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Encorporation, Scription et Inscription * Sujet et traduction Michel Balat Introduction Comme souvent lorsqu’il s’agit de présenter quelques développements des concepts de Charles S. Peirce, il est difficile de supposer chez le lecteur une connaissance établie de l’oeuvre source, celle-ci étant peu publiée, peu connue, malgré les efforts de quelques-uns. Certes, avec les années la situation change. Plusieurs textes essentiels sont aujourd’hui accessibles au francophone, et les pionniers sont passés des prémisses aux prémices. Sans doute n’est-il plus nécessaire d’ânonner la priméité et ses soeurs, les classes de signes, le synéchisme ou le tychisme. Pourtant s’il est un domaine à l’évidence peu connu, c’est cette partie de la logique de Peirce ayant pour nom les « Graphes Existentiels ». Les Graphes Existentiels se présentent comme une contribution à l’étude du raisonnement et de l’assertion. A soi seul cela suffirait à les rendre indispensables au lecteur cultivé. Aussi me permettrez-vous de vous présenter des généralités sur ces graphes, leur contribution à une théorie de l’énonciation quelque peu renouvelée et une timide approche de « qu’est-ce que lire à partir d’eux. N’ayant pas de familiarité réelle avec la ou les théorie(s) de la lecture, je me contenterai de n’évoquer que des ouvertures théoriques et non un corps constitué de concepts. Présentation des Graphes Existentiels * Degrés, n°95, automne 1998. 1

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Page 1: Si le processus d’inférence qui a lieu dans le musement ...  · Web viewEncorporation, Scription et Inscription*. Sujet et traduction. Michel Balat. Introduction. Comme souvent

Encorporation, Scription et Inscription*

Sujet et traduction

Michel Balat

Introduction

Comme souvent lorsqu’il s’agit de présenter quelques développements des concepts de Charles S. Peirce, il est difficile de supposer chez le lecteur une connaissance établie de l’oeuvre source, celle-ci étant peu publiée, peu connue, malgré les efforts de quelques-uns. Certes, avec les années la situation change. Plusieurs textes essentiels sont aujourd’hui accessibles au francophone, et les pionniers sont passés des prémisses aux prémices. Sans doute n’est-il plus nécessaire d’ânonner la priméité et ses soeurs, les classes de signes, le synéchisme ou le tychisme. Pourtant s’il est un domaine à l’évidence peu connu, c’est cette partie de la logique de Peirce ayant pour nom les « Graphes Existentiels ».

Les Graphes Existentiels se présentent comme une contribution à l’étude du raisonnement et de l’assertion. A soi seul cela suffirait à les rendre indispensables au lecteur cultivé. Aussi me permettrez-vous de vous présenter des généralités sur ces graphes, leur contribution à une théorie de l’énonciation quelque peu renouvelée et une timide approche de « qu’est-ce que lire ? » à partir d’eux. N’ayant pas de familiarité réelle avec la ou les théorie(s) de la lecture, je me contenterai de n’évoquer que des ouvertures théoriques et non un corps constitué de concepts.

Présentation des Graphes Existentiels

Ne serait-ce qu’en découvrant les termes « Graphes Existentiels », on conçoit immédiatement que « graphe » fait référence à quelque chose d’écrit, donc à un « représentement », et « existentiel » au rapport de ce ou ces graphes avec l’existant. C’est donc tout naturellement que nous sommes amenés à examiner la place des graphes dans la trichotomie « qualisigne, sinsigne, légisigne ».

Tone, Token, Type

* Degrés, n°95, automne 1998.

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On connaît la différence, classique chez les logiciens, entre « type » et « token », deux termes de la langue anglaise portant l’empreinte de Peirce. Celui-ci, après avoir longtemps pris « token » dans le sens habituel, c’est-à-dire celui de « symbole » (au sens classique de « jeté avec » 1), il lui donnera les années suivantes un contenu plus spécialisé dans la trichotomie « tone, token, type », première trichotomie du représentement pris en lui-même 2. Nous avons proposé de traduire ces trois termes par « ton, trace, type ». Mais parmi les traces, certaines ont un rôle tout particulier qui consiste dans le fait d’être des répliques ou des instances de types. Il nous a semblé alors utile de donner une traduction spécifique pour le terme « réplique de type » : nous avons proposé « tessère ». Dans l’usage que nous en ferons, la tessère est susceptible, par exemple, d’être écrite ou prononcée (une sorte de sinsigne), mais elle sera porteuse d’un type, elle l’incarnera, et les différentes tessères d’un même type seront dites « gouvernées » par lui.

Dès lors apparaît dans cette distinction, une autre, sous-jacente, entre écrire (une tessère) et inscrire (un type, un légisigne, par la tessère), à quoi il nous faut ajouter qu’écrire est aussi « encorporer 3 » un ton (un qualisigne). De telle façon qu’autour de l’acte d’écriture, de la scription, se jouent celui de l’inscription et celui de l’encorporation, dans un organisation hiérachisée (par préscission 4). La distinction écrire/inscrire rend compte de l’opposition que fait Peirce entre « to write an Instance » et « to scribe a Graph (a Type) ».

Dès lors toute inscription (d’un graphe) mettra en jeu une scription et une encorporation.

La Feuille d’Assertion et l’Univers du Discours

La Feuille d’assertion (parfois nous l’avons nommée « page d’assertion » pour distinguer les termes leaf et sheet) doit avoir un support, identifiable vaguement, sur lequel on peut écrire, faire des marques, imprimer. Mais son contenu ne se réduit pas à ces marques. Tout le parcours en sémiotique nous prépare à concevoir qu’alors que nous écrivons des « tessères » sur cette feuille, des traces matérielles, nous pouvons concevoir que nous y inscrivons des « types », types 1 Cf. p. ex. 3.363. « I have taken pains to make my distinction of icons, indices, and tokens clear, in order to enunciate this proposition : in a perfect system of logical notation signs of these several kinds must all be employed. Without tokens there would be no generality in the statements, for they are the only general signs; and generality is essential to reasoning.  », (écrit en 1885)2 Cf. p. ex. 4.537. « It is impossible that [a] word should lie visibly on a page or be heard in any voice, for the reason that it is not a Single thing or Single event. It does not exist; it only determines things that do exist. Such a definitely significant Form, I propose to term a Type. A Single event which happens once and whose identity is limited to that one happening or a Single object or thing which is in some single place at any one instant of time, such event or thing being significant only as occurring just when and where it does, such as this or that word on a single line of a single page of a single copy of a book, I will venture to call a Token. An indefinite significant character such as a tone of voice can neither be called a Type nor a Token. I propose to call such a Sign a Tone. » (1906)3 Il nous a fallu choisir entre plusieurs termes. Peirce parle de type «  embodied » dans une tessère. Nous nous sommes délibérément éloignés de son vocabulaire en parlant dans ce cas d’instanciation, de réplication, voire d’incarnation. Nous avons gardé « encorporation », terme fabriqué sur une proposition de Jean Oury pour évoquer le rapport du ton à la tessère et au type, ou du ton à la trace. La phrase suivante : « In order that a Type may be used, it has to be embodied in a Token which shall be a sign of the Type, and thereby of the object the Type signifies. I propose to call such a Token of a Type an Instance of the Type. (4.537) » sera traduite ainsi : « Afin qu’un Type puisse être utilisé, il doit être incarné dans une Trace qui sera le signe du type, et par voie de conséquance de l’objet que le Type signifie. Je propose d’appeler une telle Trace une Tessère.  »4 La préscission est l’opération fondamentale de distinction des catégories. Comme son nom l’indique il s’agit de considérer ce qui ne peut être séparé comme pouvant être « conçu séparément » dans certaines conditions.

Peut-on préscinder A de B ?BEncorporationScriptionInscriptionA EncorporationNonOuiOuiScriptionNonNonOuiInscriptionNonNonNon

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dont chaque tessère est l’instance ou la réplique. Nous garderons donc cette distinction entre écrire ou marquer et inscrire, entre scription et inscription, toujours présente à l’esprit, même si parfois, par facilité de langage, nous parlerons essentiellement d’inscription. Dès lors la Feuille d’assertion n’est pas un simple support matériel, c’est surtout un support de types, une feuille, en quelque sorte, sémaphorique. La Feuille d’assertion ne peut donc être simplement cette chose sur laquelle j’écris. La nature des types nous contraint à la penser comme remplissant une fonction, disons de représentation pour simplifier, ou, si nous voulions être plus précis, une fonction de tiercéité.

Prise dans sa totalité elle est elle-même le représentement de quelque chose, d’un objet, dans une situation donnée. Nous appellerons l’objet dont tient lieu la Feuille d’assertion, l’Univers du Discours, à savoir, ce dont on parle ou, pour rester correct, ce dont toute inscription sur la feuille tient lieu. Cela signifie que lorsque j’inscris quelque chose sur la feuille, ipso facto cette chose inscrite tient lieu de quelque chose dont il est convenu que la Feuille d’assertion peut la représenter.

J’ai introduit ici le terme d’univers du discours, mais il faut vous dire qu’il n’est pas circonstanciel : c’est un terme fondé en logique par de Morgan et Boole, les grand logiciens anglais du siècle dernier. Ce sont eux qui ont sorti la logique de l’ornière de la grammaire en lui donnant un aspect formel non strictement langagier. Ils ont fait en logique ce que le mathématicien de François Ier, François Viète, a opéré dans sa science. On sait les développements qu’ont connus, grâce à Descartes sans doute, ces « petites lettres » dont le maniement est purement réglé par des lois a priori.

L’univers du Discours chez Boole

Voici comment se présente l’univers du discours chez Boole1.

« Dans tout discours, dit Boole2, que ce soit de l’esprit dialoguant avec ses propres pensées

ou celui de l’individu dans son commerce avec les autres, il existe une limite, tacite ou

exprimée, déterminant les objets sur lesquels le discours opère. (…) quelle que puisse être

l’étendue du champ où se rencontrent tous les objets dont nous parlons, il peut être

proprement désigné comme l’univers du discours. En outre, cet univers du discours est, au

sens le plus strict, l’objet ultime du discours. (…) L’opération que nous accomplissons

effectivement est celle d’une sélection selon un principe ou une idée déterminée. 3 »

Cette question surgit dès que se pose la question de la traduction du système des propositions usuelles du langage dans un système formel. Une telle traduction doit avoir deux propriétés fondamentales, eu égard strictement au problème de la formalisation, à savoir,

1 Dans Les lois de la pensée.2 Op. cit. pp. 58sq.3 C’est Boole qui souligne les mots dans le passage cité.

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comment passer du discours commun au monde des symboles littéraux, puis comment faire l’inverse une fois le travail accompli sur les icônes que sont les lettres. (La suite nécessite parfois la lecture préalable de l’annexe 1.)

Voici pour l’essentiel : le langage usuel (LU) — quelque peu retravaillé, simplifié pour la circonstance —, le langage logique (LL) et la traduction, T1 qui va de LU vers LL, puis la traduction T2 qui va de LL vers LU. L’ensemble peut être consigné dans un schéma :

Langage Logique

Langage Usuel

T1 T2

Les systèmes de traduction vont dépendre de l’univers du discours qui a été choisi. Par contre, une fois celui-ci fixé, la traduction reste elle aussi fixée. C’est en cela d’ailleurs que cette démarche fondatrice de Morgan et Boole a pu servir de base à la constitution des ordinateurs et de certains systèmes automatiques. Mais on sent bien ici une philosophie sous-jacente, qui d’ailleurs n’a pas manqué d’être explicitée en soutien de ce qu’on appelle la logique des types. En somme, il y a un monde d’objets dont les signes sont les conceptions collectives. A chaque langage son « découpage » du monde d’objets. Tout est là, les signes n’étant que des points de vue informés du « tout ». La logique dite « des prédicats » est fondée sur, et confirme en chacun de ses points, une philosophie nominaliste qui, d’ailleurs, est aussi bien matérialiste qu’idéaliste.

