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Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado
de
Sílvia Rosado Correia Patricio
Avril 09
This text belongs to the theses series of sans papier, a collection of electronic pre-prints in French and Francophone Studies at Cornell University.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09
©2009 by Sílvia Rosado Correia Patricio
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09
Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado
de
Sílvia Rosado Correia Patricio
Résumé
Ce travail a son lieu de naissance dans l’inquiétude qui se loge dans l’obscurité d’une peinture de Helena Almeida (peintre portugaise) et d’une photographie de Sebastião Salgado (photographe brésilien). Nous avons cherché à pénétrer cette obscurité à partir de l’expérience de l’éthique. Pour cela, il a fallu comprendre le mot expérience sous la condition de ex-periri (du latin) et qui signifie la traversée d’un danger. Lors de cette traversée, nous avons cherché à saisir ce que nous pouvions ressentir de la peinture et d’une photographie dans une relation esthétique. L'expérience éthique inscrite dans les œuvres de ces deux artistes contemporains et dans ces liens à l'esthétique renouvelle la question ontologique propre aux œuvres d'art et crée une image éthique au-delà du visuel et même autre visuel.
Sur l’auteur
Sílvia Rosado Correia Patricio est Professeur Associada, d' Esthétique et Philosophie de L'art à L'école Supérieure de Design -IADE, Lisbonne. Depuis 2003, elle est chercheur associé du Centre de Recherche en Design- Unidcom- Iade, Lisbonne, et depuis 2006, responsable du Master Théorie de la Culture Visuelle ESD-IADE, Lisbonne.
Contact Courriels : [email protected], [email protected]
Source Cette thèse a été soutenue en 2000 à l'université Paris 8 pour l'obtention du Doctorat en Esthétique, avec Christine Buci Glucksmann pour directeur.
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Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado
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“(...) elles sécrètent ainsi une matière poétique qui s’adresse à elles-mêmes, à leur
prochain ou à l’univers, matière vigoureuse ou exsangue, éternelle ou éphémère.
(…)”1
1 “À une heure incertaine”, Primo Levi, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, Gallimard, Paris, 1997.
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Introduction
À propos de l’éthique
Dans ma mémoire, la chose la plus ancienne dont je me souviens est la
lumière de la mer et l’ensemble des couleurs et des formes, il en avait un bonheur
indéniable, d’une nudité sainte et sauve. Il n’y avait rien de fantastique ou
d’imaginaire: “c’était la présence du réel que je découvrais”.2 Plus tard, les œuvres
d’arts ont assuré l’objectivité de mon propre regard. Avec Pessoa, j’ai retrouvé ce
bonheur. Celui d’une nudité saine et sauve qui porte la splendeur de la présence des
choses. De la même façon, intense, attentif, et allumé je l’ai trouvé, dans la peinture.
Dire que l’œuvre d’art fait partie de la culture est probablement une chose un
peu scolaire et artificielle. L’œuvre d’art appartient au réel, elle est le destin, la
réalisation, le salut et la vie.
La peinture a toujours été pour moi la poursuite du réel. Elle s’est toujours
présentée comme un cercle autour d’une chose. Un cercle où l’oiseau du réel est
emprisonné. J’ai voulu écrire sur la présence du réel dans des œuvres qui me
fascinent. Je l’ai tenté sur deux œuvres.3 Deux itinéraires où l’espace et la lumière se
comportent différemment. Ces itinéraires, à leur façon, évoluent dans une recherche
attentive, celle de la poursuite du réel.
2 Lors d’une conférence de Sophia de Mello Breyner Andresen sur la poésie à l’occasion du Grand Prix de Poésie qui lui a été attribué en 1964. 3 Ce mot dans ce travail est compris comme le résultat sensible d´une action ou d´une série d´actions orientées vers une fin: des objets esthétiques.
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Nous pensons que celui qui voit la splendeur du monde est également
conduit à voir l’épouvantable souffrance du monde. Celui qui voit le phénomène
veut le voir dans toute sa grandeur. C’est une question d’attention, de séquence et de
rigueur. Voila pourquoi je crois que l’art se donne souvent par une expérience, celle
de l’éthique. Une éthique qui s’incorpore à l’équilibre des choses. Elle se mélange à
un amour, une passion et, selon Dante, fait remuer le soleil et les astres.
Ce mot si ancien s’est mélangé à ma confiance en l’évolution de l’homme. Il
s’est mélangé ainsi à ma foi en l’univers. Et si devant la splendeur du monde, je me
réjouis avec passion, devant la souffrance du monde, je m’oppose aussi avec passion.
Ceci comporte une logique intime, intérieure, conséquente d’elle-même, nécessaire et
fidèle à elle-même.
L’expérience que nous avons de l’éthique comme une approche de l’art dans
ce travail de recherche, ne dépend d’aucun code, d’aucune loi, d’aucun programme
qui soit extérieur à l’art. Elle évolue dans une réalité vécue qui s’intègre dans un
temps vécu, celui de l’œuvre d’art.
Dès lors, l’époque vécue est le temps d’une profonde conscience, la nôtre.
Après tant de péchés bourgeois, nous voyons notre époque renoncer à l’héritage du
péché organisé. Nous n’acceptons pas la fatalité du mal. En nous, le désir de rigueur
et de vérité est intrinsèque à l’intime structure créée par les œuvres d’art. Elles
n’acceptent pas un faux ordre. Par une conscience commune, les artistes influencent
à travers leurs œuvres, la vie et le destin des autres, les nôtres.
Les œuvres sélectionnées pour ce travail appartiennent au photographe
Sebastião Salgado et au peintre Helena Almeida. L’une nous présente une femme qui
s’enfuit avec tous ses biens sur elle, l’autre “Noir aigu” une femme perdue dans le
noir d’un corps de peinture. Leurs œuvres nous disent par des secrets intimes que
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nous ne sommes pas uniquement des animaux à la recherche de leur seule
survivance. Nous sommes, par droit naturel, héritiers de la liberté et de la dignité de
l’être.
Aussi l’éthique fera une approche d’un double mouvement, celui de son
élucidation théorique et celui des parcours des œuvres. Car il s’agit dans ces
expériences frontières de dégager les structures de ce que nous avons appelée une
“image éthique ”. D’où le choix de deux œuvres et non d’un corpus d’œuvres afin de
privilégier ce qui les rapproche: une errance loin de l’être.
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Première partie:
le pouvoir de toucher avec les yeux
“Être à la hauteur de ce que l’on voit”4
4 Gilles Deleuze
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Chapitre un: ce que l’on regarde, ce que l’on sent…
1.1- Interroger l’art à partir de l’éthique
Ce travail a son lieu de naissance dans l’inquiétude qui se loge dans
l’obscurité d’une peinture et d’une photographie. Nous avons cherché à pénétrer
cette obscurité à partir de l’expérience de l’éthique. Pour cela, il a fallu comprendre
le mot expérience sous la condition de ex-periri (du latin) et qui signifie la traversée
d’un danger.5 Lors de cette traversée, nous avons cherché à saisir ce que nous
pouvions ressentir de la peinture et d’une photographie dans une relation
esthétique.
Dans un premier moment de cette recherche, ce qui émerge n’est pas le
voisinage des concepts employés mais c’est le site lui-même où ils voisinent. Le site
où ils voisinent apparaît à la frontière des territoires des œuvres en tant que vertige,
espèce d’apocalypse, catastrophe qui affecte tout le corps des deux œuvres. Ce site
comporte un espace temporel qui correspond à une intersection de la frontière
physique des deux œuvres avec une frontière conceptuelle instaurée par la pensée.
5 Je renvoie ici à Philippe Lacoue-Labarthe “La poesie comme expérience”, Christian Bourgois, Paris,1986, p. 30. Il propose d’appeler ce mot sous la condition d’entendre strictement l’ex-periri latin, la traversée d’un danger “ Roger Munier (réponse à une enquête sur l’expérience, in Mise en page, n°1, mai 1972): il y a d’abord l’étymologie. Expérience vient du latin experiri, éprouver. Le radical est periri, que l’on retrouve dans periculum, péril, danger. La racine indo-européenne est PER à laquelle se rattachent l’idée de traversée et, secondairement, celle d’épreuve. En grec, les dérivés sont nombreux qui marquent la traversée le passage: peirô, traverser; pera, au-delà; peraô, passer à travers; perainô, aller jusqu’au bout; peras, terme, limite. Pour les langues germaniques on a, en ancien haut allemand, faran, d’où sont issus fahren, transporter et führen, conduire. Faut-il y ajouter justement Erfahrung, expérience, ou le mot est-il rapporter au second sens de PER: épreuve, en ancien haut allemand fara, danger, qui a donné Gefahr, danger et gefährden, mettre en danger? Les confins entre un sens et l’autre sont imprécis. De même qu’en latin periri, tenter et periculum, qui veut d’abord dire épreuve, puis risque, danger. L’idée d’expérience comme traverssée se sépare mal, au niveau étymologique et sémantique, de celle de risque. L’expérience est au départ, et fondamentalement sans doute, une mise en danger.”
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Cet espace temporel se juxtapose à son tours dans le non-lieu du langage. Il se
déploie et s’ouvre dans la traversée de ce danger.
Il esquive non seulement la plus discrète mais ainsi la plus insistante des
nécessités. Il ne fait que jaillir le temps d’un éclair, d’une rencontre mystérieuse:
l’éthique. Un entendement qui soustrait l’emplacement, le sol muet où les œuvres
peuvent se juxtaposer.
Tout au long du travail, nous avons proposé le mot éthique au plus près d’une
intimité avec l’œuvre. Ainsi les œuvres choisies pour cette réflexion ont été posées,
disposées dans une très grande proximité du sentir. À tel point qu’il nous a paru, à
certains moments de la recherche, impossible de trouver un espace d’accueil du
langage pour le définir.
Par la suite, nous avons dû réduire le propos historique du mot éthique. Nous
avons arrêté ce mot éthique sur lui-même. Nous avons résisté, depuis sa racine, à
toute possibilité de bien et de mal, d’une loi universelle au sens de Kant ou d’une
législation universelle selon l’humanisme. Pour nous, ce mot éthique vise une
singularité.
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Sur le mot éthique
Ce mot créé par les philosophes grecs6 pour désigner la réflexion sur les
fondements ultimes du partage entre les conduites humaines acceptées comme
«bonnes” et celles qui sont rejetées comme «mauvaises” a été historiquement
appliqué à la morale sous toutes ses formes, soit comme science, soit comme art de
diriger la conduite. Menant une existence confinée dans certains milieux
académiques, ce mot vénérable est aujourd'hui le souci de plusieurs groupes, des
financiers aux militaires en passant par les journalistes ou les bouchers.
Lorsque nous parlons habituellement d’éthique, nous évoquons toujours, en
définitive, un certain type de phrases qui énonce des jugements de valeur: “ceci est
bien”, “ceci est mal”, “bon ou mauvais”, “correct ou incorrect”. L’usage courant a
attribué à chacun de ces mots un sens relatif aux fins que nous nous proposons et
aux moyens dont nous disposons. Lorsqu’ils sont appelés à exprimer un jugement
éthique, nous attribuons à ces mêmes qualificatifs (bien, mal, bon, mauvais,
correct,…) un sens inhabituel, une signification absolue. Nous substantivons
l’adjectif et nous usons de la majuscule pour y inscrire la marque de la majesté.
Cela devient un étrange jeu de langage. D’un côté, il nous semble qu’il prend
sens et efficacité quand nous supposons l’existence d’un “juge absolu” doué d’un
pouvoir coercitif sans limites. Un juge introuvable en notre monde. L’éthique
apparaît donc serrée entre des énoncés que nous disons éthiques: un ensemble de
jugements sur le monde centré sur une instance judiciaire suprême toute-puissante,
6 L’histoire du mot éthique a du avoir un sens primitivement restreint chez Aristote, voir “Ethique à Nicomaque” début du livre II, et V. Plus tard, les philosophes spéculatifs allemands qui suivent Kant ont une tendance à séparer éthique et morale, et à mettre la première au-dessus de l’autre (ct. Shelling et Hegel).
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laquelle ne serait pas de ce monde.
Ce besoin d’un jugement fondé sur l’absolu, cette propension à franchir les
limites du monde pour nous prononcer sur lui d’un point de vue extérieur, n’ont
rien de risible ou de dérisoire.7 Il concerne une expérience dont chaque être humain
éprouve l’inquiétante étrangeté dans les instants rares et intenses de sa vie où il en
vient immanquablement “à s’étonner de l’existence du monde”.
Ce besoin, concerne souvent les œuvres d’arts. Il nous demande un
entendement que nous pensons avoir conçu d’après une expérience de l’éthique.
Une expérience instaurée par une forme d’absolu.8
L’expérience éthique dans l’art contemporain s’est inscrite dans notre
indéracinable propension, en tant qu’être doué de langage, à s’évader de ce monde.
Donc à s’étendre contre les limites du langage. L’éthique n’est pas, ni ne saurait être,
dans ce travail une discipline scientifique. De cette façon, elle se comporte comme un
endroit qui vit à la marge de la philosophie. Nous l’avons étudiée à partir d’une
perception sensible et, une sorte de sentiment qui lui est immanente et la situe dans
le territoire de l’art. Nous l’avons engagée, à vrai dire, dans le style même de la
pensée artistique.
Vu que cette dernière ne peut jamais tenir pour réglée la question de l’être au
monde. Un paradoxe de l’éthique se dessine donc ainsi. Son énoncé prescriptif nous
7 Comme le souligne Ludwig Wittgenstein dans “tractacus logico-philosophicus” et “Philosophical investigations” traduit en portugais par M. S. Lourenço, “ Tratado Lógico- filosófico * Investigações Filosóficas”, pp143,485; Fundação Calouste Gulbenkian; Lisbonne, 1987. 8 Au sens fort du mot, l’absolu est, comme l’indique l’étymologie, ce qui ne relève d’aucune condition, ce dont tout dépend et ce qui ne dépend de rien, le complet en soi, celui qui peut dire: “ Je suis celui qui suis”. Peut- être ce mot a-t-il toujours souffert d’une certaine ambiguïté: dans un sens littéral et étymologique “ détaché de…, sans connexions, indépendant” comme dans son sens métaphorique “fini, complet”. AAVV Aalto/Althusser, Enciclopedia Universalis, vol 1, éditeur à Paris, p52/53 Absolu et humanisme, et Sens et existence. Étant donné qu’absolu signifie ce qui est par soi, indépendamment de toute autre chose, cette forme d’absolu est pour le sujet sentant un problème de liberté illusoire : “erguer a alma acima de tudo quanto é estreito, acima dos instintos, das preocupações morais ou imorais” p 53, dans le livre de Fernando Pessoa, Paginas de Estética e de Teoria e crítica literária, Ática, Lisbonne, 1994.
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a renvoyé, en définitive, à une pensée située hors du monde réel, rationnel.
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L’éthique en tant que singularité
La pensée philosophique dans son histoire engage l’éthique. Elle nous a
toujours renvoyé dans ses énoncés à un juge hors du monde. Les philosophes du
XVIIIe siècle ont remis les questions de l’éthique dans le cadre d’une réflexion sur les
rapports de l’état et de l’individu. Le mot de bonheur est ainsi celui qui signe l’allure
propre des doctrines qu’ils ont élaborées pour associer éthique et politique.
A l’invocation d’un grand Législateur vient alors se substituer pour finir, dans
les pays anglo-saxons, la référence à l’individu supposé par nature calculateur de ses
intérêts, selon la vulgate utilitariste qui triomphera au tournant du XIXe siècle. Les
philosophes français de leur côté, voient ce bonheur comme le fruit de la marche des
lumières. Avant de s’en remettre à un ordre social réputé rationnel et fondé sur la
“nature humaine”. Elle tend à diviniser la Raison. D’Allemagne provient la seule
doctrine éthique qui ait pu faire front à l’utilitarisme naissant tout en récusant la
conception purement politique de la morale: celle de Kant. Sa force incomparable
tient à ce qu’elle assume, dans ses thèses essentielles, le paradoxe moderne de
l’éthique. Pour fonder la morale, il faut supposer que la nature humaine participe à
deux mondes distincts. Par son corps, l’individu appartient au monde physique régi
par des lois newtoniennes; être pensant, il est membre d’un monde suprasensible
soumis aux lois morales, lesquelles se révèlent à la conscience par notre capacité à
résister aux entraînements du plaisir. Mais l’existence et l’universalité de la loi
morale, Kant se trouve obligé de l’affirmer comme un fait, ce qui n’est guère
satisfaisant, même à ses propres yeux.
La philosophie occidentale n’a trouvé à ce jour que deux voies, d’ailleurs en
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apparence opposées pour résoudre la difficulté. La première a été ouverte par la
critique hégélienne de Kant, qui revient à assimiler le Juge suprême au monde lui-
même considéré par son ordre, et à imputer le sens de la vie humaine à son
développement, soit en la divinisant soit en la naturalisant.
Nietzsche s’est avancé sur la deuxième voie, en refusant expressément la
première. L’auteur de la Généalogie de la Morale identifie, lui aussi, fort bien les
ressorts du paradoxe moderne. C’est à Dieu qu’il s’en prend, dont il proclame la
mort, mais au kantisme aussi avec d’autant plus de virulence qu’il n’est, à ces yeux,
que pure hypocrisie. Kant vise-t-il en définitive une autre fin, lorsqu’il évoque la
Raison, que de revigorer, les forces coercitives insidieuses parce qu’intériorisées
dans la “conscience morale”, qui s’imposaient au nom de la fiction divine.
Nietzsche qui s’insurge au nom des forces de la vie. Dans la perspective
affirmée du “surhomme”, il s’en prend aux “derniers hommes” humains, trop
humains.
Pourtant Nietzsche redouble le paradoxe moderne de l’éthique, et le referme
sur lui-même. En se plaçant dans la perspective du surhomme, ne propose-t-il pas,
en effet, à son tour de porter sur lui un regard extérieur, pour juger le monde.
Comment alors ne pas ressusciter le Dieu omnipotent? D’avoir déplacé le siège du
Juge suprême en le transférant de l’origine du cosmos à l’horizon de l’histoire ne
permet pas de surmonter la difficulté. Ce philosophe affirme ainsi avec tout autant
de vigueur l’immanence de son principe de jugement: on l’entend alors parler au
nom de la vie contre toutes les forces réactives du nihilisme européen qui
l’amoindrissent. Mais ne se rallie-t-il pas ipso facto, qu’il le veuille ou non, à quelque
naturalisme?
La pureté de la loi morale, qui nous annoncerait le règne des fins, comment
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l’invoquer en effet sans rire ou sans frémir dans un monde où sa rigueur hautement
professée n’a pas empêché les pires atrocités, dans un monde où ce discours a pu
justifier et couvrir bien des infamies quotidiennes.
Ne représente-t-elle pas (en effet) ce qui en son corps est caractéristique de
l’être humain? Ce qui lui donne prise sur le monde, ce qui permet à chaque individu
d’élargir le champ de son “moi”?
Si l’éthique kantienne s’avère impuissante face aux horreurs de ce monde,
c’est qu’elle s’adresse à la fiction d’un homme qui n’aurait pas de “mains”. Peut-être
même, puisque sauf accident, tout homme a deux mains, le défaut de cette morale
est-il d’enjoindre à l’homme de n’avoir de mains que dans le concept, par négation
de tout ce qui de son corps se trouve engagé dans les différents modes de la pensée.9
Par conséquent les questions que l’art soulève aujourd’hui, nous obligent à
redécouvrir une vérité enfouie au plus profond de la pensée occidentale: qu’au-delà
de la main, l’éthique a toujours eu essentiellement à voir avec la singularité liée à un
corps. Soit un corps d’un être vivant, soit un objet particulier, comme celui de l’art.
9 Je renvoie à cet ouvrage “Une même éthique pour tous? ”, H. Atlan, C. J. Cela-Conde, M. Delmas-Marty, O. de Dinechin S.J., F.Dubet, A. Fagot-Largeault, L.Ferry, F. Héritier, J. Mehler, A. Mérad, F. Ramus, L. Sève, Sous la direction de Jean Pierre Changeux, Comité Consultatif National d’Éthique, Odile Jacob, Paris,1997
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1.2- L’expérience éthique comme justification et singularité
Souvent l’éthique est considérée et liée à des valeurs ultimes. Dans ce corpus,
nous l’avons pensée et circonscrite à une expérience liée à une existence qui se fait
sentir dans une peinture et dans une photographie. En effet, nous l’avons cernée par
une pensée qui a toujours ou qui a presque toujours voulu rester dans les lisières de
ce qui peut être dit sur les œuvres. Ce qui veut dire un discours construit dans
l’obscurité d’une compréhension obsessive de lisibilité. L’obscurité de cette
compréhension nous a fait pénétrer souvent dans un non-vouloir être ou fuir du
monde de la communicabilité en art.
Pour cela nous avons créé un parcours essentiel à la démonstration de
l’expérience. Celui-là est établi à l’intérieur des passages dans le travail
photographique de Sebastião Salgado et dans la peinture d’Helena Almeida.
C’est un itinéraire qui, pour plusieurs raisons, nous a répondu et nous a rendu
plus clair ce qui résiste à la clarté dans cette expérience. Cette résistance s’abrite dans
les projets photographiques de Salgado et dans la recherche picturale d’Helena
Almeida. Non pas avec une opacité mais avec une transparence insaisissable qui est
engendrée par le regard photographique et par le regard pictural. De cette façon,
nous avons décrit l’expérience de l’éthique par des singularités liées au corps des
œuvres.
La notion d’éthique dans ce travail se déroule à travers un processus
individualisé et singulier. Défini à travers le corps des œuvres, ce processus
constitue dans l’espace des œuvres des sortes de singularités mobiles à l’existence
permanente. De cette façon, la notion d’éthique comporte un caractère rare et
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exceptionnel qui se distingue d’autres expériences que nous pouvons avoir de ces
mêmes œuvres.
Le corps de l’œuvre dans cet itinéraire photographique et artistique est mis en
place par un système d’échanges qui s’opère à travers le sujet sentant. Le sujet qui
sent cette expérience singulière se trouve toujours corps et âme au-delà de lui-même
tout au long de l’expérience. Il trouve ce que sa place de témoin10 devant les deux
travaux lui a assigné: être devant “soi”. Ce qui veut dire que le moi de chaque sujet
sentant est en dépit d’être simplement devant. En se regardant soi-même, sans
vouloir une ontologie, le soi appartient à l’œuvre et nous mène à une expérience
profonde et dense.
Pour nous en tenir à cette expérience de l’œuvre, nous avons considéré l’être
humain comme sujet sentant. Ce qui veut dire un être qui éprouve une expérience
par le sentir et non avec des sensations à prédominance affectives.
À certains moments, le sujet sentant éprouve avec l’œuvre des allusions
discrètes. Ce qui crée le désarroi d’être soi, quand le sujet est devant l’œuvre. Cette
expérience rejette ce sujet à ses risques et périls.
Cette expérience a été inscrite dans les œuvres de deux artistes
contemporains. Elle s’est construite et structurée dans les œuvres: “Femmes en fuites ”
de S. Salgado et “Noir aigu” d’Helena Almeida. Ces deux œuvres ont instauré la
10 Ce terme, témoin, invoque l’exactitude du sentir par son existence devant l’œuvre. Une définition qui touche la définition de témoin de Gilles Deleuze dans son ouvrage “Francis Bacon Logique de la Sensation” I, La Différence, p 51:”Mais du coup, cette même fonction-témoin peut renvoyer figuralement à un tout autre personnage. Le témoin au second sens ne sera pas le même que le témoin au premier sens. Bien plus, le témoin plus profond,au second sens, sera non pas celui qui observe ou qui voit, mais au contraire celui que voit le témoin superficiel au premier sens: il y aura donc eu un véritable échange de la fonction-témoin dans le triptyque. Et le témoin plus profond, le témoin figural, ce sera celui qui ne voit pas, qui n’est pas en situation de voir. Il se définira comme témoin par un tout autre caractère: son horizontalité, son niveau presque constant. En effet, c’est l’horizontale qui définit un rythme rétrograble en lui-même, donc sans croissance ni décroissance, sans augmentation ni diminution: c’est le rythme-témoin, tandis que les deux autres, verticaux, ne sont rétrogrables que l’un par rapport à l’autre, chacun étant la rétrogradation de l’autre.”.
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possibilité de créer un pont entre la pensée et le travail artistique et photographique.
L’expérience de l’éthique est vue à travers des passages en conflit avec
l’histoire dans le travail de S. Salgado, des morphologies d’instinct dans l’œuvre
d’Helena Almeida. Ces conflits et morphologies sont inscrits dans les frontières et les
limites que ces œuvres nous proposent.
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“ Femmes en Fuite” de Sebastião Salgado
Dans l’œuvre de S. Salgado, nous avons fondé l’expérience de l’éthique sur un
rapport profond entre le soi et l’histoire de l’humain.11 L’expérience de l’éthique a
été comprise selon deux confrontation, une avec l’histoire et l’autre entre l’instinct et
l’humain. Nous l’avons développée entre des frontières qui se situent dans une
errance loin de l’être et des incertitudes du réel humain. L’histoire s’est créée
uniquement par la lumière qui touche les êtres humains dans toute leur dignité.
L’histoire est celle d’une rencontre avec le regard du photographe qui aide à définir
le sujet qui sent. L’image a été perçue dans sa réalité et vécue dans une “lucidez””12
qui n’a pas de vérité.
11 Le rapport profond entre le soi et l’histoire de l’humain est fait à travers une rencontre qui abrite quelques domaines et problèmes particuliers de l’homme dans le monde.L’histoire “en train de se faire” dans ce corpus (voir AAVV Memória-História, Enciclopédia Einaudi, vol. 1, INCM, Lisbonne, 1984, p. 240, A história hoje) est la rencontre et le contact du regard avec une réalité. 12 Ce terme “lucidez” est écrit en portugais, parce qu’il n’a pas d’équivalent en français. Il pourraît se traduire littéralment par “le lucide”,”la lucidité” ou “l’étant lucide” . C’est un terme du latin lucidu , quelque chose qui brille, qui a de la lumière, qui est transparent, qui pénètre avec profondeur; ce qui est profond. Il s’agit d’une notion qui existe dans notre conscience quand elle se penche sur elle même. La “lucidez” survient ainsi, à travers la douleur qui existe dans le renfermement du moi. Elle prend forme à travers les sens dès que le sujet sentant touche, approfondi et pénètre la réalité. Le sujet sentant lucide vit dans l’instant d’une sensation. Il la saisit à la façon d’Alvaro de Campos, un des hétéronymes de Fernando Pessoa. La “lucidez” reste isolée dans son âme et devient consciente de son irréalité historique. Sa conscience se retire de l’histoire et la réalité s’abîme dans sa propre opacité. Elle devient Esteves, le Patron du bureau de Tabac. Pour placer “lucidez” nous l’avons reporté dans la poésie d’Alvaro de Campos: “ (…) Sempre uma coisa defronte da outra, Sempre uma coisa tão inútil como a outra, Sempre o impossível tão estúpido como o real, Sempre o mistério do fundo tão certo como o sono de mistério da superfície, Sempre isto ou sempre outra coisa ou nem uma coisa nem outra. Mas um homem entrou na Tabacaria (para comprar tabaco?), E a realidade plausível cai de repente em cima de mim. Semiergo-me enérgico, convencido, humano, E vou tencionar escrever estes versos em que digo o contrário. (…)” “Tabacaria” de Alvaro de Campos
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Pour élaborer des chemins compréhensibles interne à la lecture de cette
œuvre, nous avons traversé les frontières de l’œuvre par des parcours nomades. Ces
parcours nous ont proposé une déambulation sur la face de ce que l’on voit. Ils nous
ont rendu possible une autre topographie du regard.13
Une topographie s’est définie par d’autres coordonnées que celles que l’on
connaît: le temps et l’espace deviennent une matière esthétique, une lumière qui
touche. Ainsi une topographie se trouve à l’aube d’une métamorphose qui évolue
vers une liberté. Cette liberté se trouve dans des mouvements indéterminés et
illimités qui se transforment continuellement dans l’œuvre.
13 La topographie du regard est constiuée à travers la configuration de l’œuvre. Elle enchaîne différents points de vues et un entrelacement de parcours du regard. Elle constitue ainsi un tissu visuel trés détaillé qui permet au sujet sentant de déambuler sur la surface.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 20
“Noir Aigu” d’Helena Almeida
Dans le travail d’Helena Almeida l’expérience s’installe à l’intérieur de son
espace pictural, qui vit entre le réel, le virtuel et l’imaginaire. Son espace pictural se
cherche et s’imagine en lui-même, entre une existence poétique et l’étranglement de
la langue picturale. Une logique créée par cette artiste va se concilier à une anatomie
sans muscles et ossements. Il s’agit d’un corps revêtu d’une peau qui se repend dans
un labyrinthe qui se tient à l’écart des identités. Il ne contient pas de référent stable et
absolu. Il s’agit d’un corps pictural somnambule sans poids, en lévitation.
Elle nous raconte l’histoire interne du propre acte pictural. La traversée se
débat entre des limites possibles, en tant qu’apprentissage, sacrifice d’individualité,
incarnation de l’éphémère. L’expérience dans son travail invoque une certaine
impossibilité de peindre. Une impossibilité dressée par la mort et le rêve en solitude.
Sa peinture se présente endormie dans des photographies: le rêve pictural d’une
peinture endormie. Helena Ameida soulève un diagramme visuel d’une structure
métaphysique errante qui se tisse loin de l’ancienne dualité du bien et du mal.
Les parcours inscrivent dans les frontières de son œuvre son parcours
nomade. Ils immobilisent le moi par l’inexistence d’un autoportrait et par la présence
d’un centre errant du temps. Ils renvoient le moi dans des jeux de miroirs qui finit
par absorber Helena Almeida. Et ce qui apparaît ce n’est pas l’autoportrait d’Helena
Almeida, c’est un essai sismique de la vision. Il se produit par des yeux qui
construisent une géographie visuelle. Cette géographie fuit nos yeux. Elle fuit par
des fragments, des variations et multiplicités d’un temps et d’un espace qui s’obstine
à être abstraits, dans des matières sans temps et sans espace.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 21
Dans ces deux œuvres, l’expérience de l’éthique apparaît dans des dimensions
enregistrées par les corps représentés et par celui qui voit. Elle se présente en des
moments qui s’inscrivent dans un temps et un espace uniques. Son dépliement reste
fidèle à une perception de vérité, à une “lucidez” .
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 22
Chapitre II: Une blessure singulière
Ces œuvres nous ont permis de revoir ce qui apparaît depuis toujours à travers
l’art: l’homme en tant qu’un être sur la terre, continuant à croire à la possibilité de la
construction d’un projet esthétique. Un projet qui exacerbe le réel pour faire sentir
l’invisible et ce qui se cache à l’intérieur du lisible.
“À l’origine de la beauté, il y a uniquement la blessure singulière, différente
pour chacun, cachée ou visible, que tous les hommes gardent en eux, préservée, et
où ils se réfugient en prétendant échanger le monde par une solitude temporaire
mais profonde. Loin des misérabilismes. (…) vouloir révéler cette blessure secrète
des êtres et des choses, pour qu’elle nous illumine”14.
Les deux itinéraires établis par le choix de Sebastião Salgado et Helena
Almeida, sont liés à une existence, à des espaces et des temps totalement refondus,
recréés et recomposés. Dans leur œuvre, l’expérience est construite selon un
mouvement spatial de l’être qui n’a plus de points de fuites, ni de perspective. Le
sujet sentant se replie sur son abscisse et son ordonnée. Ce même traitement est
appliqué au temps des œuvres. Celui-ci est non-chronologique et même
“déchronologique”, étalé et sans un nœud de jonction. Il nous permet de changer la
perception de la surface des œuvres et accompagne les passages perceptifs d’un état
à un autre état. En conséquence, les questions de l’espace photographique et pictural
de ces œuvres deviennent mobiles.
Dans la photographie de Sebastião Salgado, photographe brésilien, c’est une
femme et un enfant qui courent. Ils sont pris en position de fuite, coupés à mi-corps
14 Jean Genet, “L’Atelier d’Albert Giacometti”,Paris
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 23
par le cadre, contre un paysage qui s’efface par le mouvement de S. Salgado. Elle
porte tous ses biens sur elle. Un enfant, son enfant probablement, la suit. Elle guette
les avions qui essaient d’empêcher sa fuite vers le Soudan. La photo focalise la
femme qui regarde et focalise son visage, son expression. Vont-ils quitter la lumière
de la photo d’où ils nous viennent et entrer dans l’ombre? Courir jusqu’à s’effacer du
paysage. C’est une photographie du réel, vécue par S. Salgado. Il témoigne, donne
un sens à l’événement, il nous montre réellement la vie des hommes oubliés par
l’histoire.
Ce premier élan d’enthousiasme ne doit pas nous faire oublier que nous
n’avons pas sous les yeux le réel, mais une photographie du réel. En arrière de
l’objectif, il y a le regard de l’artiste qui, en rapprochant ou en éloignant les différents
éléments de l’image, oriente d’emblée les choix des lectures possibles. Mais le plus
important est de savoir que s’il y a pas négation de sens, il y a une nouvelle
production d’effets de sens, et c’est ce qui nous intéresse en premier lieu dans cette
photographie de la fuite. D’où vient donc l’effet de fascination ressenti de façon
confuse? D’une part, de l’opposition entre deux espaces imbriqués l’un dans l’autre,
le premier une fuite blanche et lumineuse, le second qui s’efface en gris et sombre. Le
premier plan en total évidence se compose de deux personnages découpés par des
lignes tranchantes de lumière et d’ombre qui délimitent le premier espace de la
photographie. Les plis se rident autour du corps de la première figure, qui est coiffée
d’une casserole. Sa tête, son bras et la casserole dessinent la force de sa fuite,
accentuée par l’expression de son visage, de sa bouche ouverte et de ses yeux qui
regardent le ciel. La deuxième figure est celle d’un enfant qui se met en fuite,
regardant par terre. Son corps découpe une direction de mouvement qui se lie à celle
de la première figure. Sa main, avec les doigts ouverts pousse. Elle donne une
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 24
puissance à ce mouvement qui l’accompagne par son profil dirigé. Le cadrage des
corps n’est pas affaire de mise en scène dans la perspective d’un simple témoignage
ethnographique. Il témoigne de la complexité prise par la profondeur de quelqu’un
qui fuit quelque chose de terrible. Le paysage en deuxième plan est très flou, à peine
arrivons-nous à distinguer la branche d’un arbre. Ce qui nous oblige à poser les yeux
sur ces deux personnes qui dessinent une lumière en fuite. Une lumière découpée au
second plan, qui se couvre sous un drap avec des yeux et une bouche.
La deuxième œuvre appartient à un peintre, Helena Almeida de nationalité
portugaise. Son travail se présente par une tache de peinture noire où il y a le profil
et les bras ouverts d’Helena Almeida. Son profil et ses bras fusionnent et se perdent
dans le noir et le blanc de la représentation. Il s’agit pour Helena Almeida de mettre
en scène les limites de la peinture, de sa représentation. Elle nous donne une forme
d’exorcisme, une célébration de la peinture où l’artiste se livre, traverse et s’expose.
Elle habite sa propre peinture. Une peinture errante, photographique. Son corps se
transforme en figure. Une figure qui devient une forme plastique. La tache noire de
peinture est le prolongement symbolique de son corps. Il crée un espace, un
matériau plastique. Un matériau lent dans le sens d’Eduardo Chillida.15 Il s’agit
d’une représentation liée à l’étonnement de sa propre représentation. Helena
Almeida cherche à travers un rêve l’absence et les différentes variations d’un corps.
Ainsi elle inscrit le sien dans sa peinture. Ce corps est retenu dans une idée. Il
renferme une puissance qui veut se transformer en réalité. Une “lucidez” qui se
transforme en paupière.
Le corps d’Helena Almeida lévite dans l’atelier céleste du Noir. Ce corps est un
corps en papier. Un corps vu comme un puits sombre. Cette représentation est la
15 Voir l’article publié dans le journal espagnol “El Mundo”, lundi 21 mars 1994, lors d’un discours à la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 25
matérialisation de la force d’une pensée. Une pensée qui est représentée par la liberté
obéissante d’un corps, celui d’Helena Almeida.16
C’est une figure qui prend consistance d’une entité invisible. Une entité qui est
l’image de notre pensée. Dans sa représentation figurée, son corps connaît les
limites, il les désire. Helena Almeida sait que la pensée se perd. Elle lance son corps
dans le noir où il est dévoré, aspiré, léché par la bouche du noir. Ce corps étendu
avec les bras allongés se laisse absorbé par le noir. Elle ne veut pas que son travail
soit un autoportrait. Elle veut qu’il soit une image habitée.17 Une image qui nous
raconte l’histoire du vocabulaire enregistré dans les gestes absorbés par le noir
profond.
16 Artur Rosa ne participe pas à l’imagination et à la conception des œuvre d’Helena Almeida. Cependant, au moment où Helena ne peut plus bouger, obéissant à ce qu’elle a imaginé, Artur Rosa règle ce qui n’est pas à l’endroit préci. Il est le témoin qui réalise son travail de photographe. 17 Voir le texte d’Helena Almeida dans le catalogue de l’exposition internationaler Kunstmark de la Galerie Módulo, Lisbonne, 1978.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 26
Ces deux œuvres nous engagent en des formes particulières qui comprennent
des frontières18. Nous avons saisi ces frontières par un lien ombilical d’avant le
langage et d’avant la séparation de l’espace et du temps, que ces œuvres
comprennent. Les frontières sont un espace-temps qui devient une sorte de surface
de peau “in situ”. Une sorte de paysage de ride et de pores qui appartient au
photographique et au pictural. Les frontières des œuvres sont perçues lors des
palpitations de la chair des œuvres.
Ces deux œuvres impliquent deux itinéraires qui partagent des états extrêmes
du corps. Des états en présence de nombreux blocs d’ombres et de nombreux corps
lumineux de poussière. Comme celle de la photographie de Salgado prise en courant
et la peinture d’Helena Almeida prise en photographie.
Une similitude a été considérée comme point de complicité entre les deux
œuvres: la singularité. Elle s’est dressée dans l’errance et l’obscurité du parcours
photographique et artistique de ces deux artistes. La singularité est définie en tant
qu’une partie du monde extrême où l’épurement esthétique se dispute à la noirceur
métaphysique.
En même temps, nous avons essayé de chercher un trajet et une écriture, qui
puissent être en conformité avec la définition de singularité.
L’écriture de leurs pensées plastiques dresse des singularités immanentes à
l’œuvre. Il est inutile de vouloir chercher un sens à la photographie ou à la peinture
dans leurs œuvres, parce que dans l’extrême dénuement il y en a pas. L’écriture
photographique et plastique de chaque itinéraire faite par ces artistes se traduit par
leurs témoignages en silence où l’existence d’une apocalypse sans définition a
apparemment commencé.
18 La frontière s’écoule dans un immense possible, elle nie tout ce qui peut limiter le possible.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 27
L’expérience de l’éthique rencontrée dans une singularité compose un mystère
hanté par la nature. Cette expérience implique une relation avec notre conscience
esthétique. Il s’agit d’une relation où la conscience esthétique se dilate par la
“lucidez”. La nature de cette relation entre l’expérience éthique et la conscience
esthétique existe seulement en elle-même. Elle est capable de toucher au plus
profond de l’œuvre, sans détruire la matière même de ce qu’elle laisse voir.
Dans un premier instant de cette relation, nous proposons une expérience
limite dans une œuvre de ces deux artistes: Sebastião Salgado et Helena Almeida.
Une limite où les œuvres, “Femmes en fuite” et “Noir aigu” se déplient dans un
retrait des vibrionnages du monde et une mise à disposition de ce qui va advenir.
Notre regard sur ces œuvres se lave, par l’esprit libre et attentif de nos yeux. L’œil à
son tour ne se laisse pas tenir par aucun discours historiciste19 . Il ne cherche à faire
passer aucun message. Le regard se laisse noyer dans un monde de sensations,
transformant la relation en un matériau épais et palpable que les yeux touchent.
D’une part, cette relation recueille le corps meurtri de la photographie et de la
peinture, où la vie lentement, s’en échappe. De l’autre, elle nous offre des présences,
où rien n’existe plus que la douceur et la violence à l’état brut. Comme celle de la
part animale en l’homme.
La part animale en l’homme survit jusqu’à l’acceptable dans cette expérience
limite de leurs œuvres. Elle survit à l’intérieur des œuvres. Elle vise en même temps,
l’efflorescence et l’épanouissement de l’être qui confine dans l’ombre. De cette façon,
des confrontations dans l’œuvre de S. Salgado et des morphologies dans l’œuvre
d’Helena Almeida apparaissent dans des limites de l’œuvre, que le sujet sent. Cela
19 L’œil ne s’en tient pas à un discours selon lequel toute la vérité évoluerait avec un relativisme historique. L’œil garde ainsi un regard tranquille sur les énigmes de l’univers. Il est dans des variations de la limite mais sans les mettre en cause, il n’a que des regards lucides qui sont ternes et peuvent receler quelque vérité. Il parvient à l’affirmation du grotesque, parce qu’il est dans l’attente d’un épilogue auquel il n’arrive pas.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 28
implique une question qui nous semble importante. Elle consiste à savoir à quel
moment la part animale de l’homme risque-t-elle de basculer vers le côté sombre?
Au-delà de quelles bornes devient- elle intolérable?
Pour le comprendre, nous avons concentré notre attention sur ce qui existe
dans le paradoxe d’un point aveugle de l’expérience éthique. Ce point aveugle est
très difficile à éclairer parce qu’il absorbe la lumière. Il se nourrit de ces clartés dont
il fait des zones d’ombres, toujours plus épaisses et selon des logiques de la
réflexion, toujours plus obscures. L’appétence de ces questions est donc tension,
mouvement vers, ou dans la direction de.
Ce point de l’expérience est un endroit habité par de nombreuses voix
marginales. En cet endroit, la représentation de l’œuvre exclut toute historicité,
position ou situation. Nous y découvrirons des présences qui offrent de multiples
formes de décalages par rapport à une identité collective qui voudrait faire un
stéréotype de l’œuvre, un modèle universel de bien-être.
En tout cas, dans ces présences, il existe des espaces-temps de la représentation.
Elles ressemblent à des essences, invisibles, et comme elles, inapparentes. Pour cela,
un langage plastique est adopté sur la peinture et la photographie. Celui-ci est un
langage complaisant de la vue. Il exprime l’ordre de la coexistence de l’éthique et
celle d’une expérience étalée dans des espaces-temps photographiques et picturaux
qui nous démentent et trahissent en même temps la perception d’une succession
temporelle.
Le temps des œuvres de S. Salgado et H. Almeida a été considéré dans une
liaison avec le temps du sujet sentant. Nous n’avons pas confondu le temps avec les
compteurs du temps, avec le cadran de l’horloge, qui est un petit morceau d’espace
circulaire. Nous ne l’avons pas confondu avec des mouvements dans le temps, ou
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 29
avec la vitesse de ces mouvements. Nous le mélangeons avec les transformations
organiques qui constituent le vieillissement et qui délimitent les œuvres.
Le temps dans ces œuvres est ainsi à l’infini. Il désigne obliquement et d’une
manière indéterminée, un lieu anonyme dans l’espace des œuvres auxquelles il nous
renvoie, le sujet sentant. La temporalité progresse ainsi aveuglément dans le
crépuscule de la succession. Elle devient une chose naturellement nocturne. Il
suspend au-dessus de la conscience une sorte de brume qui noie les contours de la
représentation dans l’œuvre et qui est une des vérités de l’âme.
De cette façon, nous allons avoir un souci constant des situations concrètes, que
ces œuvres nous proposent par les différentes questions de limites et de frontières.
Une attention aussi constante des situations concrètes nous a été demandée par une
vigilance aussi soutenue et aussi patiente portée au réel. Le temps vaste lui aussi, est
devenu consacré à une recherche agissante auprès d’une réalité et d’une vérité la
plus diverse, et plus éloignée.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 30
2.1- Une pensée à la recherche de critère
L’hypothèse proposée a essayé de démontrer la narration d’un phénomène
étranger au temps. Ce phénomène a élargi et approfondi le sens du mot
contemporain.20 Dans un premier moment, il nous a semblé important de définir ce
terme d’art contemporain. Dès lors, nous avons remarqué que ce terme marque des
débats en deux temporalités: une factuelle, à base chronologique et l’autre, une
temporalité normative, à base esthétique. Ainsi, pour mieux le situer, nous avons
décidé de le définir de façon purement factuelle et descriptive. Ce qui correspondra à
une réalité esthétique qui contient des propriétés artistiques de la photographie et de
la peinture “en train de se faire”.
Dans un deuxième moment, le propos de ce travail a tenté d’exprimer un
projet qui se déploie le long d’un parcours vers le lieu d’une parole perdue. Ce qui
veut dire, une vie avant le temps des œuvres. Un lieu, où nous avons considéré,
“l’intact” de l’œuvre, comme la mesure exacte du monde de la peinture et de la
photographie. Nous y sommes rentrés dans “l’intact” de l’œuvre pour réaliser cette
recherche. Celle où nous pouvons nous y soustraire, au risque d’y perdre notre être.
À partir de ces deux moments d’ouverture, le déroulement de l’analyse des
œuvres est constitué par une narration qui n’est ni sémiologique, ni
phénoménologique, ni iconographique. Nous avons souhaité rester dans l’attente de
critère de l’œuvre. Afin que ce soit possible, nous avons pris l’œuvre d’art dans une
perspective qualitative. D’une manière spécifique, ce qui par sa nature même, ne
peut être traduit en termes quantitatifs ni en rapport défini et intelligible. De ce fait,
20 Voir a propos du mot contemporain “Le triple jeu de l’art contemporain”, de Nathalie Heinich, Les Éditions de Minuit, p. 11, Paris, 1998. Nous avons inséré ces œuvres dans ce vocabulaire déterminé.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 31
l’œuvre d’art a été, simplement, éprouvée par un sujet sentant: nous.
Nous avons voulu rester dans la suspension prudente du jugement par
rapport aux œuvres d’arts et, de cette façon, la conscience esthétique a été introduite
comme une qualité sensitive. Ce qui veut dire une “âme sensitive”, formée de
sensations et de données qui sont presque impossibles à saisir dans leur pureté, mais
dont on s’approche comme d’une limite. Un état brut et immédiat. La conscience
esthétique serait ainsi ce qui resterait d’une perception actuelle, si l’on en retirait tout
ce qu’y ajoutent la mémoire, l’habitude, l’entendement, la raison, et si l’on y
rétablissait tout ce que l’abstraction en écarte.
Étant donné que la question de l’expérience éthique d’une œuvre est la
semence de ce corpus, nous l’avons pensé dans la proximité intime d’une surface
proposée par l’œuvre et par une interpénétration profonde du sens. Ce qui nous a
permis, à travers le sujet sentant, de pénétrer en profondeur dans l’épaisseur du
mouvement qu’ elle implique.
Tout au long de ce travail, nous avons témoigné que les œuvres d’art
contemporaines sont des phénomènes essentiellement libres et lucides. Elles sont
dépositaires par nature de toutes les vérités fondamentales, et capables de les
manifester ou de les actualiser par la divination et l’envol de l’imagination. Et
contrairement aux autres formes de connaissances, elles sont d’autant plus parfaites
que le degré d’obscurité auquel elles nous conduisent est profond. Ainsi pour écrire
ce travail d’une façon claire et cohérente, nous avons sauvegardé une essence
unique, en mettant l’expérience de l’insoluble au-dessus de la réflexion sur le temps-
espace chronologique.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 32
Une écriture de l’ouverture
Notre questionnement à propos de l’éthique est structuré par un entretien
dialectique avec l’histoire événementielle des œuvres “Femmes en fuites” de S.
Salgado et les morphologies d’un lieu pictural en “Noir Aigu” d’Helena Almeida. À
cette fin, nous avons énoncé et établi quelques points de réflexion qui ont rapproché
l’expérience de l’éthique de l’art contemporain.
Ces points de réflexions sur les œuvres mentionnées sont les espaces-temps qui
ont été créés à partir d’une perspective esthétique. Ils visent à préserver un mode de
vision intégré à une pratique des arts selon le corpus des œuvres des artistes.
À partir de cela, les espaces-temps se sont développés en liaison avec nos
inquiétudes interceptées dans des instants oniriques et des images intimement
rattachées à un “réel” qui les expérimente. Dès lors ces espaces-temps s’instaurent
par le biais de plusieurs procédés simultanés d’affirmation des promesses
d’impondérabilité propre à ces œuvres d’arts. Est instaurée aussi une capacité
d’affirmation et de promesse innée à une expérience qui est celle de l’éthique. C’est
probablement ainsi, que nous arriverons à définir un regard saisissant de ces
œuvres. Dans son infinie complexité, elles nous demandent un certain savoir dans
les regards envisagés en tant que lieu d’intensités variables traversées par la
possibilité ou l’illusion des formes de complexité.
Approcher la singularité de ces œuvres à une époque où l’art n’a plus aucun
rapport avec des règles formelles ou thématique, ni souvent avec une quelconque
matérialité de l’objet artistique, a déclenché en nous une inquiétude. Une inquiétude
liée à un refus d’une essence propre au concept d’œuvre d’art. Dans ce refus, nous
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 33
avons considéré que ces œuvres n’opèrent plus par des catégories matérielles, mais
par une expérience au sein de laquelle des déplacements se dressent.
Dans ces déplacements, nous avons saisi qu’il s’agissait d’errer sur les lieux que
l’œuvre nous offre et de nous accrocher en continu par-delà toutes les ratiocinations
de notre conscience. Puisque notre vision n’éclaire que des fragments de réalité
rassemblés sous le mensonge des identités.
De cette façon, une difficulté d’adaptation et une désobéissance faite à partir
d’anciens concepts, est apparue dans l’élaboration de la notion d’expérience que
nous avons voulu développer et présenter tout au long de ce travail. Cette notion
d’expérience a réclamé constamment notre perception de tous les paradoxes et de
tous les contraires, jusqu’à l’excès et jusqu’à l’ouverture des possibilités que ces
œuvres nous offrent. Un abîme s’est creusé entre les œuvres et nous. À corps perdu,
seule l’intuition a pu appréhender l’expérience de l’éthique. Nous l’avons ainsi
capturé à chaque pas et pour chaque tentative risquée de l’immanence de l’œuvre.
Ce qui nous a mené de cette façon le plus loin possible.
C’est uniquement par une absence de pensée purement rationnelle que l’enjeu
de l’expérience éthique a pu devenir clair et s’illuminer à fond dans nos yeux. Cet
enjeu s’est placé comme un défi à l’égard de la mort et des prétentions du savoir. Il
s’est installé par le vertige du silence que les œuvres souvent nous imposent et une
voie au-delà du discours que nous pouvons avoir à propos de l’œuvre. Par
conséquent, est apparue une écriture de l’ouverture. Une écriture qui nous a ouvert
sur des mots et des images dans chacune de ces œuvres que nous avons choisit pour
notre corpus.
De cette façon, les êtres et le monde où ces œuvres s’inscrivent ont été le lieu de leur
propre mise en jeu. Dans cette écriture, l’être tend à se cacher dans quelque chose qui
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 34
se meut par lui-même et il y va seul, il va et vient sans se faire remarquer. Il se sert
de son regard et de son ouïe, il se dédouble et quand il s’oriente enfin, il s’ouvre sans
sortir delui.
C’est un vol vertical acompagné par la vision des œuvres21. Cela veut dire que
ces œuvres ont été mises dans un va-et-vient permanent, ou plutôt une fusion de la
pensée et de la vie, au-delà et en dehors d’un raisonnement scientifique.
21 Cette vision s’offre simplement dans une lumière qui purifie la réalité du corps des œuvres et de leur vision corporelle. Elle s’éteindra par elle même et elle s’effacera, laissant dans l’air et dans l’esprit sa géométrie visible.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 35
La pensée visuelle comme expérience éthique
L’énoncé de ce travail de recherche construit selon l’interpénétration d’un
corpus visuel, constitué par deux œuvres des artistes, Sebastião Salgado et Helena
Almeida, a créé un deuxième corpus. Celui d’une réflexion théorique dans laquelle
une pensée visuelle a essayé de se construire par l’expérience de l’éthique.
Les deux corpus se sont pénétrés réciproquement. Il y a eu des endroits dans
chacune de ces œuvres où des incertitudes ontologiques se sont déployées. Dans ces
endroits, nous avons trouvé l’existence d’une éthique complètement détachée d’une
morale et d’une conduite. Nous avons ressenti qu’il s’agissait d’une éthique revêtue
d’un pouvoir et d’une allure qui repose sur les œuvres et ayant une valeur évocatrice
et magique.
Nous avons eu recours à un questionnement intime de l’œuvre. Un
questionnement fait par les yeux sur la surface de l’œuvre. Nous avons été renvoyés
à des réponses discrètes et dénombrables. Ce qui nous a suggéré et offert plusieurs
solutions de discontinuité par rapport à une définition de l’expérience de l’éthique
dans l’art contemporain. De cette façon, nous avons produit le classement et
l’attribution de catégories à différents processus plastiques qui marquent le travail
de ces artistes. La photographie et la peinture - considerées selon les œuvres des
artistes, Sebastião Salgado et Helena Almeida.
Les questions nous ont fourni un sens susceptible de réduire l’incertitude
quant à la place que nous pouvons attribuer au sujet pensant. Nous avons placé le
sujet sentant à l’intérieur des critères photographiques et plastiques, et des éléments
du vocabulaire photographique et artistique de ces artistes. La structure de ce
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 36
questionnement s’est érigée après avoir considéré la transgression, les ruptures et la
confrontation du singulier que ces œuvres impliquent.
