stratégies fatales ”, Jean Baudrillard, le livre de poche-Grasset.

• “ Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau”, E. Burke,

Vrin, Paris, 1990.

• “l’Effroi du beau ”, J. L. Chrétien, éd. du Cerf, 1987.

• “Entretiens avec Cleaude Lévi-Strauss ”, G. Charbonnier, Presse pocket-Julliard,

1961.

• “l’Anti-Œdipe ”, G. Deleuze et F. Guattari, éd.Minuit,1972.

• “Esthétique et Philosophie”, M. Dufrenne, Klincksieck, 1976.

• “Le sens du beau”, Luc Ferry, Cercle d’Art, 1998.

• “Le jeu des possible ”, François Jacob, Fayard,1981

• “Le principe de la responsabilité”, Hans Jonas, Cerf, 1990.

• “ Critica da faculdade do juizo ”, E. Kant, Imprensa Nacional Casa da Moeda,

Lisbonne.

• “L’empire de l’éphémère ”, G. Lipovetsky, NRF-Gallimard, Paris, 1987.

• “Regarder, écouter et lire ”, Lévi-Strauss, Plon, 1993.

• “Totalité et infini”, E. Lévinas, Le Livre de Poche-Kluwer Academic, 1992.

• “La méthode ” 1, 2 tomes, E. Morin, Seuil, 1986.

• “L’art, l’éclair de l’être ”, Henri Maldiney, Éditions Comp’ Act, Collection scalène,

Page 268: Silvia_Rosado Une expérience éthique dans l'art contemporain

Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 266

1993

• “Regard parole espace ”, Henri Maldiney, l’Age d’Homme, Lausanne, 1994

• “Le retour de l’événement ” Faire de l’histoire t. 1: nouveaux problémes, Pierre

Nora, NRF-Gallimard, 1974.

• “L’univers irrésolu ”, Karl Popper, Hermann, 1982-1984.

• “Entretiens avec le Monde 3. Idées contemporaines ”, Ilya Prigogine, La découverte-le

Monde, 1984.

• “Entre le temps et l’éternité ”, Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, Fayard, 1988.

• “Eclaircissements ”, Michel Serre, François Bourin, 1992.

• “Hemès IV- La distribution ”, Michel Serre, Minuit, 1977.

• “La revanche du dieu chaos ”, Pierre Thuillier, La Recherche- la science du

désordre,n°232, mai 1991.

• “ Pas de soi en soi” in Soi et non-soi, René Tzanck, Seuil, 1990.

• “Comment on écrit l’Histoire ”, Paul Veyne, Point histoire-Seuil, 1971.

• “Intenções quatro ensaios sobre estética ”, Oscar Wilde, ed Cotovia, Lisboa, 1992

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 267

• Histoires, dictionnaires et encyclopédies:

• “Pintura Portuguesa do sec. XX ”, ed Lello, 1993.

• “História da vida privada ” vol 5, direction de Philippe Ariès et Georges Duby,

traduit par Armando de Carvalho Homem, Afrontamento, Porto, 1991

• “ História da estética ”, Raymond Bayer, Estampa, Lisbonne, 1979

• “História da arte contemporânea ”, Renato de Fusco, Presença, Lisbonne, 1988.

“Histoire matérielle & immatérielle de l’art moderne ”, Florence de Mèredieu, Bordas,

Paris, 1994

• “Uma história da fotografia ”, António Sena, Imprensa Nacional Casa da Moeda,

Lisbonne, 1991

• “História da imagem fotográfica em Portugal 1839-1997 ”, António Sena, Porto

Editora, Porto, 1998

• “Le Robert ” diccionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1995.