Bien entendu, lorsque nous nous donnons un nombre fini de propositions, nous pouvons toujours définir un univers du discours à partir duquel formaliser les propositions données, c’est-à-dire les « prédicaliser », puis les traduire dans le système logique (LL) et les y traiter. Quoique, à y regarder de plus près, les choses ne soient pas si simples, car les exemples que nous avons choisis (cf. Annexe 1) étaient ad hoc, et concernaient des propositions que nous pouvons à bon droit qualifier d’« universelles », c’est-à-dire appliquant un prédicat à toute une classe. Qu’en est-il, lorsque les propositions sont « particulières », du type « quelques moutons sont blancs » ?

Boole invente alors un nouveau type de classe, notée « v », qu’il appellera « classe indéfinie, sauf sous un certain rapport »1. Montrons-en l’utilisation pratique : supposons que nous ayons à former l’expression « quelques moutons ». Alors si x est « mouton », vx représentera « quelques moutons ». Dès lors voici les formes de proposition que nous pouvons considérer.

1 Op. cit. pp. 75sq.

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1. Soit la proposition « seuls les êtres vivants sont doués d’autonomie ». Si l’on pose x comme « être vivant » et y comme « doué d’autonomie », il s’ensuit l’équation x = y. Nous dirons ici, avec Boole, que « le sujet et le prédicat sont universels ».

2. Soit la proposition « tous les hommes sont mortels ». On pose x comme « homme » et y comme « être mortel ». Le prédicat « sont mortels » équivaut à « quelques êtres mortels » (puisqu’en somme il ne s’agit pas ici de « tous les mortels », comme on le voit) et nous l’écrirons vy. L’équation résultante est x = vy. Ici, le sujet est universel (concerne toute la classe) et le prédicat est particulier (concerne une partie de la classe).

3. Soit la proposition « quelques moutons sont blancs ». On pose x comme « mouton » et y comme « blanc ». La proposition contient un sujet particulier « quelques moutons » qui se notera vx, et un prédicat particulier « quelques êtres blancs » qui s’écrira vy. L’équation cherchée sera vx = vy.

Une solution a donc été trouvée, mais au prix de l’introduction d’une « classe indéfinie » qui se laisse difficilement interpréter. C’est pour remédier à cet artifice que Frege et, peu après mais indépendamment de lui, Peirce ont proposé les « quantificateurs », l’universel et l’existentiel.

Voici le raisonnement, tel qu’on pourrait le mener à partir de la formalisation booléenne (mais ce n’est pas tout à fait ainsi que Frege et Peirce ont opéré leurs constructions).

Soit une classe donnée — les moutons par exemple —, je la note x. Chaque individu de la classe étant distinct des autres, je puis le spécifier par un indice affecté au signe de la classe  : x1

représentera tel mouton de l’ensemble. Dès lors, comment puis-je représenter toute la classe ? Sans doute en disant que la classe entière, x, est formée de tel mouton et tel mouton et tel mouton, etc. Autrement dit en procédant par multiplication logique (« et »), de telle façon que j’aurai l’équation : x = x1.x2.x3… Je puis l’écrire en utilisant le signe du produit total «  », et l’équation sera symbolisée par x = xi. Maintenant comment puis-je indiquer que je ne sélectionne qu’un certain nombre de moutons ? Cette fois-ci je vais considérer que c’est l’un ou l’autre des moutons de la classe, de telle façon que si x représente les moutons et y les moutons blancs, ces moutons blancs seront, de toute façon, tel mouton ou tel mouton ou tel mouton, etc. J’utiliserai donc l’addition logique et l’équation sera : x1 + x2 + x3 +… = y. En symbolisant l’addition des membres de la classe par «  », l’équation deviendra : xi = y.

On peut comprendre alors que et une fois conçus pourront, par extension de signification, ne plus nécessiter une énumération et fonctionner tout aussi bien dans un système où les classes seraient des continuums d’objets.

Mais revenons à nos moutons. La dramaturgie booléenne est en place : l’univers du discours et la traduction dans la langue formelle sont symboliquement liés et leurs rapports sont réglés chaque fois qu’un problème se pose. Les termes « symboliquement liés » sont là en toute rigueur conceptuelle, du moins au sens du concept de symbole chez Peirce. Car la démarche de

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traduction est réglée par la connaissance de la classe d’objets. Nous allons voir que la traduction, au sens du passage du texte du langage ordinaire (amélioré, simplifié tout de même pour les besoins de la cause) au texte formel de la langue logique, n’a plus ce caractère symbolique chez Peirce, mais revêt essentiellement un caractère iconique, c’est ce que nous allons voir maintenant.

La traduction (dans un sens très large) est un phénomène quotidien, nous passons notre temps à traduire, toute la question étant de savoir comment, et ce que signifie « traduire », quelles en sont les limites, les conditions, les nécessités — mais nous ne répondrons pas à toutes ces questions, ni même vraiment pleinement à l’une d’entre elles.

Nous venons de voir que dans la logique booléenne, tout est « objectalisé » : quand on est devant quelque chose, un bonhomme ou un sujet, alors la chose, le sujet, est considérée comme absolument, totalement déterminée, invariante. Soyons un peu plus précis. Si, dans une proposition, les « moutons » sont nommés, alors :

1 — je n’ai aucun doute sur ce que « mouton » veut dire, le signe est « transparent » eu égard à son objet,

2 — je puis compter les moutons (à mes risques et périls), compter aussi leurs abattis, au sens où ils sont homogènes à la représentation que j’en ai,

3 —- je ne m’égare pas alors dans des futilités telles que : ce moutons est-il en train de manger ?, ou encore : dort-il ? ou qui sait quoi encore : ces questions sont hors champ, les moutons que je considère sont indéterminés à ces égards.

En somme nous pouvons qualifier cette logique de « logique du général » dans la mesure précisément où les moutons, loin d’être en chair et en os comme l’illusion en est facilement donnée (mais si le logicien convoquait les moutons effectivement dans sa salle de cours ou son bureau de travail, il comprendrait très vite la nature « logique » de ses moutons), sont quelque peu « idéaux ». Il ne suffit sans doute pas d’affirmer que « le nom de la rose de sent pas » : la rose logique ne sent pas non plus — on voit bien ici que la transparence du nom rendrait ces deux assertions identiques ! Ils sont également peu métaphoriques, au sens où, par exemple, les moutons peuvent qualifier des indicateurs de police, des personnes qui ne s’éloignent guère des sentiers rebattus, l’écume des vagues, etc.

Vers la distinction « logique du vague »/« logique du général »

Toute cette logique qui repose sur des objets généraux et sur des inclusions, intersections, réunions de classes d’objets, fait référence de manière ultime à une sorte d’« ens necessitarium », un sujet de la nécessité, dont les prédicats fondamentaux des classes d’objets seraient les prédicats possibles. A l’opposé, la logique du vague réfère à « rien », sujet de tous les prédicats possibles (y compris alors des prédicats contraires ou contradictoires). Alors la traduction, qui serait « symbolique » en ce qui concerne le passage vers les langues formelles dans la logique du

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sujet nécessitant, serait-elle « iconique » dans la logique du sujet « néantisé » ? (Nous y reviendrons plus loin.)

En tout état de cause comme il n’y a pas de chose telle que « pure logique du vague » ou « pure logique du général », nous pouvons soupçonner qu’il n’y aura ni « traduction symbolique pure » ni « traduction iconique pure », mais, au mieux, un soupçon de l’une dans l’autre. Cheminons avec Peirce.

La Feuille d’assertion, c’est ce sur quoi nous écrivons et, en même temps, qui permet l’inscription des types : nous écrivons des tessères et, par là-même, nous inscrivons des types. Formellement, la Feuille d’assertion va représenter l’univers du discours, terme pris dans un sens quasi booléen — mais « quasi » seulement parce qu’il n’y a pas de moutons sur la feuille, ni « des » qui ne sentent pas la rose, ni des généraux. Car l’univers du discours, c’est ce dont je parle et qui, de ce fait, n’est pas comme tel inscrit sur la feuille. Quand nous voudrons traduire « seuls les moutons blancs sont agréables », nous déciderons (traduction symbolique) que les moutons sont « dans » l’univers du discours, moyennant quoi nous inscrirons sur la Feuille d’assertion les seuls prédicats « blanc » et « agréable » : introduire les moutons dans l’univers du discours, c’est ipso facto les éliminer de la Feuille d’assertion, c’est une conséquence des définitions booléennes.

Chez Peirce les choses deviennent plus complexes. L’univers du discours est ce dont tient lieu globalement la Feuille d’assertion sans inscription. Une première conséquence est donc que, hormis par passage à la limite, je n’inscris jamais les éléments de l’univers du discours sur la Feuille d’assertion, seuls auront droit d’inscription les prédicats que je puis affecter aux états de cet univers et les lignes d’identité qui représenteront l’identité de ces faits (identité spatiale, temporelle sur une certaine durée, et autre). Si chez Boole l’intelligibilité de l’univers du discours était totale, on perd cette dernière chez Peirce. Mais il ne s’avoue pas battu ! Il dira que l’univers du discours, c’est ce qui est convenu entre deux personnages, à savoir, l’un appelé le scribe, celui qui écrit et inscrit, et l’autre l’interprète, véritable moteur de l’inférence, qui procède, à partir de ce qui est posé par le scribe, par effacements et insertions suivant des règles générales fort précises.

Le Scribe, le Museur et l’Interprète

Rappelons maintenant les distinctions que fait Peirce entre le museur, le scribe et l’interprète :

[le Museur] « crée l’univers par le développement continu de l’idée qu’il a de celui-ci,

chaque intervalle de temps durant le procès ajoutant quelque fait à l’univers, c’est-à-dire,

apportant une justification à quelque assertion, bien que, le procès étant continu, ces faits

ne soient pas distincts les uns des autres dans leur mode d’être, comme le sont les

propositions qui établissent certains d’entre eux. Aussi rapide que soit ce procès qui a lieu

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dans l’esprit du [museur], ce qui est pensé acquiert de l’être, c’est-à-dire, une parfaite

définité, dans le sens que l’effet de ce qui est pensé dans un quelconque laps de temps,

aussi bref soit-il, est définitif et irrévocable ; mais ce n’est pas avant que l’opération

entière de création soit complète que l’univers acquiert existence, c’est-à-dire, une

entière déterminité, au sens où rien ne reste indécidé. » (4.431)

[Le Scribe] « est occupé pendant le procès de création à faire des modifications successives

(c’est-à-dire pas par un procès continu, dans la mesure où à chaque modification, à moins

qu’elle ne soit finale, une autre succède juste après), du graphe entier. Nous rappelant que

le graphe entier est tout ce qui est, à tout moment, exprimé dans ce système sur la feuille

d’assertion, nous pouvons noter qu’avant que quoi que ce soit ait été tracé sur la feuille, le

blanc est, du fait de cette définition, un graphe. Il peut être considéré comme l’expression

de quoi que ce soit qui doit être bien compris entre le [scribe] et l’interprète du graphe

avant que ce dernier puisse comprendre ce qui est à attendre du graphe. » (4.431)

« Il doit y avoir un interprète, car le graphe, comme tout signe fondé sur une

convention, n’a la sorte d’être qu’il a que s’il est interprété ; car un signe

conventionnel n’est ni une masse d’encre sur un morceau de papier ou quelque autre

existence individuelle, ni une image présente à la conscience, mais il est une habitude

spéciale ou règle d’interprétation et consiste précisément dans le fait que certaines sortes de

taches d’encre — que j’appelle ses répliques — auront certains effets sur la conduite,

mentale et corporelle, de l’interprète 1. Dès lors le blanc de la feuille blanche peut être

considéré comme exprimant que l’univers, dans le procès de création par le [museur], est

parfaitement défini et entièrement déterminé, etc. » (4.431)

Alors, revenant à notre problématique, nous soupçonnons la possibilité de deux types de traduction :

1 — la traduction directe qui est le fait du scribe quand il pose l’inscription inspirée par le musement, c’est-à-dire par la possibilité de la proposition assertable, c’est ce que nous appelons la « traduction iconique », et

2 — la traduction par effacements et insertions, qui est le fait de l’interprète et que nous appelons « traduction symbolique ». (Y ajouterons-nous une « traduction indiciaire » qui serait le fait du museur ? Cette possibilité n’est pas à écarter comme nous le verrons un peu plus bas.) C’est cette dernière seule qui, en fait, était prise en compte par Boole. Notons immédiatement que la traduction proprement dite nécessite les deux types de traduction. Reste à indiquer dans quel registre déjà connu se trouve le premier type de traduction.