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Deuxième partie: Parcours de l’expérience éthique
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Chapitre I : Entre l’esthéthique et l’éthique
Dans cette deuxième partie du travail nous avons impliqué l’expérience de
l’éthique dans un parcours entre l’esthétique et l’éthique. L’enjeu de ces deux notions
a été établi à travers le regard des lieux de passages perçus dans les œuvres. Il recrée
des dimensions, en autorisant des abstractions et une sorte de poétique ou de poésie
dans l’espace des image22. Cela nous a rendu possible des trajets mobiles où le voir
du sujet sentant s’est intensifié.
L’éthique prise par cette expérience dans le corpus de ces œuvres, a touché à
plusieurs reprises l’esthétique. Une esthétique formée de sensations, presque
impossibles à saisir dans sa pureté, mais dont nous avons pu nous approcher comme
d’une limite, un état brut et immédiat des sensations. Un glissement entre les deux
notions s’est opéré selon divers vocables qui ont intensifié le contact du voir. Nous
les avons définis par les frontières, les parcours nomades, les instants limites, les
modes de visions, les ouvertures; ce qui a défini cette expérience comme une
élévation et une grandeur qui se décollent de nous. Ces vocables ont aussi été des
points de repères où notre regard s’est arrêté, où il est resté pris dans une espèce de
torpeur.
22 Lire à ce propos Gilles Deleuze dans son ouvrage “Francis Bacon Logique de la Sensation” I, La Différence, les chapitres VII et XVII, “L’hystérie” p.33 et “L’œil la main”, p.99. Quand l’image libère l’œil de son caractère d’organe fixe et ainsi crée des itinéraires sur les limites mobiles du corps.
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1.1- Préalable terminologique, une définition de l’expérience éthique
Pour définir l’expérience éthique, nous avons précisé le caractère de cette
notion dansdes pratiques.
Les pratiques ont été étudiées à partir de la définition de frontières en art. Nous
avons adopté un découpage marqué entre ce qui peut être considéré comme un
dedans et un dehors de l’œuvre. De cette façon, ceci a instauré une discontinuité
ontologique par rapport à notre recherche et des sauts mobiles dans la nature des
objets en analyse.
Les frontières des œuvres choisies ne se sont pas présentées selon une simple
question de circonstance. Elles nous ont posé des questions qui comportent des
principes fondamentaux. Ces principes se situent dans des qualités substantielles de
définition intrinsèque et dans des critères internes de l’œuvre.
Par les documents théoriques et les interviews du photographe S. Salgado et
l’artiste H. Almeida nous avons vérifié que l’autonomie esthétique des enjeux
artistiques et photographique, la systématisation des mouvements et la
normalisation de la singularité ont été les grandes ruptures par lesquelles leurs
œuvres se sont installées dans une série de transgressions. Placer les frontières dans
la succession des transgressions commises par leurs œuvres nous a permis de
repérer qu’il y a des ruptures particulièrement radicales qui opèrent et qui ébranlent
non seulement le socle perceptif de la peinture et de la photographie, mais aussi le
socle conceptuel de la peinture et de la photographie.
Puisque nous sommes passés d’une ontologie de l’objet à une pragmatique des
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 40
usages de l’objet,23 les frontières de ces œuvres se présentent discontinues. Elles sont
soumises à des variations continues, selon leurs contextes et leurs usages,
lorsqu’elles font l’objet d’une description détachée d’un projet normatif.
Ainsi les frontières dans l’œuvre ont pu être perçues comme des surfaces
opaques et transparentes, destinées à masquer les parties des surfaces de l’œuvre,
lors d’une opération effectuée sur cette surface: un lieu secret propre à se cacher.
L’expérience des frontières de ces œuvres nous a fait sortir d’une expérience
ordinaire et d’une fonction utilitaire de l’œuvre, pour nous faire entrer dans les
différents échanges que le regard peut avoir avec les œuvres.
23 Ce passage est dévellopé dans le dernier chapitre du livre “Qu’est-ce que l’esthétique?”, de Marc Jimenez, Gallimard, Paris, 1997; et dans son autre ouvrage “ La critique crise de l’art ou consensus culturel ”, Klincksieck, Paris, 1995.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 41
Les frontières
Cette expérience nous a dépossédé de toutes nos coutumes de perceptions des
objets d’art. Elle nous a mis à nu dans les affres de l’angoisse visuelle et dans la
tension sauvage de l’impossible visuel qui est à l'extrême des limites de l’abnégation
et qui a été parfois, celui de croire à un œil nu arraché de sa peau et de son lieu.
Pour cela, une pratique de la perception visuelle nous a dirigé vers
d’innombrables célébrations de la mémoire visuelle des deux œuvres. Nous nous
sommes placés loin des normes intemporelles de l’esthétique pour aiguiser le
pouvoir terrible des images. Ce qui veut dire l’endroit où les artistes polarisent le
contact cruel du voir, du dire et du faire, parce qu’il s’agit d’une question exigente
qui sera probablement la nôtre ou celle de l’humain. Cette pratique se présente aux
yeux du sujet sentant par une exigence continuelle et répétée de la transparence, du
désir de tout dire, de tout voir. Ce qui est dicible est déterminé par l’indicible et le
visible se détermine par l’invisible. Tout est dit dans une exubérance de
l’innombrable et de l’innommable visuel. Le langage se libère pour se fondre dans la
parole plastique. C’est une pratique où tout peu être des beautés les plus convenues
aux horreurs les plus insoutenables.
Dans un autre sens, il s’agit d’une pratique où un jeu complexe permet une
autonomie d’interactions, d’échanges et de réversibilités entre l’Histoire, le Monde et
le Corps. Ce que l’on a pu concevoir comme limite pour le regard a été dépassé par
une confrontation entre l’animalité et l’humanité dans le travail de S. Salgado, un
discours qui est dénoncé comme tragique et non-fataliste dans “Negro Agudo” de H.
Almeida. À ce moment-là il a fallu faire voler en éclats les axiomes séparatistes.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 42
Nous avons eu besoin de nous affranchir du régionalisme de la pensée, des regards
asservis et de l’hégémonie de l’ordre conceptuel qui est au-delà de la “culture”.
Ces travaux visent à une totalité et à une unité, qui revient toujours à
l'expérience et à l’inexprimé du réel. Pour cela, il suffit que cette pratique de
l’expérience de l’éthique nous apparaisse comme l’inconnu secret qui se poursuit à
l’intérieur d’un combat visuel entre nous et les objets d’arts que nous avons choisis.
Comme une sorte de quête sauvage qui prend une autonomie. Une autonomie qui
devient ivre et sphérique, qui nous échappe toujours et qui ne veut pas être
renfermée par le langage ou déterminé dans le langage. L’inachèvement de cette
pratique va demeurer comme l’unique rédemption d’une obstination qui se tient
entre l’œil et le regard.
Nous avons situé le champ de cette pratique dans une contemporanéité qui
déborde l’ancien champ esthétique. Nous avons intégré la création artistique de ces
artistes dans la recherche d’une “histoire universelle”. Dans toute cette infinie
complexité, c’est l’esprit d’ouverture qui a réclamé l’abandon salutaire de certaines
dichotomies. Surtout le dépassement des contradictions et des considérations
esthétiques pour accéder éventuellement à des vérités sans réalité, ou alors d’une
façon plus extrême, celui du lucide sans vérité et sans réalité. Cependant, l’infinie
complexité de cette pratique nous a imposé la pertinence des mises en questions qui
nous inquiète dans nos rencontres avec l’art “en train de se faire”. Elle a fécondé
notre pensée sous une autre approche des objets d’arts qui pourrait s’identifier
uniquement à une expérience de l’éthique.
Ressentir l’expérience de l’éthique à travers ces œuvres nous a introduit très
près des endroits qui commencent à prendre chair et à s’enraciner à certains états
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 43
limites de notre relation avec les œuvres. Cela veut dire l’endroit où la part d’un
“non-savoir” a un lieu dans ces œuvres. Il s’agit d’un lieu qui se trouble à chaque
approche réflexive de notre part. Des œuvres en “train de se faire” dans un même
temps-espace que nous, s’incarnent et incarnent le “non-savoir” de l’angoisse et de
l’extase du sujet sentant. Parce que, les œuvres de ces artistes portent l’intensité du
désir et de la cruauté sous les habits de la forme du désir. C’est cette pratique de
l’expérience, avec l’œuvre, qui renvoie le sujet sentant à l’excès et à l’immédiat
quand tout semble être suspendu par la présence perdue ou impossible d’une
éthique à définir. Cette présence perdue ou impossible de l’éthique est celle qui
maintient l’œuvre de ces artistes dans l’immanence du réel et dans les sortilèges de
son secret.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 44
Les parcours nomades
Nous avons caractérisé les parcours nomades par l’existence d’une activité
volontaire de l’objet et du sujet sentant qui se modifient avec tout ce qui les entoure.
Ce qui implique des déplacements continuels du regard du sujet sentant qui se
trouve à la suite des milieux fluides de l’objet. Ces déplacements continuels et les
milieux fluides de l’objet comprennent un pouvoir rotatoire naturel. Ils se montrent
sous une mobilisation qui est différente selon les conditions d’observation et
l’épaisseur du corps de l’objet.
Comme suite à cela, nous trouvons dans les parcours nomades des
transgressions qui se situent par exemple dans les codes de figurations de l’œuvre,
dans les normes d’objectivité de l’objet et dans une valeur humaniste qui se présente
à nos yeux.
La mobilité qu’impliquent les parcours nomades inscrit des ruptures comme
un phénomène qui se déplace de la transparence à l’opacité du signe. De cette façon,
une autonomisation de notre perception esthétique est créée et s’installe avec une
certaine audace sensuelle/sensorielle.
Dans ces parcours nomades, le sujet sentant trouve un repliement sur lui-
même, où chaque pli a pour effet la multiplication des passages qui s’opère dans
l’œuvre. Ces passages engendrant une perception accélérée de ce qui est instable par
la proximité d’un regard corporel du sujet sentant. La règle, qui est l’absence de
règle, nous inflige des déplacements qui se distinguent des autres déplacements. Elle
se distingue par des traits individuels de la proximité du sujet sentant avec l’œuvre.
L’expérience des parcours nomades a été établie par une compréhension qui ne
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 45
se fonde pas sur une étude iconographique. C’est une pratique comprise comme une
liberté. Une liberté qui nous à conduits dans les trajets d’une pensée violente qui
agite la volonté du regard. Nous avons abordé l’expérience éthique dans les
parcours nomades de l’œuvre en tant que forme de connaissance. Celle-ci nous a
apporté un savoir relatif à plusieurs formes d’approche du monde. De cette façon,
cela nous a aidé à définir cette pratique de l’expérience comme matière qui se montre
dans la totalité du réel de l’œuvre. Ainsi, elle a pu se présenter à notre recherche en
tant que matière errante des discours fétichistes ou historicistes sur l’art. Ceci nous a
permis une lecture désublimée de la culture où peuvent être inscrites ces mêmes
œuvres. Par conséquent, ces œuvres ne se renferment plus dans aucune définition.
Elles élargissent les catégories esthétiques pour se situer ainsi dans une vision
trandisciplinaire et totalisante où se croisent des histoires, la philosophie, la poésie…
Dès lors, il nous restera toujours la conscience d’une nécessité et d’une
interdépendance des savoirs de ces œuvres et de leurs réels. Nous avons admis
l’usage illimité de circulation et la diffusion d’échanges entre nous et les œuvres, par
des captations, qui se situent loin d’une contemplation. Les parcours nomades ont
inauguré le règne des échanges possibles. Ce qui a permis de cette façon aux œuvres
de ne pas s’adresser seulement à l’intelligence ou à l’imagination mais à l’être total
dont la multiplicité infinie des possibles pourra être révélée.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 46
Les instants limites
Poursuivant les instants limites qui marquent la souveraineté toujours
périlleuse et immanente dans les œuvres, nous avons introduit des regards qui se
focalisent sur des moments précis des œuvres. Ces moments sont devenus des trajets
et des parcours d’une pensée “violente” qui engendrent un regard élargi. Elle fait
pénétrer dans le sujet sentant un œil lui aussi nomade. De cette façon, les œuvres ont
été “décapitées” de la culture où elles s’inscrivent. Faisant ainsi de l’histoire de ces
œuvres une histoire tragique, probablement le lieu même d’une simulation.
Pour cela, nous avons commencé par des tissus associatifs et non par une
historicité où il y aurait des preuves, des caractères et de l’authenticité. Étant donné
que nous n’avons pas créé un lieu défini et des certitudes dans les œuvres de S.
Salgado et H. Almeida, nous sommes restés dans les marges des œuvres où ces
tissus associatifs et ces mouvements nomades de la mémoire résident. Nous avons
vérifié par le descriptif et les artistes, des témoignages de “lucidez” persistants. Celui
où des corps logent des matières, des durées et des “monstres” habités par des
choses avec d’autres temps et d’autres espaces. Ces parcours nomades ont constitué
des tissus et des mouvements de la pensée photographique et plastique. Ils ont
engendré l'entrelacement du réel propre avec l’œuvre. Celui qui n’arrive jamais à
exister dans les réalités contactables.
Dans ces parcours qui se traduisent par des témoignages sincères d’artistes, la
frontière est traversée par une ““lucidez” ” sans vérité et sans réel. Nous avons
uniquement observé qu’il existait des existences sans réalité. Pour cela, nous avons
été invités à nous situer “in situ” avec et dans les œuvres, et non à les contempler
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 47
comme des objets d’arts qui appartiennent à une contemporanéité. De cette façon,
l’invitation nous a mis dans les marges pour être proche des limites immanentes de
ces œuvres. Sous tous les rapports avec les œuvres, cela nous a introduit à
l’expérience nomade des limites. Une instabilité s’est liée aux œuvres. Elle s’est
introduite par des captations qui nous invitent à nous situer et à interagir avec le site
des œuvres elles-même. Tout ce qui est perçu se dérobe en permanence, sans aucun
regard, et va jusqu'où l’inquiétude peut aller, comme dans une sorte de perte.
Dans cette approche de ses œuvres par l’expérience de l’éthique, quelques
concepts et hypothèses relatifs à l’expérience frontière et aux parcours nomades ont
été élaborés à partir des réflexions du photographe et du peintre. C’est pourquoi une
pensée plastique a pu être élaborée à partir d’un mélange de photographie et
peinture pensés et de la pensée de la photographie et de la peinture. Par la suite, le
recueil d’une pratique plastique du “penser” avec ces mêmes artistes nous a conduit
à un questionnement éthique interne aux œuvres. Voila pourquoi l’expérience de
l’éthique s’est installée comme l’irrécusable dans l’horizon de l’existence de ces
œuvres.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 48
Les modes de vision
La définition de l’éthique comporte en soi une catégorie qui s’ouvre à nos yeux
comme un mode de vision. Elle s’installe ainsi comme la perception visuelle d’une
réalité qui se démontre comme témoignage. Ce témoignage s’impose comme
contingence et possibilité de toute détermination d’un sujet sentant qui se présente
épanoui quand l’objet est perçu.
Cette catégorie de l’expérience éthique implique ainsi une façon d’être affirmée
par le sujet sentant à propos de l’œuvre. Le sujet sentant considérera par son esprit
des impressions élémentaires produites par des mouvements rapides et des
structures très fines de la perception qui n’arrivent pas a être perçus comme tels
dans une rencontre uniquement perceptive avec l’œuvre. C’est une catégorie qui
s’ouvre aux yeux par une perception visuelle qui comporte en soi une réalité
évocatrice et magique.
Nous avons remarqué qu’une certaine polémique récente dans l’art
contemporain, sans nécessité ni avenir, veut infliger ce moment des analyses comme
une sorte de miroir maléfique. Nous n’avons pas voulu suivre ce débat et, nous
avons continué notre recherche sur des événements plastiques du présent et leurs
situations plastiques, sans penser à ce “miroir maléfique”.24
Dès lors, le choix des œuvres “Femmes en fuite” de S. Salgado et “Noir aigu”
de H. Almeida a eu sa propre vérité, son propre crime, et aussi sa propre faillite.
Dans ces œuvres choisies, il y a des vérités qui sont propres à leurs auteurs. Elles se
sont présentées en tant que principe lié à la vie des choses et aux artistes, (voir les
24 Voir à ce propos le livre de Philippe Dagen “La haine de l’art”, Grasset, Paris,1997.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 49
phrase et images ci-jointes à la fin du travail). Des vérités qui ne sont ni relatives ni
allégoriques. Ce sont à peine des actes multiples et inépuisables pris à l’intérieur
d’un paradis sans forme comme un voyage en réalité et en puissance.
Pour cela, il a fallu nous reporter à différents modes de présentation des
domaines de l’art. Telle que la photographie avec Sebastião Salgado25 et la peinture
d’Helena Almeida. Par ces deux types d’art nous avons pu ouvrir des chemins qui
renforcent des lieux de réflexions sur l’art “en train de se faire”, et développer
l’existence de questions qui traversent leurs formes créant des images écrites. La
création d’images doubles26 lisibles à partir de leurs œuvres.
Les chemins se sont déployées en des relations tactiles de l’œil qui apprend la
cause de sa vision, des volatilisations selon les différents types d’art et des
complicités visuelles qui existent entre ces artistes. En même temps, ces mêmes
catégories nous ont permis d’observer les œuvres d’après des approximations
transversales faites par une pensée réflexive sur leurs propres supports physiques
déposés devant nos yeux, dans des expositions et des catalogues.
Cette approximation transversale des œuvres se cherche par la définition d’une
induction qui se mélange à une relativité du lieu, du temps, du contexte culturel et
de nos sensibilités individuelles. L’induction se répand par le cours des idées qui se
situent dans et entre l’expérience de ces objets d’art et celle d’une expérience liée à
25 Sebastião Salgado dit souvent dans ses interview qu’il n’est pas un artiste, qu’il s’agit uniquement de photographies de presse. Ainsi, nous avons défini son travail photographique comme un objet esthétique, parce qu’à part son message social, il touche le beau. Sa photographie est susceptible de constituer pour le sujet sentant une relation de beauté, elle séduit. La notion de beau inscrite dans ses images est une notion très spécifique, quelque chose qui n’est pas habituel. Tous les êtres humains qu’il photographie sont en équilibre dans la beauté qu’ils créent à travers la lumière qui les envellope. 26 Les images doubles vont dans le sens de G. Deleuze, dans “L’Épuisé” un texte qui suit “Quad et autres pièces pour la télévision” de Samuel Beckett, éd. Minuit, Paris, 1992; Une sorte d’énergie dissipative, immanente à l’image : “On n’inventera pas une identité qui serait l’Art, capable de faire durer l’image: l’image dure le temps furtif de notre plaisir, de notre regard .(…) L’Énergie de l’image est dissipative. L’image finit vite et se dissipe, parce qu’elle est elle-même le moyen d’en finir; Elle capte tout le possible pour le faire sauter.”
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 50
une conscience esthétique. En conséquence, il n’y a pas de position absolue ou
universelle dans les modes de visions. L’expérience se fait par une approximation
transversale qui se laisse lier à une conscience esthétique et devient elle-même une
extrême limite, où la “beauté” est désormais sans forme.
Il nous reste, dans tout cela, le registre dialectique qui tranche l’histoire de
l’imagination, qui cubulte dans le réel et fonctionne comme un jeu de miroirs, qui
nous renvoie d’un thème à l’autre si bien qu’à la fin, les termes s’effacent devant le
mécanisme de leurs transformations. En effet, la transformation dialectique de la
lecture de cette notion d’expérience éthique des œuvres nous semble toujours liée à
une conscience esthétique de ces mêmes œuvres. Des modes de visions existent sans
cesse dans ce parcours plein de lignes instables, d’observations visuelles et de
trajectoires visibles et lisibles dans leurs significations existentielles, qui rendent
possible de ramener à la surface l’analyse des relations tactiles, des volatilisations,
des métaphores, des complicités, des approximations transversales et des vestiges27
rituels de la transparence, de l’opacité, de la profondeur, de la superficie et de
l’horizontalité et verticalité.
Rien n’est accidentel dans ces corrélations internes à l’expérience des œuvres,
par le seul fait que le langage plastique comporte en soi la confession d’une pensée
qui est aussi “en train de se faire”. Ce qui peut rendre en même temps une réflexion
abstraite et une création fictive de la pensée des œuvres.
27 Le vestige, “vestigium”, est une trace et présente un caracter indiciel, voir le chapitre “Notes sur l’index”p 63, du livre “L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernerniste”, Rosalind Krauss, Macula, Paris, 1993.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 51
Les ouvertures
Le concept d’éthique dans ce corpus s’est édifié selon deux ouvertures: la
première est une élévation qui est liée au sujet sentant, la deuxième s’édifie selon une
approche de l’œuvre d’art.
Ces deux ouvertures développent une valeur spirituelle. Cette valeur est
constituée par une infinité d’événements et contient un sens de durabilité. Ce qui
veut dire que la question de la valeur ne relève pas de la délimitation du domaine
artistique mais de l’analyse de la relation qui la lie au sujet sentant.
La lecture du mot éthique a été historiquement appliquée à la morale sous
toutes ses formes, soit comme science, soit comme art de diriger la conduite.
Cependant l’usage de ce mot dans ce travail a exercé une résistance à la morale. Il
implique une allure chez celui qui l’utilise. Une allure pleine de liberté qui est
rendue par la proximité du sentir dans l’œuvre. Pour cette raison, nous l’avons
souvent mélangée à différents domaines de la pensée. Soit à la pensée des artistes,
soit à la pensée ouverte et connexe dans l’espace des œuvres.
De cette façon, le mot éthique a été abordé à un niveau où nous avons fait
appel à un type propre de discours. Nous avons voulu que ce discours signale une
essence liée à la liberté où des attitudes naturelles ce sont débarrassées de l’ancienne
association du bien et du mal et sont ainsi livrées d’une certaine façon au “bien et au
mal” en même temps. Ce sont des attitudes qui s’y accomplissent dans toute leur
essence. Elles nous signalent dans le sujet sentant une épaisseur de sens: la révélation
d’un caractère d’être. À ce caractère d’être, à ce mode d’être ne rendent justice ni la
théorie morale, ni la théorie politique. Celles-ci en effet ne rendant raison de l’activité
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 52
libre que si elle est reprise dans un sens susceptible d’être récapitulé dans un savoir.
Il s’agit d’une fuite en avant vers le sens. Une autre dimension du sens se creuse, où
la métaphore de l’épaisseur ou de la profondeur indiquent celle du fond ou du
fondement. C’est précisément l’expérience d’une action libre qui creuse, mieux que
celle de la perception ou de la connaissance. C’est l’action libre qui révèle quelque
chose de l’être comme acte. Le sujet sentant ne se contente plus d’être
immédiatement ce qu’il est, mais il devient ce qu’il devient. Le vertige 28 de la liberté
qui est important pour la définition du mot éthique existe donc.
28 Le vertige chez le sujet sentant assure la violence d’une rupture qui garantit l’accès à un espace dans lequel le sujet sentant ne peut plus revenir. Il l’entraîne vers un espace d’une absolue limpidité, dont le dessein et les mouvements sont nets comme est claire l’immense visualité des œuvres. Le vertige crée ainsi chez le sujet sentant un incessant sentiment de lévitation, une gravité verticalle, en suspens.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 53
Élévation et grandeur
Nous avons placé l’analyse de ce sujet dans le domaine d’une matière plastique
avec un mouvement qui lui est propre. Ce domaine se développe le long d’une
trajectoire entre le visible et le lisible. Il embrasse un trajet visuel parmi une séquence
d’images de deux artistes: Helena Almeida et Sebastião Salgado. Dans cette
séquence, il n’y a pas de vérité conceptuelle mais une exactitude et une pertinence
prises par la“lucidez” que le regard contient. Cette “lucidez” se présente et se
développe en dehors des solutions, des jugements, des mesures d’appréciations et
des expressions de la critique d’art. C’est quelque chose qui ne s’installe pas, mais
qui constate le rapport entre une expérience “à la hauteur de ce que l’on voit” et la
réponse qu’elle reçoit. La vérité de cette notion, si nous la cherchons, devra s’installer
comme une forme particulière et altérée de l’exactitude et de la pertinence plastique.
Ici, toute relation avec les objets plastiques choisis et leurs auteurs est médiatisée par
une passion: celle des mœurs qui cherchent la part animale en l’homme jusqu’à
l’acceptable. Ainsi l’analyse poursuit une métaphore “bestiale”, celle des créatures
qui tuent, qui boivent le sang et se nourrissent de la vie des autres. L’homme y est
pris comme un animal frappeur, un animal qui s’y connaît et qui fait violence à sa
violence pour faire ainsi émerger une force qui habite le réel des œuvres.
Toutes les questions de l’analyse résident dans la détermination des limites: à
partir de quel moment les puissances risquent-elles de basculer du côté sombre? Au-
delà de quelles bornes sont-elles intolérables?
Nous pensons qu’il y a quelque chose qui peut permettre d’entrevoir une
réponse possible. C’est une réponse qui se situe entre les êtres et laisse circuler des
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 54
signes, des traits presque imperceptibles sur un visage, une esquisse de sourire, un
regard soutenu et qui fouille un silence appuyé, une rigidité dans les corps, une
souplesse dans l’âme, un filet métallique dans la voix, finalement mille autres
passions transformées en informations.
Ainsi d’autres questions adviennent: “qu’est ce qui reste de l’animal en
l’homme malgré des siècles de domestication morale? Un reste insécable, gisant au
fond de l’homme, impossible à éradiquer? Ou une mémoire ou une trace dont notre
espèce procède? Tout ce qui lui résiste doit périr, se volatiliser, s’anéantir ou, plus
subtilement, s’intégrer, se digérer, ou s’assimiler?”
Ce sont des questions prises comme des puissances dotées d’une propension à
l’expansion aveugle. Elles sont comme des flux qui emportent tout sur leur passage
prenant, le triomphe du moi sur le réel. Mais alors, que faire de cette forme informe,
qui est la beauté dans l’extrême limite de l’immanence?
Dans toutes ces questions nous avons été pris dans des tourbillons. Ils sont nés
d’un besoin spécifique de nous justifier. Par la saisie d’un instant de vie ou de
mémoire devant ces œuvres d’arts, ces questions nous ont fait croire à une
intemporalité absolue. Celle qui sécrète une matière et un bruit qui s’adressent à elle-
même, “une matière vigoureuse ou exsangue, éternelle ou éphémère” comme l’a
écrit Primo Levi dans son livre, “À une heure incertaine”, qui questionne “l’infra-
humain” auquel l’éthique doit se confronter,
L’intemporalité absolue a alors enveloppé l’éthique dans ce travail. Elle a été
ainsi transportée tout au long de l’analyse. L’éthique n’a pas été réfléchie ni
considèrée d’après l’”éthos” grec , ni comme le devoir universel de Kant, ni comme
une transgression d’après Bataille. Cette vision de l’éthique a subsisté dans la liberté
du désir de lumière et dans la nuit profonde de notre expérience de l’œuvre. Au lieu
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 55
de la relier à des catégories abstraites comme le Droit ou l’Autre, nous l’avons
rapportée à des situations créée par l’approche intime de l’œuvre. Une approche
réalisée dans un corps à corps avec l’œuvre. Est-ce à dire qu’elle se transfigure et se
fait l’instrument d’une dialectique par lequel on dépasse ce qui ne saurait suffire? La
définition de l’éthique est devenue dans ce travail volonté de conversion. Une
définition qui a voulu un autre lieu, plus loin des anciennes définitions. Nous avons
mis l’éthique plus près d’un ciel déserté par les dieux. Celui où il y a une élévation
qui se dresse.
Le principe d’éthique comme approche s’est imposé à nous comme une
grandeur qui décolle et se dresse dans les airs et qui en même temps définit moins la
grandeur que ce qui y conduit. Un mouvement d’élévation est donc coexistant à la
dialectique ascendante de l’éthique. De ce fait, le temps se confond et la durée
permet une intensité de vibration visuelle de très forte puissance. Elle produit un
arrachement de notre instance. Un combat contre l’enracinement. Cet arrachement
qualifie un mouvement/passage vers un autre degré, le passage à un autre couloir. Il
devient ainsi révélateur d’une façon de procéder pour entreprendre et réaliser des
métamorphoses.
C’est un procès “alchimiste” que celui de l’expérience éthique, car il lutte
contre des violences visuelles enracinées en nous pour en faire des forces. Elle se
permet de transformer l’incohérence des flux qui emporte tout sur son passage pour
les transformer en parcours d’énergie entre les corps. En soi, l’éthique comporte une
existence étendue et perçue dans les limites et les frontières de l’expérience des
œuvres. Elle advient par un acte qui décolle et se dresse dans les airs, lorsqu’elle
infléchit de quelques degrés que ce soit une histoire universelle où la singularité
informe son propre temps.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 56
Chapitre II: L’expérience de l’éthique
2.1- Le corpus photographique
Le corpus des œuvres sur lequel nous allons nous pencher est constitué par le
travail “Noir Aigu” du peintre Helena Almeida et par une photographie de presse
sur les réfugiés du Sahel de Sebastião Salgado, que nous avons pris la liberté
d’intituler “Femmes en fuites”.
Le choix s’est opéré sur un critère purement subjectif, ce que nous avons
éprouvé à la vue de ces images. Ces images nous ont touché. C’est dire que nulle
part il ne sera question d’en donner une description objective, elle sont quelque
chose de vu par nous, une “image” au sens de Gilles Deleuze: “Ce quelque chose de
vu, ou d’entendu ,s’appelle Image, visuelle ou sonore, à condition de la libérer des
chaînes où les deux autres langues la mantenaient. Il ne s’agit plus d’imaginer un
tout de la série avec la langue I (imagination combinatoire “entachée de raison”), ni
d’inventer des histoires ou d’inventorier des souvenirs avec la langue II (imagination
entachée de mémoire), bien de cruauté des voix ne cesse de nous transpercer de
souvenir insupportables, d’histoires absurdes ou de compagnie indésirables. Il est
très difficile de déchirer toutes ces adhérences de l’image pour atteindre au point
“Imagination Morte Imaginez”. Il est très difficile de faire une image pure, non
atachée, rien qu’une image, en atteignant au point où elle surgit dans toute sa
singularité sans rien garder de personnel, pas plus que de rationnel, et en accédant à
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 57
l’infini comme à l’état céleste”.29
29 Extrait d’un texte de Gille Deleuze “L’épuisé” p. 71 du livre “Quad” de Samuel Beckett, éd. Minuit, Paris, 1992.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 58
Sebastião Salgado “ Femmes en fuite”
“Qu’est-ce qu’une photographie?
C’est l’expression de la vision du monde d’un photographe. Je suis sûr que
vous ne vous intéressez pas à mes photos prises individuellement. Ce qui vous
intéresse, c’est ma conception de la vie, la façon dont j’interviens dans la réalité pour
faire mes photos. L’expérience personnelle du photographe se retrouve dans son
œuvre. Mes études en sciences économiques ont joué un rôle très important dans
mon travail de création. Elles m’ont permis de mieux comprendre la vie de mes
sujets. Mes études sur les relations économiques internationales ainsi que mes études
de sociologie et d’anthropologie ont sans doute développé mon esprit d’analyse.
Quand je me suis lancé dans la photo, toutes ces années d’études ont beaucoup
influencé mon travail. Je m’efforce par mes photos de soulever des questions, de
provoquer un débat afin de pouvoir discuter avec les autres pour éventuellement
trouver des solutions. Je ne crois pas en une solution rapide aux problèmes qui se
posent à l’humanité, mais il nous faut penser à l’échelle planétaire, car les problèmes
auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui concernent toute l’espèce humaine.
Certes, il ne faut pas se torturer la conscience sous prétexte que l’on vit bien- j’ai une
belle voiture, une belle maison, mes enfants vont à l’école, j’aime manger, ce n’est
pas un crime. Mais nous devons également nous préoccuper des autres. Nous
devons nous sauver, tous, en tant qu’espèce. Nous sommes en grand péril. Mais
nous pouvons changer les choses. Vous me direz peut-être que je parle en idéaliste-
mais je crois en l’idéalisme. Rester assis à ne rien faire ne conduit nulle part.”30
30 Texte de Sebastião Salgado dans “Images du XX ème siècle: vingt photographes regardent leur temps”, Mark Edward Harris, Abbeville Press, Paris,1998, p. 159.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 59
“Après une longue nuit de marche, au petit matin les réfugiés se cachent sous
les arbres pour échapper à la surveillance des Migs éthiopiens. Portant tous leurs
biens sur elles, les femmes guettent les avions. Ils ont déjà mitraillé des colonnes qui
avaient l’imprudence de voyager de jour”31
31 “100 photos pour défendre la liberté de la presse. Photographies de Sebastião Salgado”, Reporters sans frontières, Paris, 1996.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 60
Helena Almeida “Noir Aigu”
“ Pendant l’exécution de mes travaux antérieurs (80/81) j’ai fait une
“expérience du noir” avec des sensations imprévues.
Pour cela, et maintenant, j’ai voulu “faire le noir” avec mon corps- pour voir.
Vivre le noir a été une expérience d’expansion dans un espace incontrôlable et
vivant. C’était comme si mon intérieur fuyait vers les extrémités de mon corps et
sans autre refuge, sortait, en se ramifiant et en s’étalant vers un extérieur
indéterminé.
Ce sont des sensations d’inconsistance, d’impuissance et en même temps de
plénitude, qui m’ont fait donner cette espèce d’espace de lévitation/chute. Qu’ils
m’ont fait immédiatement fabriquer des points d’appui, des cachettes (comme celui
qui ouvre des tranchés), stratégie inutile, faite d’ouvertures.
Les images intérieures me sont apparues toujours si directes et débordantes
que c’était comme si j’étais tournée à l’envers et qu’elles se répandaient comme une
tache d’encre dans l’eau, la raréfiant- sans que je puisse éviter que ces images soient
l’intérieur de ces images, que ces traveaux soient l’intimité de ces traveaux”.32
“Mais aujourd’hui il n’y a plus cette sortie délicate et presque rituelle “aux
bout de mes doigts”. Dans ces traveaux, j’ai voulu faire sentir par l’intermédiaire de
mon corps, le parcours et les marques de sortie effacée d’un être mixte, mi-corps, mi-
chose noire, voyageant et se confinant avec l’espace, espace lui-même et donc
n’utilisant pas la Forme. Cheminement d’un passager sans physionomie, fendu et
ouvert par une coupe noire, en attente et libre dans sa sortie-entrée, variable, dans
32 Texte d’Helena Almeida 1982, dans “Helena Almeida” publié par la Fondation Calouste Gulbenkian;1982; Lisbonne.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 61
une harmonie avec l’espace divergeant. J’ai voulu l’enregistrer en train d’émerger
d’une ombre, son ancienne habitation qu’il abandonne, se mélangeant avec joie dans
le noir, formant un tout sans Forme, vibrant et offensive, un espace qui est. Il se meut
déplaçant l’espace avec lui dans une alchimie secrète, avec un plaisir presque sonore,
laissant dans son sillage une symphonie aiguë de deux espaces. Fossile
soudainement réveillé et surpris dans sa forme se dilue lentement dans son
atmosphère dense, et par sa bouche silencieuse et entrouverte, fente noire elle-même,
met le verbe sortir en mouvement.”33
33 Catalogue de l’exposition d’Helena Almeida, “ Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”, Fondation Serralves, du 23 Novembre - 28 janvier 1996, Porto, p. 56.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 62
“(…) J’ai souvent l’envie de me transformer en autre chose. Quand je le fais en
peinture, je suis la toile et c’est elle qui me permet de dépasser la limite du corps, de
travailler ma solitude heureuse(…)
- Pourquoi n’utilises-tu pas habituellement la video comme suport final, comme
une œuvre?
Parce que c’est la position statique qui m’intéresse. C’est moi qui choisit les
images, je domine davantage mon travail avec la photographie. J’oblige ainsi le
spectateur à voir ce que je veux. Celui qui voit interprète le moin possible.
- Tu utilises fréquemment des expressions comme “sortir”, “passer de l’autre
côté”, d’ailleurs tes titres sont paradigmatique - Entrée Noire, Sortie Bleue, Point de
Fuite; Cela m’évoque toujours Lewis Carroll et Alice au pays des Merveilles, ce
passer de l’autre côté du miroir…
En effet, c’est cela le passage. Mais aussi dépasser les limites du corps. Nous
regardons le corps et le corps finit soudain aux pieds, aux mains. Il finit là. Il n’y a
plus rien devant, on dirait une falaise sur la mer. Soudain, il prend fin. Pourquoi je
finis là et je commence ici, pourquoi suis-je restreinte à cette forme, pourquoi ai-je
cette solitude et la solitude des autres corps? La mort est quelque chose qui m’a
toujours beaucoup perturbé, ça finit tout à coup- je ne vais pas entrer dans des
détails intimes, justement parce qu’ils sont de l’ordre du “non dit”- mais beaucoup
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 63
d’œuvres ont été provoquées par l’annonce d’une mort de quelqu’un de proche.”34
34 Une interview d’Isabel Carlos dans le livre “Helena Almeida”; publié par L’institut d’Art Contemporain et le Ministère de la Culture Portugaise, Lisbonne, janvier, 1996.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 64
2.2- L’éthique comme approche des œuvres
Le choix de ces deux artistes nous a fait approcher plusieurs situations de
l’homme en face de l’art et de la vie des autres Hommes. Nous les avons retrouvées
dans la photographie de S. Salgado et dans la peinture d’Helena Almeida. Ces
situations nous ont amené à poser des questions qui concernent le compromis
humain35 devant un devoir36 temporel dans le travail de S. Salgado et un devoir
spatial dans celui d’H. Almeida.
Ce devoir temporel dans l’œuvre de S. Salgado est montré par la lumière qui
touche le phénomène qui évolue devant son regard. Sebastião Salgado reçoit dans sa
photographie cette même lumière transfigurée en phénomène photographique. “ Il
n’existe pas de moment décisif. Le photographe doit évoluer dans le phénomène
photographique, il doit appréhender tous les moments, participer pour recevoir la
photographie. Il ne doit pas être le grand réalisateur de la photographie”.37
35 Cela suscite, une sorte de pudeur et de silence qui nous interdit toute approximation critique (au fond, une extrême radicalité de l’expérience humaine se permet, elle-même, d’être un geste, que Bataille dirait souverain, et surgit devant nous à la limite de l’incriticable). 36 Il faut comprendre ce mot comme une préparation à un respect et non comme une obligation morale considérée en elle-même et indépendamment de son application particulière. Ce devoir nous conduit nécessairement à quelque chose par un sentiment qui porte une considération admirative, en raison de la valeur qu’on lui reconnaît avec réserve et retenue. 37 Sebastião Salgado, revue “Diàrio de Noticias”, n° 103, Lisbonne, 14 novembre1998, p. 19.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 65
Il existe un compromis éthique de S. Salgado en face d’un événement saisi. Il
l’explore comme un ensemble complexe de signes qu’il renvoie aux codes
photographiques. Il construit une grammaire, une grille de lecture du monde. Il nous
révèle et souligne qu’il faut prendre conscience et accepter une certaine image du
temps qui est plutôt faite de saisons que de dates.
Dans l’œuvre d’Helena Almeida la question touche de très près à un aspect
essentiel de la peinture: “je peins la peinture et je dessine le dessin”38 . Le devoir
spatial s’interpose entre le corps de la peinture et le corps de l’artiste. Ces deux corps
ne font plus qu’un. Au-delà de l’allégorie fantasque et audacieuse tissée autour du
créateur et de sa créature, au-delà du rappel dichotomique des caractères, sacrés ou
profanes, de l’art. Par ce devoir, Helena Almeida nous donne un message celui d’une
prise de position théorique sur la finalité de la production artistique: l’art du peintre
ne doit pas se réduire à l’étude de sa technicité ni à l’énonciation narcissique du
processus créateur. L’un et l’autre aboutissent à une clôture, à un repli, à un
enfermement sur soi. Pour en sortir, Helena Almeida a créé un espace partagé. Un
espace où l’autre, le sujet sentant, peut se connaître et se reconnaître. Un partage qui
passe par la citation des questions fondamentales qui nous agitent.
L’homme artiste et photographe comme le lien entre passé et avenir, entre le
monde réel et l’univers métaphysique dans le travail de ses deux artistes, nous porte
un regard senti sur les extrémités du travail du photographe et du peintre. Les
extrémités sont les points limites où des passages intimes enregistrent les
complexités de notre perception. C’est l’apparition et la disparition cycliques qui
structurent un champ imaginaire et fusionnel entre ce qui se passe dans les deux
œuvres. Il existe des passages intimes qui enregistrent les complexités de la
38 Helena Almeida, catalogue de l’exposition “Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”, Fondation de Serralves, Porto, 1996.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 66
perception, comme celle d’une image en suspens. Une image prise entre deux
écrans(celui de l’œil et celui du support photographique et de la peinture) qui
exprime le sens de la métamorphose du temps et de l’espace. Un compromis humain
est pris entre les extrémités que S. Salgado et H. Almeida nous présentent. Un
compromis se présente par un exercice de transcription, de redéfinition incessante de
l’image qui se renouvelle, se ressource à chaque instant en elle-même.
L’expérience de l’éthique comprise intuitivement à travers ces deux œuvres a
eu besoin d’espaces, de temps et d’une conscience propre au sujet sentant. Ces trois
entités sont nouées à ce sujet sentant pour établir des enjeux compréhensibles pour la
perception et à l’expérimentation de ces œuvres. Nous avons intuitivement décidé
que l’éthique serait entraînée par l’expérience. Elle nous a semblé la plus permanente
et la plus résistante à l’espace, le temps et la conscience présentés dans le parcours
artistique de ces deux artistes. L’éthique s’est montrée comme un code intime ou une
écriture secrète39de la photographie et de la peinture, cachée dans l’irrationnel qui
est en chacun de nous.
Nous avons eu besoin de recréer des modes de visions et de compréhension
plastiques pour accompagner le parcours de ces deux œuvres contemporaines. Le
parcours de ces œuvres nous a emmenés jusqu’au bout de certaines limites du
regard et de certaines frontières du mouvement du regard en nous-même. C’est une
expérience qui nous a obligés à être à tous les moments à la hauteur de ce que l’on
voit. Et sans aucun repos, elle nous a fait vivre dans son épaisseur.
Ainsi, à travers les deux itinéraires, ceux de la photographie de Sebastião
39 Cette écriture secrète est une écriture implicite aux œuvres. Elle se définit par des paroles plastiques dans le silence des œuvres. Il s’agit d’une écriture qui nous rammene à la réflexion sur le langage et la parole dans le sens de Maria Zambrano: “ S’il en est ainsi, la Parole n’a pas besoin d’être enveloppée dans une relation, son habitude est au contraire de toujours la rompre pour créer des domaines illimités, des horizons imprévisibles.”, dans “De l’Aurore”, Maria Zambrano, éd. de l’Éclat, Paris, 1989, p. 103.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 67
Salgado et de la peinture d’Helena Almeida, l’expérience de l’éthique a pu se
développer dans la mobilité et l’instabilité du regardable en photographie et en art.
Ce qui veut dire deux modes de vision, où le temps l’espace et la lumière se
présentent par des comportements différents avec des interrogations en commun.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 68
2.3- Les interrogations communes aux deux itinéraires artistiques
Le corps du sujet sentant enregistre cette “grandeur qui décolle”,40 car elle est
le facteur de décomposition de notre conscience esthétique qui se fond avec le
monde, ou, pour l’exprimer autrement, qui ne fonctionne plus comme extérieure à
l’objet qu’elle appréhende. Cette grandeur étendue va se confondre avec ce qu’elle
pénètre, par la pratique d’une suppression, d’une conservation et d’un dépassement
de la chose regardée. En même temps, elle suppose une sorte d’effet de retour, qui va
modifier l’être qui l’éprouve: ce sujet qui sent. L’être, en l’éprouvant, deviendra lui
aussi une grandeur qui décolle et qui s’expérimente comme telle. On peut
l’expérimenter sur le mode d’un mouvement d’arrêt parce que ses lieux sont dans
l’être, dans une intensité, dans une profondeur et dans une densité.
Cette existence en abîme nous apparaît sous la forme d’une fragmentation
perceptive qui comporte en soi une connaissance radicale qui va être induite selon
une conversion chez l’être. Le corps de l’être deviendra sans aucun doute le lieu de
ce traumatisme. Le lieu d’une blessure pathétique en vertu de laquelle le réel est
modifié.
Cette notion d’éthique, qui est une expérience immanente à l’approche du sujet
sentant et un passage des limites et des frontières dans les œuvres, va nous
permettre de préciser les rapports entre le singulier et le pluriel qui se passent dans
le sujet sentant. Ce qui varie en fonction de la valeur accordée à une verticalité
intime que le sujet sentant donne à l’œuvre. Elle va s’y identifier à travers une
intériorité profonde, une horizontalité secrète qui plane, entre les événements que
40 À partir du sens kantien cette “grandeur qui décolle” est ce qui révèle la nature suprasensible de l’homme en l’arrachant à sa condition matérielle et phénoménale.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 69
ces œuvres nous présentent et la conscience esthétique.41 Pour cela il s’agit d’un
parcours “in situ” ou probablement une carte géographique dessinée par les dieux
où l’aventure métaphysique se trouve confrontée aux blessures concrètes de l’ordre
physique de l’histoire, qui se réferent aux bases fondamentales de notre
entendement possible et nous demeurent inconnues. Dès lors dans la notion
d’éthique chacun ne peut éviter en même temps, d’être un point dans la géographie
d’autrui, ce qui veut dire, être dans la géographie des œuvres. Nous sommes placés
dans les cercles de celle-ci, plus ou moins proches, plus ou moins lointains où les
interactions se font en permanence. Percevoir ainsi les œuvres demande une
“lucidez” , une éthique.42
Ce passage qui se fait dans la géographie des œuvres est celui d’un pouvoir
pressenti comme la sincérité musculaire d’un corps. Ce qui veut dire que la pensée
n’a pas le temps d’agir. C’est une sincérité qui comporte un pouvoir anticipant sur
un réel et qui s’articule comme un instinct. Ce pouvoir implique un entendement
compris dans les niveaux de conscience prétendument “prélogique”, d’une pensée
plus rationnelle, ou même dans la “pensée sauvage” de Lévi-Strauss. Il se differencie
donc de la pensée “domestiquée”, qui s’explique de manière plus élégante et
pertinente, comme un passage de l’oral aux différents stades d’alphabétisme.
41 Il s’agit d’une articulation qui pénètre par des associations libres, créant ainsi une intensité qui engage une acuité, sans hiérarchies ni ruptures, juste une clarté intime entre cette verticalité et cette horizontalité, établissant entre eux un entendement clair et imaginaire. 42 Cette approche est liée à la notion d’éthique qui a eut son commencement avec Platon, un commencement qui pourra s’inscrire dans un passage de l’oral à l’écrit. C’est entre 720 et 700 av.J-C. que les Grecs élaborèrent les bases de l’alphabet, mais il fallut attendre l’époque de Platon pour qu’il soit utilisé largement par le peuple. Son usage offrit des possibilités conceptuelles et cognitives encore jamais envisagées et donna naissance à une nouvelle mentalité, aux conséquences socioculturelles révolutionaires. L’existence de l’éthique découle de l’écriture. Sans alphabétisme, les traveaux philosophiques de Platon, y compris sa définition de l’éthique, n’auraient pas vu le jour. Ce nouveau moyen de communication rendait en effet possible la notion de “concept”, et des abstrations telles que la “justice” devenaient réalité, car l’existence de l’éthique et de la philosophie découle en général de l’écriture.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 70
Sans oublier que dans l’événement d’art, un alphabet visuel est transmis par un
autre alphabet. Celui de l’espace-temps plastique qui fait descendre la pensée sur un
autre terrain. Celui d’une immense expérience d’espace-temps au cours d’un
passage. Ce passage se fait par une inquiétude, qui assiste, persiste et existe dans les
lieux déterminés des œuvres. Ce passage se traduit par une tentative d’échapper à la
contemplation pour s’introduire dans les captations des espaces-temps d’art qui
traversent toutes les tonalités affectives, où les êtres, les réalités et les existences
essayent de franchir les clôtures qui séparent l’extérieur et l’intérieur, détruisant
toutes les oppositions entre le sujet et l’objet.
Ainsi l’expérience frontière dans l’œuvre de S. Salgado est liée à des ruptures
qui se situent dans une errance loin de l’être et dans les incertitudes du réel. Son
histoire est celle d’une histoire qui se donne en images, où la vérité vit par une
“lucidez” qui n’a pas de réalité dans notre vie confortable. La “lucidez” sans réalité est
celui d’un point charnière des expériences frontière dans ses œuvres.
Les parcours nomades dans ces travaux se retrouvent à l’aube d’une
métamorphose qui évolue vers une liberté. Cette liberté se cherche dans des
mouvements indéterminés et illimités, qui se transforment continuellement par la
lumière en tant que matière d’un regard. Ils déambulent sur la face du monde pour
créer une autre topographie visuelle. Elle est définie par d’autres coordonnées que
celle que l’on connaît. Ils créent un temps perpendiculaire et un espace horizontal
qui deviennent matière/matériaux esthétiques.
D’une autre façon, le peintre Helena Almeida nous mène à une même
expérience frontière, à travers les trois moments de son espace pictural: le réel, le
virtuel et l’imaginaire. Son espace pictural se cherche, se parcourt et s’imagine en lui-
même, entre une existence poétique et l’étranglement de la langue picturale. Par
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 71
cette logique propre à une anatomie sans muscles ni ossements, les corps sont
revêtus d’une peau qui se répand dans un labyrinthe visuel et qui se tient à l’écart
des identités. Nous ne trouvons pas de référent stable et absolu, parce que ces corps
sont des somnambules sans poids, en lévitation.
Son histoire est celle de la révélation de l’histoire interne du propre acte
pictural. La traversée est de se mouvoir à la fin des limites possibles de la peinture.
La fin de ces limites est pour le peintre un apprentissage, un sacrifice d’individualité
et une incarnation de l'éphémère. Elle s’institue dans une poétique de la fugacité
existentielle, des superficies convulsives et des lieux de visions.43
L’expérience frontière dans ces œuvres met en scène une certaine
impossibilité de peindre. Elle nous est présentée par une mort et un rêve fait dans la
solitude: sa peinture dort dans une photo, qui nous présente le rêve pictural de la
peinture qui dort. Par un rêve, les photographies nous laissent voir le
sommeil/repos de sa peinture. La photographie est une technique hors de la portée
des mécanismes réflexifs du corps, hors de l’enfermement de la gestualité picturale
liée à l’espace du dedans. Usant des artifices de la mise en scène et du cadrage,
lesquels ne relèvent que de l’intelligence et de la subtilité de l’esprit qui les conçoit,
la photographie est par essence l’espace du dehors44 ouvert sur le partage. La
photographie libère le peintre des tâches besogneuses de la réduction à l’identique,
puis de lui-même, de ses tics manuels qui poussent le corps comme autant de gestes
répétitifs brimant l’imaginaire et mettant la création en danger de mort. En faisant
s’entrechoquer le réel et le virtuel, le présent et l’absence, la mémoire et l’innovation,
43 Helena Almeida le dit à propos de son travail dans le livre “ Helena Almeida” publié par la fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982. 44 L’espace du dehors est une expérience du dehors au sens de Michel Foucault “ La pensée du dehors”, Fata Morgana, Fondfroide-le-Haut, 1986. “Cette pensée qui se tient hors de toute subjectivité pour en faire surgir comme de l’extérieur les limites” , Ch. 2.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 72
la photographie décuple les possibilités d’inventions d’espaces “qu’on ne saurait
voir avec les yeux”. Ceci nous porte vers une problématique, celle d’une peinture
qui se dévoile par l’impossibilité de peindre et un paradoxe qui nous demande une
attention physique liée à la violence du Noir. Helena Almeida nous introduit ainsi
dans le diagramme visuel d’une structure métaphysique errante, qui est tissée dans
les problèmes de représentation en peinture.
Les parcours nomades immobilisent le moi d’H. Almeida. Ils se traduisent
dans son travail par l’inexistence du sujet45 et par la présence de centres errants du
temps. Ils renvoient le moi dans des jeux de miroirs, qui finissent par absorber H.
Almeida. Cette expérience est une expérience sismique de la vision qui se produit
par des “ moi-yeux ”. Ce peintre nous renvoie à une géographie visuelle qui fuit par
des fragments, des variations et les multiplicités d’un temps et d’un espace qui
s’obstinent à être abstraits, dans des matières sans temps et sans espace.
Les parcours d’Helena Almeida laissent une lecture/chemin que l’on ne peut
comprendre qu’à travers le mystère d’un langage jamais épuisé, celui de
l’immanence des sensations. Dans ces parcours, il existe une mémoire qui déclenche
une lecture picturale des éléments mis en page: une recherche d’indices
d’identification du corps, et celui d’une trace, une éventuelle preuve matérielle
d’existence ou de virtualité des espaces du corps et de la trace.
45 Ce qui veut dire “ le hors soi ”, je renvoie à Michel Foucault “ La pensée du dehors”, ed. Fata Morgana, Fondfroide-le-Haut, 1986.
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Troisième partie: La rencontre de l’expérience éthique dans un mouvement qui
appartient à l’être
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 74
Chapitre V: “stare ” et “sedere ” une expérience de l’éthique dans les œuvres
Dans cette troisième partie du travail, nous avons considérés que cette
expérience s’émet à partir de deux actions implicites du verbe être. Cette expérience
de l’éthique dans le corpus des œuvres peut d’une certaine façon décrire l’expérience
de l’être dans l’être, d’une façon plus précise qui pourrait être “stare” et “sedere”.46
Ces deux actions comprennent en elles-même, l’acte de vivre du sentir et l’autre
l’acte d’exister du sentir à travers les œuvres. Nous l’avons saisi à partir des endroits
profonds parcourus par le sentir.
Le travail de Sebastião Salgado implique que cette expérience s’arrête, qu’elle
reste sur un lieu. “Être à un moment donné”, exister “stare “ à travers sa
photographie.
Le travail “Noir aigu” d’Helena Almeida comprendrait l’existence dans une
solitude qui pourrait “être éprouvée intimement dans l’être”. Se prolonger, traîner
dans l’être, “sedere” .