• “Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie ”,André Lalande, P.U.F, Paris,

1980

• “Dictionnaire d’Éthique et de Philosophie Morale ”, sous la direction de Monique

Canto-Sperber, P.U.F, Paris, 1996

• “Dictionnaire Étymologique du Français ”, par Jacqueline Picoche, Le Robert, Paris,

1994

• “Dicionário Etimológico da Língua Portuguesa ”, José Pedro Machado, Livros

Horizonte, Lisbonne, 1995

• “Dicionário Universal da Língua Portuguesa ”,Texto Editora, Lisbonne, 1995

• “Memória-História ”, Encyclopédie Einaudi, Vol I, I.N.C.M, Lisbonne, 1984

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 268

• “Artes. Tonal/Atonal ”, Encyclopédie Einaudi, Vol 3, I.N.C.M, Lisbonne, 1985

• Encyclopédie Universalis, Paris, 1996.

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 269

Table des matières

Introduction

À propos de l’éthique … 3

Première partie: Le pouvoir de toucher avec les yeux… 6

Chapitre I : ce que l’on regarde, ce que l’on sent … 7

1.1 - Interroger l’art à partir de l’éthique … 7

- Sur le mot éthique … 9

- L’éthique en tant que singularité … 12

1.2 - L’expérience éthique comme justification et singularité … 15

- Sebastião Salgado “Femmes en Fuite” … 18

- Helena Almeida “Noir aigu” … 20

Chapitre II : Une blessure singulière … 22

1.1 - Une pensée à la recherche d’un critère … 30

- Une écriture de l’ouverture … 32

- La pensée visuelle comme expérience éthique … 35

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 270

Deuxième partie: Parcours de l’expérience éthique … 37

Chapitre I : Entre l’esthétique et l’éthique … 38

1.1 - Préalables terminologiques, une définition

de l’expérience éthique … 39

- Les frontières … 41

- Les parcours nomades … 44

- Les instants limites … 46

- Les modes de visions … 48

- Les ouvertures … 51

- Une élévation et grandeur … 53

Chapitre II : L’expérience de l’éthique … 56

2.1 - Le corpus photographique des œuvres … 56

- “Femmes en Fuite” de Sebastião Salgado … 58

- “Noir aigu” de Helena Almeida … 60

2.2 - L’éthique comme approche des œuvres … 64

2.3 - Les interrogations communes

aux deux itinéraires artistiques … 68

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 271

Troisième partie: L’expérience de l’éthique et la question de l’être…73

Chapitre I : “stare” et “sedere” une éthique immanente … 74

1.1 - Les confrontations: l’expérience éthique dans l’œuvre

de Sebastião Salgado …74

- l’Histoire … 78

- L’homme et l’image de l’histoire … 90

- Le temps comme métamorphose et allégorie … 106

- Les parcours nomades … 112

- Entre l’instinct et l’humanité … 118

- Le sujet sentant … 135

- La frontière … 144

1.2 - Les morphologies: l’expérience éthique dans l’œuvre

d’Helena Almeida … 153

- Les lieux … 158

- La vérité singulière des lieux … 162

- La vérité singulière de l’existence poétique … 170

- La vérité singulière du principe interne à l’acte pictural … 175

- Spatialisation de l’imagination corporelle … 182

- Le discours controversé du lieu … 187

- Un discours tragique … 189

- L’engagement corporel … 190

- Le présent interne … 192

- La morphologie comme affect de vérité … 197

- Le mystère … 205

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 272

- L’immobilité du moi … 208

-La trajectoire visible de l’affect de vérité … 212

1.3 - Les dimensions de l’expérience éthique … 215

- La fidélité … 218

- La sincérité … 220

Conclusion et orientations: Toucher les objets avec les yeux ...224

1.1 - Le mouvement de l’expérience éthique … 225

1.2 - Un mémorandum … 233

Annexe: De l’éthique des œuvres … 235

1.1 - Les parcours du soi … 238

1.2 - Le soi entre intériorité et extériorité … 240

1.3 - Le Moi … 242

1.4 - Le Je … 243

Bibliographie … 256

Référence spécifique … 256

Référence théorique et spécifique des œuvres … 260

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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 273

Référence directe … 262

Ouvrages collectifs de référence directe … 263

Référence générale … 265

Histoires, Dictionnaires et Encyclopédies … 267