1 C’est nous qui soulignons.

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Remontons pour cela aux Grecs et à l’oracle de Delphes. Marie Delcourt, dans l’article « oracle » de l’Encyclopaedia Universalis note ceci : « Le consultant, admis dans un local joignant l’adyton, la chapelle oraculaire, prononce à haute voix la question préalablement mise en forme par les prêtres [les « Herméneutes »] et souvent ramenée à une simple alternative. La pythie articule une réponse que son assistant, le prophète, transmet au consultant. » A quoi elle ajoute qu’« Apollon, « interprète de son père », ne fait qu’exprimer la volonté de Zeus ». Michel Ballard, dans son ouvrage sur la traduction intitulé De Cicéron à Benjamin, indique que « les dieux donnaient leur réponse sous la forme de signes divers : rêves, bruits, paroles, que l’« Ermeneus » interprétait pour les consultants. (…) Il y a implicitement dans cet usage des signes une sémiotique potentielle. »

Traduisons tout cela dans notre langue actuelle : il y a traduction iconique entre la pythie et l’herméneute (que nous appellerons parfois le « manticien »), traduction indiciaire entre Zeus et Apollon et enfin traduction symbolique entre l’herméneute et le consultant.

On sait ce qu’il advint de Crésus qui, trop « symbolicien », ne sut pas interpréter le « quand un mulet sera roi des Mèdes… » qui annonçait sa défaite, prenant cette parole pour la confirmation de la pérennité de son règne.

En somme l’inscription est déjà une traduction, une mantique qui est le fait de la part « herméneutique » du scribe. C’est une sorte de préalable à l’interprétation proprement dite (au sens peircien du terme). S’il fallait détailler la situation, nous pourrions dire que le scribe est « pythique » du côté du museur (disons un objet immédiat, au sens de Peirce), c’est-à-dire en tant qu’il forge un « tenant lieu », un représentement, et « manticien » 1 du côté de l’interprète (un interprétant immédiat), en tant qu’il est « destiné à » être interprété. Il est clair que ce n’est pas la même chose que de se tenir à côté de quelqu’un comme manticien ou comme interprète. Lorsque Horace Torrubia indique, à propos du travail « psychiste », qu’il est essentiel de rentrer dans l’« idiolecte » de l’autre, il fait bien entendu référence à la position du manticien, et non à celle de l’interprète.

Toutefois ce n’est pas parce qu’il s’agit de concept que l’on est dans la traduction symbolique, loin s’en faut : il s’agit de la possibilité d’inscription et non de la « compréhension ». C’est un préalable à toute interprétation possible, de l’ordre de l’inscriptible, du surgissement, au plus près de l’abduction, qui remplit la fonction d’intelligibilité. (Il y a quand même ici des rapports avec la distinction freudienne travail du rêve/élaboration secondaire : peut-être dois-je aussi préciser que le terme de « manticien » est tiré de réflexions de Lacan — je ne sais où — sur le nom du livre « Traumdeutung ». Lacan fait remarquer que la « deutung » pourrait être traduite très correctement par « mantique » et non par « interprétation » ou « science », comme cela a été fait.)

Tout cela doit s’apprécier non pas formellement, comme un découpage de places homogènes, mais en incluant la dimension de continuité. N’entifions pas les termes proposés. Je

1 Nous nous en tiendrons maintenant à ce terme, hors de l’emploi spécialisé en référence à Delphes.

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m’explique. L’Herméneute représente, rend intelligible, ce qui est dit par la Pythie. Mais on peut être certains que, pour la Pythie, ses propres paroles sont intelligibles. Toutefois elle rend intelligible les voix qui lui viennent d’Apollon. Par ailleurs Apollon ne saurait parler pour ne rien dire, d’autant qu’il vient rendre intelligibles les paroles de Zeus. C’est l’histoire d’Achille et de la tortue ! A chaque étape, ce qui était museur devient tour à tour manticien, scribe, puis interprète ! Alors, ne figeons pas les choses dans un formalisme absurde. Le but de ce défrichage est de permettre d’observer autrement : n’écoutez pas, ne recevez pas tout cela comme Méduse regardait ses proies ! Vous méduserais-je si je vous dit qu’en somme, ces trois types de traduction : iconique, indiciaire et symbolique sont au plus près d’être traduits par : transposition, transfert et traduction (proprement dite) ?

Nous pouvons alors considérer, sur le plan technique, les trois fonctions de la traduction iconique :

— la première, la fonction imageante,

— la seconde, la fonction diagrammatique (ou métonymique comme nous l’avons montré depuis longtemps) 1,

— la troisième, la fonction métaphorique qui permet de subsumer plusieurs éléments sous un seul.

Nous savons alors être très proches de ce que Freud énonce dans ce chapitre de la Traumdeutung concernant le travail du rêve à propos des trois fonctions de l’image, du déplacement et de la condensation.

Je ne voudrais pas continuer ces réflexions sans faire remarquer que, sur le plan éthique, l’insertion de cette fonction de manticien nous amène à considérer qu’en somme, dans la mesure même où nous avons à assumer nos abductions, nous sommes responsables de ce que nous écoutons ou nous lisons, c’est-à-dire de ce que nous notons. Comment ne pas faire référence ici à ce passage de Peirce concernant le scribe :

« L’activité du scribe est censée se terminer avant que le travail de création ne soit

accompli. Le scribe [nous pourrions dire ici le manticien] est censé être un

esprit-« lecteur » dans la mesure où il sait quelque chose (ou peut-être la totalité) du travail

créateur du museur aussi loin que ce travail s’est poursuivi, mais où il ne sait pas ce qui va

arriver 2. Ce qu’il entend que le graphe exprime concerne l’univers comme il sera quand il

en viendra à exister. S’il risque une assertion pour laquelle il n’a aucune garantie dans ce

que le museur a déjà pensé, elle peut s’avérer vraie ou non. » 3

1 Cf., pex. La triade en psychanalyse : Peirce et Freud après Lacan, Thèse d’Etat, Perpignan, 1986.2 C’est nous qui soulignons.3 4.431.

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Une très belle histoire vécue va nous servir de fonds dans lequel nous puiserons afin d’illustrer ces concepts… et quelques autres qui vont suivre.

La scène est à Château Rauzé, la clinique que dirige Le Dr Edwige Richer et dans laquelle je fais quelques interventions. Le samedi matin nous faisons une réunion au cours de laquelle est envisagée la situation d’un blessé qui, en général, est là dans l’équipe. Comme nous commençons vers 9h, un petit déjeuner de croissants et de café nous attends — pour être complets, les croissants sont souvent fabriqués par le cuisinier, pâtissier remarquable. Ce jour-là, contrairement à l’habitude, le blessé, L., doit arriver avant la fin de ce moment convivial  : il doit partir vers 10h et demi en week-end chez ses parents, ce qui ne nous laisse qu’un temps très compté pour travailler avec lui. L. arrive donc et, le voyant entrer, X. dit « vite, il faut planquer les croissants ». En fait ce jeune homme a des problèmes de déglutition : il fait des fausses routes. Edwige Richer réplique alors « laissons les croissants, on verra bien ». L. s’installe et, d’un geste de la main montre les croissants. Panique à bord, regard de X. vers le Dr Richer, qui opine ; X. prend un croissant et en coupe un bout minuscule qu’il s’apprête à donner à L. Se déroule alors le dialogue suivant :

— Edwige Richer : « pourquoi ne lui en donnez-vous qu’un petit bout ? »

— X. : « ben, vous savez bien, parce qu’il risque de s’étouffer ! »

— Edwige Richer : « s’il s’étouffe, nous sommes là suffisamment à savoir quoi faire ! »

Interloqué, — mais si le docteur Richer le dit… —, X. donne le croissant à L. En quelques minutes celui-ci a mangé les trois-quarts du croissant, sans s’étouffer. Dans la suite de la séance X, repérant un mouvement des mains de L. lui glisse en douce un petit tableau et un stylo pour qu’il graphe un peu. La question se pose alors : pourquoi a-t-il fait ça en douce ? Ce fait est énoncé, discuté. On s’aperçoit alors que l’histoire de L. comporte plusieurs éléments qui sont « passés en douce » dans sa vie, éléments qui ont pu être recueillis auprès des parents.

Laissons pour le moment le tout début, le « pas de croissants » que nous reprendrons plus loin, pour focaliser notre attention sur le « petit bout ». Certes le geste de couper le petit bout de croissant s’acoomplissait, mais il aurait pu ne pas être inscrit. Le fait même de l’inscription est lié à l’« invention » de ce geste par Edwige Richer. De telle sorte que nous retrouvons nos trois personnages : la pythie, X. comme « coupeur de bout », le manticien, Edwige Richer qui devine le geste, et le scribe, acteur de l’inscription, le groupe tout entier sans doute. Le manticien, dans notre histoire, rend publique, intelligible, une action qui serait passée inaperçue, c’est-à-dire qui n’aurait pas été un événement, un fait, un acte proprement dit. De la part du manticien, c’est la fonction du « coup d’oeil ».

C’est ce qu’on appelle « avoir du métier », ce qui n’est pas une accumulation de savoir au sens de l’interprète, mais au sens du manticien. De telle manière que nous pouvons distinguer deux types de savoir : celui qui insiste entre le scribe et le museur, savoir dit « de familiarité », dont l’incidence se traduit au niveau de la fonction du manticien, et celui entre le scribe et

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l’interprète, qui est un savoir « sur » (et parfois sûr), un savoir calculable et dont je puis rendre compte. Le savoir de familiarité est, lui, incalculable. En somme, si la notion de manticien a un sens, c’est parce qu’il connaît bien « sa » pythie : n’importe qui ne pourrait être à sa place, il est familier avec son discours, il peut le traduire — iconiquement. L’iconique est ici de rigueur puisque cette connaissance de familiarité est continue, n’est pas « discrétisable ». Le processus inférentiel qui lui donne lieu est l’abduction et ne saurait être — du moins en tant qu’il concerne ce personnage « préscindé » — ni la déduction ni l’induction qui sont de modes d’inférence liés, eux, à l’interprète.

Pensons ici encore à ce tailleur de pierre, qui évoquait il y a quelques années, dans le séminaire de Jean Oury à Ste Anne, le fait de « louper », c’est-à-dire de se laisser prendre par le monument à réparer de telle façon que le geste collectif des tailleurs de pierre puisse s’ajuster de lui-même. « Louper » prend du temps contrairement au coup d’oeil : ce qui montre que ce n’est pas tellement sur l’« insight » que nous portons ici notre attention, mais sur l’élaboration abductive. Notons encore que ce pierreux expliquait que la perte de la « langue de métier » était un danger mortel (physique), un risque constant d’accidents pour les tailleurs de pierre, en quoi nous pouvons indiquer encore le caractère vital de l’abduction, qui n’est pas une simple opération logique.

Nous pourrions à partir de là, aller vers les liens qui existent entre tout ce que nous venons de dire et le désir, la présence, etc. Mais comme nous avons choisi d’explorer d’autres chemins, nous ne céderons pas à la tentation.

Le pragmaticisme et l’inscription

Nous mettons tout ce qui est de l’ordre de l’interprétation proprement dite, en accord avec le créateur du concept d’interprétant, dans le registre de l’« effet du représentement ». C’est pour cela que nous réservons au manticien une place auprès du scribe et non directement auprès de l’interprète — ou comme une des spécifications de l’interprète —, car il est bien celui qui participe à l’inscription et non aux effets de l’inscription. Bien entendu il serait absurde de vouloir séparer ce qui n’est pas séparable et détacher l’inscription de l’interprétation. Ce n’est généralement pas possible. Il est question ici de préscission et non de schize. Le travail du manticien est un travail d’accueil, de constitution du représentement. Le seul fait de mettre ensemble accueil et constitution montre bien que le rapport entre la pythie et le manticien est analysable en termes de sémiose, d’interprétant, etc. Mais ceci n’est qu’une construction a posteriori, à l’instar de ce qui permet d’analyser la perception à l’aide du concept d’inférence abductive : il y faut une série infinie d’inférences. Nous disons que la perception est analogue à l’abduction parce que nous sommes supposés pouvoir interposer entre le percept et le jugement perceptuel une infinité de séries infinies d’abductions dont chacune commencerait là où l’autre s’achèverait. Nous dirons de même que l’on peut interposer entre la pythie et le manticien une série d’interprétants, le manticien assurant la clôture de ces sémioses alors que la pythie en

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constituait l’ouverture. Pour être plus précis encore disons que nous pouvons mettre la pythie du côté de l’objet immédiat et le manticien du côté de l’interprétant immédiat, le scribe assurant la production du représentement.