Comme une finitude infinie, cet engagement et cette rencontre de l’expérience
éthique conçus dans l’être permet d’envisager les confrontations dans le travail de
Sebastião Salgado et les morphologies dans celui d’Helena Almeida. Ainsi avons-
nous analisé cette expérience à travers des tensions et des torsions vers sa propre
énigme.
46 Le verbe être peut être traduit par deux verbes portuguais, estar (du latin, stare) et ser (du latin sedere). Par un raccourcis linguistique, le premier signifierait "être à un moment donné", "exister" (ser num dado momento, encontrar-se em certo estado ou condição, permanecer), le second exprimerait l'existence absolue, l'essence (assentar, ter a qualidade ou modo de existir indicado pelo abjectivo que determina o verbo; estar ; existir ; ter a natureza de. Existência; realidade; ente).
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 75
1.1- Les confrontations: l’expérience éthique dans l’œuvre de Sebastião Salgado
Quand une image photographique se donne a voir et quand un intense sentir
s’unit à elle, l’image s’élève et devient une icône forgée par l’amour, par la haine,
surtout lorsque l’image renferme la finalité. Même quand la photo touche ou
approche des thèmes fortement articulés par la réalité, on retrouve souvent en
dessous de toute conduite, une attitude spécifique, moins réaliste que réelle: une
conduite testimoniale. Avant tout c’est voir ce que le photographe a touché avec le
maximum de souci du réel et le minimum souci de la réalité. Après, c'est à nous de le
voir, ce pouvoir qui nous est donné, cette pénétration de la réalité par le réel. Il nous
soustrait à la réalité avec beaucoup de réels non construits, ni pensés, ni imaginés.
Cette photographie de Salgado nous a suggéré la possibilité d’être.
Cette expérience de l’éthique dans la photographie de Salgado ne nie pas un
lieu, un espace où l'on peut entrer où à l'intérieur duquel il y a quelqu'un ou quelque
chose. Elle n’est pas un point qui n'a rien en dedans ni ne peut loger rien. Elle nous
suggère la possibilité de vivre par le regard dans un autre lieu. Elle nous révèle un
mode dans lequel l’image se dilate dans sa durée, les deux personnes sont en fuites
pour ne pas être mort. En même temps que nous savons cela, quelque chose prolifère
en nous pour vivre sans quantité ni mesure. Une envie s'élève au-dessus de toutes
catégories qui soutiennent et qui entourent l’image. L’image ne peut plus se contenir,
elle se délivre par son déclin qui emmène avec soi tout le devenir.
En nous, le point fixe de l’image qui se traduit par la fuite, se déplace lui-
même. Il se détache du plan entier sans que ce déplacement engendre aucune ligne
ni ne signale l'avènement d'aucun autre plan. Il se délivre dans sa solitude, il se
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 76
libère et survient en même temps que cette même solitude. Il est hors de l'espace
sans pour autant être vide, sans être un espace creux. C'est quelque chose qui
n'appartient ni au temps ni à l'espace mais qui, avec la solitude, les unifie et les
distingue, faisant de l'espace une infinitude et du temps une concrétion.
L’impossibilité d’agir devient un point absolu de cette expérience, elle est
ainsi le simple point de référence qui soutient la vie au-dessus de l'impossibilité de
l'être. L'être à son tour, reste étendu. Il devient comme une ligne perpendiculaire
entre le temps de cette image et son temps. Cette croisée ouvre en nous une tyrannie
à soi seule, qui est discontinue et qui s'élève d'une manière exaspérée. Dans cette
expérience de l’éthique une âme animale se loge dans ce qui est humain. L'être
humain à son tour l'identifie dans son moi et s'abîme en elle, dans sa condition
charnelle. Un moi qui pour se défendre, s'attarde dans son abîme. Le vertige assaille
le moi, cette espèce d'identité qui, à travers la conscience, s'est emparée de la
condition humaine entière. Dans l'abîme de la chair, un procesus de désincarnation
se crée où l'immédiateté des sens et de la sensibilité est comme enterrée; il s'agit
d'une sensibilité sans maître qui nécessite d'être embrassée (mais non -pas par un
amour qui l'embrase), de nouveau enveloppée, abritée. Car le fait de ne pas se
montrer est propre au charnel. Se recueillir, entrer dans soi-même, se replier, comme
un tapis ou même comme un voile, dans les secrètes chambres des entrailles. La
secrète grotte des viscères.
Les fragments sont soudés par des sujets-regard du métadiscours sur le regard,
qui se regarde en regardant les choses. Un regard qui englobe tout, soi-même et les
choses regardées. Il y a en effet un tout qui se situe sur le plan de l'existence
préverbale. L'envie de renoncer à un temps et à un espace, et même à celui du
présent pour pouvoir ainsi réaliser un instant sans profondeur. Une métamorphose
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 77
du soi-même et le refus d'un devenir autre qui équivaut à une destruction du soi,
voire du propre sentir.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 78
L’histoire
Et si tout cela était lié? Et si Dieu était un faux et calme manipulateur qui aurait
multiplié nos apparences parce que notre enveloppe mortelle est fragile et que l’on
s’épuise peu à peu?
Et si la mort était un vol extrême, si l’âme avait des yeux? Et si Dieu nous avait
faits comme cela, pareils les uns aux autres, juste pour que l’on puisse apprendre
avec les erreurs des uns des autres?
Qui peut aujourd’hui penser sans les épreuves terribles que l’histoire a infligé à
notre siècle? Après Auschwitz,47 il est impossible de penser comme avant: regardant
l’homme, nous ne voyons plus la même personne que jadis.
Avant Auschwitz, l’homme se présentait dans les limites conscientes de son “je
pense”, dans l’écart de son âme déchirée entre la misère et la grandeur, dans son
pêché même. Mais qu’impliquait ce pêché sinon sa responsabilité et donc sa
puissance?
Toujours, quelques dignités le faisaient apparaître au-dessus de la nature et
consacrait sa souveraineté de droit. Depuis Auschwitz, nous savons que l’homme est
aussi celui que l’on peut réduire à un matériau, une denrée, une fumée et même à
rien.48
47 Voir p. 76 “ La poésie comme expérience ”, Plilippe Lacoue-Labarthe, Christian Bougois, Paris 1986. 48 Il s’agit “ d’une zone grise ” ou d’un “sujet en tant que reste” je cite Giorgio Agamben dans son livre “ Ce qui reste d’Auschwitz ” , Payot & Rivages, Paris, 1999.
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Que l’on puisse le nier jusqu’à lui refuser l’honneur d’une mort individuelle, et
le détruire industriellement, le traitant comme un magma, en tas, ainsi que l’on
brûle un stère de bois.
La même épreuve nous a instruit d’une seconde “vérité”, jadis masquée par les
disciplines sévères de nos religions: le nombre des victimes excède infiniment celui
des bourreaux. Familiarisé maintenant avec les mécanismes des états totalitaires,
nous savons que pour opprimer beaucoup d’hommes peu d’oppresseurs suffisent.
Paradoxalement, le crime abominable fait retentir la clameur immense des innocents.
Toute réflexion sur l’homme considérant le grand nombre voient refluer vers soi
l’interminable cortège des souffrants.
Le malheur historique a ainsi introduit une nouvelle image de l’homme, saisi
d’abord dans sa faiblesse.49 Qu’y a-t-il de changé par rapport à l’ancienne méditation
des poètes qui comparaient l’homme à une feuille emportée par le vent ?
L’homme est mortel, mais chez les Grecs, sa précarité ne se dégageait que par
référence à l’éternité d’un divin invisible. Au sein des vivants, il gardait ses outils, sa
pensée et ses œuvres. Aujourd’hui, la perspective s’est renversée: l’homme est perçu
dans son risque politique, comme la victime potentielle de l’homme. Il n’est plus
fragile dans son rapport idéal avec les dieux. Il l’est, réellement, à cause de ses
semblables.
L’effondrement des idéologies n’a pas vu renaître les croyances religieuses qui
s’étaient affaiblies depuis longtemps: la mort de Dieu avait entraîné la mort de
l’homme, ou tout au mois la disparition du sujet. Entre les idées haïssables, les idées
49 Je renvoie à Giorgio Agamben “ Ce qui reste d’Auschwitz ” ,Payot & Rivages, Paris, 1999, p. 24 “ Et, sans que nous sachions pourquoi, nous sentons que cet en-deçà a bien plus d’importance que tous les au-delà, que le sous-homme a bien plus à nous dire surhomme. Cette zone infâme d’irresponsabilité constitue notre premier cercle, d’où nul mea-culpa ne fera sortir, et où, de minute en minute, se grave la leçon de “ la terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal” (Arendt, 1, p. 408).”
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défuntes, il restait au moins l’homme qui avait dit “rien”, et la matérialité de son
corps.
Dans son doute, Saint Thomas exprimait une croyance admirable, puisqu’il ne
tenait pas pour “rien” la chair qu’il voyait et touchait. En touchant nous-mêmes
l’homme physique, nous avons conscience de mettre la main sur une vérité, moins
réfutable que trop d’idées oublieuses de la contingence humaine: l’homme réel
mérite respect et attention. L’attention portée au corps redouble, et en bouleverse les
images. L’homme était pensé dans sa force, son autonomie, et non dans ses états
d'amoindrissement ou de genèse. Il y a une ample mutation: aujourd'hui sous
l’influence des progrès accomplis, la biologie donne une nouvelle extension à la
notion de personne qui commence bien avant la conscience de soi, dès l’embryon.
Elle se perd aussi dans les éclipses de la raison, chez le dément, dans les états
comateux et les phases ultimes de l’agonie.
Dans cette confrontation, un conflit nouveau surgit, celui de l’humain et
l’inhumain. Exposé, fragile, dépendant, tel apparaît l’humain dans l’œuvre de
Salgado. Faible par nature, puisque mortel, faible historiquement, puisque livré aux
moyens démesurés de la destruction; faible religieusement, puisque dépouillé de ses
croyances; faible biologiquement, puisque longtemps soumis à l’inconscience et à la
dépendance. L’expérience de l’éthique se confronte par son travail photographique à
l’histoire. Dans son travail, elle apparaît comme une interruption dans l’espace et le
temps. L’expérience de l’éthique essaye de se définir dans un combat violent qui
nous pousse à l’extrême du possible. Ce qui veut dire hors limites, hors frontière.
Cette interruption vivante crée un dérangement dans la mémoire du monde. Il s’agit
d’une mémoire qui a vécu en détruisant. Dans ce travail de S. Salgado, elle ne visera
à rien d’autre qu’à être le lieu où s’effondre un non-lieu: l’abîme de l’expérience de
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l’éthique avec l’art.
Dans cette confrontation, la lumière transgresse l’humain dans le temps et dans
l’espace. La lumière découpe l’homme de l’humain. Elle entraîne l’homme dans un
événement, où il ne lui reste plus qu’à savoir que l’exister ne sera plus jamais la
même chose qu’être.
Il existe dans cette photographie où nous ne savons pas qui sont ces deux
personnages, la femme et l’enfant, une expérience du photographe avec le réel. Cette
expérience avec le réel50 confronte l’instinct et l’humain mais elle ne s’exprime pas.
Elle devient un combat profond de l’Homme avec lui même. Sebastião Salgado nous
dit qu’il s’agit d’un acte d’amour. Un acte, un combat où existera toujours la hantise
de la vérité, dans cette absence de monde poussée à son tour à l’extrême du possible.
Nous avons choisi ce photographe parce que c’est un observateur du monde
et de l’homme et parce qu’il nous présente l’homme comme un corps d’ésincarné. À
travers son œil, il intègre, gomme et transforme l’homme et le monde dans un regard
suspendu. Ce regard en suspens dans sa relation avec le monde replace le sujet dans
une relation établie à partir du sentir. Celle-ci n’est pas une simple constatation des
faits que l’image représente et évoque. Elle est le point de départ qui plonge le sujet
dans une expérience profonde avec un objet concret où l’éthique apparaît suspendue
aux yeux du sujet sentant.
Cette photographie de Sebastião Salgado est prise au Sahel qui est un
domaine de transition entre le Sahara et le Soudan. Frappé depuis 1967 par des
sécheresses aux conséquences dramatiques, le Sahel a suscité un mouvement
d’intérêt humanitaire et scientifique. “Les Sahariens sont les grands nomades. Ils se
50 Cette expérience du réel entre l’instinct et l’humain parvient d’un acte d’amour qui s’exerce par la possibilité de voir et de raconter. Voir un entretien publié dans “Le Monde” daté du samedi 18 octobre 1986 à l’occasion de l’exposition de Sebastião Salgado “Autres Amériques”.
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répartissent de l’ouest à l’est en trois grands groupes séparés les uns des autres, au
désert, par les étendues désolées du Tanezrouft et du Ténéré (…). Leurs
déplacements, qui ne sont fixes ni dans le temps ni dans l’espace, sont commandés
par l’impérieuse nécessité de trouver de l’eau et de l’herbe”.51
Cette photographie fait partie d’un travail réalisé avec les volontaires de
Médecins sans Frontières qui a commencé en 1985. Sebastião Salgado était parti avec
eux pour témoigner de la sécheresse et de la famine de cette partie de l’Afrique:
“L’évidence était là: la forme des images de Sebastião Salgado relevait d’une autre
approche, qui imposait respect et dignité. Au-delà de leur simple force plastique,
elles interrogeaient notre manière trop rapide de voir, notre volonté de glisser sur les
faits. Leur précision, leur beauté même nous dérangeait, parce qu’elles s’opposaient
aux clichés environnants et nous obligeaient à regarder”.52
“Elles interrogeaient notre manière trop rapide de voir, notre volonté de
glisser sur les faits. Leur précision, leur beauté même nous dérangeait (…) nous
obligeait à regarder”. Cela nous a permis de rentrer en dialogue avec cette image et
de la faire dialoguer à travers une expérience. Le travail photographique de
Sebastião Salgado est en général exclu du champ de l’artistique parce qu’il ne se pose
pas comme “création”. Nous pensons qu’au-delà de son témoignage, il questionne la
photographie dans deux directions. Quelle est la fonction de l’intentionalité de
l’auteur et quel est le contrôle réel du sens au moment de la prise de vue? Ces deux
directions qui font partie de son travail vivent dans une étrange période de l’histoire.
C’est un moment où l’humanité vit environnée en permanence d’images qui flattent
par leur fausse apparence. Il y a un besoin de séduction, mais qui est incapable de
51 AAVV Universalis pp. 487,488, dans deux articles: “Les activités humaines”; “l’avenir du Sahel”. 52 Sebastião Salgado”, Centre National de la photographie,Collection Photo Poche, Paris, 1993, un texte d’introduction “ À la lumière de l’histoire” de Christian Caujolle .
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restituer le réel et qui en devient l’accès immédiat de plus en plus difficile.
Roland Barthes nous a appris combien la lecture de l’image est personnelle,
émotive et culturelle et comment elle engendre des secrets profonds qui enveloppent
celui qui regarde: le sujet sentant. Les secrets dans cette photographie se présentent
comme décalés et flottants entre le temps et l'absence, entre l'exil et l'anachronisme
des yeux qui voyagent dans les images. En même temps que les yeux voyagent dans
l’image du monde, ils apportent au sujet sentant un débat qui le met en
confrontation avec certaines notions, celle de l’homme dans l’histoire de l’humanité
et celle de l’instinct dans l’humain. Ce débat est vécu dans le sujet sentant pendant
qu’il a une relation avec l’image. Ce débat a en soi une vérité avec un génie propre
qui se conduit sans se trahir. Il plonge le sujet sentant avec les yeux fermés, dans la
transparence et dans l'opacité d’une expérience: celle de l’éthique. “ La
multiplication des imageries désigne une place à la photographie. Une place qui a sa
noblesse et ses limites. L’avenir de l’homme se joue dans le réel, dans la relation au
réel immédiat, palpable, physique. La photographie et l’image peuvent jouer leur
rôle dans cet avenir. À condition qu’elles ne soient plus acceptées comme piège
séduisant mais comme enjeu de sens. À condition que nous ne cessions de répéter,
avec Godard, que “ ce n’est pas une image juste, mais juste une image”.53
Sebastião Salgado est un photographe qui dévoile le côté caché du monde. Il
aborde ce côté caché en profondeur et exprime la complexité qui existe dans des faits
vécus loin des séjours pressés, des clichés-choc et du sensationnel que nous voyons
tous les jours à la télévision. “Pour photographier la faim dans le désert du Sahel, il
travailla sur place pendant quinze mois. Pour réunir quelques photos sur l’Amérique
53 “ Éthique, Esthéthique, Politique” un texte de Christian Caujolle “ À la mémoire de Serge Daney, l’ami, le passeur”, p. 15 dans Actes Sud Rencontres Internationales de la photo, Arles, 1997.
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Latine, il voyagea sept ans”.54
Du noir au blanc à travers l’infinité de luminosités des tons de gris, il montre
la vulnérabilité des êtres humains et la cruauté des situations que l’histoire oublie.
Celles-ci sont des images qui s'occupent des Hommes de notre époque (celle où l'on
vit) et qui les concernent. “Je crois que le principe de l’instant décisif qui consiste à
frôler un sujet, à être le témoin extérieur de ce qui arrive sans être vraiment plongé
dans une situation et la vivre intensément, n’était possible qu’à une époque. (…)
aujourd'hui (…) il ne vient plus pour découvrir la réalité afin de la montrer comme
elle est, mais pour confirmer son idée de départ. Aujourd'hui on juge d’avance, on se
rend sur place pour récolter des images, (…) même il me semble que c’est l’instant
décisif qui est à l’origine de cette façon de faire”.55
La photographie sélectionnée “Femmes en fuite” est présentée selon une
expérience que le sujet sentant peut avoir de l’éthique. Le premier moment de cette
approche apparaît avec une confrontation interne au rapport entre le sujet sentant et
l’image expérimentée. Cette confrontation a lieu parce qu’elle met en présence
l’homme avec l’histoire “en train de se faire” et en “train de se vivre”. La notion
d’homme est conçue dans cette expérience comme l’espace du corps du sujet sentant.
Cette notion est ainsi le lieu où l’expérience de l’éthique est éprouvée et peut être
connue.
Cette photographie est la présence du réel de la fuite d’une femme et d’un
enfant. Elle a la fuite dans cette présence du réel. Ils guettent les avions qui essaient
de les empêcher de fuir vers le Soudan, pendant la sécheresse au Sahel. Pour
54 “ Salgado, mesure à 17 temps” un texte d’Eduardo Galeano dans le catalogue “Une certaine grace”, Nathan Image, Paris, 1990. 55 Sebastião SALGADO, "Un humaniste engagé", entretien publié dans le journal "Le Monde", 18 Octobre 1986.
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poursuivre l’approche de l’éthique nous n’avons pu oublier trois choses importantes.
La première est celle qui nous avertit que la douleur de vivre et la tragédie de mourir
cachent en elles une magie puissante et un lumineux mystère qui absout l’aventure
humaine sur terre. Avec la deuxième chose, il faut croire que cette photographie ne
viole pas l’âme humaine. Qu’il ne s'agit pas d'une présentation macabre et obscène
de la misère. Mais qu’il y a ici une poésie qui comporte un langage dépouillé mis à
l’abri de la rhétorique et de la truculence. La troisième chose est de savoir que cette
photographie ne fait pas appel à notre compassion face aux duretés des conditions
humaines forgées. Elle nous demande simplement de la voir et si possible de la
constater. D’être capables de dévoiler ce qu’elle comporte de beauté.
Dans cette photographie, nous avons aussi considéré l’expérience de l’éthique
comme présence de l’être ou comme médiation vers l’être. Pour cela, nous avons
admis la possibilité d’une approche nihiliste qui voit dans cette image l'expression
d’un non-être ou d’un rien. Nous avons pris la réalité apparente de l’image qui vient,
du fait, de son irréalité intrinsèque. Celui où son effet de réel vient de sa libération à
l’égard de tout modèle transcendantal. L’image a été placée dans une sorte d’entre-
deux, de clair-obscur, qui laisse en suspens la question même de l’être. Ce sont deux
approches littéralement antinomiques qui ne sont pas si éloignées, parce qu’elles ont
deux inscriptions.
La première est une inscription qui apparaît comme mode de présentation
sensible et qui ne se confond pas avec l’expérience immédiate du réel. Cette
présentation sensible attire, retient l’attention et trouve une place dans le monde en
question. Cette place est accompagnée d’un mode de présence particulière, propre à
une intériorité mentale ou localisée dans une extériorité.
La deuxième inscription se dérobe à toute appropriation, à toute inspection,
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parce qu’il n’existe aucun vrai face à face. Cest-à-dire, ce sont des inscriptions dans
une rotation indéfinie qui ne coïncide jamais avec une manifestation dernière.
Le monde dans lequel s’inscrivent ces deux personnes n’est plus objectivé. Il
est placé comme une manifestation phénoménale, qui donne au sujet une présence à
sentir (ressentir), mais qui ne se réduit jamais à une présentification.56 Ce qui se
manifeste à travers une présence à sentir indique en même temps une absence, une
profondeur inaccessible qui suspend toute objectivation.
Elle devient, en tant que phénomène, pour le sujet sentant, une avancée de
l’Être. Son occultation est un mouvement de présence-absence. En elle, son
comportement est celui d’une manifestation sensible où s’entrecroisent immanence
et verticalité. La vérité de cette inscription dans le monde parvient à suspendre la
dualité objectivante du sujet sentant et de la présence du réel. Elle se laisse ainsi
pénétrer par l’expérience de l’éthique où le regard et la chose vue finissent par
perdre leurs positions d’extériorité réciproque. À partir de ce croisement perceptif,
où se croisent le dedans et le dehors, les contenus sensibles de l’image
photographique apparaissent à la fois comme dotés d’une chair qui leur confère une
présence vivante. Cette photographie est ainsi la présence réelle du passage de ces
deux personnages. Au premier plan, la femme et l’enfant semblent suspendus. Rien
ne nous dit qu’ils sont en train de fuir de quelque chose. L’enfant cours en regarde
par terre et la femme, dans un autre mouvement, regarde le ciel. Le deuxième plan
est flou, il y a des successions, des apparitions, des disparitions et des événements
que la lumière mélange. À l’intérieur, il y a les vacillements qui laissent apparaître
une profondeur en abîme. Cette profondeur est l'appartenance de l’image à un
surmonde qui n’est pourtant donné qu’à l’horizon de la vue. En ce sens, le visible
56 Il s’agit d’une action par laquelle on rend quelqu'un ou quelque chose présent.
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présenté est ce en quoi ce manifeste un invisible qui porte la marque de l’être. Il
donne une verticalité à toutes les déterminations particulières, sans que pour autant
n’apparaisse rien d’autre que ce qui apparaît sur le mode des formes sensibles.
Le sujet sentant “accepte et refuse à la fois de relativiser ce qui paraît absolu
(…)”57 et l’image, “La réalité parle un langage de symboles. Chaque partie est une
métaphore du tout: “Sur les photographies de Salgado, les symboles se manifestent
de l’intérieur vers l’extérieur. L’artiste n’extrait pas les symboles de sa propre tête
pour les offrir généreusement à la réalité et l’obliger à les utiliser. Il y a un instant où
la réalité choisit pour être dite avec perfection: le regard de Salgado se dénude,
s’arrache au temps et se fait image, et l’image se fait symbole, symbole de notre
temps et de notre monde”.58
Dans une premiere approche de ce travail l’expérience de l’éthique prend
forme à travers une sorte de perturbation qui s’installe dans le sentir du sujet
sentant. Elle est comprise dans deux confrontations, l’une avec l’histoire et l’autre
entre l’instinct et l’humain. Dans la première confrontation, il y a des notions qui se
détachent et deviennent floues. Ces notions sont celles de l’homme et celles du
temps. La notion de l’homme est perturbée, parce qu’elle intercepte l’homme dans sa
singularité et elle commence à éprouver l’expérience de l’éthique par des structures
de fuites et de pertes de l’homme dans sa propre singularité. Ce qui est important
parce que l’homme est l’espace du corps du sujet sentant dans l’expérience de
l’éthique. Il est l’espace extérieur du sujet sentant que le dehors de l’image “Femmes
en fuite” touche. Le sujet sentant, pendant qu’il regarde l’image, traverse un danger
57 Yves Bonnefoy,”Entretiens sur la poésie”, Mercure de France, Paris, 1990, p. 252. 58 “ Salgado, mesure à 17 temps” un texte d’Eduardo Galeano dans le catalogue “Une certaine grace”, Nathan Image, Paris, 1990.
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parce qu’il accompagne le déplacement du Moi qui se fait dans cet espace extérieur
et dehors. Dans ce déplacement, il y a continuellement l’histoire en train de se faire,
une histoire sans progrès temporel. Elle est comprise et racontée comme une
présence: la présence du réel qui a une réalité qui n’est pas trahie. Toucher cela, c’est
toucher un vestige qui n'est autre chose que le propre tracé et le propre espacement
de l’expérience de l’éthique. Un tracé qui n’est pas une compréhension de schémas
ni l'idée d'une grande forme qui "confinerait intentionnellement à la cosmologie de
son temps".
Dans cette première confrontation avec l’histoire, la relation à l’image s’inscrit
dans le temps. Il est tout d’abord rendu présent à travers la légende qui suit l’image:
“pendant la sécheresse au Sahel les femmes essayent de s’enfuir vers le Soudan avec
tous leurs biens”, les yeux voient une casserole enfilée sur la tête d’une femme qui
cour et un enfant derrière elle qui court en regardent par terre. Cette information de
l’image place le sujet sentant dans un temps qui le remet dans la vérité de l’image.
Cette vérité le place en présence du réel comme d’un point qui réfléchit sur sa propre
présence devant cela. Sans oublier que, pour Sebastião Salgado, le temps a un rôle
primordial dans ses photographies. Il le laisse passer en toute sérénité devant son
regard photographique. Il donne ce qui est propre à la présence du réel. Celle qui est
sous ses yeux. C’est ainsi que la réalité qui est présentée n’est pas trahie dans cette
image.
Cette confrontation avec l’histoire établit des parcours nomades à travers
l’homme et le temps dans l’expérience éthique. Ces parcours sont des trajets
construits dans les mouvements du sentir du sujet. Ils établissent les points de
l’expérience éthique qui touche l’espace du corps du sujet sentant et la présence du
réel. Ils tissent un plan où ces confrontations circulent librement, en dehors de
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trajectoires prédéterminées.
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L’homme et l’image de l’histoire
Sans jugement, Sebastião Salgado présente une sincérité du sentir qui peut
parfois sembler presque mystique. Parce que ses travaux se sont déroulés pendant
des années, il assiste à un déroulement du temps où la vitesse est dense et lente. Il
marque ainsi le passage subtil de ce à quoi il assiste. Pour cela, il commence par
prendre la décision de plonger au plus concret de l’univers de l’homme, de le
ramener à des situations qui lui sont limites. Il fréquente l’universalité de l’homme
qui nous est à côté.
“Mon ami Conception, plus connu à San Lucas de Los Saraguros sous le nom
de Supo, est une des personnes profondes que j’ai connues, la personnification de
l’intégrité morale. À San Lucas, tous adorent s’absenter de ce monde de souffrances
pendant les jours de congé en empruntant l’alcool comme moyen de transport
collectif. Sauf Supo qui assure la sauvegarde de l’église locale, faisant resplendir les
grands tableaux sacrés et les images de la sacristie. Presque tous les dimanches, il
profite des enseignements des Écritures pendant les lectures que fait la sœur Octavia
Ramirez, supérieure des religieuses de Nôtre-Dame de Lorette, dans la région de
Loja.
Dans ses délires mystiques, Supo avait l’habitude de me dire, très sur de lui,
que les jours de l’humanité étaient comptés, que tout le peuple Saraguro était
aveugle et qu’il n’arrivait pas à lire, dans les émanations de lumière du ciel,
l’annonce de la fin des temps.
Une fois, alors que nous retournions en une longue marche d’un village situé
dans les parages, Supo profita de notre isolement et du noir de la nuit, pour me faire
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 91
une demande expresse. Il fallait que je communique à ceux du ciel, là-haut, son
comportement dans cette vallée des larmes. Il était absolument convaincu que j’étais
un émissaire des divinités, envoyé là-bas pour donner à voir et raconter”.59
Ce texte, ainsi que la photographie, a de très beaux traits de lumière. Dans ces
traits, il y a de l’inquiétude et du désordre parce qu’ils présentent le beau sous
forme de variations et de fuites qui redant au sublime. Aussi ce beau dans le vertige
remet-il en cause l’oposition classique d’un Burke et de Kant entre le beau et le
sublime.60 Car c’est très occulte un ordre qui est parfois absent. “De même qu’il ne
confortait pas notre bonne conscience en nous émouvant facilement sur la condition
des enfants du Sahel, Salgado n’en appelle jamais à notre compassion face aux
duretés de la condition du travailleur. Il nous demande simplement de la voir, de
constater, et d’être capable d’y déceler ce qu’elle comporte de beauté”.61 Le beau
dans cette image est présenté sous le visage déchirant de la femme comme un
mystère qui creuse et angoisse le sujet sentant. Il enflamme en même temps la
présence de l’éthique qui est quelque part dans cette image.
Ces traits conduisent ainsi des ambiguïtés et des errances aux raisons très
profondes qui touchent l’homme, l’espace du corps du sujet sentant et tout ce qui se
passe sur cette image. Sur cette photographie, les traits de lumière qui constituent la
matière visible des deux personnes dressent la confrontation. Il s’agit d’une
confrontation qui inscrit la visibilité interne que la présence du réel porte en soi.
Ainsi liés à l’homme dans l’histoire, ces traits lancent le sujet sentant dans un danger
59 Texte de Sebastião Salgado dans le catalogue “Autres Amériques”, Contrejours, Paris, 1986. 60 Voir “ Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau”, E. Burke, ed. Vrin, Paris, 1990 et “Crítica da faculdade do juízo”, E. Kant, Imprensa Nacional Casa da Moeda, Lisbonne, 1992. 61 Sebastião Salgado”, Centre National de la photographie, Collection Photo Poche, Paris, 1993.
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qui le fait basculer. Parce que ce danger touche à des extrémités où le moment
achevé ou suspendu par la photographie vient s'arrêter et se figer dans la présence
paradoxale de son propre abîme, de sa nuit ou de son absence.
Le contour de ce danger exige la notion d’éthique. Cette notion apparaît
comme un fond que le sujet voit dans l’image sans arriver à le toucher. Son
expérience s'abrite ainsi dans la relation du sujet et de l’image. Cette relation se
présente à travers des moments ambigus, des ambivalences et des obscurités qui se
meuvent pour devenir impénétrables aux jugements du sujet sentant. Elle agit dans
un instinct, lequel est quelque chose que le sujet sent chaque fois qu’il agit en
regardant la photographie. L’instinct ne situe pas le sujet sentant dans des décisions
ou des jugements moraux vis-à-vis de la situation photographiée. Puisqu’il sait que
les conséquences de tout acte sont infinies et peuvent se ramifier dans l'avenir, et, à
la longue, s'égaliser ou se complèter. Il lui donne la liberté d’agir à travers un
mouvement qui sort de soi pour être soi. Ce mouvement est un mouvement qui se
retire du sujet sentant en tant qu'ombres ou apparitions.
L'expérience de l’éthique se retire quand l'image est l' “image de”. Parce que
la notion d’éthique s'efface en tant que simulacre, visage de l'être ou en tant
qu'empreinte d'une expression d'un inimaginable.
L’instinct dans l’expérience de l’éthique agit par le regard. Elle traverse le
regard à travers des proliférations de vues où le visible et le sensible engendrent des
éclats multiples. Les vues ne voient rien parce qu’elles se transforment en vues sans
vision. À l’extrémité de la notion de l’homme dans cette confrontation avec l’histoire,
l’instinct est un vestige62 sans Dieu.
62 Cet instinct qui est un vestige sans Dieu s’approche de ce que Maria Zambrano écrit dans le livre “O Homem e o Divino”: “ (…) a absoluta mudez que corresponde à ignorância e ao esquecimento da condição humana; ser livre, activado, mas padecendo. O projecto de ser, de viver em acto puro (…)”,Relógio d’Água, Lisbonne, 1995.
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Cette manière de faire surgir le vestige de l’image ouvre un passage à travers
la superficie la plus dissimulée de la matière imagée. Ce passage est fait dans l'ordre
du plat et de l'aplat, de l'étendue horizontale de la photographie. Il n’établit aucun
rapport avec une verticalité tendue qui pourrait conduire le sujet à des jugements
moraux. De cette façon, le vestige comporte l’éthique, il devient sa propre touche et
son accomplissement. Il fait part de l’expérience qui n’est pas faite de décisions ou de
jugements moraux sur l’homme. Il constitue une trame perceptive qui appartient au
sujet sentant devant la présence du réel dans cette photographie. Cette trame se
dresse d'une façon insaisissable, pendant que le reste de l’œil du sujet sentant n'a pas
eu d’image du monde. Car l'œil lui-même ne consiste qu'en son propre vestige.
Dans ce travail, l'éthique est dans un passage qui s'appelle aussi exister. Cela
fait partie du sujet sentant et de l’objet regardé: l’image. Elle comporte des ruptures
qui se passent dans l’errance, loin de l’être. Elle se dépose dans la fin des certitudes
de l’existence, pour ainsi passer à l’incertitude du réel du monde. Celui de notre réel
humain qui se laisse effacer, peut-être juste par moments, pour faire place à la
transformation des lieux où le sujet s’efface, lui aussi, pour devenir le corps, le
matériau de ses deux yeux.
Le sujet sentant assiste de cette façon à l’effacement du monde qui l’entoure et
ainsi rentre dans une relation intime et proche avec l’image. Cet effacement se fait
par des ruptures de ce qu’est l’homme et par toute relation espace-temps, où la
compréhension des passages de l’un à l’autre lui deviennent opaques, perplexes et
incertaines.
Dans les catalogues de son travail photographique, il y a des textes où le
paradigme de la complexité de la nature de l’homme se présente à travers l'aléatoire,
l’incertain et le complexe. En tout cas, son travail ouvre à une compréhension des
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 94
mutations produites à partir de la nature humaine qui demeure insoumise dans
l’adversité. Cette espèce d’ouverture peut être vue à travers différentes approches.
Une de ces approches consiste dans la restructuration décisive d’une pensée qui se
bat et insiste contre l’idée d’une vérité au-delà des phénomènes.63
La photographie de S. Salgado constitue ainsi un langage visuel parallèle au
monde. Ce langage apparaît par le biais d'un nombre de questions esthétiques et
éthiques. Le sujet sentant se rend compte qu’il est inutile de créer une nouvelle
forme de métareprésentation de l’homme à chaque approche de l’image car l’homme
se situe dans l’esprit du sujet sentant sans le faire transiter par les sens. La nature et
l’identité de ce langage qui est visuel sont semi-concrètes et semi-abstraites. Un
langage construit par une réalité tissée de sensible et d'intelligible où la réalité de
l’homme se présente non seulement comme une image, mais comme une trace, un
calque du réel, telle une empreinte ou tel un masque mortuaire.
Dans l’image, avec l’enregistrement de ce que voient les yeux, l’âme et toutes
les visions polymorphes, l’homme vient s’insérer comme un vestige matériel du
sujet sentant. Ce vestige fait apparaître et permet d'apercevoir le statut primitif que
cette image peut comprendre. Il fait partie de la présence de l’extérieur et de
l’intérieur du Soi dans le spectacle du monde. Il en est à la fois l’extension et le
moyen puissant d’acquérir et de rendre les visions de la pensée sur l’homme en
question.
La réalité de l’homme dans cette image en tant que telle est redéfinie. Elle
63 Lire le texte de José Saramago dans le catalogue “Terra”, p9, “Si, toutefois, le Dieu en question, faisant fi des recommandations et des conseils, persistait dans sa résolution de venir jusqu’ici, il finirait sans nul doute par reconnaître combien finalement être un Dieu représente bien peu de chose, quand, en dépit des fameux attributs d’omniscience et de toute-puissance, mille fois exaltés dans toutes les langues et dans tous les dialectes, furent commises, dans le projet de création de l’humanité, des erreurs de prévision si nombreuses et si grossières, telle celle, absolument impardonnable, de doter les gens de glandes sudoripares pour ensuite leur refuser le travail qui les ferait fonctionner- les glandes et les gens”, La Martinière, Paris 1997.
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devient un article d’exposition, un enregistrement destiné à l’étude ou à la cible
d’une surveillance par le sujet sentant. Dans cette réalité photographiée, une valeur
esthétique est conférée à l’homme. Cette valeur est, d’une certaine façon, définie par
une écriture visuelle secrète. Elle procède par des cartes du réel humain toujours
plus détaillées. Elle comporte une genèse mécanique et des pouvoirs qui fondent un
nouveau rapport entre l’image de l’humanité et la réalité de l’homme. Cette valeur
crée un rapport primitif, celle d’une identité partielle de l’image et de l’objet.
En tout cas dans cette approche l’image possède les qualités réelles des
hommes. Sans oublier que l’image de l’homme a des qualités de la réalité, mais elle
n’est pas la réalité même. “L’image, et avant tout spécialement la photo, cet
instantané arraché au flux du mouvement permanent, cet échantillon représentatif
d’une réalité disparue, est l’analogue, l’analogon, de ce qu’est devenu notre passé.
Un rapport de discontinuité, fait d’un mélange de distance et de rapprochement,
d’éloignement radical et de troublant face-à-face, un miroir qui nous renvoie une
image dans laquelle nous nous reconnaissons sans nous reconnaître, qui est à la fois
un autre et nous même”.64
La confrontation avec l’histoire refuse la présence de ces deux êtres réels
réfugiés derrière ces apparences. Ce qu’elle demande est une expérience éthique qui
intervient entre la vérité et la réalité, où la “lucidez” est une valeur qui erre. “Les
images récoltées que l'on ramène en Europe et où on regarde le monde avec les yeux
d’ici, tournés vers là-bas”.65 Elle invite le sujet sentant à ne pas vouloir se limiter à la
sincérité facile de ce qui est dissimulation (ce qui est feint). De cette façon, ces deux
personnes emprisonnent la réalité que le sujet sentant reçoit comme un secret
64 “ Éthique, Esthéthique, Politique” un texte de Christian Caujolle “ À la mémoire de Serge Daney, l’ami, le passeur”, p. 15 dans Actes Sud Rencontres Internationales de la photo, Arles, 1997. 65 S. Salgado,"Un humaniste engagé", entretien publié dans le journal "Le Monde", 18 Octobre 1986.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 96
impossible à saisir. En eux, la réalité se tient tranquille. Elle donne au sujet sentant
l’accès au réel lointain, où le sujet recrée une autre distance. Il s'agit d'expérimenter
l’irréalité et éloignement du réel. Elle se présente comme un morceau évident d’une
biographie ou d’une histoire en cours (de quelqu’un). Ce réel permet aussi d'exercer
une action sur le présent, comme une sorte de témoignage. Il offre une participation
à la vie d’autrui, mais une participation à distance, car la possibilité de participer est
ici inséparable du sentiment d’aliénation.
Parce que le sujet sentant est ici et non pas là-bas, dans la fuite de ces deux
personnes, la fuite est un événement converti en images, en visions. C’est quelque
chose qui se passe dans un monde réel, mais qui n’est pas la réalité du sujet sentant.
Il s’agit alors d’une vérité sans réalité pour le sujet sentant. Une réalité sincère qui
traverse une frontière, vers une “lucidez” sans vérité et sans réel. Dans un texte de
Sebastião Salgado, on peut comprendre un peu ce passage: “Là-bas, il est réellement
difficile de savoir si nous sommes partie intégrante de ce monde ou d’un autre, car la
mort est la sœur inséparable du quotidien”.66
Ce qui est inscrit matériellement dans l’image, indépendant de cette
confrontation, est une écriture de lumière. Parce qu’elle est inscrite sur un papier
intimement lié à la façon discontinue du regard du sujet sentant. Le sujet sentant
arrête ses yeux dans un instant de lumière et d’ombre, où l’image acquiert une
portée quasiment biblique. “J’ai l'impression que les réalités les plus insoutenables
doivent être approchées de la façon la plus douce, avec la meilleure composition, la
lumière la plus belle, de manière à entraîner les gens dans l’image pour qu’ils
comprennent que ces êtres qu’ils regardent et qui souffrent sont en fait des gens
comme eux. (…). Lorsque je quittais le Tigré pour le Soudan afin de suivre les
66 S.Salgado, "Un humaniste engagé", entretien publié dans le journal "Le Monde", 18 Octobre 1986.
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réfugiés, il y avait des instants très drôles, on riait, les enfants jouaient, oui, même en
mourant de faim, jai vu des enfants qui continuaient de jouer. Il y avait une scène
d’amour incroyable entre un couple sur le point de mourir, il y avait une intensité de
regard et de gestes, et la lumière était aussi belle que le paysage environnant. (…)
mais on a développé un concept terrible qui est celui de l’immédiat, et avec la
télévision celui de l’hyper immédiat lorsque l'on parle de famine ou de la mort, on
montre la mort instantanée, et je ne crois pas que l’on en ait le droit”.67
Dans ce texte de Sebastião Salgado, il convient de respecter la pluralité
empirique de l’image. Respecter son hétérogénéité et sa singularité. Il laisse au sujet
sentant la liberté de créer une dialectique de l'unité et de la multiplicité de l’objet en
question. Ce qui implique une réflexion qui entraîne un va-et-vient entre l’idéal et le
réel, entre le discours et le vécu, au risque d’en faire une approche sans fin. Cette
impression d’inachèvement ne tient pas seulement à la méthode adoptée, à la fois
spéculative et descriptive, mais aussi aux ramifications, infinies, que l’image
comprend.
L’image constitue une histoire ouverte que le sujet sentant ne peut pas
enserrer dans des limites définies par sa propre immanence. Elle a ainsi des
caractéristiques fuyantes et insaisissables. Ce sont des caractéristiques avec une
instance ou une entité irremplaçable qui permettent au sujet sentant de poser des
questions sur son début et sur sa fin en tant qu’histoire événementielle expérimentée
éthiquement. “C’est en effet à ce moment-là que, dans une conception élargie de
l’histoire - celle de la “nouvelle histoire” -, l’archive visuelle a commencé de prendre
le pas sur l’archive écrite. En témoignerait, notamment, le passage même de
l’expression d’” archives” à la notion de “trace”; Il correspond à un large et profond
67 S.Salgado, "Un humaniste engagé", entretien publié dans le journal "Le Monde", 18 Octobre 1986.
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déplacement des curiosités historiques. Ainsi, l’analyse des économies s’est-elle mise
à se prolonger, et même à s’épanouir, dans l’étude des cultures matérielles. La vie
politique, autre exemple emprunté à la tradition la plus classique de l’histoire
scientifique, a élargi son horizon jusqu’aux signes les plus symboliques du pouvoir,
autrefois sceptres, couronnes, parures, aujourd’hui protocoles, uniformes ou buste
de Marianne (comme l’a fait Maurice Agulhon). C’est le non-écrit qui est venu
dilater le domaine de l’histoire, comme si la perception du passé s’était archéologie,
objectivée, matérialisée”.68
Dans cette expérience de l’image, l’histoire a une conscience et une affectivité
qui deviennent inséparables des médiations imagées. Leurs propriétés, qui sont
diverses et forment des trames et des visions internes à la pensée, permettent de
discerner au plus près la nature première de cette image: la présence du réel. Isoler
dans la pensée cette présence place le mouvement de ces deux personnes et leur
visage au cœur de l’esprit du sujet sentant. Ce qui est un moyen pour comprendre,
parce que ce mouvement et ces visages offrent un retrait, une distance, qui devient
l'espace de la pensée du sujet sentant. Cet espace transporte en lui des visions qui
fascinent et qui rendent en même temps le sujet inquiet. Parce que ce qui apparaît de
plus extérieur au sujet sentant peut se convertir en ce qu’il y a de plus intérieur.
Cependant l’homme, qui est un référent dans cette approche parce qu’il est
l’espace du corps du sujet sentant, prend progressivement des dimensions diverses .
Dans ces dimensions, l’homme apparaît avec sa singularité pleine d’espoir. Il suit
une métaphysique des choses qui n’est pas qu’apparences. L’intimité de l’espace de
ce corps assiste à un déroulement, à une vitesse lente et dense, qui marque le passage
d'un flux temporel. L’espace du corps du sujet sentant se déplace dans l’épaisseur
68 “ Éthique, Esthéthique, Politique” un texte de Christian Caujolle “ À la mémoire de Serge Daney, l’ami, le passeur”, p. 15 dans Actes Sud Rencontres Internationales de la photo, Arles, 1997.
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horizontale du monde de l’image. Cette épaisseur a d’autres histoires d’hommes.
Face à cela, le sujet sentant doit prendre conscience de l'existence de la profondeur
en surface. Cette surface n’est pas celle d’une surface où il y auraît des
communications qui mettent fin à la frontière entre le public et le privé, comme le
font certaines images instantanées sur n’importe quel sujet à la télévision ou dans les
revues. C’est une surface où il y a des êtres humains qui sont incorporés à un
paysage. Ce sont des êtres placés à la limite de leur nature, qui vivent dans l’image
par une progression abstraite, intemporelle et délivrée de la pesanteur. Sans oublier
que ces êtres sont décrits dans leur vérité et qu’ils suivent une dynamique proche de
celle d’un récit raconté uniquement par des yeux. L’histoire d’une visibilité qui est
entre le “voir et le devoir”.69
Il y a ainsi quelque chose qui dérobe le réel de sa réalité et qui le brûle. Ce
monde prend l’apparence d’une fable de la réalité où il devient méconnaissable, sans
durée interne. En lui, il a une circularité qui lie le réel et la fiction. Il y a des
mélanges, des intrications entre ces deux univers.
Une sorte de flux universel parcourt la réalité de cette femme et de cet enfant.
L’image est l’empreinte appliquée, par la réalité - sur le support sensible et magique
de Sebastião Salgado. Elle est donnée au sujet sentant par la lumière. Elle est faite de
lumière, que le réel utilise dans sa matérialité, pour imprégner le papier et y laisser
son empreinte. Ces deux êtres, dans leur propre matérialité spatio-temporelle,
deviennent leur propre représentation.
La proximité de l’homme qui est l’espace du corps du sujet sentant, crée une
identification où le mot éthique se situe dans ce qui résiste à toute analyse et à tout
raisonnement accessible à l'entendement par le biais du regard.
69 Titre d’un article publié par Pierre Nora dans“ Éthique, Esthéthique, Politique”, Actes Sud Rencontres Internationales de la photo, Arles, 1997, p47.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 100
Il renvoie le sujet sentant à un mode incertain d’existence. Il est assimilé à une
apparence illusoire. Une sorte d’avancée d'irréel, où la lumière révèle des pauses et
des regards, qui renvoient le sujet sentant à une iconographie qui n’est pas celle de
l’humanitaire, ni celle du religieux. C’est une iconographie qui ne peut pas résumer
la complexité de la situation de l’homme.
Après de longues périodes sur le terrain, Sebastião Salgado rend à l’Histoire
un essai par images où le réel humain est saisi comme un ensemble complexe de
signes qui sont renvoyés à des histoires et à des mémoires.
Dans ce fragment photographique, il y a la narration d’une situation faite de
tourments et d’angoisse. À travers la fuite de ces deux personnes, Sebastião Salgado
offre au sujet sentant une liberté intenable. Elle est intenable dans la mesure où ce
sujet n'arrive plus à rien faire de cette liberté, parce qu’elle est donnée comme une
figure du vide, qui fuit devant son destin et sa finitude. De cette façon cette liberté
est dans son propre délabrement et sa ruine pour ne pas rester prisonnière de sa
totale incapacité d'accepter son existence dans le monde. Le sujet sentant ne peut pas
agir directement sur ces deux personnes.
C’est dans une éclipse des certitudes que le sujet sentant est pris et par
laquelle il est placé dans l’entre-deux70 des espaces que l’image présente: l’espace du
corps du sujet sentant et l’espace de la photographie. Entre des dogmes figés,
évanouis, et le doute d’un absolu, le sujet sentant est livré à l’ivresse des
constructions mobiles et aux itinéraires des vérités présentées à ses yeux.
À l’intérieur du deuxième plan de cette image, il existe un espace flou
70 L’entre-deux est un espace qui fait partie d’un espace qui appartient à l’espace des deux corps (celui du sujet et celui de l’objet) il est une jonction faite dans l’intouchable. Cela s’inscrit dans ce que Merleau-Ponty dans ces notes définit “toucher-se toucher, voir-se voir; le corps, la chair comme soi . Ils ne coîncident pas dans le corps: le touchant n’est jamais exactement le touché. (…), “Le visible et l’invisible”, M. Merleau-Ponty, Gallimard, Paris, 1991.
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confronté à un désordre intrinsèque de l’image même. Il est montré à travers des
formes instables prises en mouvement, des configurations mobiles vouées au flux
accéléré des personnages du premier plan. Les personnages du premier plan nous
suggèrent une évasion sans boussole et sans repères. C’est une évasion qui pénètre la
réalité incertaine et voilée et qui se retrouve en même temps dans l’ordre et dans le
désordre, à travers le paradigme de la complexité de la vie humaine.
Le visage tourné de la femme montre ce qui l’enveloppe et l'entoure. Dans ce
regard, il y a une autre réalité qui n’est pas celle du sujet sentant. Elle devient ainsi
accessible au sujet sentant à travers un champ de possibles dont le sujet sentant ne
peut avoir qu’une connaissance fragmentaire. Elle nous montre un réel
contemporain incertain, voilé et conjectural, qui permet donc aux choses d’avoir des
essences ambiguës.
Le sujet sentant qui est dans l’homme devient libre face au vide de valeurs, à
l'absence de fondements et à l’épuisement du sens. Devant la souffrance du monde,
il lui reste la nostalgie de l’être et de l’absolu. L’apparition des limitations, des
pouvoirs de la raison et de la disparition des fondements, permettent de frayer des
voies et d'infinis chemins de recherche (il se questionne en profondeur sur la nature
du vivant et sur celle de l’homme en particulier; et aussi sur la possibilité d’agir sur
la nature humaine et sur les conséquences éthiques qui en adviennent et dont nous
ne saisissons que la préface et les notions préliminaires).
Sebastião Salgado nous livre les espaces difformes, solitaires, autodestructifs
de notre siècle tantôt arrachés à l’absolu tantôt pénétrés du sens des limites, mais
toujours riches de concepts et de paradigmes inédits. Car ces espaces installent le
sujet sentant dans une incertitude absolue où pour conquérir des notions rationnelles
généralement imprégnées de relativisme, il renonce à certaines ambitions excessives
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 102
de la raison.71
La continuité et la totalité de l’histoire s’effacent. Dans cette histoire, il n’y a
plus l’Homme universel, sur lequel les événements se fonderaient, rétrospectivement
enchaînés selon un sens. Il n'y a que des histoires discontinues emmêlées, sans
marche totalisante, sans sujet central absolu et fondateur.
Une autre vision du réel se dresse. Elle devient un champ anonyme, sans
individualité personnelle, en conséquence du besoin de fracturer, de briser la
fameuse identité du sujet. L'homme dans l’histoire assiste à une réhabilitation du
champ anonyme des individuations impersonnelles. L’existence n’est pas quelque
chose de personnel. C’est un principe à démanteler, où le “je” est un univers
indéfini, sans identité. Ce champ d’individuations impersonnelles est celui des
désirs, des singularités qui étreignent la vie et qui la produisent.
De cette façon, la forme du sujet sentant tend à s’épuiser. Elle se décentre par
rapport à une pensée inaccessible et fermée sur elle-même. La volonté d'entrer dans
un principe d'intercompréhension et dans un modèle aux rapports transparents le
fait rentrer dans cette expérience. Ce sujet sentant n'habite pas dans la pensée ou
dans une pensée, il habite l’expérience. Une expérience qui est la traversée d’un
danger, parce qu’elle traverse l’éthique dans un milieu opaque: celui de l’histoire.
L’universel de la matière humaine présenté par ces deux personnages est le
témoignage du silence de cette matière même.
Une autre attitude en présence de cette photographie a été celle d’une
recherche qui met toutes ses formes en relation avec des non-formes, au bord de la
catastrophe. Il témoigne par des plis et des plissements de lumière qui se mouvent
71 Lire, “O fim da história e o último homem”, (La fin de L’histoire et le dernier homme) de Francis Fukuyama, Gradiva,Lisbonne 1992, le chapitre I, p. 27 sur notre pessimisme historique, pour nous redire à nous-mêmes que l’histoire est un ordre intelligible pour la vaste connaissance des événements humains.
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selon une absolue sincérité. Même s'il était théoriquement possible que toutes les
images prises à partir de ces deux personnages ne soient au fond que la même
image, participant ainsi de la répétition pure et simple. "Avec la photographie
apparaît la possibilité inquiète d'une absence de différentiation qualitative, qui serait
remplacée par une simple palette de différences quantitatives, comme c'est le cas
dans la série. La possibilité d'une différence esthétique s'effondre de l'intérieur et
avec elle s'effondre l'originalité qui dépend précisément de la notion de différence".72
Ce qui nous est resté, est ce qui résiste le plus au témoignage du silence de la
matière humaine: des coïncidences ontologiques qui se répandent tout au long de
l’expérience éthique.
Cela nous a permis de parler d'essence, parce qu’elle nous a laissé son propre
vestige. Dans ce vestige,73 nous avons rencontré l’engagement d’une question, la
question de l’être. Avec cette question, nous n’avons pas pu recevoir ni comprendre
l’être sous les schèmes qui furent les siens. Ainsi l’être qui s’impose est celui d’une
démarche pénible, qui va vers sa propre essence et qui est devenue à son tour un
mystère. Un mystère qui se manifeste selon son propre vestige. L'être est sous ses
tensions et ses torsions, qui le renvoient vers son propre mystère. Il y a dans ce
mouvement de l’être non pas un progrès, mais un passage, une succession, une
apparition, une disparition ou un événement. C’est, à chaque fois, un autre
questionnement ontologique radical celui de l’être comme évènement qui répond à
un autre monde, à une autre polis. En même temps, il est à chaque fois tout ce qu'il
est, tel qu'en lui-même. Comme une finitude infinie, il a des gestes ambigus dont les
raisons sont très profondes. Dans une de ses vérités, nous le suspendons en une
72 Lire Photographie et simulacre, p. 215, du livre “Le photographique. Pour une théorie des écarts” de Rosalind Krauss, Macula, Paris, 1996. 73 Ce vestige est ce qui reste du sentir . Quelque chose qui serait la trace ou le reste du sentir.
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forme, dans l'instantané d'un geste, par la syncope d'une apparition et d'une
disparition. Comme le rythme d’une répétition. Ce rythme, pose des questions sur la
suprême beauté, et ses éclats de vérité dans ces deux personnages qui font partie de
la matière humaine. En eux, nous savons qu’il existe le sens sensible du sens absolu.
Parce que la beauté les habite, la photographie les porte à aller au delà d’eux-mêmes.
Une telle beauté tend au sublime à travers le terrible, le grotesque, dans l'implosion
de l'ironie, l'entropie générale des formes ou dans la position de fuite pure et simple
de ces deux humains.
Quoi qu’il en soit, l’étant n’est pas le “dévoilement de l’être” dans cette
présence du réel. Sebastião Salgado produit du sens plus qu’il ne recherche une
quelconque vérité, au nom d’une foi fondamentale en l’homme. Cette image contient
un ensemble qui révèle d'immenses interrogations sur les liens entre conscience
esthétique et expérience éthique. Car cette image se tient dans le sujet sentant comme
une image-parole qui s’expose à autrui par un appel qui passe à travers les choses
comme un processus anonyme de l’être. Sans porteur, sans sujet, elle a un trop
d’elle-même, trop d’existence qui sort de soi. Une existence qui perçoit et enregistre,
dans une virtualité corporelle du sujet sentant, le fond de notre humanité, celle qui a
été expulsée de l’humain.
L’histoire dans l’image se déroule, se déplie et s’enroule sur elle-même. Elle
montre un lieu recouvert de multiples spectacles qui est un lieu et peut-être pas un
monde. Sebastião Salgado nous invite à découvrir et à pénétrer à travers la densité
sinueuse de ses tissus photographiés. Ce lieu prend corps par le mouvement du
regard propre au sujet sentant parce qu’il prend corps en lui jusqu’à ce qu’une
perception advienne. Une perception qui n’est ni celle d’un monde perçu ni celle
d’un sujet percevant mais bien celle d’un rapport, d’un intervalle, d’une distance et
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d’une proximité celle d’un lieu à un corps.
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Le temps comme métamorphose et allégorie
Le temps dans cette photographie est une petite partie d’une histoire
événementielle où il existe un temps en suspens. Ce temps révèle au sujet sentant le
foisonnement des événements souvent divergents ou contradictoires qui
appartiennent et décrivent un monde où la présence du réel est donnée. Cette
histoire se présente dans la mesure où elle aide à découvrir et à déchiffrer une espèce
de point réflexif qui détermine une chaîne d'événements qui aboutissent à constuire
l’idée dans un temps de passage, un temps de crise, un temps opaque, perplexe et
incertain.
Ainsi le déroulement temporel dans cette “histoire événementielle” ne se
mesure pas rétroactivement. Il ne présuppose pas un remplissage verbal ou gestuel
censé retarder à chaque instant le spectre immobile de la mort dans l’homme (plus
spécifiquement, dans d’autres photographies (voir les images) que ce photographe a
faites au Sahel). Ce déroulement va s’inscrire au cœur de la chose où il a lieu. Il est
immédiatement éprouvé dans cette espèce de création continue qui expose le temps
tel qu’il est, dans sa nature. Ce déroulement prend le temps existant et lui laisse le
temps d’être naturellement ce qu’il est: un milieu indéfini où paraissent se dérouler
irréversiblement les existences et les événements dans leur succession. Il est délié de
toutes références: ces deux personnages courent sans avoir aucune référence
d’espace ou d’atmosphère; il est lui-même dans cette image. Il est rétabli dans une
virginité et dans une dimension mythique qui le rend perceptible et perceptuel. Le
temps devient ainsi un objet esthétique: une image-temps.74
74 Une image-temps dans le sens de Gilles Deleuze, une image crystal: “ Le crystal révèle une image-temps directe, et non plus une image indirecte du temps qui découlerait du mouvement. Il n’abstrait pas le temps, il fait mieux, il en renverse la subordination par rapport au mouvement.”, “L’image-temps”, Minuit, Paris, 1985. p. 129.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 107
L’image de ces deux personnes est soustraite au temps et garde dans un
espace inaccessible où elles s'abandonnent à un flux et sécrètent leur propre flux. Les
personnages sont en suspens par le biais de la lumière. Ils sont figés en nature morte.
Il s’agit d’un instant fugace où son mouvement se prolonge dans un simulacre
d’immortalité. D’une autre façon, le deuxième plan est réservé et parvient presque à
immuniser ce que l'on voit contre le passage du temps. À la limite, cette présence du
réel photographiée devient une image où le temps devient une absence présente et
l’espace une présence absente. Dans ce mouvement, le temps et l’espace deviennent
des objets esthétiques, l’endroit où les absences et les présences se croisent.
L’expérience de l’éthique apparaît dans le sujet sentant par une haleine hors de
l’espace expérimenté. Elle se présente sans style, sans vie, sans mort et sans fin.75
Le travail photographique de Sebastião Salgado se borne à raconter le temps
qu’il montre. Pour cela, il dispose d’un temps unique, celui de la photographie qui
renvoie à lui-même. Il y a une durée qui correspond à la présence en devenir d’un
travail. Cela dure des années, dix, s’il faut. Il s'agit d'aller le plus loin possible avec la
lenteur inhérente au temps naturel. Le réel est représenté par ses images où il
devient plus réel que le réel. Ce qui provoque le ralentissement du voir. Ce qui a
pour principale vertu d’aiguiser la perception, de faire apparaître quelque chose
dont l’œil nu, sans la caméra, est incapable de distinguer. Pour Sebastião Salgado,
c’est la lenteur qui donne et permet de voir les passages de l’espace visuel.
Cette lenteur opère comme une loupe qui agrandit et décompose. Elle brise
l’illusion d’une continuité entre les diverses parties du mouvement regardé. La
lenteur montre des gestes en train de se faire et non pas des gestes déjà accomplis: le
présent du présent et non pas le passé du présent. Elle efface l’intrusion du sujet et
75 Peinture et sculpture aux États-Unis, Armand Colin, Paris, 1973.
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émiette la succession de ses mouvements. En faisant de l’instant une chose qui se
rapproche et se gonfle dans un présent qui concentre à lui seul tout le temps. Il s’agit
d’un continuum temporel qui devient par là un présent perpétuel, mettant en faillite
la chronologie, et mettant en valeur la durée de leur mouvement de fuite.
Une métamorphose se crée entre le sujet sentant et la photographie où la
notion de présence, en tant que telle, soustrait le temps du mouvement de ces deux
personnes. La métamorphose coupe la propre temporalité du sujet sentant et de la
photographie. Elle survit dans l’expérience de l’éthique parce qu’elle est un moment
qui persiste dans l’immobilité de soi-même.
Diverses durées se combinent et se croisent dans cette métamorphose. Elles
désignent le témoignage de l’évidence où émerge cette image d’une mémoire sans
Histoire. Une mémoire où la tragédie de cette fuite fait revivre une pluralité de
mondes niés en tant que tels.
Le temps s’aplatit ainsi en un espace absent et temporel. La lenteur est une
longueur où la durée du mouvement de ces deux personnages accède à leur
véritable essence. Le présent photographié est celui d’un temps plat, étendu
horizontalement. Il est envisagé comme l'unique critère capable de retenir cette
entité visuelle intemporelle.
La présence très forte de ces deux personnes se manifeste au sujet sentant et
persiste dans un présent pur de vérité. La présence renvoie à l’intériorité du sujet
sentant. Plutôt que de reproduire le réel, la présence récupère l’intériorité sous une
forme qui dépasse les distinctions habituelles entre le beau et le laid, le vrai et le
faux, l’inutile et l'utile et qui autorise leurs confrontations. Dans cette confrontation,
il y a une qualité profonde qui est dite en confidence au sujet sentant. C’est un intérêt
qui ne retient pas les critères précédents parce qu’elle comporte une logique intime,
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 109
intérieure, conséquente avec elle-même. Nécessaire et fidèle à elle-même.
Dans la contingence et cet instant saisi tout peut tenir lieu d'évaluation, de
prise de décision, de prophétie. Ce qui est mis sur la dimension temporelle d’un
regard conjugue la présence et le passé. L’expérience est transmise et met au présent
deux moments séparés du temps. Elle arrache le sujet sentant à sa quotidienneté
personnelle et la plonge dans un autre temps. Il s'agit d'une fracture du temps plutôt
que d'une absence du présent. Il y a l’éblouissement dans d’autres existences. Cette
fracture sans codes ni masques renvoie directement à un arrêt de l’interprétation de
l’image. Elle se situe en deçà de la représentation. Ainsi le sujet sentant est face à face
avec l’homme ou avec des hommes et ainsi il les rend présents, hors de toute forme.
Ce qui veut dire qu’il y a une suspension de la singularité de l’homme, et qu’elle
parcourt horizontalement l’épaisseur du monde.
À l’intérieur de l’expérience éthique, il existe des allégories qui sont comme
une métaphore du tout. Ces allégories sont à la superficie de l’image, elles sont sa
peau. Elles sont visibles dans des métamorphoses qui se présentent comme les traits
d’une sur liberté. Une liberté qui oscille pour trouver un alphabet qui se fonde sur
des approximations, des évocations et des vibrations intimes de l’espace de l’image
qui communiquent entre elles.
Cela définit des parcours libres, sans trajets visibles, déterminés par l’espace
de l’image. Le sujet sentant à son tour cherche dans les mouvements du Soi au Soi,
du Je au Je et du Moi au Moi une liaison à travers des parcours qui sont libres. Ces
mouvements indéterminés et illimités se transforment continuellement et
transforment en même temps le sujet sentant. Ils ne sont saisis que dans le regard qui
plane sur la superficie de l’image.
Par ce regard du sujet sentant qui plane, l’expérience de l’éthique s’inscrit
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 110
dans le corps du sujet sentant. Elle se réfléchit sur la profondeur de la superficie de
ce travail. Ainsi le sujet sentant repose sur l’errance de son regard par rapport à la
présence du réel sur cette image ce que cela implique pour lui, une errance loin de
l’être, de son être.
L'errance loin de l'être76 est ainsi un infrangible substrat du temps dans
l’expérience de l’éthique. Elle est un site incertain pendant un certain temps où le
temps n’est connu que par intuition. Le temps de ce fait se détache de ses formes
plus habituelles. Il se détache de sa fonction, celle de donner un sens à une action. Il
n’oppose plus de résistance. Ainsi l'errance est réduite à s'incarner dans le pur
passage où elle advient, le mouvement de ces deux personnes qui est en suspens
entre deux plans. Elle ne sera ni accélérée ni lacunaire. Elle devient avec cette
expérience tout simplement autonome, lente. Une lenteur qui lui appartient en
propre.
L’échantillon du temps dans ces deux personnages saisis par sa fluidité est
livré par l’image excessive de la vision du mouvement. Dans sa déambulation
naturelle l’œil refuse cette temporalité, car cette fragmentation photographique de la
propagation de la lumière, qui soutient un transport d'aspects et un rythme
irrégulier du mouvement de ces deux personnes, produit un scintillement égarée qui
s'écoule dans les apparences d'un monde. L'effet de la distance n'est pas perçu. Elle
établit un régime de proximité par le biais d'une multiplicité d'aspects de
substitution de l'objet par son image, suivant une subtile confusion entre les deux
76 L’Errance loin de l’être est créée dans un espace où il y a le vide et le beau. Elle est définie comme “ Un espaço onde ao ser terrestre não é possível instalar-se, mas que o convida a sair de si, que leva a sair de si o ser escondido, alma acompanhada pelos sentidos; que arrasta consigo o existir corporal e o envolve; unifica-o” ,Maria Zambrano, “Clareiras do Bosque”, Relógio d’Água, Lisbonne, 1995, p. 56.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 111
personnes et leur effigie.77 Par l'entremise de l'association entre une impression
présente et la représentation d'une continuité et d'une causalité, le sujet sentant
assiste à la formation d'une matérialité présente qui rapproche la corporalité absente
de ces deux personnes. Le sujet sentant croit à une transparence et à un écran qui se
transforment en opacité, en une peau où son excessive proximité de la platitude de
tous les jours est un obstacle épistémologique à certaines questions.
77 Cette effigie s’approche de ce que Gilles Deleuze dans le chapitre “ L’image affection: visage et gros plan” nous dit a propos du visage en gros plan et de son expression “ (.…) il abstrait de toutes coordonnées spatio- temporelles, c’est-à-dire il l’élève à l’état d’entité”. “L’image-mouvement”, ed. de Minuit, Paris, 1983, p. 136.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 112
Les parcours nomades
Les parcours nomades de l’expérience éthique se présentent à partir de
l’errance du regard du sujet sentant. Ils apparaîssent dans le mouvement en suspens
entre les deux plans de l’image. Le sujet sentant fige un contre mouvement par son
regard. Il attrape ce mouvement de l’image, qui se fait de la gauche vers la droite de
l’image. À partir de ce nœud, ce mouvement se dissipe et se propage en plusieurs
parcours.
Le début des parcours nomades sur cette image se fait par des regards
verticaux qui foncent dans la face d'un monde caché à nos yeux. La verticalité
traverse la face de ce monde suivant des lignes qui perforent et qui voilent. Cette
verticalité crée une topographie de la surface à travers des mouvements qui se
déploient en suivant une cadence. Cette cadence porte en elle un présent interne et
un moi immobilisé, perdue dans les survenances des centres errants du temps et de
la subjectivité humaine. Ces parcours nomades rétablissent aussi un espace-temps de
solitude pour le sujet sentant. Il prend le retour sur soi, à travers la transparente
sérénité et la densité de sa réflexion. Les parcours nomades de l’œil du sujet sentant
attachent le désir d’une épaisseur éclairée par l’obscurité profonde de l’expérience
éthique. Sans cette obscurité préalable, l’expérience éthique n’aurait aucune réalité
pour le sujet sentant
Les parcours nomades dans cette photographie font partie de l’inexorable
mouvement qui dévaste l’espace du corps photographique. Jusqu'à trouver une
limite à ce mouvement, il y a un défi lancé par la persistance de l'image. Dans la
superficie du monde, la temporalité différée par la propagation de la lumière est très
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 113
difficile à expérimenter par le sujet sentant. Ses yeux l’installent dans la commode
illusion de l’instantané. La lumière cesse d’être si terriblement prompte et fait croire
au sujet sentant à ces moments, toujours coïncidants d’arrivée et de départ. Et pour
que la lumière ait perdu sa ponctualité à ces yeux, et pour qu’il ait pu la recevoir
vieillie, il a fallu l'interposition de distances qui lui sont pénibles ou même
impossibles à imaginer. Dans ces parcours nomades, le sujet sentant demande quels
sont les rapports avec la perception, la nature, la substance, l'essence et la conscience
de cette présence du réel.
Il sait qu’il existe des visions, des optiques, des manières fondamentales de
saisir l'espace-temps, lesquelles consistent aussi en des taux qui sont singuliers pour
chaque individu. Une réponse peut se défendre par l'ouverture-fermeture, la
souplesse-rigidité, la compacité-porosité, la continuité-discontinuité le volume-
glissement, l'enveloppement-juxtaposition des inflexions qui existe dans ce travail si
engagé dans l’homme. Cela apparaît au sujet sentant par des nappes d'ombre et de
lumière, de plein et de vide, ou encore par les disparités paradoxales de dénotations
et de connotations qui se présentent sur cette photographie. Ce qui oblige l'œil à des
courbures en dégageant des taux généraux d'ouverture-fermeture, compacité-
porosité, expansion-contraction.
En même temps, ces parcours nomades démontrent qu'il n'y a ni substance, ni
essence, ni genre, ni espèce stable, ni individualité rayonnante, ni atomes de
comportement qui puissent établir une relation uniquement de contemplation avec
la photographie. Il n’existe pas de vraie situation, c'est-à-dire des ensembles
d'événements réductibles à un sens global articulé. Dans ce travail , il n'y a pas de
criminels, ni de saints, ni de fous, ni de sages, ni, plus généralement, de vérité des
êtres, d'authenticité.. Il n'y a pas de grands systèmes, dont le reste ne serait que des
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 114
sous-systèmes ouverts, locaux et transitoires qui se compatibilisent tant bien que mal
et ne maintiennent le temps qu'en fonction de ces compatibilités.
Il n'y a que des actions, des signes et des indices en dissémination, en
“lucidez”. Lors de ses parcours, il y a une implication réciproque de l'objet pris et de
l'instrument par laquelle Sebastião Salgado dénie toute objectivation pure. Même si
celle-là n'est envisagée que comme une fin lointaine et idéale. Les parcours imposent
une idée irreductible à non-savoir rigoureux. Il s’agit d’une problématique, qui se bat
avec le réel et avec des réels inconfortables, et non pas avec une réalité.
Dans ces parcours, il y a la conscience esthétique du sujet sentant. Elle fige
toute l’expérience comme un cristal introduit dans une solution qui la fait se
cristalliser d’un coup. Des ruptures dans cette conscience esthétique se présentent
par des brisements, des déchirures et des changements dans le registre de l’image.
Ces ruptures annoncent la présence de liens spatiaux et temporels qui peuvent être
considérés séparément ou à travers une interpénétration qui se détache de toute une
pensée structurée par des valeurs anciennes. Ce qui permet au regard du sujet
sentant de s'installer, de chercher et de parcourir des temps sans espace et des
espaces sans temps tout au long de la photographie.
Il existe des points de repos dans ces parcours nomades. Ces points de repos
contiennent une vérité qui se fragmente et ne donne pas d’identité à ces deux
figures. En cela, il s'agit de questionner un éclairement par le biais de l’image et de
mettre en lumière le dévoilement de l’expérience éthique qui semble lié à la
conscience esthétique de l’image. Cela demande au sujet sentant de poursuivre, avec
une exigence obstinée et obsessionnelle, la lisibilité visible de la nature de cette
liaison propre à cette photographie.
Cette photographie, ainsi que la plupart du travail de Sebastião Salgado
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 115
semble avoir une sorte de code éthique et esthétique concernant sa grande évidence.
Il poétise l’image par sa lumière où il dit le vrai par l’ombre cachée de l’homme mais
en même temps cela tourne, s’épaissit et se condense entre la vérité de l’ombre du
monde et l’ombre de la vérité du sujet sentant. Le beau s’abrite dans l’image, il la
touche par une intime subtilité. La conscience esthétique implique donc une
expérience éthique immanente à l’image.
L’expérience de l’éthique dans cette photographie fait appel à des notions
importantes, celles du réel et de la réalité dont la définition pose problème. Ce
problème se révèle à travers un conflit interne, quand l’écriture de cette expérience
devient écriture de lumière.
Tout d’abord, le regard du sujet sentant participe à un champ visuel qui devient un
fragment d’espace et un morceau de temps sans véritable inscription physique, un
pur reflet de surface. Il s’agit ainsi d’une surface sur laquelle le sujet ne peut mettre
la main pour agir. Ce fragment s’apparente, au monde des fantômes et des ombres.
La problématique des deux notions réside dans la vérité. Il s'agit d'une vérité
apparente qui fait oublier que le corps d’origine de ces deux personnes lui a perdu
son épaisseur et son volume. C’est la dématérialisation opérée sur cette surface qui
donne une impression de présence immédiate. La vérité se présente de cette façon
comme un modèle qui est invisible, car, sans intermédiaire. Le conflit cherche, par
l’objectivation de ce qui enfouit dans l’intériorité de l’âme, un œil qui aurait besoin
de se regarder soi-même.
Il existe, en effet, dans cette expérience de l’éthique une verbalisation qui peut
être seulement qu’en termes d’être. Ce qui peut rejoindre d’une certaine façon la
pensée de Walter Benjamin, pour qui l’œuvre d’art se laisse reconnaître à son aura .
Ce rayon de présence qui émane de l’œuvre et qui signale qu’elle est bien venue au
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 116
visible et au dicible d’un être suprasensible. “[S] entir l’aura d’une chose, c’est lui
conférer le pouvoir de faire lever les yeux”.
Par conséquent, la perte de l’aura accompagne la production d’images
industrielles de masse, comme celle que nous voyons tous les jours à la télévision sur
des événements horribles qui se passent dans le monde. Au-delà de son contenu, la
photographie de Sebastião Salgado libère un détail, le “punctum”,78 qui empêche
l’image de rester enfermée en elle-même. Le détail de cette photographie est un
détail qui cherche à découvrir ce qui se cache dans le hors cadre. Même s’il nous
renvoie à un passé réel, empreint de mélancolie et de mort, il apparaît comme
émanation passé du réel. Il nous promet de rester dans cette présence du réel. Ainsi,
même si la dimension ontologique se base sur une incompréhension, elle ne cesse de
poursuivre une pensée postmétaphysique.
Les parcours nomades introduisent un étrange rapport du sujet sentant avec
l'apparence du monde. Ils découpent dans le visible de l’image une entaille
inattendue dans le temps. Ils deviennent ainsi le temps de l’acte de l’expérience
éthique du regard du sujet sentant. Cet acte a besoin d'une distance spatiale par
rapport à son objet et institue une séparation radicale, dans l’être du temps, entre son
objet et son aspect photographique. En même temps, cet acte ne cesse d’approfondir
cette distance, comme une espèce de plaie qui ne se guérit jamais.
La dimension physique et métaphorique de la lumière présentée sur cette
photographie de Sebastião Salgado correspond à un mouvement nomade de
matérialisation, de condensation et de précipitation des corps impondérables de la
lumière. Ce mouvement nomade ne retient de la présence du réel que ces deux
78 Voir pages 47 et 73 “ car punctum, c’est aussi: piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure (…) Le punctum d’une photo c’est ce hasard qui, en elle, me point ( mais aussi me meurtrit, me poigne)”. “La chambre claire, note sur la photographie”, Roland Barthes,cahiers du Cinéma, Gallimard Seuil, Paris, 1980.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 117
personnes avec leurs squelettes lumineux. Ce mouvement émane ainsi du sentir
comme une émanation fluide dans le mystère d’une autre lumière. Celle qui est
invisible à l'œil nu. Mais qui, par un mystère, trahit lourdement dans
l’indétermination de la non-coïncidence le sujet sentant. Celui du spectre lumineux
où passent des radiations chimiques actives et des radiations optiques visibles. Les
mouvements du sentir permettent des mouvements sans parcours et une distance
sans séparation dans cet espace photographique. Le contact par une distance ou
lumière du sentir79 existe et est intrinsèque et invisible. Il est écrit dans le sujet
sentant à travers les parcours nomades de l’œil dans cet espace photographique.
Même si la photo pouvait toucher ou approcher le thème fortement articulé
par la réalité, le sujet sentant retrouverait souvent tout un sentir, comme attitude
spécifique moins realiste que réelle. Le sentir conduirait et verrait ce qui a été touché
avec le maximum de souci du réel et le minimum de souci de la réalité. Après, c'est
au sujet sentant de le voir, par un pouvoir qui lui est donné, sous cette pénétration
de la réalité par le réel. Ainsi, le sujet sentant est de cette façon soustrait à la réalité
avec beaucoup de réels non construits, ni pensés, ni imaginés.
79 La lumière du sentir est une lumière qui touche à travers les sens, qui arrive comme une flamme dans le sens de Maria Zambrano: “ A chama que purifica simultaneamenta a realidade corpórea e a visão corporal também, iluminando, vivificando, erguendo sem ocupar por isso todo o horizonte disponível daquele que olha.(…) E,entretanto, dura a chama, a visão do vivente, daquele que se acende por si mesmo. E depois, por si mesmo também, apaga-se e extingue-se, deixando no ar e na mente a sua geometria visível”, “Clareiras do Bosque”, Relógio d’Água, Lisbonne, 1995, p. 55.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 118
Entre l’instinct et l’humain
Dans l’œuvre de S. Salgado, il existe une confrontation entre l’instinct et
l’humain qui résident dans des domaines successifs du réel. Ces domaines se situent
dans des espaces-temps que le photographe enregistre par des voyages de longue
durée, parfois des années (voir les images), où il se présente comme un voyageur qui
raconte des histoires80, à l’écart de l’Histoire.
Dans cette confrontation, la lumière est un secret qui est voilé dans l’instinct et
dans l’humain. Elle donne un sens éblouissant à la composition. À travers la lumière,
Salgado découpe et met en relief les petits détails. Ces détails sont le vestige de ce
qui reste entre l’instinct et l’humain. Lorsque l’image se forme dans le bain de
révélateur, et que la lumière se détache à jamais de l’ombre, un instant unique s’isole
dans temps pour se transformer en éternité. Entre l’instinct et l’humain, cette lumière
acquiert quasiment une portée biblique. Nous ne savons pas si la lumière tombe du
ciel ou si elle monte de nous?
Nous savons aussi que la photographie survivra à ses protagonistes et à son
auteur. Cette lumière qui témoigne de la nudité du monde et son éclat caché,
imprime la “lucidez”, qui se trouve radicalisé en ce réel. La confrontation qui réside
entre les deux notions devient de plus en plus profonde.
80 Sebastião Salgado, in “Diário de Noticias”, n° 103, Lisbonne, novembre, 1998.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 119
Elle tranche l’esprit pour le placer face à des réalités sans vérités et dans la
“lucidez” sans réalité et sans vérités. Ce paradoxe devient un endroit humain. À cet
endroit, l’esprit cherche par l’instinct à retrouver la lumière à travers une
métaphysique de l’espace et du temps.
Dans une première instance l’homme, est le point central de cette confrontation
dans le travail de Salgado. Il est un corps matériel, dont l’esprit dépend de sa
faiblesse et de sa chair vulnérable. En ce sens l’homme, appartient à un règne
turbulent, où il faut se soustraire à la violence élémentaire et structurale de la
matière vivante. Tout en l’homme devient exactitude et pertinence de son corps. Par
cette d’éthique “matérielle” (si nous pouvons l’exprimer ainsi), ce photographe
donne à voir ce même corps de l’homme et lui restitue ses assises spirituelles.
Cependant dans “l’humain”, nous continuons à accepter l’éthique en tant que
recherche d’une bonne manière d’être selon la sagesse d’une action. L’actuel retour
du mot éthique prend un sens flou au milieu de cette humanité. Il désigne
aujourd’hui un principe lié à ce qui se passe, et à des situations qui ne sont pas
reperables par des catégories abstraites, par exemple l’Autre, l’Homme, le Droit.
Sans vouloir engendrer de la pitié pour les victimes ou de la bonne conscience
conservatrice, Sebastião Salgado prend la notion d’éthique à travers son travail
comme sagesse d’un acte. Cette notion éprouvée au long des espaces-temps qui se
prolonge sur des années, est confrontée à une bestialité dure comme à une tolérance
passive. Dans ce travail, il s’agit d’un combat violent en présence de la fragilité de
l’homme. L’éthique devient ainsi un point essentiel dans le déroulement de notre
relation aux œuvres. Étant donné que l’expérience de l’éthique est sècrète et
profonde dans l’approche des œuvres en question, cette confrontation infligée en
présence de l’œuvre se répand par le contact que le regard porte sur l’œuvre.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 120
Sebastião Salgado en témoigne, il laisse l’éthique dans cette obscurité préalable à
notre conscience esthétique. Pour atteindre ainsi la sagesse d’un acte, probablement
le nôtre, celui d’un sujet qui sent. Dans cette confrontation à partir de l’humanité et
de l’instinct, la situation de l’homme en tant que borne d’un parcours qui s’établit
entre lui et les choses81 nous semble pertinente.
Pour cette raison, l’Homme82 dans son travail est l’essence d’une question qui
reste pour nous plonger dans l’embarras.
La confrontation entre l’instinct et l’humanité en présence de l’expérience
éthique transforme l’homme en une bête résistante, non-pas par son corps fragile,
mais par son obstination à demeurer ce qu’il est. Autre chose qu’une victime, autre
chose qu’un être voué à la mort, autre chose qu’un mortel. Il est un multiple sans
Dieu83 qui a une seule loi: être. Le seul point d’arrêt de cette “loi” est le vide. Entre
l’homme comme support possible d’aléa des vérités, ou l’Homme comme un être
voué à la mort, l’humanité dans l’œuvre de Salgado doit choisir. Ce choix devient
celui qui opère entre le courage des vérités et un sentiment nihiliste. De ce fait, au
81 La chose en tant que borne d’un parcours qui s’établit entre l’homme ne s’appartient pas à elle-même, elle peut être possédée. Il s’agit d’une définition d’André Lalande, chose Éthique, “Vocabulaire technique et critique de la philosophie”, vol. 1, PUF, Paris. 82 Énonçant que l’Homme, conçu comme sujet, était un concept historique et construit, appartenant à un certain régime du discours, et non une évidence intemporelle capable de fonder des droits ou une éthique universelle, Michel Foucault annonçait la fin de la pertinence de ce concept. Aussi Althusser énonçait que l’histoire est un processus rationnel réglé, qu’il nommait un procès sans sujet, et auquel n’avait accès qu’une science particulière, le matérialisme historique. L’éthique abstraite n’était que des constructions imaginaires, des idéologies. Ce qui était ainsi contesté était l’idée d’une identité, naturelle ou spirituelle, de l’Homme, et par conséquent le fondement même d’une doctrine éthique au sens où on l’entend aujourd’hui: législation consensuelle concernant les hommes en général, leurs besoins, leur vie et leur mort. Ou encore: délimitation évidente et universelle de ce qui est mal, de ce qui ne convient pas à l’essence humaine. Par conséquent, nous sommes restés dans une question qui nous a lancés dans une confrontation. Celle où l’homme est un animal vivant, ou une singularité immortelle? Ceci est devenu une demande et la supposition d’un sujet humain universel qui est capable d’ordonner l’éthique aux droits de l’homme et aux actions humanitaires. C’est pourquoi l’homme s’assimile à sa substructure animale, à sa pure et simple identité de vivant. Et, l’humanité devient à son tour une espèce animale sans oublier qu’elle est mortelle et prédatrice. 83 Cette notion veut dire que l’Homme est profondément enraciné dans l’univers de l’Être. Il a la possibilité de se développer vers une finalité spécifique qui permet la connaissance du monde par les sens et à la pensée de devenir tactile ou sensible. Il est renvoyé ainsi à lui-même.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 121
cours de ce choix, l’homme se pose d’autres questions, qui dérivent et s’écartent à
l’infini. Par exemple, celles de la compréhension d’une vérité au sein de l’expérience
éthique propre à cette femme qui fuit avec tous ses biens.
Nous savons que l’infini est peut-être la banalité de toute cette situation, et non
le prédicat d’une transcendance. Ce qui placera l’homme à l’infini sous la forme la
plus générale de l’être multiple. En fait, toute confrontation entre l’animalité et
l’humanité en présence de l’expérience éthique sera un multiple composé d’une
infinité d’éléments, dont chacun sera lui même un multiple. Ce qui veut dire que
l’altérité infinie est tout simplement ce qu’il a. N’importe qu’elle expérience
deviendra le déploiement à l’infini des différences infinies.
Dans cette confrontation de l’expérience éthique entre l’humain et l’instinct,
l’humain est considéré comme une matière qui est expulsée de l’homme. Il est
considéré ainsi parce qu’il n’a pas une essence qui puisse le définir dans une
singularité. L’humain n’est pas compris comme la nature de l’homme où il
représentrait un caractère qui définirait l’être. Dans cette photographie, il est une
matière corporelle qui a une chair de lumière. La photographie fait connaître au sujet
sentant l’homme dans sa singularité sans “essence”. Cela se présente à travers la
présence du réel arrachée à son être immédiat. L’homme est saisi de façon différente
parce qu’il devient une espèce de valeur qui ne cesse d’être là, non-pas en lui-même,
mais par la présence de ce qui est photographié. Ce qui est mystérieusement
sensible dans la présence de la fuite de ces deux personnes.
En cela, il existe une inscription à partir du moment où plusieurs éléments et
affinités qualitatifs et symbolique du regard du sujet sentant sont dégagés. Ce
mystère est la nature intime de ce qui est présenté dans cette photographie. Il est
l’obscurité de la présence du réel, mais qui ne se confond pas avec le réel en tant que
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 122
matérialité du monde. Il devient ainsi la transformation de l’existence de ces deux
personnages en signe d'existence, sans congédier le réel, sans s'éloigner de l’image
photographiée et sans la transformer.
La lumière est une matière dans cette transformation, elle se cache sous ce que
l’image raconte au sujet sentant. La lumière se détache à jamais de l’ombre et dans
un instant unique elle se sépare du temps pour se transformer en éternité. La
présence du réel de ces deux personnes survit à travers cette lumière. Elle se détache
dans le bain du révélateur pour témoigner la vraie nudité du monde et son éclat qui
est souvent caché au sujet sentant.
L’appareil photographique de Sebastião Salgado se meut ainsi dans une
obscurité violente pour chercher la lumière qui déambule. La lumière tombe de
quelque part et elle se dresse à partir de ce qui est photographié. Cet instant de
lumière captive, ce scintillement, révèle ce qui ne se voit pas, ou ce que le sujet
sentant verrait: Une présence inattendue et une puissante absence: l’instinct dans
l’homme. L’instinct qui agit dans l’ombre et qui atteint sa limite dans le noir.
Ainsi la confrontation entre l’instinct et l’humain se dévellope à travers
l’opacité et la transparence. L’opacité est la condition du visible et la transparence
est dans l’incertitude du réel.84
La confrontation entre l’instinct et l’humain dans l’expérience éthique est un
point à l’infini qui se situe dans une même fuite, que celle d’un point à la fin du
visible (ce qui est dans le champ de la perception de cette image). La fin du visible
est ainsi dans le noir et dans le blanc qui se structurent à travers les modulations de
ses limites, les gris. Les gris replient le temps sur celui qui regarde, ils comportent
l'intemporalité. Cette intemporalité est dans la narration du regard du sujet sentant.
84 La transparence dans l’art du XX siècle, Musée des Beaux-Arts André Malraux, Le Havre, 1995, p. 100.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 123
C’est dans une nuance infinitésimale de noir ou de blanc que le sujet sentant le
perçoit, dans la promesse toujours fugace, toujours douteuse, toujours naissante,
d’une pointe de lumière, le dernier vestige de clarté. “Par où la récompense de cet
instant intemporel est réservée à ceux qui ont suffisamment la foi pour supporter son
éternelle durée”.85
Le sujet sentant ne perçoit qu’en étant lui-même perçu dans cet espace de
l’image. Il perçoit les fragments de sensations brutes, intensifiés qui sont des
mémorables par la température, la densité, la luminosité et les qualités spatiales que
l’image présente en elle même à travers son épaisseur. Le sujet sentant rentre de cette
façon dans un espace qui est celui de l’épaisseur.
L’instinct qui agit dans l’ombre est un objet-écran et un réceptacle de la réalité
extérieure, qui n’est pas représenté dans toute sa netteté ni dans toute sa définition.
Cette opacité touche à des perceptions locales et situées qui admettent une densité
comme un principe d’engagement visuel et de liberté de la part du sujet sentant. Elle
devient ainsi une résistance à l’ubiquité d’une perception qui se dissout dans des
impressions renfermées en elle-même. Elle est aussi résistance à la vitesse de
diffusion et de circulation de l’immanence quasi originelle de la matière du monde
où le sujet sentant vit. De cette façon, le lieu de la perception se reconstruit par un
attribut et par un trait du visible. Une reconstruction qui crée, à nouveau, une action
et une indétermination en acte.
Cette confrontation met ainsi le sujet sentant en face de deux corps humains,
comme d’une matière qui se confronte entre son instinct et sa condition humaine. Le
rapport qui se fait à travers le noir (une qualité de la lumière) et le corps (une qualité
de la matière humaine) propage le noir dans l’ombre et définit les formes. Le noir est
85 Art Press,Hors série numéro 16, 1995, “Où est passée la peinture?”, p. 22.
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ainsi suivi par l’instinct du sujet sentant et l’humain est perçu par le sujet sentant
dans les corps des personnages.
Dans la photographie, comme dans la réalité, l'ombre et la lumière n’existent
pas l’une sans l’autre. Elles existent l’une par rapport à l’autre. Dans la réalité, c’est la
lumière qui, bien qu’impalpable, est matérielle. Elle est matérielle à travers sa
vitesse. Son intensité se mesure tandis que l’ombre n’est qu’absence de lumière. La
négativité absolue de la lumière.
Dans la photographie, c’est le contraire: l’ombre ne peut y exister sans la
lumière. Dans l’image faite, c’est elle qui la constitue d’abord, qui est première et
définit les formes. Le mouvement profond de la photographie et du photographique
est de reconnaître l'intériorité ontologique de l’ombre dans l’image86 qui crée des
formes avec le noir. L’image trouve son corps et sa chair dans le noir de l’ombre.
Seul ce noir possède l’intime vibration qui est le propre de toute chair. C’est une
vibration qui ne peut avoir lieu sans le voisinage et l’intrusion de la lumière. Le noir
détient la profondeur et la masse de la chair, même si celles-ci ne peuvent se réveiller
que sous la caresse de la lumière.
La photographie a mis le sujet sentant en face de ces deux corps comme
volume87. Ce n’est pas un volume comme les autres parce qu’il enrobe l’image. Il est
ainsi en même temps lui-même et au-delà de lui-même. Il est en continuité avec
86 L'intériorité ontologique de l’ombre est une profondeur dans l’image. Une profondeur dans le sens de Merleau-Ponty “La profondeur est le moyen qu’ont les choses de rester nettes, de rester choses, tout en n’étant pas ce que je regarde actuellement. C’est la dimension par exellence du simultané. Sans elle, il n’y aurait pas un monde ou de l’Être, il n’y aurait qu’une zone mobile de netteté qui ne pourrait se porter ici sans quitter tout le reste”, “Le visible et l’invisible”, Gallimard, Paris, 1991. 87
Lire a ce propos J.-C. Lemagny, “L’ombre et le temps, essais sur la photographie comme art ”, Nathan, collection Essais & Recherches, 1992, p. 261. “Pour nous, ses volumes sont à la fois eux-mêmes et au-delà d’eux-mêmes, tant la relation que nous y avons est, et d’une façon incontournable, particulière. (…) La photographie est une étrange invention qui ne nous a pas soumis au monde, mais qui a redoublé, à nos yeux, son altérité celle et du monde - la possibilité de choisir entre un réel qui nous dépasse et un réel qui s’adapterait aux grandes ou petites idées que nous nous en faisons.”
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l’esprit et le corps qui ne sont pas pour le sujet sentant une étendue ordinaire.
“Il y a quelque chose d'aveugle et d'impénétrable dans l’intériorité de l’image
qui rattache à elle-même toute sensation. D’un autre côté, la sensation est
accompagnée d'une espèce de vision qui est comme la métalangue de tout sentir.
L'ouïe, le toucher, le goût et l'odorat dans le sujet sentant voient. Réciproquement,
l’œil du sujet sentant entend, savoure, touche et caresse... Mais il ne sera pas facile de
prétendre que l'ouïe touche ou que le toucher entende: plus on s'éloigne de la vue,
plus les métaphorisations entre les sens deviennent difficiles”.88
L’ombre dans l’image se place à l’intérieur de ce que le sujet sentant voit. La
vision de l’image a une espèce de propriété d’omniclairvoyance où toute perception
s’épuise dans la limite des choses. Aucun mouvement n'a de sens puisque le point de
vue est absolu, en lui-même. Cela signifie qu'aucune vision ne s’arrête ni ne se
retient aux limites du visible. Les bords des deux corps perçus propagent dans
l’espace environnant leur propre texture spatiale. Dans l’infini mouvement virtuel,
ce qui est perçu sur l’image a une stabilité perceptive qui implique que le paysage vu
derrière les deux personnages ne soit qu’une ombre. Une ombre par absence de ce
que le sujet sentant devrait voir. Cette ombre a des espaces qui se meuvent à travers
un noyau obscur. Ces espaces internes ne peuvent pas être pénétrés par le regard
parce qu’ils demeurent dans le visible et libèrent leurs ombres sur toute l’image. La
vision demeure au seuil de l’ouvert, où chaque élément s’offre à la lumière mais tout
88 José Gil, A imagem-nua e as pequenas percepções; estética e metafenomenologia, Relógio d’Água, Lisbonne, 1996, p. 223. "Há qualquer coisa de cego e de impenetrável que prende a si própria toda a sensação. Por outro lado, seja auditiva, olfactiva, gustativa, a sensação é acompanhada por uma espécie de visão que é como a metalíngua de todo o sensorium. O ouvido, o tacto, o gosto, o olfacto veêm. Reciprocamente, o olho escuta, saboreia, toca, acaricia… Mas não será fácil pretender que o ouvido toque ou que o tacto ouça: quanto mais nos afastamos da vista, mais as metaforizações entre os sentidos se tornam difíceis”.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 126
en gardant en elle-même sa part d’obscurité. Le paysage et les deux personnes
photographiées ont une existence double: à l’endroit où elles sont et dans les corps
qui les reflètent. De l’endroit au reflet, il y a une ombre qui se déploie. “Entre le sujet
et l'objet, il y a quelque chose de vide (perceptif) et, en même temps, de plein
(matière/image) qui les relie”.89
L’ombre n’a pas un contour ni un lieu très précis. Elle n’est ni une trace ni un
néant dans cette superficie déterminée. Elle couvre et habite infiniment tout le
visible. Ce qui n’est pas accessible à la vision se cache, comme le font les corps qui
agissent comme des trous noirs dans un univers où l’obscurité n’est pas visible. Cette
ombre que les corps projettent se prolonge à tout. Elle crible tout d’incertitude et de
doutes, parce qu’elle porte l’inconnu dans l’évidence. Elle affecte un indice de cécité
qui ne cesse pas de faire voir une superficie ostensible.
L’instinct atteint sa limite dans le noir. Le noir dans l’image est celui de
l’inscription de l’inconnu. Il est la perception où toute pensée pourra se plier dans
toute ombre insoupçonnable. L’illimité s'installe dans l’espace du visible, que le sujet
sentant voit contre un fond d’absence. L’invisible fuit de la vision du sujet sentant.
Son regard fait corps avec les deux personnes vues, il les intègre dans son
atmosphère. Cela constitue un transfert d’espaces, une topologie spécifique, propre
qui correspond à la transformation de l’objectif photographiée en un espace
esthétique.
Le néant qui existe dans l’image conduit le regard du sujet sentant par des
parcours précis. Il fait voir une présence éloignée, une forme d’absence. Cette forme
provoque une autre forme de présence, celle d’une ambiguïté. Une ambiguïté que,
par le biais de ses signes extérieurs, s’enveloppe d’une atmosphère unique et
89 José Gil, “A imagem-nua e as pequenas percepções; estética e metafenomenologia”, le chapitre “ A sombra branca e o movimento transcendental. Esgueire e equívoco”, Relógio d’Água, Lisbonne, 1996, p. 225.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 127
singulière. Sa forme est une autre, elle se montre, et incarne dans les expressions, les
indices et les mouvements, des deux personnages. La condition pour les voir est au
sein de l'acte de voiler.
L’humain dans cette image est une matière corporelle qui a une chair de
lumière. L’acte imperceptible de la lumière est un cérémonial qui se projette sur les
éléments de l’image. Lorsque cette chair de lumière voile les deux personnes, elle les
transforme en des superficies qui s'exhibent et se reflètent sur le sujet sentant. Ce
reflet ouvre l’espace à cette lumière qui est un territoire de passage entre deux plans:
le passage d’un soi à un autre soi. Il ne s’agit ni de plans ni d’espaces
psychologiques. Il s’agit d’une matière corporelle qui a une chair de lumière. De
cette matière corporelle, l’humain se détourne pour se montrer extérieurement
tandis que le sujet sentant vit une expérience directe, contre un fond absolu et obscur
d'intériorité. L’humain est potentiellement dans un abîme fractalisé et infiniment
inclus, parce qu’il est incessamment prolifique, toujours en train de se diviser, de se
multiplier en d’autres pour renaître et revenir toujours. À partir de ce moment-là, il
peut devenir un corps spatial ou un espace du corps. C’est un corps qui peut
disparaître ou se dissoudre, dans la pure tension qui va du blanc au noir ou vice-
versa. Il a la propriété de se multiplier, et celle de soutenir, dans un même espace-
temps, un arrière-fond en expansion avec des figures qui se dessinent dans un
espace unique. Il est en même temps absolument mobile et immobile parce qu’il se
transforme en un écart absolu. Ainsi le sujet sentant se place face à des espaces et à
des temps relatifs.
La photographie de S. Salgado fait osciller dans son intérieur, pour faire
apparaître à travers elle, des formes qui vont s'instaurer dans une vision plus
profonde. L’ombre devient le moyen où le blanc, le noir et les gris gagnent leur éclat
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 128
et les formes surgissent dans un espace et dans un temps originels. Ceci est un
espace qui se dénude. Le mouvement à travers les passages en gris est celui des
mouvements internes aux formes qu’elles présentent au sujet sentant. Ces formes se
composent parmi les mouvements transcendantaux que le sujet sentant ressent par
l’expérience de l’éthique. Des formes se créent dans l’intimité sans voiles. La
superficie de ces formes se dresse par un espace éclairé, que le temps maintient en
suspens dans le regard du sujet sentant.
Une vérité qui appartient aux images s'installe dans le lever de ses voiles.
Cette superficie, qui s’étale sur tout le visible, est à l’intérieur de l’espace interne du
corps de l’image. Il s’agit d’un intérieur qui se rabat sur l’extérieur, à travers une
transparence qui se retire lentement. Elle ouvre le passage du dedans vers le dehors
et toutes les articulations des espaces internes et externes de l’image au sujet sentant.
Dans cette confrontation, entre l’instinct et l’humain, le sujet sentant touche
un combat qui le remet en face de lui-même et qui, par là, lui restitue la vérité de sa
condition: d’être-là, celui qui regarde. La présence de la fuite dans ces deux
personnages lui demande la présence insistante de son regard et l’épaisseur
rugueuse de la profondeur obscure de sa nature. Dans cette présence, il existe un
noyau d’illisibilité qui ne dévoile pas l’épaisseur infinie du vrai. Dans cette fuite, ce
vrai déborde et résiste. Il engage le sujet sentant à des nouvelles formes de
sensibilités qui transpercent tout l’espace du corps de l’image.
Cette photographie ouvre l’épaisseur mystérieuse du réel et renvoie l’écho de
cette idée de vérité sur le sujet sentant. Elle le jette sur la surface glacée du monde.
Une surface où le sujet sentant sait que rien n’est plus profond que la peau de ce
qu’il voit.
Sur cette image du monde, Sebastião Salgado, maintient l’intégrité visuelle
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 129
des personnes et de la surface de ce qui les entoure. La plénitude des volumes est
restituée par des dégradés d’ombre et de lumière. L’infinie variété des textures est
honorée, et la peau de ce qui est représenté est scrupuleusement respectée.
La fuite de ces deux personnes connaît à la fois la limite et le privilège d’être
réduite à l’unique et à l’instant. Elle est recueillie, suspendue dans sa pure présence
et sa pure visibilité. La distance entre l’instant et la contemplation s’ouvre. Ce que le
sujet sentant voit est la fuite telle qu’elle fut à un instant déterminé. Non seulement
la fuite qui est peut-être finie, mais un court moment de cette présence au monde.
Un moment tel que celui qui a pu vivre celui qui la regardait pendant cette fraction
de seconde. Elle est un point temporel qui peut, par ailleurs, se prolonger à travers la
ligne infinie qui se situe entre le sujet sentant et l’image. Le réel de la fuite de ces
deux personnages laisse sa trace, avec toute la subtilité des textures, de leurs peaux
et de leurs habits, mais aussi avec la lumière préservée d’un point unique dans le
temps. L’écart temporel traversé par cette photographie rappelle au sujet sentant que
même la chose la plus stable, la plus immobile ou la plus solide, ne cesse de vieillir,
de changer, de s’effacer. Il s'agit de la pure constatation de l’existence des êtres dans
un espace isolé, préservé du flux du monde. Ils reposent ainsi en eux-mêmes, fermés
sur leurs secrets et hantés d’une présence mystérieuse. Celui d’un mysticisme sans
Dieu où la nature humaine demeure insoumise dans l’adversité.
Entre l’instinct et l’humain, il existe un lieu qui survit au regard. Ce lieu
comporte des dimensions qui sont comprises selon une liaison avec tous les
filaments qui peuvent exister entre la présence du réel et le réel photographié. Dans
ces dimensions, il existe une pensée imageante, sous l'effet de tensions qui se
confrontent sur l’image présentée. La première est la tension du réel qui n’arrive pas
à exister parce qu’il vit dans la marge et dans les bouts de l’Histoire, de l’histoire du
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 130
monde. Ce bout est une limite que le photographe démontre sans pourtant la
représenter. L’autre tension est celle d'une existence qui n’a pas de réalité tangible
parce que sa chair est une chair de lumière et d’ombre, où les gris s'installent dans
une conformité qui n'appartient pas au monde. Ce monde qui est celui d’un monde
quotidien, formé de réalités qui prennent contact pour joindre et pour toucher, à
travers les doigts et à travers le voir, des concepts qui nous semblent complexes.
La présence du réel apparaît par le biais d'une écriture secrète qui est en
même temps une écriture lucide qui n’a pas de vérité, puisque la vérité n’existe pas
dans des réalités abstraites. Ce qui existe est une proximité de la vérité intime dans
ces deux corps de lumière qui n'ont ni épaisseur ni volume. Il s’agit ainsi d’une
écriture et d’un langage de lumière. À travers cette écriture de lumière, le sujet
sentant se place dans une horizontalité qui se repose sur la verticalité de l’être.
L’horizontalité reposée sur la verticalité de l’être est comprise par une peau où il y a
des mémoires et non pas une mémoire. Cette peau qui est un espace lisse et plat a
des mémoires qui sont des paysages inhabitables. Ces paysages ne peuvent pas se
soutenir, étant donné qu’ils se replient ou progressent, apportent et emmènent avec
soi d’autres images. Elles sont celles d’une errance voilée par la lumière qui les
engendre et les met en rapport.
Ces rapports par les vibrations de la mémoire errante de la peau sont
l'événement où le plus insignifiant mouvement du regard vibre et abandonnent sa
nudité, pour être recouvert par des trames d’ombre et éclairement. La “lucidez” est
ainsi une lumière, lucere .
Dans cette confrontation, l’expérience de l’éthique passe à travers la
transparence et l’opacité. Elle définit la transparence comme une qualité qui existe
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 131
dans ces deux corps et qui laisse passer la lumière. En faisant écran à la lumière, la
matière photographiée sur cette image se manifeste et se livre par des gris qui sont
les plans visuels successifs qui constituent l’image. Entre ces plans, la transparence
est ce qui cache et ce qui reste caché ou ce qui voile et qui demeure voilé. Cette
transparence fait glisser le sujet sentant jusqu’à la frontière qui délimite l’espace
intérieur de l’espace extérieur de l’image. Il s'agit d'une question qui le conduit à
travers un déchirement. Ce déchirement exprime des comportements significatifs
qui appartiennent au regard du sujet sentant. La traversée et le déchirement
cherchent à trouver la frontière de la transparence. Cette frontière comporte en elle
une espèce de transgression: un passage vers un autre côté, où le changement de
positionnement transforme la transparence en un espace de transport et de souci. Ce
passage est un univers avec une vérité propre. Cet univers est régi par des lois
étranges, qui pourtant lui sont propres. Il s’agit d’un univers autre, où les liens et les
affinités spatiales sont bouleversées. C’est un monde singulier qui rend possible le
fléchissement et la perturbation de la loi du reflet et de sa force de transparence.
Quand le regard pénètre dans la transparence de l’image, une perméabilité se
crée. Il rentre dans un indéfini dépourvu de toute matérialité tactile. Il voyage dans
l’espace flou de l’image. La transparence dans l’expérience éthique est un abîme
parce qu’elle est une profondeur. Une profondeur qui, comme la peau du sujet
sentant, a une transparence exacte.
D’un autre côté, lorsque l’opacité de l’image devient la condition du visible,
ces mêmes plans obtiennent une épaisseur où ce qui se présente est en même temps
ce qui fait obstacle. Ces deux corps, de la femme et de l’enfant, annoncent l’existence
d’un autre côté. Le côté que le regard du sujet sentant n'atteint pas. Pour le sujet
sentant, la lumière devient une vérité du sensible. Une vérité qui circule entre les
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 132
interstices des plans d’opacité. L’espace créé à travers les plis du personnage central
est feuilleté et stratifié en d’innombrables couches de visibilité. C’est un espace qui
ne renvoie plus à rien ni ne se développe dans l'immédiat d’une perception qui, par
le biais de la transparence, conférait au regard et à la conscience perceptrice un
pouvoir d’ubiquité. Il est la vérité du sensible révélée “dans la cohérence d’un flux
lumineux qui était celui de la connaissance”.90
Avec l’expérience de l’éthique, la vérité ne se déploie pas devant et pour le
regard du sujet sentant. Elle pénètre dans les contours de l’image, vers le fond de ses
plis. Elle donne un avertissement, elle lui dit qu’il ne peut pas se perdre à l’infini
dans ses déambulations, pour voir la vérité du monde, de façon relative et
fragmentaire.
La visibilité du monde s’exprime par une autre visibilité. Celle du relatif et du
fragmentaire de la condition de l’homme où l’enjeu et l’acte de la perception
changent profondément de nature. Des distances sont abolies par des ubiquités
visuelles. Ces ubiquités nous arrachent à notre temps et à nos alentours, pour nous
faire accéder à l’immédiat d’une perception totale et à d’autres espaces de voisinage
que n’encombrent ni l’épaisseur ni l’opacité de la matière du monde.