Pour préciser encore, voici quelques réflexions de Peirce sur l’assertion :

« [Prenons] un cas où l’élément assertif est amplifié — une assertion très officielle, comme

une déclaration sous serment. Là, un homme va devant un notaire ou un magistrat et

accomplit une action telle que si ce qu’il dit n’est pas vrai, les pires conséquences vont

s’abattre sur lui, et il fait cela en vue d’amener ainsi d’autres hommes à être affectés

exactement comme ils l’auraient été si la proposition jurée s’était présentée d’elle-même à

eux comme un fait perceptuel. (…)

Quelle différence y a-t-il entre faire une assertion et faire un pari ? Les deux sont des actes

par lesquels l’agent se soumet délibérément aux pires conséquences si une certaine

proposition n’est pas vraie. Ce n’est que lorsqu’il parie qu’il espère que l’autre personne se

rendra elle-même responsable de la même façon en cas de vérité de la propositon

contraire ; alors que quand il fait une assertion il souhaite toujours (ou presque

toujours) que la personne à laquelle il la destine sera conduite à faire ce qu’elle fait.

Dès lors, dans notre langue familière, « je t’y parie » ceci et le reste, est l’expression

phrastique d’une opinion privée dont on n’attend de personne qu’il la partage, alors que

« tu paries » — est une forme d’assertion destinée à amener un autre à y donner suite. » (5.

30/1. 1903)

Ce que nous avons mis en caractères gras pourrait être explicité dans un autre registre, celui de la psychanalyse, comme « le désir du scribe, c’est l’interprétation qui pourra être faite de ses inscriptions ». Lorsque vous vous tenez devant un discours aussi difficile que celui tenu au début de cet article, vous pouvez, comme interprètes, baisser les bras, renoncer. Pourtant vous noterez, comme manticiens, certaines choses. Disons qu’il y a de l’association dans l’air, mais dans une dimension essentiellement iconique. Expliquons-nous encore là-dessus.

La sémiose propose à l’analyse de son processus un représentement, un objet dont il tient lieu et un interprétant en charge de « livrer », dans l’assertion, une information sur l’objet et l’identification de ce dernier. Dit autrement, si au départ nous avons un obscur représentement, à l’arrivée, la fonction interprétante nous indique ce qu’on dit sur ce dont on parle. Ceci est dû en particulier, dans les termes que nous utilisons ici, au fait que le scribe et l’interprète savent tout deux de quoi ils « parlent », de quoi il est question dans ce qui est dit. Quel est alors le travail du manticien ? Celui de prendre, en quelque sorte, le représentement « pythique » comme objet et de s’en faire le représentement. Dès lors celui-là paraît occuper deux places à la fois dans ce travail : celui d’objet et celui de représentement (ou d’interprétant, bien entendu, suivant le point

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de vue duquel l’on se place). C’est la position même du représentement iconique, à savoir celui qui se prend lui-même comme objet 1.

De la même manière le « traducteur » va assumer comme position fondamentale que l’à- traduire et la traduction,

1. ont un rapport de représentement à objet, l’à-traduire apparaissant comme l’objet de la traduction,

2. sont le même représentement. C’est cela qui fonde la position iconique de celle-ci.

Ces questions ne sont pas nouvelles dans le monde de la traduction. Je n’en voudrais comme exemple que, parmi d’autres, Walter Benjamin exprimant que « la traduction est une forme. » 2 ou même Louis G. Kelly, dans un ordre de préoccupation voisin plus qu’identique, écrivant que

« in spite of Goethe’s expressed preference for prose, other Romantics, chiefly Humboldt

and Schleiermacher, saw formal imitation as necessary for faithful reproduction of the

original. Imitation of the minutiae of rhythm, sound and form was (…) a penetration to the

inner core of language that transfer of meaning alone could not bring about. » 3

Est-il utile de dire à nouveau que ceci ne représente pas le tout de la traduction, qu’on ne peut séparer les modes iconique, indiciaire et symbolique de celle-ci, etc., comme de rappeler que les « personnages » de notre théâtre logique sont essentiellement « méthodologiques » ? Nous pouvons certes nous les représenter comme des personnages réels, mais il faut savoir que, pour l’essentiel, ils vont nous permettre d’analyser les situations, de saisir ce qui, en elles, est actif, primordial. Nous nous demanderons « sommes-nous plutôt du côté de la fonction pythique, de la fonction de scribe proprement dit, de celle du manticien ? » Mais dans toute situation ces « personnages » seront entremêlés : notre appareillage pourra nous permettre de les distinguer afin de pouvoir observer certaines choses qui, sans eux, ne seraient pas directement visibles. Pensons à Freud et à ses « personnages », tels que nous pouvons les trouver, entre autres, dans les Nouvelles conférences : le moi, le surmoi et le ça. Cette personnalisation des concepts est fonctionnelle, quoiqu’elle nous indique qu’en somme un sujet, une personne, est identique à un concept. 4 Cette personnification des concepts remplit sans doute une fonction : que l’on se réfère 1 C’est aussi la position de Gérard Deledalle dans La philosophie peut-elle être américaine ? (Jacques Grancher ed.) « On dira donc que la relation iconique est celle du signe-representamen avec lui-même… » (p. 93).2 Cité dans le livre de Ballard, déjà évoqué, pp. 255/6. Il ajoute : « Pour la saisir comme telle, il y a lieu de revenir à l’original. Car c’est lui qui contient la loi de cette forme, en tant qu’elle est enclose dans la possibilité même qu’il soit traduit. »3 En dépit de la préférence exprimée par Goethe pour la prose, d’autres Romantiques, principalement Humboldt et Schleiermacher, virent l’imitation formelle comme nécessaire pour la reproduction fidèle de l’original. L’imitation des détails du rythme, du son et de la forme était (…) une descente au coeur même du langage auquel le seul transfert de signification ne pouvait aboutir. (Traduction (essentiellement, maladroitement symbolique) de M. Balat.) Op. cit. p. 244.4 Rappelons ce que Peirce indiquait sur l’homme-signe en posant la question de savoir ce qui distingue un homme d’un mot  : « le mot ou le signe que l’homme utilise est l’homme-même. Car de même que le fait que toute pensée est un signe, en conjonction avec le fait que la vie est un cours de pensée, prouve que l’homme est un signe, de même, le fait que toute pensée est un signe externe prouve que l’homme est un signe externe. Autrement dit, l’homme et le signe externe sont identiques dans le même sens où les mots homo et homme sont identiques. Ainsi mon langage est la somme totale de moi-même ; car

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par exemple aux prémices logiques de Boole, que nous avons présentées plus haut, et l’on comprendra que certains types de concepts ne se prêtent guère à ce procédé. Il semble que les concepts « personnifiés » reçoivent par là-même une sorte de vie autonome, c’est-à-dire, imposent d’être pris au sens vague, et non au sens général comme il est commun de considérer les concepts.

Vérifions cela à propos de notre dialogue autour des croissants.

Première phase : « Pas de croissants ». L’intervention d’Edwige Richer la place en position d’interprète : « Gardons les croissants, on verra bien ». Elle permet par là de laisser l’interprétation se poursuivre dans la présence des croissants, en les laissant faire leur chemin, sans les évacuer prématurément, en vue d’interprétants futurs.

Deuxième phase : « couper un petit bout de croissant ». Là, il n’y a pas, à proprement parler d’inscription. Quelque chose est là, certes, mais pourrait « passer en douce », quelque chose qui n’a pas trouvé de feuille d’assertion où s’inscrire. Bien entendu, celui qui coupe le bout de croissant « asserte » quelque chose, mais pas en public, si l’on peut dire : il obéit à des contraintes qui ne sont pas livrées à l’inscription dans ce que nous pourrions appeler la feuille d’assertion du groupe. L’intervention d’Edwige Richer a clairement pour rôle d’assurer l’inscription de ce qui devient, alors, un acte, ouvert à l’interprétation.

Bien entendu quiconque aurait pleinement le droit de dire que c’est aussi une interprétation, puisqu’elle interprète le geste de celui qui l’a fait. Mais nous pourrions toujours dire que l’inscription est une interprétation, nous l’avons déjà vu : cela semble être une question de point de vue. Pourtant l’inscription, en quelque sorte, crée l’acte, même si elle n’en est pas l’achèvement. Ce n’est peut-être pas la seule possible eu égard à la situation, mais c’est celle qui est, et ce qu’elle est, elle l’est avec ses particularités, son propre champ de possibles. C’est la raison pour laquelle nous avons considéré le manticien comme définissant le lieu de l’interprétant immédiat, la pythie définissant celui de l’objet immédiat. Si le geste était, là, pythique, l’intervention d’Edwige Richer était mantique : c’est le collage des deux qui forge l’inscription, et non pas ce qui se présente comme une « distance interprétative ». En cela nous ne sommes pas dans l’enquête, dans la sémiose, mais dans ses prémices, dans ce que nous pourrions appeler aussi l’accueil, qui est, en ce sens, un « recueil », la feuille d’assertion, où l’on colle ce qu’on a cueilli, l’« herbiéneutique » ! Qu’ensuite nous reprenions cette situation, comme nous le faisons d’ailleurs, pour en saisir des moments inférentiels précoces, pour saisir de nouvelles déterminations interprétantes, et c’est là que nous trouverons qu’en fait le manticien était un interprète de plein droit, si j’ose dire. Mais dans la situation « vécue », il forgeait l’inscription, voilà ce que nous assumons.

Je pense ici à un jeune homme qui souffre de troubles obsessionnels très graves. Ses rites l’occupent une grande partie de la journée : il doit, la nuit, pour pouvoir dormir, réaliser un ensemble fort complexe de gestes dans et hors de sa voiture, ces gestes devant être répétés

l’homme est la pensée. » A la recherche d’une méthode p. 101.

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jusqu’à 200 fois, et parfois plus — la somme des chiffres de ce nombre ne devant en aucun cas être divisible par trois. L’autre jour, il raconte que la veille, alors qu’il effectuait son travail de préparation au sommeil, son voisin s’approche de lui, discute un moment et conclut par « À demain, si vous êtes toujours là ».

« Mon voisin soupçonne quelque chose sur ma conduite », dit-il dans cette séance, « il se demande ce que je fais là ». Je lui dis alors « Vous vérifiez si vous êtes dans la voiture ». Après un instant de surprise où il me regarde avec des yeux ronds, il continue son discours. A la fin de la séance sa demande « Mais qu’avez-vous dit tout à l’heure ? » rencontre mon silence. « Je ne me souviens plus de ce que vous avez dit », conclut-il.

« Il m’a fallu une heure la dernière fois pour retrouver ce que vous m’aviez dit. C’était une connerie ! » : c’est ainsi qu’il ouvre la séance suivante. Il réfléchit, se lève : « Regardez », montrant la chaise vide qu’il vient de quitter, « c’est comme si je disais que j’étais là ».

« Vous ne savez pas ce qui m’est arrivé, j’ai abandonné mon rituel ! », m’annonce-t-il lors de la séance qui succède. Bien entendu cet abandon n’avait pas de caractère définitif, loin s’en faut. Mais c’est le fait clinique qui méritait d’être relevé.

Comment présenterions-nous, à première vue, l’ensemble de la situation ? Représentement : « Il se demande ce que je fais là », Objet : « ce que je fais là », Interprétant : « Vous vérifiez si vous êtes dans la voiture », puis l’interprétant devenant représentement du même objet, un nouvel interprétant : « C’est comme si je disais que j’étais là » et, pour finir, ultime interprétant, l’interruption du rituel. Nous ne pourrions nous faire le reproche d’aborder les choses ainsi. Pourtant examinons ces faits à l’aide des concepts que nous avons élaborés.