Ainsi le sujet sentant devient un dieu immobile et omniscient dans une
métaphysique de la transparence et de l’opacité.
L’opacité apparaît comme une résistance au pouvoir que le sujet sentant a
acquis dans sa façon d’entendre et de voir le lieu où son corps n’est pas. Car
expérimenter est en rupture avec la métaphysique de la transparence et de l’opacité.
La finalité ne se rend plus dans l’ordre de la connaissance mais dans le champ d’un
engagement, d’un combat et d’un mouvement du côté du sujet sentant. L’acte de la
90 La transparence dans l’art du XX siècle, Musée des Beaux-Arts André Malraux, Le Havre, 1995, p. 100.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 133
perception bascule et expérimenter signifie aussi un questionnement dense qui
demande la convocation d’espace-temps et des conjectures qui puissent le rendre
possible.
La lisière de l’expérimentation de l’éthique se situe ainsi sous le visible et sous
l’invisible de l’acte perceptif du sujet sentant. L’invisible peut être la réalité qui n’a
pas encore rencontré les conditions de la visibilité ou alors ce qui se rend visible par
défaut. Et à ce moment, l'apparition de la structure d’un écart ou d’une dérivation
devient possible.
L’expérience de l’éthique séduit par un défilé de mots magiques: ceux de
l’éternité et de l’infinitude. Parce que ce sont des mots qui ne pourraient jamais se
soutenir par une analyse logique, l’expérience se bat dans une tension où les
réflexions agissent et diffusent sur des phénomènes de notre temps.
Dans cette image la présence du réel lutte avec la vérité du présent. Elle lutte à
l’intérieur d’elle-même, un endroit où le sujet sentant est dans un présent perpétuel,
dans une éternité. Il sait que ces deux personnes photographiées sont quelque chose
qui ne vit, qui n’apparaît qu’une fois dans toute l’histoire du monde, comme lui. Il
ressent à travers cette image de l’humain, l’expérience de l’éthique, malgré
l’incohérence du monde dans lequel il ne peut pas trouver des lois nécessaires et
universelles.
L’instant de cette expérience est invisible et imperceptible. Il cherche à
résoudre le drame de l’insoluble qui est dans l’indicible mais pas dans l'ineffable. Il
évoque au sujet sentant quelque chose d’indéfinissable ou de très difficile à définir
conceptuellement, parce qu’il est dans ce qui n’est pas localisable, qui n'est rien et
qui est tout. Cependant, il y a un alphabet et un langage qui se transmettent par des
approximations, des évocations et des suggestions.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 134
L’humain est enveloppé par des choses qui ne sont pas palpables, visibles,
maniables et manipulables. Cela crée chez le sujet sentant des sentiments
ambivalents et contradictoires. Ces sentiments lui font suivre l’inapaisable désir de
savoir qui guide les âmes vers les choses inexistantes.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 135
Le sujet sentant
“Le temps n’est pas seulement le plus insaisissable d’entre les insaisissables
puisqu’il est, en tant que devenir, le contradictoire même de l’être: à peine avons-
nous fait mine de définir le devenir, le devenir est déjà un autre que lui-même: le
devenir est essentiellement instable. Tout ce que l'on en peut dire est encore très
appuyé, trop brusquement marqué pour ne pas immobiliser le temps dans sa
détermination la plus trivialement grammaticale. Avant tout, le temps n’est pas une
chose, res, un ceci ou un cela; il ne répond pas à la question, en quoi consiste-t-il? Il
sert à comparer entre elles les durées commensurables, à les évaluer l’une par
rapport à l’autre, sur une commune échelle, mais il reste muet quant à leur nature
intrinsèque, quant à l’indéchiffrable énigme qu’elle représente”.91
Dans cette image, il y a le mystère du sentiment d'exister. Il y a le désir de
franchir les limites du relatif, de fendre le tissu des apparences, où des vibrations
intimes communiquent entre elles. Il y a une ombre mélancolique qui dérive de la
recherche ontologique, par une “lucidez” ludique. Une diversité qui existe comme
expression dramatique de l’identité.
La pensée dans cette approche de l’éthique est envisagée comme une
sensation qui poursuit, passivement (l'esprit concentré), une activité suprême, celle
du regard du sujet sentant. Elle déambule sans destin et est absorbée par le spectacle
de (l'inexorable) variété des choses. Sans l’existence du passé et du futur de ces deux
personnes, l’espace du corps appartient à tout égard à extériorité de l’image. Sans
une description individuelle de l’image, le langage renvoie à une sphère
91 V. Jankélévitc, dans “Qui suis-je” de Guy Suares, La manufacture, Paris, p. 129.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 136
d’abstraction où il comprend les choses avec les yeux et non pas avec la pensée. Le
sujet sentant se libère du poids des produits d'une raison millénaire: un
apprentissage à désapprendre…
Il existe une perturbation dans tout ce qui existe (et dans tout être) qui se
traduit par une illusion de l’espace et du temps. La mort successive de tous les
instants. Une absence qui perturbe et qui, parfois, tourmente dans le sens que Pessoa
donne à ces sensations: remémorer, ce n'est pas revivre, c'est juste vérifier avec
douleur que nous avons été autre chose, dont il nous est permis de récupérer la
réalité essentielle. Nous venons de l'ombre et nous allons vers l'ombre. Seul le
présent est à nous, mais qu'est-ce que le présent sinon la ligne idéale qui sépare le
passé du futur? Ainsi la vie entière est fragmentaire, la personnalité une illusion,
nous ne pouvons pas appréhender en nous une constante qui nous identifie.
Le sujet sentant est juste ce qu’il veut être, ou mieux, l'intervalle entre ce qu’il
voudrait être et ce que les autres ont fait de lui, la personnalité sociale ou le
personnage, qu’il assume par convention. Mieux encore, “la moitié de cet intervalle,
car il y a aussi de la vie.”92 Cette vie obscure qui va seule, impénétrable à
l'intelligence... L’impraticable communication avec la réalité profonde qui est faite
entre le je/moi conscient et le je/moi fluide.
Par le langage, le sujet sentant prétend ancrer, donner de la cohérence à ce
qu’il est dans le temps. Il vit le sentir (le ressentir) à travers l’imagination, en fonction
de l’image. Le sujet sentant se contemple et devient spectateur de lui-même, il
s’éloigne de lui-même pour se raconter à lui-même. À travers une sincérité, dans un
absolu, il présuppose une communication avec la réalité intime de l’image, laquelle
appréhende sa propre durée à travers une intuition. Il a l’existence d’un moi profond
92 Jacinto Prado Coelho, “Diversidade e Unidade em Fernando Pessoa”, Verbo (10ª edição), Lisbonne, p. 89.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 137
qui se définit par autre chose. Ce qui confond la “lucidez” et la sincérité dans ce qu’il
sent. Il reste ainsi dans une résistance qui peut être proche d’une “lucidez”. Celle qui
n’est pas liée à la sincérité humaine conventionnelle et celle qui renonce à l'austère
sincérité humaine, pour pouvoir rester dans le sentir de l’imagination.
Par l'intelligence, le sujet sentant s'éveille à une existence où l'être est un objet
de connaissance. Son usage intensif et persistant peut parfois vider les choses de leur
réalité. Il renvoie au néant comme un instrument de destruction qui suscite la
douleur de l’ignorance universelle.
C’est dans le renfermement du moi vers le soi que la “lucidez” déshumanise
l’humain, et que l’homme ne se sent plus comme un homme mais comme un sujet
qui sent. Il s'agit d'un procès qui se construit par le dédoublement du “Je” et qui a
lieu dans le “Je”.
La“lucidez” dans le sujet sentant intervient dans l’expérience de l’éthique. Elle
intervient pour détruire la pensée, qui cache un temps et un espace à l'intérieur de
l’être. La dissolution du moi se fait. Elle se fait hors des critères et des règles réelles
ou sentimentales de la vie. L’être devient isolé dans son âme, et il la mutile à travers
une recherche de l’absolu qui contrarie tout, systématiquement et avec ironie. L’être
et le moi se soumettent à la puissance de l’imagination en présence de l’expérience
éthique. L’expérience place le mystère devant le sujet sentant. Il lui injecte la peur
ancestrale de ce que l'homme ne connaît pas. Ce fait est définitif, irrémédiable parce
que le sujet sentant ne retournera plus jamais à l’endroit d’où il est parti - l’endroit
sera déjà un autre et le sujet sentant sera déjà un autre. La photographie est appuyée
sur une idée qui imprime la magie des visions et l’indécision des sentiments. Tout
cela dans une peau bidimensionnelle.
Pour ceux qui sont venus après la mort de Dieu et qui sont poursuivis par Son
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 138
ombre, souffrant de la nostalgie du père, il n’y aura plus la distinction entre réalité et
apparence, entre vérité et mensonge. Le sujet sentant se libère et il exerce des
virtualités à intérieur des vérités qu’il ne faut pas conjuguer par la mystérieuse force
de pesanteur du seul fait d'exister. Les réalités les plus profondes se suivent et
échappent comme l’ombre d’un corps, où il faut les cueillir dans toutes les façon du
sentir.
Y a-t-il, sur cette image, une cohérence conceptuelle importante pour la
définition de l’expérience de l’éthique?
La cohérence conceptuelle dans ce travail est manifestée par l’intériorité de ce
que le sujet sentant voit. Elle est envisagée comme le lieu de la conscience de soi.
Parce que S. Salgado témoigne sur ce qu’il voit et aborde le réel en profondeur.
Photographier devient pour lui un principe de vie. Il veut vraiment montrer quelque
chose, photographier l’époque où nous vivons: “je ne prétends pas réaliser des
photos artistiques ou qui reflètent ma vie intérieure, mais des photos qui tentent de
saisir la réalité du monde dans lequel nous vivons (…) Le temps joue un rôle
primordial, il faut savoir passer, prendre et donner son temps, si l’on veut cesser de
juger”93.
Sebastião Salgado est un photographe pris par un phénomène qui se
développe et auquel il participe, suivant une courbe qui, à un moment donné, atteint
un point d’intensité. Il photographie sans trahir: il expose la présence du réel où des
hommes et des femmes y sont avec toute leur dignité. Ses images presque mystiques
transmettent sa réflexion, sa prise de conscience et son émotion. En même temps, il
évite les pièges du spectaculaire ainsi que ceux du moralisme. Il avertit le sujet
93 Une interview de Sebastão Salgado dans le Journal “Diário de Notícias”, Lisbonne, samedi 14 novembre 1998, n° 103, p14.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 139
sentant qu’il ne peut pas juger des images qui portent préjudice. Elles nous
apportent la dignité et non pas le misérabilisme des gens qui vit. “Les réalités les
plus insoutenables doivent être approchées de la façon la plus douce, avec la
meilleure composition, la lumière la plus belle, de manière à entraîner les gens dans
l’image pour qu’ils comprennent que ces êtres qu’ils regardent et qui souffrent sont
des gens comme eux (.…) Alors que des photos chocs sont tellement brutales que
personne ne pourrait jamais imaginer que cela puisse lui arriver”.94
Dans ses images, il y a un sens éblouissant de la composition qui ne se
contente pas d’être un témoin extérieur. Certaines d’entre elles acquièrent une portée
quasi biblique. Chaque fois qu’il a une opportunité, il insiste sur le fait qu’il s’agit de
traiter les situations atroces et les endroits sordides avec une lumière et avec une
composition qui permettent de représenter l’homme de la meilleure forme possible.
“Le drame ne se joue pas en une minute ou dans le temps d’un déclic. Il dure
pendant toute une journée, un mois et pendant des années s’il en a besoin pour
réaliser son travail. Pendant lesquelles la vie est fantastique et splendide.
Mais on a développé un concept terrible qui est celui de l’immédiat et avec la
télévision celui de l’hyper-l’immédiat lorsque l'on parle de la famine ou de la mort,
on montre la mort instantanée et je ne crois pas que l’on en ait le droit”.95
La cohérence conceptuelle importante de l’expérience de l’éthique réside dans
cette intensité du regard en noir et blanc qui confère à la réalité une dimension
visuelle et la rend presque irréelle. “Ne pas croire que la photographie prend des
images, ce sont les gens qui nous les donnent. Etre un ancien voyageur qui va de
94 Entretien publié dans “Le Monde” daté du samedi 18 octobre 1986 à l’occasion de l’exposition de Sebastião Salgado “ Autres Amériques”, dans le cadre du Mois de la Photo 1986. 95Entretien publié dans “Le Monde” daté du samedi 18 octobre 1986 à l’occasion de l’exposition de Sebastião Salgado “ Autres Amériques”, dans le cadre du Mois de la Photo 1986.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 140
ville en ville pour raconter, et mener d'un lieu à l'autre, des histoires du monde”.96
Dans toutes les circonstances de la vie, tout ce que nous faisons est
irréversible. Dans la vie de tous les jours, aucun instant ne ressemble à aucun autre.
Un moment diffère toujours d’un autre par un détail insignifiant. Il y a toujours un
détail qui fait qu’aucun moment ne ressemble à aucun autre. “Il existe la répétition
qui malgré tout est une surprise dans l’identique. La répétition est toujours la même
et toujours autre; c'est une répétition dans l’altérité; comme si c’était une première
qui n’est pas une première fois, mais qui est comme une première; comme une
première fois qui est aussi et en même temps une dernière fois”.97 La nostalgie n’est
pas liée au lieu ou au paysage, elle est liée au fait d’avoir été, elle est liée à la passéité
du passé. Le simple fait d’avoir été peut suffire pour que le temps offre le charme
des choses qui n’ont jamais été.
Classer le temps dans cette expérience est le classer comme quelque chose qui
est capable de connaître l’instant et le charme du présent. Il cherche une extrême
pudeur dans cette image qui est dans le désir de cacher, de ne pas exprimer
entièrement ce que le sujet sentant éprouve: un secret.
Dans ce travail, chercher une profondeur est aussi chercher un temps. Un
temps qui puisse nous réconcilier avec nous-mêmes et nous permettre de récupérer
le plaisir comme élément fondamental de la vie. Donner la permission et le droit
d’aimer ce que l'on admire. Pouvoir s’engager réellement, pas seulement en paroles,
non par des discours mais par des actions.
Dans l’expérience de l’éthique il existe un espace extérieur à l’expérience. Cet
espace est celui où l’homme se meut. Il est l’annonciateur des ruptures et des
96 V. Jankelevitch, dans “Qui suis-je” de Guy SUARES, La manufacture, Paris. 97 V. Jankélévitch, dans “Qui suis-je” de Guy SUARES, La manufacture, Paris, p. 85.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 141
effacements de notre temps.98
Cet espace émiette le sujet sentant, le distribue et le disperse
systématiquement. Il conteste l’identité du sujet sentant. Il le dissipe et le fait aller
d’un côté et d'autre. Il transforme le sujet sentant en un nomade, fait d’inviduations
ou de “singularités pré-individuelles”.99 Avec les technologies modernes des
ruptures s’opèrent dans cet espace extérieur à l’expérience de l’éthique. En
particulier, des mutations qui contribuent à faire progresser le savoir et la
communication. Ainsi le nomade dans cet espace extérieur crée des mutations du
temps.100
Dans cet espace extérieur à l’expérience de l’éthique, l’image devient
prolifique. Elle se multiplie en formant des multitudes de plus en plus diverses. La
somptuosité d’un univers de réseaux en expansion et davantage connectable,
véhicule les images et les messages liés. Elles doublent la réalité matérielle et
imposent une réalité toujours plus dense et plus englobante. Elles transmettent au
réel une vie en double et rendent plus confuses ses frontières et les frontières,
jusqu’alors reconnues. L'opposition des évaluations devient brutale: d’un côté,
l’affirmation d’un enrichissement, de l'autre, la dénonciation d’une perte
d'authenticité se révèle par la présence des pseudos et par le jeu des apparences.
98 Claude Levi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962. 99 Voir Gilles Deleuze dans son ouvrage “Le pli-Leibniz et le Baroque”, Minuit, Paris, 1988, Chapitre 5 “Singularité pré-individuelle et l’individu”. 100 Une cohérence s’impose: le nouveau savoir expulse la rhétorique; le technique prévaut sur le politique; l’expansion économique a la fonction d’un calmant dans la mesure où elle engendre la satisfaction consumériste. Mais l’imprévu crée la déchirure: à l’homme statistique, défini par le nombre, à l’homme déterminé par les relations de structures, d’organisation ou de système, s'oppose l’homme revendicateur de la qualité, de l’intensité, du droit à l’imagination et à la singularité. La reconnaissance des limites, au repli individualiste: la culture du narcissisme, à la valorisation de l'instant et du micro-local. Déconstruire tous les accommodements, au refus des dogmes et des affirmations de sens, nous semble aujourd’huit important . Des compensations restent recherchées comme celles des nouvelles religiosités et d’une sorte de paganisme au quotidien, de la consommation de produits culturels rapidement renouvelés. Le voyage et l’errance, de la redécouverte partiellement mythifiée, engendrant un mythe-écologie.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 142
Sous ce dernier aspect, l’époque est vue comme celle de la simulation, des
simulacres, d’une hyperproduction où tout s’annule. Le propre réel nous apparaît
comme un grand corps inutile. Celui-ci est le passage à la limite, un effondrement où
l’homme lui-même devient une image mouvante qui s’achemine vers le peu de
réalité qui lui reste, celle des visions du monde.
Tout bouge dans tous les sens. Faisant de ce temps celui des ruptures dans
lequelles il y a l’irruption du nouveau, des tensions des contradictions et des
incertitudes. La vérité se fragmente, la science et la technique s'idéologisent et la
figure de l’homme n’est plus qu’une image bougée, au sens photographique du
terme. Sans définition mythique, métaphysique, positive et même culturelle de large
acceptation, l’homme devient un être historique mal identifié. L’indifférence, le
mépris et la violence, à leur tour peuvent l’attaquer à frais plus réduits. Selon
Baudrillard, l’inquiétude et la peur rendent l’homme plus passif, et la puissance
technicienne le rend façonnable. La barbarie fardée deviendrait ainsi son avenir,
dans un monde où la création cède la place à l’ennui, le sacré à l’angoisse,
l’éducation à la programmation des individus. Le monde deviendrait un endroit où
la culture s’atrophie alors que la science s’hypertrophie, où le sensible dépérit et où
l’énergie de la vie trouve mal son emploi.
Des enveloppes successives creusent des individualités en l’homme. Il existe à
travers ces individualités, des fantômes et des rôles sociaux, et non point une
subjectivité pleine. Ces enveloppes restent loin d’être une création originale qui
suppose des structures traditionnelles. Elle reste dans le vouloir d’une
personnalisation éthique, où l’individu moderne est imagé de séduction, illusion
vide et particule liée à la culture de masse. Le monde qui fait part de l’espace
extérieur à l’expérience éthique est celui de la séduction, de la communication, où le
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 143
narcissisme devient un thème central de la culture sociale et où le moi se dilate et
déborde.
Nous constatons que l’espace public du sujet sentant est vidé de sa substance
par une saturation d’informations privées d’une certaine façon de sens.101 Le moi
dans cet espace est dépourvu de forme et d’unité. Il devient ainsi un rien, un
ensemble fluide, sans repères, avec une allure de bulle d’air ou de bulle de gaz qui
fuit dans l’indifférence pure. De cette façon, le moi devient un espace flottant: c’est sa
nouvelle forme. C’est la dissolution du moi qui opère et qui permet la dévalorisation
d’une discipline austère au bénéfice du culte du désir et de son accomplissement
immédiat. Et tout se passe comme s’il sagissait de porter à son point ultime le
diagnostic de Nietzsche sur la tendance moderne à favoriser la “faiblesse de
volonté”, soit l’anarchie des impulsions ou tendances, et corrélativement, la perte
d’un centre de gravité hiérarchisant le tout102 .
Nous assistons à l'émiettement du moi, traversé de messages, étourdi et
capable de marcher en mouvement, selon une expérimentation à la fois
systématique, vertigineuse et brusque. Le moi existe virtuellement dans le sujet
sentant et lui donne une réalité fictive.
101 Voir l’article de G. BALANDIER, "Magazine Littéraire", n°239-240, mars 1987, pp. 25-26. 102 Gilles LIPOVETSKY, “L’ère du vide”, Gallimard, Paris, 1983.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 144
La frontière
Au cours de cette confrontation, la présence du réel suscite cette question. Est-
ce que l’expérience de l’éthique pourrait se délivrer par un langage de transcriptions,
de témoignages et d’allégories, où chaque partie serrait une métaphore du tout?
En premier, il nous semble qu’il s’agit d’un langage qui offre de l’intérieur de
l’image vers son extérieur. Dans le mouvement de ce langage, un autre mouvement
se déploie. C’est celui où l’homme s’expulse de l’humain pour se laisser voir dans sa
fragilité et dans sa faible existence qui existe en profondeur.
Il s’agit d’une frontière transpercée par l’image. Cette frontière abrite la
“lucidez”. Il s’agit d’une “lucidez” qui ne peut pas être confondue avec la sincérité. La
frontière est un instant de la matérialité du monde dénudé et arraché au temps. Un
langage témoigne pour révéler une espèce de responsabilité visuelle et susciter un
réservoir ininterrompu d’instants signifiants. Un souffle traverse l’extension de cette
frontière qui, de lieu en lieu, s'interroge sur la place de l’homme dans ce processus.
La frontière se meut dans un va-et-vient entre deux espaces, celui de son
intérieur et celui de son extérieur. Ces deux espaces contiennent une puissance. Une
puissance qui retient une profondeur abyssale d’où le sujet sentant peut extraire des
densités d’espace et de temps qui renversent les rôles face à la matérialité du monde
et change le sujet sentant en ombre.103
La frontière est une limite qui porte en elle une densité. Le lieu de cette
frontière a en lui des indications et des orientations à travers la défaite des absolus
sécurisants. En tout cas, dans ce lieu, il existe une sagesse immanente qui se définit 103 Voir SusanSontag, "La photographie, (traduit de l’américain par Gérard-Henri Durand et Guy Durand), Seuil, Paris, p. 197.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 145
par des exercices spirituels reliés à ce qui est présent, à tout l’univers et aux êtres qui
le forment. Cependant cette sagesse immanente se trouve dans une immanence
tragique où le réel est sans double. Un discours métaphysique la désigne dans sa
structure comme une opération de duplication du monde par laquelle se révèle un
autre réel. Un autre monde au-delà de la limite confère un autre sens et une autre
réalité à son univers individuel.
Cette frontière contient une réalité de l’image qui renferme en elle une
existence ambiguë. L’existence ambiguë se trouve à travers la présence de volumes
sous la lumière. Dans cette frontière, la lumière est la seule dimension du visible. Elle
devient l’objet paradoxal de l’expérience éthique et même un objet métaphysique par
excellence: cet être qui est là, sans être là. L’existence ambiguë perturbe tout- le
temps, l’espace, l’identité, jusqu'à la vérité même de cet endroit frontière. Elle est
quelque chose de fragile, parce qu’elle s’élabore à travers le sujet sentant.
En même temps c’est une expérience inépuisable parce qu’à chaque fois elle
renouvelle les métamorphoses de la présence du réel... “[D]ans la réalité nous
cherchons les objets à travers l’espace, qui n’est qu’intermédiaire, passage et moyen.
Dans l’œuvre d’art, les objets et les gens sont sentis comme engendrant un espace
qui est le seul véritable sujet de l’œuvre. Que voyons-nous? Quelle est notre
véritable image du monde? (Le contour d’une sphère qui se meut sans cesse en
hauteur, en largeur et en profondeur) où les choses apparaissent dans une brume
indéfinie, par les bords comme par le fond, comme dans l’extrême proximité. Nous
ne voyons pas ce que nous regardons, le monde objectif et solide, où les lignes
courbes, sur notre rétine, sont constamment redressées par les rotations incessantes
de nos yeux et par les déplacements de notre corps; où les masses floues du proche
et du lointain sont sculptées en volumes durs, lisses, évidents, par l’accommodation
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 146
trépidante de notre cristallin”.104
Enregistrer parfois une surface plate et sans aucune profondeur, c’est
enregistrer une matière qui est aussi un espace, une épaisseur qui apparaît comme
telle, “Même si l'on n’en voit que la surface, il y a toujours l’affleurement d’une
épaisseur qui nous apprend que l’espace peut être pensé soit comme ce qui sépare
soit comme ce qui relie. Entre la vérité de ce que l’on voit, et qui n’est qu’illusion, et
la vérité du réel inaccessible nous ne sommes pas coincés sans recours. Le
mouvement même de notre quête errante y creuse notre espace de liberté”.105
La frontière est le seul point où l’expérience de l’éthique est poussée à
l’extrême du possible106 dans cette confrontation qui se passe entre l’humain et
l’instinct. Elle se place dans la présence du réel arrachée au réel. Cette frontière est
un lieu limite qui a le comportement d’un noyau duquel tout les mouvements de
l’image sortent en suivant des chemins dans des différentes directions. Les
différentes directions forment des filets qui ont une mobilité aérienne qui se tient en
suspens. Ceci est aussi un point fictif qui correspond à un temps inexprimable et
surabondant de l’histoire de l’homme et de l'affirmation d’un sujet unificateur. Dans
ce point, il y a des intervalles de réalité qui appartiennent à une carte où le réel n'est
qu'un prétexte de passage et ne sert qu'à signaler un désir imageant. Ce point a des
ruptures avec le réel. Il est saisi par des regards pénétrants et tranchants. Cela
constitue des ruptures dans l’univers de l’image, parce qu’il donne au regard et à sa
lecture une façon scintillante et fulgurante de saisir ce qui n’y existait pas.
104 Jean-Claude Lemagny, “L’ombre et le temps, essais sur la photographie comme art”, Nathan, collection Essais & Recherches, Paris, 1992, p. 160. 105 J.-C.Lemagny, “L’ombre et le temps, essais sur la photographie comme art”, Nathan, collection Essais & Recherches, Paris, 1992, p. 164. 106 Une définition prise à George Bataille dans son livre “L’expérience intérieure”, Gallimard, p.52 “par définition, l’extrême du possible est ce point où, malgré la position inintelligile pour lui qu’il a dans l’être, un homme, s’étant dépouillé de leurre et de crainte, s’avance si loin qu’on ne puisse concevoir une possibilité d’aller plus loin”.
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Simplement parce que ce point n'avait pas le pouvoir de se faire voir.
En regardant l’image, elle a une force où les lieux communs vacillent et
l’histoire se dérobe. Tous les morceaux abandonnés par le regard sont reconstruits en
des mémoires et insistent sur cette disparition. Il n’y a pas dans l’image des réponses
historiques efficaces puisque la mémoire est celle du blanc, du néant où les figures se
découpent réellement ou virtuellement. Il y a l'ambiguïté qui existe dans une
dissipation de l’histoire et dans une présence de l'inconnu de ces mémoires. Un
inconnu qui lui enlève son illusoire autonomie.
Une divergence se crée entre le réel et la présence du réel. Il y a une séparation
entre le réel qui s’épuise en lui-même et le dépliage de figures et de mémoires
internes à la présence du réel. Le regard du sujet sentant dans sa proximité avec
cette limite qu’est la frontière, se présente comme un éclat entre deux obscurités. Un
éclat qui se libère momentanément de l'angoisse une fois promise . Métamorphose
que la description du monde “tel qu'il est” n'accomplit pas. Il s'agit d'essayer la
description du monde “tel qu'on le désire et le craint”.107
La démultiplication créée par le représentable de ce point, sur cette
photographie s'oppose à la représentation. En effet, la photographie n’est ni associée
ni dépendante d’une perception de la réalité dont les normes sont rigides et fixes
comme le sont celles de la diachronie et de l’obéissance à des principes minimaux de
rationalité, comme celui de l’identité. Il n’y a pas une négation absolue de la
représentation dans cette frontière, mais elle la traverse de mort. Elle se met en face
de l’autre, le photographié avec une vérité relative, celle dont elle peut se servir à
107 FilomenaMolder, “O caos e a ordem”, communication lors d’un colloque à la Fundação Calouste Gulbenkian, 1994. ["Na sua proximidade com a morte, tal como os mistérios do sangue e do sexo, a obra de arte apresenta-se como um brilho entre duas escuridões, libertando-se momentaneamente da angustia, uma vez prometida. Metamorfose que a descrição do mundo como ele é não cumpre. Trata-se de tentar a descrição do mundo como se deseja e se teme."]
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 148
chaque moment photographié, sans rien n’y ajouter qui appartienne à ce moment.
Elle crée des rapports de fécondité entre ce qu’est la photographie et ce qui est
photographié. Elle rend ainsi possible la captation de l'humain en train d'être dans sa
perturbation, dans sa métamorphose et dans sa transformation.
Sur cette frontière, seul le regard peut se promener comme une métaphore. Il
ne suit jamais un tracé déterminé a priori, mais il suit par fluctuation des lignes de
force qui ne sont pas nécessairement visibles. Il s’agit d’une métaphore qui se
poursuit et se cherche dans l’atmosphère de l’image. L’œil du sujet sentant erre en
suivant les mouvements des paysages internes qu’il traverse. Il ne suit pas des lignes
visibles dans l’espace de ce qui est représenté. Il erre dans la lumière, dans l’aller-
retour de la lumière qui glisse, qui se retire, qui vacille et se casse, qui se multiplie et
recommence après une ombre ou un noir mobile. Ce mouvement n’est pas le
mouvement d’un mobile dans son champ de vision, il est lui-même le mobile, et le
champ, qui avec l’espace de la présence du réel, se diffuse, se dilate et s’étend. Le
regard devient sentant, il avale, incorpore et intègre en lui le champ de vision
comme une atmosphère parce qu’il est lui-même atmosphère. Il ne s'agit pas
seulement de recevoir des stimuli, mais de créer en lui une présurface d'inscription,
sur laquelle les stimuli photographiés s’inscrivent. Cette frontière se fait par le biais
d'une métamorphose et d'une perturbation où le sujet sentant se délie brusquement
de son espace de perception et s'installe dans un nouvel espace: l’espace de
l’imagination. Cet espace a en lui une dimension poétique. Il accueille cette
dimension d’un echo émouvant et imageant de ses pensés. Son espace de vision se
transforme en espace de regard. Il s’agit d’exister pour d’une métamorphose en
matière. Cet espace de la présence du réel est un espace intérieur qui devient espace
esthétique.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 149
Ainsi la photographie passe par un néant pour qu’elle ne devienne pas la
copie du monde mais sa métamorphose. Elle a une plasticité photographique qui
implique des creux vides dans la texture de la présence du réel. L’apparence des
volumes sur la photographie ne laisse pas voir son intérieur. Cet intérieur qui est
une plénitude dans la mesure où c’est un pli qui contient un néant particulier sans
être absence de matière. C’est à travers cette plénitude que la présence du réel
s’abrite et laisse voir.
Cette frontière cherche aussi l’intériorité de la présence du réel. Cela implique
de la trouver dans la superficie de l’image. Elle s’exprime dans tout le corps de
l’image. Elle annonce le don de l’ubiquité108 de l’esprit. Selon José Gil, l’ubiquité
dans l’image se présente par la couverture totale de l’espace par l’esprit. Elle
représente une invocation à un endroit autre qui n’est pas dans l’espace. Ceci se
retrouve incessamment signalé par l’évidence de petites perceptions. D’une autre
façon, la non-présence de l’intérieur crée l’instabilité des limites, l'indéfinition de ses
contours et l’indécision des formes.
L’image photographiée par S. Salgado nous semble un morceau arraché à
l’existence de ces personnes. Dans ce morceau, il existe une torsion entre l’intérieur
et l’extérieur de l’image qui est presque impossible à soutenir. C’est au niveau de
l’imagination du sensible que cette torsion se situe et dans les rêves de la matière qui
restent. L’ombre reste dans la trace inversée de la lumière. Cette torsion entre
l’extérieur et l’intérieur apparaît à travers un corps d’ombre presque impossible à
saisir. L’ombre se voit, sans que le sujet sentant puisse la toucher. Elle se présente au
sujet sentant sans odeur. Le sujet sentant regarde l’ombre de la chose photographiée
et signale que cette chose elle-même, dans sa matérialité, n’est pas là, qu’il ne
108 Je renvoie à José Gil dans son livre, “A imagem-nua e as pequenas percepções; estética e metafenomenologia”, Relógio d’Água, Lisbonne, 1996, dans le chapitre: “Profundidade e ubiquidade. A lentidão”.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 150
subsiste que son apparence. Cette ombre s’oppose à la matière et à la présence sans
lequelles rien n'apparaîtrait vu qu'il n’y a pas de lumière sans ombre et que l’ombre
est le relais du visuel. C’est une représentation par l'ombre qui n’est qu’illusion et
qui n’est que manque de lumière. Ce morceau arraché à l’existence est un volume
qui se révèle là où il bascule dans l’inconnu.
Dans la frontière une autre dialectique aussi profonde que celle de la lumière
se creuse. C’est celle de la vue et du toucher vis à vis du sujet sentant. Le regard du
sujet sentant qui garde ses distances, se manifeste par l'interception de la lumière. Et
c'est à travers cette distance que le regard du sujet sentant s’oppose au toucher. C’est
la présence du réel purement visuelle, qui n’a pas de mains. La distance interdit au
sujet sentant de manier la réalité, de la modeler et de la façonner. Pour la manier, il
l’inscrit dans les instants, dans les mouvements d’ombre et de lumière qui saisissent
les empreintes à distance. Les empreintes impressionnent, touchent les sens de la
vue et du voir. Elles touchent la lumière. Elles sont la réflexion intemporelle sur les
surfaces dont la vérité touche des volumes et capte des reflets. Il s’agit aussi d’une
méditation sur la durée et l’intériorité opaque des formes dans la présence du réel.
La lumière se laisse transmuer en matière, non pas pour donner des impressions, ou
pour éclairer, mais pour être de la lumière condensée sur elle-même. Les formes
dans la présence du réel sont des bulles de lumière concentrées sur elles-mêmes.
Le sujet sentant dans cette photographie touche à des extrémités où des
moments intimes s'arrêtent sur leur propre résidu pur et sombre. À cette limite qui
est aussi une frontière, il ne reste plus qu'un geste de présentation replié sur lui-
même comme une visibilité idéale sans autre contenu que celui de sa propre lumière.
Le sujet sentant veut souvent rester dans un désir ou dans une volonté de sens tout
en oubliant que les structures de l’”image éthique” ont une structure de fuite et de
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 151
perte où le sens désiré perd, peu à peu, tout son sang. De cette façon, un désir
demeure métaphysique. La présence du réel s'épuise et se consume. Elle se retire en
tant que fantôme ou fantasme de l’idée destinée à s'évanouir dans sa propre
présence idéale. Elles se retire en tant qu'“image de”, image de quelque chose ou de
quelqu'un qui ne serait pas une image. Elle s'efface comme un simulacre ou comme
un visage de l'être, une empreinte d'un modèle ou comme une expression d'un
inimaginable. Il ne s’agit pas des proliférations de vues. Il s’agit des vestiges où la
présence du vestige a son reste, a son frayage de présence. Un vestige qui ne se laisse
pas effacer sur sa propre trace ou sur son propre passage. Il est devenu un vestige
sans Dieu109. La présentation de l'idée est l’endroit qui demande au sujet sentant une
identification possible avec ce qui s'expose. Il y a la demande d’un sens dans
l’homme mais pas n'importe comment. Probablement, un vestige de l’être dans
l’homme, une recherche sensible dans laquelle ou par laquelle l'image s'efface et se
retire.
Sur cette frontière, la peau de la présence du réel qui s'expose est une face.
C’est une surface dissimulée du corps de l’“image éthique” qui s’expose. Dans
l'ordre du plat et de l'aplat, l'étendue horizontale de l’image n’a pas de référence à la
verticale tendue du sujet sentant. Elle est pour lui une touche du réel qui se
transforme. Il ne s'agit pas d'une présentation ni d'une représentation, il s'agit d'un
passage, le “s'en-aller” de toute venue à la présence.
Cette touche n'identifie pas, elle demeure dans le reste d'un passage qui
appartient à ces deux personnes. Le reste de ce passage s'appelle exister. Il est l'être
passant de l'être même. Dans la venue et dans le départ de ces deux personnages et
109 Un vestige sans Dieu est une trace où il existe une intimité entre l’humain et le divin. Voir Maria Zambrano “O Homem e o divino”, premier Chapitre: “Deus morreu” ; “O delírio do super-homem”; Relógio d’Água, Lisbonne, 1995.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 152
dans sa succession temporelle, il y a le dépassement des limites que l’espace inflige.
Celui dans l'écartement, dans le rythme et dans l'évanouissement de l'être.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 153
1.2- Les morphologies de l’expérience éthique dans l’œuvre d’Helena Almeida
“Ainsi à partir de 1980/81, Helena Almeida commence à utiliser le noir comme
exorcisme de la catastrofe, du deuil. Comme conquête de la liberté, de la joie- au delà
de la mort-du-corps”.110
Souvent, l'homme apparaît comme un criminel qui va à la recherche d'un
crime unique qui devrait le calmer et le réaliser dans sa nature. Il va à la recherche de
son crime, qui consistait à tuer la semence de Dieu, la parole, la lumière, son futur
infini. "Dieu est mort" est le cri né des profondeurs où le crime se crée. Un crime,
comme tout autre, qui est né des entrailles. Celui-ci ayant été pourtant né des
entrailles de la vérité ultime de la condition humaine. Une limite de la condition
humaine, probablement comprise comme un délire humain et seulement humain, est
acceptée comme le plus terrible des cauchemars nés des entrailles humaines. La
tragédie montre, sous une lumière sombre, le besoin de ce crime et celui du sacrifice.
Comme si ce dernier était la forme initiale, sacrée du crime ou un sacrifice mené ou
gardé dans les limites de l'humain, et rien d'autre.
La fatalité du crime, la manifestation de la destinée qui aveugle quand l'on
veut ne plus voir, accomplit rituellement le centre de la tragédie. La tragédie même,
est le lieu où Dieu fut mort. Tout criminel amène quelque fatalité, un résidu sacré, un
reste de sacrifice et de tragédie. Parce qu’il s’agit d’un crime qui tue le divin qui
s'offre à lui et qui lui résiste, dans une sorte de vertige, de tentative ultime pour le
submerger définitivement dans son sein. Ce crime profère un cri où il y a une mort,
110 Texte d’Ernesto de Sousa dans le catalogue “Helena Almeida Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”, Fondation Serralves, Porto, 1995. Traduit en français par Jean Pièrre Léger.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 154
pour y absorber Dieu en soi. Pour communier dans la mort de manière absolue, il
cesse d'avoir cette différence entre la vie divine et la nôtre. La mort de Dieu est ainsi,
enterrée dans nos entrailles humaines. L'être devient l’abîme et nous ne retombons
pas dans le rien mais dans l'infernal labyrinthe de nos entrailles. Car tout, dans
l'humain, peut être anéanti: la conscience, la pensée et toute idée et même sa propre
âme, cet espace médiateur vivant, peut se replier sur soi-même et donner l'illusion
d'un anéantissement total.
Le travail “Noir Aigu” d’Helena Almeida sur lequel nous avons fondé
l’expérience de l’éthique, nous a replacé à travers cette expérience dans un aspect qui
concerne l’Homme. Dans sa recherche picturale d’Helena Almeida, “Noir Aigu”,
l’obscurité palpite et nous accueille, là, où il faudra renaître. Etre dans soi-même, se
dévorer, dans un amour tourné contre soi-même. Dieu a pu mourir, nous l’avons pu
tuer, mais seulement en nous, en même temps que nous le faisons faire descendre à
notre enfer, à nos entrailles où l'amour naît.
Rêver dans cette œuvre d’Helena Almeida a été la forme la plus ténue d’un
délire. Le délire111 de devenir Dieu (la déification), de parvenir à être divin, le plus
profond. L'être pour elle, ne fut probablement jamais une question mais toujours une
réponse. Dans l'être, l'homme semble exister, il semble avoir enfin trouvé sa place.
Un lieu exact, être dans une profondeur noire. Il se dispose à vivre à partir de ce lieu
dans une solitude délimitée, où rien ne peut plus se mélanger. C’est à cet endroit que
l'esprit surgit. Ce lieu de l'être qui est humain, est une enceinte propre, exclusive,
parce qu’il est aussi le lieu où l'homme échappe au monde des entrailles. Dans ce
lieu rien n'est énigmatique, la clarté détruit l'énigmatique. Mais l’être suit sa
croissance maximale jusqu'à une limite: le divin est défié. Un horizon ultime
111 Le délire est un dieu sombre, donc un roi sans substance qui s’offre sans masque ni musicalité. Il se donne comme la spacialité se donne aux corps, la visibilité aux présences et comme l’âme de tout ce qui respire.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 155
retrouve en soi-même le garant de son existence en liberté.
Mais le dieu qui est né, est un dieu né des entrailles humaines, engendré dans
la solitude. Ainsi nous avons été enivrés en détruisant nos limites et notre définition.
Nous avons été livrés dans la tragédie de la liberté ou dans une liberté vécue
tragiquement.
Mais nous sommes des créatures du temps, qui ne peuvent pas renoncer ni ne
peuvent vouloir l'éternité. Une vie qui peut être épuisée dans un seul instant doit
continuer à se déployer dans le temps. Nous s’avons que l'innocence ne parcourt pas
des cycles, elle n'a pas d'histoire. Elle est libre de tout mais non-pas de la mémoire,
du poids de soi-même.
Ce “divin” découvert par cette expérience éthique, nous a séduit et fasciné. Il
a sacrifié l'homme face à soi-même (le divin), s'abîmant en lui. Tout l'humain a été
détruit, sauf le temps. Il n'a pu se débarrasser de la charge du temps, résistance
implacable que la vie humaine oppose à tout délire de déification.
Ainsi nous avons fait une descente dans l’être par une magie. Helena Almeida
ne montre pas un visage, elle ne se laisse pas figurer dans l'être. Elle figure dans un
paysage qui existe sous une forme volumineuse. L’existence de son corps a des
temporalités propres, aux clartés immédiates, à l'intérieur des contextes mis en
évidence. L’expérience de l’éthique est dirigée par la destinée d'un corps, là, où il
exprime sa vulnérabilité comme une force et son enfantillage comme une arme.
Il y a un récit des origines qui ne peut pas s'expliquer, l'avènement d'une
figure qui ombrage sa réalité. Il a un récit qui devient orageux. Une tempête visuelle
avec une grande frénésie garde l’œil perdu dans le noir. Le grand plan noir, intense
et fluide est le prolongement de ce corps. Un corps d’artiste qui documente une
recherche picturale qui va aux extrêmes d'un acte de peinture.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 156
Notre œil n'a pas été prisonnier d'une vision monoculaire, et pour cela il s’est
déplacé d'une manière interne et non pas mécanique. De cette vision des délires
naissent, confus, inconscients, peureux et abrutis comme celui des moribonds en état
d'hallucination. L'âme a pu se mouvoir avec un rythme qui possède des
mouvements dramatiques et qui essaye d'effacer leur piste symbolique. Elle a pu se
mouvoir avec un pouvoir symbolique, pris dans les changements de luminosité, qui
correspond au message ancien de la peinture et qui ne pourra jamais être verbal.
L'infiniment subtil de l’acte pictural a été fixé par magie sur une superficie
intemporelle.
Helena Almeida nous met en contact avec des morphologies. Elles se
présentent dans l’ouverture d’autres espaces112 : le virtuel, le réel et l’imaginaire. Le
témoignage de ces espaces déclenche une lecture picturale des ouvertures qu’Helena
Almeida nous propose. Nous chercherons les indices et l’identification des contours
de ces espaces. Ce qui permettra une éventuelle preuve matérielle de l’existence ou
de la virtualité des espaces cités par Helena.
L’artiste se couche sur le papier jusqu’à une large déchirure. La très grande
tache noire est-elle une empreinte dessinée à la surface de la feuille? Mais si cela est,
dans quel espace se projette celle qui sort, ou ressort, de la blessure ouverte du Noir?
Des questions comme: jusqu’où l’illusion peut-elle irréaliser la réalité? ou la
confusion ne proviendra-elle pas de la méconnaissance de la réalité même se sont
installées où bout de cette expérience de l’œuvre. Pour être plus clair, nous
112 Dans le catalogue publié par la Fondation Calouste Gulbenkian “Helena Almeida”, l’artiste dit “Nunca fiz as pazes com a tela, papel ou qualquer outro suporte. creio que o que me fez sair do suporte, através dos volumes, fios e de muitas outras formas, foi sempre uma grande insatisfação em relação aos problemas do espaço; Quer enfrentando-os quer negando-os eles têm sido a verda de constante de todos os meus trabalhos.(…) Creio estar perto da verdade se diser que pinto a pintura e desenho o desenho. …as imagens interiores aparecem-me sempre tão directas e transbordantes, que era como se eu estivesse virada do avesso e elas alastrassem como um borrão de tinta na água”.p. 17
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 157
montrerons que dans l’espace pictural d’Helena Almeida l’expérience de l’éthique
renvoie à trois morphologies de l’œuvre.
La première est celle d’un lieu suggéré par des vérités singulières, la deuxième est
un discours controverse qui est dénoncé comme tragique et non fataliste et la
troisième est celle d’un affect113 de vérité.
113 À partir d’une première définition d’affect dans le livre, “Qu’est-ce que l’éthique? ”,Robert Misrahi, Armand Colin, Paris, 1997, p.231, “L’affect contenu de conscience issu Désir et porté par lui, c’est-à-dire: manière intuitive et directe selon laquelle le Désir se déploie et est ressenti. Il est vécu comme “receptivité”, il exprime une affectabilité, une possibilité d’être personnellement marqué par ses propres choix et par les événements. Il est tenu traditionnellement pour être passif (émotion, joie, tristesse, colère, indignation, admiration); il est aussi tenu parfois pour être issu de l’”inconscient” (psychanalyse).Il est en réalité un choix d’attitude, motivé par les contenus actuels du Désir et par les fins qu’il poursuit (la soufrance d’autrui “affect” les uns, mais non les autres, elle produit chez les uns une souffrance sympathisante et chez les autres un plaisir sexuel: le contenu affectif dépend de la personnalité et des choix du sujet, ce contenu est actif).” Nous avons placer l’affect à partir de deux définitions, une de Gilles Deleuze et l’autre de Christine Buci-Gluksmann. Dans le livre " L'enjeu du beau Musique et Passion", de Christine Buci-Gluksmann; Galilé, Paris; 1992; pp. 163,164,: " cette réfraction esthétique d'une passion non passive, réinventée à partir des Grecs et matrice esthétique de la manière, de la mélancolie. Ni nostalgie, ni désinvestissement impossible de l'objet, ni simple sentiment ou affection, l'affect mélancolique est plutôt une condition « transcendentale« de la genèse des formes."; " (…) infinitésimal de son retrait, l'affect est ici la tonalité de l'idée, et la matière porte cet affect dans l'entre-écoute des masses. (…) Ce vocabulaire des affects se décline dans tous ses sens: mouvoir et se mouvoir, se déplacer, provoquer, s'adresser à, et émouvoir." La définition d’affect de Gilles Deleuze: “L’affect n’est pas le passage d’un état vécu à un autre, mais le devenir non humain de l’homme. (…) Ce n’est pas de la ressemblance, bien qu’il y ait de la ressemblance. Mais justement ce n’est qu’une ressemblance produite. C’est plutôt une extrême contiguïté, dans une étreinte de deux sensations sans ressemblance, ou au contraire dans l’éloignement d’une lumière qui capte les deux dans un même reflet. (…) Ce quelque chose ne peut pas être précisé autrement que comme sensation. C’est une zone d’intermination, d’intermination, d’indiscernibilité, comme si des choses, des bêtes et des personnes (Achab et Moby Dick, Penthésilée et la chienne) avaient atteint dans chaque cas ce point pourtant à l’infini qui précède immédiatement leur différenciation naturelle.” , dans “Qu’est-ce que la philosophie?” , de Gilles Deleuze et Felix Guattari, ed. de Minuit, Paris, 1991, p. 164.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 158
Le lieu
Nietzsche a montré que l’humanité préfère vouloir le rien que ne rien vouloir.
Cela est la volonté d’un néant qui est comme la doublure d’une nécessité aveugle. La
vérité sera dans son invention, la seule chose qui soit pour tous. Elle ne s'effectue
réellement que contre les opinions dominantes, lesquelles travaillent toujours pour
quelques-uns. Et ces quelques-uns disposent de leur position, de leurs instruments
médiatiques. Mais surtout ils ont la puissance inerte de la réalité et du temps, contre
ce qui n’est jamais, comme toute vérité, que l’avènement hasardeux, précaire, d’une
possibilité de l’intemporel.
La vérité dans ce travail d’Helena Almeida se situe dans la réalité d’une fiction
picturale. Elle fait partie d’une surface où vit un petit peu d’être et beaucoup
d’ombre. La singularité de cette vérité d’Helena Almeida détache sa figure. Elle la
détache des incidents et des accidents de son existence terrestre. Ce corps, qui se
transforme en un corps pictural, lévite. Il se renferme dans un cercle où il y a
plusieurs vérités. Ces vérités sont singulières, elles nous demandent de les
expérimenter. Ce qui implique l’expérience de l’éthique, parce qu’elle se fait par
l’instinct. Nous n’avons pas besoin de la définir car il nous paraît ainsi qu’elle fait
partie de ce qui interdit toute idée, tout projet de pensée cohérente, et ne se permet
pas d’aplanir des situations impensables. C’est une expérience sentie chaque fois que
nous agissons sur l’œuvre avec notre regard.
Ce travail d’Helena Almeida se présente comme agencement d’un lieu114. Il est
114 Agencement d’un lieu à partir de ce qu’Helena Almeida dit de son espace pictural: “Sinto-me quási sempre no limiar onde esses dois espaços se encontram, esperam, hesitam e vibram.”, “História da imagem fotográfica em Portugal- 1839-1997”, António Sena, Porto Editora,Porto, 1998, p. 318.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 159
constitué par des vérités singulières. La première est celle d’un lieu, la deuxième est
celle d’un discours tragique, la troisième est celle d’un principe de l’histoire interne
du propre acte pictural et la quatrième celle de la spatialisation de l’imagination
corporelle. C’est quatre vérités singulières qui font partie de la première
morphologie sont en relation avec des voyages à la fin des limites possibles
qu’Helena Almeida et son corps présentent. Ces limites mettent en scène
l’impossibilité de peindre. En termes dramatiques, les limites sont donc posés et
étroitement mêlés. Ils contiennent l’urgent désir d’une respiration spatiale
personnelle et un questionnement existentiel sur la réalité des êtres et des choses
(question qui hante tous ceux qui osent penser librement).
L’artiste précise ailleurs: “la toile, le papier ou un quelconque autre support ne
m’a jamais laissée en paix. Je crois que ce qui m’a éloigné du support, à travers des
volumes, est la grande insatisfaction que m’apportent les problèmes de l’espace”.115
Les vérités singulières sont misent en œuvre sur la variation d’un corps, celui
de l’artiste. Son corps n’est pas un autoportrait. Il existe une attention férocement
physique et le contrepoint obsessionnel entre sa réalité et sa existence.
Il n’existe pas une Éthique, mais l’ “éthique de…”. Parce qu’il n’y a pas non
plus un seul Homme, mais autant d’hommes qu’il y a de vérités, et autant de types
subjectifs qu’il y a de procédures de vérités. Ce travail nous laisse entrevoir une
structure qui se donne dans des morphologies116 qui se donnent dans les espaces
115 Texte de l’artiste publié dans le catalogue “ Dramatis Persona: variações e fuga sobre um corpo” de la Fundação Serralves, Porto, 1995. 116 Morphologie est employée dans le sens de Merleau-Ponty “Le Visible et l’Invisible”, Gallimard, Paris, 1991: “ (…) ce ne sont pas de simples contenus dans une spatialité de relation (i.e. positive): ce ne sont pas des paries de l’espace, ce sont des parties totales, des découpages dans un espace englobant, topologique(…)” , p. 270.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 160
établis par l’artiste: “le réel, le virtuel et l’imaginaire”.117 Ces espaces contiennent des
vérités singulières. Ces vérités libèrent le peintre du devoir de la réduction à
l’identique puis de lui-même, de ces tics manuels qu’impulse le corps comme autant
de gestes répétitifs qui briment l’imaginaire et mettent la création118 en danger de
mort. Ainsi Helena Almeida entrechoque le réel et le virtuel, le présent et l’absence,
la mémoire et l’innovation. Elle découple les possibilités d’inventions d’espaces
“qu’on ne saurait voir avec les yeux”.119 Ces lieux de l’espace se sont érigés à travers
des parcours spécifiques entre Helena Almeida et la photographie. Ils nous sont
dévoilés par l’impossibilité de peindre120 et ce que cela signifie.
Ces lieux de l’espace érigés par le travail de l’artiste relèvent d’une expérience
où il peut y avoir différents types subjectifs de vérités. De cette façon, ces lieux
suggérés par des vérités singulières d’un espace coexistent avec l’œuvre. Ils ont un
rapport de synchronisme avec le moment ultime de l’avancer du temps perçu qui
déchaîne l’espace de notre regard. Cette coexistence n’est pas unificatrice, c’est
pourquoi, il ne nous semble pas possible de parler d’une Éthique, mais de l’ “éthique
de…”.
Ces morphologies selon leurs modalités onthologiques et esthétiques réel,
virtuel et imaginaire constituent la condition nécessaire pour que le sujet sentant
117 Voir “Helena Almeida e o vazio habitado”, dans Colóquio, de la Fondation Calouste Gulbenkian, février, 1977. 118 C´est ce qu´Helena Almeida dans les années 70 commence à présenter dans une perfomance déambulatoire à la manière des porteurs de publicité arpentant les rues: L´artiste porte un monochrome sur son buste, les deux bras pendant de part et d´autre de la toile, hermétiquement emmaillotés, inutiles et inutilisables. La charge est férocement ironique et dénonce l´impuissance des théoriciens bavards, la stérilité que masquent leur discours. Très vite, H. Almeida abandonna cette dénonciation, la destruction de la toile et du cadre lui apparaissant après les réelles audaces des années vingt, une provocation inutile puisque déjà intégrée à l´idéologie de la création contemporaine. Pour l´artiste, dénoncer n´est pas créer et seul lui importe de “créer des aspects qu´il ne serait pas donné de voir autrement avec les yeux”. 119 Voir “Inhabited Drawing, Inhabited Painting”, Módulo ( livre d’artiste), Lisbonne, 1979. 120 Lire le texte d’Helena Almeida de 1976 où elle dit “Nunca fiz as pazes com a tela, papel ou qualquer outro suporte”, dans le livre “Helena Almeida” , Fondation Gulbenkian, Lisbonne, 1982.
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puisse entrer dans cette œuvre et ainsi chercher, parcourir et trouver le lieu de
l'expérience éthique où elles sont également, le support où Helena Almeida peint et
habite sa peinture.
“Pour vivre, il faut chercher dans les ténèbres; il faut parcourir un lieu pas
plus haut que la hauteur d'une bête, et le trouver recouvert de multiples
spectacles”.121
Il faut chercher, parcourir et trouver...
121 Phrase de Maria Gabriela Llansol lors d'un prix du Roman et Nouvelle de l'Association Portugaise d' Écrivains transcrit par le journal Diario de Noticias, Lisbonne, 30 juin, 1991.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 162
La vérité singulière du lieu
Dans la recherche picturale d'Helena Almeida il existe un mouvement qui
dégage la vérité de la peinture vers un autre lieu. Ce mouvement est celui où le corps
pictural122 est pris dans la différence entre “être” estar et “y être”123 ser . Cela veut
dire que le corps pictural est dans une superficie et il est en même temps sa propre
superficie. La vérité est dans ce entre-deux où nous pouvons voir des espaces
pictoraux gris photographié. Ce lieu est distinct de ce qui l’entoure, de toute
superficie proche car la quête se fait par les doigts, par les mains, par la bouche, par
les yeux, par le cou, par la tête, par les pieds et par les bras, jusqu'à ce que le sujet
sentant arrive à définir un autre lieu. Celui d'un intérieur qui entraîne avec lui le
corps pictural lorsqu'il est déplacé.
Dans le lieu du corps pictural, il existe un intérieur perçu par le regard du
sujet sentant, et un autre corps qui est extérieur à la perception et qui impose au sujet
sentant des conséquences qui le conduisent jusqu'à des frontières-limites encore
perceptibles mais non connues. L'usage et la pratique que ces frontières-limites
impliquent permettent une expérience résiduelle du lieu où la peinture s'inscrit. Ce
122 Nous l'avons défini ainsi parce que ce corps photographié dans le noir appartient à la peinture. Il est du domaine des effets qui appartiennent exclusivement à la matière. C'est Helena qui le dit " Por isso, e agora, quis fazer o negro com o meu corpo - para ver", texte publié par la Fondation Calouste Gulbenkian, dans "Helena Almeida", 1982, Lisbonne. Nous avons enchaîné cette définition à ce qu’Étienne Souriau définit par pictural dans " Vocabulaire d'Esthétique", PUF, Paris, p.1134: " En revanche, René Passeron aborde le concept sous un autre angle. Dans son texte "Sur l'apport de la poïétique à la semiologie du pictural", il l'analyse à partir du faire, de la praxis du peintre.(…) le pictural au-delà de toutes les lectures qui peuvent être faites de l'œuvre, est "ce qui constitue la présence matérielle de cet objet singulier, le tableau, capable, par sa présence même, de déclencher dans mon regard une sorte d'éblouissement devant ce qui est". (…) loin d'être une essence, est un ordre ouvert, tributaire de l'aventure instauratrice, créatrice, de la peinture. (…) Toute peinture est aussi métapeinture, et pour véritablement comprendre le pictural, la voie d'accès la plus féconde n'est peut-être pas le discours, mais l'acte de peindre lui-même". 123 Voir note 41.
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lieu n'est plus mais il y est encore, ou alors, il est toujours mais il n'y est plus. Le lieu
du corps pictural est une tache absente de couleur. Il est le noir qu'Helena Almeida
ouvre dans cette œuvre. Ce lieu expérimenté par le sujet sentant se rapporte à l'acte
de connaître par le sentir des sens, pour que le sujet sentant puisse déterminer avec
exactitude la quête des lieux où Helena Almeida se place et place le sujet sentant.
En tant qu'artiste, Helena Almeida se place dans un espace réel, le sujet
sentant étant placé dans un espace virtuel.124 Il y a un échange de places entre le lieu
et le support, le sujet sentant devient, lui même, un espace imaginaire. Il y a trois
espaces et trois définitions d'espace dans son œuvre: l'espace réel (où la chose est
considèrée en elle-même et non pas les moyens qui l'expriment), c'est l'espace que
l'artiste choisit, pour y être et être dans un espace réel. Le sujet sentant est placé dans
un espace virtuel, où il existe seulement comme une faculté ou comme une
possibilité qui passe de temporalités en temporalités sans permettre au lieu de s'y
ingérer. À partir de ce mouvement qui est implicite dans ses œuvres, les différents
passages du réel, imaginaire ou virtuel, vécus par le sujet sentant essayent de
réhabiliter l'invisible selon une notion de réalité. Une notion d'apparence sensible
qui s'offre en tant que réalité.
De cette façon, l'espace imaginaire se place dans l'échange avec le support. Un
soi-même qui se transforme en espace imaginaire, qui risque une représentation,
dans une de ses dernières vérités.
Comme s'il s'agissait pour Helena Almeida de transporter une manière d'être,
124 Helena Almeida dans un de ses textes raconte comme cela se produit lors de son travail " O que aqui exponho não são as impressões ou as marcas de artista, mas sim a representação da renúncia a essa espécie de registos. Mas essa renuncia é reencontrar outro espaço e cair noutra armadilha poética. Pois ao colocar-me como artista no espaço real e ao espectador no espaço virtual, ele troca de lugar com o suporte, tornando-se ele próprio espaço imaginario. Ser uma realidade. Ser um apelo à possessão de alegrias íntimas. Ser o repouso desenhado. Viver o interior quente duma linha curva. Reencontrar a paz num desenho habitado". Texte dans le catalogue "Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo", publié par la Fondation Serralves, Porto,1995.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 164
ou une manière d'y être, dans la peinture ce lieu suggére deux vérités singulières:
“peindre la peinture, et dessiner le dessin”.125 Avec cela, Helena Almeida dénonce,
avec plus d'emphase, le caractère idéologique de l'art, l'acceptant pour mieux le nier.
Elle déchiffre la narration d'un acte de peinture qui est apportée au sujet sentant par
une histoire secrète et interne de l'acte pictural jusqu'à sa dernière possibilité ou
jusqu'à sa dernière conséquence. Son regard sur l'histoire de l'acte pictural est ainsi
celui d'un peintre lucide qui attend un épilogue sans avoir besoin de l'absolu d'une
vérité.
Elle accepte, sans hésitation, d'appartenir directement à ses peintures habitées,
tout en oubliant les incidents et les accidents terrestres du corps. Tout cela pouvant
être situé dans un passage entre l'irréalité de ce qui est quotidien et la réalité d'une
fiction, d'une fable. Le paradoxe est clair comme de l'eau de roche et il est, pour cela,
vertigineux. Helena Almeida est isolée dans son âme et elle est consciente de son
irréalité. Elle se retire de l'histoire, c'est à dire qu'elle se retire d'une opacité pour
pouvoir entrer dans une transparence qui a dilué son identité, c'est à dire, son nom.
Dans ce lieu suggéré par des vérités singulières de l'espace, il y a un
labyrinthe dans lequel la représentation d'Helena Almeida se perd. C'est, peut-être,
un monde que peu d'êtres habitent, mais où il y a beaucoup d'ombres d'êtres. Cela
signifie retrouver un autre espace ou tomber dans un autre piège poétique. Un piège
poétique qui fait la révélation de son irréalité, de la recherche de soi-même qui se
termine comme dans la poésie de Fernando Pessoa par la recherche du moi- perdu,
retrouvé, reperdu- existé pour ne pas mourir. Cette vérité singulière a une fertilité
secrète qui détruit graduellement le moi d'Helena Almeida pour enfermer le sujet
125 C'est ce qu'Helena Almeida dit a propos de son travail d'artiste "Creio estar perto da verdade se disser que pinto a pintura e desenho o desenho. Não se expõem, mas expõem, podendo assim denunciar com mais ênfase o caracter ideologico da arte, aceitando-o para melhor o negar". Texte d'Helena Almeida, de 1976, dans un livre sur l'artiste publié par la Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982.
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sentant en lui-même et ainsi le condamner à vivre avec un fantôme ou comme un
fantôme dans l'irréalité dont il fait partie. Ce qui est singulier est ce qui n'a pas de
nom, ce que les mots ne peuvent pas invoquer. Pour Helena Almeida, savoir
implique un apprentissage et une connaissance , où mourir et rêver se passent,
finalement, dans la solitude.
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Les vérités singulières du lieu dans cette œuvre d'Helena Almeida
contiennent l'objet représenté qui se perd en lui-même selon sa propre volonté.
Le corps d'Helena Almeida plongé dans le noir fait partie de ce que Georges
Bataille définit comme une expérience intérieure, “un voyage au bout du possible de
l'homme”.126 À travers le corps d'Helena Almeida, il existe ce voyage au bout du
possible parce qu'il y a la volonté d'entrer dans une obscurité où tout bruit et tout
son se perd en lui-même. Son corps se vide, reste sans sens, pour qu'il soit seul dans
son désespoir. Un désespoir donné par le mot ou par le nom que l'expérience
implique.
Le noir qui enveloppe son corps comme un tissu en velours dans ses
photographies (voir les images ci jointes) fait en sorte que la notion d'expérience
s'articule comme un muscle dans l' intérieure de l'éthique expérimentée par le sujet
sentant. Cette expérience s'ouvre comme un œil éclos au milieu du crâne qui se
contemple dans sa nudité: “un œil s'ouvrant au sommet de ma propre tête”.127 Ce
corps reste ainsi dans le noir comme un être isolé, étranger à ce qu'il n'est pas. Il est
comme une forme par laquelle une vérité liée à son existence lui apparait sans lui
dire comment.
Sans que le sujet sentant ne se situe à un point déterminé devant l'œuvre, il
traverse vite par le regard cet être dans le noir sans substance temporelle. Une
lumière et une température circulent réciproquement entre sujet sentant et l'œuvre.
Elles créent ainsi des clartés intimes entre le sujet sentant et l'œuvre qui permettent
126 Nous avons pris dans ce contexte l'expérience intérieure dans le sens de Georges Bataille parce que sa définition est d'une très grande profondeur, elle rencontre d'une certaine façon la densité que nous voulons donné à la reflexion : "l'extrême est le seul point par où l'homme échappe à sa stupidité- mais en même temps pour y sombrer", "dans l'expérience, il n'est plus d'existence limitée. (…) lié à l'extrême, fait en même temps d'un homme une multitude, un désert", pp. 40/51, “L'expérience intérieure”, Galimard, Paris, 1992. 127 Georges Bataille, “L'expérience intérieure”, Gallimard, Paris, 1992,p. 93.
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d'établir entre eux un entendement clair et imaginaire.
L'expérience de l'éthique devient dans cette œuvre un des extrêmes de cette
possibilité. Elle existe ainsi à travers la morphologie des trois espaces de son œuvre:
l'espace réel où Helena Almeida n'est point, car il ne s'agit pas d'autoportraits (il
s'agit d'un réel avec un espace habité); l'espace virtuel qui est ouvert, avec un temps
qui est le temps de l'échange de places entre le support et notre lieu; l'espace
imaginaire qui notifie le soi-même et la découverte d'être seul qui n'est point la
découverte du moi ni de la pensée sur le moi, ni un problème d'identité. L'expérience
reste dans une veille attentive qui atteint de cette façon la fusion de l'objet et du
sujet.
L'absence d'existence du corps d'Helena Almeida est une limite de sa
représentation picturale. Il s'agit d'un lieu où Helena Almeida habite. Comme si cette
habitation128 était un événement biologique ou physiologique et où elle n'est point
Helena Almeida. En cela, il existe une liaison à l'extrême de l'expérience éthique
parce qu'il s'agit de faire le sujet sentant rentré dans la vérité d'un lieu. Cette vérité
du lieu est celle d'un apprentissage sensible qui induit un sentir avant qu'une
intelligence n'y soit induite. L'apprentissage donne ainsi la possibilité au sujet
sentant de pouvoir être et d'y être dans l'obscurité du mot éthique." [Il] me faut
maintenant mourir (moi même), m'accoucher moi même. (...) [N'être] que l'homme,
ne pas sortir de là; c'est l'étouffement, la lourde ignorance, l'intolérable"129 .
Helena Almeida dans un de ces textes130 nous dit: “n'étant plus face à face
avec Dieu, je suis déjà seule et irrémédiablement face à ma face, ce qui est l'unique
128 Une habitation est le lieu pictural où le corps d’Helena Almeida demeure. 129 Voir George Bataille “L'expérience intérieure”, Gallimard, Paris, 1992, p. 93. 130 Texte d'Helena Almeida dans le catalogue "Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo", publié par la Fondation Serralves, Porto,1995.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 168
chemin pour me découvrir dans les autres”. Helena Almeida est détruite dans
l'infinie possibilité de ses identités semblables et dans un voyage vers la fin du
possible. Cette vérité singulière qui fait partie des différents espaces proposés par
Helena Almeida parle au sujet sentant avec une bouche dans une autre bouche:
“l'essentiel est à l'extrême du possible où Dieu ne sait plus rien, désespère et tue”.131
Cela entraine le sujet sentant et le dilue dans l'expérience de l'éthique. Le
sujet sentant se perd dans l'objet représenté, et l'éthique se définit comme une valeur,
distinct des profondeurs existentielles. Le sujet sentant n'est plus un corps en cette
expérience avec l'œuvre. Il est juste une fluctuation de la temporalité que cette forme
traverse dans l'œuvre . Il s'approche de la forme pictural sans rien lui voler, ni
opérer une scission. Sans fuite possible, le sujet sentant aperçoit le déchirement qui
constitue sa nature et dans lequel il transcende ce qui existe.
Le moi d'Helena Almeida qui vit dans cette histoire secrète de l'acte pictural
habite parfois dans le pressentiment et dans le vertige d'une autre histoire. Cette
histoire est celle qui se laisse dater, qui a peur que tout se termine quand le corps
d'Helena Almeida lui dit qu'il est, lui-même, une finitude de quelque chose, avec
tout ce que le sujet sentant peut comprendre par le mot fin. Quand le moi d'Helena
Almeida devient extérieur pendant cette expérience, une espèce de ruine s'installe et
la forme picturale peut perdre son origine. Ainsi le sujet sentant laisse cette figure
plongée dans le noir s'installer à la place du moi, pour pouvoir voir en elle les
différents âges du temps. Pouvoir sentir que le temps est perpendiculaire et qu'il
existe en lui des lieux privilégiés par où le sujet sentant peut passer cycliquement. Et
ainsi dérober son propre défi, qui se cache jusqu'au bout même de ce qu'il était.
Le moi devient extérieur au travail d'Helena Almeida parce qu'il est (et il veut
131 Voir George Bataille “L'expérience intérieure”, Gallimard, Paris, 1992, p. 93.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 169
être) un dieu pour mourir. Il veut l'animalité d'un dieu, parce qu'elle est essentielle à
sa nature et à une volonté de vouloir être dans ce qui est en même temps sordide et
sacré. Ceci est une des vérités singulières que l'expérience de l'éthique a avec elle. Sa
morphologie est celle où le lieu de fusion du sujet sentant et de l'objet est vu avec les
yeux du dedans pour aller au bout de l'être. Se perdre et se dissoudre en se
dissolvant.
En cette œuvre la forme éveille le sentiment métaphysique.132 Elle se crée dans
le va et vient avec l'œuvre, elle sollicite le mouvement de l'invisible au visible. Un va
et vient qui recrée la vérité de ces espaces, le réel, le virtuel et l'imaginaire, dans le
corps pictural de cette œuvre qui se répand et s'étire pour pénétrer dans tout ce qu'il
a en commun avec le reste du monde. Ce qu'il parfait d'une forme atroce et
incommunicable ou ce qui pourrait être notre moi et ce qui pourrait être un sujet.
132 Dans ce sentiment métaphysique "l'homme éprouve sa présence dans le monde, suggère aussi le surgissement irrépressible du monde: (l'œuvre) évoque le fond, l'originaire. Elle donne à sentir - à pressentir - ce qui ne peut être articulé et maîtrisé par le discours: ce que Merleau-Ponty appelle l'être brut, l'au-delà- qui est aussi bien l'en deçà- de ce que que la "physique" peut dire lorsqu'elle circonscrit et définit le réel.", extrait de la notion métaphysique dans " Vocabulaire d'Esthétique", d'Etienne Souriau, PUF, Paris, 1990, p.1005.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 170
La vérité singulière de l'existence poétique
Dans cette œuvre, il existe un vertige qui arrache l'événement à sa singularité,
faisant parfois de l'expérience-éthique une expérience qui oscille dans une
profondeur épaisse et obscure. Dans le chapitre antérieur, nous avons vu que
l'événement de ce corps dans le noir en tant que tel est avalé par des vérités
singulières. Ce corps qui est seul, et veut être seul, bouscule le sujet sentant. Il le
pousse dans sa solitude où il trouve quelque chose qui est immatériel mais qui
demeure terrestre. Cela pourrait s'expliquer par quelque chose de sphérique et qui
tourne sur lui-même.
L'humain dans cette vérité est quelque chose d'étrange à l'homme, ce qui fait
de l'expérience de l'éthique une invitation à l'oubli de l'humain. Il s'agit d'un oubli
qui doit être sensible et perméable à la densité réelle de ce qui est représenté dans
cette œuvre et du monde pictural dont elle fait partie. L'expérience qui oscille est un
passage à travers quelque chose. Elle est la conduite vers un état où l'espace de
l'œuvre d'Helena Almeida est une tonalité affective où ce qui est représenté a une
réalité et une existence qui essayent de rompre les enveloppes qui les séparent de
l'intérieur et de l'extérieur. En cela, il existe une volonté de détruire en même temps
la distance entre le sujet sentant et l'œuvre. La volonté de se lancer dans un abîme.
Ce corps dans le noir a la volonté véhémente d'expulser l'homme de l'humain.
Parce que, de toute façon, l'humain n'est aucunement une catégorie éthique. Il ne
résiste à aucune catégorie de ce genre parce qu'il n'est pas une question de l'être. Il
ne pourrait jamais comprendre l'exemple de la plus secrète essence de la
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 171
catastrophe133 de se lancer dans un abîme. L'existence poétique de ce corps et son
étranglement par le noir place le sujet sentant dans une autre vérité singulière de
cette œuvre. Elle le place dans une rencontre inattendue du divers qui crée sa propre
densité virtuelle. Cette densité par une ligne unit son corps et cet autre corps dans le
noir au plaisir du monde. Cette vérité qui se fonde entre l'existence poétique du
corps, et l'étranglement du corps par le noir ne parle pas. Elle communique par des
signes qui font des fusions sujet-verbe et qui permettent de définir les actions et les
complexités de l'expérience éthique. Cela implique un moyen opérant: la proximité
qui correspond aux formes qui s'approchent. Et quand cela arrive, le sujet sentant est
pris dans la réversibilité et l’entre-deux du parcours. Ce point de confluence a aussi
une mémoire virtuelle. Le sujet sentant assiste à une multiplicité d'espaces, qui
confluent eux aussi, pouvant produire une carte géographique mobile, où la
captation permet non seulement à ce corps dans le noir de marcher sur l'espace mais
aussi dans le temps. Ainsi l'espace qui se présente dans cette œuvre n'est pas
considéré comme un référent stable et absolu, sur lequel le sujet sentant peut opérer
un effet d'expansion continuelle. Il est couvert par la naissance d'un corps qui n'est
pas le corps d'Helena Almeida. Les temps qui existent dans cette représentation
corporelle s'attirent et se superposent parce que ce corps a besoin d'une existence
d'une duré lente.
De cette façon, l'expérience éthique ne se confond pas avec la présentation et
la communication des existences figurales qui font partie de cette œuvre. Elle
s'achemine dans ce noir et elle marche contre lui pour pouvoir se convertir en
133 Voir l'article où Ernesto Sousa écrit sur le travail d'Helena Almeida, précisément sur le travail du noir:" Assim desde 1980/81, Helena Almeida passa a utilizar o negro como exorcismo da catástrofe, de luto. Como conquista da liberdade, da alegria- para além da morte-do-corpo. mas o negro é ainda exterior, imprevisto e indeterminado.(…)" livre sur l'artiste "Helena Almeida"; publié par la Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 172
nouveaux objets de recherche. Il y a en cette expérience de l'éthique, un être,
quelqu'un en train d'être.
Dans ce présent qui se prolonge, l'interpénétration de l'existence poétique du
corps avec l'étranglement de ce corps par le noir se donne voir. Cette
interpénétration ouvre des chemins, sans hiérarchies ni ruptures parce qu'elle ouvre
juste des clartés intimes entre les différents modes de vision que le sujet sentant peut
avoir. Elle permet d'établir qu'une vérité face appel à un entendement clair et
imaginaire. Quelque chose qui habite les êtres de langage, pour faire parler ce qui ne
parle ni se pressent. Le sujet sentant peut ainsi laisser le présent se transporter
uniquement par des serments de fidélité pour qu'il puisse rester uniquement avec
des rapports fidèles entre des entités présentes dans cette œuvre. En cela se trouve ce
qui appartient au monde mais qui est étranger aux êtres humains: les verbes qui ne
sont pas démontrés mais donnés et offerts par une dialectique du mystère. Les
verbes qui nous démontrent l'expériencer d'un voir, d'un ressentir et d'un entendre.
Un sentir.
En cette expérience une autre vérité qui appartient à l'existence poétique de
l'œuvre surgit à travers la question du sujet sentant: Où je suis quand je ne suis pas
dans la réalité ni dans mon imagination? Dans le virtuel?
Le virtuel dont Helena Almeida nous parle est une expérience éphémère mais
avec des caractères absolus pour le sujet sentant. Car il s'agit de la mort des identités
dans une image où la présence physique du vide demeure. Il s'agit du rien du
langage qui laisse voir au sujet sentant des immatérialités absolues: comme rêver
sans temps dans un corps qui habite l'image.
Dans cette virtualité, l'immatérialité est dans la présence absente du corps
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 173
d'Helena Almeida. Elle est le lieu extrême du possible qui transforme la valeur de
l'image en une conception idéale construite par la superposition de la réalité et de la
vérité du corps plongé dans le noir. L'éthique devient ainsi le lieu de béatitude où le
beau traîne une dimension contemplative mais qui séduit en même le sujet sentant.
Cela implique une dimension qui est l'origine d'une réalité visionnaire, d’une
lumière qui permettent le retour à la question métaphysique. Le sujet sentant épuise
le regard en des lieux de délires ou dans le déraisonnement du beau que cette image
lui présente. Dans la limite de ce délire l'épuisement de l'éthique s'accomplit.
Cet espace correspond à de mystérieuses expositions du regard du sujet
sentant, où des secrets de l'artiste correspondent à des énonciations du langage sur
cette expérience de l'éthique. Il est lié a des transfigurations, par projection
métaphysique, des situations existentielles de crépuscule et de mort.134 Il est ainsi lié
à l'idée d'un Dieu qui abandonne le monde. Une idée où l'être habite des lieux, où
Dieu est absent. Des lieux où cette réalité abstraite grandit à travers des thèmes, des
déclins cartographiques du silence, et où le sujet sentant ne trouve que des rythmes
aux vibrations ontologiques.
Entre l'existence poétique du corps et l'étranglement de ce corps par le noir, il
existe aussi une chair. Cette chair a la présence d'un verbe visuel qui comprend une
sérénité. Une sérénité qui fait la totalité de l'image. Elle permet ainsi au sujet sentant
de trouver la reconnaissance d'une nature distincte de la sienne, de la nature
humaine. Cette nature est faite par approximations de qualités sensibles du regard
134 À propos de cela lire le texte d’ Ernesto de Sousa sur le travail de l'artiste:" Poderia dizer-se que, pelo menos desde 67/68 (primeiros anos de amadeurecimento) a problematica de Helena Almeida, com rara coerência e um rigor claro, tem sido a investigação do centro. Un centro profano evidentemente: essa problematica so existe desde que a terra perdeu o centro… (…) que tantos procuram os outros no seu proprio corpo, com tudo o que isso implica. O meu corpo é o teu corpo. O teu corpo é o meu corpo. Ou ainda: não estando já face à Face de Deus, eu já estou só e irremediavelmente face-a-minha-face, que é o unico caminho para me descobrir nos outros, a Festa." dans "Helena Almeida"; publié par la Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 174
du sujet sentant, où des figures esthétiques au sens de Gilles Deleuze s'inventent
elles-mêmes135. Elle retire les dimensions pragmatiques de l'œuvre et se crée à
travers les qualités sensibles du regard des corporéités qui ne sont pas physiques
mais tactiles. Elle permet de cette façon au sujet sentant de toucher avec les yeux
l'extériorité de cette tache noire comme une limite possible.
Ce qui est visible de cette chair, à travers cette œuvre, repose en elle- même.
Le corps pictural en présence du sujet sentant est si plein qu'il semble envelopper
son être. En elle il existe une forme de catastrophe transcendante. Un tressage intime,
quasiment identificatoire, de la parole et de la visualité d'une chair comme
lumière.136
135 Je renvoie à Gilles Deleuze dans son ouvrage “Francis Bacon Logique de la sensation”,La Différence, 1994, “ Le corps sans organes” dans le chapitre VII: “L’hystérie” où il s’agit d’une figure qui comunique l’excès de présence. 136 Louis Marin dans son ouvrage "De la représentation", Gallimard, Paris, 1994, p. 306. Il nous parle d'une façon admirable de la vision de la profondeur, comme une sorte de dimension existencielle du regard: "La troisième dimension est invisible car elle n'est autre que noutre vision même. Elle ne peut être vue parce qu'elle ne se déploie pas sous notre regard pour la simple raison qu'elle est notre regard".
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 175
La vérité singulière d'un principe de l’acte pictural
Cette vérité correspond dans cette œuvre d'Helena Almeida à un
apprentissage qui nous dit que finalement mourir et rêver se passent dans la
solitude.137 Elle se présente par le sacrifice de l'individualité du corps; dans
l'incarnation dans l'éphémère de chaque instant pictural et par les superficies
convulsives de l'acte pictural qui provoque des lieux de visions.
L'histoire interne du propre acte pictural est pour ce peintre mettre en scène
l'impossibilité de peindre. Ce qui veut dire mettre en scène les limites de l'acte
pictural. Pour les donner à voir en tant que forme d'exorcisme et en même temps en
tant que condamnation à une espéce d'exil de la représentation de la peinture, le
peintre décide d'habiter la peinture et de provoquer la révélation des paradoxes qui
constituent l'histoire interne, secrète de l'acte picturale. Ce qui se présente au sujet
sentant sont des images habitées, et cette habitation est comme un événement
physiologique, biologique. Une auto représentation qui n'est pas le nom Helena
Almeida, c'est l'histoire du vocabulaire que chaque geste et chaque occultation
sécrètent.
L'immanence du corps biologique, physiologique d'Helena Almeida est
l'image perdurante et persistante qui se prive d'un sujet et d'un nom. Il s'agit ainsi
d'un objet étrange sans territoire et qui ne s'épuise pas dans sa perception sensible. Il
est une confidence voilée que le sujet sentant a du lieu imaginaire de la peinture. Ce
lieu où se cristallisent et prennent forme des contenus déterminés.
137 Dans un texte d'Helena de 1994, elle dit sur son travail que "estas cenas são feitas como se fossem a narrativa duma cintilação, aparecimento desaparecimento, contada com o silencio dos surdos.Projecções que eu quero que contenham o som do corpo profundo". in catalogue "Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo", publié par la Fondation Serralves, Porto,1995.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 176
L'histoire interne du propre acte pictural commence par un lieu imaginaire où
l'imagination est un lieu imaginant, qui imagine. Ce lieu serait donc une existence
“traînante entre l'extase et le sombre des saisons (…) l'existence d'une dureté
lente”138.
Dans cette histoire interne, il y a une terrible présence occupée par les affaires
de l'espace. Les lieux se déplacent avec ce corps plongé dans le noir. Le seuil précaire
des démarcations intérieur/extérieur, dehors/dedans est toujours le siège éphémère
qu'Helena Almeida privilégie pour incorporer une opération gnoséologique du voir
et du ressentir du sujet sentant. Chaque partie est une confidence enveloppée. Le
sujet sentant sent qu'il voit excessivement et il sent alors une sorte de pudeur et de
silence qui lui interdit toute approche critique.
En cela, il existe une vérité singulière, celle d'une confidence qui a une
épaisseur propre et la violence qu'un espace pictural peut possèder: l'accès par où le
sujet sentant ne rentre pas. Le sujet sentant est ainsi entraîné vers un récit pictural
d'une absolue limpidité, dont le mouvement est net et clair dans son immense
visualité et sereine dans sa marche quelque peu ritualisée. Elle est une écriture de
cette histoire interne du propre acte pictural qui implique une attention férocement
physique. Et aussi ce qui vient d'une réalité et qui devient, soudain, intégralement
identique à la pensée. Tout en vivant de soi-même comme s'il était poussé par une
inépuisable force d'attraction. Les lieux imaginaires où des contenus déterminés se
cristallisent, ou prennent forme, dans un mode de communication fulgurant et
généralisé entre tous les intervenants ou figures, sans aucun privilège pour l'humain.
Ce corps dans le noir grandi d'une façon mobile dans l'espace pictural de
l'image (voir l’image ci jointe). Il se développe dans le champ intérieur où le noir vit.
138 Herberto Helder le poème “Lugar” dans “Poésia toda”, Assirio e Alvim, Lisbonne, 1996.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 177
Ce corps est une présence qui a le sentiment d'appartenir à l'univers dont la forme
exige un auto respect: l'exigence inaliénable de grandir selon son autonomie. De
cette façon, cette forme se développe dans une respiration ample. Elle scrute les
circonstances opaques que l'acte pictural a en lui-même. Ce corps est le seul à
pouvoir risquer son identité dans cette représentation, parce qu'il a un lieu de risque.
Un lieu qui fascine pour devenir beau.
Le sujet sentant par le regard nomme le rapport qui naît entre ce corps et la
tache noire, il nomme ainsi ce qu'il y a entre le vif et l'inerte. Le noir a ainsi un corps
avec des mains, des pieds et un visage avec des cheveux, qui concèdent et procurent
à l'espace de l'image les moyens et la possibilité de se développer vers une fin
spécifique. Cette forme est faite de matières nobles, parce qu'elle crée avec le regard
du sujet sentant une relation intense et attractive. Une relation qui s'inscrit dans des
rapports harmoniques, significatifs et surprenants. Et c'est dans ce type de registre
entre le beau, la pensée et le vif que cette forme se meut. L'image reste présente dans
son innocence mais elle est obligée de grandir pour se perdre et se trouver de
nouveau dans l'expérience de l'éthique.
Dans ce rapport corps/noir, dans cette forme l'espace est vocatif. Ce qui veut
dire un espace où le sujet sentant trouve des formes et des graphies et sur lequelles
s'appuient, des jeux qui désirent intervenir. Ce sont des points voraces qui s'attirent
mutuellement dans l'espace de la représentation. Ce sont des points aveugles
présents sans que le sujet sentant puisse les voir à l'œil nu. Ils appartiennent au
contour de l'image. Ils sont ainsi une modalité de l'acte de voir. “(...) Il y a beaucoup
de réel qui n'arrive pas à exister et il y a beaucoup d'existence qui n'a (ni n'a jamais
eu) aucune réalité”.139
139 Maria Gabriela Llansol , une interview de João Lopes dans le journal Público - Leituras, Lisbonne, 28/01/1995, p.4.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 178
Dans ce rapport corps/noir, il se crée un contrepoint obsessionnel entre la
réalité et l'existence de cette forme. La réalité de cette forme, ainsi que l'existence de
cette forme, est constituée par une réunion de forces. Elles ne sont pas les mêmes
dans un cas et dans l'autre. Elles n'agissent pas non plus de la même manière. Elles
sont une force réunies dans le réel qui se présente dans l'image. L'objectif de cette
force est de trouver des passages, pour le regard du sujet sentant, sans dissoudre
l'expérience de l'éthique. “Trouver les lieux privilégiés par où l'expérience passe
cycliquement”.140
Dans cette histoire interne du propre acte pictural, il existe des lieux que la
peinture veut habiter, privée d'un sujet et d'un objet, sans jamais s'épuiser dans sa
perception du sensible. Cette inscription de l’éthique dans l’acte pictural se
différencie de la réflexivité classique ou baroque (par exemple le miroir et
l’anamorphose) mais aussi de la conception moderniste de l’autonomie et de la
pureté de l’œuvre selon Clément Greenberg. Car dans ces lieux, le regard du sujet
sentant se transforme en vision pendant que l'expérience de l'éthique se dissipe en
quelque chose d'absent: l'irreprésenté. Une sorte de spirituel où il y a une résonance
intérieure avec des mouvements intérieurs. Ce serait comme écrire un épanchement,
un lieu hémorragique où le mouvement trouve sa complète équivalence dans ce
corps et dans le regard du sujet sentant. Ce corps vole: les bras sont levés et ils
peuvent supporter avec légèreté le corps qui se penche avec l'exactitude et la
détermination d'un somnambule.
Le noir se transforme en une profondeur blanche,141 c'est-à-dire l'abîme en
140Maria Gabriela Llansol , une interview de João Lopes dans le journal Público - Leituras, Lisbonne, 28/01/1995. 141 Voir l'article écrit par Christine Buci-Gluskmann "L'ombre du blanc", dans le catalogue de l’exposition à L’abbaye du Ronceray, du 28 mai au 28 juin1998, “Carte blanche à Hélène Mugot. Le plus ardent désir”, Ville d’Angers, "S'il y a donc une opacité des "ombres portées" par les corps, il y a également une ombre du blanc, une "lumière portée", une lumière- temps quasi immatérielle"; p. 10.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 179
tant que repos du corps d'Helena Almeida, qui n'est plus son corps. Ce sont des
extensions de noir où son corps est amené par les démons de la peinture et leurs
acolytes. La connaissance est l'acte dramatique de mise en scène de l'impossibilité de
peindre et de vouloir habiter la peinture et ce qui est peint dans un même temps.
Le mouvement de ce corps a un sens en lui-même, non pas comme
mouvement de quelque chose dans un espace tridimensionnel, mais comme le
mouvement dans un espace autre. Le sujet sentant sent dans ce corps le désir de
tomber. Il y a tous les signes de ce désir dans les corps qui lévitent dans ses rêves,
qui planent venus du ciel, de l'atelier céleste, qui est un corps en papier, un puits
noir, un cocon irisé.
Tout le mouvement des bras d'Helena Almeida dans cette œuvre est soutenu
par le corps, mais il ne s'y rapporte pas. Ce mouvement se déplace vers un autre
espace. Un espace qui conduit vers une autre dimension. Celle qui traduit l'espace
antérieur dans un autre espace. Celui où survient alors l'absence du corps et la
présence de ses mouvements irreprésentables. Sur la toile, son corps est attiré par
son plan d’immanence.142 Une nudité se cache dans la mutité de l'image et tout ce
qui peut être dit sera dit dans un rapport oscillant avec le langage. L'acte pictural
propose ainsi des jeux de lévitation et de chute, où chaque moment est le centre et le
lieu de rencontre d'un extraordinaire nombre de perceptions. Le sujet sentant pense
avec les yeux et s'arrête sur la superficie, sur l'épiderme de cette œuvre. Il reste ainsi
en équilibre dans ce lieu. Ici chaque corps est un corps contenu dans un autre corps
qui appartient encore à un autre corps. Les présences ne sont jamais visibles mais
142 Il s’agit d’un plan d’immanence au sens de Gilles Deleuze , “un plan d’immanence puisqu’il échappe à toute transcendance du sujet comme de l’objet (…) Le plan d’immanence ne se définit par un sujet ou un objet capables de le contenir. (…) On dira de la pure immanence qu’elle est UNE VIE, et rien d’autre. Elle n’est pas immanence à la vie, mais l’immanence qui n’est en rien est elle-même une vie. Une vie est l’immanence de l’immanence, l’immanence absolue: elle est puissance, béatitude complètes.” revue trimestrielle Philosophie, n°47, Septembre, 1995, article de Gilles Deleuze “L’immanence: une vie”, p4.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 180
elles sont totalement manifestes. “Si la totalité dévoile au regard un infini, ce sera
parce qu'elle est en quelque sorte absente: la plupart du monde reste caché, et est
indiqué par les petites perceptions”.143
Cette forme est nourrie par la tension entre le plan d'immanence où le corps
est inscrit et le relief de la profondeur où est emprisonné le noir. Cette forme a des
vides inquiets qui agite le regard du sujet sentant. La “lucidez” s'installe dans une
intrigue figurale, où le corps d'Helena Almeida échappera à toute compréhension.
Cette “lucidez” interdit le sujet sentant d'adhérer pour le faire partir à la recherche
d'un nouveau plan d'expression. Il est dépassé par les possibilités ou par les
impossibilités du langage. Pour que le sujet sentant comprenne la négation de la
terre comme image picturale, il faut qu'il se place hors de sa surface et de son
atmosphère, qu'il la voit au-dessus de l'espace. La transposition négatrice est ici
l'arrachement à la terre et le transport du spectateur à travers un “abîme blanc”.
Sombrer dans leur caractère matériel ou abstrait, “non-rétinien”.
De cette façon l'expérience de l'éthique est vécue par le sujet sentant comme
une conscience qui se plie sur elle même. Comme si c'était quelque chose entre une
vie et une mort que le temps expulse pour pouvoir perpétuer des présents. Le corps
se montre en s'ouvrant et en se gardant dans sa présence. Une chose qui devient une
émotion inhabitée qui s'autoreflète.
La voix de ce corps a annulé la peau du corps et ce silence fait en sorte que la
peau de ce corps et le noir se touchent. Cette touche est une finitude où il arrive des
choses où il se trouve la finitude de quelque chose. Elle est le lieu où le monde et les
choses ne sont pas séparés. Ce lieu sans origine est le lieu d'où le sujet sentant peut
143 Il s'agit d'un trés beau texte de Maria Filomena Molder écrit sur l'artiste, Os sonhos da eterna insomne in Helena Almeida - Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo [catalogue de l'exposition réalisée à la Fundação de Serralves du 23 novembre 1995 au 28 Janvier 1996], Fondation de Serralves, Porto, 1995, p. 24.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 181
voir le principe de l'histoire interne du propre acte pictural.
Il s'agit d'un principe où il y a des contenus qui souffrent des métamorphoses
sans qu'il perde son unité historique. Il a des coordonnées internes qui lui permettent
de traduire d'autres espaces dans leurs propres dimensions. C'est un espace
absolument dynamique, traversé par des courants.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 182
Spatialisation de l'imagination corporelle
La tache noire dont le corps d'Helena Almeida fait partie est une espéce de
dilatation de l'espace picturale qui conserve des liaisons avec l'espace intérieur du
corps comme pur espace virtuel et indéterminé. Il s'agit d'un élément dans l'espace
visuel qui est un opérateur du mouvement qui, quoiqu'il reste immobile en lui-
même, se meut par rapport à l'espace qui l'entoure et qui ordonne. Helena Almeida
nous parle de son écriture de silence et d'un voyage par-delà le miroir,144 tout en
faisant que le sujet sentant la regarde entièrement occultée sous des taches
grandissantes qui efface son profil ou qui laissent à peine distinguer ses mains et
son visage, dans une osmose radicale entre l'intérieur et l'extérieur. Elle nous raconte
de cette façon l'histoire d'un regard qui suppose un mobile. Soit un corps qui se
déploie, qui se déplace ou se modifie, mais qui, en même temps, reste immobile en
lui-même et par rapport à lui-même. Elle nous parle de la rigueur d'une vision à
travers une figure turbulente qui se meut, éphémère. Une figure qui donne de la
consistance à l'entité que l'image de la pensée du sujet sentant peut avoir, avant
qu'elle ne se propage dans l'espace extérieur.
La spatialisation de l'imagination corporelle est une métamorphose en ombre.
Elle se fait par l'histoire secrète d'une langue dont le sujet sentant ne connaît pas
encore le verbe. Il sait à peine qu'un dieu touche à ses mots et qu'il peut se perdre
dans sa propre virtualité. L'image devient ainsi l'incarnation charnelle du monde, un
mode, une présence. L'engendrement de l'image est le corps d'Helena Almeida. Non
144 Dans une interview, Helena Almeida répond à cette question “ce passer de l’autre côté du miroir”, elle dit que son travail est le passage “ mais aussi dépasser les limites du corps. Nous regardons le corps et le corps finit soudain aux pieds, aux mains. Il finit là”, dans le catalogue “Helena Almeida”, Electra, Lisbonne, 1998, p56.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 183
pas son corps, avec son volume, ses contours et son poids, mais un corps-point145 qui
se déplace comme s'il n'avait pas de poids: “Ce qui m'intéresse c'est le corps-propre
qui difficilement coïncide avec le propre corps”, c'est ce que nous dit Helena
Almeida.
Un itinéraire s'inscrit sur les limites mobiles de ce corps. C'est un ensemble
de point qui a les propriétés de son corps.
Des profondeurs sont creusées dans son intérieur pour qu'il soit possible d'y
induire un sentir avant d'y induire une intelligence. C'est seulement ainsi qu'un
point résulte du devenir matière du corps propre: le point-Helena Almeida.146 Sa
présence dans l'imagination corporelle est une présence totale et en tous lieux, même
si l'image du corps en est absente. Dans le mouvement du point-corps, l'imagination
est au-delà du sujet sentant et hors du sujet sentant et de sa conscience. Le sujet
sentant s'efface pour laisser parler cet objet, pour donner l'ici avec l'immanence de la
disparition. Il reste en présence de l'image comme un équilibriste, sans avoir la
notion de sa profondeur. L'espace intérieur de cette forme est un espace en même
temps infini et limité. Il prépare la genèse des formes qui contiennent en germe
d'autres mondes. Il se constitue comme une totalité infinie prête à produire d'autres
totalités à l'image. Une prolifération en abîme. Le corps d'Helena Almeida sert de
support aux métaphores et à tous les jeux rhétoriques de l'image. L'imagination du
sujet sentant atteint naturellement, à travers les trous, les entrés et la superficie du
corps d'Helena Almeida, le millieu-élément où l'image a son origine. 145 Voir la définition corps-point de José Gil dans le livre “A imagem-nua e as pequenas percepções Estética e metafenomenologia”, Relógio d’Água, Lisbonne, 1996, p. 172, “(…) mas um corpo-ponto que se desloca como sem peso.” 146 Ce point Helena, est défini par Ernesto de Sousa dans le livre "Helena Almeida"; publié par la Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982. Il le défini par corps propre: "Helena Volta-se para o corpo-proprio.(…)Helena Almeida segue o fio dos respectivos gestos. O fio dos gestos, o traço do corpo. E repeti-mos: não um corpo qualquer nem sequer o proprio corpo, mas sim o corpo proprio. O corpo dadiva, com todas as caracteristicas proprias.(…)"
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 184
En cela, il suggere le lieu que la peinture d'Helena Almeida veut habiter. Sans
jamais s'épuiser dans sa perception du sensible, cette image contient toute une
réalité, tout ce qu'elle veut démontrer. Elle matérialise et représente une sensation.
La sensation de ce que le sujet sentant voit est présente dans quelque chose qu'il ne
voit pas directement.
L'effet que cette image donne est créé par l'existence réelle qui est établie
entre cette forme et le rapport temporel qui lui donne la dimension du sentir.
Indépendamment des rapports suscités par leur structure dramatique. La
spatialisation de l'imagination corporelle laisse le sujet sentant seul avec le temps
pour qu'il puisse pénétrer dans l'image. Du lieu où le sujet sentant est, il voit une
Helena Almeida qui n'est point Helena Almeida dans l'image regardée. Il ne s'agit
pas non plus de ses pensées, il s'agit de l'existence même de l'image. C'est une image
qui dit au sujet sentant que cela n'est pas organique. C'est une forme picturale dans
une caméra aqueuse, dans une humeur vitreuse.
La peinture dans cette spatialisation de l'imagination corporelle est présente
en tant qu'un visible secret. Parce qu'elle est présentée sur une photographie, elle est
dénaturalisée. Elle rend ainsi la peinture dans sa nature secrète.
La peinture dans ce travail d'Helena Almeida se présente par un creux de
silence. Comme une cécité avec des mouvements qui sombrent dans l'infiniment
étrange et dans l'inassimilable, cette œuvre n'est pas une peinture classique. Elle est
une sensation et un mouvement local qui défient et désorganisent toute habitude de
l'acte de peintre. La peinture est ainsi un exercice pour rendre visible l'invisible ou
pour donner un accès à l'être. En elle existe le besoin d'approcher et en même temps
de distinguer l'expérience esthétique de l'expérience perceptive.
Dans l’acte de peindre, le corps devient présent et se superpose au visible.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 185
Entre voyant et visible, touchant et touché, entre un œil et l'autre, entre la main et la
main toute une topologie se dessine, au sens précis employé par Merleau-Ponty dans
“Le visible et l’invisible”: “car, à la difference de l’espace perspectif fait de reseaux
de droites, l’espace topologique est un milieu où se circonscrivent des applats de
voisinage d’enveloppement. Aussi cet “être” se pose t-il sur le “chiasme” du
touchant-touché, voyant-visible (…) où mon corps est une gestalt .(...) Dans ses plis et
plis, la peau de ce corps appartient au noir”.
Le noir est ainsi la texture imaginaire du “réel” du corps d'Helena Almeida
élevé à son ultime puissance. Où il est élevé par un délire qui est la propre vision: la
visibilité secrète. Il a un mode de présence et une multiplicité où le visible admet la
manifestation de différents degrés et qualités. La perception de cela est imaginaire.
L'écho de lumière et de couleur dans cette auto représentation est quasi
latente, quasi cachée. Ce sont des invisibles entre la présence perceptive et l'invisible
absolu de l'œuvre. Elles racontent au sujet sentant l'histoire d'une visibilité secrète.
Comme Helena Almeida écrit dans un de ses textes: “Cette renonciation signifie
retrouver un autre espace et tomber dans un autre piège poétique. Car en me plaçant
comme artiste dans l'espace réel et plaçant le spectateur dans l'espace virtuel, il
change de place avec le support, devenant lui-même un espace imaginaire. Etre une
irréalité. (...). Etre un repos dessiné. Vivre l'intérieur d'une ligne courbe. Retrouver la
paix dans un dessin habité”.147
Son corps est le lieu où le monde et les choses non-separées (et le monde
autour d'elles) n'ont pas d'origine. Helena Almeida se place ainsi dans un lieu d'où
elle ne peut pas voir son histoire: “Il faut que mon regard se reflète dans ton regard
pour que je me voie en lui et pour que, en même temps, j'y voie un autre regard.
147 Texte d'Helena Almeida publié dans le livre "Helena Almeida"; Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 186
Regarder ton regard et rester dans sa superposition. Savoir que le regard ne se borne
pas à regarder, il scrute, pénètre, épouse ses mouvements. Trouver la topologie de
l'esprit, le paysage extérieur d'un intérieur”.148
Dans une réponse possible à Helena Almeida, le sujet sentant regarde le
regard d'où il reçoit une impression topologique. Il accueille cette torsion en lui. Son
corps devient un référent central non seulement parce qu'il constitue le système de
coordonnées qui oriente l'espace mais aussi parce qu'il est l'agent du rapport réel des
choses entre elles.
Le sujet sentant appréhende et ouvre une dimension infinie immanente à ce
qu'il voit. Il capte des signes intimes et invisibles qui peuplent la clarté de l'espace où
vit cette forme. Cette dimension est la nudité de cette forme. Elle est infiniment
poreuse et perméable. Elle est une nudité-passage qui ouvre la peau du corps
d'Helena Almeida vers l'intérieur d'un autre corps, celui du sujet sentant. Elle
s'ouvre vers l'invisible, pouvant s'arrêter à différents degrés de profondeur. Ces
degrés sont la modulation de la profondeur de l'âme ainsi dévoilée. Dans la nudité,
c'est la peau et ses plis, ses orifices et ses ombres qui se transforment en entier sur
cette image. “La superficie nue de la peau creuse un trou dans le paysage, elle
indique l'espace immatériel de l'âme qui attend notre regard pour se mouvoir à sa
rencontre”.149
148 Un texte d'Helena Almeida publié dans le catalogue de l'exposition "Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo", publié par Fondation de Serralves, Porto,1995. 149 HelenaAlmeida, Nunca fiz as pazes com a tela, papel ou suporte, in “Helena Almeida - Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”, catalogue de l'exposition réalisée à la Fondation de Serralves du 23 novembre 1995 au 28 Janvier 1996, Fondation de Serralves, Porto, 1995, p. 34.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 187
Le discours controverse du lieu qui se dénonce tragique et non fataliste
Dans le travail d’Helena Almeida, nous avons rencontré un discours nihiliste
concernant la pensée artistique.150 Dans sa conviction sous-jacente, la seule chose qui
puisse vraiment arriver à l’homme est la mort. Pour autant que l’on nie les vérités,
que l’on refuse l’immortelle disjonction qu’elle opère dans une situation quelconque.
Ainsi l’expérience de l’éthique expérimenté dans son œuvre est ici à la jointure
de deux pulsions qui ne sont qu’apparemment contradictoires. Définissant l’Homme
par le non-Mal, donc par le bonheur et la vie, elle est à la fois fascinée par la mort et
incapable de l’inscrire dans sa représentation picturale. C’est pourquoi le solde de
cette balance dans ses textes est la transformation de la mort elle-même en un
spectacle aussi discret que possible.
Expérimenter l’éthique dans son œuvre passe par un discours qui est dénoncé
comme tragique et non fataliste. C’est une disparition dont le Noir est une expansion
dans un espace incontrôlable et en même temps vivant. Son corps et le Noir géant
ont le droit d’espérer qu’elle ne dérange pas leurs habitudes, de satisfaction sans
concept. L’espace de cette expérience est un espace de lévitation et de chute. Il est
dénoncé à la fois comme tragique et résolument non fataliste. Sans opposer
l’immortel d’une résistance à cette expérience il se laissera faire avec la mort d’une
identité, celle d’Helena Almeida.
Chaque espace conçu à travers sa représentation a sa propre figure nihiliste.
Les positions de son corps changent151 (voir les images ci-jointes à la fin du travail),
150 Lir ses textes dans le livre, “Helena Almeida” , Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, Juin,1982. 151 Voir les autres œuvres d’Helena Almeida dans les années 1980/81, où elle fait l’expérience du noir avec son corps: “Noir Aigu”, “Noir Extérieur”.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 188
mais on retrouve toujours sous ces noms l’articulation d’un obscur désir de
catastrophe. C’est en affirmant ces vérités contre le désir de néant que l’artiste
s’arrache au nihilisme. C’est par la possibilité de l’impossible que toute rencontre,
toute re-fondation, toute invention et toute séquence a mis sous nos yeux une
expérience de l’éthique par quelques ouvertures qui ont été constituées comme des
points d’appui et des cachettes pour l’artiste.
Par conséquent dans ce travail, il n’y a qu’un “animal” particulier, convoqué
par des circonstances à devenir tout ce qu’il est, son corps. Les capacités de son corps
à travers le noir, se trouvent à un moment donné requises pour qu’une vérité fasse
son chemin: “Vivre le noir a été une expérience d’expansion dans un espace
incontrôlable et vivant. C’était comme si mon intérieur fuyait vers les extrémités de
mon corps et sans autre refuge, sortait, en se ramifiant et en s’étalant vers un
extérieur indéterminé.
Ce sont des sensations d’inconsistance, d’impuissance et en même temps de
plénitude, qui m’ont fait donner cette espèce d’espace de lévitation/chute. Qu’ils
m’ont fait immédiatement fabriquer des points d’appui, des cachettes (comme celui
qui ouvre des tranchés), stratégie inutile, faite d’ouvertures.”152 C’est alors que ce
corps dans cette tache noire est sommé d’être l’immortel qu’il n’est pas. Les
circonstances sont les circonstances d’une vérité. Les multiples, les différences
infinies de son intérieur fuient vers les extrémités de son corps, sans aucun refuge
son corps se répand dans un extérieur indéterminé.
152 Texte d’Helena Almeida, 1982, dans le livre “Helena Almeida” publié par la Fondation Gulbenkian, Lisbonne, 1982.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 189
Un discours tragique
Cette morphologie de l'expérience éthique dans l'œuvre d'Helena Almeida est
présentée à travers un discours controversé qui se dénonce comme tragique. Ce
discours controversé est tragique parce qu'il prend douloureusement conscience de
la fatalité qui pèse sur la nature et la condition de peindre. Ce discours tragique a des
catégories qui font parties de l'acte de peindre, du corps et de l'absence de couleur.
Ces catégories sont celles de l'intensité, du conflit et de la profondeur.
Dans ce discours tragique, la forme représentée entraine les aspects
fondamentaux de l'essence humaine que la situation tragique met en cause: une
interrogation sur soi-même. Dans cette intérrogation, Helena Almeida vit en elle-
même, dans sa chair, dans son propre mystère et l'angoisse de ne pas comprendre, le
pourquoi de notre précarité devant le néant et l'éternité. Ce qui est un aspect
fondamental de l'existence et de la condition de cette forme picturale établie par
l'articulation de deux modalités. La première est celle d'un engagement corporel qui
marque une limite. La deuxième est celle d'un présent interne qui éveille l'acte de
peindre.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 190
L'engagement corporel
“Les corps sont transportés par les anges vers leur finalité. Pourvu que les
amants soient inébranlables dans ce risque (...). S'ils émigrent vers l'espace vocatif de
l'image, ils trouveront des formes ou des graphies où s'appuyer, des points voraces
qui les attireront. Il y a des figures qui aveuglent ou qui sont présentes sans pouvoir
être vues. Pourtant, l'odorat est permanent, les corps odorisent153 la beauté qui
demeure, ils se sentent”.154
Sachant que la nudité est l'ouverture majeure du corps au regard, cette forme
picturale a une peau qui marque une frontière pour que le sujet sentant la traverse.