Si nous concevons le rituel comme une production « pythique », nous pouvons comprendre en quoi il n’est pas, comme tel, inscrit, ou dirons-nous plutôt le rituel est une écriture d’une langue inconnue et, de ce fait, ne permet pas qu’il y ait une véritable inscription, celle d’un type. En effet si nous ne doutons à aucun moment de nous trouver devant une tessère, il nous faut admettre que le type que celle-ci instancie est pour le moins inconnu : c’est en cela que nous le qualifions de pythique. D’un autre côté, par un hasard un peu « travaillé », la « connerie » s’avère être une production du manticien, elle est intelligible pour l’interprète futur que ne cesse plus d’être ce jeune homme, — du moins à travers les éléments qu’il produit au cours des séances suivantes. Cette manière d’aborder les choses nous permet de distinguer ce qui est du registre du surgissement et ce qui est de l’ordre de l’« interprétantation », suivant le mot de Gérard Deledalle. Pour donner ici une formule, dans la mesure où le jeu de la pythie et du manticien est une sorte de jeu de hasard, nous dirons que le manticien doit désirer ce que le hasard lui propose 1. Or dans le jeu de l’interpré(tan)tation il y a bien plus une sorte de nécessité,

1 Cf. 5.31 cité plus haut : « quand il fait une assertion, [le scribe] souhaite toujours (ou presque toujours) que la personne à laquelle il la destine sera conduite à faire ce qu’elle fait.  » La formule que je proposerais serait la suivante : "le désir du scribe consiste dans ce qui pourrait être interprété". C'est sans doute légèrement différent de ce que propose Peirce, puisqu'il dit qu'"asserter c'est toujours, ou presque toujours, souhaiter que l'allocutaire soit conduit à faire ce qu'il fait". Sans doute faut-il voir le contexte, qui est celui d'une série de conférences sur le pragmatisme. Au cours de la première, il indique ce qu'il entend par "practicalité". Alors on voit bien ici que l'assertion "complète" met en cause directement l'interprète (les interprétants). C'est sans doute pour cela que le désir du scribe ne recouvre pas entièrement l'assertion comme telle, mais ne

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quoique le hasard y ait une part, de telle manière qu’il s’agit alors bien plus du déploiement de la mise en scène du désir que de son avènement propre. Rappelons-nous cette belle parole de Joë Bousquet « l’artiste doit vouloir ce que la poésie exige ». Bien entendu, désirer ce que le hasard nous propose inclut le désir du nécessaire qui se déploie. Nous sommes là sans doute très près de la formule de Freud « là où c’était le je doit advenir ».

La Feuille d’assertion et les Graphes Existentiels

Avant de préciser à nouveau ce qu’est la Feuille d’assertion, sa fonction, on pourra lire en annexe 2 quelques « conventions » des Graphes existentiels qui permettront de comparer ces graphes avec l’algèbre de Boole présentée en annexe 1.

Le statut de la Feuille d’assertion est problématique, mais nous allons essayer de saisir sa nature à partir d’une conception du musement comme d’une sorte d’état d’un volume à une infinité de dimensions, un continuum de dimension continue : il est difficile d’en faire une représentation. Il est déjà difficile de se représenter un volume dans un espace à quatre dimensions ! Nous dirons, avec Peirce, que la Feuille d’assertion est le bord de ce volume, et elle est donc en continuité avec lui. De ce fait, et puisque nous ne pouvons inférer du contenu du volume qu’à partir de la Feuille d’assertion et de ses aventures, nous pouvons poser que ce volume est un feuilletage de feuilles analogues à la Feuille d’assertion. Dès lors nous pouvons supposer que, sur ces feuilles, des choses (des possibilités) sont inscrites, mais qu’elles ne seront assertées que sur le bord (l’actualité).

Du point de vue de la Feuille d’assertion dont nous ne percevons que le recto, le verso apparaît comme lié aux différentes feuilles du feuilletage, au point où nous pourrions aller jusqu’à dire que le musement tout entier, le volume, est le recto de la Feuille d’assertion. Mais ce serait exagérer que de soutenir cela, aussi nous contenterons-nous de dire que le verso est ce qui va du « subjectivement possible » à l’« objectivement possible ». Nous entendons par cette formule une sorte d’équivalent du « je ne sais pas », comme dans le dialogue suivant : — « Veux-tu aller là ? » — « Je ne sais pas. » Notons qu’il aurait été parfaitement équivalent de répondre « c’est possible », je pourrais le savoir, mais pour le moment je l’ignore : c’est un savoir insu. Par contre, lorsque j’asserte quelque chose, je nie en fait que le contraire soit subjectivement possible ! De telle façon que recto et verso de la Feuille d’assertion sont dans une relation de négation, au sens où tout ce qui est inscrit sur le recto est la négation d’un contraire inscrit au verso.

Comme nous l’avons vu plus haut Peirce propose de considérer que, le verso étant « constitué » de feuilles du feuilletage (qui ne sont pas des feuilles d’assertion, bien que des graphes possibles soient inscrits sur elles, ne serait-ce que parce qu’il n’y a qu’une Feuille

concerne que ce que l'interprète pourrait être conduit à faire. En cela il semble que le scribe est au coeur de la question pragmatique, c'est-à-dire la logique de l'abduction. Le scribe ébauche l'assertion, mais l'assertion comme telle nécessite l'efficience de l'interprète (des interprétants : cette précision est là pour éviter la chosification de l'interprète qui est le lieu des interprétants, une fonction).

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d’assertion), dans la mesure où j’inscris un graphe sur la Feuille, je nie ipso facto un ou plusieurs graphes possibles inscrits sur des feuilles du feuilletage. Laissons-lui la parole :

« La nouvelle découverte (…) est simplement que la partie principale de la feuille

représente l’existence ou l’actualité, exactement comme la surface intérieure à une

coupure, c’est à dire le verso de la feuille, représente une espèce de possibilité.

D’où j’infère immédiatement plusieurs choses que je ne comprenais pas auparavant,

comme les suivantes : Premièrement, on peut imaginer que la coupure s’étende à telle ou

telle profondeur du papier, de sorte que renversant la pièce que l’on aurait coupée on

puisse exposer la superposition des strates, et qu’on puisse les distinguer par leur teinte ;

les différentes teintes représentant différentes sortes de possibilité. (…) » (4.577/8)

Nous laisserons quant à nous de côté la question des teintes afin de rester dans la ligne de nos développements, non sans noter que ce retournement des strates sur le recto est combiné avec une projection des espaces intermédiaires, ce qui est le sens de « renversant la pièce que l’on aurait coupée on puisse exposer la superposition des strates ». Dès lors ce retournement est aussi une projection sur le recto.

Un graphe tel que :

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pourrait se lire « non possible quelque chose est blanc », c’est-à-dire « il est impossible que quelque chose soit blanc ». Le « quelque chose » est élément de l’univers du discours, de telle sorte que cette opération-là correspond à l’exclusion d’un rhème ou prédicat, à savoir la « blanchéité » : « pas de blanchéité », voilà ce que signifie le graphe, c’est-à-dire que l’univers du discours lui-même n’est pas « concerné » par le blanc.

Par contre le graphe suivant :

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nous indique qu’il y a quelque chose de l’univers du discours à quoi la blanchéité n’est pas étrangère, puisque la ligne d’identité traverse la coupure pour rentrer dans la zone de la possibilité. Nous savons qu’une conséquence de ce graphe, autorisée par les règles d’interprétation est le graphe suivant :

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qui peut se lire « il y a quelque chose dont il est impossible qu’elle soit blanche », ce qui est en fait une simple négation « quelque chose n’est pas blanc ».

On sent bien la différence. Dans le premier cas j’avais la blanchéité hors champ de l’univers du discours, au point où nous pourrions presque dire que l’impossibilité de blanchéité était une caractéristique de l’univers du discours comme tel, une sorte de définition négative de celui-ci. Dans le second cas j’assume que quelque chose de l’univers du discours n’est pas blanc. Mais alors cette même chose, dans un second temps, peut l’être, même si elle ne l’est pas actuellement, puisque tout sujet peut recevoir des déterminations contraires dans le déploiement temporel. Dans le premier cas nous restreignons le vague de l’univers du discours par l’impossibilité d’un élément général (la blanchéité), autrement dit nous définissons l’univers du discours, nous le limitons. Dans le second cas nous restreignons le vague du sujet (le « quelque chose ») en introduisant dans l’enquête sur ce dernier le défi d’un nouveau prédicat (la blanchéité).

Si nous reprenons l’épisode du croissant :

1er temps : « Pas de croissant », exclusion de la « croissantité » dont on voit qu’elle contribue effectivement à la définition de l’univers du discours ; car si rien n’avait été dit à la suite de cette parole, nous n’aurions pu parler du sujet en tant qu’il se conjoint, par exemple dans le fantasme, à l’objet oral, de sorte qu’excluant celui-ci, nous élidions celui-là. Le graphe est ici :

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2ème temps : « Laissez les croissants » est le temps nécessaire de répétition, un temps intermédiaire qui, par son insistance, permet d’assurer l’inscription de la « fonction forclusive », comme le dit Jean Oury, à savoir ce qui serait alors « passé à l’as ».

3ème temps : « le blessé montre le croissant » est l’instant essentiel à ce moment puisqu’il permettra la traversée de la coupure par la ligne d’identité, mais il consiste en la conjonction du graphe de la ligne d’identité « du » sujet et du graphe de la coupure, un temps indiciaire représenté par la co-présence des deux graphes :

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4ème temps : le jeu autour du possible et de l’impossible, à savoir

— une proposition d’interprétation par effacement du graphe de la coupure par l’interprète qui donne le petit bout de croissant, laissant hors champ la problématique du croissant comme tel avec le défi qu’il représente à ce moment-là, temps qui serait représenté à la suite du travail de l’interprète par la ligne d’identité seule, avec comme prédicat « mange quelque chose »,

— suivi d’un rétablissement du graphe de la coupure par le scribe et la traversée effective de la coupure par la ligne d’identité installant un graphe tel que « il n’en mange pas, mais il pourrait en manger, dans un second temps » :

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Dès lors qu’il est possible qu’il en mange, c’est gagné, la croissantité réinstallée modifie l’univers du discours, le sujet n’est plus élidé. Le fait qu’alors il mange le croissant n’est rien d’autre que le libre jeu des prédicats contraires dans le déploiement temporel. Ce qui, du fait de l’exclusion, se présentait comme une essence du sujet « il est celui qui ne mange pas de croissant », devient un accident du sujet permettant le jeu de nouvelles déterminations. « Essence » et « accident » sont, certes, du registre de la logique aristotélicienne, et nous aurions pu substituer à ces deux termes, respectivement, logique du général et logique du vague.

Si nous reprenons tout cela d’un autre point de vue, voici ce que nous pourrions dire. Lors de cette réunion, qui nous sert de base de travail depuis plus de 8 ans maintenant et qui a connu bien des vicissitudes, nous nous présentons à nous-mêmes comme des « spécialistes » de l’accueil des blessés : nous sommes de bons accueillants, faites venir un blessé, et vous allez voir ce que vous allez voir ! mais, lorsqu’il arrive, ce blessé, « pas de croissants », on ne va quand même pas prendre de risque, hors de nous l’angoisse. Lorsque Edwige Richer s’exclame « et pourquoi pas ! », il y a une vacillation, nous sommes-nous bien mis d’accord sur l’univers du discours, parlons-nous de la même chose ? Nous nous préparions à recevoir L. comme un objet, bien délimité, sans surprise. Tout était fixé par avance pour lui : un objet dans la logique du général (logique du général parce qu’indéterminé par rapport au fait de manger ou pas un croissant). Tout à coup cette parole fait rentrer, excusez-moi, la merde de la vie quotidienne. Nous ne sommes plus de purs esprits, le corps réclame ses droits à jouer son jeu dans la partie. « Il peut bien s’étouffer devant nous, on le soignera ! » Toute la petite danse autour de cette parole vise à l’effacer, c’est-à-dire à effacer les conséquences nécessaires. « Mais on n’est pas là pour le faire s’étouffer, on est là pour le soigner ! » est le deuxième thème de la fugue.

Cette petite musique, cette fugue, introduit dans la situation quelque chose d’incalculable et permet le passage de l’état objectal (détermination générale) à l’état subjectal (indéfinition vague). L. prend de la vie, c’est-à-dire assume ce que nous pourrions appeler une « greffe de possibles ». Il semble que nous tenions là un point de vue d’une grande richesse pratique sur le sujet : le sujet serait un objet « possibilisé » à l’occasion d’un certain mouvement qui comporte un pas forclusif, un pas dénégatif, un pas inclusif. Le pas forclusif nous indique une position d’objet (générale), le pas dénégatif introduit à la position subjectale (vague) qu’installe définitivement le pas inclusif qui comprend la temporalité.

Devant l’irruption du nouveau, on voit généralement (!) se dérouler une pièce en trois actes :— ah, non, pas ça !, (mais ça insiste) — bon, d’accord, mais ce n’est pas ça, (après une lutte) — ben, oui, c’est ça.

Ainsi le rhème fait-il irruption tout d’abord par le biais de l’impossibilité ; mais il insiste sous la forme négative pour enfin acquérir droit de cité sous une forme positive. Sans doute a-t-il fallu une première affirmation de possibilité de ce rhème dont doit porter témoignage quelque feuille du feuilletage (sans doute même un voisinage de feuilles). Notons que le sujet n’est pas « représenté » sur les feuilles, qui, elles, n’en contiennent que les rhèmes possibles. L’épisode du

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croissant est là pour nous faire comprendre que dans certains processus institutionnels la fonction d’accès aux rhèmes possibles, — à savoir ce qui permet que le sujet puisse tracer son chemin, c’est-à-dire accéder, comme objet, à ce moment subjectal que nous avons évoqué, — a quelque rapport avec ce que Pierre Delion nomme la fonction phorique, qui est ici une fonction (permettez cette métaphore agricole) porte-greffe. L’espèce d’inscription sur les feuilles est-elle due à quelque perception primaire, un peu comme ce que propose Freud dans la Traumdeutung au fameux chapitre VII ?

Quoi qu’il en soit de cette difficile question, nous remarquons que le possible rentre dans l’existentiel par la négation que représente la coupure.

Prenons encore une situation de la psychopathologie de la vie quotidienne. Je tiens un discours un petit peu difficile pour moi, les idées s’extraient avec peine du monde de mon musement. Tout à coup quelqu’un m’interrompt en me questionnant, ou en me faisant une remarque. « Non, ce n’est pas ça, vous n’y êtes pas, ça n’a rien à voir, etc., vous me faites dévier de ma trajectoire ! », dis-je Les choses peuvent en rester là, j’aurai fait un grand cercle sur ma feuille d’assertion et j’y aurai casé ces paroles dérangeantes. Presque un temps de dégoût, de pudeur : le manteau de Noé. Puis vient le temps de la culpabilité, du remords, il faut que je m’explique tout de même, je ne peux pas rejeter ça de cette manière « Vous voyez bien que ce n’est pas ça, bla bla bla (entendez Balat ! Balat ! Balat !, voix du surmoi) ». Mais en parlant des objections contraires tenues à distance à grand peine me parviennent de mon musement. « J’admets que sous un certain aspect vous avez raison, si nous parlons de la même chose », le temps de la honte. Pourtant cette fiction réelle a un rôle important dans l’accueil de la parole d’autrui : s’il n’y a pas ce temps forclusif assumé comme tel, il n’y a sans doute pas d’accès possible à la subjectalité pour autrui, un autrui qui resterait objet parmi les objets, qui ne me dérangerait pas. C’est ce qui se passerait si ce temps forclusif était remplacé par « oui », ou « c’est intéressant », fonction forclusive non assumée. Il y a un rapport étroit entre la résistance où est mise en oeuvre la fonction forclusive et l’accueil du sujet.

La bejahung de Freud est impliquée dans les feuilles du feuilletage, c’est une admission de rhèmes libres, une variante du Nihil est in intellectu quid non prius fuerit in sensu, le sensu étant ici le jugement perceptuel. Cela pose, comme vous le pressentez, la question de l’oubli.

Dans son livre récemment paru L’homme dont le monde volait en éclat, Alexandre Luria rapporte une observation faite sur un période de plus de trente ans à propos d’un homme dont la mémoire exceptionnelle paraissait sans limites. Trente ans après les premières séances, Luria pouvait demander à brûle-pourpoint le contenu de la première séance, celle-ci était immédiatement évoquée dans ses moindres détails. Ce bonhomme, qui pratiquait ses dons dans un cirque demandait à Luria, « comment faire pour oublier ? », ne serait-ce que parce qu’à la troisième ou quatrième représentation de la journée, il avait peur de confondre des souvenirs d’une séance à l’autre. Cela fait apparaître sous un autre jour la question de la mémoire : la question centrale est celle de l’oubli. Si cette fonction d’oubli n’existe pas, nous serions pure

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mémoire sans sujet de la mémoire puisqu’incapables de manier la fonction forclusive. C’est grâce à l’oubli qu’arrive l’histoire autour des événements. La dimension de surprise est effectivement liée à la possibilité de l’oubli réel, un « mais je ne savais pas ce que je savais ».

En ce sens-là l’accueil du sujet, comme nous l’avons évoqué, est un accueil par surprise, sans quoi nous n’aurions affaire qu’à des objets généraux. Le hasard, la tuché, est le surgissement d’une chaîne dont le premier maillon s’inscrit par une coupure : c’est sur cette chaîne que l’autre est éprouvé comme sujet, et ipso facto que je m’éprouve comme sujet aussi, la « démixtion des sujets », comme le dit Lacan, étant la fonction du troisième temps que nous avons précisé plus haut.

Que gagne-t-on à rentrer dans cette « logique du sujet » ? Certainement en précision sur l’univers du discours, sur son extension dans un deuxième temps. Dans le travail analytique quelqu’un parle, mais ne sait pas de quoi il parle. A certains moments, par ces moments de la logique subjectale, les formules du « pas de… » sont en quelque sorte civilisées, révélant quelque chose qui était jusque là dans les feuilles du feuilletage, non asserté, insu. Là, nous plongeons dans le musement, remontons par la coupure ce rhème dont il était question de manière insue, puis forçons le cercle de la coupure pour récupérer cet élément dans l’univers du discours transformé par l’opération, à savoir ce dont il était question sans le savoir. Si nous reprenons l’histoire du jeune homme et de sa voiture, il ne savait pas qu’il était en train de parler par son rite de ce moi mort qui pouvait dès lors aussi bien être dans le véhicule.

Mais il faut préciser tout cela relativement à l’inscription. Nous pouvons toujours repenser la scène du croissant comme au théâtre, en modifiant certaines données. Disons en passant que cet « exercice » pourrait être dangereux s’il était considéré non pas comme il l’est ici, à savoir comme permettant un éclairage sur ce qui s’est passé et dont on parle, mais comme articulant des éléments qui, alors modifiés, auraient conduit à une autre scène. Cette précaution prise, reprenons la scène en la modifiant : la personne qui a dit « pas de croissant » se contentait alors de prier dans son for intérieur que L. ne demandât pas un croissant, mais un observateur attentif aurait alors perçu quelque chose sur son visage, une espèce de souci. Nous comprenons que manquait à cette scène le manticien, donc le scribe. Le « souci sur le visage » est pythique (ce que n’est pas le for intérieur qui est du registre, lui, du musement), mais lui manque l’inscription proprement dite qui est le fait du manticien : le « pas de croissant ! » est le fruit de ce dernier.

Cette Pythie sans manticien n’est pas sans rappeler la figure de Cassandre condamnée par Apollon à ce que ses oracles ne soient jamais crus. Il est sans doute très éclairant que son nom signifie « celle qui embarrasse les hommes » : elle est pythique, seul manque le manticien, de sorte que ce qu’elle énonce peut toujours être considéré comme étant en instance d’inscription, sur quelque feuille du feuilletage, un embarras du musement en quelque sorte.

Reprenons nos croissants : le L. qui va rentrer dans la pièce est quelqu’un qui a tous les désordres du monde dans son corps, il déglutit très mal, il fait des fausses routes et nous, nous sommes en train de bouffer ! C’est comme représentement de la fausse route qu’il débarque dans

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notre pièce et s’il n’y avait pas eu Saint Jean Bouche d’or pour dire « pas de croissant », c’est comme tel qu’il aurait participé à notre travail. « On sait bien qui tu es ! », formule de l’objet, formule dont on peut laisser chanter les harmoniques. Et nous voyons bien là l’ouverture des possibles par la parole, L. n’est plus celui que détermine sa position comme faisant des fausses routes, pur objet général. L. devient incalculable ! C’est bien d’ailleurs parce qu’il devient incalculable que les paroles échangées autour de lui et de ses signes sont elles aussi incalculables et qu’il quitte ainsi sa position d’objet de soins (qui a son confort et, en son temps, sa raison d’être), par surprise.

Prenons encore quelques précautions : incalculable ne signifie pas irresponsable. Le phénomène auquel nous nous consacrons ici est essentiellement celui que j’avais appelé ailleurs « assumer l’abduction », ce qui est prendre un risque autour du noeud dont un des brins est le désir, un autre la tuché, le troisième étant assurément l’ananké, ce en quoi nous sentons le lien du désir et de la continuité, la sunéché. L’incalculabilité apparaît dans la dialectique que nous avons présentée de la fonction forclusive et de l’inscription des rhèmes.

Lorsque, au cours de l’épisode, surgit le représentement « petit bout de croissant », nous sommes encore dans le maintien de la position d’objet, « fausse route » déterminée. On voit qu’il faut s’y reprendre à plusieurs fois, et nous pouvons comprendre pourquoi : la position d’objet est familière, l’objet est familier… jusqu’au jour où surgit la surprise.

Nous pouvons alors continuer notre tentative d’élucidation de la question des feuilles du feuilletage. Pour cela, il nous faut faire quelques remarques préalables sur l’écriture. Nous soutiendrons qu’à partir du moment où surgit l’invention de l’écriture, quelque part en Egypte ou en Mésopotamie — les choses ne sont pas encore tranchées, vu les récentes découvertes concernant l’écriture égyptienne —, le régime de la parole est totalement transformé. Cette transformation est bien saisie par les historiens qui font cette distinction fondamentale entre le pré- et le proto- qui, comme vous le savez, ne sont pas du même registre. Ce qui est appelé « préhistoire » concerne l’arrangement des signes laissés par les peuples d’avant l’écriture, alors que la protohistoire concerne les témoignages des peuples possédant l’écriture à propos de ce qu’ils étaient avant elle, directement, de première main pour ainsi dire. Nous sentons bien qu’avec nos distinctions, le témoignage du manticien sur la pythie est du registre du proto- bien plus que de celui du pré-, de telle façon que nous pouvons globalement mettre le pré- du côté du musement, et le proto- dans ce moment où des signes de celui-ci sont rendus, par la pythie, traitables par le manticien.

L’invention de l’écriture constitue le feuilletage puisqu’en somme, à partir d’elle, c’est en analogie avec la Feuille d’assertion que nous pouvons concevoir le musement. Dans un premier temps, le proto- est pensé comme s’il était dans le flot de l’écriture, par une remontée légère dans le temps, puis, par extension, c’est toute la période du pré- qui est pensée telle. Comme du Zénon à rebours, par un jeu autour de l’origine. Sans doute la période proto- ne couvre-t-elle que ces fameuses trois générations antérieures en-deçà desquelles l’oubli se manifeste, en quoi

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l’invention de l’écriture ne peut être un point, c’est un voisinage, comme le disent les mathématiciens, un continuum autour de l’origine. C’est l’extension en remontant le temps qui constitue de proche en proche, c’est-à-dire continûment, cette structure feuilletée.

Mais nous pouvons appliquer cette conception à l’invention de l’écriture elle-même, car il y a une pré-écriture et une proto-écriture. François Tosquelles, le grand psychiatre catalan, faisait remarquer que les rites sont l’écriture des peuples sans écriture, de telle façon que nous pouvons y distinguer une écriture possible, intelligible au manticien. La répétition est presque du registre du rite, une écriture avortée, nous dirons une proto-écriture.