Elle incarne ainsi l'intérieur de cette image. En elle il existe une pudeur qui la cache
et qui la rend vulnérable, sans défenses à la capture du regard du sujet sentant.
La peau est la localisation de cette forme en elle-même. Elle est vécue comme
une localisation dans l'espace qui est immobile en elle-même et mobile dans l'espace
par rapport à elle-même. C'est une enveloppe absolument immuable et mobile.
Mobile à l'intérieur d'elle-même, dans un espace non-objectif mais dont l'espace
objectif dépend.
Dieu est mort, Dieu n'a plus de corps et le monde n'est plus l'espace de Dieu:
le monde est donc le monde du corps. C'est ainsi qu'Helena Almeida nous parle
dans un texte de notre époque du monde. Ce qui était le monde se dissout comme
un corps de mort. Dans cette disparition, toutes les entrées du corps dans ce noir
disparaissent, elles aussi, ses images, idées, vérité et interprétations. Il reste au sujet
153 Maria Gabriela Llansol une interview de João Lopes dans le journal Público - Leituras, Lisbonne, 28/01/1995. 154 "olfactisam"; "odoriser".
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 191
sentant le corps anatomique, biologique et mécanique. Et cela est un engagement
corporel qui, avec une rigueur claire, fait la recherche d'un centre. Ce qui
correspond à une tentative, d'abord ingénue puis désespérée, d'assumer la mort d'un
corps avec un ordre divin. La peau de ce corps est ainsi exposée avec une existence
qui échappe à l'humain. Elle est exposée comme une matérialité première du monde.
Une peau qui peut être divine mais qui pourrit, qui se putréfie. Dans cet engagement
corporel de la peau, l'expérience de l'éthique n'a même pas de dieux. Elle a juste des
lieux divins qui sont ouverts et par où les déités du corps échappent et sombrent,
laissant seulement la nudité d'une forme picturale, c'est-à-dire un lieu nu.155 L'image
se laisse traverser par des ambivalences qui influencent le sujet sentant sans vouloir
le guider. Une espèce de multiplication de corps. Une matière plastique de l'espace
sans forme et sans idée. Elle est la plasticité comme expansion et comme extension
où l'existence de ce corps dans le noir a lieu.
La peau de ce corps n'est pas l'image de quelque chose. Elle est l'arrivée à un
lieu de présence noir qui ne peut pas avoir un autre lieu, qui n'est pas un présent ni
une représentation. Cette morphologie de l'expérience éthique est un espace sans
lieu et sans changements de temporalités. Elle n'a pas l'intervention du lieu. Elle est
ainsi un rythme accompagné de successives naissances, morts, ouvertures,
déchirures et fermetures. Cette morphologie est ainsi la plasticité d'une présence.
155 Il s’agit d’ “ um eventual limite absoluto da pintura enquanto génoro, a un eventual limite absoluto do “corpo” enquanto meio, ao limite da fotografiacomo registo de uma ausência”, “Helena Almeida”, Electra, Lisbonne, 1998.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 192
Le présent interne
Dans cette deuxième morphologie de l'expérience éthique, le discours
tragique est construit par un présent qui est interne à l’image. Dans ce présent, le
corps d'Helena Almeida est la matière de cette forme picturale. Il est ainsi une figure
et non pas une structure. Le corps d'Helena Almeida est défait pour trouver ou faire
surgir un autre corps. Le corps est une ombre qui part et qui s'échappe comme un
autre que le sujet sentant pourrait accueillir.
La structure interne de cette forme picturale est seulement une structure
spatiale où le noir (l'absence de couleur) est la matière corporelle de la figure.
L'absence de couleur est l'état du corps. Le noir avec les bras ouvert s'affronte lui-
même localement au lieu de se composer structurellement. Ce qui est représenté sur
cette photographie est un corps, qui n'est pas représenté en tant qu'objet mais en tant
que sensation qui passe d'un domaine à un autre domaine. La sensation est un agent
qui se meut à travers le sentir du sujet sentant. Cette forme devient ainsi une
sensation coagulée.
Installé dans le drame de l'âme, le présent de cette peinture photographiée sait
que “les dieux sont morts et que le destin est muet.”156 Il est l'histoire à laquelle le
sujet sentant assiste renvoyé à un excès de sens. Une mutation du regard se produit
dans le sujet sentant. Le sujet sentant voit d'abord pour que l'âme puisse voir après.
Le sujet sentant voit à travers un regard intérieur-interne, incertain, entre une réalité
et un rêve.
Les yeux de la pensée du sujet sentant restent dans une sorte de théâtre
156 Je renvoie à la poésie de Fernando Pessoa.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 193
statique, où la forme picturale n'est rien d'autre qu'une âme sans action. Elle est ainsi
une forme nomade dans des situations d'inertie. Parce qu'elle est la voix d'une voix.
Un murmure en secret. Sans savoir séparer dans le sujet sentant un abîme s'installe
comme une géométrie. Et le sujet qui sent, voit alors l'ombre d'un corps dans l'espace
abstrait de sa pensée. Les mains sont faites d'ombre, le corps est fait d'ombre. Le
simulacre tisse le réel, envahit le corps qui est là dans l'image et le consomme par
l'absence. Ceci devient une abstraction du soi, qui perd le corps. Le sujet sentant a
devant lui une incorporéité stagnante, une inertie douloureuse qui plane en tous les
lieux de l'image. La photographie de cette peinture est ainsi un jeu d'abîmes,
d'ombre et d'altérité qui habitent le corps du peintre, le corps d'Helena Almeida.
Le langage de cette pensée, où le présent est interne, est le langage de
l'inconnu qui n'a pas de verbe. Il parle de l'intérieur d'un lui-même avec une voix
inconnue et lointaine. C'est une langue qui est distante et qui fonctionne comme une
écriture de la mémoire où le temps, avec ses déserts et ses successions d'heures
vides, désassemble le corps de la peinture. Il n'y a personne, il y a juste une voix sans
bouche. Survient la mort des mots dans ce présent interne. Le corps est alors le corps
tumulaire de la mort des mots. Un moi tautologique qui libère son être de l'être et de
sa substance par l'ombre. Un être pur, par-delà toute réflexivité, toute objectivité et
tout infini que le regard du sujet sentant contient avec toute la netteté des choses et
de la nature sans l'homme.
Entre le regard du sujet sentant comme pure présence de ce qui est et l'autre
regard qui est séparé du sujet sentant, il y a toute une graduation luisante, aux
intervalles douloureux qui avancent jusqu'au minimalisme visuel: les choses du rien.
Il s'agit d'une gamme ontologique du regard que le sujet sentant apporte. C'est un
concept d'univers qui n'est pas une interprétation, mais qui traduit dans une langue
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 194
humaine un langage écrit dans la langue des dieux.
Dans ce présent interne, il y a un mystère qui est dans la surface. Il y a, une
pensée avec les yeux où errer et sentir c'est comprendre. Le présent interne est alors
une présence sans présent où le corps d'Helena Almeida fait un vol en rase-mottes. Il
s'agit d'une purification extrême de la visualité parce qu'elle est presque charnelle, et
la pensée est réduite au sensible.
La langue de ce discours tragique, dans son apprentissage, parcours les
actions d'apprendre et de désapprendre. Elle se défait pour se refaire sans excès de
sens et de contenus. Le mysticisme survient par le biais du corps, pour pouvoir
attendre en lui un équivalent sensible du non-pensable. Etre et être dans la même
dimension, et à la hauteur de ce que le sujet sentant voit.
Etre “une chose dans une existence lente
entre l'extase et la force sombre
des saisons...
...une chose incompréhensible du moment
de mourir en avant.
... ensuite rencontré le lieu
où poser ma tête et ne plus être quelqu'un
de connu .”157
Ce présent interne présentée par une image éthiques et pictural, est
développées et confrontées. Les notions comme celles d'espace topologique,
157 Extrait du poéme "Lugar", du livre "Poesia Toda" d’Herberto Helder, Assírio & Alvim, Lisbonne, 1996, traduit par Jean Pièrre Léger.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 195
immobilité du moi et les centres errants du temps font parties de cette approche à
l'œuvre.
Espace topologique, c'est là où le moi se trouve et où il se retrouve avec un
espace, qui est celui du chaos et où tous les espaces se confondent. “[Le] vol est un
art dangereux, un défi aux lois de l'univers et des dieux” ainsi nous avertit Christine
Buci-Glucksmann dans son livre “L'œil cartographique de l’art”: “Il y a toujours
deux trajets ou deux chemins: un qui contient l'ordre, le plan et l'espace dressé par la
cartographie, et l'autre qui est nomade, c'est-à-dire, qui ne veut pas d'étapes ni ne
veut les limites humaines cosmologiques pour pouvoir pratiquer une errance dans
un espace sans dimensions.(…)
Des dessins faits dans la transgression géographique, dans une topologie
nomade, à deux dimensions dans un premier moment; les voir d'en haut comme un
tout panoramique où le détail est infime et lointain, presque irréel, presque sans
réalité. L'histoire est celle qui est faite d'atmosphères et de petites résonances.”158
La visualité dans cette œuvre est démembrée par le recul céleste du peintre,
mais elle demeure immanente sur le monde; ce qui le rend secret, donc obscur et
lointain. La connaissance par l'acte de la vision, ce qui ne touche pas, qui est distant,
perdu entre le regard et le regardé: “des dieux omnivoyants aux yeux
macroscopiques, un muscle cosmique qui capte le réel dans sa superficie.”159 Le sujet
sentant est un point terrestre aux regards panoramiques qui ouvrent des poétiques
du vol et du survoler. Il se libère de son poids, de sa verticalité.160 Le jeu entre la
158 Nous renvoyons la séquence de cette reflexion au livre " L'œil cartographique de l'art" de Christine Buci-Glucksmann, Galilée, Paris, 1996. 159 " L'œil cartographique de l'art" de Christine Buci-Glucksmann, Galilée, Paris, 1996. 160 Dans ce mouvement où Helena renvoie le regard du sujet sentant dans un mouvement d'ascension, il y a une verticalité dans l'imanence de l'œuvre, qui s'acompagne par le regard du sujet sentant : "Ce regard plongeant qui reprend et pervertti l'horizon surélevé(…) est celui du voyageur explorant les hauteurs et celui du peintre prenant un recul céleste, mais immanent, sur le monde."" L'œil cartographique de l'art" de Christine Buci-Glucksmann, Galilée, Paris, 1996, p.16.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 196
création d'un espace pur et d'un être perdu dans un espace infiniment rythmé. Un
infini ouvert vers un infini, un infini de visualités aux yeux placés à tous les lieux, à
chaque fois placés plus haut. Le corps d'Helena Almeida est une cartographie, qui
parvient à mobiliser un rapport spécifique entre le visible et le lisible de l'image et
l'invisible d'un monde existant et absent. Tout cela devient une projection ambiguë
de l'infini sur un plan, qu'entretient des scènes narratives et fictionnelles. Il existe
pourtant un référent réel, un nom qu'Helena Almeida est, et un corps
cartographique où une irrégularité s'ouvre comme un lieu isolé où un savoir
s'institue progressivement mais invisible dans sa totalité. Les lieux se
métamorphosent en d'infinis trajets, les surfaces sont planes, sans point de fuite.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 197
La morphologie comme un affect de vérité
Nous avons considéré cette morphologie dégagée des autres morphologies
antérieures de l’expérience de l’éthique, parce que c’est une expérience, dont l’objet
est et a une certaine modalité du corps. Dans cette distinction, le processus de vérité
ne se communique pas. Il est et existe dans une rencontre saisie directement par la
fidélité à l’œuvre. Il est expérimenté par le tracé d’une rupture corporelle immanente
entre nous et l’œuvre, où le plaisir devient un affect de vérité. Pourvu que le sujet
continue d’avoir une densité propre, il n’est plus protégé par les ambiguïtés de la
fiction représentative de l’œuvre. De cette façon, l’impulsion de la profondeur
épaisse de cet affect s’installe dans le sujet et persévérera dans sa consistance. À
partir de ce moment-là, toute vérité est déposée en nous à travers des savoirs
constitués qui se sont opposés à nos opinions. Car nos opinions sont devenues des
représentations sans vérité. Elles sont restées entre ce qui est le vrai et ce qui est le
faux, justement parce que leur seule instance est d’être communicable.
Dans “Noir Aigu”, l’affect de vérité dépend de sa capacité à s’effacer devant la
réalité de cette œuvre pour s’y rendre adéquate. Il consiste à voir l’œuvre telle
qu’elle serait sans nous. Ici, nous touchons à une contradiction inhérente à la
conception dogmatique de la vérité. Celle de savoir qu’il n’est de vérité que de l’être
ou en vue de l’être, qu’il n’y a de vérité que pour une conscience, la nôtre.
L’affect de vérité suppose un être autonome se séparant du réel. Sa recherche se
trouve précisément à l’intérieur d’un ajustement de l’être. Un ajustement qui ne
repose pas sur la privation du besoin d’une valeur qui soit vraie, mais sur celui qui
vise et cherche à obtenir la vérité, dans une affinité profonde avec soi même. Ce
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 198
qu’Helena Almeida nous dit dans un texte de 1982 “Pendant l’exécution de mes
traveaux antérieurs (80/81) j’ai fait une “expérience du noir” avec des sensations
imprévues. Pour cela, et maintenant, j’ai voulu “faire le noir” avec mon corps- pour
voir. (…) Les images intérieures me sont apparues toujours si directes et débordantes
que c’était comme si j’étais tournée à l’envers et qu’elles se répandaient comme une
tache d’encre dans l’eau, la raréfiant- sans que je puisse éviter que ces images soient
l’intérieur de ces images, que ces traveaux soient l’intimité de ces traveaux”.
Cependant cette recherche de la vérité au sens d’Alain Badiou deviendra claire
par un événement plus fondamental que la théorie. D’après ce philosophe, les trois
dimensions d’un processus de vérité sont: l’évènement qui fait advenir autre chose
que la situation, que les opinions et les savoirs institués. La fidélité qui est le nom du
processus d’une rupture continuée et immanente. La vérité qui est le multiple
interne, qui est ce que la fidélité regroupe et produit. Bien que la recherche théorique
soit un mode privilégié de cette relation avec l’extériorité que l’on nomme vérité, ces
trois dimensions du processus ont des caractéristiques ontologiques essentielles.
Dans un premier temps l’évenement situé et supplémentaire est détaché de les toutes
règles de la situation (un lien est le vide de la situation antérieure). Le caractère
ontologique d’un événement est d’inscrire, de nomer, le vide situé de ce par quoi il
est événement, l’événement du vide d’une situation.
Dans un deuxième temps, la fidélité par son indécidabilité demeure aléatoire.
Par contre la vérité se souligne par sa puissance, puissance de forçage des savoirs
par une vérité. Bien que l’idée d’extériorité dans ce contexte guide la recherche qui
n’est possible que comme idée d’infini, cette idée est une idée, qui ne part pas d’un
moi, ni d’un besoin dans le Moi mesurant exactement ses vides. C’est une idée qui
n’est plus “objet” d’une connaissance - ce qui la réduirait à la mesure du regard qui
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 199
contemple- mais celle par où un objet immense - l’expérience du noir avec le corps
d‘Helena Almeida- dépasse les horizons du regard. Elle se convertit en désir dans un
affect de vérité. Un désir qui mesure l’infinité de l’infini car il mesure l’impossibilité
même de mesure. Il se déroule à travers une intériorité et des séparations des vérités
et des langages, qui visent à constituer les catégories de l’idée de l’infini ou de la
métaphysique.
Cette morphologie de l'expérience éthique dans l'œuvre d'Helena Almeida
expose un affect161 de vérité. C'est une condition qui va au-delà des possibilités
apparentes de la nature du sujet sentant et de l'œuvre puisqu’elle se situe au-delà de
cette relation. Dans ce sens, affect qui dérive du terme latin afficere , et qui signifie
l'aptitude à être touché, implique une modification subie par ce qui est ainsi
“touché” par le regard du sujet sentant. L'affect n'est pas un sentiment du sujet
sentant. Parce qu'il se déplace dans tous les sens de l'œuvre, il crée une texture qui
dépasse l'ordre de la réalité déterminée dans cette œuvre.
La vérité qui fait partie de cette texture est une texture qui accueille l'infini de
cette forme noire à une tête avec ses deux bras ouverts. Elle l'accueille avec la netteté
de ce qui est fini, avec des densités mystérieuses qui restituent au tout sa singularité.
La forme acquiert un sens figuré et suspendu dans la pensée visuelle, olfactive et
auditive du sujet sentant. Elle dévoile en même temps un langage qui travaille sa
forme même, pour la purifier et la simplifier. Elle interroge des éléments à partir du
caractère charnel infime de cette forme qui n'est pas un autoportrait d'Helena
Almeida.
Cet affect de vérité a en lui la poétique sublime du détail de la forme
représentée. Il déplace cette forme vers une éthique avec toute la splendeur dérisoire
161 Voir la note 112, p.186.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 200
des choses humbles. Le détail existentiel dans cette forme surgit avec la précision de
la légèreté et de l'aérien. Cette forme devient ainsi un être en fuite parce qu'elle existe
dans sa propre dissolution. Elle est légère pour pouvoir prendre toutes les vitesses,
des plus lentes aux plus éphémères. Celles qui permettent au sujet sentant de planer.
Dans cette morphologie, le sujet sentant déréalise son propre présent. Il
trouve un stade supérieur, plus abstrait, qui ne correspond pas à une projection ni à
une identification au Soi-même, ni à des notions qui laissent intacts son moi et sa
personnalité. Ce qui entre en jeu est un pouvoir bien plus profond et radical qui
implique la fragmentation et la mutation du moi. Comme le dit Helena Almeida à
propos de sa recherche: “Pour que je puisse me transformer en deux espaces et
temps différents, il faut que je sois séparée en moi-même, il faut qu'existe une
distance de moi à moi, une distance qui garantit tout le pouvoir de la métamorphose.
(...) Il ne s'agit pas de déréaliser mon espace et mon temps, ici et maintenant, pour
me projeter dans un autre endroit; je me transforme, en moi, en un autre
radicalement différent, parce que moi-même, je ne suis pas substance, mais
rapport.(…) Pour se sentir purement soi-même, chaque être doit se sentir tous les
autres, et absolument consubstantiel avec/à tous les autres”.162
Le moi et les “moi” dans cette œuvre ne correspondent pas à Helena Almeida.
Ils correspondent à un pathos tragique existentiel qui est centré sur le moi, là où
s'ouvre une fissure ontologique de l'être divisé et séparé de soi. Ainsi, Helena
Almeida nous dit encore dans ses textes qu'il faut “se multiplier pour se sentir”, se
multiplier pour s'approfondir, proliférer dans d'autres pour se transformer en soi-
même. “Mais qu'est ce que ce soi-même, ce sujet qui advient et se multiplie,
puisqu'il n'est pas un moi? Multiples annotations du moi, incessamment examiné,
162 "Helena Almeida", Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 201
multiples figures du sujet. Je vois comme quelqu'un qui pense”.163 Il s'agit donc,
d'un rapport particulier entre l'espace extérieur et l'espace du sentir. Lesquels se
forment réciproquement de manière à former un unique espace qui aide à
l'appréhension et à la pénétration du sujet sentant de cette forme. Cela permet au
sujet sentant de se transformer en lui-même lorsqu'il atteint la maîtrise maximale des
modes de sentir.
Cette morphologie désigne ainsi une impression de profondeur où la
sensibilité du sujet sentant se dispose intimement. En elle, il y a de multiples
tensions capable de métamorphose. Une ouverture interne dépouillée des attributs
qui feraient du sujet sentant une singularité qui parcourt tous les flux intensifs qui
existent dans cette forme.
Dans cet affect de vérité, le sujet sentant ressent des états limites internes à
son expérience. Il parvient à l'absolu de la vision, sans pour autant écraser chaque
point de vue particulier et tout en évitant de créer une lacune entre l'infini et le fini.
Cet affect est un point de vue absolu qui accomplit ce qui est partout dans le visible.
C'est un point à partir duquel s'ouvre la vision du sujet sentant, mais qui met en
lumière les points aveugles de sa vision.
La vérité dans cet affect est construite selon trois caractères de l'image: le
mystère, l'immobilité et une immanence errante. Ces trois caractères soumettent cette
forme à la pensée éthique dans sa “pureté”. Il y a des modes possibles d'action
poétique dans ces trois caractères parce qu'ils ont une façon d'exister avec des
fonctions et des aspects qui ne se meuvent pas dans le temps. De cette façon
l'obscurité et l'inintelligible marquent les trois caractères de cet affect de vérité dans
cette œuvre. Ils constituent le rapport du sujet sentant à son inquiétude et à son
163 "Helena Almeida", Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, 1982.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 202
abîme devant cette œuvre. Ils instaurent des combats intérieurs et un bruit dans sa
conscience esthétique de l'œuvre. L'image devient une image survolante, où la
rédemption du temps se convertit en espace et les éléments internes de l'image
deviennent des vocables de réalité. Dans cette œuvre d'Helena Almeida, l'obscurité
jaillit des profondeurs de l'irrationnel, lequel a deux sens: la mort et les ténèbres.
Dans l'abîme de soi-même, qui est le lieu d'où vient la rédemption de la mort,
l'obscurité est une cécité organique des temps contemporains. Cette vision ne
disparaîtra que lorsqu'une vision extérieure de l'époque adviendra, lorsque l'époque,
l'esprit du temps et l'œuvre deviendront visibles en tant que totalité.
Dans cette obscurité, il existe une illusion transcendante de la forme inscrite
dans cette image et un rapport cruel entre le corps et le noir. Chaque extrême du
corps et du noir appartiennent l'un à l'autre, non pas par leurs qualités mais par
l'appel de leurs qualités. Cette liaison entre le noir et le corps qui n'est pas celui
d'Helena Almeida renvoie à la découverte du moi et du soi-même: “Dans la
narrative des Upanishad, deux oiseaux descendent du ciel et se posent sur la même
branche du même arbre: l'un s'appelle atman (soi-même), l'autre jevatman (moi). Le
premier mange et est constamment obligé de se soumettre à l'attention de ce qui
rassasie sa faim; l'autre oiseau observe, superpose son regard au regard que le
premier lance sur le monde. Celle-là est la forme implacable, immuable de la pensée
de celui qui vit et tue pour vivre et de celui qui observe avec un œil mortel celui qui
fait tout pour se nourrir qui est mortel, l'un à côté de l'autre, inséparables et sans
pouvoir se confondre.(…)
Les deux oiseaux descendent aussi du ciel, ils sont aussi posés à la place
d'Helena Almeida, mais ils sont comme enivrés, ensommeillés. Quoiqu'il s'agisse
toujours de regarder et de mortdité, les oiseaux encore aveugles et visionnaires,
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 203
bougent les paupières. Ils ouvrent et ferment les yeux de sommeil et de rire, ils
désirent, comme les âmes des mythes orphiques privés de leur horreur, les corps,
sans leur donner la mort (...)”.164
Dans cette reflexion de Filomena Molder sur le travail de cette artiste, la vérité
est comprise dans un état moribond lié à la connaissance, à ce que le sujet sentant a
déjà connu et ce qui a déjà été établi. Dans le soi-même, il y a la découverte d'un
autre, d'un moi, mais il s'agit d'une découverte solitaire dans une découverte de
l'être seul. Il s’agit des découvertes qui notifient le soi-même. La vérité garde ainsi un
regard tranquille sur les énigmes de l'univers. En elle, ce qui est moribond ne peut
pas comparaître devant ce qui est en train de naître. Elle a des variations de la limite
mais sans les mettre en cause et des regards lucides, ternes qui peuvent receler une
quelconque vérité. La vérité reste ainsi dans l'attente d'un épilogue auquel le sujet
sentant n'arrivera jamais. C'est une vérité qui parvient à l'affirmation du grotesque à
travers une “lucidez” moribonde du sujet sentant.
Dans cet affect de vérité, il y a toute l'opacité du monde. Il est comme une
peau qui a une transparence exacte et qui est l'exact point entre l'opaque et le
transparent. C'est une notion qui dévoile sans rien dévoiler, qui n'est jamais
extérieure parce qu'elle ne peut l'être en absolu, que lorsqu'elle est arrachée. De toute
façon, cette vérité est le seul moyen que cette forme -ce noir aigu- a pour se montrer
à la lumière en exprimant sa sensibilité à la lumière.
L'affect est dans l'obscurité comme une grande pureté qui ne se comprend
pas. L'inintelligible surgit dans le débat interne de sa propre langue picturale. Cet
164 Une réflexion trés intérressante de Filomena Molder sur le travail d'Helena Almeida dans le catalogue de L'exposition "Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo" exposition réalisée à la Fundação de Serralves, Porto, du 23 novembre 1995 au 28 Janvier, Fondation de Serralves, Porto,1996.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 204
affect n'a aucune figure. Il ne peut avoir que des gestes qui ne peuvent s'accomplir
qu'en fonction de leur profondeur infinie et c'est tout.
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Le mystère
La forme dans cette œuvre flotte imperceptiblement dans l'espace de l'image.
Le noir est mélangé à l'espace de voisinage créant une forme mystique sans mystère,
où l’intensité surgit du rien.
Cette forme vit ainsi dans l'altérité vide d'un lieu absent. Il existe en elle une
voix qui est inaudible. Elle crée l'intervalle du silence et du monde où elle vit. Le noir
représenté est une ombre de l'âme, une ombre du réel où le spectrale compose le
réel. Le mystère fait partie de cette morphologie comme une sorte d'allégorie
expérimentale qui creuse l'image pour lui restituer une splendeur qui est au-delà
d'une mélancolie. Ce mystère est un divin absent, propre à un monde sans mythes et
sans Dieu.
La tête en profil et les mains d'Helena Almeida dans ce noir immense sont le
lieu où flotte la sensation des choses minimes. Le regard du sujet sentant se perd en
ce petit morceau monochrome et uniforme. Le noir devient charnel, ce qui rend
possible la vision du sujet sentant. Il peut toucher cette chair avec l'œil et se
l'approprier en l'intégrant dans l'espace intérieur de son propre corps comme une
forme sentie et touchée. Dans un rapport de proximité il définit ainsi l'espace du
sentir, lequel, tout en devenant un intérieur proche du sujet sentant, se transmue en
espace de son propre corps.
Dans cette forme, il y a un corps qui recouvre une multiplicité de choses qui
montre le visible et ce qui est perçu. Avec elle, le sujet sentant obtient une forme au
contenu sensible. Elle engendre l'infini, en transformant l'espace de cette forme en
temps. Cette idée d'infini provoque chez le sujet sentant l'impression de mystère qui
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 206
naît de l'absence de limites déterminées imposées au sentir et au ressentir de la
forme. L'infini est ainsi l'espace du noir, il déplace le mouvement verticalite de cette
forme qui ne comporte pas de limites. Il est un rêve: “L'habitude de rêver m'a donné
une extraordinaire netteté de vision intérieure. Non seulement je vois, avec un
étonnant et quelques fois perturbant relief, les figures et les décors de mes rêves,
mais je vois, avec égal relief, mes idées abstraites, mes sentiments humains, ce qui
m'en reste, mes impulsions secrètes, mais attitudes psychiques face à moi-même.
J'affirme que mes propres idées abstraites, je les vois en moi, je les vois avec une
vision intérieure réelle, dans un espace interne. Et ainsi mes méandres me sont
visibles dans leur minima”.165
Ce rêve est visible parce qu'il est soumis aux transformations possibles des
modes du sentir propre au sujet sentant. Le rêve est ainsi un espace infini et abstrait,
où le centre est une âme plongée dans la profondeur d'un abîme. En tant qu'espace
situé à l'intérieur de l'intérieur et en tant qu'infinitude spatiale abstraite, l'âme est le
point d'irradiation vers l'extérieur. Elle est le point qui crée l'infini à l'intérieur même
du fini, pour pouvoir créer ou atteindre le lieu d'où doivent sortir d'infinies
multiplicités du sentir.
Il y a dans ce rêve des fluctuations qui séparent les différentes façons de sentir
les unes des autres. Le sentir circule librement sur la forme qui est disponible à tout
genre de rencontres, associations et métamorphoses. Le sentir se rapporte à quelque
chose d'abyssal, qui ne peut pas être enfermé dans le sujet sentant. Celui ci cesse
d'éxister. À sa place, il se crée un plan à la superficie de cette forme, une peau, où le
sentir se libére. Le sujet sentant est vidé de sa fausse épaisseur, il se libère de l'espace
du sentir et reçoit sa réverbération abstraite sur la superficie de son corps. Son corps
165 Helena Almeida “Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”, catalogue de l'exposition réalisée à la Fondation de Serralves du 23 novembre 1995 au 28 Janvier 1996, Fondation de Serralves, Porto, 1995.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 207
devient un espace de métamorphose: il devient ce qu'il sent et il se transforme à
travers le sentir.
Le mystère est ainsi associé à une transformation autour de laquelle tourne
toute une métaphysique du sentir. Le sentir condense en lui-même le plus grand
nombre de forces. Lorsque l'image confond le plan de la description et celui de
l'expression, le sentir correspond à un sens qui se dédouble et se déploie dans
l'image. Le mystère existe dans le sens qui accompagne le sujet sentant. Les points
du sentir et du sens définissent les bornes de l'expérience éthique. Parce qu'ils
s'ouvrent vers une expérience de l'existence. Cette expérience intensifie le sens et
provoque le désir extrême de sentir autrement; d'où la nécessité de la
métamorphose. C'est-à-dire, le changement de régime du sentir. “Il faut que le
monde devienne creux, que l'âme se vide, que tout mouvement s'arrête (...) pour que
se forge le plus intense des corps pleins, le corps plein du mystère proprement
poétique”.166
Le mystère est ainsi dans cet affect de vérité, l'émotion de la conscience
provoquée par la forme la plus abstraite celle qu’elle peut atteindre sans cesser
d'être. La forme la plus abstraite est la forme de toutes les formes sensibles. L'étape
ultime de l'expression poétique et le degré ultime de la richesse du sentir. En cela, il
y a le mystère de la profondeur et celui de la superficie, “le sommeil du mystère de
la superficie”. Tout se passe comme si le noir aigu et le corps d'Helena Almeida
voyageaient dans et sur cette forme exposée, sur la superficie de ce corps qui inclut,
dans un autre espace, l'intérieur et l'extérieur transformés d'une identité.
166 "Fernando Pessoa ou a metafisica das sensações", José Gil, Relógio d'Agua, Lisbonne, p.71
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 208
L'immobilité du moi
Le sujet sentant dans ce deuxième moment de l'affect de vérité, ne peut plus
voir sans se voir. Le sujet sentant existe dorénavant dans une contradiction et non
pas dans sa perte abstraite. À travers l'œuvre il devient un élément de l'intériorité
sous la forme d'extériorité.
Cela s'explique parce qu'il sera le porteur d'un langage et il sera enveloppé
par le langage visuel inhérent à l'œuvre jamais épuisée. Le sujet sentant sera toujours
repris par le langage visuel de l'œuvre, avec différentes facettes, et renvoyé à lui-
même par un jeu de contradictions. Il est dans une altérité qui révèle la vérité de son
être. Il est sa vérité, et le contraire de sa vérité. C'est lui-même et autre chose que lui-
même.
Dans cette morphologie, le sujet sentant ne subsiste qu'à partir du moment où
il s'arrache à lui-même dans l’espace libre de sa non-vérité, se constituant par là-
même comme vérité. Dans une sorte de folie, il est en même temps libre et exclut de
la liberté. Le sujet sentant ne pourra pas échapper à sa propre vérité. Il est jeté à
l'intérieur de sa propre vérité, il est entièrement confisqué. Il restera étrange aux
questions posées à l'Etre, il restera comme s'il était aliéné à ces questions. Il restera
plus neutre, car des vérités profondes seront découvertes par des formes qui
dormaient en lui mais probablement dans un état de veille permanente.
Dans ce troisième moment de l'affect de vérité, concerne l'expérience du corps
du sujet sentant. Cela présuppose des mécanismes complexes, des procédés
déterminés de captation, de contagion d'émotions, de fusion du sentir et de
dissociations. Pour que ce procès ait lieu, le sujet sentant est l'espace où le pur
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 209
intérieur et l'extérieur fusionnent et s'interpénètrent. L'extérieur se projette sur
l'intérieur. Ceci est un espace métaphorisé de façon adéquate et esthétiquement
“topologique” et poétique. C'est aussi un espace en expansion où se multiplient
infiniment les differents aspects du sentir. L'abîme du moi se creuse dans le sujet
sentant où d'infinis dedans sécrètent leurs dehors. Dans ce rapport à l’œuvre, il n'y a
plus de centre ni de demeures stables. Il y a le déplacement continu du moi parce
qu'il suit le regard. L'univers de l'œuvre se déplie et donne naissance à des
glissements d'espaces qui s'enchaînent à l'infini. À travers son regard, le sujet sentant
se déplace en continu, il vit l'expérience sismique de la vision. La perte de références
dans cette œuvre instaure la construction d'un paysage intérieur où il existe des
forces puissantes qui jaillissent. Cela ne pourra jamais être expérimenté par une règle
ou une technique parce qu'il ne s'agit que d'une expérience-limite, un état ultime.
Des états-fragments qui s'arrêtent au bord de l'innommable, du silence brusque de
l'existence de l'œuvre.
Dans “Noir Aigu”, le sujet sentant est entraîné sur le terrain mouvant où
Helena Almeida se tient dans un équilibre fragile et instable. Les réalités et les
existences d'Helena Almeida et du sujet sentant s'annulent dans cette peinture
photographiée. Il y a juste une image où toute différence entre extérieur et intérieur,
entre le sujet sentant et l'œuvre est abolie. Le corps d'Helena Almeida est le paysage
de l'image, il est une carte avec des lieux et un mouvement de choses et
d'événements.
Cette atmosphère verticale est une ambiance, une poussière de sensations
entre la veille et le sommeil qui grâce à l'inquiétude, peuvent fusionner les unes
dans les autres, esquissant des formes nouvelles et des passages nouveaux, tout en
étant une configuration invisible mais sensible.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 210
La peau du corps d'Helena Almeida se couvre de noir, elle atteint une sorte
de métamorphose. Le corps fait partie intégrante d'un paysage, tout en assumant
une immobilité naturelle, devenant végétale ou minérale, à l'imitation des éléments
qui la côtoient. Ce corps est un corps avec un rythme qui est en accord avec la
verticalité qu'Helena Almeida imprime à la composition.
L'espace de l'image, qui est l'espace extérieur du corps devenu espace
intérieur, se transforme en un milieu. Il est ainsi le milieu d'une métamorphose
d'espaces où ce corps représenté perd son intériorité pour qu'Helena Almeida puisse
absorber tout un champ de vision. L'extériorité fusionne pour que l'intériorité entière
puisse devenir la superficie de l'image. C'est donc dans la formation même de
l'espace de l'image que l'image photographique de la peinture se construit. Celui-ci
est le moment où l'intérieur et l'extérieur s'articulent réciproquement.
La disjonction entre le regard du sujet sentant et ce corps plongé dans le noir
suppose un regard du sujet sentant qui n'appartient pas à ce corps avec les bras
ouvert mais qui le remplace dans un autre espace qui suspend les fonctions du corps
et les réduit à celles du regard. L'agencement intérieur-extérieur qui articule l'espace
pictural de cette œuvre, enlève tout le sans-fond que le noyau interne de la forme
pourrait avoir. Elle déstructure les dimensions de l'espace en transférant le corps de
la situation verticale, par terre, dans un autre état hors de la force de gravité (cette
autorité de la terre). Dorénavant tout peut se développer et se mouvoir dans cette
peinture photographié, selon les fluctuations et vibrations propres du sentir qui
n'obéissent plus aux lois objectives du monde extérieur.
Cela arrache le corps d'Helena Almeida au sol terrestre. Il devient un agent et
millieu de transformation de l'intérieur en extérieur. La texture invisible de son corps
est le moyen qui couvre le visible comme une pellicule presque transparente. Elle est
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 211
la condition de possibilité de la vision. Elle combine l'espace interne et l'espace
externe. Elle est l'espace de l'image qui se traduit dans le visible, dans les espaces
multiples, mesurables et non-mesurables.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 212
La trajectoire visible de l'affect de vérité
Le parcours de l'affect de vérité dans l'expérience éthique dans cette œuvre
d'Helena Almeida est un parcours qui se ferme sur lui-même. Il est senti à travers le
mystère, qui pénètre mot après mot dans le sujet sentant. Il est comme un royaume
qu'une âme habite et garde. Il va vers un centre dans toute sa plénitude où il existe la
trace d'un être humain. La trajectoire visible est ainsi dans la signification
existentielle de la représentation de cette forme dans l'image. Elle est une empreinte
qui n'a aucun nom, parce qu'elle n'a pas de liaison à la condition humaine d'Helena
Almeida. Elle est une impression inextinguible que le sujet sentant ne peut ni ne sait
déchiffrer.
Dans cette trajectoire où il y a un mouvement vertical implicite, la liberté du
regard agit comme une arme contre tout ce qui s'y oppose. Elle est dans la
profondeur du regard que le sujet sentant peut entrevoir, être et ressentir, dans cette
forme qui s'éveille naissant ou qui s'éveillent existant. Comme la liberté dans une
respiration, le regard du sujet sentant dans cette trajectoire, est réglé selon son
propre rythme. Il est réglé par les innombrables rythmes qui animent cette forme. La
lumière que le sujet sentant ne voit pas dans ce noir, touche le sujet sentant et se
répand jusqu'à une certaine profondeur de sa pensée. L'être dans cette forme tend à
se cacher dans quelque chose sans corps et sans support, commençant aussitôt cette
existence comme une difficulté et un obstacle à la raison analytique. Il sera dans
quelque chose qui se meut par lui-même et il y va seul. Il va et vient sans se faire
remarquer. Il revient toujours, jusqu'au jour où il part définitivement, emmenant
avec lui l'être où il avait logé. Il se sert de son regard et de son ouïe, il se dédouble et
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 213
quand il s'oriente enfin, il s'ouvre sans sortir de lui-même.
C'est le vol vertical du regard du sujet sentant qui glisse à travers l'image et
qui ramène au sujet sentant ce corps endormi sur la lumière. Les muscles du corps
d'Helena Almeida s'abandonnent, se livrent. Ils ne traversent pas des portes, des
clairs-obscurs ni des ombres. Ils glissent seulement sans efforts et sans protection
dans une peinture.
Dans cette trajectoire visible de l'affect, survient un délire, un dieu sombre,
donc un roi sans substance qui s'offre sans masques ni muscles. Il se donne comme la
spatialité se donne aux corps, la visibilité aux présences et comme l'âme de tout ce
qui respire.
La vision de cette trajectoire ne surgit pas comme réalité ni comme irréalité.
Elle s'offre simplement dans la vision qui s'allume, une lumière qui purifie la réalité
du corps et la vision corporelle. Elle s'éteindra par elle-même et elle s'effacera,
laissant dans l'air et dans l'esprit du sujet sentant sa géométrie visible.
Le visible dans cette trajectoire devient ainsi un vide logé dans l'auréole de ce
corps. Peut-être parce qu'il lui appartient, c'est un espace sacré où il est inaccessible.
Un espace où l'être terrestre (Helena Almeida) ne peut pas s'installer mais qui l'invite
à sortir de lui-même. Il en fait sortir de soi l'être caché d'Helena Almeida et de la
peinture comme, une âme accompagnée par les sens qui traîne derrière elle l'exister
corporel et l'enveloppe qui l'unifie. Le visible communique avec son centre illuminé,
qui communique avec l'abîme. Quand le sujet sentant perd ce centre, une angoisse
s'installe en lui et une épave y gît pour être ensuite soulevée de manière enivrante.
Le mouvement le plus intime du regard ne peut être autre que le centre même. La
vertu de ce centre est de recueillir tout ce qui est dispersé autour de lui. Le centre de
ce qui est visible est tranquille mais il est immobile. N'importe quel acte du visible
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 214
peut se donner à une échelle ascensionnelle avec des chutes, des continuités aux
périodes décisive, des étapes et des arrêts. Son centre transmigre en installant des
quiétudes dans plusieurs endroits de l'œuvre.
Le sujet sentant qui s'emmène lui-même dans ce parcours devient un être
lointain, une pure actualité du toujours. Ce parcours qui révèle en même temps
l'instant et le maintenant comme un instant d'éternité, comme le mouvoir, comme le
naître et comme l'aimer. C'est un secret qui se cache d'autant plus qu'il se révèle.
Parce que l'obscurité de ce corps est un voile qui couvre la lumière jamais
vue, le sujet sentant ne se voit pas dans l'instant même où il se meut à travers l'affect
de vérité.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 215
1.3- les dimensions de l’expérience éthique
Les deux dimensions de l’expérience éthique que nous avons proposés pour
l’analyse de la pratique de l’expérience éthique à partir de la photographie de S.
Salgado et de la peinture de H. Almeida sont la fidèlité à l’œuvre et la sincérité du
sujet sentant. Elles ont, d’une certaine façon, déterminé un vertige qui est présent
dans les corps photographiés: celui d’Helena Almeida qui n’est pas un auto-portrait
et celui des deux personnes qui sont vraiment en fuite pris par Sebastão Salgado. Ces
corps photographiés n’ont pas une anatomie qui se compose de muscles, d’os et
d’une chair habillée par une peau. Ils ont un comportement, une existence en accord
avec le rythme de la pensée et de l’imagination du sujet sentant et de celui qui les
présentent. Ce vertige s’inscrit ainsi dans un processus qui part de l’événement et de
la fidélité de notre physiologie aux extrémités de la vie. Ces dimensions sont au sein
de la conception de S. Salgado et H. Almeida, sur les disparitions cycliques qui
structurent un champ imaginaire et fusionnel entre la naissance et la mort de
l’Homme. Ainsi elles entraînent S. Salgado et H. Almeida à s’interroger sur des
questions fondamentales d’ordre ontologique.
Pour établir ce qui peut définir ces deux dimensions, nous les avons
développées dans une structure qui les incorporent les unes aux autres, dans
l’intimité de leurs propres significations existentielles.
Le départ a été donné à partir d’une décision ancrée dans une situation
nommée fidélité. La fidélité figure à travers la représentation de la naissance et de la
mort. Elle est essentiellement fidèle à ces deux événements de la vie de l’Homme. La
fidélité bouscule le sujet sentant dans une conscience intime de son existence. Elle
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 216
pénètre dans les sensations internes167 du sujet sentant.
D’après Alain Badiou, ces dimensions font partie d’un processus de vérité.168
Elles sont l’évènement qui fait advenir autre chose que la situation des opinions et
des savoirs institués. La fidélité qui est le nom du processus deviendra celle d’une
rupture continuelle et immanente. La sincérité sera le multiple interne, qui est ce que
la fidélité regroupe et produit.
Ainsi ces deux dimensions, la fidélité et la sincérité, ont des caractéristiques
ontologiques essentielles dans les deux œuvres. Elles s’énoncent selon trois
moments:
Le premier est l’événement situé sur la surface de chaque image. Cet
événement détache toutes les règles du regard qui font partie du sujet sentant et de
la situation regardées. Il est un instant qui contient un lien. Ce lien est une sorte de
vide de la situation, réfléchie sur ce que le sujet sentant voit. Le caractère
ontologique de cet événement inscrit et nomme. Il instaure le vide situé de ce pour
quoi il est événement, l’événement du vide d’une situation. Un espace-temps où il
n’y a pas de matière.
167 Les sensation internes sont développées par José Gil dans son livre “Fernando Pessoa ou a metafísica das sensações”, Relógio d’Agua, Lisbonne. Il nous semble important de faire un passage sur cette notion et de l’appliquer dans ce contexte, de l’expérience éthique des œuvres. José Gil dévellope cette notion à partir de la poésie de Fernando Pessoa, comme s’il s’agissait d’une matière primière qui émerge ou qui se transforme par les sens. Il y a le questionnement sur le sentir, ainsi nous avons inscrit le sujet sentant dans l’instant, il vit dans l’instant. Il a conscience de la sensation parce qu’il est isolé dans son âme. “ É preciso analisar as sensações, porque desse modo é possível revelar as mais escondidas, as mais microscópicas e, portanto, as mais exacerbadas; porque é a melhor forma de as multiplicar, uma vez que cada uma delas contém uma infinidade que é preciso trazer à luz, “exteriorizar”; porque, ao serem analisadas nesse meio de semi-consciencia, segregado pelo estado experimental, as sensaçoes originárias de sentidos diferentes entrecruzam-se naturalmente, o vermelho torna-se agudo, o olfacto dota-se de visão- assim suscitam como que metáforas naturais; porque as sensações desdobram um espaço próprio que só pode ser apreendido se o espaço e o tempo normais, macroscópicos, tiverem já deixado de impor a sua dominação- ora análise, ao decompor os blocos de sensações, desestrutura o espaço euclidiano, fazendo nascer outros espaços, que acompanham as sensações minúsculas; trata-se por fim de testar os processos de abstracção das emoções, procurando criar sensações já analisadas”, pp. 19, 20. 168 Voir “L’Éthique. Essai sur la conscience du Mal”, Alain Badiou, Hatier, Paris, 1993 , le chapitre v, “le problème du Mal”, Retour sur l’événement, la fidélité, la vérité; page 60. Alain Badiou nous parle de la vérité qui est soulignée par sa puissance. Une puissance de forçage des savoirs par une vérité.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 217
Le deuxième moment est celui de la fidélité qui se définit par son
indécidabilité. Il est voilé par une sincérité qui demeurera dans l’aléatoire et
l’incertitude de la fidélité. Ce moment est dans les deux actions qui s’y
accomplissent: deux mouvements qui se présentent tournés l’un vers l’autre. Celui
des corps qui figurent dans les images et celui du corps du sujet sentant.
Le troisième moment est dans le regard lucide de ces deux représentations.
Elles attendent l’épilogue qui n’arrive pas. Cette “lucidez” est dans une transparence
exacte entre l’opacité et la transparence de l’image. Les corps en présence sont
dérobés sans rien démontrer. Ils donnent au sujet sentant le pouvoir d’une
permanence. Ce qui est rendu réel dans la représentation est une force centrifuge.
Cette force dans son fondement le plus profond ne peut être connue par aucune
extériorité.
Ces trois points d’un caractère ontologique essentiel, nous ont permis de nous
mouvoir dans ces œuvres selon l’événement où elles se déroulent. Ce qui veut dire
que l’œuvre developpe sa situation selon son propre événement. Elle remaniera de
fond en comble la manière habituelle d’habiter une situation.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 218
La fidélité
La fidélité de ces deux œuvres a été saisie par une rupture réelle
conformément à l’ordre propre où l’événement a son lieu artistique. La vérité a été à
la fois, le devenir réel d’une fidélité à un événement de la situation. Ce que cette
fidélité produit à son tour dans cette situation a crée deux intervalles qui sont
comme des endroits secrets de l’œuvre.
Ces endroits secrets de l’œuvre sont sûrs d’être dans une totale transmutation
intime. Deux modalités particulières à chaque être, où le corps lumineux veut rester,
dans son intérieur, obscur: un intérieur où il existe la naissance et la mort. Les
créatures dans leur représentation sont presque divines, soumises aux lois de la
nature, où il manque le lieu adéquat à leur condition terrestre. Cependant ce qui
reste de cette représentation est lumineux, errant, sans domicile et perdu dans sa
propre lumière. Car cette lumière s’accomplit quand elle trouve quelqu'un ou
quelque chose. Elle éclaire quelque chose d’opaque, surtout si celle-ci résiste à la
lumière, ou lorsqu’elle parvient, même furtivement, à celui (le sujet sentant) qui
l’attend pour respirer en elle.
La respiration de ces êtres, se fait dans la lumière. Cette lumière fait trembler
des mains, comme si de telles créatures, dépossédées de la pensée, concevaient en
elles ce feu qui seul nous incite à penser. Une pensée qui transforme les sens
originels, immergés par nature dans des idées toujours limitées, mais au contenu
transparent.
Une obscurité dans la présence des corps existe et conserve la continuité de ces
deux images. Cette obscurité fait penser à une aube: elle se cache pour reparaître
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 219
aussitôt, et continue à reparaître à travers l’obscurité de tant de vies qui commencent
et qui finissent.
Dans cette fidélité, il existe un intervalle qui est celui d’une expérience
condamnée à demeurer dans sa nuit: l’éthique. Elle se réitère, elle avance à chaque
apparition de ses lueurs multiples. Elle se répand, elle se retire et revient et veut
rentrer en elle même, dans ce Soi qu’elle n’a pas. Tout ce qu’elle donne est transitoire
et s’arrête. C’est une façon de transiter qui n’atteint pas une transcendance, une
infinitude offerte et refusée. C’est une expérience qui demande une continuelle
naissance. Et on demande à l’absolu de l’être, à la plénitude de la lumière de ces
deux représentations et au déploiement du temps, de ne plus jamais retomber. Nous
demandons à l’absolu que l’expérience de l’éthique entraîne, que son impénétrabilité
s’ouvre et nous submerge, à l’endroit-même où la médiation devient impossible et
perd sa nécessité.
Le point obscur de ces corps dans ce corpus visuel est l’espace invisible où peut
sortir un corps vivant. Par conséquent, la périphérie des corps cesse d’apparaître, là
où une limite disparaît dans sa fonction. Comme tout ce qui touche à la fonction
cesse d’être, l’expérience de l’éthique ne se montrera pas. Là où la mort et la
naissance n’auront rien à faire non plus.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 220
La sincérité
La sincérité de notre part est une dimension qui apparaît dans l’intervalle. Elle
est comme l’endroit secret de ces œuvres, en tant que rupture immanente occupée
par le corps de l’œuvre. Parce qu’elle procède dans une situation et pas nulle part
ailleurs. L’événement inscrit dans ces œuvres- la fuite dans la photographie de
Salgado et le corps d’Helena Almeida qui se prolonge à travers le noir- devient à son
tour une singularité irréductible où le processus fidèle de vérité est rupture
immanente, à chaque fois entièrement inventée. Ces deux images deviennent des
occurrences locales de ce processus de vérité. Parce qu’elles sont des inductions de
processus particuliers et incomparables. Leurs moyens sont ceux d’une connaissance
insolite et d’un apprentissage de l’obscur, poussés en direction de l’informe du
sens.169
L’expérience de l’éthique à travers la sincérité d’un processus de vérité devient
une question qui met en cause toute la relation qui puisse exister entre la pensée de
l’œuvre et son sentir. En cela, il s’agit d’intercepter une dimension de l’être.
Cette question donne à la fois une consistance à la présence de quelqu’un dans
la composition du sujet sentant et elle induit le processus de sincérité. Ce qui est
soumis à l’esprit par une vérité, est un être susceptible de corps. Tout ce dont il est
capable rentre dans des points de vérité, sous la supposition qu’il y a eu événement,
et rupture immanente dans la forme continue de ce processus fidèle. Ces corps sont
devenus la vision du réel, une vision embrumée et transposée, parce qu’elle se
169 L’informe du sens est ici employé comme une direction qui n’a pas pas de fin ni de limite.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 221
remémore et s’appuie sur l’autre, à l’instant du témoignage.170 La sincérité devient
un point support important pour ce processus de vérité. Car elle est simultanément
elle-même et rien d’autre qu’elle-même. Elle est le corps qui est en excès sur lui-
même. Parce que le tracé aléatoire de la fidélité passe par ce corps, transite ce corps
et l’inscrit, de l’intérieur même du temps, dans un instant d’éternité. Le corps qui
naît et le corps qui meurt dans une présence.
Le savoir d’une intériorité des corps qui sont dans ces images est entièrement
présenté dans ce qui a lieu et il n’y a rien d’autre que le référent de ce savoir. Tout
cela est pris dans la rupture immanente d’un processus de vérité qui crée une vérité
en devenir. Elle devient imperceptible et intérieurement trouée par cette vérité qui
passe au travers de l’hétérogénéité.
Cependant il existe un comportement continuel de ce qui est soumis au sujet
sentant. Une conservation qui se cherche continuellement par un Soi. Appartenir à
cette situation est le destin naturel de ceux qui le savent. Tenir à cette composition de
la vérité relève d’un tracé propre, qui est celui d’une rupture dont il est difficile de
savoir comment elle se surimpose. La singularité crée une consistance dense et
profonde où s’engagera la persévérance du Soi, qui fera de la vérité sa demeure.
Pour cela, il ne faudra pas céder sur ce que l’on ne sait pas de soi même. Ne pas
céder sur sa propre saisie par un processus de vérité, mais seulement, être fidèle à
170 Nous renvoyons cette notion centrale à Giorgio Agamben dans son livre “ Ce qui reste d’Auschwitz”, Bibliothèque Rivages, Paris, p.171: “Dans ce non-lieu de l’articulation, la déconstruction a inscrit sa “trace” et sa “ différence”, où voix et lettre, signification et présence diffèrent infiniment. La ligne, qui chez Kant constituait le seul mode de représentation possible de l’auto-affection du temps, fait place au mouvement d’une écriture où “ le regard ” ne peut “demeurer” (Derrida, p. 117). Mais cette impossibilité de faire se rejoindre le vivant et le langage, la phone et le logos, le non-humain et l’humain, loin de laisser la signification indéfiniment différée, est cela même qui autorise le témoignage. S’il n’y a pas d’articulation entre le vivant et le langage, si le je se trouve suspendu sur cet écart, alors il peut y avoir témoignage. L’intimité, qui trahit notre non-coÏncidence à nous-même, est le lieu propre du témoignage. Le témoignage a lieu dans le non-lieu de l’articulation. Ce qui se tient dans le non-lieu de la Voix n’est pas l’écriture, mais le témoin. Et justement parce que la relation (ou plutôt la non-relation) entre vivant et parlant prend la forme de la honte, de l’abandon réciproque à un inassumable, l’éthos de cet écart ne saurait être qu’un témoignage- à savoir quelque chose d’inassignable à un sujet, et qui néanmoins constitue sa seule demeure, sa seule consistance possible.”