Bien entendu si l’écriture a modifié radicalement le régime de la parole c’est en nous permettant de saisir qu’il y a bien dans la parole quelque chose qui s’inscrit, une quasi-écriture, mais une authentique inscription. C’est en rapport avec cette quasi-écriture de la parole que le musement peut apparaître comme une polyphonie, une polyphonie quelque peu cacophonique sans doute, dans la mesure où il s’agit de la pré-inscription des possibles. Il m’arrive parfois de nommer cette polyphonie une « synéchophonie », en référence à sunéché, le continu, afin de faire apparaître le caractère continu du « poly », un Babel généralisé.

Quand nous pensons, nous pensons notre pensée, nous sentons bien les différents étages de cette pensée, de notre musement. C’est ce qui nous permet de parler tout en écoutant les oiseaux, en réfléchissant à autre chose, en goûtant à ce qu’on va dire : tout ce travail est du niveau conscient, voire conscient/préconscient. C’est la généralisation de ce phénomène qui constitue la synéchophonie et les feuilles du feuilletage sont tous ces niveaux du discours mis, comme feuilles, en continuité.

La « projection/coupure » que nous avons évoquée permet l’inscription positive d’éléments de ce Babel continu. C’est ainsi d’ailleurs que Peirce introduit la conception de l’abstraction préscissive comme liée au phénomène de l’attention, à savoir se « focaliser » sur un élément en négligeant les autres. Et il est sans doute vrai que cette opération a sa place dans le processus d’inscription. Toutefois il faut bien reconnaître qu’ici nous avons une démarche quelque peu différente : là où l’abstraction préscissive sélectionne des prédicats, par exemple, dans un champ, ce que nous évoquons est au contraire le rejet de prédicats, à savoir l’indication de ce dont on ne parle pas comme délimitation de ce dont on parle. Le rapport de l’abstraction préscissive et de la « fonction forclusive » est un rapport de général à vague en ce qui concerne l’univers du discours. Si dans le système de Boole l’univers du discours était défini a priori, avec Peirce il s’agit de quelque chose de « convenu » entre le scribe et l’interprète, et c’est là que la fonction forclusive intervient, nous donnant quelque indication sur ce dont on est en train de parler, puis, traitée dialectiquement, enrichissant le dit univers du discours.

Le sujet

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Reprenons maintenant la question du sujet et tâchons de faire un pas de plus, en rappelant que le sujet est sujet d’une fonction. Sur la plan des graphes, sujet et fonction ont leur répondant dans ligne d’identité et rhème, respectivement. Nous avons déjà vu que la ligne d’identité tracée sur la Feuille d’assertion présente l’idée de « mêmeté » dans l’ensemble connexe des points qui la compose : tel point représente la même chose (le même objet de l’univers du discours) que tel autre de l’arc connexe. Quand aux rhèmes, rappelons qu’ils sont « posés » sur des « sites » de la Feuille d’assertion, un rhème comportant toujours un certain nombre de « blancs » (des « accroches » ou « fiches » comme indiqué en annexe 2) pouvant recevoir des extrémités de lignes d’identité. De telle sorte que la Feuille d’assertion peut recevoir trois types d’éléments :

— des « sites » pour les rhèmes, c’est-à-dire des places sur la feuille réservées à la réception d’un rhème,

— des « points » tels ceux de lignes d’identité, aptes à représenter quelque élément de l’univers du discours, et susceptibles de remplir un « blanc » d’un rhème,

— des « coupures », délimitant certains espaces de la feuille, des discontinuités de celle-ci, qui permettent d’accéder au verso de l’espace sur lesquelles elles interviennent, et qui ne peuvent être le site d’aucun rhème.

Mais les lignes d’identité peuvent traverser les coupures. C’est là un point qui a longtemps été une sorte d’énigme pour Peirce, comme on peut le voir dans ses différents exposés de création des graphes existentiels, puisque la ligne d’identité, étant un graphe, ne peut chevaucher la coupure. Toutefois il admet cette exception ; il semble qu’ici nous l’avons justifiée. Cette traversée peut être comprise, dans sa priméité, comme un moment de vacillation identitaire, un hiatus dans le sentiment continu d’exister, comme l’appelle Winnicott, à savoir le sujet trine : les rhèmes, les fonctions les plus sûres ne répondent plus, le « j’existe » paraît s’effacer par perte de continuité du « je », précisément. Ce moment de traversée de la frontière, ce passage d’une fonction, qui n’est pas, à la négation de son attribution, permet d’aller chercher autre chose, un autre système, un autre réseau fonctionnel : le monde paraît changé. Entre l’assujettissement à un réseau fonctionnel et l’assujettissement à un autre se trouve cette traversée de la coupure où le sujet s’évanouit : ici, nous visitons le « fading » que Lacan reprend chez Jones (en le transformant). En même temps, nous avons montré que c’est dans la mesure où le sujet accomplit ce passage qu’il se donne comme sujet : c’est le paradigme « du croissant », à savoir l’introduction d’un sujet dans l’objectalité ou encore la conception du sujet comme d’un objet ouvert, prêt à recevoir de nouvelles déterminations.

Tout ceci pourrait déboucher sur la question de la personne. Supposons que nous ayons pu définir ce qu’est une personne à partir de la considération d’un corps, une sorte de «  là où il y a un corps, il y a une personne ». Pourquoi pas ? Ça pose par exemple le problème du foetus : est-ce que l’évidence d’un organisme suffit pour poser l’évidence d’une personne ? Ou encore, y a-t-il un lien organique, si l’on peut dire, entre une organisme et une personne ? Supposons le problème résolu, comme le disent les mathématiciens. Alors, il y aurait des situations limites où

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les « marqueurs génétiques » de la personne n’officieraient pas de façon pleinement satisfaisante, où l’on serait amené à dire, « c’est pas sûr ». Prenez d’ailleurs n’importe quel concept, il ne détermine pas complètement ses objets. Est-ce qu’une table à qui il manque les quatre pieds est encore une table ? Vous voyez le genre de question ! Il faut donc à tout moment une décision pour dire s’il y a ou non appartenance de l’objet à la classe que subsume le concept, autrement dit quelque chose qui classe et spécifie : il faut une commission ! En ce qui nous concerne, il faudra juger si tel objet déviant est du côté de l’objet ou du côté de la personne. Et nous voilà dans la même situation que celle où nous sommes actuellement, à savoir celle d’être mis dans la nécessité de définir, de préciser. Est-ce que le foetus est une personne ? La décision n’est pas génétique ! Est-ce que le végétatif est une personne ? Là, nous pouvons aller un peu plus loin parce que nous connaissons une traduction directe de la question, à savoir « Est-ce que nous pouvons lui enlever des organes ? » Nous croyons alors comprendre que les décisions, jugements et commissions remplissent une fonction identifiable dans la société où l’on vit. Dans notre société capitaliste il est question de marchandise. « Pouvons-nous piquer des marchandises dans un corps ? » etc. Notons en passant que la problématique d’affirmation positive ou de définition négative trouve son pendant dans le registre que nous évoquons ici : faut-il qu’un futur mourant autorise explicitement qu’on lui pique des organes le moment venu ou suffit-il qu’il le refuse explicitement ? Ce n’est pas pareil : question de vague et de général dont on voit l’incidente éminemment pratique !

Edwige Richer faisait remarquer récemment qu’à son sens, quelqu’un qui est dans le coma peut être considéré comme mort. En effet la vie, conçue comme principe de régulation, leur est proprement extérieure : que ce soit sur le plan respiratoire, circulatoire, nutritif, etc., c’est un ensemble d’appareils qui règlent les échanges avec le monde extérieur. En somme des morceaux de corps sont réunis par des machines. Dès lors la sortie du coma peut être assimilée à une naissance, dont il est légitime de penser qu’elle est une renaissance. Le parallèle avec le foetus est immédiat puisqu’en somme, c’est bien ce qui se passe aussi pour lui. Si nous prenons en considération l’hypothèse d’Edwige Richer, alors le foetus doit être considéré comme mort jusqu’au moment au moins où il pourrait passer de l’état d’hétéronomie que nous avons indiqué dans le coma, à celui d’autonomie, à savoir un état qui inclut ses principes de régulation.

Nous voyons bien ici que cette distinction autonomie vs hétéronomie rompt quelque peu avec nos habitudes de pensée puisqu’elle recèle un certain dyadisme. Ce qui nous permet de nous extraire de ce dyadisme est la notion de processus, de passage d’une hétéronomie relative à une autonomie relative, ou l’inverse. Notons que ceci est sans aucun doute lié à la dualité pulsionnelle chez Freud, puisqu’en somme c’est bien ainsi que se présentent à nous pulsion de vie et pulsion de mort voire, dans un registre antérieur de l’élaboration freudienne, — qui, pour être antérieur, n’en a pas moins sa propre efficacité pratique et théorique, — pulsion sexuelle et pulsion du moi.

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La conception que nous présentons ici des rapports entre la mort et la vie n’est, nous l’espérons vivement sans quoi elle serait proprement incompréhensible, pas originale : elle est la simple conséquence du principe de continuité, cette « loi des lois » comme l’appelle Peirce.

Lorsque Lacan forge le concept de l’« Autre », il met l’accent à la fois sur la nouvelle nature de ce rapport entre autonomie et hétéronomie chez l’homme, à savoir le passage de l’hétéronomie incarnée dans un autrui existant (éventuellement relayé par des machines) — telle qu’elle peut être observée dans la vie foetale ou dans le coma — à l’hétéronomie « en tiercéité », c’est-à-dire contingente par rapport à tout existant, tout autrui, qui n’est là que comme cas, instance, d’une loi qu’il n’incorpore pas essentiellement.

Peut-être avons-nous là une conception possible de la « personne » : un objet dont l’hétéronomie ne peut être totalement incorporée dans un existant singulier. Notons que la définition que nous proposons ici peut permettre d’éclairer ce phénomène de « personnalité » — la « personnalité » étant alors la priméité, l’« originalité » d’une personne — qui est d’observation commune dans l’éveil de coma, à savoir que la césure du coma introduit une modification, une discontinuité dans la personnalité.

Dès lors que nous avons posé cette définition, la distinction avec la notion de « sujet » éclate puisqu’un sujet est une histoire dans un processus logique, où la tuché a une part fondamentale. Par ailleurs, il est devenu habituel de considérer que, dans la phase de coma, le sujet semble « extérieur » à ce qui n’est plus, à proprement parler, une personne. Le sujet persiste là où la personne se démet. Les retrouvailles peuvent se faire à l’éveil. C’est d’ailleurs ce que nous avons pris si au sérieux qu’il s’en est suivi toute une éducation pratique des équipes, de telle sorte que celles-ci puissent saisir qu’elles sont dépositaires de ce bien précieux qu’est le sujet « en cours d’histoire ».

Nous avons, dans différents articles, souvent fait allusion au cas de Vincent 1. Mais il y a une chose que nous n’avons jamais eu l’occasion d’indiquer, ne serait-ce que pour des raisons de temps : ce dont nous allons parler est largement postérieur à ces publications. Mais résumons d’abord l’histoire de nos rapports avec Vincent.

— Lors de la première réunion dite « de sémiotique », Vincent, qui n’avait à sa disposition pour s’exprimer qu’un léger mouvement de paupière lié à l’ébauche d’un mouvement d’un doigt, s’était manifesté lors de l’exposé de son histoire, puis lors des associations auxquelles je me prêtais. La conclusion de ce premier temps fut cette « lettre d’amour » qu’il « écrivit » (à la manière de Baudry décrite dans Le scaphandre et le papillon) deux ou trois jours après, à l’infirmière.

— Lors d’une réunion de sémiotique suivante, nous apprenons que Vincent commence à s’exprimer, mais que l’histoire que nous avions racontée à son propos est en fait celle de X., un autre blessé. Toutefois il nous est dit que les associations produites lors de la séance précédente n’étaient pas sans rapport avec une confidence reçue de la mère : nous avions frôlé le mystère de

1 Par exemple dans « L’homme blessé et la psyché » in Agressologie 1993, 34, 3 : 136-140.

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Vincent sans le savoir, grâce à une histoire « fausse » (ce terme est mis entre guillemets pour des raisons évidentes, quoique l’histoire se fût avérée fausse dans le déroulement événementiel).