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 222
une fidélité et saisir dans son être ce qui nous a saisi et rompu. Tout cela est un
matériel de l’hétérogénéité d’un être considéré comme le support d’une action en
photographie et en peinture. Parce qu’il se laisse modeler par une épaisseur ou une
densité de l’éthique, qui se manifestent comme un intérêt uniquement désintéressé.
L’intensité d’existence dans cet instant sera une perception prise par la pensée de ce
qui est “être deux”, dans l’excès de nous-même. La sincérité engendrera ce passage
d’une vérité, qui nous traversera et nous laissera en suspens. En tant que quelqu’un
qui continue à excéder son propre être, et essaye de se maintenir dans le temps
singulier de son être hétérogène, l’immortel qu’une vérité a fait advenir par nous
dans une composition de matière. Nous le comprendrons comme une lumière qui
arrive avant de s’étendre, et sans se répandre aucunement à cet instant pur de sa
venue, la vérité de ces œuvres se fera sentir, quand elle blessera. Elle est ce qu’il y a
d’impénétrable dans cette approche des œuvres que l’on ne saurait dire obscure.
Dès lors, nous savons assurément que la mort -qui est quelque chose
d’implicite dans ces œuvres- est une obligation de mourir (naturelle). On meurt
parce qu’on ne peut plus vivre, parce qu’un épuisement de l’être est parvenu à la
limite inviolable. On meurt tout à fait et pour toujours. Cette limite de l’être est
inviolable, tandis que la vie, même si on la voit finir constamment, suggère l’absence
de limitation parce qu’elle est étendue et inachevée. L’usure de l’être corporel est
celle d’un corps non immortel et non religieux. Le corps transformé, accompli dans
son être véritable, ressuscite, pour se retrouver au Pays des Vivants. Dans ce travail,
être et vie se sont unis sans distinction. La vie n’est plus un lieu où l’être advient et
se succède. Elle a une limite inviolable qui appartient à l’être et qui est révèlée
comme limite inviolable dans le corps. Une extrémité à l’intérieur du corps qui est
démontrée par un pli provisoire. Un pli qui est une ouverture et une possibilité déjà
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 223
en acte de traverser le temps et le lieu de l’œuvre.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 224
Conclusion et orientations: Toucher les objets avec les yeux
“Seul ce qui est léger et libéré réussit à voler, même provenant de la peur la
plus sombre, du mystère le plus profond, de la consécration la plus obscure”.171
Cette recherche nous a donné la permission de pénétrer dans l’expérience de
deux œuvres et dans leur proximité. Cette proximité s’est doublée dans l’écriture par
une recherche de l’éthique comme qualité du sentir. Une telle expérience donne
naissance à ce que nous proposons d’appeler une “image éthique”, qui a également
une porté esthétique.
“Estamos sós com tudo aquilo que amamos ”.172
171 Extrait d’un texte d’introduction de Rui Chafes dans son livre “Fragmentos de Novalis”, Assírio & Alvim, Lisbonne, Juin 1992, p. 10. Traduit en français par Jean Pièrre Léger. 172 Fragment de Novalis : “Man ist allein mit allem, was man liebt” .
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 225
1.1- Le mouvement de l’expérience éthique
Ainsi dans la première partie de ce travail, nous avons voulu présenter une
expérience où tout s’organiserait “pour” et “par” l’éthique tandis que rien ou
presque rien ne serait dit “sur” l’éthique. La réflexion a été menée à partir de la
lecture de quelques pensées sur l’éthique. D’un point de vue méthodologique, nous
avons tenté de combiner recherche théorique et vécu empirique face aux œuvres
choisies. Il nous paraissait intéressant de croiser les deux points de vue. Ainsi, en
partant des œuvres, nous renforcions d’une part notre argumentation et d’autre part
notre regard sur les œuvres se faisait plus intelligible. Nous avons reconnu que
l’expérience de l’éthique à partir des œuvres ne fait pas partie d’un monde de règles
et de normes morales qui serait au-dessus du travail de Sebastião Salgado et
d’Helena Almeida. Des normes qui permettraientt de juger leur travail du dehors, de
l’approuver ou de le condamner comme objet moral ou immoral, conforme ou non
au bien.
L’éthique dans ce travail de recherche n’est pas la morale. Elle n’est pas “au-
dehors” ni “au-dessus” du corpus visuel présenté. Nous avons aussi trouvé
important de signaler que l’éthique dans cette expérience n’est le résultat d’aucune
existence séparée ou de quelque chose liée à l’univers du jugement, aux procédures
de rationalité, au sens des valeurs, au respect des règles. Ainsi l’éthique a été exposée
en tant que chose, qui n’a pas de phrase, de raison ou d’idée qui n’est rien
d’extérieur à ces œuvres. C’est une puissance qui passe par le sentir et se présente
comme une élévation qui se dresse et grandit, et qui “décolle” du sujet sentant en
même temps que ses yeux touchent les œuvres.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 226
Nous l’avons liée à une dimension du sentir par lequel le sujet sentant
s’éprouve lui-même et reçoit l’univers des œuvres. Comprise comme une dimension
qui appartient à l’être humain, l’éthique est expérimentée à travers la photographie
de Sebastião Salgado et la recherche picturale d’Helena Almeida. Blessure singulière
responsable d’un degré supérieur dans l’être, l’expérience de l’éthique nous a permis
de rester dans une relation personnelle et singulière avec les œuvres. Elle nous a
demandé une présence et un affect individuel qui l’ont rendue directe et
intransmissible.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 227
Par conséquent, la mise en relation théorique de la notion d’éthique avec notre
attitude face à ces deux œuvres a abouti dans la deuxième partie de ce travail à un
parcours entre l’esthétique et l’éthique. Dans ce parcours, nous avons conçu deux
pratiques de l’expérience éthique, la frontière et le nomade. Ces deux pratiques qui
nous ont conduits vers des points de rencontre avec l’œuvre et nous ont permis
d’analyser le mouvement libre qui se modifie en fonction de ce qui entoure dans
l’œuvre et dans le sujet sentant. Un mouvement qui a créé l’existence d’un dialogue
limpide et clair entre la matière et l’espace. Reposant sur la rencontre entre le sujet
sentant et l’œuvre, ce parcours apparaît comme une trajectoire qui intensifie le
contact cruel du voir et du sentir. Un contact où l’œil est arraché de son corps et de
son lieu pour s’emmêler, dans un enjeu changeant et perdu avec ce que signifie
l’œuvre pour celui qui la sent en même temps qu’il la regarde.
Pendant ce parcours qui s’opère selon ces deux notions, frontière et nomade,
nous avons pu constater que dans les œuvres choisies la conscience esthétique ne
saurait récuser son inclusion au sein de l’éthique. Nous avons observé que la
conscience esthétique d’un objet esthétique implique l’expérience de l’éthique. Parce
qu’elle offre à notre comportement individuel la capacité et le don poétique de
“parler” avec le monde et l’autre. Elle nous libère de la sujétion et des buts que la
théorie et la pratique objectivent, pour installer ainsi une énigme dans notre réel. Elle
est également responsable d’un accroissement, d’un agrandissement de notre être.
C’est en ce sens que l’esthétique a été un évènement indissociable de la dimension
éthique de l’être humain, parce qu’elle a renversé notre conscience.
Dans un deuxième temps, ce parcours, qui a vécu dans un présent sans
mesure, s’est instauré dans une non-dimension du présent. Il a ainsi occupé une
place dans une dimension éthique sans avoir de mesure éthique. De là, une limite
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 228
s’est imposée comme le seuil entre des densités et des allures de l’œuvre et du sujet
sentant. Le nomade et la frontière comme pratiques de l’expérience éthique ont de
cette façon conduit la réflexion à ces questions: l’éthique dans certaines œuvres
contemporaines ne serait-elle qu’une expérience des limites? Dans cette expérience,
ne serait-elle pas le vrai protagoniste de l’espace du sentir, de même que le présent
dans l’expérience (étant lui-même une limite) ne serait il pas un protagoniste du
temps du sentir?
Fidèles à ces questions, nous avons mené cette recherche où le nomade et la
frontière se sont souvent entrecroisés et ont ainsi constitué quelques notions pour
cerner l’expérience éthique. Ces notions, que nous avons définis par les instants
limites, les modes de visions et les ouvertures, ont été les points qui ont établi la
rencontre du sujet sentant avec cette expérience si difficile à conceptualiser. Ils ont
placé des bornes possibles à cette expérience de l’éthique. Nous avons envisagé
comme instant limite dans cette expérience de l’éthique la “lucidez”, parce qu’elle
déchire le regard du sujet sentant pour imposer ainsi un regard qui pénètre les
œuvres dans leur nudité et dans leur dureté.
Le deuxième notion, les modes de visions, a été définie à travers un
comportement lié à la réalité évocatrice et magique de l’œuvre. Ils ont rammené vers
le sujet sentant une écriture secrète de l’œuvre faite de résonances affectives. Des
résonances affectives qui rentrent dans le sujet sentant par une relation tactile de
l’œil entre un objet et un sujet qui sent. En cela l’éthique implique “l’aptique” et son
toucher-voir.
Le troisième notion, celle d’une ouverture,173 a renvoyé le sujet sentant vers
173 Une ouverture dans le sens de Rilke dans les “Elégies”, “L’Ouvert, un espace aussi intact que l’intérieur d’une rose, un espace angélique”); “ Ce que Rilke, reprenant le mot de Hölderlin, qualifiera plus tard d’”ouvert’ (das Offene), l’”espace pur” , le “nulle part”, le “pur,/ l’insurveillé que l’on respire et/ infiniment sait et ne convoite pas”. Bernard Böschenstein, “Les lettres de Capri”, Europe, Paris, n°719.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 229
une épaisseur de sens. Elle a révélé un être en profondeur, où une dimension du sens
s’est creusée dans le fond et le fondement de cette expérience de l’éthique. Il a ainsi
produit une action libre qui comporte un vertige.
Dans ces trois points, nous avons conduit l’expérience de l’éthique à travers
un combat contre l’enracinement. Ce combat a affecté l’être, il l’a conduit vers des
états qui ont suspendu une morale esthétique.
Dans la troisième partie, partant du corpus photographique constitué par un
travail de Sebastião Salgado et un travail d’Helena Almeida, nous avons montré que
les œuvres se laissent appréhender à travers les concepts que l’expérience de
l’éthique propose pour l’analyse. Le choix d’un photographe de presse et d’un
peintre qui utilise la photographie comme recherche picturale, nous a permis de
confronter et de créer l’expérience de l’éthique comme approche méthodologique.
Par leurs qualités esthétiques, ces œuvres nous ont permis de pénétrer les instants
limites, les modes de visions et les ouvertures qui constituaient ce parcours. Nous
avons associé réflexion éthique, esthétique et le vécu empirique face de ces œuvres.
Nous les avons entrecroisés à travers différents points de vues, ce qui nous a permis
de montrer que la conscience esthétique des œuvres est souvent liée à l’expérience
de l’éthique que nous en avons. Dans la force de la recherche picturale d’Helena
Almeida- qui nous dévoile quelque chose d’universel à travers une contingence et
l’évenement unique de l’acte de peindre- ou dans celle d’une photographie de presse
de Sebastião Salgado- où le moment est précis, singulier et dans le moindre détail-
l’expérience de l’éthique évoque des moments précis et des lieux précis, qui nous
laissent sentir un événement, avec tout ce que cela implique d’unique et de fugace.
“En somme, si le goût a contribué à la promotion de l’éthique (comme Schiller
le prétendait ), l’art a contribué à l’intensification de notre capacité humaine à sentir,
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 230
en questionnant bien le monde, en nous perturbant bien, en nous apportant les joies
et les harmonies d’Apollon et les inquiétudes de Dionysos sur la place publique;
mais ni le Beau, ni le sinistre, le sublime ou le grotesque, je crois- et sans aucune
prétention moraliste- ne nous invitent, sous le prétexte du mot art, à jouir
agréablement- ni ne se rapprochent en rien de nos accidents humains et historiques
ou de ce que nous avait conseillé Schiller: nous nous préparons à la vie avec l’art. Il y
a une bestialité pure en nous et dans notre histoire qui, en elle-même, ne peut être
sublimée, ni ne nous permet, des années plus tard ( ou même de façon
contemporaine), de lui retirer ses attributs socio-politiques scandaleux, lequels, au
lieu de se libérer dans sa subjectivité par l’expérience esthétique, quand il sont
exposés à eux-mêmes, ne peuvent juste que dissoudre le sens fort du mot “Art” et
des pratiques artistiques”.174
Ces deux choix qui appartiennent à différent contextes nous ont montré la
présence du réel sous deux formes: se rejouir du monde avec passion et s’y opposer
avec la même passion. Tant le travail d’Helena Almeida, que le travail de Sebastião
Salgado dans leur double passion, placent le sujet sentant devant un sentiment
ontologique, dont le lieu propre est la rencontre entre nous et l’être. Devant ces deux
objets esthétiques, l’expérience éthique s’est composée à l’intérieur du sujet sentant.
À travers le sujet sentant, défini dans l’espace de notre corps, nous étions perturbés
face à nous-même et en train de questionner le monde. Nous étions seuls face à face
à nous-même et seuls dans nous-même.
Un même élément fait partie de l’expérience éthique dans ces deux travaux: le
sentir. Il est l’élément par exellence qui traverse et détermine tout notre être dans
174 Texte de Cristiana Veiga Simão, “Exigir que o que existe seja belo, bom e perfeito - é possivel ainda sentir hoje a arte como utopia?” , lors d’une conférence sur “Éducation Esthétique et Utopie Politique” , sortie in Colecção Actas & Colóquios, Colibri, Lisbonne, 1996, pp. 223-237.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 231
cette expérience de l’éthique.
Dans le travail de Sebastião Salgado, l’expérience de l’éthique analysée à
partir d’une confrontation avec l’histoire et d’une confrontation entre l’instinct et
l’humain a mis en place l’Homme. Ces deux confrontations nous ont également mis
en place. Elles nous ont placés comme quelque chose qui n’est pas uniquement un
animal poursuivi par la survivance, mais qui par droit naturel est héritier de la
liberté et de la dignité de l’être.
Son travail photographique et ses interviews abordent cette question d’une
façon décisive et urgente. Il extrait l’homme de l’humain et il renvoie l’homme en
lui-même jusqu’à sa limite. Ce passage qui est fait à travers l’humain dans le monde
ramène à la différence entre exister et être. Sa photographie nous donne l’homme
dans sa cruauté sans aucun artifice. Ce qui nous touche aussi c’est la beauté même.
Dans sa photographie, l’expérience de l’éthique est présente dans et par une
esthétique. Une esthétique de la lumière.
Dans le travail d’Helena Almeida la question est posée d’une autre manière.
C’est la conscience esthétique de l’œuvre qui implique une expérience de l’éthique.
Dans cette conscience esthétique qui implique une expérience de l’éthique, nous
avons considéré trois morphologies renvoyant à l’espace pictural d’Helena Almeida.
Parce qu’elle se bat dans les contraintes que l’espace pictural lui implique, Helena
Almeida nous place devant et dans les vérités singulières de la peinture, dans son
discours tragique et dans un affect qui rentre en nous grâce au sentir de l’œuvre.
Dans son travail, nous avons pénetré la profondeur du noir parce qu’il était le cercle
autour d’une dimension de l’être.
À travers le travail de Sebastão Salgado et celui d’Helena Almeida, nous
avons circulé librement dans un trajet, dans un va-et-vient entre la conscience
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 232
esthétique et l’expérience éthique des œuvres. Nous nous sommes rendus compte
que les paradoxes de ce trajet entre l’esthétique et l’éthique forment souvent le cadre
d’une pensée adéquate pour comprendre les objets contemporains.
Nous ne prétendons pas que cette recherche soit un travail clos sur lui-même
ou capable d’enfermer des concepts universels pour toute reception des œuvres
contemporaines. Nous avons consideré l’éthique comme une dimension de l’Être,
qui peut être expérimenté dans les œuvres. Elle a impliqué un enjeu de fidélité à
l’objet et sincérité de notre part.
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1.2- Un mémorandum
À partir de l’œuvre des deux artistes Sebastião Salgado et Helena Almeida,
l’expérience de l’éthique nous a été délivrée par la nudité des choses. Nous croyons
que les choses ne sont nues que par métaphore. Par exemple, quand elles sont sans
ornement: les murs nus ou les paysages nus. Les œuvres n’ont pas besoin
d’ornement quand elles s’absorbent dans l’accomplissement de la fonction pour
laquelle elles sont faites. Quand elles se subordonnent d’une façon si radicale à leur
propre finalité qu’elles y disparaissent. Mais elle disparaissent simplement sous leur
forme.
La perception des choses individuelles est le fait qu’elles ne s’y absorbent pas
entièrement. Elles ressortent par elles-mêmes, perçant, trouant leurs formes. Elles ne
se résolvent pas dans leurs relations qui les rattachent à la totalité ou à la totalité du
réel. Elles sont toujours, comme ces villes industrielles où tout s’adapte à un but de
production, mais qui, enfumées, pleines de déchets et de tristesse, existent aussi pour
elles-mêmes. Pour une chose, la nudité, c’est le surplus de l’être sur sa finalité. C’est
son absurdité, son inutilité qui n’apparaît qu’à elle-même. Un rapport à la forme sur
lequel la nudité tranche ce qui lui manque, la chose est toujours une opacité, une
résistance et une laideur. Et comme dans la conception platonicienne, où le soleil
intelligible se situe en dehors de l’œil qui voit et de l’objet qu’il éclaire, elle décrit
avec précision la précision de la perception des choses que l’on voit.
Les objets n’ont pas de lumière propre, ils reçoivent une lumière empruntée.
Cette lumière empruntée introduit dès lors une finalité nouvelle et une finalité
interne: celle de dévoiler par l’œuvre. Ainsi il est devenu essentiel de dégager les
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éléments d’une signification qui dépasse la perception.
Dévoiler une chose, c’est l’éclairer par la forme, lui trouver une place dans le
tout en apercevant sa beauté. De cette façon, nous avons voulu dire que ce qui
touche permet d’être touché, que les instants passés avec l’œuvre sont des instants
privilégiés, qui contiennent une sérénité par laquelle on commence à exister parce
qu’on le désire.
Telle serait peur-être l’image éthique toujours au-delà du visuel et même
autre visuel. Aussi n’est-elle pas réglée par la mimesis ou la représentation classique.
Elle n’est sur ses bords et dans des écarts. En elle les passages comme les
morphologies sont essentiels. Puisqu’elle donne à voir et à penser la confrontation de
l’humain et du non-humain mais peut-être occupe-t-elle les frontières même de toute
image strictement esthétique: l’être humain et le noir.
Pour cette raison, l’éthique n’est elle pas de l’ordre de la moral ni même du
jugement. Dans l’art elle est cette capacité d’être à la hauteur de ce qui arrive et c’est
pourquoi elle se caractérise par la sincérité et cet “affect de vérité”, que nous avons
dégager dans notre parcours des œuvres. En ce sens, l’éthique renouvellera la
question ontologique propre aux œuvres d’arts. Car comme le disait Gilles Deleuze a
propos de Becket “au-delà du possible il y a que le noir ”.
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Annexe: l’éthique des œuvres
À travers les œuvres, l’éthique a été pour nous comme une forme rigoureuse
de toucher l’absolu. Elle a créé une atmosphère de la pensée, qui resserre la pensée
de ces œuvres. Par conséquent, elle a envisagé un agencement sous le vestige du
visage d'un ange tourné vers le passé et qui n'arrive plus à replier ses ailes déployées.175
Dans cette atmosphère, il y a eu des questions liées à notre rapport avec les
œuvres qui sont restées en suspens, maintenant que la technologie a modifié
l’existence de l’Homme et a métamorphosé les façons d'être. Ainsi une pensée
héritière des temps anciens et du temps des permanences sur un sol fixé et pétrifié a
servi de base à un ensemble imprégné d'images et de comportements issus du
XIXème siècle. Le nihilisme nous a paru la maladie la plus dure et la plus pénible
épreuve de notre temps parce qu’elle nous a renvoyés à l'épuisement et l'effacement
du sens. En même temps, elle nous a fait succomber aux impures séductions de
l'Absolu et de l'Être. Nous avons ainsi calomnié les sens et le sensible en promettant
le salut aux formes de vie les plus faibles et les plus malades. L'homme est en proie à
la maladie nihiliste et à la volonté de puissance qui s’est faite volonté de néant.
Ce néant a demeuré somnolent et caché de façon à ce que l'homme occidental
se débarrasse de la transcendance divine et découvre derrière les valeurs mortes, le
Néant de ce qui fut un Être. Ainsi ce sont le blanc, le vide, la vacuité, l'ouverture,
l'omission et l'oubli qui se substituent aux dieux, à l'être et aux arrières-mondes. Il
fallait le tuer ou le questionner comme dans “Faust” de Pessoa: “peut-être qu'il n'est
pas réel et qu'il existe, /peut-être existe-t-il sans être Dieu,/ou comme nous le
175 Lire “Sur le concept d’histoire”, Walter Benjamin, “Écrits Français” présentés par J.-M. Monnoyer, Gallimard, Paris, 1995, pp343, 344.
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pensons est-il seulement Dieu pour nous?”.176 Comme fondement réel des choses et
négation de ces valeurs supérieures, les valeurs humaines trop humaines,
remplacent les valeurs divines. “la morale remplace la religion; le progrès, l'histoire
elle-même remplace les valeurs divines”.177
L’atmosphère de ce travail de recherche qui est probablement sous le vestige
du “visage d'un ange tourné vers le passé qui n'arrive plus à replier ses ailes
déployées” dévisage le moi-même à travers le sujet sentant. Elle instaure à partir du
Moi la décomposition de l'absolu. Cette décomposition se montre dans des idéaux de
substitution ou dans des renversements qui opèrent une transmutation de toutes les
valeurs privées d'idéaux de puissance. Elle annonce l'effondrement d'une société
prise aux pièges de la sécurité et du bonheur individuel. Il s’agit ainsi d’un relevé
des dimensions hétérogènes, qui pratiquent le déplacement, le décentrement et le
déracinement comme conduite.
De cette façon, elle donne au sujet sentant la possibilité d’habiter un écart ou
un entre-deux, où l’image n’est pas une image du passé. Elle devient ainsi un lieu où
les signes ne sont pas immédiatement alourdis d'un faisceau de connotations, de
citations visuelles. Les signes de l’image ne sont plus facilement maîtrisables. Ils
laissent choisir la nudité d’une frontière sur laquelle il y a la dépossession et une
certaine innocence qui ne font pas corps avec une langue que le sujet sentant ne
puisse pas maîtriser. Elle lui donne le pouvoir de la balbutier et de l'entendre dans
son invention singulière. Elle laisse le sujet sentant l'apprécier dans sa différence et
surtout ne pas se l'approprier.
Cette atmosphère ferme les yeux du sujet sentant aux séductions. Elle essaye
176 Je renvoie à la poésie de Fernando Pessoa. 177 Gilles Deleuze, “Nietzsche et la philosophie”, PUF, Paris, p.70.
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de murmurer visuellement le peu qu'il y a à murmurer visuellement. Elle empêche la
petite parole usée de l'œil d'apparaître parce que tout y est et parce que, perçus de
l'extérieur sur le même plan, le vulgaire comme le sublime sont sans écho et sans
transcendance divine. Ils restent sur le plan du vulgaire, du rude et du trivial. Ce qui
veut se maintenir, c'est l'écart qui navigue toujours entre les bornes des superficies-
peaux qui s'interrogent à l'infini. Et c'est sur ce mouvement-là que l'expérience de
l'éthique peut se fonder. Parce qu’elle est le refus du repos d'une expérience qui veut
être fermée et inaccessible.
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Les parcours du soi
Le moi-même a et le soi-même est... Ce passage marque la compréhention de
l'expérience d'une éthique dans ce travail. Avoir un corps photographique et être un
corps photographié. Il s'agit de cette façon d'un puissant passage qui se laisse voir et
qui vit dans un monde qui n'a pas de fondements dans l’histoire de la pensée
occidentale. La possibilité de liberté se présente, malgré elle, dans le corps qui paraît
faible et insuffisant à ce monde. Le corps photographique de Sebastião Salgado et le
corps pictural d’Helena Almeida ne sont pas un dogme hérité. Il sont dans une fable,
qui a et est un espace-temps, avec des passages qui ont coupé des points de repère
absolus, pour devenir souples et mobiles et pour se faire comprendre éthiquement,
dans une suspension plate et horizontale. Cette suspension est née dans un temps où
l'espace crié a proclamé une mort. Cette voix a ouvert un couloir où se
déconstruisent178 les fondements et les supports qui soutenaient la connaissance du
monde. Cette déconstruction se trouve et se constitue à travers un effacement de
l'écriture de la pensée métaphysique, au profit d'une parole ou d'une voix qui veut
dépasser l'opposition écriture/parole, pour découvrir derrière cette opposition une
autre possibilité de proximité et de présence du réel.
En supprimant le privilège de la parole, cette pensée visuelle photographique
déconstruit la métaphysique de la photographie. Elle apparaît dans le couple
écriture-visuelle pour dépasser, d'une manière générale, l’opposition conceptuelle
rigide réalité/apparence. Il ne s’agit pas de traiter les concepts comme s'ils étaient
distincts les uns des autres ni comme si chaque catégorie ne gardait pas une trace de 178 "Déconstruire" au sens de Jacques Derrida correspondrait à "défaire une construction" et non pas à "détruire".
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la catégorie opposée. Il s’agit de déconstruire et de faire surgir le mouvement de la
différence et ainsi dévoiler l'interdit et le dissimulé de la métaphysique et les
mécanismes de refoulement ou de dénigrement de l'écriture photographique qui se
trouvent dans l'œuvre.
Dans leurs travaux, les idéaux suprasensibles sont morts. Ce qui fait tout
vaciller et qui dévoile une béance fondamentale. L'absolu se voit mis à distance et le
monde se voit désenchanté, privé de puissances sacrées et d'idoles.
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Le soi entre intériorité et extériorité
Dans plusieurs discours sur l’éthique, nous entendons qu’elle est
essentiellement individuelle, qu’elle est un art du bien vivre par lequel la culture du
soi restaure et remplace les interdits d’une morale répressive. Elle est inscrite dans
une époque où l’homme vit un temps où Dieu a été tué, et est probablement déjà
mort. La morale n’est plus fondée sur la religion, elle devient en quelque sorte
analogue à celle des Grecs et des Romains. Elle apparaît liée au souci de soi. Le souci
qui a été dans le monde gréco-romain, le mode dans lequel la liberté individuelle ou
la liberté civique, jusque un certain point, s’est réfléchi comme éthique.179
Dans cette liberté individuelle l’éthique fait prendre soin de l’âme. Elle invite
l’homme à façonner sa propre vie pour lui donner une belle forme, la plus belle
forme possible, le plus beau à ses yeux et aux yeux de la postérité. Il s'agit d'un
processus, d'une opération de l’existence par laquelle chacun devient un artisan de
soi. Sans supposer l’arrachement ou le renoncement à soi.
Le soi, et le souci de soi, est une des catégories à mettre en place pour penser
l’expérience éthique. L’homme assiste au développement d’une culture qui cultive le
soi et qui est caractérisée par le fait que l’existence s’y trouve dominée par le principe
qu’il faut prendre soin de soi-même. Il y a les méditations, les lectures, les notes que
l'on prend sur les livres, la remémoration des vérités que l'on sait déjà, mais qu’il
faut s’approprier mieux encore.180 Le souci désigne ainsi une pratique sociale. Une
pratique sociale où l’activité consacrée à soi-même constitue, non pas un exercice de
179 Michel Foucault, “Le souci de soi”, chapitre II: “La culture de soi”, Gallimard, Paris,1984,pp 57-62. 180 "Magazine Littéraire" ,"le souci", n° 345, juillet- Août 1996, .p. 23 (p. 66 ).
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la solitude, mais une véritable pratique sociale.181 Il sait se défaire de tout ce qui n’est
pas soi et d’être à soi. L’oscillation permanente entre l’histoire de l’art et l’actualité
de l’art font de l’expérience dans l’art contemporain une errance, qui ne peut pas
s'installer dans une ambiguïté qui comporte des doubles sens.
L’errance du soi182 est une relation avec autrui. Le souci de soi peut être en
lui-même une expérience de l’éthique, car il implique des rapports complexes avec
les autres dans la mesure où une description des coutumes et des conduites
humaines peut être faite en toute liberté.
Comme le souci, la responsabilité décrit un rapport vis-à-vis de soi-même et
des autres; c’est une articulation qui pourra être pensée dans et par un objet d’art
contemporain, dans et par l’expérience d’une éthique en art contemporain. Selon une
certaine évolution, la notion de responsabilité est devenue amorale, elle est devenue
le moyen d’éviter d’être responsable (comme si cela était une affaire qui
appartiendrait aux autres), de permettre à tous et à chacun de n'être jamais
responsable. Cela peut vouloir dire qu’un objet d’art peut être responsable, mais non
pas coupable. Redonner un sens à cela, et une autre chair à la notion de
responsabilité. Le soi est lié à la responsabilité sans culpabilisation d’une intention
artistique qui crée des objets d’art (comme usinage, fabrication,
technique/technologie des œuvres d’art).
181 "Magazine Littéraire" ,"le souci", n° 345, juillet- Août 1996, .p. 23 (p. 67). 182 Voir comment Foucault développe l'idée du souci comme catégorie d’une expérience, “Dits et écrits”, T. IV, 1980-1988,( édition sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, avec la collaboration de Jacques Lagrange), Gallimard, Paris, p712.
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Le moi
Dans ces travaux, le moi, dans l’expérience de l’éthique, agit entre un dedans
et un dehors. L’identité du moi n’est pas le résultat d’un savoir quelconque: “je me
retrouve sans me chercher. Vous êtes vous et moi, je suis moi: cela ne se réduit pas
au fait que nous différons par notre corps ou par la couleur de nos cheveux ou par la
place que nous occupons dans l’espace. Ne trouvez-vous pas que l'on ne s’étonne
pas assez de cette identité distincte de a est a”.183
Le moi dans cette expérience est une altérité qui se bat contre les identités. Il
se situe hors d’un nom. Il est indéterminé et illimité; il est devenu impossible de lui
accorder une valeur éminente (ce qui définit une autre liberté, celle où les valeurs ne
comportent pas d’adjectifs admirables, brillants, merveilleux, parfaits, supérieurs,
puissants et essentiels). Le moi n’est pas un tout définitif, il est instable, il se
transforme continuellement, il devient insaisissable (et non pas inaccessible). Il se
dissout dans tout ce que l’individu peut sentir, voir, entendre et toucher. C’est un
moi qui peut se fragmenter et s’éparpiller par l’hédonisme et par le dilettantisme.
Trahir le réel quand celui-ci, dans sa configuration scientifique, se dérobe
continuellement à l’appréhension (compréhension) de l’esprit. Qui suis-je? Que suis-
je? Qu’est-ce que le moi? Ce sont des questions qui planent dans l'irrationalité de la
profondeur et de la superficie de l’espace du corps du sujet sentant. Ce sont des
questions qui se situent dans la simplicité de l’abîme vu par les yeux qui se
débattent de façon interne pour susciter une compréhension nouvelle du regard.
183 “Emmanuel Levinas, Qui êtes-vous?”, François Poirié, La Manufacture, Paris, 1987, p. 97.
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Le “je”
Le “je” évoque une exigence fondée sur la nature de l’homme dans cette
recherche, qui ne vise aucunement à comprendre une réalité comme exposée
exclusivement à des débats physiques ou physiologiques. Le “je” persuade tout un
chacun de s’occuper passionnément de son âme. Il nous invite à avoir un bien qui lui
est propre et intime, le bien qu’il est à lui même. Les dispositions et les normes
inscrites dans la nature de l’homme ne pourront jamais se développer que dans la
dimension de l’existence humaine, conçue comme une pratique, un agir dont
l’homme est l’auteur. Il y a une fin qui consiste non pas dans le fait de devoir
accomplir telle ou telle chose, mais plutôt dans le fait d’avoir instauré dans son âme
l’ordre qui lui est propre. Un mouvement qui s’inscrit dans des réalités en délire
dans des corps qui comportent des âmes et qui veulent être sages. Être sage dans une
quiétude héritée d’une nostalgie du passé où un sublime existait dans le visage
bouleversé d’un beau en vertige.
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Autres images d’Helena Almeida et de Sebastião Salgado
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“Mais aujourd’hui il n’y a plus cette sortie délicate et presque rituelle “aux
bout de mes doigts”. Dans ces traveaux, j’ai voulu faire sentir par l’intermédiaire de
mon corps, le parcours et les marques de sortie effacée d’un être mixte, mi-corps, mi-
chose noire, voyageant et se confinant avec l’espace, espace lui-même et donc
n’utilisant pas la Forme. Cheminement d’un passager sans physionomie, fendu et
ouvert par une coupe noire, en attente et libre dans sa sortie-entrée, variable, dans
une harmonie avec l’espace divergeant. J’ai voulu l’enregistrer en train d’émerger
d’une ombre, son ancienne habitation qu’il abandonne, se mélangeant avec joie dans
le noir, formant un tout sans Forme, vibrant et offensive, un espace qui est. Il se meut
déplaçant l’espace avec lui dans une alchimie secrète, avec un plaisir presque sonore,
laissant dans son sillage une symphonie aiguë de deux espaces. Fossile
soudainement réveillé et surpris dans sa forme se dilue lentement dans son
atmosphère dense, et par sa bouche silencieuse et entrouverte, fente noire elle-même,
met le verbe sortir en mouvement.”184
184 Catalogue de l’exposition d’Helena Almeida, “ Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”; Fondation Serralves; de 23 Novembre - 28 janvier 1996; Porto; p. 56.
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“Noir aigu”, (détail)
(série de quatre photographies, présentées verticalement),
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“Noir aigu” , (serie de quatre photographies présentées horizontalement),
64,5X53cm chacune, 1980.
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“Noir aigu”, (détail)
(série de quatre photographies, présentées verticalement), 82 x 72 cm chacune,
1983.
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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 251
“Noir aigu”,
(série de quatre photographies présentées horizontalement)
1981.
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Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 253
“J’ai vu des scènes incroyables au Zaïre en 1994. Il y avait jusqu’à 5000 morts
par jour. Il y en avait tant que l’on ne pouvait pas enterrer les morts. On faisait des
piles de morts, un tracteur ouvrait une fosse, puis avec sa benne en prenait
cinquante, soixante-dix corps en une seule fois et les jetait dans le trou. Une situation
de fin du monde, de fin de tout. Je me rappelle que j’étais près d’une de ces
montagnes de cadavres et j’ai vu venir un homme avec son fils dans les bras. Il
conversait avec un ami, il est arrivé face à la pile et a jeté l’enfant. Il ne l’a pas placé,
il l’a jeté, il s’est retourné et est parti, conversant, sautant par dessus les morts. Là j’ai
compris que l’on s’adapte à n’importe quel processus. (…)
J’ai toujours imaginé que l’adaptation était dans le sens d’une solution
passive. Mais ce jour j’ai compris que, on s’engage en direction de l’extermination de
l’expèce, nous allons nous adapter, nous allons vivre jusqu’au bout, tuer le dernier
être humain et nous suicider ensuite, adaptés à la logique du crime et de la violence.
Il est possible que cette logique soit l’essence de l’espèce humaine. Que nous soyons
trompés à propos de “s’aimer les uns les autres comme Je vous ai aimé”. Je n’ai plus
la certitude que nous allons survivre en temps qu’espèce. Notre histoire, que nous
appelons civilisation, est en fin de compte la vie en communauté- et aujourd’hui je
me demande si nous ne cheminons pas vers la désintégration de notre vie
communautaire.”185
185 Une interview à Sebastão Salgado dans le Journal “Público”, Portugal, samedi 14 novembre 1998, n° 103, p14.
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“Ici, avant 1973, s’étendait le grand lac Faguibin. Les sables ont bu le lac et il
faudrait, pour trouver de l’eau, creuser à soixante mètres de profondeur. Ces terres
étaient les plus fertiles du Mali. 1985.” Sebastião Salgado
“Sebastião Salgado 100 Photos pour defendre la liberté de la presse”, Reporters sans
frontières, Paris, 1996
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• “ Éthique, Esthéthique, Politique”, ouvrage collectif, Actes Sud Rencontres
Internationales de la photo; Arles, 1997.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 259
• “Pinture et sculpture aux États-Unis”, Armand Colin, 1973.
• “Maria Gabriela Llansol ”, Journal Público, Lisbonne, 28/01/1995.
• “La transparence dans l’art du XX siècle ”, Musée des Beaux-Arts André Malraux,
Le Havre, 1995.
• “Où est passée la peinture?”, Art Press, Hors série numéro 16, 1995.
• "Magazine Littéraire”, n°239-240, mars 1987.
• “L’immanence: une vie”, revue trimestrielle Philosophie, n°47, Septembre,1995.
• “Rilke 70 anos depois”, ouvrage collectif, Colibri, Departamento de Estudos
Germanísticos da Faculdade de Letras de Lisboa, Lisbonne, 1997.
• “Éducation Esthétique et Utopie Politique”, ouvrage collectif, Colibri, Departamento
de Estudos Germanísticos da Faculdade de Letras de Lisboa, Lisbonne, 1996.
Spécifique et théorique des œuvres et des artistes:
Helena Almeida
• “Helena Almeida e o vazio habitado ”, Ernesto de Sousa, in Coloquio Artes,
Fondation Calouste Gulbenkian, lisbonne, Fev. 1997.
• “Helena Almeida ”, Fundação Calouste Gulbenkien, Junho de 1982.
• “Helena Almeida ”, Coloquio Artes, Fondation Calouste Gulbenkian, lisbonne,
1988.
• “ 100 Pintores Portugueses do sec. XX ”, Alfa, Lisbonne, 1989.
• “Helena Almeida ”, Isabel Carlos et Barbara Vanderlinden, Electa et Instituto de
arte Contemporânea, Lisbonne, 1998
• “Os envolvimentos e os limites móveis do corpo ”, Fondation Calouste Gulbenkian,
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 260
Colóquio Artes, Lisbonne, 1988
• “Helena Almeida e o vazio habitado ”, Fondation Calouste Gulbenkian, Colóquio
Artes,n° 31, Lisbonne, 1977
• “Helena Almeida ”, Anne Dagbert, Art Press, n°49, 1981
• “Helena Almeida ”, Anne Dagbert, Art Press, n°156, 1991
• “ Dramatis Persona: Variações e fuga sobre um corpo”, Catallogue de la Fondation
Serralves; de 23 Novembre - 28 janvier 1996, Fondation Serralves, Porto,1996.
Sebastião Salgado
• “Sebastião Salgado 100 Photos pour defendre la liberté de la presse”, Reporters sans
frontières, 1996.
• “Écoutez voir: Neuf entretiens avec des photographes 1984-1989”, auteur collectif, Paris
Audovisuel, 1989.
• “Sahel: L’homme en détresse”, Centre National de la photographie,Paris, 1986.
• “Une certaine grâce”, Eduardo Galeano, Fred Ritchin, Nathan Image, Paris, 1990.
• “Sebastião Salgado”, introduction Christian Caujolle, Centre National de la
Photographie, Collec. Photo Poche, Paris, 1993.
• “La photographie: de Salgado à Levi-Strauss” (volume 1), Martine Bernard,
Université Catholique de Louvain Belgique , 1996.
• “Images du XXème siècle: vingt photographes regardent leur temps”, ouvrage collectif,
Abbeville Press, New York, 1998.
• “Visages secrets, regards discrets Parcours Photographique dans la D.G.A”, Contrejour/
D.G.A, 1990.
• Médecins sans frontières”, Galerie Municipale du Chateau d’Eau, Toulouse,1986.
• “Terra Sebastião Salgado”, La Martinière, Paris, 1997.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 261
• “Mestre sem discipulos”, article dans le Journal Díario de Notícias, Lisbonne,
samedi 14 novembre, 1998.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 262
Référence directe:
• “Art l’age contemporain. Une histoire des arts plastiques à la fin du XXe siècle ”, Paul
Ardenne, éditions du regard, Paris 1997
• “Théorie esthétique ”, Adorno, Klincksieck,Paris,
“L’art de dépeindre ”, Svetlana Alpers, NRF Gallimard, 1990
• “Approches de la photographie ”, Gabriel Bauret, Nathan Université, Paris 1992.
• “Création littéraire et connaissance ”, Herman Broch, Gallimard, Paris,1985.
• “Les leçons Américaines ”, Italo Calvino, Gallimard, Paris, 1989
• “Le temps de l’image -essai sur les conditions d’une histoire des formes photographiques; ”
Régis Durand, éd. La Différence, Paris, 1995.
• “ La valse des éthiques ”, Alain Etchegoyen, François Bourin, Paris, 1991
• “Figuras de Espanto a fotografia antes da sua cultura ”, Pedro Miguel Frade, Asa,
Porto, 1992
• “Les mots et les choses ”, M. Foucault, Gallimard, Paris,
• “O espaço interior ”, José Gil, Editorial Presença, Lisboa, 1993.
• “Metamorfoses do corpo ”, José Gil, A Regra do Jogo Lda, Lisbonne, 1980
• “L’actualité du beau ”, Hans-Georg Gadamer, Alinea, Aix-en Provence, 1992
• “Art et culture ”, Clement Greenberg, Macula, Paris, 1992
• “Pour une éthique du futur ”, Hans Jonas, Rivages Poche / Petite Bibliothèque, n°
235, France, 1997
• “ Éthique et infini ”, Emmanuel Lévinas, Arthème Fayard et Radio-France, 1982
• “Dieu la mort et le temps”, Emmanuel Lévinas, Grasset, Paris, 1993.
• “Pessoa l’étranger absolu ”, Eduardo Lourenço, A.M Métailié, Paris, 1990
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 263
• “Fernando Pessoa roi de notre Bavière ”, Eduardo Lourenço, Chandeigne, Paris, 1997
• “La signification de L’éthique ”, Robert Misrahi, Synthélabo, Paris, 1995
• “Qu’est-ce que l’éthique? ”,Robert Misrahi, Armand Colin, Paris, 1997
• “ Amour, poésie, sagesse ”, Edgar Morin, Seuil, Paris, 1997.
• “L’art contemporain ”, Catherine Millet, Flammarion, Hérissey à Évreux, 1997
• “Phénoménologie de la perception ”, Merleau-Ponty, Gallimard, Paris,1983
• “O olho e o espirito ”, Merleau-Ponty, Vega, Lisbonne, 1992
• “Des pouvoir de l’image ”, Louis Marin, Seuil, Paris, 1993
• “La volonté de puissance ”, Nietzsche, trad. H. Albert, revue par J. Russ, t. 2,
Mercure de France, 1887-1903.
• “Emmanuel Lévinas qui êtes-vous? ”, François Poiré, La Manufacture, Lyon, 1987
• “ L’art et le temps ”, Jan Patocka, ed Agora Presses Pocket, 1992
• “ La marche des idées contemporaines Un panorama de la modernité ”, Jacqueline Russ,
Armand Colin, Paris, 1994
• “Ética para um jovem ”, Fernando Savater, Editorial Presença, Lisbonne, 1997
• “Réelle Présences les arts du sens ”, George Steiner, Gallimard,Paris, 1991.
• “Philosophie de la photographie ”, Henry Van Lier, Les Cahiers de la Photographie,
Paris, 1983.
• “Philosophie des images ”, jean Jacques Wunenburger, PUF, Paris, 1997
• “ La Vérité des images ”, Wim Wenders, L’Arche, Paris, 1992
• “La forme et l’intelligible ”, Robert Klein, Gallimard, Paris, 1970
Ouvrages collectif de référence directe:
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 264
• “Roland Barthes et la photo: le pire des signes ”,les cahiers de la photographie,
Contrejour, 1990
• “Une même éthique pour tous? ”, H. Atlan, C. J. Cela-Conde, M. delmas-Marty, O.
de Dinechin S.J., F.Dubet, A. Fagot-Largeault, L.ferry, F. Héritier, J. Mehler, A.
Mérad, F. Ramus, L. Sève, Sous la direction de Jean Pierre Changeux, Comité
Consultatif National d’Éthique, Odile Jacob, 1997
• “L’art contemporain en question ”, conférences & colloques; éd.
Jeu de Paume, Paris, automme 1992- hiver 1993
• “Pour la photographie De la fiction” colloque de Venise/ Université Paris VIII 1984
• “L’éhique corps et âme ”, dirigé par Minou Azoulai et Pierre Jouannet, revue
Autrement, n° 93, Octobre, 1987.
• “ Esthéthique plurielle ”, un ouvrage collectif, Presse Universitaire de Vincennes,
1996.
• “ L’esthétique des philosophes ”, ouvrage collectif, Place Publique et Dis Voir, Paris,
1995.
• “Le cinema et le mal ”, textes réunis et présentés par Marc Buffat, Marcel Rodriguez
et Bernard Sichère, Actes du Colloque organisé dans le cadre de L’école doctorale
de l’Université Paris 7 Denis-Diderot, ed Textuel, n°31, Paris, 1997.
• “Le théatre ”, Artpress spécial, hors série n°10, Paris.
• “La part de l’œil. Dossier arts plastiques: question du langage”, ouvrage colectif, publié
avec le concours du Ministère de la communauté Française Presse de l’Académie
Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, revue annuelle, n°3, 1987.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 265
Bibliographie générale
• “Entre le cristal et la fumée ”, Henri Atlan , Point sciences- Seuil, Paris, 1979.
• “Éthique à Nicomaque ”, Aristote, Le Livre de Poche, 1992.
• “Supériorité de l’éthique”, Paul Audi, PUF, Paris. 1999.
• “Le désordre ”, George Balandier, Fayard, 1989.
• “Les stratégies fatales ”, Jean Baudrillard, le livre de poche-Grasset.
• “ Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau”, E. Burke,
Vrin, Paris, 1990.
• “l’Effroi du beau ”, J. L. Chrétien, éd. du Cerf, 1987.
• “Entretiens avec Cleaude Lévi-Strauss ”, G. Charbonnier, Presse pocket-Julliard,
1961.
• “l’Anti-Œdipe ”, G. Deleuze et F. Guattari, éd.Minuit,1972.
• “Esthétique et Philosophie”, M. Dufrenne, Klincksieck, 1976.
• “Le sens du beau”, Luc Ferry, Cercle d’Art, 1998.
• “Le jeu des possible ”, François Jacob, Fayard,1981
• “Le principe de la responsabilité”, Hans Jonas, Cerf, 1990.
• “ Critica da faculdade do juizo ”, E. Kant, Imprensa Nacional Casa da Moeda,
Lisbonne.
• “L’empire de l’éphémère ”, G. Lipovetsky, NRF-Gallimard, Paris, 1987.
• “Regarder, écouter et lire ”, Lévi-Strauss, Plon, 1993.
• “Totalité et infini”, E. Lévinas, Le Livre de Poche-Kluwer Academic, 1992.
• “La méthode ” 1, 2 tomes, E. Morin, Seuil, 1986.
• “L’art, l’éclair de l’être ”, Henri Maldiney, Éditions Comp’ Act, Collection scalène,
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 266
1993
• “Regard parole espace ”, Henri Maldiney, l’Age d’Homme, Lausanne, 1994
• “Le retour de l’événement ” Faire de l’histoire t. 1: nouveaux problémes, Pierre
Nora, NRF-Gallimard, 1974.
• “L’univers irrésolu ”, Karl Popper, Hermann, 1982-1984.
• “Entretiens avec le Monde 3. Idées contemporaines ”, Ilya Prigogine, La découverte-le
Monde, 1984.
• “Entre le temps et l’éternité ”, Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, Fayard, 1988.
• “Eclaircissements ”, Michel Serre, François Bourin, 1992.
• “Hemès IV- La distribution ”, Michel Serre, Minuit, 1977.
• “La revanche du dieu chaos ”, Pierre Thuillier, La Recherche- la science du
désordre,n°232, mai 1991.
• “ Pas de soi en soi” in Soi et non-soi, René Tzanck, Seuil, 1990.
• “Comment on écrit l’Histoire ”, Paul Veyne, Point histoire-Seuil, 1971.
• “Intenções quatro ensaios sobre estética ”, Oscar Wilde, ed Cotovia, Lisboa, 1992
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 267
• Histoires, dictionnaires et encyclopédies:
• “Pintura Portuguesa do sec. XX ”, ed Lello, 1993.
• “História da vida privada ” vol 5, direction de Philippe Ariès et Georges Duby,
traduit par Armando de Carvalho Homem, Afrontamento, Porto, 1991
• “ História da estética ”, Raymond Bayer, Estampa, Lisbonne, 1979
• “História da arte contemporânea ”, Renato de Fusco, Presença, Lisbonne, 1988.
“Histoire matérielle & immatérielle de l’art moderne ”, Florence de Mèredieu, Bordas,
Paris, 1994
• “Uma história da fotografia ”, António Sena, Imprensa Nacional Casa da Moeda,
Lisbonne, 1991
• “História da imagem fotográfica em Portugal 1839-1997 ”, António Sena, Porto
Editora, Porto, 1998
• “Le Robert ” diccionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1995.
• “Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie ”,André Lalande, P.U.F, Paris,
1980
• “Dictionnaire d’Éthique et de Philosophie Morale ”, sous la direction de Monique
Canto-Sperber, P.U.F, Paris, 1996
• “Dictionnaire Étymologique du Français ”, par Jacqueline Picoche, Le Robert, Paris,
1994
• “Dicionário Etimológico da Língua Portuguesa ”, José Pedro Machado, Livros
Horizonte, Lisbonne, 1995
• “Dicionário Universal da Língua Portuguesa ”,Texto Editora, Lisbonne, 1995
• “Memória-História ”, Encyclopédie Einaudi, Vol I, I.N.C.M, Lisbonne, 1984
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 268
• “Artes. Tonal/Atonal ”, Encyclopédie Einaudi, Vol 3, I.N.C.M, Lisbonne, 1985
• Encyclopédie Universalis, Paris, 1996.
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 269
Table des matières
Introduction
À propos de l’éthique … 3
Première partie: Le pouvoir de toucher avec les yeux… 6
Chapitre I : ce que l’on regarde, ce que l’on sent … 7
1.1 - Interroger l’art à partir de l’éthique … 7
- Sur le mot éthique … 9
- L’éthique en tant que singularité … 12
1.2 - L’expérience éthique comme justification et singularité … 15
- Sebastião Salgado “Femmes en Fuite” … 18
- Helena Almeida “Noir aigu” … 20
Chapitre II : Une blessure singulière … 22
1.1 - Une pensée à la recherche d’un critère … 30
- Une écriture de l’ouverture … 32
- La pensée visuelle comme expérience éthique … 35
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 270
Deuxième partie: Parcours de l’expérience éthique … 37
Chapitre I : Entre l’esthétique et l’éthique … 38
1.1 - Préalables terminologiques, une définition
de l’expérience éthique … 39
- Les frontières … 41
- Les parcours nomades … 44
- Les instants limites … 46
- Les modes de visions … 48
- Les ouvertures … 51
- Une élévation et grandeur … 53
Chapitre II : L’expérience de l’éthique … 56
2.1 - Le corpus photographique des œuvres … 56
- “Femmes en Fuite” de Sebastião Salgado … 58
- “Noir aigu” de Helena Almeida … 60
2.2 - L’éthique comme approche des œuvres … 64
2.3 - Les interrogations communes
aux deux itinéraires artistiques … 68
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 271
Troisième partie: L’expérience de l’éthique et la question de l’être…73
Chapitre I : “stare” et “sedere” une éthique immanente … 74
1.1 - Les confrontations: l’expérience éthique dans l’œuvre
de Sebastião Salgado …74
- l’Histoire … 78
- L’homme et l’image de l’histoire … 90
- Le temps comme métamorphose et allégorie … 106
- Les parcours nomades … 112
- Entre l’instinct et l’humanité … 118
- Le sujet sentant … 135
- La frontière … 144
1.2 - Les morphologies: l’expérience éthique dans l’œuvre
d’Helena Almeida … 153
- Les lieux … 158
- La vérité singulière des lieux … 162
- La vérité singulière de l’existence poétique … 170
- La vérité singulière du principe interne à l’acte pictural … 175
- Spatialisation de l’imagination corporelle … 182
- Le discours controversé du lieu … 187
- Un discours tragique … 189
- L’engagement corporel … 190
- Le présent interne … 192
- La morphologie comme affect de vérité … 197
- Le mystère … 205
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 272
- L’immobilité du moi … 208
-La trajectoire visible de l’affect de vérité … 212
1.3 - Les dimensions de l’expérience éthique … 215
- La fidélité … 218
- La sincérité … 220
Conclusion et orientations: Toucher les objets avec les yeux ...224
1.1 - Le mouvement de l’expérience éthique … 225
1.2 - Un mémorandum … 233
Annexe: De l’éthique des œuvres … 235
1.1 - Les parcours du soi … 238
1.2 - Le soi entre intériorité et extériorité … 240
1.3 - Le Moi … 242
1.4 - Le Je … 243
Bibliographie … 256
Référence spécifique … 256
Référence théorique et spécifique des œuvres … 260
Sílvia Rosado Correia Patricio, Une expérience éthique dans l'art contemporain, Helena Almeida et Sebastião Salgado, Avril 09 273
Référence directe … 262
Ouvrages collectifs de référence directe … 263
Référence générale … 265
Histoires, Dictionnaires et Encyclopédies … 267