— Vincent peut, au bout de quelques mois, quitter Château Rauzé. Au moment du départ il s’entretient avec Edwige Richer et lui dit « vous savez mon histoire, docteur ? ». Sollicité de la raconter il expose à son auditrice ébahie… l’histoire de X ! Or nous avons toutes les raisons de penser que cette histoire-là ne lui a jamais été racontée, sauf dans la première scène évoquée plus haut.

Bien entendu il ne s’agit pas de tirer argument de cela pour échafauder quelque théorie ad hoc, mais nous pouvons noter que cet épisode ne contredit en rien nos élaboration précédentes, et qu’en fait elles reçoivent de cette histoire ce que des constructions doivent toujours comporter, à savoir, des possibilités d’observation nouvelles.

Conclusion

Le lecteur aura compris que ce que nous appelons ici « traduction » pourrait fort bien être considéré comme lecture. Nous n’avons pas franchi le passage à une théorie de la lecture compte tenu, comme nous l’avons indiqué au début de cet article, de notre non-préparation. Si la « traduction » est un concept couvrant celui de lecture, nous voyons apparaître trois types de lectures : la lecture iconique, la lecture indiciaire et la lecture symbolique, chacune étant un des modes d’attribution comme le dit Joëlle Réthoré 1, d’un sens, le texte, à une lettre, l’inscription. Bien entendu, il resterait à examiner, mais cela nécessiterait une connaissance approfondie des théories de la lecture, en quoi l’acte de lecture apporte ses propres particularités au phénomène plus général de traduction abordé ici.

Annexe 1 : Introduction à l’algèbre de Boole

Afin d’être compris de tous, voici comment les choses se passent chez Boole.

Tout d’abord la remarque qu’adjectifs ou substantifs n’ont pas de différence de nature, dans le problème en cours puisque, par exemple, l’adjectif « bon » peut se transformer sans peine en un substantif, « les choses bonnes ». Dès lors ces termes, adjectifs ou substantifs, pourront à bon droit être représentés par une lettre, de telle façon que si « blanc » peut être représenté par « x », on inscrira « mouton », par exemple « y » , et « choses à corne », « z ». A cette traduction terme à terme, vient maintenant s’ajouter une convention, à savoir que « xy », — qui se lit comme l’analogue d’une multiplication, mais au sens de la logique et non au sens des nombres —, va représenter les « moutons blancs ». Or les moutons blancs et les blancs moutons ne diffèrent que d’une valeur poétique, moyennant quoi un premier théorème s’impose : xy = yx quelle que soit la signification des lettres. C’est une loi de commutativité du produit. S’y ajoute 1 Par exemple dans « Conditions de l’approche sémiotique du texte littéraire » in Semiotics and Pragmatics, Gérard Deledalle ed., John Benjamins Publishing Co., Amsterdam/Philadelphia, 1989.

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une loi d’associativité : x(yz) = (xy)z, qui exprime que les choses blanches qui sont des moutons à corne et les moutons blancs qui ont des cornes sont comme bonnet blanc et blanc bonnet ; cette loi permet d’écrire « xyz » sans préciser le mode par lequel a été formé l’expression.

Nous pouvons continuer ces développements sur un mode quasiment d’apprentissage, quoique chacun puisse lire par lui-même l’ouvrage de Boole qui est un délice pour l’esprit.

Voyons pratiquement ce que donnent ces idées, en prenant un exemple chez Lewis Carroll.

Soit la phrase de LU « Les individus sains d’esprit sont les logiciens ». Voici comment nous opérons T1 (et T1 seulement puisque nous n’allons pas travailler sur des systèmes de phrases ou de propositions). Nous convenons que l’univers du discours est l’ensemble des individus. Puis, nous désignons par les lettres « x » et « y », respectivement, les « sains d’esprit » et les « logiciens ». Par l’opération T1, la proposition se traduira dans LL par « x = y ».

On voit clairement ici à quel point, l’univers du discours joue un rôle fondamental dans la constitution et le choix des lettres, car nous aurions pu choisir comme univers du discours les objets existant ou ayant existé. Alors, le choix des lettres aurait été le suivant : x, y et z auraient pu représenter, respectivement, les individus, les choses saines d’esprit et les logiciens. (Notons en passant que les logiciens, comme les individus, se trouvent ainsi être des objets existant ou ayant existé !) T1 nous aurait fourni l’arrangement de lettres et de symboles de LL suivant : xy = z. La même phrase aurait donc plusieurs formalisations possibles suivant le choix de l’Univers du discours.

L’ensemble de ces considérations s’est développé sous le nom de « logique des classes ».

Mais reprenons les analyses de Boole. Si x représente les moutons, il est clair que : xx = x. On exprime ceci en disant que le produit logique est involutif, et cette équation sera parfois écrite : x2 = x, l’équation fondamentale de l’algèbre de Boole. En somme, les moutons qui sont des moutons sont des moutons, et les moutons sont des moutons qui sont des moutons — autrement dit, seuls les moutons qui sont des moutons sont des moutons.

Introduisons l’addition logique. Si — et cette condition est fondamentale — x et y sont les symboles de deux classes n’ayant aucun objet en commun, alors la classe qui rassemble les objets des deux classes sera notée « x + y » : cette loi est commutative puisque l’ordre selon lequel je rassemble n’a pas d’incidence sur le résultat. Par exemple, si x, y, z et t représentent respectivement les moutons, les moutons blancs, les moutons noirs et les autres moutons, ceux qui ne sont ni blancs ni noirs, alors, x = y + z + t. Si, maintenant x, y et z représentent repectivement les moutons, les animaux blancs et les animaux noirs, alors xy et xz symboliseront dans ce cas les moutons blancs et les moutons noirs. Par ailleurs, puisque y + z représente les êtres qui sont blancs ou noirs, alors x(y + z) représentera les moutons qui sont blancs ou noirs. On déduit de tout ceci que : x(y + z) = xy + xz, qui est la loi de distributivité de l’addition logique.

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La condition de n’avoir aucun objet en commun pour les classes permet — et c’est sa raison d’être — de définir la soustraction, à savoir, par exemple, si x et y tiennent lieu de la classe des hommes et des français respectivement, x - y sera la classe des hommes sauf les français.

Enfin 1 représentera l’univers du discours alors que 0 représentera la classe vide.

La richesse de toute cette opération de formalisation consiste dans le fait qu’elle se coule dans le moule des opérations analogues sur les nombres, puisque les opérations logiques concernées ont les propriétés structurelles fondamentales des opérations sur les nombres.

Nous en avons fini ici avec l’exposé didactique des prémices de la logique de Boole, car aller plus loin — c’est-à-dire illustrer la marche formelle des consécutions d’équations conduisant d’une rassemblement d’équations simultanément prises pour vraies à une ou plusieurs équations résultantes plus simples — nous amènerait à des développements qui, pour souhaitables qu’ils fussent, empêcheraient peut-être un public non aguerri à l’algèbre de les suivre de façon satisfaisante.

Annexe 2 : Introduction aux Graphes Existentiels de Peirce

Les diagrammes doivent présenter ce qu’est le « penser », et doivent pouvoir se modifier afin de permettre le passage de prémisses à conclusion. Le recto sur lequel nous pouvons inscrire des diagrammes (les écrire et les dessiner), sera le quasi-esprit. L’inscription de ces diagrammes et leur définition fait l’objet de conventions.

Pour commencer, l’univers du discours sera singulier, c’est-à-dire qu’il recouvre tous les objets d’une catégorie singulière — la totalité des personnes, naturelles ou artificielles, chacune d’entre elles étant un individuel singulier ; ou la totalité des singuliers existants et les collections singulières de telles choses ; ou toutes les personnes ou choses imaginées par Shakespeare dans The Tempest.

Convention N°1

Un point marqué sur le recto sera compris comme tenant lieu d’un individuel singulier de l’univers que le recto représente, mais un point ne peut en lui-même dévoiler lequel des individus il dénote. En conséquence, deux points différents sur le recto peuvent dénoter soit deux individus différents, soit le même individu pensé dans différentes connexions.

Convention N°2

Un point ne peut dénoter deux individus différents de l’univers. C’est-à-dire que l’identité ponctuelle de la place signifiera l’identité individuelle de l’objet.

Convention N°3

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Une description (qui peut être écrite dans le langage ordinaire), si elle est non-relationnelle, doit comprendre un point marqué auquel peut être attaché un autre signe. Un tel point sera appelé une fiche. Si la description est relationnelle, il doit y avoir une fiche pour l’attachement à chaque corrélat.

Exemples

Supposons que l’univers du discours soit « toutes les personnes vivant sur terre en ce moment ».

Alors,Uti lisez Word 6.0c (o u ul tŽrieur)

pour af fiche r une image Maci ntosh.

le point de la figure 1 dénote quelqu’un à qui est appliquée la description qu’il ou elle rit. C’est donc l’assertion « quelqu’un rit ».

Ut ilisez Word 6.0c (ou ul tŽrieur)

pour afficher une i mage Maci ntosh.

La figure 2 a deux points dénotant chacun une personne. La convention N°1 nous condamne à l’ignorance quant au fait qu’il y a ou non deux personnes. L’assertion est que quelqu’un bat quelqu’un.

Uti lisez Word 6.0c (ou ul tŽrieur)

pour af fi cher une image Macintosh.

Par la convention N°2, la même personne dont il est dit qu’elle rit doit être la même que celle dont on dit qu’elle est battue. L’assertion est « quelqu’un bat une personne qui rit ». On voit la même assertion dans la figure 4.

Utilisez Word 6.0c (ou ultŽrieur)

pour afficher une image Macintosh.

La contiguïté signifie l’identité, et la ligne n’est qu’un continuum de points.Util isez Word 6.0c (ou ultŽrieur)

pour afficher une image Macintosh.

La figure 5 asserte qu’un fabuliste rit alors qu’il est battu. Ce graphe contient le graphe de téridentité que la figure 6 montre séparément. Cette téridentité indique quelque chose de plus que la figure 7.

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Utilisez Word 6.0c (ou ultŽ rieur)

pour afficher une image Macintosh.

Celle-ci en effet asserte trois choses « quelqu’un bat quelqu’un qui rit », « quelqu’un bat quelqu’un qui est un fabuliste » et « quelqu’un qui rit est un fabuliste », sans que l’on puisse dire si les personnes (5) qui interviennent ont quelque chose à voir les unes avec les autres d’autre que ce qui en est dit explicitement.

La téridentité permet d’avoir plus de deux « valences » relationnelles. Deux valences peuvent former des séries de dyades (mais le diagramme total reste bivalent, figure 8) ou des médades (là, le diagramme total est de valence nulle, figure 9). On ne peut construire un diagramme de valence trois à partir de ces dyades !

Utilisez Word 6.0c (ou ul tŽrieur)

pour afficher une image Macintosh.

La négation sera marquée par une coupure encerclant un rhème :

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La figure 10 se lira : Quelqu’un bat une personne qui ne rit pas.

Voici quelques autres diagrammes incluant une négation et la façon dont on peut les lire :

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Figure 11 : Nul ne bat quelqu’un qui rit. En effet, qu’une certaine personne rit est affirmé ; ce qui est nié, c’est qu’il existe quelqu’un qui la bat.

Figure 12 : Quelqu’un ne bat pas quiconque rit. Il y a bien quelqu’un qui existe ; ce qui est nié, c’est qu’il batte une personne, mais pas une personne précise, quelque personne que ce soit (puisque l’affirmation d’existence de la personne qui rit n’est pas affirmée).

Figure 13 : Quelqu’un, si une personne rit, la bat. Il y a bien quelqu’un pour lequel il est nié que : quelqu’un, qu’il ne bat pas, rit.

Figure 14 : Si quelqu’un rit, il y a quelqu’un pour le battre. Par rapport au précédent, c’est l’existence de la personne qui bat qui n’est plus assertée. Il est nié que : quelqu’un rit et il est faux que quelqu’un le bat.

Voilà donc les premiers éléments introductifs aux Graphes existentiels, afin que chacun puisse se faire une première idée des modes d’inscription des graphes et des conventions qui y sont liées. Bien entendu l’ensemble est bien plus complexe que ce que ces quelques éléments laissent à penser, toutefois ils nous donnent une idée au moins approximative des manipulations du scribe (mais pas de celles de l’interprète).

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